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LA THÈSE DE DURKHEIM ET LES FORMES CONTEMPORAINES DE LA DIVISION DU TRAVAIL

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LA THÈSE DE DURKHEIM ET LES FORMES CONTEMPORAINES DE LA DIVISION DU TRAVAILAuthor(s): Georges FriedmannSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 19 (Juillet-Décembre1955), pp. 45-58Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688924 .

Accessed: 14/06/2014 08:49

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LA THÈSE DE DURKHEIM ET LES FORMES CONTEMPORAINES

DE LA DIVISION DU TRAVAIL

par Georges Friedmann

Taylor, « Père de l'organisation scientifique » (1), a été, qu'il Fait ou non voulu, par ses méthodes d'analyse des temps et des mouvements, sa conception du chronométrage, le rôle qu'il assigne dans l'entreprise aux bureaux de préparation et de répar- tition du travail, à l'origine d'une évolution dont les étapes ont été après lui nécessaires - et rapides. En particulier, l'éclatement des tâches industrielles a été précipité par son action et celle de ses disciples. Or, en 1893, l'année même où, à Philadelphie, il décidait de se consacrer à la diffusion de sa doctrine en tant qu'« ingénieur consultant spécialiste en organisation systématique des ateliers et en prix de revient » (telle était l'inscription portée par son tampon commercial), Emile Durkheim, à peu de choses près son contemporain par la naissance et la mort, (2) publiait à Paris sa célèbre thèse sur La division du travail social qui demeure, aujourd'hui encore, l'effort de pensée le plus vigoureux appliqué à ce grand problème.

Retournons-nous donc vers cet ouvrage classique et confron- tons-le, sous l'angle des préoccupations qui sont désormais les nôtres, à quelques-uns des développements, au xxe siècle, des faits sociaux auxquels il est consacré.

La division du travail est, selon Durkheim, un fait inscrit dans l'évolution même de la vie. Dès l'Introduction de sa thèse, il rappelle qu'au regard de la philosophie biologique, inspirée d'Herbert Spencer et alors en vogue, un organisme occupe dans l'échelle animale une place d'autant plus élevée que ses fonctions

(1) Taylor est souvent ainsi désigné, aux États-Unis et ailleurs. Cf. la biogra- phie classique de Copley, Frederick Winslow Taylor, Father of Scientific Mana- gement (2 vol,. Harpers, New- York, 1923).

(2) Taylor : 1856-1915 ; Durkheim : 1858-1917.

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sont plus spécialisées (1). Il s'agit donc d'un phénomène dont les origines remontent à un passé infiniment lointain et qui, de ce point de vue, est contemporain de l'avènement de la vie dans le monde. Nos sociétés semblent suivre un courant qui entraîne l'univers vivant tout entier.

D'après le principe d'où Durkheim prend son départ et qui circule à travers toutes les parties de son ouvrage, la division du travail est essentiellement source de solidarité. « La division du travail suppose que le travailleur, bien loin de rester courbé sur sa tâche, ne perd pas de vue ses collaborateurs, agit sur eux et reçoit leur action » (2) : ainsi, dès l'origine, toutes les formes de division du travail qui n'engendrent pas la solidarité seront considérées comme pathologiques. C'est, au reste, dans un cha- pitre du livre III consacré aux « Formes anormales » que nous trouvons les principaux commentaires intéressant la division du travail industriel et les problèmes dont nous cherchons ici à cerner les contours.

Lorsque, dans la division du travail, les fonctions ne concourent pas, « c'est que leurs rapports ne sont pas réglés » (3). La division du travail ainsi dépourvue de réglementation est anomique. Dans cette catégorie, nous trouvons tous les cas où elle s'exerce sans avoir pour effet de produire la solidarité sociale. Il s'agit donc de déterminer les causes qui la font « dévier de sa direction naturelle ». On discerne avec une particulière netteté, dans le résumé que Durkheim a lui-même donné de ce chapitre, l'articulation de sa pensée. Dans la division du travail « normale », les fonctions concourent. Si ce concours fait défaut, c'est que le rapport des fonctions entre elles n'est pas ou est mal réglé. La division du travail est alors anomique. D'où pour Durkheim la nécessité d'une réglementation qui « normalement » dérive de la division du travail. D'où aussi, chez lui, une nostalgie du régime des corpora- tions qu'il a tenu à justifier dans l'importante préface ajoutée à la seconde édition de son livre, en 1902 (4). On peut dire, sans forcer sa pensée, qu'il voit dans « division du travail » et « régle- mentation du rapport des fonctions entre elles » des expressions synonymes. Pour éviter l'anomie il faut, dit-il encore, que « les organes solidaires » soient « en contact suffisant ou suffisamment prolongé. Ce contact est l'état normal » (5).

(1) Emile Durkheim, De la división du travail social, 4e édit., Paris, Alean, 1922 (désigné dans les notes suivantes par DT), p. 3.

(2) DT, p. 365. (3) DT, p. 415, Nous empruntons cette formule à la Table analytique rédigée

par Durkheim. (4) Cette préface est intitulée par Durkheim : « Quelques Remarques sur les

Groupements professionnels ». (5) DT., p. 415.

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LA DIVISION DU TRAVAIL

II y a donc, d'après ces principes, un état de la division du travail que l'on doit éviter de troubler, de faire dévier de son cours normal et bénéfique. Les formes contemporaines de la division du travail, les spécialisations de tâches qui, à l'époque où Dur- kheim écrit sa thèse, commencent à pénétrer dans les plus grandes entreprises, aux États-Unis mais aussi en Europe, sont à ses yeux des formes pathologiques où se manifeste l'anomie due à l'incoordination des fonctions. Auguste Comte voyait dans des phénomènes de ce genre (que son génie, soit dit en passant, avait eu l'intuition de discerner dans la première révolution industrielle du xixe siècle) un effet nécessaire de la division du travail dès qu'elle atteint un certain développement. Pour le créateur du positivisme, toute spécialisation, poussée trop loin, est source de désintégration. Comte est pessimiste quant à l'avenir de ce qu'il appelle « la répartition fondamentale des travaux humains » : elle aboutit à la dispersion si les « divergences individuelles » ne sont compensées par une discipline permanente propre à prévenir ou à contenir sans cesse leur essor discordant (1).

Durkheim ne perçoit nullement sous des couleurs aussi sombres le destin de la division du travail. A l'inverse de Comte, il pense qu'elle implique naturellement la solidarité, non la désintégra- tion. Mais pour cela il faut que toutes les conditions d'existence de la solidarité soient réalisées, et, au premier chef, que soit instituée « une réglementation suffisamment développée qui déter- mine les rapports mutuels des fonctions » (2). D'après lui (et ici l'orientation de sa pensée rejoint celle de Taylor), pour que la division du travail délivre tous ses effets bienfaisants, il faut que la manière dont les éléments nécessaires les uns aux autres concourent dans les circonstances les plus fréquentes soit « pré- déterminée ». En ce sens, le système taylorien du « Thinking Department » et des contremaîtres fonctionnels, enserrant l'ou- vrier dans un octuple réseau, l'eût satisfait. Mais, paradoxe qui montre déjà combien abstrait est son point de vue, il eût obli- gatoirement réprouvé comme « anormaux » les effets du système sur l'attitude mentale des assujettis.

En pénétrant plus avant sa doctrine, on s'aperçoit, au reste, que dans des conditions « normales », les règles de fonctionnement expriment, pour ainsi dire, la solidarité organique et l'accom- pagnent nécessairement. Elles « se dégagent d'elles même de la division du travail » et « en sont comme le prolongement » (3).

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CAHIERS INTERN. DE SOCIOLOGIE 4

(1) Cours de Philosophie positive, IV, p. 429 (DT, pp. 348-349). Pour Comte, l'organe indépendant qui, par-delà la diversité des fonctions spécialisées, réalise l'unité ne peut être que l'État ou le gouvernement.

(2) DT, p. 356. (3) DT, p. 357.

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Les règles ne font que la traduire d'une manière sensible et définie, dans le cadre d'une situation donnée. Ailleurs, pourtant, Durkheim déplore l'absence de réglementation « qui ne permet pas l'harmonie régulière des fonctions » (1). Il y a là, chez ce grand logicien, une singulière contradiction.

A vrai dire, pour expliquer les formes anomiques de la divi- sion du travail et particulièrement celles qu'à développées la production industrielle, il invoque le plus souvent le défaut de réglementation. La vie industrielle présente désormais, dit-il, de nouvelles conditions : extension de l'industrie parallèle à celle du marché, machinisme, fatigue du système nerveux, séparation de l'ouvrier d'avec sa famille et son employeur, « enrégimenta- tion ». Les transformations provoquées par les révolutions indus- trielles ont été si rapides que « les intérêts en conflit n'ont pas encore eu le temps de s'équilibrer » (2).

Durkheim n'a donc pas méconnu les effets dégradants de la spécialisation industrielle. Il ne les nie pas, certes, mais conteste qu'ils découlent nécessairement de la division du travail.

L'ouvrier, dit-on souvent, se trouve « réduit au rôle de machine ». Le commentaire de Durkheim à ce propos vaut, par la pénétration et l'actualité de la pensée, d'être cité, surtout si l'on songe qu'il est écrit par un homme de cabinet, au moment où la production de grande série commence à peine sa carrière aux États-Unis : « En effet, si (l'individu) ne sait pas où tendent les opérations qu'on réclame de lui, s'il ne les rattache à aucun but, il ne peut plus s'en acquitter que par routine. Tous les jours, il répète les mêmes mouvements avec une régularité monotone, mais sans s'y intéresser ni les comprendre (...) On ne peut rester indifférent à un pareil avilissement de la nature humaine (3) ». Après avoir, au passage, écarté le pseudo-remède d'une « instruction générale » à ses yeux incapable de combattre les méfaits de la division du travail anomique (et l'on sent ici poindre chez lui les proches désillusions de l'expérience des Universités populaires), Durkheim reprend son argumentation et se replace dans les rouages de son système.

De tels faits, poursuit-il, existent. Ils sont incontestables, déplorables. Mais il n'est pas vrai qu'ils soient une conséquence nécessaire de la division du travail : celle-ci ne les produit que « dans des circonstances exceptionnelles et anormales ». Pour

(1) DT, p. 358. (2) DT, p. 362. (3) DT, p. 363.

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LA DIVISION DU TRAVAIL

qu'elle puisse se développer sans avoir sur l'esprit du travailleur ces influences désastreuses, point n'est besoin de la tempérer par son contraire (« l'instruction générale ») : « il faut et il suffit qu'elle soit elle-même, que rien ne vienne du dehors la déna- turer. » (1)

Voici enfin, situé en pleine lumière, le cadre idéal dans lequel Emile Durkheim place les conditions « normales » de la division du travail. Lorsqu'elles sont réalisées, l'individu ne s'enferme pas étroitement dans sa spécialité : bien au contraire, il se tient en rapport constant avec les travailleurs auxquels sont dévolues les fonctions voisines de la sienne, prend conscience de leurs besoins, des changements qui interviennent dans leurs occupa- tions, etc.... La division du travail véritable, « normale », implique que le travailleur n'est pas replié sur sa tâche, mais demeure tourné vers ceux qui l'entourent, les influençant et influencé par eux. Simultanément, et par là même, il sait que son action tend vers un but dont il aperçoit au moins les principaux contours.

Les indications de Durkheim demeurent ici bien imprécises et on est en droit de se demander si le travail d'un ouvrier est nécessairement pénétré de solidarité et d'intérêt simplement parce qu'il comprend « que ses actions ont une fin en dehors d'elles mêmes » (2) et si cette vague motivation suffit pour transfigurer dans sa conscience une activité parcellaire et uniforme. Néan- moins, en soulignant que des tâches très spécialisées peuvent être métamorphosées, au regard et dans l'esprit de leurs opéra- teurs, lorsqu'elles sont reliées à celles qui les entourent et péné- trées de finalité, Durkheim touche une note très moderne et qui n'est pas étrangère au marxisme. Au temps où, entre les deux guerres, la psychotechnique soviétique se préoccupait de ces problèmes, elle manifestait, appuyée d'observations dans les ateliers et chantiers, une orientation qui eût enchanté Durkheim en affirmant que 1'« intégration du travailleur dans la société socialiste » confère à ses tâches parcellaires (même à celles du travail à la chaîne) un caractère différent de celui qu'elles ont dans l'entreprise de type capitaliste (3).

Il est particulièrement intéressant de noter que parmi les formes « anormales » de division du travail, Durkheim inclut celle où le contenu des tâches a été excessivement réduit par un éclatement trop poussé, c'est-à-dire précisément le cas des tâches

(1) DT, p. 364. (2) DT, p. 365. (3) Cf. particulièrement les travaux d'I. N. Spielrein, A. I. Kolodnaïa,

S. Gellerstein et W. Kogan ; le compte rendu des communications soviétiques à la VII« Conférence internationale de Psychotechnique (Moscou, 1931) et le manuel de I. M. Bourdiànsky (en russe), Principes de la Rationalisation de la Production, Moscou, Gos-sotsekizdat, 3e édit., 1934.

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multipliées, durant le quart de siècle qui a suivi sa mort, par l'industrie « rationalisée » de notre temps. « La solidarité dépend très étroitement de l'activité fonctionnelle des parties spécia- lisées*^..). Là où les fonctions sont languissantes, elles ont beau être très spéciales, elles se coordonnent mal entre elles et sentent incomplètement leur mutuelle dépendance. » II note encore, à ce propos, que le premier soin d'un chef intelligent et expérimenté doit être de « supprimer les emplois inutiles, de distribuer le travail de manière à ce que chacun soit suffisamment occupé, d'augmenter par conséquent l'activité fonctionnelle de chaque travailleur ». Ce sont là des principes d'action fort justes, au reste plus difficiles à réaliser dans la pratique d'une entreprise ou d'une administration que Durkheim ne le semble croire (1).

Mais Durkheim va plus loin, en faisant intervenir la notion de continuité du travail qu'il croit pouvoir lier au degré de l'acti- vité fonctionnelle. Une diminution de celle-ci, affirme-t-il, la rend discontinue. Inversement, un accroissement entraîne, du même coup, davantage de solidarité parce que les fonctions d'un organisme ne peuvent devenir plus actives qu'à condition de devenir plus continues (2) : affirmation qu'à contredite l'évolu- tion réelle du travail dans l'industrie du xxe siècle. Durkheim admet que dans les entreprises où les tâches sont subdivisées, où le contenu de l'activité de chaque travailleur est réduit au- dessous de ce qu'il devrait être « normalement », les différentes fonctions sont trop discontinues pour être ajustées et coordon- nées les unes aux autres. Pourtant, l'Organisation scientifique du travail depuis Taylor a eu parmi ses principes essentiels celui d'introduire dans les ateliers, en même temps qu'une division très poussée des opérations par l'analyse des temps et mouve- ments et le chronométrage, un ajustement rigoureux et minuté des tâches entre elles, grâce aux « fiches d'instruction », au dispat- ching et au planning. Toutes les formes de travail à la chaîne donnent l'exemple d'opérations inachevées où l'activité fonction- nelle est très réduite et qui néanmoins sont continues et coor- données : ce qui ne signifie pas qu'elles soient porteuses de soli- darité organique au sens où l'entendait le grand théoricien de la sociologie contemporaine.

En fait division du travail et continuité s'accompagnent souvent, aujourd'hui, d'une diminution du contenu de chaque unité de travail accomplie par 1'« ouvrier spécialisé ». La réduction de la journée de travail, le passage de sa grandeur extensive à une grandeur intensive, à une intensification, ont été analysées

(1) DT, pp. 383-384. (2) DT. p. 386.

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LA DIVISION DU TRAVAIL

par Marx dans des pages classiques du Capital. Il a montré comment cette évolution conduit à une tension supérieure de l'effort ouvrier et en même temps à «un remplissage plus serré des pores du temps de travail » (1). Si l'on tient compte de la capacité de l'effort individuel, qui est en raison inverse de sa durée d'application, on constate qu'il y a une longueur optima de la journée de travail, pour laquelle le rendement journalier est maximum. C'est ce qu'ont démontré les recherches de la psycho-physiologie particulièrement celles, au lendemain de la première guerre mondiale, de 1'« Industrial Fatigue Research Board », en Angleterre (2).

Par ailleurs, le chronométrage taylorien et ses succédanés, tendus vers l'efficience immédiate, font la chasse aux unneces- sary delays, aux « temps morts », ce qui est une autre expression imagée de ce que Marx désignait par les « pores » de la journée de travail. Le facteur intensité, dont l'importance n'a cessé de croître dans l'industrie « scientifiquement organisée », a échappé à Durkheim. Aussi n'a-t-il pas vu que l'intensification de tâches parcellaires s'affirme en même temps que se dégrade l'activité fonctionnelle de l'ouvrier. Ce serait l'endroit de noter une grave confusion de termes d'après laquelle l'ouvrier « spécialisé », l'O. S., voué à des opérations répétées et parcellaires dont l'indus- trie offre aujourd'hui d'innombrables exemples, possède une « spécialisation » correspondant à une activité fonctionnelle, telle que la comprend Durkheim. L'ouvrier fixant quelques écrous et boulons sur un châssis d'automobile, l'ouvrière perçant à l'aide d'une petite poinçonneuse, un trou, toujours le même, dans des platines de montre, n'ont pas de « spécialisation». Plus qu'une habileté, il y a chez eux une agilité obtenue grâce à des coordina- tions neuro-motrices qui, à la longue, engendrent automatisme et routine. Leur activité n'est pas l'application, à un secteur déterminé, d'un apprentissage polyvalent ou d'une culture de base. Elle n'a rien à voir, par exemple, avec celle du mécanicien spécialisé sur la machine à tailler les engrenages ou encore moins avec celle du laryngologue ou du neuro-chirurgien. Nous revien- drons plus loin à ces problèmes et notons ici seulement que l'in- tensité et la continuité si caractéristiques, à notre époque, de la production rationalisée, vue dans son ensemble, s'accompagnent très souvent, chez l'opérateur considéré individuellement, d'une

(1) Karl Marx, Le Capital, t. I. chap. XIII, ni : Réaction immédiate de l'exploitation mécanique sur l'ouvrier (trad, franc, édit. Molitor, Paris, 1928, t. III, pp. 62 et suiv.).

(2) Cf. nos Problèmes Humains du Machinisme industriel, nouvelle eau., Paris, 1955, pp. 82-83 ; et G. S. Myers, Industrial Psychology, Londres, 1929, p. 73.

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dégradation de l'activité fonctionnelle. Si l'on observe sans préjugé théorique la division du travail telle qu'elle se pratique chaque jour, dans nos ateliers, nos mines, nos chantiers, nos bureaux, elle est loin de présenter les traits - et les vertus - que lui attribuait Durkheim.

* *

On voit d'ores et déjà quelques-unes des limites de cette doctrine si impérieuse en apparence, si bien bouclée et, à l'instar d'autres parties de cette grande œuvre, contraignant l'esprit plutôt que le persuadant. Si Durkheim avait vécu, il aurait été obligé, afin de maintenir dans sa pureté la thèse de la solidarité organique, de considérer comme « anormales » la plupart des formes que le travail a prises dans nos sociétés, aussi bien dans l'industrie que dans l'administration et même, récemment, dans le commerce (je pense aux supermarkets américains).

Si la division du travail « normale » suppose que le travailleur est relié à ceux qui l'entourent, maintenu au courant de ce qu'ils font et des changements de leurs tâches, lié à eux par des influences fonctionnelles et réciproques, alors l'on rejette hors d'elle, par définition, la plupart des tâches semi-qualifiées telles qu'elles sont réellement exécutées, de nos jours, dans l'industrie, le commerce, les bureaux et même l'agriculture.

La mécanisation et la rationalisation, inspirées de la foi quasi-mystique des ingénieurs dans l'éclatement des tâches, ont vigoureusement accentué ce processus au cours du récent demi- siècle. Pour Durkheim, plein du souvenir de la grande époque des corporations, persuadé que « l'absence de toute institution corporative crée, dans l'organisation d'un peuple comme le nôtre, un vide dont il est difficile d'exagérer l'importance » (1), l'intro- duction d'une réglementation coordinatrice des fonctions per- mettrait de « libérer » la solidarité inhérente à la division du travail. Ailleurs, nous l'avons noté, il semble croire qu'il suffirait de supprimer les circonstances qui l'ont dénaturée pour qu'elle retrouve ses vertus naturelles. Tout cela, il faut l'avouer, paraît assez abstrait et, malgré l'appareil logique, demeure indécis, flottant - ce qui est rare chez Durkheim. En fait, pour permettre aux tâches divisées de reprendre un sens, certaines conditions jouent un rôle fondamental que Durkheim n'a pas mesuré : avant tout, l'égalité économique et sociale qui, faisant de l'ou- vrier un membre de plein droit de la collectivité à laquelle il appartient, lui enlèverait le sentiment plus ou moins conscient, mais quasi-universel en France, que son effort n'est pas équita-

(1) DT, préface à la 2* édition, p. XXXIV.

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blement rétribué, qu'il est « exploité », et l'inciterait à redonner une valeur tout autre aux tâches, même fragmentaires, qu'il exécute.

Mais cela même n'est pas suffisant. Nombreuses sont les tâches créées par la division du travail dans la phase actuelle de son évolution, que l'observateur impartial, non obnubilé par l'esprit de système, ne peut considérer comme porteuses, en soi, de soli- darité. Les micro-unités de travail, si elles constituent le seul lot de l'ouvrier et de l'ouvrière, rivé à elles durant des semaines, des mois, des années, ne peuvent être transfigurées par la soli- darité. Une des découvertes simultanées de la sciences du travail et de l'industrie au xxe siècle (et c'est pourquoi nous avons insisté sur les enquêtes et expériences récentes) est que la division du travail doit être dépassée. Les réactions actuelles contre l'éclate- ment des tâches, la multiplication des tentatives de transfert, de rotation, voire d'élargissement montrent qu'e/i soi la division du travail peut ne pas être quelque chose de bon et qui ce serait, après tout, une solution trop facile que de décréter « anormales » l'immense majorité de ses manifestations dans notre civilisation technicienne.

Emile Durkheim a situé haut, trop haut sans doute, et loin des faits concrets de l'industrie, de l'administration, du commerce, la plupart des exemples à l'aide desquels il a pensé son système. Aussi la réalité, qui divergeait déjà de ses théories à l'époque où il les a conçues, n'a pas tardé à s'en écarter davantage encore. La technique, née du constant progrès des sciences physico- chimiques, s'en est mêlée. L'intense et multiforme développe- ment du machinisme ne s'est pas encadré dans ses concepts.... Les ouvriers travaillant sur une chaîne d'assemblage ne sont pas occupés à des « combinaisons éphémères », à des « échanges particuliers » (1). Les tâches parcellaires qu'ils effectuent, procé- dant du simple au complexe, sont continues, strictement organisées et coordonnées par les ingénieurs des bureaux d'études. Et pour- tant, elles ne créent nullement, par elles-mêmes, un réseau de liens permanents, une solidarité organique au sens durkheimien du terme.

* * *

En fait, dans la période de l'évolution industrielle où nous nous trouvons, et en limitant l'observation aux entreprises de type capitaliste, les phénomènes de solidarité, en dehors de toute idée préconçue, s'y manifestent sous des formes étrangères aux catégories durkheimiennes.

(1) DT, pp. 357-358.

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On y note, tout d'abord, une interdépendance commandée par l'organisation technique de la production, la rationalisation, les modes d'éclatement des tâches et cela aussi bien dans les ateliers, les bureaux que dans les firmes modernes de grands magasins et maisons de commerce. L'ouvrière d'horlogerie qui place toute la journée un axe de montre dépend de celles qui ont percé les trous dans la platine, l'ouvrier d'une [équipe de charcutiers mécanisés qui ficelle une saucisse dépend de celui qui surveille le remplissage du boyau. A leur tour, l'ouvrier qui fixe l'ancre ou le spiral, celui qui découpe les saucisses achevées, dépendent des camarades qui les précèdent, et ainsi de suite jusqu'aux dernières tâches de finissage et d'empaquetage du produit.

Cette interdépendance existe dans la plupart des travaux de l'industrie de série, caractérisée par des groupes de machines travaillant en cycles, ce qui tend aujourd'hui à être le cas le plus fréquent. Mais, bien que moins apparente, elle n'est pas absente des tâches accomplies par des ouvriers sur des machines dites « individuelles » et qui néanmoins (une presse, une foreuse, une mortaiseuse) sont liées aux opérations effectuées, dans d'autres parties de l'atelier, par d'autres machines.

En revanche, cette solidarité mécanique est la plus visible et comme inscrite dans toutes les tâches accomplies « à la chaîne », dont le trait distinctif est présicément d'aller du simple au complexe et d'être faites continûment : les Allemands et les Russes les dénomment, bien mieux que nous, les uns, Flies- sarbeit (« le travail fluent »), les autres nepririvnii potok (« le torrent qui-ne-s' arrête-pas »). Les ouvriers sont eux-mêmes insé- rés dans un ensemble dont chaque poste de travail est un élément et les tâches s'emboîtent les unes dans les autres à l'instar des pièces ainsi usinées ou assemblées. Il ne s'agit donc pas de la solidarité née de segments similaires, comme dans la solidarité « mécanique » de Durkheim, mais au contraire de segments très différents et dont l'ensemble, néanmoins, n'engendre pas néces- sairement une solidarité « organique ».

Cette phase de l'évolution implique donc une interdépendance commandée par la structure matérielle de la production. Le « schéma d'activité », selon la terminologie de G. C. Homans, détermine alors le « schéma d'interaction » d'après lequel opèrent les travailleurs (1). On trouverait des exemples homologues dans les tâches coordonnées des mécanographes, dans celles, aussi, des employés et vendeurs de la grande administration et du commerce. Dans quelle mesure et dans quelles conditions

(1) G. C. Homans, The Human Group, New- York, Harcourt Brace, 1950, p. 101.

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LA DIVISION DU TRAVAIL

cette interdépendance technique est-elle susceptible, à elle seule, de créer des sentiments d'interdépendance morale ? C'est ce qui, à notre connaissance, n'a jamais été étudié par des méthodes d'investigation scientifique. Il est probable que celle-ci décèlerait des cas très divers. Nos propres expériences dans les ateliers, les témoignages d'ouvriers et d'observateurs participants nous font croire que l'interdépendance mécanique ne suscite pas nécessai- rement la solidarité morale et que bien d'autres facteurs inter- viennent ici, au premier rang desquels la structure et la qualité de l'organisation technique elle-même. Si celle-ci est défectueuse, si, par exemple, le flux des matières premières ou des produits finis est mal assuré, l'étroite interdépendance des tâches provoque souvent, chez les opérateurs, de l'irritation, de l'énervement et dresse les individus les uns contre les autres. Au contraire, si elle est bonne, si les tâches sont bien définies en fonction des aptitudes et du rythme de chacun, si les opérateurs sont visibles les uns par les autres (Uebersichlichtkeit)^), si, enfin, la vitesse du flux est justement calculée, alors l'interdépendance mécanique peut favoriser la naissance de sentiments d'interdépendance morale.

Mais la solidarité sociale, celle qui unit des travailleurs se sentant indispensables les uns aux autres, liés par des intérêts et un but commun, est autre chose et bien plus que cela. Il faut ici, dans la réalité actuelle, distinguer deux modes de solidarité : la solidarité d'entreprise, rassemblant tous les membres du person- nel d'une firme, usine, grand magasin, chantier, mine, etc., donc intérieure à la collectivité-entreprise ; et la solidarité ouvrière débordant l'entreprise, liant les membres salariés de son personnel à d'autres ouvriers, employés, mineurs, etc., d'autres entreprises. C'est elle que le marxisme, appuyé sur sa théorie des classes sociales, désigne par « solidarité de classe », c'est d'elle qu'à travers la « lutte des classes » il fait le centre de son explication des cou- rants politiques et sociaux et le principal instrument de sa dyna- mique révolutionnaire. C'est elle aussi qui constitue, malgré leurs divergences théoriques et pratiques, un dénominateur com- mun des formes variées d'action syndicale.

Dans l'entreprise capitaliste de type traditionnel, là où le personnel des ateliers et bureaux est presque exclusivement composé de salariés, sans aucune participation responsable à la gestion de l'affaire et à la répartition des bénéfices, la solidarité interne est souvent très réduite : l'ouvrier, l'employé, sont très peu intégrés à l'entreprise. « L'esprit de corps » est faible et, comme disent couramment les Américains en usant d'un terme

(1) Cf. Hans Rupp, C. R. de la I Ve Conférence Internationale de Psychotechnique, Paris, Alean, 1929, pp. 235 et suiv.

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qui revêt ici pour nous une profonde signification, le personnel se montre alors peu « coopératif » ( cooperative). Le puissant mouvement des « relations industrielles », celui des « relations humaines » qui le prolonge aujourd'hui sous un autre nom, ont précisément pour but, en pénétrant de plus en plus d'éléments psychologiques l'Organisation scientifique du travail, d'augmen- ter l'esprit de coopération, la solidarité morale dans lá collecti- vité-entreprise. Ils ont, sans nul doute, obtenu en ce sens d'appré- ciables résultats aux États-Unis et dans certains pays européens, mais rarement en France. Nous renvoyons ici à l'étude que nous en avons faite par ailleurs et à la distinction que nous avons proposée à ce sujet entre courants centripètes, tendant à augmenter la solidarité interne de la collectivité-entreprise, et courants centrifuges qui visent à l'affaiblir (1).

La solidarité ouvrière, au contraire, déborde le cadre d'une entreprise particulière. Elle exprime l'analogie dans les rapports de production, dans les conditions de travail et d'existence et, bien entendu, peut être très nuancée par des différences de quali- fication, de profession, d'appartenance syndicale, d'origine ethnique ou nationale, de croyances religieuses. Néanmoins, si on prend l'exemple d'une équipe de cent ouvriers et ouvrières travaillant à une chaîne de montage de réveils dans une grande usine d'horlogerie, ce n'est pas l'interdépendance des opérations imposées par la division du travail qui suscite dans ce groupe humain un sentiment de solidarité morale, un réseau de liens durables. Ce n'est pas leur statut technique qui suscite (du moins principalement) ce sentiment, mais leur statut social, la conscience quotidienne de leur commune condition devant l'employeur (patron ou ses représentants) et, en général, dans la société dont ils font partie.

La solidarité, c'est ce que retrouve Georges Navel à l'usine lorsqu'après l'avoir fuie, après avoir gagné sa vie dans les métiers de la terre et du bâtiment, il se fait admettre, muni de faux certi- ficats, à un essai d'ajusteur mécanicien dans une grande usine d'automobiles (2). Pendant qu'il travaille, inquiet, rouillé par sa longue absence des ateliers, un gars de son âge vient le voir, l'encourager, lui porter une ampoule électrique pour qu'il voie plus clair, de l'outillage, s'assurer que l'ajustage s'annonce bien. Cette forme active de solidarité ne nait pas de la division du travail elle-même, c'est évident, ni celle dont fait preuve le délégué d'usine qui, une fois le temps d'essai largement dépassé, réconforte Navel, le rassure, lui annonce qu'on l'embauchera

(1) Problèmes humains du machinisme industriel, nouv. édit., 1955, p. 316. (2) Georges Navel, Travaux, Paris, Stock, 1945, p. 217.

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malgré tout pour des tâches plus simples. Il faudrait ici dire en quoi la solidarité ouvrière appelle l'organisation syndicale qui en est même un des visages. Pour beaucoup d'ouvriers, et tant qu'ils ne sont pas déçus par lui, le syndicalisme n'est pas seule- ment et même pas essentiellement la défense de leurs intérêts : c'est une expression visible, un symbole concret de solidarité, un réseau de liens humains dans la jungle industrielle.

* * *

Nous voilà loin des schemes durkheimiens d'après lesquels la solidarité serait l'essence même de la division du travail et s'épanouirait toutes les fois qu'on laisse celle-ci jouer normale- ment et manifester, grâce à une réglementation implicite, « l'har- monie naturelle des fonctions ». La solidarité morale est, en fait, étroitement dépendante de la structure de la société et des rap- ports que celle-ci institue entre producteurs.

Ajoutons qu'à l'intérieur de la collectivité ouvrière d'entre- prise existent souvent des formes de solidarité correspondant à des affinités ethniques et religieuses, celle qui peuvent rapprocher des manœuvres Nord Africains dans une grande usine de la banlieue parisienne et des ouvriers Noirs dans une entreprise de Chicago ou de Detroit, suscitant des groupements qui tendent à se fondre dans la solidarité d'action syndicale. Ces courants n'ont rien à voir avec la division du travail mais tirent en grande partie leur origine de la communauté d'états de conscience par laquelle, dans la société globale, Durkheim définissait la solida- rité mécanique. Celle-ci, par les ressemblances qu'elle implique, les sympathies qu'elle engendre, devrait préparer le terrain pour la solidarité organique (1). L'expérience des ateliers est bien différente et l'on voit combien la terminologie durkheimienne, face aux réalités contemporaines, s'applique difficilement, combien de confusions elle risque de susciter.

Parmi celles-ci, notons que la solidarité ouvrière, exprimée par des comportements quotidiens dans l'atelier et, à une plus vaste échelle, par la lutte pour l'amélioration des conditions de vie, par l'organisation syndicale, pourrait, en langage durkhei- mien, être elle-même assimilée à une forme de « solidarité méca- nique » définie par rapport à une collectivité de producteurs rapprochés par des « états de conscience. » Mais ce serait encore, en s'efforçant coûte que coûte de maintenir la doctrine, reconnaître que la réalité s'en est écartée. Car l'évolution contemporaine des techniques, tout en précipitant la spécialisation des fonctions,

(1) Gomme l'observe G. Bouglé, Théories sur la division du travail, Qu'est- ce que la Sociologie? Paris, Alean, 1921, pp. 140-141.

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aurait en ce cas, contrairement à ce que prévoyait Durkheim, énormément accru non le secteur de la solidarité organique (même sous sa forme anomique) mais celui de la solidarité méca- nique.

Dans son rapport consacré aux « théories sur la division du travail», publié en 1903 dans L'Année Sociologique, G. Bougie, plus tard un des maîtres de l'école sociologique en France, alors jeune disciple de Durkheim, insistait avec perspicacité sur les conditions indispensables pour que la division du travail pro- duise réellement dans la société les effets bienfaisants décrits par Durkheim. Il notait, au cours d'une analyse minutieuse, que « de l'apologie présentée par M. Durkheim » se dégage « une impression presque aussi pessimiste que celle que cherchaient à donner les critiques socialistes de la division du travail » (1). En particulier, il observait que, pour que celle-ci porte tous ses bons fruits, il faut que les fonctions de chacun soient choisies en toute liberté. Mais, dirons-nous, n'est-ce pas là déjà, dans notre société, un rare privilège? S'il n'y a pas, continuait G. Bougie, correspondance entre les métiers et les aptitudes, si nombre d'individus sont à chaque instant rebutés par leurs occupations quotidiennes, « si leur profession est leur ennemie intime », les spécialisations sont manquees et il devient impossible de les harmoniser. Un dangereux malaise s'ensuit, encore aggravé si par ailleurs la société, par l'inégalité des chances au départ, octroyant aux uns une éducation développée, prolongée, raffinée, assujettit d'autres, dès l'enfance, à un travail manuel intensif et les oblige, pour vivre, à accepter n'importe quelle exigence, n'importe quelle occupation. « Ici encore c'est la contrainte, non la spontanéité qui dominera dans les rapports auxquels donnera lieu la division du travail ; et par suite c'est un état de guerre, déclarée ou latente, qu'elle engendrera, bien plutôt qu'un état de paix sociale. » Autrement dit, « la division du travail ne porte pas sa moisson de solidarité dans tous les terrains » (2). Pour qu'elle en soit capable, il faut un certain milieu juridico- économique, une certaine structure sociale, à défaut de quoi elle risque d'opposer plutôt que d'unir. Durant le demi-siècle qui a suivi la rédaction de ce rapport, les formes prises par la spéciali- sation dans la civilisation technicienne n'ont fait qu'élargir le fossé entre les conséquences idéales de la division du travail, telles que Durkheim les avait exposées, et les effets réels que nous observons dans nos sociétés.

Conservatoire National des Arts et Métiers.

(1) Ibid., p. 142. (2) Ibid., p. 139.

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