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Mei «Médiation et Il lformatioll» 11 06 - 1997 Dominique Chateau LA THEORIE PECIENNE DANS SON CADRE SEMIOTIQUE : LA QUESTION DE L'ICONE ! Dominique Chateau Professeur, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne Résumé : L'indice est à la mode. L'indice peircien, mais i mpoé dans le cad de théories étngères au système de Peirce - et, tout compte fait, n'est plus tout à fait l'indice peircien. . . Quoi qu'il en soit, on oublie que tout signe est à la fois icône, indice, symbole, et que ces catégories soustraites au système peircien, n'ont aucune pertinence. Centré sur la catégorie de l'icône, cet article veut expliciter la dimension iconique tel le que la construit le système dont elle est insépable. Il est extrait d'un livre : le bouclier d'Ach ille. Théorie de l' iconicité (L ' harmattan). Contrairement à ce que l'on dit parfois, la fameuse légende chinoise de l'entrée du peintre dans son tableau pour y disparaître ne signifie pas forcément la continuité de l'art et de la vie. Il se pou rrait bien qu'elle exprime plutôt le caractère absorbant de l 'iconicité en tant qu 'elle joue paradoxalement sur un effet de réalité. Nabokov y a pensé avec beaucoup de subtilité dans une nouvelle où il raconte l'aventure de Simpson qui, fasciné par le tableau d'une belle Vénitienne, y entre un soir et s'y fige, la main crispée sur un citron que la jeune femme lui a tendu ; le lendemain, pensant que le jeune homme a lui-même surajouté son effigie, on l'efface ; et, après qu'il est réapparu, persuadé d'avoir eu un «rêve monst rueux», le jardinier ramasse dans le gazon «un petit citron sombre qui portait la t race de cinq doigts». Pareil jeu entre rêve et réalité, tel que la réalité produit ce rêve et que le rêve simule une réalité, discee très précisément le champ de l'iconicité ainsi que l 'examen de la théorie peircienne va nous pe rmettre de le vérifier. Dialectique et taxinomie Comment ne pas convoquer, en effet, le système de Charles S. Peirce au moment où l'on décide d 'aborder fondamentalement le problème de l'iconicité ? Si le nomb re et la qualité des propositions que le sémioticien lui a consacrées rend pareille question impertinente, au double sens du terme, loin s'en faut qu'il suffise de recueillir tels quels les fragments appropriés de sa pensée pour 1 . Ce texte est, honnis les intertitr es et quelques notes, un chapitre de mon livre Le B . ollclier d'Achille. Théorie de /';colI;c;ré, Paris, L'Hanuattan, Coll. « Champs Visuels », 1996. 41

LA THEORIE PEIRCIENNE DANS SON CADRE SEMIOTIQUE … · Mei «Médiation et Illformatioll» 1106 -1997 _____ Dominique Chateau LA THEORIE PEIRCIENNE DANS SON CADRE SEMIOTIQUE : LA

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Mei «Médiation et Illformatioll» 11 06 - 1997 ______ Dominique Chateau

LA THEORIE PEIRCIENNE DANS SON CADRE SEMIOTIQUE : LA QUESTION DE L'ICONE!

Dom i n i que Chateau Professeur, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Résumé : L'indice est à la mode. L'indice peircien, mais importé dans le cadre de théories étrangères au système de Peirce - et, tout compte fait, ce n'est plus tout à fait l ' indice peircien . . . Quoi qu'i l en soit, on oublie que tout signe est à la fois icône, indice, symbole, et que ces catégories soustraites au système peircien, n'ont aucune pertinence. Centré sur la catégorie de l ' icône, cet article veut expliciter la dimension iconique telle que la construit le système dont elle est inséparable. Il est extrait d'un l ivre : le bouclier d'Achille. Théorie de l ' iconicité (L ' harmattan).

Contrairement à ce que l 'on dit parfois, la fameuse légende chinoise de l 'entrée du peintre dans son tableau pour y disparaître ne signifie pas forcément la continuité de l ' art et de la vie. Il se pourrait bien qu'elle exprime plutôt le caractère absorbant de l ' iconicité en tant qu 'elle joue paradoxalement sur un effet de réalité . Nabokov y a pensé avec beaucoup de subtilité dans une nouvelle où i l raconte l 'aventure de Simpson qui, fasciné par le tableau d'une belle Vénitienne, y entre un soir et s'y fige, la main crispée sur un c i tron que la jeune femme lui a tendu ; le lendemain, pensant que le jeune homme a lui-même surajouté son effigie, on l 'efface ; et, après qu'il est réapparu, persuadé d 'avoir eu un «rêve monstrueux», le jardinier ramasse dans le gazon «un petit citron sombre qui portait la trace de cinq doigts». Pareil jeu entre rêve et réal ité, tel que la réal ité produit ce rêve et que le rêve simule une réalité, discerne très précisément le champ de l ' iconicité ainsi que l 'examen de la théorie peircienne va nous permettre de le vérifier.

Dialectique et tax inomie Comment ne pas convoquer, en effet, le système de Charles S. Peirce au moment où l'on décide d 'aborder fondamentalement le problème de l'iconicité ? Si le nombre et la qualité des propositions que le sémioticien lui a consacrées rend pareille question impertinente, au double sens du terme, loin s'en faut qu'il suffise de recueil l ir tels quels les fragments appropriés de sa pensée pour

1 . Ce texte est, honnis les intertitres et quelques notes, un chapitre de mon livre Le B

.ollclier d 'Achille. Théorie de / ';colI;c;ré, Paris, L'Hanuattan, Coll. « Champs Visuels » , 1 996.

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-- La théorie pierciellne dalls SOli cadre sémiotique : la question de l 'ic6ne --

accomplir la tâche voulue . De prime abord, à l 'aune du plus élémentaire des scrupules scientifiques, le caractère apparemment systématique de cette pensée fait obstacle à parei l le soustraction ; son système est même tellement inflexible qu' i l transforme les théoriciens qui s'appliquent à le pénétrer en gardiens m inutieux d'une orthodoxie confinant à l'ésotérisme. Pourtant, l ' icône a été mainte fois extraite de sa gangue théorique . Tout travai l qui produi t les concepts leur confère le statut d 'une forme cognitive autonome; i ls peuvent exister, vivre et évoluer l ibrement, à l 'écart ' des systèmes d 'où ils procèdent (et sans lesquels cette sorte de travail ne saurait aboutir) . De là peuvent s 'en emparer ce que l 'on pourrait nommer des discours tue-mouches qui les engluent dans une pâte molle et les vident de leur puissance théorique. Exemple : l ' icône au sens peirc ienl - l ' icône étiquetée Peirce, mais ravalée à une forme pervertie (la copie, l ' image, etc . ) . B ien que mon sujet ici soit j ustement l ' icône, une fois de plus distinguée, j ' ai la conscience tranquil le . Car, si je veux tenter de t irer du système de Peirce une théorie de l ' icône, ce n 'est point en la soustrayant à ce système ; b ien au contraire, mon but est de montrer ce que signifie la d imension iconique, l ' iconicité, telle que la construit le système dont elle est inséparable, dans la mesure, en outre, où le caractère le plus fondamental de ce système est de concevoir tout procêssus sémiotique comme l 'actualisation d 'un système, mais au sens p lutôt systémique (dynamique) que systématique (statique) du terme.

En vertu de caractères qui lui sont propres, le système peircien peut être considéré à la fois comme un art de penser et, plus prosaïquement s i je puis dire, comme une simple classification . D'un côté, écrit Peirce, «cette méthode ressemble fort à celle de Hegel » ; de l'autre, �ioute-t-i l , «el le est née de l'étude des catégories de Kant et non de celles de Hegel»2. Son apparence hégélienne réside, en effet, dans la forme non l inéaire, triadique et, à sa manière, dialectique3, de sa démarche intellectuelle ; mais ce processus, à mesure qu'il engendre des entités rationnelles, sans cesse se fixe dans

1 Autre exemple : l ' indice en théorie de la photographie. 2 1 .544, Coll. Pop. , p. 286 ; Écrits . . . , p. 1 1 8. Ce codage renvoie tout au long de mon article aux deux ouvrages suivants : Collected Papers, éd. par Charles Hartshome & Paul Weiss (vol. I-VI), par Arthur W. Burks (vol. Vil & VIII), Cambridge, Massachusetts, London, England, 111e Belknap Press of Harvard University Press, 1 93 1 - 1 960 (vol. I & II), 1 933- 1 96 1 (vol. III & IV), 1 934- 1 963 (vol. V & VI), 1 958 (vol. VII & VIII) ; Écrits sur le signe, rassemblés et traduits par Gérard Deledalle, Paris, Les Éditions du Seuil, Coll. « L 'ordre philosophique », 1 978. 3 Cf. David Savan, op. cit. , p. 1 2.

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des tableaux de catégories qui pétri fient le mouvement triadique en représentations trichotomiques de plus en plus touffues. Les tentatives réitérées du sémioticien pour établir la meilleure ou la plus fine des classifications et, à titre de symptôme concomitant, l a prolifération des subdivis ions, témoignent à la fois de la nécessité de représenter périodiquement l'aboutissement de la démarche et de l ' impossibil ité de s'y arrêter, en vertu du principe même de cette démarche ; en tant qu'elle participe du processus de la recherche scientifique, et donc qu'elle est final isée par la «conclusion définitive, vers laquelle tend l 'opinion de chaque homme »l ; la démarche peircienne, en l 'un quelconque de ses moments, dist inct du terme hypothétique reste tributaire d'une «morale terminologique» provisoire (comme la première morale de Descartes), laquelle prescrit « d'introduire de nouveaux systèmes d'expression quand de nouveaux l iens importants entre les conceptions viennent à être établis »2.

Si l 'art de penser et la classification sont des aspects inséparables du système de Pei rce pris en lui-même, et pour autant que l 'on soit en mesure de l e maîtri ser authentiquement (l 'auteur admet, comme une propriété inhérente à sa méthode, la contradiction de ses exploitations possibles3), au contrai re, du point de vue de son uti l i sation dans un cadre théorique extrinsèque, i ls peuvent être mobi l isés séparément, voire exclusivement. Une i l lustration frappante de cette dissociation nous est fournie par les applications de te lle ou telle des classifications (complètes ou incomplètes, au regard du texte original) à une analyse sémiotique préexistante . Le système pei rcien est alors simplement employé comme une « méthode de traduction » (interprétant purement terminologique) dont on se demande à quoi elle peut bien servir, lorsqu'el le confi rme l'analyse de départ. En tant qu'elle exemplifie la gri lle uti l isée, el le a une valeur didactique indéniable, mais aucun rendement i ntellectuel supérieur ni même égal à son objet : elle ne nous apprend rien de nouveau sur lui et, eu égard à la plus grande complexité de sa terminologie, el le est d'un accès plus difficile que l 'analyse qu'elle traduit. Réduite à ce rôle, la théorie de Peirce se trouve travestie e n u n langage ésotérique dont l'efficacité est l imitée aux initiés d'un rite intel lectuel dénué de tout charnle. L'inté rêt d'introduire ses concepts dans le contexte d'une analyse peu ou prou sémiologique n'apparaît clai rement que dans les cas où il en résulte un gain

1 Coll. Pt/p. , 8. \ 2, p. 1 6. 2 2 . 226, Coll. Pap. , p. 1 33 ; Écrits . . . , p. 66. 3 . . 1 .544, Coll. Pap. , p. 286 ; EcnIS . . . , p. \ 1 8.

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cognitif ; or, ce ne sont pas les classifications qui créent un savoir nouveau, mais, suivant la septième règle de la «morale temlinologique», l ' identification d'une nouvelle région du savoir qui nécessite la création conceptuel le et sa présentation systématique . Quelque besoin que l 'on éprouve donc à uti l i ser, à u n moment o u à un autre, une gril le peu ou prou peirc ienne, c'est aller rad icalement à l'encontre de l'épistémologie sous-jacente à sa méthode que de la couper de tout processus de progrès scientifique.

C'est une faute vis-à-vis de l 'orthodoxie peircienne, mais c'est aussi une solution pratique au problème du respect de cette orthodoxie dans un cadre extrinsèque. Le sémioticien ne cesse d'accumuler tout au long de ses textes les exemples concrets-abstraits - 'concrets par ce qu'ils évoquent, abstraits parce qu' ils sont i nventés -, de même donc que le coup de chapeau de Panofsky ou le verre de Lén ine. Cette profusion a un effet néfaste sur l a compréhension de sa théorie : on a vidé de toute substance certaines de ses constructions conceptuelles en les réduisant à tel ou tel exemple - la rel ation fumée-feu pour l'indice ou la ressemblance du chien dessiné avec le chien réel pour l ' icône. On a chosifié les signes en les identifiant à tel ou tel cas invoqué, à l'encontre du principe fondamental suivant lequel, pour Pei rce, n' importe quoi peut être un signe de n ' importe quel point de vue : « Les signes ne constituent ( . . . ) pas une classe d'entités pamli d'autres, comme par exemple les souris parmi les animaux ou les tables parmi l'ensemble du mobil ier, écrit Savan. Tout peut participer de la relation-signe ( . . . ) 1 . » Dans le système peircien, la théorie détermine la pertinence de l 'exemple, c'est-à­dire le point de vue suivant lequel une situation possible peut être regardée comme un signe, de sorte qu'une situation donnée est susceptible d'être examinée plusieurs fois sous des angles différents et de servir des propos apparemment sans rapport, voire apparemment contradictoi res. Il n'y a donc aucun doute sur le caractère abstrait de l'exemple peircien : i l est le résultat d'un processus cognitif (et non un point de départ que l'on fait passer pour un donné concret), son interprétation, au sens logique, dans le champ du possible pragmatique2.

1 Sa van, op. cit. , p. 1 3 . Dans la même optique, Eliséo Véron souligne que chaque classe de signe désigne moins un type de signe qu'un «mode de fonctionnement» (La sémiosis et SOli mOllde, ibid. , p. 67). 2 Certes, note Eliséo Véron, «Peirce a toujours insisté sur le fait que sa démarche ne tàit qu'explorer les choses de la vie quotidienne» (ibid. , p. 6 1 ), mais il n'en considère pas moins que ces «choses de la vie» doivent être abordées avec un œ il entraîné à l'analyse sémiotique (cf. Coll. Pap. , 1 .24 1 ) : cet œil détinit un point de vue délenniné qui n'est pas le point de vue quotidien et qui impose aux exemples

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Dans un contexte abstrait, Peirce met en œuvre le principe éminemment dialectique (au sens du matérial isme dialectique !) qui prescrit d'envisager l 'objet d'une analyse selon tous ses aspects, tous ses rapports avec d 'autres objets, toutes les médiations dont il est le siège, tous les points de vue selon lesquels on peut le considérer. Par voie de conséquence, l 'analyse peircienne de quelque chose que l 'on tient pour être un signe ne saurait se l imiter aux quelques exemples qui, rel ativement à ce signe, ont été imaginés par Pei rce ; i l peut même arriver que ces demiers perdent toute pertinence dans le cadre d'une analyse sémiologique particulière . S' i l faut bien reconnaître que, dans cet édifice conceptuel d'une complexité rare, les exemples choisis par son architecte jouent un rôle prépondérant en ce qu'ils évoquent iconiquement ce que certains néologismes rendent, au premier abord, opaque, les gril les, parce qu'elles fi xent une pensée complexe dans des tableaux synoptiques, les exemples, parce qu'ils font jouer l 'iconicité de l ' image mentale à côté du concept, sont des instruments uti les, mais impossibles à substituer au processus conceptuel qui les emploie : didactique ne se confond pas avec dialectique . . . La sémiotique percienne est le résultat provisoi rement fixé en système d 'une dynamique de l a pensée qui reproduit sur le plan théorique la dynamique de son objet : l a sémiosis, c'est-à-dire le processus qui instaure quelque chose comm e signe.

Ce que je vais tenter, ici, ne sera donc ni l ' imposition de la gril le peircienne à une analyse d'image ni la simple extrapolation des exemples dont le sémioticien nous a gratifiés, mais p lutôt le rassemblement des divers passages de son œuvre nécessaires à l a compréhension de l 'icon icité, e t l'expl icitation du processus dialectique que sous-tendent la plupart de ces passages. Dans cet ordre d 'idées, je dois encore évoquer un précepte que certains gardiens de l 'orthodoxie peircienne affectionnent particul ièrement : on ne peut guère comprendre la théorie de Peirce si on ne l 'appréhende pas d 'un seul tenant, à la fois dans sa globalité et dans le moindre de ses détails . Cette opinion nous confronte à la plural ité des disciplines embrassées par le sémioticien, e t notamment : ( 1 ) La sémiologie qui se donne pour tâche de résoudre le problème du mécanisme de la transmission des signes (ou processus sémiotique ).

retenus l'abstraction d'une thlSori.: pragmatique générale. Cet œil est u n mterprétant particulier de l a vie quotidielUle.

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(2) La réflexion épistémologique qui demande comment le mécanisme sémiotique contribue au progrès de la connaissance scientifique. (3) La réflexion philosophique qui s ' interroge sur le fondement ontologique du processus scientifique que final ise la recherche scientifique . Mon propos n'étant pas de rendre compte de la totalité de ce système, l'ontologie m'embarrasserait comme un bagage de trop dans l'œuvre de Peirce -comme l 'a montré Habermas-, ' elle i ntervient moins pour fonder la sémiotique, en tant que théorie du mécanisme de la transmission des signes, que pour rendre raison de la réflexion sur le projet épistémologique dont la sémiotique analyse les conditions de possibil ité l . Au contraire de la. coupe t ransversale qui i sole les'classifications de l'art de penser, il est cohérent avec la théorie même de Peirce d'opérer la coupe longitudinale qui isole la sémiotique de la théorie des catégories, à compter du moment où le progrès de l a connaissance n'est pas l'objet de l'analyse même s i elle y contribue en en développant un contenu déterminé : dans ce cas, l a sémiotique n'est plus envisagée du point de vue de sa fi nalité générale v is-à-vis du progrès de la connaissance, mais comme un i nstrument d'analyse du processus de la connaissance au sei n d'un domaine spécifique . Après qu' i l a noté que la sémiotique peircienne «est inséparable de l 'ensemble de sa phi losophie», Deledalle ajoute cette nuance : «en tant que système constitué, on peut l'appliquer sans teni r compte de la ph ilosophie qui la sous-tend2.» Je me range globalement à cet avis, à l ' idée d 'application près. Mon propos, ici , ne cadre n i avec le projet de restitution du système peirc ien pour lui-même, n i avec l 'objectif de son application dans l ' analyse sémiotique de cas . Il s'agit de traiter un problème indépendant de la théorie peircienne, dont on s'exposerait à manquer la pertinence autant à suivre aveuglément sa phi losophie qu'à appliquer mécaniquement son système sémiotique. Vis-à-vis de ce problème, le recours occasionnel à l'ontologie peircienne est justifié s'i l rend compréhensible la hiérarchie dynamique des catégories sémiotiques, mais l 'explicitation de cette hiérarchie elle-même n 'est justifiée que par ce qu'elle apporte à une problématique extérieure à la s ienne (à celle du système peircien pris pour lui -même).

1 Connaissance et Intérêt (Erkel1ntnis IInd Interesse, 1 968- 1 973), trad. de Gérard Clémençon, Paris, Gallimard, Coll. « Tel », 1 976, pp. 1 24 sq. 2 Théorie et Pratique du signe, Paris, Payot, Coll. « Langage et sociétés », 1 979, p. 1 4 .

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Défi n it ion de l ' i cône La notion d'icône désigne chez Peirce, comme celles d'indice et de symbole, un certain type de relation entre le fondement et son objet -il appelle fondement l 'aspect pertinent en vertu duquel quelque chose est un signe, et objet, le contexte qui détermine cet aspect à être un signe ( l ' interprétant étant, quant à lui, une représentation de la relation entre le fondement et son objet). Par souci d'économie terminologique, règle essentielle de ma propre « morale », je m 'efforcerai, chaque fois que cela sera possible et po int trop inélégant, de substituer aux notions de fondement e t d'objet, qui ont un autre sens philosophique 1, les notions d'aspect pertinent et de contexte, dont le sens peut être appréhendé plus immédiatement par l'esprit (sinon j 'estampillerai à l ' i tal ique les étiquettes peirciennes, y compris dans les citations). Le type de relation que réalise l ' icône est le suivant : étant donné un aspect pertinent d'une chose, il est déterminé par son contexte à être un signe, en vertu de ce qu'il est lui-même en tant qu'aspect te l ou tel ; en d'autres ternles, une qualité que possède l 'icône « en tant que chose la rend apte à être » un signe2. Or, ces deux formulations semblent impliquer des idées contradictoires : d'une part, le contexte déternline l 'aspect à être un signe ; d'autre part, l 'aspect suffit comme support du signe . En fait, i l faut distinguer deux notions de l'objet, c'est-à-dire deux sortes de contexte : le contexte intrinsèque, tel que le signe le représente (objet immédiat) et le contexte extrinsèque, c'est-à-dire pris en lui-même, extérieurement au signe-chose (objet dynamique) . L'icône se suffit à elle-même en tant que contexte intrinsèque, en ce sens que la ressemblance avec le contexte extrinsèque est contenue dans le signe-chose, dans l 'aspect pertinent de la chose qui fait signe ; l ' icône est déterminée p.ar le contexte extrinsèque, car pour qu'elle fonctionne comme sIgne il faut qu'elle soit uti l isée comme signe d'un contexte extrinsèque3 . Cette dernière formulation semble, à son tour, contradictoire avec l'idée que l 'icône «n'a pas de lien dynamique avec l 'o�jet qu'elle représente»4. En fait, cela signifie que

1 P.lus on revendique le caractère philosophique du système de Peirce, plus les nohons de fondement et d'objet sont difficiles à conserver . . . La notion de represelltamell désignant le signe conune point de départ de la relation �miotique (Je jolldem.ellt est un aspect du représelltamell), on peut en faire sans difficulté l'économie. Evidenunenl, l 'occurrence de ces difTé-rents tennes dans des citations est inévitable. 2 2 .276, . Coll. Pap. , p. 1 57 (j'ai un peu tronqué cette citation pour éviter d'employer la notion de representamen qui y figure). 3 2 ' . . 247, Coll. Pap. , p. 143 ; EC/'Its . . . , p. 140. 4 2 .299, Coll. Pap. , p. 1 68 ; Écrits . . . , p. 165 .

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l ' interprétation de la relation entre l ' icône et le contexte extrinsèque ne passe pas par le constat d'un l ien physique existant entre eux (au contraire de l'indice) ; l' icône est indépendante de son contexte extrinsèque, du point de vue du caractère qui la rend signifiante : c'est, en effet, « un signe qui posséderait le caractère qui le rend signifiant, même si son objet n'existait pas »1 . C'est pourquoi Peirce, dans un texte où i l recherche des équivalents grammaticaux des signes propose le « mode subjonctif » pour l ' icône, la supposition, comme dans un raisonnement en géométrie : « Supposons qu'une figure ait trois côtés2. » Supposons : i l n'est pas inutile de noter, au passage, que c'est là le mot de passe d'Alice dans son périple au pays des merveilles ! L'icône, prise i solément de son contexte extrinsèque, est un signe hypothétique plus . ou moins vraisemblable : « L'être d'une i cône appartient à l 'expérience passée. L'icône n'est qu'une image dans l'esprit. ( . . . ) La valeur d'une i cône consiste en ce qu'elle manifeste les traits d'un état de choses considéré comme s'il était purement imaginaire3. » Mais il en va de même lorsqu'elle est associée à un signe d'une autre catégorie, par exemple le symbole ; « donne » , « oiseau », « mariage » : chacun de ces mots « ne nous montre pas un oiseau n i n'accompl it devant nos yeux une donation ou un mariage, mais suppose que nous sommes capables d'imaginer ces choses et que nous leur avons associé ce m o t »4. Parce que l ' iconicité a une valeur plus générale qu'une s imple catégorie de signe, elle concerne, pour parler approximativement, des signes qui ne sont pas des icônes. « U n mot qui a naturellement rapport avec la chose signifiée e n révei l le l ' idée plus v ivement » dit l 'Abbé Du Bos. Les mots en général, précise Peirce, suscitent dans l'esprit la production d'images mentales susceptibles de permettre de représenter par ressemblance un l ien supposé entre deux indices - comme dans la phrase « Jean aime Marie »5. L'icône, en tant qu'instrument cognitif, est de l'ordre du prédicat6 . C'est un donné mental, qui permet une communication directe des idées ; ce qui se communique n 'a pas trait à son mode de construction, mais à ce qui se rapporte à sa construction. L'icône communique directement «( plus vivement » dit l 'Abbé), faci lite l a communication, mais n'informe pas7.

1 2 .304, Coll. Pap. , p. 1 70. 2 2 .29 1 , Coll. Pap. , p. 1 65 ; Écrits . . . , p. 1 6 1 . 3 . ' . 4 .447-448, Coll. Pap. , p. 360 , Ecnts . . . , p. 239. 4 2 .298, Coll. Pap. , p. 168 ; Écrits . . . , p. 165. 5 2.295, Coll. Pap. , p. 1 67 ; Écrits . . . , p. 1 63. 6 2 .278, Coll. Pap. , p. 1 58 ; Écrits . . . , pp. 149-1 50. 7 2.279, ibid.

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L'icône n 'existe donc pratiquement pas seule, un état où elle serait pure et simple ressemblance. Je peux considérer un tableau comme u ne icône, si je l 'appréhende «en soi sans légende ni étiquette» l , car celles-ci, établ issant un lien avec le contexte extérieur, sont des i ndices ; le tableau en tant qu'objet matériel ressortit aussi à l ' indice. D 'un côté, le Simpson de Nabokov frissonne de se figer dans la matérialité du tableau : «il sentait son sang, sa chair, ses vêtements se transformer en peinture, se fondre dans le vernis, sécher sur la toi le» ; de l 'autre, au petit matin, à l 'aune de son corps réel retrouvé, i l met l ' expérience de l 'entrée dans la toile entre les parenthèses du rêve. Parei l le épochè de l' indicialité, de la conscience des conditions existentielles de l 'apparition iconique, est remarquablement décrite par Peirce :

« Un diagramme. en réalité. dans la mesure où i l a une signification générale n'est pas une pure icône ; mais. au cours de nos raisonnements. nous oublions en grande partie son caractère abstrait. et le diagramme est pour nous la chose même. Ainsi. en contemplant un tableau. il y a un moment où nous perdons conscience qu'il n'est pas la chose. la dis-tinction entre le réel et la copie disparaît. et c'est sur le mo-ment un pur rêve - non une existence particulière et pour-tant non générale. À ce moment nous contemplons une icône2. »

À titre de remarque provisionnelle, cette défin ition me suggère les réflexions suivantes sur l'opération menée à bien par Panofsky : la substitution d'un geste réel , le coup de chapeau, aux unités picturales est un acte iconique, au sens de la perte de conscience du fait du tableau ; en quelque sorte, la duplicité de Panofsky consiste à utiliser cette idéal ité iconique pour introduire, sous couvert de geste �on�ret, un signe légal, un signe qui peut comporter un aspect Icomque, mais que l'on n'aborde généralement pas par ce biais. A utre remarque provisionnelle : l 'iconicité est une attitude m e n tale rendue possible par certaines propriétés du signe, à condition de l'aborder d'une certaine manière ; en outre, il y a des catégories de signes qui l'appel lent davantage que d'autres - le diagramme m ieux qu'un texte, et m ieux encore le tableau .

1.2 .276, Coll. Pap . • p. 1 57 ; Écrits . . . , p. 1 49. Sur cette analogie de l ' icône avec le

reve ou, plus précisément. avec l 'hallucination. cf. mon article « Une contribution de Christian Metz à l 'esthétique : autour du thème de l ' ''hal luc i nat ion paradoxale" » , Les Cahiers du CIRCAV. Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Communication Audio-Visuelle, Gerico. Université de Lille 3 nO 6.7 1 994. pp. 65-76.

• , 2 3.362, Coll. Pop. , p. 2 1 1 ; Écrits . . . . pp. 1 44- 145 .

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-La théorie piercienne dans SOli cadre sémiotique : la question de l 'icône -

En général , i l n'y a donc pas d'icône (d 'objet-icône, de signe-icône), mais « un signe peut être appelé iconique, c'est-à-dire peut représenter son objet principalement par sa similarité, quel que soit son mode d'être ) ) . On comprend m ieux ce point, si l 'on considère la classification des signes iconiques (ou hypoicônes) du point de vue de l 'aspect pertinent (fondeme'nt) du signe-chose. La p re m ière catégorie est celle du qualisigne, soit « toute qualité dans la mesure où el le est un signe»2 ; or, Peirce ajoute : «puisqu'une qualité est tout ce qu'elle est positivement en e lle-même, une qualité ne peut dénoter un objet qu'en vertu de quelque élément com m un ou simi larité ; de sorte qu'un qualisigne est nécessairement une icône » . Rappelons que le qualisigne «est une qual ité qui est un signe», n e pouvant, certes, agir comme signe sans être matérial isé, m ais demeurant indépendant de cette matérial isation du point de vue de «son caractère comme signe»3 . En bref, la première catégorie du signe iconique tient son iconicité de l a nature de l'aspect pertin e nt de l a chose qui, en vertu de son caractère purement qualitati f, n e peut être que iconique et, pour la m ê m e raison, est, et demeure e n tant que tel, «une pure potential i té abstraite», indépendante de l 'existence comme de la pensée4.

L'icône n'existe pas au sens strict, ni comme fait ni comme pensée, parce que le signe iconique nécessite un mode de repré sentation p ar lequel il advient dans la réal ité et/ou par lequel i l accède à l ' inte l l igibil ité. Les deux autres catégories de signes iconiques attestent l 'existence et l 'intel l igibil ité dans le signe. C'est, d'une part, le sinsigne iconique, soit «tout objet d'expérience dans l a mesure où une qualité qu'il possède lui fait déteml Îner l 'idée d'un objet»5 - ce qui revient à d ire que ce signe à la fois est un événement en tant que tel et, par le fait même, incame une qual ité, celle-ci fon dant l ' iconicité, mais « ne formant un signe qu'en se matérial isant réel lement»6. C'est, d'autre part, le légisigne iconique, soit «toute loi générale ou type, dans la mesure où il requiert chacune de ses instances pour matérialiser une qual ité déterminée qui l e rend apte à susciter dans l 'esprit l ' idée d'un objet semblable »7 - ce qui veut dire que ce signe est un signe d'une loi en tant que tel et, par le fait

1 2 .276, Coll. Pop. , p. 1 57 ; Écrits. . . , p. 1 49 . 2 2.254, Coll. PC/p. , p. 147 ; Écrits . . . , p . 1 79. 3 2 .244, Coll. Pap. , p. 1 42 ; Écrits . . . , p. 1 39. 4 1 .422, Coll. Pap. , p. 230 ; Écrits . . . , p. 89. 5 2 .255, Coll. Pap. , p. 147 ; Écrits . . . , p. 1 80. 6 2 .245, Coll. Pap. , p. 142 ; Écrits . . . , p. 1 39. 7 2 .258, Coll. Pl/p. , p. 147 ; Écrits . . . , pp. 1 80- 1 8 1 .

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Mei «Médiarioll et biformariollii 11 °6 - 1997 ______ Dominique Chateau

même, nécessite d'être matérial isé dans un sinsigne (ou réplique) pour incarner une qualité fondant la relation iconique, mais n e pouvant le faire de manière signi fiante, en tant que réplique, «sans la loi qui la rend signifiante»l . Pour résumer cette formulation complexe : le qualisigne est iconique quia talis ; le sinsigne est iconique s'i l matérial ise une qualité ct seulement s'i l la m atéri al ise effectivement ; le légisigne est iconique s'i l est actualisé en une réplique (qui matérialise une qualité) et seulement si cette répl ique dépend d'une loi . Pour i l lustration, on peut penser au coup de chapeau, marque effective de pol itesse qui s'actual ise d'une manière déterminée ou, en d'autres ternles, répl ique d'une loi qui, en se m atérialisant, accède à la dimension iconique . Qu'il se matérialise est une condition suffisante pour qu'il fonctionne possiblement comme icône ; qu'il s'actualise est une condition nécessaire pour qu'il fonctionne effectivement ; qu'il dépcnde d'une loi est une condition nécessaire pour qu'il fonctionne enfin comme marque de pol itesse .

Les degrés de déterminat ion du signe On ne peut manquer de remarquer que, au premier niveau de la définition du signe icon ique, i l s'opère, d'une manière apparemment contradictoire avec le principe de la séparation entre l'aspect pertinent et le contexte (entre le fondement et l'objet), une i dentification entre le point de vue du signe en soi et le point de vue de sa relation avec un contexte, soit entre le qualisigne et le signe iconique. Si le signe iconique n'est pas nécessairement un qualisigne, bien q u'il comporte, en tant que sin signe ou légisigne, une qualité qui le fonde à fonctionner comme icône, en revanche, un qualisigne est nécessairement une icône. J I y a là, selon Habermas, un très sérieux achoppement pour la pensée, car, non seulement le statut de l ' icône s'avère problématique à l ' intérieur de la partie sém iotique du s�stème de Peirce, mais encore cctte difficulté se répercute au I11veau de l'articulation entrc le domaine sémiotique et son complément ontologique :

«Le concept de qualité doit d'une part désigner le moment d' immédiat ion dans les sensations sinf,'Ulièrcs et d'autre part pourtant inclure une fonction représentative élé-mentaire. La tentative de déduire cette qualité par les moyens de la logique du langage est vouée à l'échec. Ou bien la qua-lité correspond au substrat du signe, et n'est pas iconique, ou bien elle conserve son caractère de copie : elle ne peut alors être

1 2 2 6 . . . . . 4 • Coll. Pap . • p. 143 • ECl lrs . . . , p. 1 39.

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--La théorie piercienne dans son cadre sémiotique : la question de l 'icône --

coordonnée qu'au symbole représentant et n'est plus

immédiate» 1 .

E n raison d u caractère approximatif de cette tenninologie vls-a-vis de la gril le des concepts peirciens, il convient de reveni r à une fonnulation plus orthodoxe, afin de tester la validité de l 'objection . Le qualisigne est donc signe comme qualité, une qualité qui est un signe : cela signifie que, d'un côté, la fonction signe s'applique à lui en tant que qualité mais, d'un autre côté, que le fait d'être une qualité n'impl ique pas, par lui seul, le statut de signe. Dans le langage des catégories ontologiques (ce sera ma seule i ncursion dans ce domaine), le qualisigne ressortit doublement à la «priméité» : en tant qu 'aspect pertinent (vis-à-vis du contexte et de l ' interprétant) et en tant qu'espèce d'aspect pertinent (vis-à-vis du sinsigne et du légisigne) ; néanmoins, c'est une priméité (de priméité) qui ne fonctionne qu'à l 'intérieur d'une tiercéité, celle du signe : si l'on peut i soler théoriquement l 'aspect pertinent des autres dimensions de la triade sémiotique fondamentale, i l ne peut y avoir signe au sens propre que dans le cadre de cette triade2. Autrement dit, quand o n parle de qualisigne, on présuppose automatiquement l a total i té du circuit sémiotique ; on n 'affinne pas qu'une qualité peut être un signe en tant que qualité, mais plutôt qu'un signe peut être une qualité en tant que signe.

C'est pourquoi la formulation : « le qualisigne est iconique quia taUs » prête à confusion ; elle signifie que le qualisigne ne peut pas être plus qu'iconique, s'il est purement et simplement qualisigne ; cela ne signifie pas qu'i l est iconique en tant que qualisigne purement et simplement. Dans le langage des catégories, l ' icône ressortit à la « secondéité » en tant que relation au contexte (à l 'objet), et à la «priméité» en tant qu'espèce de cette relation (vis-à-vis de l'indice et du symbole) ; néanmoins, c'est là encore une pri méité de secondéité qui ne fonctionne qu'à l ' intérieur d'une tiercéité, celle du signe3 . Autrement dit, en tant que priméité, l ' icône est un type de relation au contexte qui peut se concevoir, que celui-c i «existe

1 CO/lnaissance et Intérêt, op. cit. , p. 140. 2 «Il faut qu'i l existe un environnement qui limite le fondement et le détermine à être un signe pour un interprétant de quelque chose qui existe dans ce contexte» (Savan, op. cit. , pp. 1 5- 1 6).

.

3 «Lorsqu'il est seul, le fondement est un signe virtuel, mais ce n'est pas encore un signe. Lorsqu'ils sont ensemble le fondement et l'objet constituent également un signe virtuel. Sans l'interprétant ce ne sont pas encore véritablement des signes» (Savan, ibid. , p. 1 3).

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réel Iement ou non »1, puisque son être de signe se l im ite aux «caractères qu'il possède», à sa «nature i nterne»2 ; en tant que secondéité (incluant la priméité), l'icône nécessite un rapport au contexte (un «renvoi à l 'objet») et donc l'existence de ce dernier, sans quoi il «n'agit pas comme signe»3. Du point de vue, par conséquent, de la tiercéité fondamentale qui surdétermine toute sémioticité, i l convient de ramener le rang où le signe est considéré (priméité, secondéité et tiercéité) à la relation entre ce rang et le fait qu'il s'inscrit dans le processus sémiotique, à un double n iveau : le caractère propre du signe et son action comme signe -seulement le caractère propre s'il s'agit de l 'aspect pertinent, mais l'action comme signe s'il s'agit du contexte. La théorie ne fait ici que se substituer à l ' interprétant qui s'introduit dans chaque relation s�miotique particulière pour représenter le l ien entre le caractère du signe et son action comme signe :

Caractère du signe Action comme signe

Qualisigne Qualité Matérial isation

Icône Ressemblance du Existence avec un référent "objet" possible

I-!abermas broui lle les pistes en parlant, ici, de « substrat matériel du signe » : pour Pei rce, la matérial ité n'est pas ce qui détermine la qual ité du signe . La qualité est dans le substrat matériel, mais e lle en est sémiotiquement indépendante ; de même, el c 'est là un trait fondamental de l 'iconicilé la ressemblance présuppose un « objet » (à la fois au sens précis d ':me chose représentée et au sens large du cO�ltexte) , mais elle est sémiotiquement indépendante de son eXistence réelle (1' «objet» 11 ' est pas nécessairement un modèle qu' on copie) ; de même encore, le l ien entre le qualisigne et l ' icône est indépendant de la matérialisation de l'aspect pertinent et de l'existence d 'un contexte auquel ce fondement renverrait : c'est par le fait que le qualisigne est indéternliné, logiquement antérieur à toute actual isation, qu'il ne peut donner lieu qu'à un type de renvoi lui-même indétenn iné au contexte, et lui-même antérieur à tout actualisation. Ce renvoi est à la fois indétemliné et déterminant ; i l est déterminant en tant qu'il instaure la relation au contexte, mais il reste indétenniné en tant que le type de relation au conte xte (secondéité) est de l 'ordre de la priméité. Pour que l ' aspect

1 2 247 C Il P . E' . ' 1 40 . , o . ap. , p. 143 , Cl ltS . . . , p. . 2 8.335, Coll. Pap. , p. 228. 3 2.247, ibid.

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pertinent soit déteml iné, en tant que tel , i l faut qu'il se matériali se réel lement, donc qu'il soit un s insigne ; pour que la relation au contexte soit déterminée il faut qu'elle existe réel lement donc que cette relation soit indiciel le. Et ainsi de suite, comme le montre le tableau suivant :

1 . Indétermination du signe Qualisigne IndétemlÏnation de l ' aspect pertinent Sinsigne Détermination de l ' aspect pertinent Légisigne Sémioticité de l 'aspect pertinent

2. Détermination du signe Icône Indétermination de la relation au contexte Indice Détermination du rapport au contexte Symbole Sémioticité du rapport au contexte

3. Sémioficité du signe Rhème Indétemlination de l ' interprétant Dicisigne Déterm ination de l ' interprétant Argument Sémioticité de l ' interprétant

Au regard de mon propos, il étai t inévitable de mettre en évidence ce système, en passant par l'explicitation de ces aspects les ' plus complexes, mais seules restent utiles les propositions suivantes :

( 1 ) La qualité est de l'ordre du simple possible, ce qui veut dire que la matérial ité du signe est indépendante de sa qualité et que traiter l 'aspect pertinent du signe comme matériel c'est le considérer comme sinsigne . (2) L'iconicité est de l 'ordre du possible, ce qui veut d ire que l'existentialité du signe n'agit pas sur son caractère iconique et que traiter le contexte comme existant, c'est le considérer comme indice . (3) Traiter sémiotiquement l 'aspect pertinent et la relation au contexte, c'est supposer que le premier peut être « lu » comme légisigne et que la seconde peut être considérée comme conventionnel le . (4) Traiter la sémioticité du signe pris globalement, c'est traiter le rapport avec l ' inte rprétant.

À l'aide de ces précisions, et en prenant l'exemple du tableau, on peut reconstituer le processus sémiotique qui part de l ' icône et va jusqu'au symbole, en adjoignant aux étapes explicites de la démarche iconographico-iconologique préconisée par Panofsky (étapes

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situées dans le contexte extrinsèque), les étapes implicites e t prél iminaires consacrées à l 'exploration du signe iconique dans son contexte intrinsèque) :

1. Contexte i ntrinsèque

1 . Degré zéro (ou degré propre) d'iconicité . Sur la base de qualités pures, prises pour aspect pertinent du tableau et prises tndépendamment de ce qui les détermine comme occurrences, o n peut avoir l e sentiment direct que quelque chose ou quelqu'un est représenté par ces qualités. C'est cet état mental que l'on connaît, lorsque, devant un tableau, on oubl ie que ce qu'il représente n'est pas la chose . Dans cet état de l'iconicité, on ne peut pas dire si la représentation renvoie à quelque chose ou à quelqu'un de précis ; o n ne discerne pas l' icône e t on n e peut pas encore l a nommer.

2 . Discernement de l'icône . Si l'on fait intervenir des indices internes, c'est-à-di re qui confèrent une existence réelle à l'aspect pertinent de l ' iconicité, on franchit un second degré : on fai t l'expérience concrète d e l'icône, par l'entremise des indices m

,atériels du support, de la peinture, de la représentation ; on fai t

l'epreuve d e l ' iconic ité sous l a forme d'un effet réel sur l'esprit. Par là-même, l 'icône est discernée, mais on ne peut toujours pas la nommer .

3 . Jugement sur l'icône. Si l ' i nterprétation ne se l imite plus à ces �pects purement factuels de l 'expérience concrète, mais si l 'on y Investit un savoir empirique, un habitus ordinaire permettant la reconnaissance des catégories d'êtres, de propriétés et de comportements, on atte int un troisième degré où l'icône n'est plus une simple affection indifférenciée ni le simple objet d'une expérience attestée, mais l 'objet d'un jugement2.

I On trouve dans Deledalle, Théorie el Pratique du signe, op. cit. , pp. 1 2 5 - 1 2 9, lUle application de la grille peircienne à la Jocol/de qui traduit en stricte temllnologie peirciemle les étnpes que je tente ici de présenter dans un langnge e<a l 1égé ».

.

2 Dcledalle évoque, à ce niveau, le cas de l'expert qui, rencontrant le tableau pour la pre�l1ière fois, accède à lm degré supplémentaire de jugement sur l'icône : «II va d� SOI qu'un historien d'art ou un critique d'art y verrait lIDe œuvre de la main de Leonard de Vinci si ce tableau était inconnu et que, si la Joconde avait servi de modèle à un nutre peintre, il pourrnit émettre l'hypothèse qu'on a retrouvé u n tableau de Léonnrd représentnnt ln Joconde ( . . . ) ) ; cet «habitus spécialisé ( . . . ) n'en serait" pas moins ( . . . ) hypothé-tique, faute de preuves dans le signe, puisque nous sonU11es en train d'ana-lyser l'objet immédiat qui n'est ni signé ni daté» (op. Cil. , p. 1 27). .

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II. Contexte extrinsèque :

4 . Indexation de l'icône . Si l 'interprétation considère maintenant le tableau comme une occurrence replacée dans son contexte p ropre, l ' icône (cernée-jugée) peut être mise en relation avec des indices externes contenus dans d'autres tableaux, dans des l ivres, divers documents . Ainsi s'instaure l 'expérimentation du signe iconique e n relation avec les indices qui permettent de le situer h istoriquement et, particul ièrement, de le nommer. L'étiquette ou la légende . de l 'image jouent ce rôle .

5 . L'icône comme symptôme . Si «le contexte sert d'indice au tableau», de même, « le tableau à son tour peut servir d'indice pour le contexte»! . C'est ce que Panofsky appelle son aspect symptomatique : le fait qu'il informe à son tour sur le savoir-fai re de son époque, sur sa mental ité , sur ses changements h istoriques, etc2.

6 . L'icône comme légisigne iconographique . L'inte rp rétation i conographique consiste à rapporter les icônes à des types iconographiques, par conséquent à les considérer comme des répliques de légisignes. On ne peut donc effectuer cette opération sans faire référence à un code externe, à une convention . La relation avec le contexte est donc symbolique .

7 . L 'icône comme symbole « philosophique » . L'inte rp rétation externe s'applique aux icônes indexées ou aux iconogrammes en impliquant un système philosophique, scientifique ou autre, qui leur confère la valeur emblématique de signe d'une pensée. Par exemple, « les femmes souriantes de Léonard» comme «répl iques de Caterina, sa mère», selon les propres termes de Freud3.

1 Ibid. , p. 128 . 2 Dans une note commentant l'Introduction des Essais d'iconologie de Panofsky, Bernard Teyssèdre remarque qu'« en associant cette notion de "symptôme" (selon Rudolph Carnap) à cette de "symbole" (selon Ernst Cassirer), Panofsky tente une difficile conciliation entre le néopositi-visme sémantique et la philosophie des fonnes symboliques, au lieu de mettre l'accent sur leur incompatibilité ( . . . ) » (Essais d'iconologie. Les Thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance ( 1 939), trad. par Claude Herbette et Bernard Teyssèdre, Paris, Gallimard, Nrf, Bibliothèque des sciences humaines, 1 967, p. 2 1 , note 2). Au sein de la théorie peircienne, i l n'y a nulle incompatibilité entre ces deux notions, puisque la relation indicielle est réversible ; mais, sans doute, cette théorie fait-elle l a synthèse entre les deux familles de pensée que Carnap e t Cassirer représentent respectivement. 3 Cité par Deledalle, op. cit. , p. 1 29.

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Remarques pour conclure L'icône pure n'est-elle pas purement théorique ? Cette question vient donc à l'esprit immédiatement après que l'on a constaté que la théorie pei rcienne de l 'icône justifie, contre toute attente , l'exclusive tacite qui écarte l ' iconicité du domaine opératoire de la méthode panofskienne, la maintenant recluse, inaccessible e t indéfinissable en deçà du processus cognitif par quoi s'effectuent, jusqu'à saturation, les virtualités de l'image. Cependant, cette justification est moins paradoxale que probable. Dans les termes de Pei rce, l 'œuvre de Panofsky fait office de méthode finalisée d'interprétation de la peinture, en ce sens qu'elle tend vers une connaissance complète et incontestable de cet art, restreint à un �orpus l imité (celui auquel l 'objectif est applicable) ; par conséquent, Il y a, au départ, une coïncidence entre la théorie de la connaissance du sémioticien et la méthode de connaissance de l 'h istorien, l'une décrivant la logique de la recherche que l 'autre met concrètement en œuvre, à savoir le mécanisme de l'expl icitation scientifique dont l'objectif est incessamment le progrès cognitif et qui a pour m oyen le symbole, seul signe créateur de connaissance. Il s'ensuit que les conceptions de Pei rce et de Panofsky sont faibles au même endroit : l ' iconologie ne s'adapte exclusivement qu'à la catégorie de la peinture symbolique ; la sémiotique présuppose que toute peinture est, en demière analyse, symbol ique. Elles échouent donc communément devant l'évidence que les différents genres picturaux Sont inégalement détemlinés vis-à-vis de la finalité cognitive, que les moins symbol iques d 'entre eux (la nature morte, par exemple), non seulement résistent à l ' intel lectual isation, mais ne semblent viser d'autre effet final que l ' icon icité . Comment la théorie ne céderait pas devant ce fait accompli, comment pourrait-el le de�eurer aveugle à la rational ité déficiente d'une définition de la peIn�ure qui méconnaîtrait que les genres dits d ' imitation manifestent plus purement que les genres symboliques la spécificité figurative ? À cet égard, ce qu'il s'agit de tenter de définir ce n'est p� l'icône pure, en tant qu'entité purement théorique, mais l ' lconicité picturale comme effet réel de toute image en n' importe qu�1 stade, peu ou prou final, où on l'appréhende ; tandis que, du P?Int de vue logique, l'iconicité représente une propriété possible de l'l�age en soi, indépendamment de l 'expérience que l'on peut e n fai re par l'entremise des indices qui lui servent de support, c'est, au contraire, parce qu'il entre en contact avec les indices dont i l fai t l'expérience réelle que le spectateur éprouve plus ou moins fortement le sentiment de l ' iconicité .

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