LE VIET-NAM ENTRE DEUX MONDES

FRONTIÈRE OU OASIS

HAI DANG QUANG

LE VIET-NAM ENTRE DEUX MONDES FRONTIÈRE OU OASIS

NOUVELLES ÉDITIONS DEBRESSE

© Nouvelles Editions Debresse, Paris, 1972 Pr inted in France

A mes proches par le cœur et par la pensée

LE TEMPS DE LA REFLEXION

Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, un quart de siècle a déjà passé :

— un quart de siècle durant lequel, le Viet Nam, pour son malheur, continue à occuper le devant de la scène et la une des journaux,

— un quart de siècle où, des reportages aux études, des romans aux essais, il semble que tout ait été dit.

Un quart de siècle, c'est long. C'est le temps pour un homme d'aimer et de mourir,

c'est celui, pour l'humanité de passer du rêve cosmolo- gique à la marche sur la lune.

Un quart de siècle. Les spectateurs disent assez. Les combats continuent. Les uns disent : « vingt-cinq ans de souffrance et de

deuil, c'est trop. N'importe quoi, n'importe comment mais il faut en finir et que la paix soit avec ce pays. »

Les autres disent : « vingt-cinq ans de larmes et de sang, c'est un lourd tribut à payer à l'histoire. Pour ceux qui souffrent comme pour ceux qui sont morts, pour les héros comme pour les victimes, il faut qu'on aille jus- qu'au bout du chemin. »

Un quart de siècle.

De la France aux Etats-Unis, de l'Australie en passant p a r l'Allemagne, les auteurs abondent et les écrits pul- lulent.

Mais du côté vietnamien, à travers le grondement des canons et le mar tè lement des mitrailleuses, au-delà des déclarations pompeuses et la propagande effrénée, c'est le silence.

Le silence p ruden t de la tor tue qui rentre la tête dans sa coquille et qui at tend que cesse l'orage des mots et le flot des invectives.

Le silence du voyageur angoissé arrivé à la croisée des chemins et qui ne trouve devant lui que bouleversement et ténèbres.

Le silence d 'une âme éperdue de progrès et de con- corde et qui ne voit que destruction et désarroi.

Un quar t de siècle. Le temps n'est plus aux passions aveugles ni aux juge-

ments sommaires. Il est à la réflexion pondérée et à la parole mûrie.

Y a-t-il donc encore quelque chose sur laquelle réfléchir. Tout n'est-il pas tellement clair, simple, net, limpide.

Pour les historiens d'un jour comme pour ceux qui n 'ont ni de passé ni de mémoire, les choses au Viet Nam sont claires.

Là-bas il y a un peuple qui se bat. Le peuple qui se bat, gagnera, toujours, partout , parce que c'est le peuple.

Là où les choses sont moins claires, c'est quand on se rappelle que ce même peuple s'était déjà ba t tu il y avait un siècle. Il s 'était ba t tu et il était vaincu.

Certes, on pouvait dire que, à l 'époque, ce n'était pas le peuple qui se battait .

C'est déplacer le problème sans le résoudre car il faudrai t clarifier sous ces conditions, les circonstances

mystérieuses et controversées dans lesquelles un peuple se bat ou ne se bat pas et réexpliquer, en somme, pourquoi cette guerre devra être gagnée.

Pour les « experts » et les scientifiques de la chose politique, le problème du Viet Nam est simple. Cette guerre est une guerre de subversion. Pour mater une subversion, une recette : prenez dix hommes pour chaque maquisard et vous vaincrez.

Là où les choses se compliquent, c'est quand les maquisards ne sont plus cent ou mille mais cent mille, voire même un million.

Là où il faut se poser des questions, c'est pourquoi dans certains cas il n'y a que quelques centaines de des- pérados militants alors que dans d'autres ils sont véri- tablement légions. Pour ceux, enfin, qui regardent les événements du Viet Nam à travers la lumière polarisée d'une idéologie simpliste ou d'une croyance naïve, la situation est nette :

— d'un côté, il y a le peuple vietnamien, — de l'autre, il y a les impérialistes : français d'abord,

américains ensuite. Certes, il y a bien comme partout ailleurs des traîtres,

des valets et des marionnettes qui se mettent du côté des impérialistes envahisseurs. Ceux-là ne comptent pas.

Là où les choses sont moins nettes, c'est quand on constate que ceux-là qui ne devront pas compter, se comp- tent par millions, à croire que ce pays, pour chaque patriote produit, produit en même temps deux ou trois traîtres en puissance.

Pour qui cherche à sonder l'avenir et le passé du peu- ple vietnamien, une question ne manquera jamais de se poser :

Pourquoi le communisme ?

Dans ce pays où tout est étranger à ce qu 'a connu et imaginé Karl Marx, depuis la s t ructure de l'économie toute basée sur l 'agriculture jusqu 'à la mentali té des gens toute tournée vers la famille et la tradition, pour- quoi le communisme est-il si t r iomphant ?

Pourquoi, pa r contre, le nationalisme apparaît-il si divisé, si velléitaire, alors qu'il a réussi à survivre à dix siècles de domination chinoise et qu'il a été vivifié constamment , depuis, pa r la lutte contre l 'envahisseur qu'il soit chinois, français ou américain.

En somme, ces Vietnamiens dont on parle, qui sont- ils ? Quels sont leurs réflexes, leurs aspirations et leurs motivations ?

La guerre du Viet Nam n'est pas tant s'en faut une simple lutte fraticide.

Cette terre est devenue pour son malheur un champ clos où, p a r Vietnamiens interposés, la moitié du monde affronte l 'autre dans un combat rude et sans merci.

Au-delà des événements au jour le jour, il est néces- saire d 'examiner ce que doit être la position du Viet Nam dans cette confrontat ion sanglante où deux modes de pensée, deux conceptions totalement opposées de la vie et du destin de l 'humanité se trouvent face à face, enga- gées dans une lutte sans pitié.

Le sujet est vaste et les thèmes, inépuisables. Cet essai aura at teint son objectif s'il réussit à faire

méditer, ne serait-ce que quelques instants, les hommes de bonne volonté, sur certains aspects, à notre sens, trop souvent méconnus du problème.

LES CAUSES

D'UNE GUERRE PERDUE

LA COLONISATION FRANÇAISE OU LES CAUSES D'UNE GUERRE PERDUE

Il y a un siècle, le Viêt-nam fut conquis et colonisé p a r la France.

Ce fut pour les uns, le commencement d 'un apostolat de civilisation évangélique, pour les autres, l 'aboutis- sement regrettable d 'une entreprise de bandi t isme cons- cient et organisé.

On peut discuter à l'infini sur ces jugements de valeur, on est forcé de constater une chose : le corps expédition- naire français, fort de quelques régiments à peine, était venu à bout de la résistance du Viêt-nam, pays de quel- ques dizaines de millions d 'habi tants et doté d 'une armée de quelques centaines de milliers d 'hommes.

Rien n'illustre mieux cette constatat ion amère que ce souvenir vivace de ma prime jeunesse.

Lycéen, sur le chemin de l'école, je passais deux fois pa r jour devant les restes de ce qui était la citadelle de Hanoi avant la venue des Français.

L'enceinte avait été arasée et son fossé comblé. Néan- moins, il restait encore un côté de la murai l le avec sa porte d'entrée principale et sa tou r de garde au toit recourbé.

L'ensemble était massif et solide. Sur la pierre de gra-

nit, on voyait d'ailleurs encore très bien, la trace des bou- lets des canons français, égratignures dérisoires qu'on remarque à peine sur cet édifice, bâti pour défier, et l'at- taque des hommes, et l'érosion des éléments.

Cette fortification redoutable, construite selon les plus pures règles de l'art militaire — Vauban ne désavouerait pas cet ouvrage dont les plans furent établis par des Français, conseillers de l'Empereur Gia Long, protégée par un fossé profond, de trois à quatre mètres de largeur, défendue par une armée d'au moins vingt à trente mille hommes était pourtant tombée au bout de deux à trois heures, aux mains de deux compagnies de soldats fran- çais.

L'indigence de la résistance a de quoi étonner. Certes l'armement n'était pas le même des deux côtés :

fusils, mitrailleuses et canons chez les Français, lances, arbalètes et mousquets chez les Vietnamiens. Mais les Vietnamiens étaient bien protégés par les murailles alors que les Français, exposés, du fait même de leur attaque. Sans compter que les ruelles de l'ancienne citadelle étaient de véritables coupe-gorge où une arbalète a autant d'efficacité qu'un fusil. Sans compter que les vietnamiens se battaient à cent contre un.

C'est de cette constatation qu'est née la légende chez les colons de « l'annamite serviteur zélé et piètre com- battant ».

Les Vietnamiens étaient battus parce qu'ils étaient lâ- ches, veules et ignorants.

L'explication a le mérite de la simplicité. Elle n'en est pas une pour ceux qui connaissent l'his-

toire de ce peuple, le seul qui eût osé tenir tête — et victorieusement — aux conquérants mongols.

Elle est démentie par les faits d'armes de la guerre

actuelle où l'on voit les hommes serrer sur leur cœur, la charge de dynamite qui va déchirer, en même temps que l'enceinte de défense ennemie, leur poitrine offerte en holocauste.

L'explication doit être trouvée à notre sens dans les facteurs suivants :

— le confucianisme, — la forme particulière de la guerre, — la situation intérieure au moment de la venue des

Français.

LE CONFUCIANISME

Parler des Vietnamiens sans toucher un mot du confu- cianisme, c'est un peu étudier les catholiques en igno- rant ce qu'est le catholicisme.

Dans l 'ancien royaume d'Annam, comme dans la Chine impériale d'ailleurs, le confucianisme était omniprésent, tout était basé sur lui, contre lui mais en tout cas pa r rappor t à lui :

— depuis la consti tution du pays jusqu 'à l 'organisation des familles, depuis le comportement des hommes jus- qu'à l 'éducation des enfants, le confucianisme prétendait modeler et effectivement modelait tout.

Il était à la fois doctrine de gouvernement et tradition des familles, culture intellectuelle et liturgie divinatoire. Il consti tuait en même temps la religion de l 'Etat et la morale des individus.

En fait, un siècle après qu'il eut été banni du pro- gramme d'enseignement, certains aspects du comporte- ment vietnamien seraient totalement incompréhensibles sans cet arrière plan confucéen, diffus mais tenace.

Néanmoins, établi il y avait plus de vingt siècles, vécu p a r plusieurs générations d 'hommes et de peuples diffé- rents, le confucianisme, à force d'explications et de com- mentaires, d'analyses et d ' interprétations, d'introspections

minutieuses et d'exégèses hardies, est devenu quelque chose de divers et insaisissable, une vraie auberge espa- gnole de la culture où finalement on trouvera toutes les idées qu'on désire à condition évidemment de les y ap- porter soi-même.

Parler du confucianisme à l'heure actuelle est donc une entreprise hasardeuse et malaisée car, dans la mesure où il y a autant de confucianismes que de confucéens, il suffit d'avancer quelque chose pour qu'on vienne, texte à l'appui vous prouver le contraire, d'autant plus que certains concepts du confucianisme sont tellement ancrés dans l'âme vietnamienne que, y toucher est pres- que sacrilège, appelant des réactions aussi brutales que passionnées.

Dans cet essai, puisque confucianisme il y a, confucia- nisme nous en parlerons.

Seulement, nous en parlerons uniquement sous l'angle de la doctrine politique, ceux que la question intéresserait beaucoup plus largement pourront consulter les ouvrages de base suivants :

Les quatre livres classiques : — La grande étude : paroles du maître sur ce qu'il

considère comme essentiel, texte très court accom- pagné de commentaires et d'explications de ses disciples.

— Le constant équilibre : apologie de la doctrine du maître par les disciples avec citations des paroles du maître à l'appui.

— Entretiens de Confucius et de ses disciples : sténo des réponses du maître à toutes les questions que lui posaient ses élèves.

— Le Meng-tzeu : écrits et déclarations du plus célèbre des confucéens.