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LA TRADUCTION POÉTIQUE ET LE VERS FRANÇAIS AU XIXE SIÈCLE Christine Lombez Armand Colin | Romantisme 2008/2 - n° 140 pages 99 à 99 ISSN 0048-8593 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-romantisme-2008-2-page-99.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Lombez Christine, « La traduction poétique et le vers français au XIXe siècle », Romantisme, 2008/2 n° 140, p. 99-99. DOI : 10.3917/rom.140.0099 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.233.152.15 - 02/05/2014 09h31. © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.233.152.15 - 02/05/2014 09h31. © Armand Colin

La traduction poétique et le vers français au XIXe siècle

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LA TRADUCTION POÉTIQUE ET LE VERS FRANÇAIS AU XIXESIÈCLE Christine Lombez Armand Colin | Romantisme 2008/2 - n° 140pages 99 à 99

ISSN 0048-8593Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-romantisme-2008-2-page-99.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lombez Christine, « 

La traduction poétique et le vers français au XIXe siècle

 »,

Romantisme, 2008/2 n° 140, p. 99-99. DOI : 10.3917/rom.140.0099

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Christine LOMBEZ

La traduction poétique et le vers français au

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L’émergence du vers libre

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compte parmi les nouveautés poétiques lesplus visibles en France au cours des dernières décennies du

XIX

e

siècle.Cependant, les prémisses de cette petite révolution semblent remonter àplus loin, comme en témoigne, dès la fin des années 1820, l’existence detraductions de la poésie étrangère réalisées en vers libres

2

.Dans un siècle où l’activité des traducteurs de poésie fut particulière-

ment intense, la traduction poétique a-t-elle pu contribuer à faire émergerune autre perception du vers français, à son renouveau, et dans quellemesure ? Des zones de « perméabilité » existent-elles, que la traductionaurait été susceptible de favoriser ou bien de révéler ?

T

RADUIRE

DES

POÈTES

EN

FRANÇAIS

AU

XIX

e

SIÈCLE

:

QUELS

PROBLÈMES

,

QUELLES

SOLUTIONS

?

La poésie étrangère en traduction française connaît au cours du

XIX

e

siècle

un engouement particulier

3

: on traduit de la poésie anglaise, allemande,espagnole, certes, mais aussi, de manière peut-être moins attendue, grecque

1. On entendra par

vers libre

un vers non rimé, « qui n’est organisé ni par référence à unsystème normatif, ni par une loi interne au poème. » (J.-L. Backès,

Le vers et les formespoétiques dans la poésie française

, Hachette, 1997, p. 157.)

2. Le vers libre est aussi utilisé au

XVIII

e

siècle dans des traductions poétiques fictiveségalement nommées pseudotraductions. Voir C. Lombez « La

traduction supposée

ou de laplace des pseudotraductions poétiques en France »,

Linguistica Antverpiensia

, Anvers, 4/2005.

3. Voir et de manière non exhaustive : K. Van Bragt,

Bibliographie des traductions françaises(1810-1840) – Répertoire par disciplines

, avec la collaboration de L. D’hulst et de J. Lambert.

Louvain, Presses universitaires de Louvain, 1995 ; O. Lorenz,

Catalogue général de la librairie

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moderne, chinoise, persane, sanskrite, arabe

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… Cette forte demande entraductions poétiques, qui peut s’expliquer par des raisons à la fois culturelleset historiques

5

, amène en France les traducteurs (dans le meilleur des cas,c’est-à-dire lorsqu’ils maîtrisent suffisamment la langue de départ) à seconfronter à des vers autres que syllabiques. Si le vers français ne se conçoitpas à cette époque sans un compte rigoureux des syllabes et l’emploi de larime, les vers anglais, allemands, russes, eux, se fondent principalement surdes schémas de type accentuel

6

prenant en considération la succession detemps forts et de temps faibles dans une structure où la rime n’est pasobligatoire (ex. le pentamètre ïambique chez W. Shakespeare, Goethe,Schiller, Pouchkine, etc.).

En dépit d’une doxa persistante qui veut que le

XIX

e

siècle ait été enFrance l’ère de la « fidélité », dans la pratique, les traducteurs de poésied’alors convertissent le plus souvent spontanément (s’ils ne font pas lechoix de la traduction en prose) les vers étrangers en vers français « cano-niques », majoritairement des alexandrins ou des octo/décasyllabes. Lesexemples de cette « naturalisation » du vers dans la traduction sontmultiples, quelle que soit la langue source :

ΤΟ ΣΤΟΧΕΙΟΝ

L’esprit du fleuve

ΤΟΥ ΠΟΤΑΜΟΥΚορ

σιον

ε

τραγουδησεν

Du haut d’un pont désert chante

ε

π

νω σε γεϕ

ρι

: une femme en pleurs :

Κα

τ

γεϕ

ρι ρ

γισε,

Les pierres, tressaillant à cette voix

κα

τ

ποτ

μι στ

θη,

plaintive,

Κα

τ

στοχει

ν του ποτ

μου

Se fendent dans le fleuve, ému

κ′α

τ

′ς την

κρ′

ε

βγηκε

: de ses douleurs ;

Κ

ρη μου

,

π

ψε τ

ν

α

χ

ν,

Son cours s’arrête ; et sur la rive,

κ′ε

ι

πε κ′

λλο τραγουδι

.”

L’esprit du fleuve monte,et du milieu des eaux :

« Jeune beauté, dit-il, interrompstes complaintes,Et forme des accords nouveaux. » (…)(Trad. Népomucène Lemercier)

7

4. Voir K. van Bragt

et alii

, ouvr. cité

5. Voir C. Lombez,

La traduction de la poésie allemande en français dans la premièremoitié du

XIX

e

siècle – Réception et interaction poétiqu

e, Tübingen, Niemeyer, 2008 (à paraître).

6. Voir M. L. Gasparov,

A History oy European Versification

, Clarendon Press Oxford,1996 (rééd. 2002).

7. N. Lemercier,

Chants héroïques des montagnards et matelots grecs

, Canel, 1825, vol. II,p. 41-42.

française pendant 25 ans, O. Lorenz, 1867-1888, t. 1 à 11 (période allant de 1840 à 1885).Tomes 12 à 27 : rédigé par D. Jordell (1886 à 1915), Nilsson, 1892-1920 ; J.-C. Brunet, Manueldu libraire et de l’amateur de livres, 1860 ; G. Vicaire, Manuel de l’amateur de livres duXIXe siècle, Brueil en Vexin, Éditions du Vexin français, 1975 [1894-1920], etc. ; on pourraégalement se reporter à H. Van Hoof, Histoire de la traduction en Occident, Duculot, 1991.

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F. SchillerDie Ideale L’IdéalSo willst du treulos Tu t’enfuis loin de moi, von mir scheiden beau temps de ma jeunesse ;Mit deinen holden Phantasien, À peine ai-je goûté ta rapide caresse,Mit deinen Schmerzen, Et tu n’es déjà plus !deinen Freuden,Mit allen unerbittlich fliehn ?

Kann nichts dich, Fliehende ! Tu t’enfuis, emportant mes visionsVerweilen, heureuses,O ! Meines Lebens goldne Zeit ? Les voix qui dans mon coeurVergebens, deine Wellen eilen chantaient harmonieuses,Hinab ins Meer der Ewigkeit (…) Et mes rêves perdus (…)

(Trad. L. Hallez) 8

E. A. PoeThe RavenBack into the chamber turning, De retour en ma chambre, all my soul within me burning, un feu brûlant dans l’âme,Soon I heard again a tapping, J’entendis de nouveau somewhat louder than before. beaucoup plus fort frapper.“Surely”, said I, “surely that is « À ma fenêtre, qui s’est permis something at my window lattice ; de grimper ?Let me see, then, what thereat is, Voyons, voyons enfin ce que and this mystery explore – l’on me réclame…Let my heart be still a moment, Que mon cœur, que mes sensand this mystery explore ; – cessent d’être éperdus ;Tis the wind and nothing more” 9 Le mystère est trouvé :

– c’est le vent, rien de plus ! »(Trad. E. Goubert, 1869) 10

Il s’agit ici de trois cas typiques de traductions « ethnocentriques » quivisent, comme le terme l’indique, à gommer toute trace d’altérité, à créerl’illusion, au moyen d’un lissage des moyens d’expression, que le textetraduit a été écrit originellement en français.

Le cas le plus intéressant pour notre propos – encore assez peu repré-senté à cette époque – est celui du traducteur assez compétent ou sensibleau rythme du vers original pour souhaiter tenir compte de ses spécificités

8. Revue de Paris, mars-avril 1840, t. 16, p. 149.

9. E. A. Poe, The Raven, 1845.

10. Variations sur une omelette irlandaise : extraits de traductions de l’anglais du premierchapitre de Bogmail de Patrick McGinley : précédées de Les belles infidèles mises à nu parleurs traducteurs, même : suivies de The Raven d’Edgar Allan Poe : strophes VI à X et leurstraductions par Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Bernard H. Gausseron, etc., Marval,1996, p. 57.

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poétiques et métriques, tout en cherchant des solutions d’adaptationacceptables pour la langue d’accueil. C’est principalement à des traduc-teurs francophones « excentrés » (alsaciens, belges ou suisses par exemple),plus libres face aux normes en vigueur dans les milieux littérairesparisiens ou bien mieux au fait des littératures étrangères grâce à leurappartenance à des pays/régions en situation de diglossie, que l’on doit cetype d’initiative.

L’une de ces options de traduction, encore marginale mais significa-tive, que l’on rencontre en France dès la fin des années 1820, est l’usagedu vers libre. Ressenti comme plus proche – au moins typographique-ment – de l’original versifié, dépourvu de rime ou de schéma métriquerécurrent, il semble promettre une plus grande souplesse. De manièreaudacieuse pour un temps qui demeure très soumis aux règles poétiquesdu classicisme, la traductrice Élise Voïart 11 n’hésite pas à l’adopter. Dèsl’Avertissement à sa traduction du Fridolin de F. Schiller 12, l’éditeur prendsoin de prévenir ses lecteurs de la nouveauté de ce qu’ils vont lire :

La traduction de cette ballade (…) est d’une fidélité scrupuleuse, puisquel’auteur a toujours traduit vers par vers, et que dans deux endroits seulementil a déplacé leur ordre pour obéir à la construction de la phrase française. (…)Une version littérale et exacte donne une plus juste idée d’un poèteétranger que les plus élégantes interprétations. 13

Et l’audace paie : la même traductrice revient en effet quelquesannées plus tard avec un recueil intitulé Chants populaires des Serviens 14,constitué de nombreuses ballades serbes qu’elle n’hésite pas, là encore, àtraduire en vers libres :

Lorsque la tête du noble Lazare fut abattue,Sur la sanglante plaine d’Amsel 15,Aucun des Serviens ne put la trouverLa tête du tzar demeura longtemps dans la fontaine :Bien longtemps ! Elle y resta quarante étés ! (…) 16

11. Élise Voïart (1785-1866), femme de lettres et traductrice française, auteur, entre autres,d’ouvrages d’édification et de traductions de Schiller (Fridolin, Le Dragon de l’île de Rhodes,1829), d’A. Lafontaine (Choix de contes et de nouvelles dédiées aux femmes, 1820), du RobinsonSuisse de Wyss (1837), et de Contes de Mary Edgeworth (1822). Voir J. M. Quérard, La Francelittéraire, t. 10, 1839 ; Index biographique français, Munich, Saur, 2004.

12. Fridolin, ballade de Schiller, traduction littérale par Mme Élise Voïart, Audot, 1829.

13. Ibid., p. 7-8.

14. Chants populaires des Serviens, recueillis par Wuk Stéphanowitsch [Karazic], ettraduits d’après Talvy, par Mme Élise Voïart, Mercklein, 1834. (2 vol.).

15. Amsel signifie « merle » en allemand. Il s’agit de la fameuse bataille dite « du Champdes Merles » au Kosovo, qui opposa en 1389 les Ottomans aux Serbes et vit la défaite de cesderniers.

16. Chants populaires des Serviens (…), ouvr. cité, t. 2, p. 180. Précisons toutefois qu’ils’agit ici d’une traduction intermédiaire : Mme Voïart a travaillé en effet à partir d’une versionallemande de l’original serbe.

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La carrière du vers libre en France aurait-elle commencé ainsi aucours des années 1830, grâce à la marge de manœuvre plus grande laisséeà cette époque aux traducteurs qui n’étaient pas regardés comme devéritables créateurs ?

Cet affranchissement ne se limite d’ailleurs pas à la première moitiédu siècle. Durant la décennie 1860, le critique alsacien Edouard Schuré,bon connaisseur du Lied auquel il a consacré tout un ouvrage 17, affirmes’être consciemment éloigné de la « prosodie française » traditionnelledans ses traductions de poésies populaires allemandes :

Je ne me suis point astreint dans toutes les traductions aux règles de laprosodie française dont quelques-unes, soit dit en passant, sont très arbi-traires […]. Il m’est arrivé […] de me contenter de simples assonances,ou même de ne rimer qu’une fois sur quatre vers. En somme, j’ai plusinsisté sur le rythme que sur la rime. 18

Lorsqu’il opte pour une traduction qu’il qualifie d’« équimétrique etéquirythmique », c’est une même volonté d’expérimentation qui animele Genevois Henri-Frédéric Amiel (1821-1881). Sa version de « LaCloche » de F. Schiller, publiée à la fin des années 1870, constitue, de cefait, un essai digne d’intérêt pour « serre[r] le texte et le rythme, nonseulement vers pour vers, mais littéralement syllabe pour syllabe » 19 :

F. SchillerDie Glocke La ClocheFest gemauert in der Erden, Dans le moule en brique rougeSteht die Form, aus Lehm gebrannt. Que, sous terre, nous fixons,Heute muß die Glocke werden, On va couler, mes garçonsFrisch, Gesellen ! Seyd zur hand. La grand’cloche !

Or çà ! qu’on bouge !Von der Stirne heiß Aujourd’hui, fondeurs !Rinnen muß der Schweiß, C’est jour de sueurs !Soll das Werk den Meister loben, Jour d’honneur, aussi ! Courage !Doch der Segen kommt von oben. (…) Et Dieu bénisse l’ouvrage ! (…)

Si, pratiquement, la grande majorité des traducteurs français duXIXe siècle ne se soucie guère de la manière de rendre le corps sensible(rythme, accents) du poème étranger, il en est certains, en revanche, quivoient dans la fidélité à la métrique-source un chemin possible pourdonner un nouveau souffle à une expression poétique ressentie en Francecomme exagérément corsetée. La traduction apparaît ainsi comme unterrain d’échange idéal où le vers français trouve à se frotter à des tradi-

17. E. Schuré, Histoire du Lied, Fischbacher, 1876.

18. E. Schuré, ibid., p. 131 (note).

19. H. F. Amiel, Les Étrangères, Fischbacher, 1876, notes p. 272. La traduction date en faitdu début des années 1850.

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tions encore mal connues. Cette mise en contact devient une véritableépreuve dans le cas des traductions à chanter qui confrontent le traduc-teur à une nouvelle catégorie de problèmes liés aux conditions d’exécu-tion musicale des textes originaux.

LA TRADUCTION POUR LE CHANT COMME POINT D’OBSERVATION PRIVILÉGIÉ : L’EXEMPLE DU LIED EN FRANCE AU XIXe SIÈCLE

En dépit de sa relative marginalité dans le volume total de textestraduits, la traduction pour le chant est sans doute le meilleur moyend’observer les points de contact concrets pouvant se créer entre deux sys-tèmes métriques placés dans un cas de contrainte maximale (contraintedu texte de départ et contrainte de la ligne musicale). Le texte produit aici, en effet, une vocation très pratique : il doit pouvoir être chanté.

Le Lied allemand qui jouit d’une très grande popularité en Europesuscite un nombre important de versions françaises au XIXe siècle (ondonnait alors sur scène les mélodies/opéras étrangers en traduction).Certains paroliers, découragés par la difficulté d’être fidèles à l’original,optent le plus souvent pour une réécriture partielle ou totale du texte– solution ayant l’avantage de créer une version ad hoc s’ajustant optima-lement au livret. Les exemples de ces libertés extrêmes prises dansl’exercice de la traduction sont légion 20. Il n’est pas rare que rien ne soitconservé du texte source, sacrifié sur l’autel des contraintes d’exécution,comme le confirme la traduction d’un poème de H. Heine mis enmusique par F. Mendelssohn :

Ich wollt’, meine Lieb’ergösse Le souffle embaumé de la briseSich all’in ein einzig Wort, Réveille les flots endormis ;Das gäb’ich den lüft’gen Winden, Il s’exhale une odeur exquiseDie trügen es lustig fort (…) 21 Des calices épanouis (…) 22

Une telle liberté, qui peut choquer de nos jours, était en fait trèscourante à l’époque 23 parmi des librettistes plus soucieux d’efficacitéimmédiate que de suivre dans ses méandres rythmiques un originalressenti comme fort problématique.

20. On cite souvent comme exemple de telles défigurations l’adaptation des Lieder duWilhelm Meister de Goethe par Charles-Louis de Sévelinges (sur des mélodies du compositeurallemand Reichardt, ami de Goethe et de Achim von Arnim), sous le titre Alfred (F. Louis, 1802).

21. F. Mendelssohn, « Ich wollt’, meine Lieb’ergösse », op. 63, n° 1. Trad. littérale : « Jevoudrais que mon amour se répande/Tout entier dans un seul mot/: Je le donnerais aux ventsaériens,/Qui l’emporteraient au loin en se jouant. » (Notre traduction)

22. Traduction de Victor Wilder (1835-1892) citée par Jean Boyer, « Traductions à chanter »,Revue de l’enseignement des langues vivantes, mai 1923, p. 205.

23. Voir C. Lombez, La traduction de la poésie allemande en français (…), ouvr. cité

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Durant les années 1860 cependant, deux traducteurs francophones, leBelge André van Hasselt (avec la collaboration du compositeur et traduc-teur Jean-Baptiste Rongé 24) et le Suisse Henri-Frédéric Amiel, prouventqu’une autre voie est possible, en joignant au critère affirmé de la fidélitétextuelle celui de la fidélité musicale. Dans les deux cas, il s’agit detraduire en français « Le Roi des Aulnes », mis en musique par FranzSchubert à partir du célèbre poème de Goethe.

Wer reitet so spät durch Qui passe à cheval Nacht und Wind ? au bruit du vent ?Es ist der Vater mit seinem Kind. C’est lui, le père et son jeune enfant.Er hat den Knaben wohl Il tient son fils bien chaud in dem Arm, sur son coeur,Er fasst ihn sicher, L’enfant malade, er hält ihn warm. (…) tremblant de peur. (…)

(trad. Van Hasselt/Rongé 25)

Une lecture même rapide de cette version suffit pour attester sa bonneorganisation rythmique. Ici matérialisés par des italiques dans l’original,les accents du texte source trouvent de façon naturelle leur place enlangue française, permettant ainsi de conserver l’essentiel du poème deGoethe et de remplir sa vocation musicale.

Il n’est pas inintéressant de comparer, pour le même texte et à desmêmes fins, la solution proposée, en 1863, par le Suisse Henri-FrédéricAmiel :

Wer reitet so spät durch Qui galoppe (sic) encor Nacht und Wind ? si tard par le vent ?Es ist der Vater mit seinem Kind. Un père à cheval avec son enfant.Er hat den Knaben wohl Il cache l’enfant sous in dem Arm, son lourd manteauEr fasst ihn sicher, Son bras le tient fort, er hält ihn warm. (…) son cœur le tient chaud. (…)

(trad. H. F. Amiel 26)

Ici encore, le canevas accentuel ne tient compte que du nombre desyllabes fortes, tout comme chez van Hasselt et Rongé. On notera ainsiqu’à plusieurs reprises, le parolier suisse se voit dans l’obligationd’insérer en français plusieurs syllabes faibles (« par le vent » = « undWind », « le tient » = ihn), là où l’allemand n’en prévoit qu’une, sans

24. Voir L. D’hulst, « Erlkönig en Belgique : une traduction intersémiotique par A. VanHasselt et J. B. Rongé », Textyles, n° 17-18, Bruxelles, Le Cri, 2000.

25. Ibid., p. 137.

26. H. F. Amiel, La Part du rêve, nouvelles poésies, Genève, Cherbuliez, 1863, p. 107. Cerecueil de poèmes comporte une rubrique « Traductions et imitations » (de Goethe, Schiller,Longfellow, Milnes, etc.).

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altération de l’ensemble rythmique 27. Comme chez van Hasselt et Rongé,la strophe est entièrement écrite en vers masculins « par soumission à lamusique et par fidélité à l’original » 28. Amiel demeure visiblement toutaussi soucieux que ses collègues belges de produire la meilleure équationpossible entre le son et le sens, au point même d’affirmer :

Le Roi des Aulnes, Walpurgis et La Cloche (…), calqués sur le texte primitif,peuvent, et c’est là le plus infaillible contrôle, être substitués au librettooriginal dans les partitions de Schubert, Mendelssohn et de Romberg,composées sur les textes allemands. 29

Outre les traductions à chanter, on rencontrera également, à lacharnière du XIXe et du XXe siècle, d’autres versions françaises de poètesétrangers en vers rythmiques, et sans rime. Ainsi ce professeur d’anglais,qui fit paraître en 1895 une traduction de Shakespeare en pentamètresïambiques blancs, avec pour précision :

Il me semble que cette traduction donnera au lecteur, comme rythme etsurtout comme fond, une idée du texte anglais, plus exacte que toutetraduction en prose, et même que toute traduction en des vers françaiscomposés à la façon ordinaire. 30

En quoi de telles versions sont-elles susceptibles d’avoir apporté dunouveau à la versification française ? Témoignant incontestablement d’uneplus grande recherche, et sans doute d’un degré plus important de libertécréatrice de leurs auteurs, tous ces traducteurs n’hésitent pas à procéder àquelques dérogations majeures au regard de la poétique classique : rimesmasculines ou féminines conservées tout au long de la strophe, motsidentiques figurant à la rime, absence de césure, abandon de la rime,etc. La proximité traditionnelle de la Suisse et de la Belgique avec lemonde germanique, une bonne connaissance de la littérature allemandeexpliquent aussi sans doute, dans le cas spécifique du Lied, l’absence decomplexes 31 de certains traducteurs. Mais au-delà du processus de

27. On notera cependant que la contrainte de la rime demeure, obligeant dans les deuxversions à des suppressions et/ou des substitutions : van Hasselt et Rongé font ainsi disparaître lamention de la « nuit », l’enfant est porté sur le « cœur » (non sur le bras), il est « malade,tremblant de peur », ce que l’original ne dit pas. Quant à Amiel, il invente au vers 4 un « lourdmanteau » fantaisiste, qui a pour seule raison d’être de rimer avec « chaud »…

28. H. F. Amiel, La Part du rêve, ouvr. cité, 1863, p. 139 (notes).

29. Ibid.

30. S. Simon, « Sur la métrique des vers anglais et allemands », Revue de l’enseignementdes langues vivantes, 1895, p. 357.

31. Les exigences particulières de la traduction pour le chant amèneront d’ailleurs Amiel àproposer d’autres solutions possibles afin d’éviter de défigurer le texte étranger : « [La] notionde grand vers, considéré comme l’agglutination de plusieurs vers sans rime, lesquels forment sespropres segments intérieurs, pourra être utile aux libretto d’opéra en diminuant le nombre despauvretés verbales qu’amènent inévitablement les tout petits vers rimés et consécutifs. » (VoirH. F. Amiel, Les Étrangères, poésies traduites de diverses littératures, Fischbacher, 1876,p. 260-261).

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traduction lui-même, on retiendra surtout de ces tentatives la réalisationconcrète (et viable) d’ajuster rythmiquement des vers français à des versaccentuels, une possibilité qu’avaient déjà envisagée à l’époque 32 certainspoéticiens et métriciens 33.

Ces traductions ont ainsi pu se faire le relais d’une progressivemais réelle prise de conscience. Pourquoi en effet les poètes de languefrançaise se seraient-ils abstenus d’exploiter certaines libertés déjàconquises par les traducteurs, à plus forte raison s’ils traduisaient aussieux-mêmes ?

LA MÉDIATION DES POÈTES TRADUCTEURS DE LANGUE FRANÇAISE AU XIXe SIÈCLE

Il ne faut pas s’étonner de trouver chez des poètes ayant eu une acti-vité de traduction les traces d’une réflexion sur les capacités expressivesdu vers français, voire même des comparaisons récurrentes avec d’autrestypes de versification 34. On a déjà noté ce trait chez Amiel dans leprolongement de son activité de librettiste ; mais loin de se borner à cedomaine précis, la réflexion qu’il conduit s’étend également à la traduc-tion de poésie dans son ensemble :

Pour reproduire les vers blancs des poètes étrangers, le français devra lesenglober à l’état d’hémistiche dans des vers de plus grand format (…) :solution qui permettra (…) de goûter les vers seulement rythmés (…). Laversification française peut faire face à beaucoup plus d’exigences qu’onne le croit communément, pour peu qu’elle veuille secouer la torpeurmagique de la routine. 35

Contre cet attrait de la « routine », dans un essai 36 très intéressant etpeu connu paru à la charnière du XIXe et du XXe siècle, Philéas Lebesgue(1869-1958), poète traducteur 37 et critique littéraire au Mercure de

32. Voir entre autres, Abbé Scoppa, Des Beautés poétiques de toutes les langues, F. Didot,1816 ; Voir L. Bonaparte, Essai sur la versification, Rome, 1825 ; Voir L. M. Quicherat, Traitéde versification française, Hachette, 1850, 2e éd.

33. Et que confirment aujourd’hui encore des traducteurs chevronnés : « Qu’est-ce qu’unpentamètre en français ? Ca n’existe pas. Or il se trouve que moi qui parle français et russe, jel’entends dans la langue française. On peut le faire en français. (…) On peut tout. ».A. Markowicz, « Conversation sur une traduction d’Hamlet », Traduire-Retraduire, Théorien° 49, Publications du Centre de Traduction Littéraire de Lausanne, 2007, p. 23.

34. Voir cette remarque d’un poète traducteur plein de découragement et d’envie : « Enanglais et en italien, les rimes masculines et féminines sont inconnues : prodigieux asservis-sement de moins » (dans C. Breugnot, Poésies, Dijon, 1833).

35. H. F. Amiel, Les Étrangères, ouvr. cité, p. 260 et 267.

36. P. Lebesgue, L’Au-delà des grammaires (« Les lois organiques du vers. Essai de prosodiegénérale »), Sansot, 1904.

37. On lui doit entre autres, des traductions de la poésie grecque moderne, serbo-croate,portugaise, etc.

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France, ne manque pas lui non plus d’appeler de ses voeux une èrepoétique nouvelle :

Voici le temps venu où toute règle étroite ou superficielle doit s’effondrerdevant l’équitable suprématie de l’accent (…) sans plus s’occuper ducalcul puéril des syllabes. 38

Où, sinon chez un poète qui traduit, pourrait-on mieux vérifier laréalité de ce changement ? Au fur et à mesure que l’on avance dans lesiècle, la démarche de certains d’entre eux en témoigne. Comme cas leplus significatif, citons celui, déjà identifié 39, du Belge André van Hasselt(là encore, ce sont le plus souvent des poètes traducteurs francophones– plus que français au sens strict – qui franchissent le pas). Les Nouvellespoésies de van Hasselt doivent par exemple beaucoup à son expérience delibrettiste et à sa familiarité avec les vers allemands. Dans ce recueil, unpoème comme « Rêverie en pleine mer » fait un renvoi direct (aussi bienthématique que formel) à l’oeuvre de H. Heine : les six strophes sontconstruites en français sur le même schéma rythmique de trois accentsque l’épigraphe de Heine, sous les auspices de laquelle elles se voientexplicitement placées 40 :

Rêverie en pleine mer« La mer dans son flot qui déferle,La mer dans son flot va roulant,La nacre où tu brilles, ô perle,Joyau de l’abîme hurlant.La nuit, de splendeurs diapréeEt d’astres et d’astres encor,Emaille sa voûte azurée,Étoiles, de votre trésor […] » 41

Van Hasselt avait une connaissance précise des règles de la versifica-tion allemande dont il avait tiré certaines conclusions, valables à ses yeuxpour la poésie de langue française, notant en particulier que « […] par-tout la 3e syllabe du vers de 7 syllabes est longue ; et cela doit être ; c’estune règle de la prosodie allemande, règle fondée sur l’harmonie […] » 42.

38. P. Lebesgue, ouvr. cité, p. 155.

39. Voir E. Etkind, Un art en crise Essai de poétique de la traduction poétique, L’Âged’Homme, Lausanne, 1982 ; L. D’hulst, « Les études rythmiques d’André van Hasselt : unetentative d’émancipation de la poésie belge au XIXe siècle », Vives Lettres, n° 10, Université deStrasbourg, 2e semestre 2000 ; C. Lombez, La traduction de la poésie allemande en français(…), ouvr. cité (à paraître).

40. A. van Hasselt, Nouvelles poésies, Droz, 1857. Le poète a fait précéder son poème del’épigraphe suivante : « Das Meer hat seine Perlen/Der Himmel hat seine Sterne » (La mer a sesperles/Le ciel a ses étoiles. Notre traduction).

41. A. van Hasselt, Nouvelles Poésies, ouvr. cité, p. 303.

42. A. van Hasselt, Lettre à L. Alvin (1877), citée par L. D’hulst, « Les études rythmiquesd’André van Hasselt : une tentative d’émancipation de la poésie belge au XIXe siècle », VivesLettres, n° 10, 2e semestre 2000, p. 15.

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Le poète traducteur belge ira au bout de sa logique en appliquantfinalement au vers français des schémas syllabotoniques stricts qu’ilindique en préalable à son poème de la manière suivante :

Le Chasseur tyrolienvv/vv/vv/vvv/vv/(trimètre anapestique + deux anapestes)

« Ma montagne, mon chaste royaume,Où je vis dans l’azur,

Où les brises répandent leur baumeLeur parfum le plus pur,

Oh ! que j’aime à gravir sur tes cimes,À marcher sur tes crêtes sublimes

Où le bruit de la terre finit,Mais où l’aigle a son nid ! » 43

Sans s’aventurer aussi loin, à quelques années de distance de vanHasselt, le poète Jules Laforgue ne manque pas de faire la démonstrationde la souplesse expressive et rythmique du vers français en forgeant unvers qui repose notamment sur la perception, non plus de syllabes au sensstrict, mais de groupes accentuels à valeur sémantique 44. Laforgue, auteurde la première version française des Leaves of Grass de l’Américain WaltWhitman 45, avait, de fait, déjà expérimenté cette formule dans le cadrede son activité de traducteur :

Je chante le moi-même, une simple personne séparéePourtant tout le mot démocratique, le Mot en masse.C’est de la physiologie du haut en bas, que je chante,La physionomie seule, le cerveau seul, ce n’est pas digne de la Muse (…) 46

Il semble confirmer de la sorte l’hypothèse émise par EdouardDujardin (1861-1949) d’une corrélation probable entre la traduction deWhitman par Laforgue et l’adoption du vers libre par les poètes français :

« (…) je n’ai pas vérifié si [la forme que Laforgue donne à sa traductionde Whitman] correspond exactement à l’original, mais elle est précisémentcelle que le vers libre était en train de prendre. S’ils avaient été publiéssans nom d’auteur, ces poèmes auraient été des vers libres (…), et voilàqui me semble considérable. (…)

43. A. van Hasselt, Poèmes, paraboles, odes et études rythmiques, A. Goubaud, 1860,p. 223.

44. Voir également R. Pensom, Accent and Meter in French, Francfort, Peter Lang, 2000.

45. Le poète Jules Laforgue a traduit quelques poèmes du recueil Feuilles d’herbe del’Américain Walt Whitman dans la revue La Vogue de Gustave Kahn en 1886.

46. Les Brins d’herbes, traduits de l’étonnant poète américain par Jules Laforgue, LaVogue, n° 10, 1886, p. 325.

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Il est évident, en tout cas, (…) qu’elles ont pu suggérer à un jeune poètel’idée du vers libre (…) » 47

On peut donc supposer que la porosité de la frontière entre traduc-tion et écriture poétique a contribué à faire évoluer tout au long duXIXe siècle le point de vue sur le vers français, tant du côté des théoriciensque de celui des praticiens de la traduction et des poètes (qui souvent nefaisaient qu’un). Les aperçus négatifs portés sur les effets de cette perméa-bilité en révèlent d’autant mieux la réalité. L’Alsacien Alfred Ernst quimettra en français les livrets des opéras de R. Wagner en suivant de trèsprès la prosodie allemande se verra ainsi accusé, en 1894, de traduire audétriment de la phrase française et du génie français 48. On signaleraégalement l’appréciation – à peine plus tardive 49 et fondée sur le mêmeargumentaire – de Maurice Grammont sur de nouveaux types de vers,dont le vers libre :

(…) aucune modification importante de notre vers ne semble s’imposer,et surtout, l’on ne saurait applaudir aux tentatives qui ont été faites, engénéral par des étrangers ou de mauvais plaisants, pour le remplacer parun type radicalement différent, sans tenir compte du génie et des exigencesde la langue 50.

Pourrait-on aujourd’hui encore contester la fécondité de telles tenta-tives pour la poésie française moderne ?

(Université de Nantes)

47. Voir É. Dujardin, Les premiers poètes du vers libre, Mercure de France, 1922, p. 49-50.

48. A. Pym, « Interculturality in French-German Translation History », dans Blickwinkel.Kulturelle Optik und interkulturelle Gegenstandskonstitution, éd. A. Wierlacher et G. Stötzel,München, Iudicium, 1996.

49. La première édition du Petit traité de versification française date de 1908.

50. M. Grammont, Petit traité de versification française, Armand Colin, 1965, p. 146.

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