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l?vol Psychiatr 1999 ; 64 : 151-61 A propos de... 0 Elsevier. Paris La troisi&me refonte du mod&e de la grammaire g6nQrative J. Miermont * A propos de... Langage et cognition. Introduction au programme minimaliste de la grammaire gbnkative de J.Y. Pollock ** (pr6face de Noam Chomsky) L e lecteur qui n’est pas linguiste professionnel mais qui cherche a s’informer sur l’etat actuel de la linguistique, trouvera dans le livre de Jean-Yves Pollock un expose progressif, bien que ardu, de la derniere version de la theorie de la grammaire generative Claboree par Noam Chomsky. Comme pour les autres ouvrages de ce courant de la linguistique, il pourra se sentir plus ou moins rapidement depasse par l’aridite de la t&he. Certes, les arguments, les exemples et les contre-exemples ne manquent pas. Mais jusqu’oh lui est-il loisible de se faire une idee precise de la question, voire une opinion personnelle, qui ne soient ni pure hagiographie, ni rejet pur et simple a partir de simplifications hatives ? Afin d’approfondir sa qdte, il pourra se reporter a I’excellente revue critique de Claude Hagege, La grammaire gtrkrative, rt$!exions critiques, parue aux PUF en 1976 [l], dont I’exegese extremement argumentee apparait encore pertinente, et dont une grande part des reflexions semble loin d’etre rendue obsolete par les developpements recents dont rend compte J.Y. Pollock. Je ne chercherai pas ici a faire ceuvre de linguiste, mais plutbt a esquisser a grands traits les principaux themes proposes par J.Y. Pollock, susceptibles d’eclairer notre comprehension des processus cognitifs et langagiers, et de leurs impacts eventuels sur la psychopa- thologie. Dans cet ouvrage, Jean-Yves Pollock propose ainsi au lecteur francais le dernier &at de la linguistique chomskienne [2,3], nommee par son fondateur The minimalist program [4]. 11s’agit, apres 40 ans de nombreux developpements et ajustements, de la troisieme grande refonte du modele de la grammaire genera- tive. Elle repose sur la tentative de simplifier au maximum les regles de repre- sentation et de computation susceptibles de generer la langue interne des Docteur Jacques Miermont, 65-67, avenue Gambetta. 75020 Paris, France. ** Pollock JY. Langage ef cognition. Introduction au programme minimaliste de la grammaire ghzfrative. Preface de Noam Chomsky. Paris : PUF ; 1998.

La troisième refonte du modèle de la grammaire générative

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l?vol Psychiatr 1999 ; 64 : 151-61 A propos de... 0 Elsevier. Paris

La troisi&me refonte du mod&e de la grammaire g6nQrative J. Miermont *

A propos de... Langage et cognition. Introduction au programme minimaliste de la grammaire gbnkative de J.Y. Pollock ** (pr6face de Noam Chomsky)

L e lecteur qui n’est pas linguiste professionnel mais qui cherche a s’informer sur l’etat actuel de la linguistique, trouvera dans le livre de Jean-Yves Pollock

un expose progressif, bien que ardu, de la derniere version de la theorie de la grammaire generative Claboree par Noam Chomsky. Comme pour les autres ouvrages de ce courant de la linguistique, il pourra se sentir plus ou moins rapidement depasse par l’aridite de la t&he. Certes, les arguments, les exemples et les contre-exemples ne manquent pas. Mais jusqu’oh lui est-il loisible de se faire une idee precise de la question, voire une opinion personnelle, qui ne soient ni pure hagiographie, ni rejet pur et simple a partir de simplifications hatives ? Afin d’approfondir sa qdte, il pourra se reporter a I’excellente revue critique de Claude Hagege, La grammaire gtrkrative, rt$!exions critiques, parue aux PUF en 1976 [l], dont I’exegese extremement argumentee apparait encore pertinente, et dont une grande part des reflexions semble loin d’etre rendue obsolete par les developpements recents dont rend compte J.Y. Pollock. Je ne chercherai pas ici a faire ceuvre de linguiste, mais plutbt a esquisser a grands traits les principaux themes proposes par J.Y. Pollock, susceptibles d’eclairer notre comprehension des processus cognitifs et langagiers, et de leurs impacts eventuels sur la psychopa- thologie.

Dans cet ouvrage, Jean-Yves Pollock propose ainsi au lecteur francais le dernier &at de la linguistique chomskienne [2,3], nommee par son fondateur The minimalist program [4]. 11 s’agit, apres 40 ans de nombreux developpements et ajustements, de la troisieme grande refonte du modele de la grammaire genera- tive. Elle repose sur la tentative de simplifier au maximum les regles de repre- sentation et de computation susceptibles de generer la langue interne des

Docteur Jacques Miermont, 65-67, avenue Gambetta. 75020 Paris, France. ** Pollock JY. Langage ef cognition. Introduction au programme minimaliste de la grammaire ghzfrative. Preface de Noam Chomsky. Paris : PUF ; 1998.

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locuteurs, de man&e a rendre compte, autant que faire se peut, de l’essence m&me de la production langagiere, mais rien qu’elle.

La langue interne

La linguistique est ici concue comme une branche de la psychologie cognitive dont le projet est de reperer le savoir linguistique des locuteurs singuliers, a savoir leur langue interne (LI). Celle-ci se distinguerait de la langue externe, telle qu’elle se formalise dans les traditions historiques des differentes communautes regio- nales ou nationales (le francais, le breton, l’anglais, l’allemand, etc.).

La N langue interne B (LI) n’est consideree que comme une des capacites cognitives des hommes et elle interagirait avec d’autres aptitudes cognitives (p. 208). Ce savoir linguistique de la langue interne est concu comme une acqui- sition naturelle, sans veritable apprentissage (p. 200). Vers 2 ans et 3 ou 4 mois surgit N l’explosion grammaticale B, qui se developpe pendant une dizaine de mois. L’enfant exprime a un rythme t&s soutenu et avec un tres grand raffine- ment l’ensemble des categories grammaticales et des constructions presentes dans la langue interne des adultes de l’entourage de l’enfant (p. 16).

Le paradigme compute-symbolique

Le modele de la grammaire generative se refere au paradigme classique du cognitivisme, dit << compute-symbolique B, qui s’est vu critique ces dernieres annees par le paradigme neo-connexionniste. Ce paradigme classique s’appuie fondamentalement sur des propriCk% representationnelles et computationnelles des aptitudes cognitives humaines (pour un expose et une comparaison de ces deux paradigmes, cf. [5]).

- PropriMs repdsentationnelles. La maitrise de la langue repose sur la capacite a construire une infinite de representations geometriques binaires (<< arbres D) a partir des termes du lexique mental. Le lexique mental est un ensemble d’items dont chacun est un complexe de proprittes syntaxiques, phonologiques, semantiques, morphologiques, representables en termes de traits distinctifs. Les concepts du lexique mental sont pour une large part don& et ne necessitent pas d’apprentissage veritable. Les representations mentales ont une syntaxe et une semantique combinatoires, oti les constituants sont soit ClCmen- taires, soit composes, et ou le contenu semantique dune representation est fonc- tion du contenu semantique de ses sous-parties et de sa structure.

- Propribth computationnelles. La maitrise de la langue repose sur l’aptitude a effectuer des computations optimales sur ces representations qui satisfassent aux contraintes d’interface qui p&sent sur la faculte de langage. Les principes qui regissent les transformations d’etats mentaux sont definis sur la for-me de ces Ctats mentaux ; elles sont done dependantes de la structure, comme les compu- tations symboliques (p. 223). La partie computationnelle de LI repose sur les deux operations << fusion N et CC d6placement P. Loperation << fusion N est une ope- ration binaire, qui, a partir de deux constituants quelconques a et p, tree une

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unite syntaxique y de rang superieur, dont l’etiquette est soit celle de (Y soit celle de p. Loperation <( deplacement )F est la forme que prend la computation <( Attirer F B en syntaxe visible, du fait des conditions d’interface pesant sur la lexicalisation. Cette composante computationnelle tree recursivement I’ensemble infini des structures syntaxiques binaires a partir de la combinaison des unites du lexique mental, et les deforme soit de facon visible lorsque les operations pren- nent effet entre D-structure (structure profonde) et S-Structure (structure super- ficielle), soit de facon masquee ou furtive lorsqu’elles opbrent entre S-structure et F-L.

Les arbres de la syntaxe

Tout constituant syntaxique est associe a une ou, en cas d’ambigui’te, a plusieurs structures syntaxiques, qui sont des parenthesages categorids endocentriques hierarchises (p. 69) ; autrement dit, a des (( arbres )> (au sens mathematique) dont les << sommets ~j ont une valeur lexicale ou une fonction syntaxique.

Dans une phrase comme : (1) [S [Nl Pierre] [V aime] [N2 Marie]] S designe la phrase entibre (<c Sentence B) et domine les syntagmes Nl, V et

N2 de maniere ternaire. Elle est une categoric saris t&e, et apparait exocentrique. En effet, elle ne specific pas la dependance qui relie N2 a V Alors qu’il n’existe pas de langue oh le sujet et le verbe se deplacent saris I’objet, le deplacement du verbe avec ses objets apparait dans de nombreuses langues. 11 apparait ainsi, pour J.Y. Pollock, preferable de concevoir une organisation hierarchique ob les branches des arbres de la phrase se differencient de man&e binaire, de la man&e suivante :

(2) [S [Nl Pierre]... [ ? [V aime] [N2 Marie]]... ] ou (< ? H constitue le predicat qui relie le verbe a ses objets, et oti << . . . )j contient

des constituants qui restent a identifier, en particulier la t&e de S. Jean-Yves Pollock precise (p. 40) que ? = V = syntagme verbal, ce qui donne :

(3) [S Nl... [V V N2]] C’est ainsi que la phrase : (c Marie frappera I’homme avec un parapluie B peut

renvoyer a deux arborescences differentes : (4) [S [N Marie] [V frappera] [N I’[N homme]] [P [P avec] [N un [N para-

pWll1 (5) [S [N Marie] [V frappera] [N l’[N homme] [P [P avec]. [N un [N para-

Plu4111. En (4) c’est avec un parapluie que Marie frappera l’homme. En (5) c’est

I’homme avec un parapluie que Marie frappera.

Les modules du langage

L’organisation des niveaux de representation de langue et des computations qui les produisent aurait une forme modulaire. Cinq modules semblent caracteriser

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la competence et la performance linguistique, modules eux-memes relies aux donnees de l’environnement et a d’autres modules cognitifs et affectifs :

D-structure f------------ Lexique Forme t phonetique -t-------- S-structure

Cette forme est d&rite comme &ant commune B toutes les langues et schematiserait un mode d’organisation constitutif de la faculte de langage, c’est- a-dire de la grammaire universelle (GU) (p. 108).

Une description complete inclut toujours plusieurs niveaux de representations relies entre eux par divers types de computation. Parmi ces niveaux de represen- tation, la grammaire generative isole un niveau sous-jacent, dit D-structure (initialement c( Deep structure >), a savoir structure profonde, qui en fait presente des traits relativement superficiels) :

A. En D-structure les relations t&e-argument sont exprimees de facon + pure >> configurationnellement.

B. En D-structure ne figurent que les syntagmes qui entretiennent une relation thematique avec une tete.

Ces proprietes font de la D-structure un niveau d’interface entre le lexique et les structures syntaxiques du langage. Des notions classiques en grammaire traditionnelle comme Clement deplace, sujet apparent, sujet reel, acquierent un statut formel precis, grace au niveau de la D-structure et aux niveaux derives construits a partir de lui, dont le niveau dit de S-structure (initialement (c Surface structure j), structure de surface qui, de fait, presente une certaine profondeur) (p. 69). La S-structure s’obtient a partir de la D-structure par fusion et d’autres computations syntaxiques, parmi lesquelles des deplacements argumentaux et non argumentaux et des deplacements de tetes (p. 76).

Dans la phrase : c< Marie semble t aimer Paul )b, la paire Marie, t (trace) est un Clement discontinu appele chaine. La structure de la phrase montre un Clement lexicalement invisible G t >), la trace du syntagme nominal Marie deplace dans la position sujet de la principale. La S-structure de la phrase est done plus riche que la sequence de mots qui lui correspond, puisqu’elle inclut des elements saris forme phonetique : une structure de surface n’est pas saris profondeur (p. 71).

La forme phonktique F-Ph est d&i&e de S-structure par des regles phonolo- giques et phonetiques. La representation phonttique p(E) d’un &once E est une sequence structuree de traits prosodiques, syllabiques et segmentaux, construits a partir d’un systeme de traits universels, aptes a figurer p(E) pour toute langue (p. 107). Parce qu’elle est a l’interface de la faculte de langage et des systemes moteurs et perceptifs, p(E) doit avoir un interpretation possible en termes articulatoires et auditifs (p. 107).

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L(E), la forme logique F-L d’un enonce E, exprime le sens de E dans ses aspects linguistiquement et structuralement determines. L(E) est Cgalement a l’interface de la faculte de langage et des systbmes cognitifs impliques dans la pensee, la reference, l’intention, l’inference pragmatique, etc. Comme celles de p(E), les unites de L(E) d oivent satisfaire Zr des contraintes d’interface, en particulier doivent Ctre interpretables et exprimees dans un vocabulaire universe1 apte & representer toute pensee formulee dans n’importe quelle langue (p. 108).

F-L fournit des configurations structurales pertinentes pour l’interpretation de tout enonce. Alors que les operations qui conduisent de D-structure a S-structure ont des effets perceptibles, celles qui construisent F-L sont saris traces directes, puisqu’elles sont mises en ceuvre apres la lexicalisation : elles sont masquees ou furtives, bien que leurs effets soient reperables indirectement, notamment dans les contraintes qui regissent les relations structurales entre les expressions quantifides et les variables qu’elles lient (p. 109).

F-L est une interface entre la langue interne et d’autres systemes cognitifs impliques notamment dans l’intention et la reference. Les representations de F-L et de F-Ph satisfont done a un principe de pleine interpretation : les premieres ne contiennent que des termes semantiquement interpretables dans un vocabulaire universe1 (expressions referentielles et quantifiees, variables, chaines, etc. ) ; les secondes ne contiennent que des termes phonetiquement interpretables dans un vocabulaire phonologique et phonetique universe1 (voyelle, consonne, accent, syllabe, etc.).

Interrogations et kvaluations

Plusieurs questions surgissent plus ou moins rapidement :

(1) Jusqu’ou la distinction entre langue interne singuliere et langue externe communautaire est-elle pertinente ?

Dune part, cette langue interne particulibre a chaque locuteur est censee etre intelligible et reconnaissable par chaque membre de la communaute. 11 ne va pas de soi de considerer que les constituants in& du langage sont ceux qui sont necessairement les plus c< interiorises >>. Plus une sequence cognitive est dependante de facteurs hereditaires, plus elle a tendance a porter sa marque dans l’environnement et a Ctre spontanement reconnue par des << congeneres >). L’interiorisation de la langue repose en grande partie sur la capacite a integrer le maximum de donnees linguistiques transmises par la tradition. Moins la langue est faconnee par l’apprentissage scolaire, et plus elle s’exprime spontanement, saris veritable elaboration interne, dans le circuit des interactions. Est-elle alors grammaticalement correcte ?

D’autre part, cette distinction est-elle absolue ou ne releve-t-elle pas d’une dichotomie relativement arbitraire ? Des sa naissance, l’etre humain ne produit- il pas un va-et-Gent entre un langage interieur plus ou moins partageable, et l’ajustement a un corpus exterieur percu comme un moyen de penser et de communiquer ? En s’interrogeant sur la realite de cette langue interne, les chomskiens creent une situation artificielle, ou la capacite de reconnaissance

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intuitive de ce qui est grammaticalement correct, sans apprentissage secondaire, est apprehendee comme le savoir sur la langue.

On pourrait se demander s’il n’existe pas la un effet tautologique dans la distinction apportee entre langue interne et langue externe. En cherchant a isoler un type d’apprentissage (ou plus exactement d’acquisition) fond6 sur l’auto- entretien de dispositions internes, distinct des autres formes d’apprentissage necessitant un entretien et des renforcements exterieurs (imitation, condition- nement operant, developpement des capacites cognitives generales et de la finesse de la pensee, etc.), ne risque-t-on pas d’aboutir a un objet d’etude en grande partie cr& de toutes pieces ?

(2) Ce savoir ne releve-t-i1 pas davantage d’un savoir-faire que d’une veritable connaissance ?

On est frappe de constater que les procedures de verification des hypotheses necessitent, de la part du lecteur, un effort d’abstraction considerable, qui tranche avec la perception instinctive des formes grammaticales acceptables de la part de ceux qui les utilisent. La encore, la question est de savoir jusqu’oh il est possible d’isoler les procedures in&es d’acquisition de la langue maternelle (ce dont, pour ma part, je ne conteste pas la realite), et les procedures d’acquisition, d’appren- tissage et de reconnaissance des regles communautairement partagees a propos de la langue. Le fait qu’une araignee soit capable de tisser une toile qui semble G connaitre N parfaitement les proprietes morphologiques et dynamiques de la mouche pour pouvoir l’attraper ne signifie pas pour autant que le savoir-faire de l’araignee aboutisse de sa part a une thcorie cognitive implicite de la predation. Dans cette perspective, il se peut que la reconnaissance des <q arbres >> syntaxiques et de leur signification repose moins sur des procedures de representation et de computation que sur des procedures de perception infraliminaires de differencia- tions morphogenetiques.

(3) Le lecteur a la recherche d’une theorie des relations entre langage et <( cognition g&&ale w sera quelque peu d&u.

Certes, la forme logique F-L est censee rendre compte de l’interface entre l’activite cognitive et l’activite Iangagiere. La c< cognition v dont il est essentiel- lement question dans l’ouvrage est celle que le locuteur a de sa propre langue (concue essentiellement comme << interne w), a savoir la connaissance intuitive de la correction grammaticale ; cette connaissance est manifestement t&s Cloignee de la (< cognition >j savante qu’en Clabore le linguiste gtnerativiste. Pas plus que l’homme n’a de connaissance intuitive de la topographie de ses nerfs sensoriels, sensitifs et moteurs ou des aires drebrales, il n’a une representation spontanee de la nature des arborescences ou des procedures de transformation, inflexion, deplacement, etc. de la grammaire qu’il utilise quotidiennement. 11 s’agit la de processus cognitifs non conscients, distincts des processus inconscients decrits par la psychanalyse : notre capacite de comprehension de ces phenomenes releve d’une etude Claboree et minutieuse, et non d’une levee du refoulement ou de l’ac- cbs a des representations jusqu’ici bloquees par la censure.

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Le lecteur non linguiste est amene a fournir un effort soutenu pour voir en quoi la connaissance savante des exemples et contre-exemples rejoint la connais- sance intuitive que l’on a des formes grammaticalement correctes de sa langue interne. On remarquera que le lecteur fonctionne comme experimentateur suppose s’identifier a l’homme de la rue... Quant aux debats entre Iinguistes, ils ont deja fait couler beaucoup d’encre concernant la pertinence de ces vtrifi- cations par un locuteur << ideal )). Pour ne titer que l’un d’entre eux, William Labov [6] relate des enquetes ayant montre qu’un nombre non negligeable de phrases recueille un avis divergent quant a leur grammaticalite, selon qu’il s’agit d’etudiants en linguistique generative, d’etudiants en linguistique relevant d’autres courants, d’etudiants non linguistes, ou de personnes n’appartenant pas a l’universite. En particulier, en cas de d&accord, cc les Ctudiants non linguistes se rangeaient regulibrement du c&C des &rangers au campus, et les linguistes restaient dans leur coin B (op. cite, p. 277). Un tel constat, comme le remarque W. Labov lui-mCme, est loin d’invalider completement la mCthode et la theorie ; elle montre seulement, a mon sens, qu’il existe la des phenombnes d’auto-reference, difficilement Cvitables en mat&e de sciences humaines : la theorie se voit confir- mee par ceux qui font l’experience de sa validation, et qui sont p&s a l’accep- ter ; et, bien qu’infirmee pour une frange plus ou moins importante de cas douteux ou incertains, elle permet soit d’envisager les reformulations a venir, soit de limiter le domaine de la langue (ici la u langue interne )>) pour lequel elle apparait operante. De plus, jusqu’oti la theorie linguistique releve-t-elle d’une demarche scientifique, et a partir de quand devient-elle une theorie normative de la langue, voire la promotion d’une ideologie ou d’une mythologie ?

Ces questions, et quelques autres, m’ont ainsi conduit a revenir au debat qui avait oppose, il y a 20 ans, Noam Chomsky et Jean Piaget [7], a propos des fondements paradigmatiques divergents qui ont contribuc a l’emergence de ce qu’il est desormais convenu d’appeler les (q sciences de la cognition ,k.

Le d&bat Chomsky-Piaget

Pour Jean Piaget, il n’existe pas de structures cognitives a priori ou in&es. Seul le fonctionnement de l’intelligence, c’est-a-dire des constructions mentales, serait hereditaire ; il n’engendrerait des structures mentales que par une <( organisation d’actions successives exercees sur les objets >). Piaget refuse l’empirisme comme le preformisme, et prone un c< constructivisme >> reposant sur l’elaboration continuelle d’operations et de structures nouvelles.

Si l’on considere une fonction cognitive comme c< l’ensemble de proprietes actives et dynamiques concourant chez un Ctre vivant vers un meme but B [8], on voit de plus en plus difficilement comment disjoindre de man&e absolue une fonction cognitive et la structure qui la produit. Comment envisager une dissociation complete entre un fonctionnement cognitif et la structure censee le permettre, voire l’initier et le realiser ? Autrement dit, comment concevoir la

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(prk)programmation de la fonction d’un organisme sans la moindre Cdification ou modification structurelle qui prCside g cette fonction ?

On peut considCrer que des structures soient Cvolutives sur un niveau d’organisation, et non modifiables sur un autre niveau. Une structure innCe est Cvolutive sur le plan de la phylogenbse, et stable sur le plan de l’ontogenbse. Une structure apprise individuellement et labile sur un plan personnel peut, B l’inverse, Ctre stable sur le plan culturel. Ce que Piaget semble refuser, c’est l’existence d’ClCments pr&zonstruits chez le sujet construisant, de sch&mes de pensCe qui rel$vent de la stabilisation typologique des espltces et qui imposent un crible cognitif au hasard des mutations. La solution, pour Piaget, c’est l’auto- organisation dont les racines sont organiques, auto-organisation qui est commune aux processus vitaux et mentaux. Ceci reviendrait malgrt tout & admettre que le plan de construction, voire les entitts (prC)construites et assemblCes, sont d’abord de nature organique, done structurales, et pas seulement fonctionnelles. De fait, de nombreuses expkriences rCcentes ont plutBt confirm6 l’existence de u p&on- naissances )> chez le nouveau-n6 et l’enfant tout petit, qui ne relbvent pas d’une expkrience sensori-motrice prCalable 1 : le tout jeune enfant est capable de rCaliser des coordinations sensori-matrices Clabort?es, d’exprimer et de reconnai- tre des formes d’Cmotion Mmentaires [9], de diffkrencier certaines formes, couleurs, sons, distances, de concevoir l’invariance et la permanence d’un objet en son absence [lo], de distinguer de petits nombres. voire de faire quelques opCra- tions &mentaires, avant toute expCrience [ll]. De plus, la diversit des formes d’intelligence pourrait relativiser la thCorie gCnCrale des stades (sensori-moteur, p+opCratoire, opCrations concr&tes, opCrations formelles, abstraction MlCchis- sant:), CdifiCe par J. Piaget 112,131.

A l’inverse, la mCtaphore proposCe par N. Chomsky du langage con$u comme un organe n’est pas non plus sans poser d’autres difficult&. Reconnaitre l’exis- tence d’un ou de plusieurs c( noyaux )j fixes inn& comme dispositifs d’acquisition et d’apprentissage cognitifs ne signifie pas que ces << noyaux >> soient compl&te- ment extractibles des autres dispositifs cognitifs permettant les apprentissages. Que serait un noyau sans cytoplasme, une cellule sans autres cellules, etc. ? Accepter le principe de structures syntaxiques innCes n’implique pas necessaire- ment qu’elles soient identifiables comme un bloc nettement diff&enciC des struc- tures adCquates & 1’Cmergence des variations des apprentissages en fonction de l’environnement. On peut supputer que ces derni&res s’articulent autour des pivots des axes, constitut5es par des structures sequentielles hkrkditairement coordonnCes. Bien plus, le caracthre inn6 ou acquis d’une skquence peut &re indkterminable, certaines Gquences acquises pouvant copier et inflCchir des Cldments sequentiels inn& restant encrypt&, voire ayant perdu toute valeur fonctionnelle.

1. Cette expCrience sensori-motrice supposerait que d’emblke le nourrisson soit capable de tester ses experiences par essais et erreurs. Dans bien des situation& m&me les ad&es les plus intelligents n’y ar- rivent pas ntcessairement.

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Or, pour Chomsky, le langage humain est un organe mental qui possede une structure innee aussi specifique que celle de l’ceil ou du cceur. Jusqu’ou cette metaphore est-elle operante ? On aurait pu s’attendre a ce que l’organe choisi pour la comparaison soit... le cerveau, qui reste, jusqu’a plus ample inform& le determinant principal de I’activite linguistique. Pour Ctre plus pre- cis (et done plus complexe), le langage est active par I’ensemble du corps (atti- tudes, postures, gestes, mimiques, en relation avec le systbme phonatoire, respiratoire, neuromusculaire) sous I’impulsion et l’organisation du systeme nerveux central. Or le cerveau est un organe d’un type tres particulier. A la fois glande multi-endocrine secretant ses propres hormones (les neuromedia- teurs), tissu neuronal d’une immense diversite et connectivite, il est capable, a l’inverse des autres organes, d’activer et d’accumuler une quantite conside- rable de sequences psychosensorielles saris qu’elles aboutissent necessaire- ment a des conduites externes effectives. Tous les autres organes presentent des activites et des fonctions immediates qui ne peuvent etre differees saris aboutir a une mort rapide. Si l’on compare le langage a un organe, pourquoi ne pas choisir le cerveau qui, precisement, produit cette activite specifique du genre humain, de pouvoir jouer sur les actions mentales et comportementales, et, en particulier, de pouvoir les mediatiser de facon a la fois determinCe et indeterminee ?

11 est frappant de constater que nos modeles de comprehension des apprentissages et des dispositifs in& qui les rendent possibles restent encore tres rudimentaires. Comment comprendre l’explosion des acquisitions lexicales entre 1 et 3 ans ? Sans effort apparent, l’enfant retient quasiment instantane- ment les mots qui lui sont present& par deixis ; il s’attache instinctivement aux mots et il acquiert leurs singularites contextuelles, selon des modalites qui rap- pellent les phenomenes d’empreinte aux caracteristiques des personnes fami- lieres. Les capacites precoces a acquerir certaines singularites des schemes semantiques et syntaxiques de la langue maternelle depassent peut-Ctre encore notre entendement. Les coordinations entre competences et performances innees, acquises, et apprises par essais-erreurs sont vraisemblablement plus diversifiees que ne le laisseraient supposer les oppositions schematiques entre le constructivisme ontogenetique de Piaget et le nativisme organique de la G grammaire universelle >> de Chomsky. On pourrait ainsi lever deux verrous :

- celui qui consiste a affirmer l’impossibilite de sequences cognitives innees operant toute la vie ; la construction des representations reposerait sur des protosymboles qui echappent a toute forme de representation delibbrement construite :

- celui d’une configuration cognitive innee formellement compacte, comple- tement extractible des divers processus cognitifs appris et construits par educa- tion et tradition, caracteristiques du genre humain. La (< grammaire universelle ,,, close sur elle-m&me, renverrait un message du type : <X cette grammaire est inaccessible, intraduisible et incomplete D.

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Par voies de conskquence

Ce detour par la relecture du debat Chomsky-Piaget s’est impose a moi, lors de la tentative de comprehension du livre de J.Y. Pollock, pour tenter de reposer cer- taines questions de fond : le projet des linguistes generativistes ouvre manifestement des perspectives qui n’etaient pas imaginables a partir des presupposes des autres courants de la linguistique ; mais il rappelle la tiche de Sisyphe, recommenqant sans fin un travail impossible, oblige de laisser de c&C, a chaque fois, des questions inabordables a partir du programme inaugural. Quelle pourrait Ctre la c( refonte “, apres ce programme minimaliste ? Jusqu’oh le caractere tres technique de l’ouvrage de J.Y. Pollock ne masque-t-il pas cette difficult6 metho- dologique liee B la these, peut-etre indemontrable, de la grammaire universelle ? Jusqu’oti ces modules forment-ils un bloc uniquement genetiquement coordonne ?

Passionnant pour qui souhaite s’initier au dernier &at de la theorie chomskienne du langage, un tel livre risque de laisser perplexes ceux qui ne sont pas convaincus de telles hypotheses. Lint&et de ce travail est de repondre en partie a l’accusation d’anglocentrisme faite aux premiers Ctats de la recherche de N. Chomsky. Non seulement J.Y. Pollock propose (aprb les trait& de N. Ruwet [14], et de R. S. Kayne [15]) de tester ces modeles pour le francais contemporain (ainsi que d’autres langues actuelles ou mortes), mais il apparait desormais qu’un grand nombre de travaux se sont developpes par des linguistes originaires de pays nombreux et varies dans le monde (p. 205).

De telles recherches peuvent avoir deux consequences, dont I’une est de type clinique, et l’autre de type educatif.

La premiere consequence est de type clinique et therapeutique. La hnguis- tique chomskienne a servi de reference et de source d’inspiration a la program- mation neurolinguistique (PNL), dont l’un des fondateurs, John Grinder, est un linguiste issu du courant de la grammaire generative, avec iequel il a pris ses dis- tances. Cherchant a reprendre le flambeau des recherches de G. Bateson, J. Haley, J. Weakland, D. D. Jackson et des therapies breves initiees par P Watzlawick, R. Fisch, J. Weakland [16], etc., la PNL propose des interventions breves, voire tres breves, supposees particulibrement efficaces 2. Or de fait, la PNL s’adresse davan- tage au monde de l’entreprise qu’a celui des personnes en grande souffrance.

L’ecart apparait en effet important entre la complexite technique de la grammaire generative et la recherche de clarification et de simplification d’une cc grammaire de la communication )>, verbale et non verbale, susceptible de passer

2. Dam sa preface B leur livre inaugural [17], G. Bateson, faisant une critique severe de ses propres theories du double bind pour tenter de comprendre les processus schizophreniques, est parti- culierement tlogieux : N Grinder et Bandler ont affront& les problemes que nous avions alors affront&s [...I 11s ont des outils que nous n’avions pas - ou dont nous n’avons pas vu comment les utiliser. 11s ont rtussi en faisant de la hnguistique une base pour la theorie et simultanement un outil pour la thtrapie. I...] Nous n‘avions pas vu que les differents moyens de codage - visuel, auditif, etc. - sont si Cloignes. si differents les uns des autres, m&me dans la representation neurophysiologique, qu’aucun materiel dans un mode ne peut etre du m&me type logique qu’aucun materiel dans un autre mode. x

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A propos de.. 161

du bien-btre au mieux-&tre. Si ces principes de (( recherche de l’excellence B mCritent le detour, ils ne sauraient faire I’Cconomie de pratiques et de rCflexions moins brillantes, mais plus en prise avec la complexit des situations cliniques. La dCrive serait ici la suivante : arriver ZI produire des expressions bien formCes, afin de bien parler, de bien penser et de bien agir.

La deuxikme consCquence de ce point de vue pourrait Ctre de considCrer que I’apprentissage de la langue maternelle g 1’Ccole est relativement superflu, puisque l’enfant ac&derait spontankment aux mCcanismes g&Crateurs de sa langue. Lorsque Jean-Yves Pollock pose la question : 6 Comment caractCriser le savoir lin- guistique des locuteurs ad&es, leur langue inteme ou LI ? D, il apparait que ce savoir est un mClange complexe de savoir-faire et de connaissances innCes (dont certaines ne sont pas seulement linguistiques), et d’un gros travail d’apprentissage secondaire qui permet d’emichir la langue inteme LI au contact de la langue externe LE (alphabktisation, recours 21 I’Ccrit, tours de grammaire, etc.). L’autonomie du sujet parlant ne surgit-elle pas ti l’interface de LI et LE ? Comment 1’Claboration d’une pen&e complexe pourrait-elle se dCpartir d’une connaissance des subtiM& grammaticales relevant d’un apprentissage soutenu, non rCductible aux procCdures in&es g&&ant la compktence et la performance de la langue ?

Souhaitons que les apports non ndgligeables de la thCorie chomskienne 21 la grammaire classique n’aboutissent pas, lors de l’apprentissage de la grammaire dans les Ccoles, 21 un surcroit de confusion chez les jeunes Cl&es (et chez les professeurs des Ccoles), et ne supprime pas definitivement la tradition de qualitk qui faisait la valeur, le charme et le s&ieux de l’enseignement de nos instituteurs d’antan.

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