20
La Terre ferme Christiane Frenette roman Extrait de la publication

La Terre ferme - storage.googleapis.com

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

115

Imprimé au CanadaISBN 2-7646-0032-1

PRIX DU GOUVERNEUR GÉNÉRAL 1998 (ROMANS ET NOUVELLES)

Un thème délicat, difficile, risqué, qui ainsi traité fait un roman tout en violences et en douceurs, un tableau vibrant et hurlant où la moindre nuance trouve pourtant à s’exprimer.

Réginald Martel, La Presse

Le portrait de l’âme d’une adolescente suicidaire constitue, sans doute, la plus grande réussite du roman de Christiane Frenette. […] Quiconque a un jour songé, ne fût-ce qu’un instant, qu’il serait préférable de ne plus vivre, sera touché par ce roman poétique et elliptique.

Jim Bartley, The Globe and Mail

Boréal compact présente des rééditions de textes significatifs – romans, nouvelles, poésie, théâtre, essais ou documents – dans un format pratique et à des prix accessibles aux étudiants et au grand public.

Christiane Frenette est née à Québec. Elle a publié de la poésie, dont Indigo nuit (1986, prix Octave-Crémazie) et Les Fatigues du dimanche (1997), et des romans (La Terre ferme, 1997, et La Nuit entière, 2000). Elle enseigne la littérature au cégep de Lévis-Lauzon.Ph

oto

: Dia

ne D

ulud

e

115

La

Ter

re f

erm

eC

hri

stia

ne

Fre

net

te

La Terre fermeChristiane Frenette

roman

Extrait de la publication

Les Éditions du Boréal, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) HJ L

www.editionsboreal.qc.ca

Extrait de la publication

LA TERRE FERME

Extrait de la publication

DU MÊME AUTEUR

Indigo nuit, poésie, Leméac, . Prix Octave-Crémazie .

Cérémonie mémoire, poésie, Écrits des Forges, .

Le ciel s’arrête quelque part, poésie, Écrits des Forges, .

Les Fatigues du dimanche, poésie, Éditions du Noroît, .

La Nuit entière, roman, Éditions du Boréal, .

Extrait de la publication

Christiane Frenette

LA TERRE FERMERoman

Boréal

Extrait de la publication

Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des Arts du Canada ainsi que le ministère du Patrimoine canadien et la SODEC pour leur soutien financier.

L’auteur remercie le Conseil des Arts et des Lettres du Québec pour son soutien à la rédaction de ce roman.

Couverture : Helmut Gransow, Étude du lac Champlain (détail), .

© Les Éditions du Boréal pour l’édition originale© Les Éditions du Boréal pour la présente éditionDépôt légal : er trimestre

Bibliothèque nationale du Québec

Diffusion au Canada : DimediaDiffusion et distribution en Europe : Les Éditions du Seuil

Données de catalogage avant publication (Canada)

Frenette, Christiane, -

La Terre ferme

e éd.

(Boréal compact ; )

---

I. Titre.

. ’. --

.

..

Pour Jacques Risler

Extrait de la publication

Extrait de la publication

PREMIÈRE PARTIE

L’arche et le radeau

Extrait de la publication

Que savent-ils du monde et peut-être

vivre est-ce tout simplement maman

mourir de très bonne heure.

LOUIS ARAGON

Extrait de la publication

Extrait de la publication

Vous êtes devenus cette vague déferlée sur la ville, cetterumeur sous les feuillages, cette tristesse au fond des yeux.

Sur les quais, les badauds échangent des jumelles, élèventla voix, fouillent l’horizon les mains en visière. Au loin, lesnavires de la garde côtière sillonnent le fleuve ; des hélicoptèresle survolent. Un fait divers, une catastrophe. Deux adolescentsont pris le large sur un radeau de fortune. Ils ont laissé un mes -sage qui répète sans cesse les mots partir, mensonge, pire,meilleur.

Quelque part dans la ville, des gens sont assis autour d’unetable. De l’un à l’autre, ils se passent une lettre froissée et setaisent. Tantôt leurs yeux accusent, tantôt ils rassurent. Parfoisl’un d’eux se lève, entoure les épaules de la mère. Puis, ils dé -sertent la table, laissant au milieu, comme au centre dumonde, la lettre devenue avis de disparition.

Une douleur plus grande encore que celle contenue dans lemessage est montée dans leurs veines quand on a ramené votreradeau sur le quai. Le silence les a envahis, chacun se laissantdévaster par un cri qu’il est incapable de jeter.

Le paysage triomphe dans sa lumière. Ce fleuve rend toutunique : les arbres, les galets, les regards. Deux prénoms, deuxvisages en page couverture du journal. Vous avez bien orches -tré votre départ : cette absence pour la fin de semaine, ce ra -deau dont nul ne connaissait l’existence, la nuit calme, le froid.Vous étiez silencieux. Vous avez mis le radeau à l’eau comme

on accomplit un geste sacré, comme s’il vous avait fallu ven gertous les rites que l’on ne vous avait pas appris. Et puis vousvous êtes assis, dos à dos, appuyés l’un contre l’autre. En tour -nant la tête, vous avez vu la rive s’éloigner. De l’autre côté, lenoir, sa texture et son chant étouffé. Vous avez enfoui les mainsdans les poches de vos manteaux. Vous y aviez mis des pho tos,un morceau de tissu qui vous portait bonheur, une touffe depoils de votre chien. Vous avez eu l’impression que ces objetsvous réchauffaient les mains. Vous les avez serrés très fort.

Qui a donné le signal ? Vous vous êtes glissés jusqu’au borddu monde. Vous n’avez rien dit, ni résisté, ni eu l’ombre d’unregret. Vous avez sauté. Le fleuve s’est refermé. Il n’y avait plusni étoiles, ni galaxies, ni frontières. Seulement le bruit déchiréde l’eau et une couleur très faible et très douce à l’est qui pré -ten dait que rien n’est jamais fini.

Le temps semble suspendu. En ce matin d’octobre, unepetite ville lumineuse retient son souffle et exige de son fleuvequ’il lui recrache ses enfants. Plusieurs ont cédé à la tentationde quitter les quartiers paisibles pour rejoindre les quais. La findu monde ressemblera peut-être à cette matinée : des arbrestremblent, les oies survolent les battures, le sang ralentit dansles veines, plus besoin de maintenir le feu. Tout pourraits’étein dre ici, maintenant, sur ces quais, sur ces bancs, et per -sonne n’aurait le sentiment d’avoir marché pour rien.

Un camion démarre en trombe. Les curieux commencentun à un à battre en retraite. Il est midi et la vie reprend sesdroits. Chacun scrute l’horizon une dernière fois, comme pourvous saluer, et reprend le chemin du retour les mains dans lespoches.

Extrait de la publication

Une jeune fille aux cheveux longs erre dans les rues de laville. Le col de son manteau est relevé, ses talons font un bruitsec sur l’asphalte. La jeune fille marche doucement, pleure ensilence. Ne sait pas pourquoi. Elle a beau bouger, fouiller lesregards ; les piétons sont aveugles, et la rue éclate au soleil àchaque coup de talon.

La jeune fille entre dans un café. De la fenêtre, elle observele monde et sa fureur qui continue sans elle. Le chocolat dansla tasse, ses mains autour pour la chaleur, la jeune fille attendque les choses arrivent, qu’une bombe explose, fragmente l’uni -vers et replace les choses en leur centre. Elle attend qu’unregard la transperce, que des mots la rejoignent, qu’une mainse pose sur sa tête ou son épaule. Les jeunes filles qui attendent,l’après-midi, assises sur les banquettes des cafés, sont desdéesses qui s’ignorent. Elles ont oublié qu’elles ont traversé letemps, ne voient pas le halo de lumière autour d’elles, épuiséespar des millénaires d’attente dans les cafés.

Dehors, la vie marque ses battements : hommes, femmes,enlacés ou traqués, voitures, mouvements, bruits entre cho -qués, comme si s’étourdir pouvait combler ce qui manque.

La jeune fille pense à Noé, au déluge qui s’abattait, à lapanique qui faisait bouger la vie. À l’implacable loi des pairesqui engloutirait le reste de l’humanité dans un coup d’eauincroyable.

Autour d’elle, les clients du café ramènent inlassablement

Extrait de la publication

la conversation aux deux adolescents. Chacun mord dans uneexplication précise, tantôt sociologique, tantôt psychologique.La déesse les écoute se perdre en conjectures. Que savent-ilsdes jeunes hommes qui traversent les passerelles ? De l’irré sis -tible poussée qui les propulse hors du cirque ? Pour savoir, ilfaut chercher les feux qui ont tout brûlé ou alors peut-être pasassez ; il faut chercher les lieux, les fontaines, les souffles danslesquels chaque cellule, chaque fraction du monde rappelleque l’on est étranger. La jeune fille ne peut voir dans le gestedes jeunes hommes l’expression particulière d’un désespoir.Pour elle, ils se sont levés brusquement, les poings dressés, etont choisi de ne plus attendre, de ne plus jamais s’asseoir à latable d’un café. Ils ont rejoint le déluge et ceux qui ont refuséde gagner l’arche. Ils ont préféré la colère de Dieu à toute pro -messe d’avenir.

La fin du jour confond les couleurs et les visages. La jeunefille se lève, met son manteau et s’imagine faire ce geste pour la dernière fois. Le froissement du tissu, le poids soudain sur les épaules, le col qu’on relève, la ceinture que l’on noue :opé ra tions dérisoires, protection contre le froid, contre lemonde. Sou dain, votre image lui apparaît. Votre pâleur, les algues en rou lées à vos poignets. Le mouvement léger descheveux dans l’eau.

Elle rejoint la petite foule de cinq heures étouffée dans safatigue. Sur le chemin du retour, elle lève souvent les yeux auciel pour surprendre les premiers signes d’un déluge.

Extrait de la publication

Alors que chaque soir, au téléjournal, les images se suc -cèdent, que la nouvelle, aussitôt remplacée par la suivante,s’ou blie à l’instant, que fuient à une vitesse effré née les visionsd’hor reur, les famines, les tremblements de terre, alors que l’ons’habitue aux tueries de toutes sortes, cette ville, elle, refuseavec entêtement de passer à autre chose.

Les battures sont arpentées, fouillées de fond en comble.Chaque faille, chaque anfractuosité, chaque tache dans le pay -sage est systématiquement examinée. Les églises voient leurfré quen tation augmenter. On consulte des médiums quiannoncent que les jeunes hommes, blessés mais toujours vi -vants, se sont réfugiés dans un chalet et attendent des secours,ce qui a pour effet de renflammer les recherches pourtant tou -jours embrasées. D’autres voyants avancent une version plussombre du présent : ils les voient dériver vers l’estuaire. Cer -tains ont même osé l’hypothèse désespérément cynique del’ar naque. Comme si les garçons, voulant éprouver l’intérêtque l’humanité leur porte, avaient écrit le message, lancé leradeau à la mer, et que maintenant, terrés dans quelque lieusecret, ils mesuraient avec étonnement le poids de leur dis pa -ri tion. Ou bien, encore, ont-ils choisi ce scénario pour mieuxfuguer. Toute spéculation trouve preneur.

Le fleuve, lui, répond en écho aux rumeurs de la ville. Ilrépète ce que tous savent, mais continuent de taire : chaqueseconde qui file fait reculer l’espoir. Il a tout emporté, comme

toujours. Les corps qu’on lui réclame, il les a déjà menés à boutde bras bien en aval de la petite ville. D’autres communautésmoins touchées, plus voyeuses, à des kilomètres de là, com -mencent d’ailleurs, elles aussi, à surveiller leurs battures.

Vous êtes en passe de devenir l’objet d’une chasse au tré -sor ; un trophée perdu que l’on ramènerait en triomphe à laville et qui apporterait gloire et héroïsme à ceux qui vous au -raient découverts. Dans cet acharnement, on ne songe pas àvos chairs défigurées, égratignées, gonflées, à votre odeur de selet de mort. Seule votre jeunesse obsède, et vous retrouversemble une façon de conjurer votre geste, de ne pas vous don -ner raison. Pour l’heure, le fleuve demeure votre allié.

Extrait de la publication

Extrait de la publication

115

Imprimé au CanadaISBN 2-7646-0032-1

PRIX DU GOUVERNEUR GÉNÉRAL 1998 (ROMANS ET NOUVELLES)

Un thème délicat, difficile, risqué, qui ainsi traité fait un roman tout en violences et en douceurs, un tableau vibrant et hurlant où la moindre nuance trouve pourtant à s’exprimer.

Réginald Martel, La Presse

Le portrait de l’âme d’une adolescente suicidaire constitue, sans doute, la plus grande réussite du roman de Christiane Frenette. […] Quiconque a un jour songé, ne fût-ce qu’un instant, qu’il serait préférable de ne plus vivre, sera touché par ce roman poétique et elliptique.

Jim Bartley, The Globe and Mail

Boréal compact présente des rééditions de textes significatifs – romans, nouvelles, poésie, théâtre, essais ou documents – dans un format pratique et à des prix accessibles aux étudiants et au grand public.

Christiane Frenette est née à Québec. Elle a publié de la poésie, dont Indigo nuit (1986, prix Octave-Crémazie) et Les Fatigues du dimanche (1997), et des romans (La Terre ferme, 1997, et La Nuit entière, 2000). Elle enseigne la littérature au cégep de Lévis-Lauzon.Ph

oto

: Dia

ne D

ulud

e

115

La

Ter

re f

erm

eC

hri

stia

ne

Fre

net

te

La Terre fermeChristiane Frenette

roman

Extrait de la publication