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La VallEe des chevaux

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    Jean M. Auel

    LES ENFANTS DE LA TERRE

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    LA VALLEE DES CHEVAUX

    (The Valley of Horses 1982)

    Traduction de Catherine Pageard

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    Elle tait morte. Peu importait la pluie glaciale qui lui cinglait les joues et les violentes rafales de vent qui plaquaient contre ses jambes la peau dours dont elle tait vtue. Son capuchon en fourrure de glouton rabattu sur le visage, la jeune femme continuait avancer en jetant des coups dil autour delle pour essayer de se reprer.

    Se dirigeait-elle bien vers cette range darbres irrgulire quelle avait aperue un peu plus tt, se dtachant sur lhorizon ? Elle aurait d y prter plus dattention et regrettait que sa mmoire ne ft pas aussi bonne que celle du Peuple du Clan. Pourquoi raisonnait-elle comme si elle faisait encore partie du Clan ? Elle savait bien quelle tait ne trangre et quaujourdhui, aux yeux de tous, elle tait morte.

    Tte baisse, elle se courbait sous le vent. Depuis que la tempte venue du nord avait fondu sur elle en hurlant, elle cherchait dsesprment un endroit o sabriter. Elle ne connaissait pas la rgion. La lune avait parcouru un cycle complet depuis quelle avait quitt le clan de Broud, mais elle ne savait toujours pas o elle allait.

    Dirige-toi vers le nord , lui avait conseill Iza trois ans auparavant. La nuit o elle tait morte, la gurisseuse avait parl du continent situ au-del de la pninsule. Elle avait insist pour quelle parte. Le jour o Broud serait le chef, avait-elle dit, il trouverait un moyen de la faire souffrir. Iza ne stait pas trompe ! Broud lavait fait souffrir et il avait mme russi latteindre dans ce quelle avait de plus cher au monde.

    Durc est mon fils, pensa Ayla. Broud navait pas le droit de nous sparer. Il navait aucune raison de me maudire. Cest lui qui a provoqu la colre des esprits et le tremblement de terre qui a suivi. Ayla avait dj t maudite : elle savait donc quoi sen tenir. Mais, cette fois, tout stait pass si vite que les membres du Clan eux-mmes avaient eu du mal se faire

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    lide quelle nexistait plus. Ils navaient pourtant pas pu empcher Durc de la voir au moment o elle avait quitt la caverne.

    Alors que Broud lavait maudite dans un mouvement de colre, Brun, au contraire, avait consult les membres du Clan avant de lancer sa maldiction. Il avait pourtant de bonnes raisons de la maudire, mais il lui avait laiss une chance de revenir.

    Relevant la tte, Ayla saperut quil commenait faire sombre : la nuit nallait pas tarder tomber. Malgr les touffes de carex quelle avait glisses lintrieur de ses chausses en peau pour les isoler de lhumidit, la neige avait fini par les dtremper et elle avait les pieds tout engourdis. La vue dun pin tordu et rabougri la rassura.

    Dans les steppes, les arbres taient peu nombreux : ils ne poussaient quaux endroits o le sol tait humide. En gnral, une double range de pins, de bouleaux ou de saules, aux troncs tordus par les rafales de vent, signalaient la prsence dun cours deau. Durant la saison sche, dans cette rgion o les eaux souterraines taient rares, la vue de ces arbres tait toujours bon signe. Et quand le vent, venu des grands glaciers du Nord, soufflait en tempte sans quaucune vgtation ne larrte, ces rideaux darbres offraient une protection aussi maigre soit-elle.

    Ayla fit encore quelques pas avant datteindre le bord du ruisseau, un mince filet deau qui courait entre les berges prises par les glaces. Elle obliqua alors vers louest, dans lespoir quen aval la vgtation serait plus dense que les broussailles environnantes.

    Elle avanait avec difficult, le visage toujours protg par son capuchon, quand, soudain, le vent cessa de souffler. Levant les yeux, elle saperut que de lautre ct du ruisseau, la berge se relevait pour former un petit escarpement. Aussitt, elle sengagea afin de traverser leau glace. Les touffes de carex taient impuissantes contre la morsure de leau glaciale mais, au moins, elle ne sentait plus le vent. La berge, creuse par le courant, formait une saillie qui abritait un tapis de racines et de

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    broussailles emmles, et Ayla se dirigea vers cette sorte dauvent sous lequel la terre tait peu prs sche.

    Aprs avoir dfait les courroies du panier quelle portait sur le dos, Ayla le posa par terre, puis elle en retira une lourde peau daurochs et une branche dbarrasse de ses rameaux. Avec la peau daurochs, elle dressa une tente basse et pentue, maintenue sur le sol par des pierres et des morceaux de bois flott, et elle se servit de la branche pour y mnager une ouverture.

    En saidant de ses dents, elle dnoua les lanires en cuir de ses moufles. De forme peu prs ronde, celles-ci taient faites dune peau retourne, resserre la hauteur du poignet et fendue lintrieur, ct paume, pour permettre le passage de la main ou du pouce lorsquelle dsirait attraper quelque chose. Les peaux qui recouvraient ses pieds taient du mme modle sauf quelles taient dpourvues de fente et elle dut pas mal batailler avant de russir dnouer les courroies mouilles qui les tenaient fermes hauteur de la cheville. Quand elle se fut dchausse, elle retira les touffes de carex qui se trouvaient lintrieur de ses chausses et les mit de ct.

    Elle tala alors sa peau dours lintrieur de la tente, face mouille contre le sol, puis posa par-dessus ses moufles, ses chausses en peau et les touffes de carex. Elle pntra en rampant sous la tente, pieds en avant, et en bloqua lentre laide de son panier. Aprs avoir frott ses pieds glacs, elle senveloppa dans la fourrure. Ds que celle-ci lui eut communiqu sa chaleur, elle se roula en boule et ferma les yeux.

    Lhiver nen finissait pas de mourir. Ce nest qu contrecur quil cdait la place la saison nouvelle. Et le printemps lui-mme semblait hsiter sinstaller : un jour, il faisait froid comme au plein cur de lhiver et le lendemain, le soleil brillait, annonciateur des chaleurs de lt.

    Durant la nuit, le temps changea nouveau et la tempte sarrta net. Quand Ayla se rveilla, le soleil se rverbrait sur les plaques de glace et les amas de neige de la rive, et le ciel tait dun bleu profond et lumineux. Quelques nuages seffilochaient vers le sud.

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    Elle se glissa en rampant hors de la tente et, pieds nus, courut vers le ruisseau. Elle avait emport une vessie recouverte de peau qui lui servait de gourde et quelle plongea dans le cours deau glacial. Aprs lavoir remplie, elle but une longue gorge et se prcipita nouveau sous la tente pour se rchauffer.

    Mais elle ne resta pas longtemps lintrieur. Maintenant que la tempte stait calme et que le soleil brillait, elle navait plus quune hte : reprendre sa route. Ses chausses ayant sch pendant la nuit, elle les enfila, attacha sa peau dours par-dessus le vtement en peau quelle avait gard pour dormir et, aprs avoir fouill dans son panier pour y chercher un morceau de viande sche, y rangea sa tente et ses moufles. Tout en mastiquant la viande sche, elle se remit en route.

    Le cours du ruisseau tait peu prs droit, en pente lgre, et elle neut aucun mal le suivre. Elle marchait en fredonnant toujours le mme son dune voix sans timbre. De temps en temps, elle apercevait des petites taches vertes sur les buissons de la rive et quand elle vit que, tel un visage minuscule, une fleur avait russi percer lpaisse couche de neige, cela la fit sourire. A un moment donn, un gros morceau de glace se dtacha soudain de la berge et, aprs avoir ricoch ct delle, sloigna toute vitesse, entran par le courant.

    Quand Ayla avait quitt le Clan, le printemps tait dj arriv. Mais lextrme sud de la pninsule, il faisait plus chaud quailleurs et lhiver durait moins longtemps. Abrite des vents glacials par une chane de montagnes, rchauffe et arrose par les brises venues de la mer intrieure, cette troite bande ctire oriente au sud bnficiait dun climat tempr. Plus au nord, dans les steppes, le climat tait plus rude. Et Ayla, aprs avoir long la chane de montagnes, avait voyag dans cette direction. Si bien que, pour elle, ctait toujours le dbut du printemps.

    Alors quelle cheminait le long du cours deau, elle entendit soudain les cris rauques des hirondelles de mer. Elle leva les yeux et aperut, tournoyant au-dessus delle, ces oiseaux qui ressemblaient de petites mouettes. La mer ne devait pas tre loin. Et les hirondelles taient certainement en train de nicher. Ce qui voulait dire : des ufs. Mais aussi : des moules sur les

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    rochers, des clams, des bernicles et des flaques pleines danmones de mer. Elle acclra aussitt lallure.

    Le soleil tait presque au znith lorsquelle arriva dans la baie forme par la cte sud du continent et lextrmit nord-ouest de la pninsule. Elle avait enfin atteint le large goulet qui reliait lun lautre.

    Aprs stre dbarrasse de son panier, Ayla escalada une falaise qui dominait le paysage environnant. Au pied de la paroi se trouvaient de gros rochers arrachs par le ressac. Des hirondelles de mer et des mergules1 nichaient en haut de lperon rocheux et, quand elle ramassa leurs ufs, les oiseaux poussrent des cris perants. Elle en goba quelques-uns, encore tides de la chaleur du nid, et fourra les autres dans un repli de son vtement. Puis elle redescendit vers le rivage.

    Elle retira alors ses chausses et pntra dans leau pour y rincer les moules lgrement sableuses quelle venait de ramasser sur les rochers. Quand, penche sur une flaque laisse par la mare descendante, elle avana la main pour arracher des anmones de mer, celles-ci replirent leurs tentacules chatoyants qui ressemblaient des ptales de fleur. Leur forme et leur couleur lui tant inconnues, elle prfra terminer son repas avec des clams quelle dnicha en fouillant dans le sable un endroit o une lgre dpression trahissait leur prsence.

    Rassasie par les ufs et les coquillages, la jeune femme se reposa un moment sur le rivage, puis elle escalada nouveau la falaise. Arrive en haut, elle sassit, les genoux entre les mains, respirant pleins poumons lair du large.

    Do elle tait, elle apercevait parfaitement le doux arc de cercle que traait en direction de louest la cte sud du continent. A peine masqu par un troit rideau darbres, elle voyait aussi le vaste pays des steppes qui ressemblait en tout point aux froides prairies de la pninsule. Nulle part il ny avait trace de vie humaine.

    Me voil arrive sur le continent, se dit-elle, cette terre immense qui se trouve au-del de la pninsule. Et o dois-je aller maintenant, Iza ? Tu mas dit que ctait ici que vivaient les

    1 Oiseau voisin du pingouin, bec trs court. (NScan)

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    Autres. Mais je ne vois personne.

    Ayla se souvenait parfaitement des paroles prononces par Iza la nuit o elle tait morte, trois ans auparavant :

    Tu nappartiens pas au Clan, lui avait rappel la gurisseuse. Tu es ne chez les Autres. Tu dois partir et retrouver les tiens.

    Partir ! Mais o irais-je, Iza ? Je ne connais pas les Autres et je ne saurais mme pas o les chercher.

    Dirige-toi vers le nord, lui avait alors conseill Iza, vers les vastes terres qui se trouvent au-del de la pninsule : cest l que vivent les Autres. Va-ten, Ayla ! avait-elle ajout. Trouve ton peuple et ton compagnon.

    Ayla ntait pas partie au moment o Iza le lui avait conseill car elle ne sen sentait pas capable. Mais maintenant, elle navait plus le choix : elle tait seule au monde et devait trouver les Autres. Il lui tait impossible de revenir sur ses pas et elle savait quelle ne reverrait jamais son fils.

    A la pense de Durc, ses joues se mouillrent de larmes. Depuis quelle avait quitt le Clan, il avait fallu quelle se batte pour rester en vie et avoir du chagrin tait un luxe quelle ne pouvait pas se permettre. Mais maintenant quelle avait commenc pleurer, elle ne pouvait plus sarrter.

    Elle versa des larmes sur les membres du Clan que lle avait laisss derrire elle et sur Iza, la seule mre dont elle et gard le souvenir. Elle pleura en pensant la solitude qui tait la sienne et aux dangers qui lattendaient dans ce pays inconnu. En revanche, elle fut incapable de verser des larmes sur Creb, lhomme qui lavait considre comme sa propre fille. La blessure tait trop frache : il tait trop tt pour quelle puisse affronter le fait que Creb tait mort, lui aussi.

    Quand ses larmes cessrent de couler, Ayla se rendit compte quelle avait les yeux fixs sur les vagues qui dferlaient au pied de la falaise avant de venir mourir autour des rochers dchiquets.

    Ce serait tellement facile, songea-t-elle.

    Non ! ajouta-t-elle aussitt en hochant vigoureusement la tte. Je lui ai dit quil pouvait prendre mon fils, mobliger

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    partir et lancer sur moi la Maldiction Suprme, mais que jamais il ne pourrait me faire mourir !

    Elle se passa la langue sur les lvres et, au got de sel de ses larmes, se prit sourire. Iza et Creb avaient toujours t tonns quelle puisse pleurer. Les membres du Clan ne pleuraient jamais, sauf lorsque leurs yeux taient irrits. Durc lui-mme avait hrit des yeux bruns du Clan : mme sil lui ressemblait par bien des cts et tait capable dimiter les sons quelle mettait, jamais il ne versait une larme.

    Ayla se dpcha de redescendre. Au moment o elle remettait son panier sur son dos, elle se demanda si les yeux des Autres versaient eux aussi des larmes ou si ses propres yeux taient simplement fragiles comme le disait Iza. Puis elle se rpta le conseil de la gurisseuse Trouve ton peuple et ton compagnon.

    Longeant la cte, la jeune femme sengagea en direction de louest et traversa sans difficult de nombreux cours deau qui allaient se jeter dans la mer intrieure. Mais un jour, elle se retrouva devant une rivire plus large que les autres. Dans lespoir de trouver un gu, elle obliqua alors vers le nord, suivant le cours deau qui senfonait lintrieur des terres. Tant que la rivire avait coul le long de la cte, elle ntait borde que de pins et de mlzes plus ou moins hauts. Mais, ds que le cours deau pntra dans les steppes, aux conifres vinrent sajouter des bouquets de saules, de bouleaux et de trembles.

    La rivire faisait des tours et des dtours et, au fur et mesure que les jours passaient, linquitude dAyla grandissait. La direction gnrale suivie par le cours deau tait le nord-est et elle ne souhaitait pas aller vers lest. Elle savait en effet que les membres du Clan remontaient parfois dans cette partie du continent pour chasser. Et elle ne voulait pas courir le risque de les rencontrer pas avec la maldiction qui pesait sur elle ! Il fallait absolument quelle traverse la rivire.

    Quand le cours deau slargit, se divisant en deux bras autour dune petite le sablonneuse borde de rochers et de buissons, elle dcida de tenter sa chance. Le lit de galets quelle apercevait

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    de lautre ct de lle ne semblait pas trop profond et elle estima quelle devait pouvoir passer pied. Elle aurait trs bien pu traverser la rivire la nage mais elle ne voulait mouiller ni le contenu de son panier ni ses vtements en fourrure. Ceux-ci mettraient du temps scher et les nuits taient encore trop froides pour quelle puisse se passer deux.

    Elle fit quelques aller et retour le long de la berge avant de dcouvrir un endroit o leau semblait moins profonde quailleurs. Elle se dshabilla alors entirement, rangea ses vtements dans son panier et, tenant celui-ci bout de bras, pntra dans leau. Les pierres sur lesquelles elle marchait taient glissantes, le courant avait tendance la dsquilibrer et, au milieu du premier bras, leau lui arrivait la taille. Malgr tout, elle russit atteindre lle sans encombre.

    Le second bras tait plus large et elle doutait de pouvoir le traverser aussi facilement. Elle sy engagea pourtant, car elle navait aucune envie de faire demi-tour. Plus elle avanait et plus le lit de la rivire se creusait, si bien quarrive au milieu, leau lui montait dj jusquau cou. Elle posa son panier sur sa tte et continua avancer sur la pointe des pieds. Mais soudain le sol se droba. Sa tte senfona dans leau et elle but la tasse. Aussitt ses jambes se mirent en mouvement et, tenant son panier dune seule main, elle se servit de son autre bras pour essayer de gagner la rive. Elle lutta un court instant contre le courant qui essayait de lentraner puis sentit nouveau des pierres sous ses pieds. Un moment plus tard, elle atteignait la rive.

    Aprs avoir travers la rivire, Ayla senfona nouveau dans les steppes. Les pluies sespacrent, les journes ensoleilles devinrent plus nombreuses : la belle saison tait enfin arrive. Les buissons et les arbres trennaient leurs nouvelles feuilles et lextrmit des branches de conifres se couvrait daiguilles dun vert doux et lumineux. Ayla, qui aimait bien leur saveur lgrement piquante, en cueillait au passage et les mchonnait tout en marchant.

    Elle prit lhabitude de voyager toute la journe et de ne sarrter qu la tombe de la nuit au bord dun ruisseau ou dun

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    torrent. Elle navait aucun mal trouver de leau. Sous laction conjugue des pluies printanires et de la fonte des neiges, les rivires dbordaient et le moindre ruisseau, la moindre ravine se remplissait. Plus tard, ces cours deau phmres sasscheraient compltement ou, dans le meilleur des cas, ne seraient plus quun mince filet de liquide boueux. Toute cette humidit allait tre rapidement absorbe par la terre. Mais avant que cela se produise, les steppes auraient eu le temps de refleurir.

    Presque du jour au lendemain, le pays se couvrit de fleurs. Blanches, jaunes ou pourpres plus rarement rouge vif ou dun bleu lumineux , elles maillaient le vert tendre des immenses prairies. Le printemps avait toujours t la saison prfre dAyla et, une fois de plus, elle tait mue par sa beaut.

    Maintenant que les steppes renaissaient l vie, elle avait de moins en moins besoin de puiser dans les rserves de nourriture quelle avait emportes avec elle et commenait vivre sur le pays. Cette activit la ralentissait peine : comme toutes les femmes du Clan, elle avait appris cueillir des fleurs, des feuilles, des bourgeons et des baies tout en continuant marcher. Pour dterrer rapidement les racines et les bulbes, elle se servait dun bton fouir. Il sagissait dune branche dbarrasse de ses rameaux et de ses feuilles et dont une des extrmits avait t taille en pointe avec une lame en silex. La cueillette lui semblait facile maintenant quelle navait plus quelle nourrir.

    En plus, elle avait un avantage sur les autres femmes du Clan : elle pouvait chasser. Uniquement avec une fronde, bien sr ! Mais dans ce domaine, elle tait de loin la plus habile du Clan. Les hommes eux-mmes avaient t obligs de le reconnatre. Ils avaient eu beaucoup de mal se faire lide quune femme puisse chasser et Ayla avait pay trs cher le droit duser de ce privilge.

    Quand les cureuils fossoyeurs, les hamsters gants, les grandes gerboises, les lapins et les livres quittrent leurs gtes dhiver, attirs par lherbe tendre, elle reprit lhabitude de porter sa fronde suspendue la lanire en cuir qui tenait sa fourrure

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    ferme, ct de son bton fouir. En revanche, son sac de gurisseuse tait comme toujours accroch la ceinture du vtement quelle portait sous sa fourrure.

    Si la nourriture tait abondante, il tait un peu plus difficile de trouver du bois et de faire du feu. Les buissons et les arbres qui sefforaient de pousser le long des cours deau saisonniers fournissaient Ayla du bois mort. Elle trouvait aussi sur place des excrments danimaux. Mais cela ne suffisait pas pour faire du feu chaque soir. Parfois, au moment o elle sarrtait, elle ne trouvait pas le bois dont elle avait besoin, ou alors celui-ci tait vert ou humide. Il arrivait aussi quelle soit trop fatigue pour avoir le courage dallumer un feu.

    Dormir en plein air, sans feu pour se protger, ne lui souriait gure. Les vastes prairies quelle traversait attiraient de grands troupeaux dherbivores dont les rangs taient dcims par toutes sortes de prdateurs. Seul un feu pouvait les tenir distance. Les membres du Clan le savaient et, lorsquils voyageaient, lun deux avait le privilge de transporter un charbon ardent qui, chaque soir, servait allumer un nouveau feu. Jusqualors, Ayla navait pas eu lide de faire la mme chose. Et quand elle y pensa, elle se demanda pourquoi elle ny avait pas song plus tt.

    Mme en utilisant une drille feu et une sole en bois, il tait trs difficile dallumer un feu quand le bois tait vert ou humide. Le jour o elle trouva un squelette daurochs, elle se dit que le problme tait rsolu.

    La lune avait nouveau parcouru un cycle complet et la chaleur de lt tait en train de remplacer lhumidit printanire. Ayla traversait toujours la large plaine ctire qui descendait en pente douce vers la mer intrieure. Les limons charris par les inondations saisonnires formaient de larges estuaires barrs en partie par des amas de sable, ou mme des mares et des tangs.

    Cest au bord dun petit tang de ce genre quAyla sarrta au milieu de la matine. La veille, elle navait pu camper prs dun cours deau et sa gourde tait presque vide. Leau semblait stagnante et elle ntait pas sre quelle ft potable. Elle y

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    plongea la main, gota une gorge et recracha aussitt le liquide saumtre. Puis elle se rina la bouche avec leau de sa gourde.

    Est-ce que laurochs a bu de cette eau ? se demanda-t-elle en remarquant le squelette blanchi que prolongeait une longue paire de cornes effiles. Puis elle sempressa de quitter ces eaux croupies o la mort semblait encore rder. Mais elle ne russit pas chasser laurochs de ses penses : elle avait beau sloigner, elle continuait penser ce squelette et ses longues cornes incurves.

    Il tait prs de midi quand elle sarrta au bord dun ruisseau. Elle dcida alors de faire du feu pour cuire le lapin quelle venait de tuer. Assise au soleil, elle tait en train de faire tourner entre ses paumes la drille feu sur la sole en bois quand elle se surprit souhaiter que Grod soit l pour lui tendre le charbon ardent envelopp de mousse ou de lichen quil transportait toujours dans une... corne daurochs !

    Elle sauta aussitt sur ses pieds, rangea la drille et la sole dans son panier, plaa le lapin par-dessus et rebroussa chemin. Arrive au bord de ltang, elle sapprocha du squelette et commena tirer sur une de ses cornes.

    Mais soudain, elle fut prise de remords : dans le Clan, les femmes navaient pas le droit de transporter le feu ! Si je ne le fais pas, qui le fera ma place ? se demanda-t-elle. Et, dun coup sec, elle dtacha la corne. Puis elle se dpcha de quitter les lieux comme si le simple fait de penser lacte interdit avait suffi pour quelle sente braqus sur elle des regards dsapprobateurs.

    Il y avait eu une poque o, pour pouvoir vivre au sein du Clan, il avait fallu quelle se conforme un mode de vie qui ne correspondait pas sa nature. Maintenant, si elle voulait rester en vie, il fallait au contraire quelle surmonte les interdits de son enfance et quelle pense par elle-mme. La corne daurochs tait un premier pas dans cette direction et le signe quelle tait sur la bonne voie.

    Ayla se rendit compte trs vite que le fait davoir une corne daurochs ntait pas suffisant, en soi, pour transporter du feu. Le lendemain matin, quand elle voulut ramasser de la mousse

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    sche pour envelopper le charbon ardent, elle saperut quil ny en avait nulle part. La mousse, si abondante dans les sous-bois autour de la caverne, ne poussait pas dans les steppes, faute de lhumidit ncessaire. Finalement, elle enveloppa le charbon dans de lherbe. Mais quand elle voulut sen resservir, la braise stait teinte. Elle ne se dcouragea pas pour autant. Plus dune fois, elle avait recouvert le feu de cendres pour quil dure toute la nuit. Elle savait donc en gros comment sy prendre. Aprs moult essais et checs, elle trouva le moyen de conserver le feu dun campement lautre. Elle portait la corne daurochs accroche sa ceinture, ct de son sac de gurisseuse.

    Depuis plusieurs jours, Ayla remontait un fleuve trop large pour tre travers pied. Plus elle avanait, plus le fleuve slargissait et, aprs un brusque crochet, il se dirigeait nettement vers le nord-est.

    La jeune femme tait trop loigne maintenant pour risquer de rencontrer les chasseurs du clan de Broud. Malgr tout, elle ne voulait pas aller vers lest : lest, ctait le retour vers le Clan. Il ntait pas question non plus quelle sinstalle dans les vastes plaines qui bordaient le fleuve. Il fallait donc quelle trouve un moyen de traverser.

    Excellente nageuse, elle aurait trs bien pu franchir le fleuve la nage. Malheureusement, avec un panier sur la tte, la chose devenait impossible. Que faire ?

    Elle tait assise labri dun arbre mort dont les branches dnudes tranaient dans leau. Le soleil de laprs-midi se refltait dans le mouvement incessant du courant qui, de temps en temps, charriait quelques dbris. Cela lui rappelait le cours deau qui coulait prs de la caverne. A lendroit o il se jetait dans la mer intrieure, il regorgeait de saumons et desturgeons que le clan pchait. Ayla allait souvent y nager en dpit des craintes dIza. Elle avait toujours su nager bien que personne ne lui ait appris.

    Je me demande pourquoi les gens du Clan naiment pas

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    nager, pensa-t-elle. Ils disaient toujours que pour mloigner autant de la rive, il fallait que je ne sois pas comme les autres. Jusquau jour o Ona a failli se noyer...

    Ce jour-l, tout le monde lui avait t reconnaissant davoir sauv la petite fille. Brun lavait mme aide sortir de leau. Elle avait eu limpression que les membres du Clan la considraient enfin comme une des leurs. Le fait que ses jambes ne soient pas arques, quelle soit trop mince et trop grande, quelle ait les cheveux blonds, les yeux bleus et un haut front, soudain tout cela navait plus eu dimportance. Aprs quelle eut sauv Ona de la noyade, certains membres du Clan avaient essay dapprendre nager. Mais ils ny taient pas vraiment arriv ils flottaient difficilement et prenaient peur ds quils perdaient pied.

    Durc pourrait-il apprendre nager ? se demanda Ayla. Quand il est n, il tait moins lourd que les bbs du Clan et il ne sera jamais aussi muscl que la plupart des hommes. Oui, il y a des chances quun jour il puisse nager.

    Mais qui lui apprendra ? Uba laime autant que sil tait son propre fils et elle prendra soin de lui mais elle ne sait pas nager. Brun non plus. Il lui apprendra chasser et le prendra sous sa protection. Il ne laissera pas Broud lui faire du mal. Il me la promis au moment de mon dpart.

    Est-ce que Broud est responsable du fait que Durc ait grandi lintrieur de mon ventre ? se demanda encore Ayla qui se rappelait en frissonnant comment Broud lavait force. Iza disait que les hommes font a aux femmes quils aiment mais Broud a agi ainsi parce quil savait que je le hassais. Tout le monde dit que ce sont les esprits des totems qui mettent en route les bbs. Mais aucun homme du Clan ne possdait un totem assez fort pour vaincre mon Lion des Cavernes. Pourtant, ce nest quaprs avoir t viole par Broud que je suis tombe enceinte. Et tout le monde a t surpris : on pensait que je naurais jamais de bb.

    Jaimerais bien voir Durc quand il sera devenu adulte. Il tait dj grand pour son ge, comme moi, et il dpassera tous les hommes du Clan, jen suis sre...

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    Non ! je nen sais rien ! Et je ne le saurai jamais ! Jamais je ne reverrai mon fils.

    Arrte de penser lui ! sintima-t-elle en ravalant ses larmes et, quittant lendroit o elle tait assise, elle sapprocha du bord de leau.

    Plonge dans ses penses, Ayla navait pas remarqu le tronc darbre fourchu qui flottait tout prs de la rive. Quand celui-ci se trouva emprisonn dans lenchevtrement des branches mortes qui se dployaient au ras de leau, elle lui jeta un coup dil indiffrent. Il roulait dun ct et de lautre pour se librer, sous le regard absent dAyla. Soudain, elle le vit vraiment et dcouvrit du mme coup tout ce quelle pouvait en tirer.

    Elle savana dans leau et hissa le tronc sur la rive. Il sagissait de la partie suprieure dun arbre de belle taille qui avait d tre coup net par une violente inondation en amont du fleuve et qui ntait pas encore trop imbib deau. Ayla fouilla dans un des replis de son vtement en peau pour en sortir son coup-de-poing. A laide de linstrument, elle coupa la plus longue des deux branches afin quelle ait peu prs la mme taille que lautre, puis elle les lagua toutes les deux.

    Aprs avoir jet un coup dil autour delle, elle se dirigea vers un bosquet de bouleaux couvert de clmatites. Elle tira sur la plante pour en dtacher une jeune tige, souple et rsistante. Tout en la dbarrassant de ses feuilles, elle revint sur ses pas et sapprocha de son chargement. Elle commena par tendre sa tente en peau sur le sol, puis y vida le contenu de son panier. Le moment tait venu de dresser linventaire de ce quelle possdait et de tout ranger nouveau.

    Au fond du panier, elle plaa ses jambires, ses moufles en fourrure, ainsi que le vtement en peau retourn dont elle naurait pas besoin avant lhiver prochain. O serai-je ce moment-l ? se demanda-t-elle en marquant un temps darrt. Balayant dun geste cette question laquelle elle ne pouvait pas rpondre, elle continua son rangement. Mais nouveau elle sarrta la vue de la couverture en cuir souple dans laquelle elle plaait Durc, petit, pour le transporter confortablement cal contre sa hanche.

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    Pourquoi lavait-elle emporte ? Elle ntait pas indispensable sa survie. Mais elle navait pas voulu sen sparer, elle tait comme imprgne de son fils. Aprs avoir press la peau douce contre sa joue, elle la plia avec soin et la rangea au fond du panier. Par-dessus, elle plaa les bandes en peau absorbante quelle utilisait pendant ses rgles. Puis elle ajouta sa seconde paire de chausses en peau. Elle marchait maintenant pieds nus et ne se chaussait que quand il faisait froid ou humide. Mais elle se flicitait davoir emport les deux paires car elle en avait dj us une.

    Elle soccupa ensuite de ses rserves de nourriture. Il lui restait encore une portion de sucre drable emballe dans une corce de bouleau. Elle en cassa un morceau et le mit dans sa bouche en se demandant si elle aurait nouveau loccasion de manger du sucre drable quand celui-ci serait fini.

    Elle avait encore plusieurs galettes de voyage, de celles que les hommes du clan emportaient quand ils partaient chasser, faites dun mlange de graisse fondue, de viande sche broye et de fruits secs. En pensant la graisse quelles contenaient, leau lui vint la bouche. La plupart des animaux quelle tuait avec sa fronde ne fournissaient que de la viande maigre et, si elle navait pas pu quilibrer ses menus grce aux vgtaux quelle cueillait, ce rgime ne lui aurait pas permis de vivre longtemps. La graisse, sous quelque forme que ce soit, tait ncessaire sa survie.

    Malgr son envie den manger une, elle rangea les galettes de voyage dans son panier sans y toucher : mieux valait les garder pour le jour o elle en aurait vraiment besoin. Elle y ajouta les tranches de viande sche qui lui restaient aussi dures que du cuir mais nourrissantes , quelques pommes sches, une poigne de noisettes, quelques petits sacs de grains ramasss dans les hautes herbes des steppes autour de la caverne et jeta un tubercule pourri. Par-dessus la nourriture, elle posa son bol, son capuchon en fourrure et la paire de chausses use.

    Aprs avoir dtach de sa ceinture son sac de gurisseuse, elle caressa la peau de loutre brillante et impermable et sentit sous ses doigts les os des pattes arrire et de la queue. La peau de

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    lanimal avait t incise la hauteur du cou. Une lanire en cuir, enfile cet endroit, permettait de fermer le sac et la tte de la loutre, toujours attache au dos et trangement aplatie, servait de rabat. Iza avait fait ce sac pour elle-mme et Ayla en avait hrit le jour o elle tait devenue son tour la gurisseuse du Clan.

    Ce sac en loutre lui rappelait son premier sac de gurisseuse, fabriqu lui aussi par Iza, et que Creb avait brl, il y a bien des annes de cela, lorsquelle avait t maudite pour la premire fois. Brun avait t oblig dagir ainsi : les femmes du Clan navaient pas le droit dutiliser des armes et cela faisait des annes quAyla se servait en cachette dune fronde. Malgr tout, Brun lui avait donn une chance de revenir condition quelle soit capable de rester en vie.

    Ce jour-l, il a fait plus que de me donner une chance, songea Ayla. Si je navais pas su quel point le fait dtre maudite pouvait donner envie de mourir, peut-tre naurais-je pas russi rester en vie lorsque Broud son tour ma chasse. Mme sil ma t trs difficile de quitter Durc pour toujours, la maldiction de Broud ma moins touche que la premire. Le jour o Creb a brl tout ce qui mappartenait, jai vraiment voulu mourir.

    Elle avait aim Creb, le frre de Brun et dIza, au moins autant quIza. Comme il lui manquait un il et la moiti dun bras, il navait jamais pu chasser mais il tait de loin le plus grand magicien de tout le Clan : Mog-ur, craint et respect de tous. Son vieux visage, borgne et dfigur par une cicatrice, inspirait de leffroi aux chasseurs les plus courageux. Mais Ayla savait quil pouvait aussi reflter une grande douceur. Creb lavait protge, stait occup delle et lavait aime comme si elle tait la fille de la compagne quil navait jamais eue.

    La mort dIza remontait trois ans, elle avait donc eu le temps de sy faire. Et, mme si elle tait spare de son fils, elle savait quil tait toujours vivant. Mais la mort de Creb tait si rcente...

    La douleur quelle avait garde au fond delle-mme depuis le tremblement de terre qui avait tu le vieux magicien resurgit soudain. Creb... Oh, Creb ! cria-t-elle. Pourquoi es-tu retourn

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    dans la caverne ? Pourquoi fallait-il que tu meures ?

    clatant en sanglots, elle enfouit son visage dans la fourrure de son sac, puis elle poussa un gmissement aigu, venu du plus profond delle-mme. Elle se mit alors se balancer davant en arrire et son gmissement se transforma en une lamentation funbre qui exprimait son angoisse, son chagrin, son dsespoir. Mais il ny avait personne pour se lamenter avec elle et partager son chagrin. Elle tait seule avec sa peine et elle pleurait sur sa propre solitude.

    Quand ses sanglots et ses gmissements se calmrent, elle tait puise, mais comme dlivre. Au bout dun moment, elle sapprocha de leau et se rafrachit le visage. Puis elle rangea son sac de gurisseuse dans le panier sans en vrifier le contenu quelle connaissait parfaitement. La douleur quelle avait prouve un peu plus tt avait maintenant fait place la colre. Broud ne me fera pas mourir ! dit-elle en jetant rageusement son bton fouir.

    Puis elle respira fond et sapprocha nouveau de son panier. Aprs y avoir rang sa drille feu, sa sole en bois et la corne daurochs, elle fouilla dans un des replis de son vtement et en sortit quelques outils en silex. Dans un autre repli se trouvait un caillou rond quelle lana en lair avant de le rattraper dans le creux de sa main. A condition davoir la bonne taille, nimporte quel caillou pouvait tre projet avec une fronde. Mais le tir tait bien plus prcis lorsquon utilisait des projectiles ronds et lisses. Ayla en avait toujours quelques-uns davance et elle dcida que mieux valait les garder.

    Ensuite, elle prit sa fronde, une bande en peau de daim, renfle au milieu pour servir de logement une pierre et dont les longues extrmits effiles taient entortilles par lusage, et la posa ct des cailloux. Puis elle dfit la longue lanire en cuir qui retenait son vtement en peau de chamois. Cette lanire tait enroule autour delle de manire faire des plis lintrieur desquels elle transportait toutes sortes de choses et quand elle leut dnoue, la peau de chamois tomba sur le sol. Elle ne portait plus quun petit sac suspendu par un cordon autour de son cou son amulette. Quand elle passa le cordon

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    par-dessus sa tte, elle frissonna : sans amulette, elle se sentait vulnrable. Pour se rassurer, elle toucha du doigt les petits objets durs placs au fond du sac.

    Tout tait l, tout ce quelle possdait, tout ce dont elle avait besoin pour rester en vie auquel il fallait ajouter : lintelligence, le savoir, lhabilet, lexprience, la dtermination et le courage.

    Elle dposa son amulette, sa fronde et ses outils lintrieur de son vtement en peau, replia celui-ci et le rangea lintrieur du panier. Puis elle enveloppa le panier dans la peau dours, attacha le tout laide de la lanire en cuir et, aprs avoir empaquet son baluchon dans la peau daurochs, elle le fixa larrire du tronc fourchu en se servant de la tige de clmatite.

    Pendant un court instant, elle contempla le large fleuve et la berge oppose qui semblait si lointaine. Elle recouvrit son feu de sable, eut, une rapide pense pour son totem et poussa le tronc darbre dans leau, en aval de larbre mort. Aprs quoi elle se logea entre les deux branches et, sy agrippant solidement, lana son radeau dans le courant.

    Leau du fleuve, charge de la fonte des neiges, tait glaciale et Ayla se mit haleter, le corps engourdi. Le courant tait puissant et il entranait le tronc, bien dcid, semblait-il, lemmener jusqu la mer. Larbre tanguait, mais ne se retournait pas grce aux deux branches qui lquilibraient. Ayla luttait contre le courant en agitant frntiquement les pieds pour se frayer un chemin dans cette masse deau tourbillonnante. Ses efforts finirent par tre rcompenss : elle russit virer de bord et commena se diriger vers la rive oppose.

    Elle poussait le tronc en travers du courant, sa progression tait mortellement lente et chaque fois quelle levait les yeux la rive lui semblait dsesprment lointaine. A un moment donn, elle crut pouvoir aborder, mais le fleuve lentrana et elle sloigna nouveau de la berge. Elle tait puise. Au contact de leau, la temprature de son corps stait abaisse et elle frissonnait violemment. Ses muscles taient douloureux comme si elle avait nag avec une pierre attache chacun de ses pieds.

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    Trop fatigue pour lutter, elle finit par sabandonner la force inexorable du courant. Heureusement, un peu plus loin, le fleuve faisait un coude et, au lieu de continuer en direction du sud, il obliquait brusquement vers louest, inflchissant son cours au contact dune avance rocheuse qui lui barrait la route. Avant de cder au courant, Ayla avait dj travers les trois quarts du fleuve et, quand elle aperut la rive, elle mobilisa toutes ses forces et reprit le contrle du radeau.

    Acclrant ses battements de pieds, elle essaya datteindre la berge avant que le fleuve ait fini de contourner cette saillie providentielle. Elle ferma les yeux et se concentra sur les mouvements de ses jambes. Soudain le tronc eut une secousse : il venait de racler le fond et ne tarda pas simmobiliser.

    Incapable de faire un mouvement, moiti submerge, Ayla saccrochait toujours aux deux branches quand un fort remous libra soudain le tronc des rochers qui le retenaient. Prise de panique, elle se mit genoux, poussa le tronc devant elle jusqu ce quil se retrouve sur le sable et retomba dans leau.

    Mme si elle tait bout de forces, elle ne pouvait pas rester l. Tremblant violemment, elle se mit ramper vers la rive sablonneuse et sy hissa. Elle tripota maladroitement les nuds de la tige de clmatite, russit les dfaire et tira son ballot sur le sable.

    Ses doigts ne lui obissaient plus et elle narrivait pas dfaire la lanire en cuir. Heureusement, celle-ci finit par casser net et elle put alors rcuprer la peau dours. Repoussant le panier, elle sallongea sur la fourrure et la rabattit sur elle. Quand, un instant plus tard, ses tremblements cessrent, elle stait endormie.

    Aprs cette traverse prilleuse, Ayla se dirigea nouveau vers le nord et lgrement louest. Les journes dt taient de plus en plus chaudes, les fleurs des steppes avaient fan et lherbe lui arrivait la taille. Elle ne remarquait toujours aucune trace de vie humaine.

    Elle ajouta le trfle et la luzerne ses menus, ainsi que des tubercules lgrement sucrs quelle dterrait aprs avoir suivi sur le sol le trajet de leurs tiges rampantes. Lastragale lui offrait

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    ses gousses pleines de pois, verts et ovales, en plus de sa racine et elle navait aucune difficult distinguer lespce comestible de ses cousines toxiques. Mme sil tait trop tard pour cueillir les bourgeons de lhmrocalle, les bulbes de cette varit de lis taient encore tendres. Certaines varits prcoces de groseilles rampantes avaient commenc prendre couleur et, quand elle voulait ajouter un peu de verdure ses menus, elle trouvait toujours quelques feuilles tendres dansrine, de moutarde ou dortie.

    Elle ne manquait pas non plus doccasion dutiliser sa fronde. Les pikas1 des steppes, les marmottes, les grandes gerboises et toutes sortes de livres, qui avaient chang leur blanche fourrure dhiver pour un pelage gris-brun, abondaient dans les steppes. Il y avait aussi, bien que plus rarement, des hamsters gants, omnivores et grands amateurs de souris. La perdrix des neiges et le lagopde des saules au vol lourd taient un vrai rgal mme si Ayla, en mangeant de ce dernier, ne pouvait sempcher de penser Creb. Loiseau dodu et aux pattes recouvertes de plumes tait en effet le mets prfr du vieux magicien.

    Ces petites cratures ntaient pas les seules profiter de la libralit des vastes plaines et y festoyer durant lt. Il y avait aussi des troupeaux de cervids rennes, cerfs communs, cerfs gants aux andouillers gigantesques , des chevaux des steppes trapus, des nes et des onagres qui se ressemblaient tellement quon avait du mal les distinguer. Parfois Ayla croisait un bison norme ou une famille de sagas. Elle rencontrait aussi des troupeaux de bovids au pelage brun-roux : les mles atteignaient deux mtres sous le garrot et les veaux, ns au printemps, taient encore accrochs au pis gonfl de leur mre. Rien que de penser leur viande nourrie de lait, Ayla avait leau qui lui venait la bouche. Malheureusement, ce nest pas avec une fronde quelle pouvait sattaquer un auroc hs. Elle aperut aussi des mammouths laineux en train dmigrer, des bufs

    1 Le pika est un petit mammifre lagomorphe (tout comme les lapins). Ces animaux de taille

    modre (8 25 cm) se distinguent notamment par leurs oreilles et pattes postrieures rduites, ainsi que par leurs sifflements strident qui leur vaut le nom de livres siffleurs. (NScan)

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    musqus, en troupe serre et les petits larrire, qui faisaient face une bande de loups, et une famille de rhinocros laineux quelle vita avec soin, connaissant leur caractre irascible. Le rhinocros tait le totem de Broud et elle songea quil lui convenait parfaitement.

    Alors quelle continuait avancer vers le nord, le paysage commena changer : il devint plus sec et plus dsol. Elle avait atteint lextrme limite des steppes continentales humides et enneiges en hiver. Au-del stendaient des steppes arides et recouvertes de lss qui se prolongeaient jusquaux vertigineux -pics des immenses glaciers de lpoque glaciaire.

    Les glaciers, ces paisses couches de neige transformes en glace, enserraient alors le continent et recouvraient lhmisphre nord. Prs dun quart de la terre tait enfoui sous leur masse incommensurable. Leau emprisonne dans les glaciers provoquait une baisse du niveau des ocans, faisant progresser les ctes et modifiant laspect du littoral. Aucune portion du globe nchappait leur influence : les pluies inondaient les rgions quatoriales et les zones dsertiques se rarfiaient. Mais plus on se rapprochait des glaciers, plus les effets en taient sensibles.

    Limmense champ de glace suscitait un phnomne de condensation et lhumidit ainsi produite retombait sous forme de neige. Prs du centre, la haute pression tant constante, le froid devenait extrmement sec et repoussait les chutes de neige aux confins des glaciers. Cest donc l que ceux-ci progressaient. La couche de glace tait presque uniforme sur toute son tendue et avoisinait deux milles mtres dpaisseur.

    Comme les franges du glacier recevaient la plupart des chutes de neige, les rgions qui le jouxtaient au sud taient sches et geles. La haute pression rgnant au centre du glacier crait un couloir atmosphrique qui canalisait lair froid et sec vers les zones de basse pression. Le vent venu du nord soufflait sans interruption sur les steppes, charriant des particules de roches pulvrises qui avaient t broyes par le front du glacier. A peine plus grosses que celles qui composent largile, ces particules ou lss se dposaient sur des centaines de

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    kilomtres et sur une paisseur de plusieurs mtres.

    En hiver, les terres nues et glaces taient balayes par le vent qui poussait devant lui de rares chutes de neige. La terre poursuivait sa rotation et nouveau les saisons changeaient. Mais la formation dun glacier tant provoque par un abaissement de quelques degrs de la moyenne des tempratures annuelles, les rares journes chaudes avaient bien peu deffet si elles ne modifiaient pas cette moyenne.

    Au printemps, la fine couche de neige qui stait dpose sur le sol fondait, la crote extrieure du glacier se rchauffait et les eaux sinfiltraient travers les steppes. Elles ramollissaient superficiellement le sol et permettaient quelques plantes aux racines peu profondes de pousser. Lherbe croissait rapidement, sachant que ses jours taient compts. Au cur de lt, cette herbe ayant sch sur pied, le continent ntait plus quune immense rserve de fourrage parseme dlots de fort borale et borde de toundra prs des ocans.

    En lisire des glaciers, l o la couche de neige tait peu paisse, ces pturages attiraient tout au long de lanne dinnombrables troupeaux dherbivores et de granivores qui staient adapts aux rigueurs du climat ainsi que des prdateurs, capables de supporter nimporte quel climat condition que celui-ci convienne leurs proies. Un mammouth pouvait trs bien brouter au pied dun immense mur de glace blanc bleut qui slanait deux mille mtres au-dessus de lui.

    Les cours deau saisonniers aliments par la fonte des glaces se frayaient un passage travers le lss et mme souvent travers les roches sdimentaires, atteignant alors la plate-forme granitique qui se trouvait sous le continent. Il ntait pas rare de rencontrer dans ce paysage plat perte de vue des ravins pic et des rivires encaisses dans des gorges. Les rivires apportaient de lhumidit et les gorges abritaient du vent : mme au cur des steppes arides, il existait des valles verdoyantes.

    On tait maintenant au cur de lt et, plus les jours passaient, moins Ayla avait envie de poursuivre sa route. Elle en avait assez de la monotonie des steppes, du soleil implacable, du

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    vent incessant. Sa peau tait sche, rugueuse, et pelait, ses lvres taient gerces, ses yeux enflamms et sa gorge constamment irrite par la poussire. Les rares valles quelle rencontrait sur sa route taient plus verdoyantes que les steppes et ombrages par des arbres, mais elle navait pas pour autant envie de sy arrter. Et aucune delles ntait habite par lhomme.

    Il ny avait aucun nuage dans le ciel et pourtant lombre de lhiver semblait dj planer sur les steppes. Ayla tait inquite, elle pensait aux journes glaciales qui nallaient pas tarder revenir. Pour les affronter, il fallait des rserves de nourriture et trouver un abri. Elle stait mise en route au dbut du printemps et, comme ses recherches navaient pas abouti, elle en venait se demander si elle tait condamne errer jamais ou alors mourir.

    Au soir dun jour qui ressemblait au prcdent, elle tablit son camp dans un endroit o il ny avait pas deau. La braise de bois quelle transportait stait teinte et le bois tait si rare alentour quelle neut pas le courage dallumer du feu. Elle avait tu une marmotte dont elle mangea un morceau cru, et sans aucun apptit. Puis elle jeta ce qui restait de lanimal bien que le gibier se fit rare. La cueillette, elle aussi, devenait de jour en jour plus difficile, car le sol disparaissait sous les plantes sches. Sans parler du vent qui narrtait pas de souffler.

    Cette nuit-l, elle dormit mal, fit de mauvais rves et se rveilla fatigue. Ce qui restait de la marmotte avait disparu pendant son sommeil et elle navait rien manger. Elle but un peu deau de sa gourde, saisit son panier et se remit en route, toujours en direction du nord.

    A midi, elle sarrta au bord dun torrent presque sec dans le lit duquel il y avait encore quelques flaques et, malgr le got un peu cre de leau, remplit sa gourde. Elle dterra quelques racines de massettes, doucetres et filandreuses, quelle mchonna en repartant. Elle navait pas particulirement envie de marcher, mais que faire dautre ? Dprime et fatigue, elle avanait sans regarder o elle allait quand elle fut soudain rappele lordre par le rugissement dun lion des cavernes qui

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    se dorait au soleil au milieu de ses congnres.

    Son sang ne fit quun tour et, revenant aussitt sur ses pas, elle obliqua vers louest pour quitter le territoire des lions. Fini de voyager en direction du nord ! Elle tait sous la protection de lesprit du Lion des Cavernes mais non labri de lanimal lui-mme. Et, si ce dernier avait loccasion de se jeter sur elle, il nhsiterait pas une seconde.

    Ayla avait dj t attaque par un lion des cavernes et depuis, elle portait quatre longues cicatrices parallles sur la cuisse gauche. Cest grce ces cicatrices que Creb avait pu dterminer quel tait son totem. Elle revoyait dailleurs rgulirement en rve la gigantesque patte arme de griffes qui stait avance dans lanfractuosit du rocher o elle stait cache alors quelle avait cinq ans. Elle avait nouveau fait ce rve la nuit prcdente. Creb lui avait expliqu que sa rencontre avec le lion tait une mise lpreuve : elle avait t juge digne de ce totem et les marques quelle portait sur la jambe en taient le tmoignage.

    Je me demande pourquoi le Lion des Cavernes ma choisie ? se dit-elle en touchant sans y penser ses cicatrices.

    Le soleil se couchait, Ayla marchait maintenant vers louest, aveugle par ses derniers rayons. Elle avait suivi une longue dclivit dans lespoir de dcouvrir une rivire mais navait trouv aucune trace deau. Elle se sentait fatigue, affame et tait encore sous le coup de sa rencontre avec les lions. tait-ce un signe ? Est-ce que ses jours taient compts ? Comment avait-elle pu croire quelle tait capable dchapper la Maldiction Suprme ?

    Elle tait tellement blouie par le soleil quelle faillit ne pas voir que le plateau donnait sur un -pic. Elle sarrta et, se protgeant les yeux de la main, regarda en bas du ravin. Tout au fond coulait une petite rivire aux eaux tincelantes, borde darbres et de buissons. La gorge taille dans les falaises rocheuses souvrait sur une valle verdoyante et abrite. A mi-pente, dans un pr baign par les derniers rayons du soleil, une petite horde de chevaux broutait en toute quitude.

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    2

    Pourquoi as-tu dcid de maccompagner ? demanda le jeune homme brun au moment o il sapprtait dmonter la tente de peaux laces ensemble. Tu as dit Marona que tu allais simplement rendre visite Dalanar et que tu en profiterais pour mindiquer le chemin. Ce ne devait tre quun court Voyage avant de te ranger. Tu tais cens aller la Runion dt avec les Lanzadonii et arriver l-bas juste temps pour la Crmonie de lUnion. Marona va tre furieuse et cest le genre de femme dont je naimerais pas provoquer la colre. Tu es sr que tu nes pas tout simplement en train de la fuir toutes jambes ?

    Thonolan avait parl dun ton lger que dmentait son regard srieux.

    Pourquoi serais-tu le seul de la famille avoir envie de voyager, Petit Frre ? demanda le blond Jondalar. Si je tavais laiss partir tout seul, au retour tu naurais pas manqu de te vanter au sujet de ton long Voyage. Il faut que quelquun taccompagne pour vrifier la vracit de tes histoires. Et aussi pour tviter des ennuis.

    Jondalar se baissa pour rentrer sous la tente. Celle-ci tait suffisamment haute pour quon puisse sy tenir assis ou genoux et assez grande pour contenir, en plus de leurs fourrures de couchage, tout leur quipement. La tente sappuyait sur trois perches, places en ligne et fiches au centre. Au milieu, ct de la perche la plus haute, tait mnag un trou muni dun rabat qui pouvait tre ouvert quand on faisait du feu ou ferm en cas de pluie. Jondalar enleva les trois perches et sortit de la tente reculons.

    Mviter des ennuis ! sexclama Thonolan. Tu ferais mieux de penser toi ! Attends un peu que Marona dcouvre que tu nas pas accompagn Dalanar et les Lanzadonii la Runion... Elle serait bien capable de se transformer en donii et de voler par-dessus le glacier que nous venons de traverser pour te rattraper.

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    Saisissant chacun une des extrmits de la tente, ils la replirent.

    a fait drlement longtemps quelle a des vues sur toi, continua Thonolan. Et, juste au moment o elle croit que cest gagn, toi, tu dcides de faire un Voyage. A mon avis, tu nas aucune envie de glisser ta main dans la lanire de cuir et de laisser notre zelandoni y faire un nud. Lunion te fait peur, Grand Frre. (Les deux hommes posrent la tente ct de leurs sacs.) A ton ge, la plupart des hommes ont dj un ou deux petits dans leur foyer, ajouta Thonolan en baissant la tte pour viter le coup de poing amical de son frre, ses yeux gris ptillant de malice.

    La plupart des hommes de mon ge ! scria Jondalar, feignant dtre en colre. Quand je pense que je nai que trois ans de plus que toi ! ajouta-t-il en clatant de rire.

    Il se laissait aller si rarement rire que ses accs de gaiet surprenaient toujours un peu.

    Les deux frres taient aussi diffrents que le jour et la nuit. Dhumeur insouciante, aimant plaisanter et rire, Thonolan tait le bienvenu partout en se faisant facilement des amis. Jondalar tait plus srieux que son frre, plus rflchi et il fronait souvent les sourcils dun air inquiet. Il apprciait la compagnie de son frre, qui lamusait.

    Qui te dit que, quand nous rentrerons, Marona naura pas dj ramen un petit mon foyer ? fit-il en aidant son frre rouler le tapis de sol en cuir qui, tendu sur une seule perche, pouvait leur servir galement dabri.

    Qui te dit quelle naura pas dcid que mon insaisissable frre nest pas le seul homme digne de profiter de ses charmes bien connus ? Elle sait comment y faire pour plaire un homme quand elle veut. Dommage quelle ait aussi mauvais caractre... Mme si elle nest pas commode, Doni seule sait le nombre dhommes qui auraient bien voulu delle ! Mais il ny a que toi qui sois capable de la mettre au pas, Jondalar. Pourquoi ne tes-tu pas uni elle ? Tout le monde attend a depuis des annes.

    Jondalar frona les sourcils et le bleu vif de ses yeux

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    sassombrit.

    Peut-tre justement parce que ctait tout ce que tout le monde attendait, rpondit-il. Je nen sais rien, Thonolan, honntement, jespre toujours munir elle. Qui dautre pourrais-je choisir comme compagne ?

    Qui ? Celle que tu veux, Jondalar ! Dans toutes les Cavernes, il ny a pas une femme libre qui laisserait passer la chance de sunir Jondalar des Zelandonii, frre de Joharran, chef de la Neuvime Caverne, et de Thonolan, le courageux et fougueux aventurier.

    Tu oublies : fils de Marthona, fondatrice de la Neuvime Caverne, et frre de Folara, qui promet dtre une belle fille ds quelle aura grandi, ajouta Jondalar en souriant. Et si tu as dcid de faire la liste de toutes mes attaches, noublie pas les lues de Doni...

    Qui pourrait les oublier ? demanda Thonolan en sapprochant des fourrures de couchage coupes la taille dun homme, laces par deux sur les cts et au fond et munies dun lacet autour de louverture.

    Les deux hommes se mirent alors remplir leurs sacs. Rigides et vass vers le haut, ils avaient t fabriqus avec du cuir brut et pais, fix sur des lames de bois et ils taient munis de deux courroies en cuir que lon passait sur les paules. Sur chacune de ces courroies, il y avait une range de boutons en ivoire qui permettaient den rgler la longueur. Chaque bouton tait fix grce un lacet enfil dans le trou central et nou un second lacet quon faisait passer travers le mme trou, et ainsi de suite.

    A un moment donn, reprit Thonolan, jai pens que tu tunirais Joplaya.

    Tu sais bien que je ne peux pas munir elle, rappela Jondalar. Joplaya est ma cousine. En plus, elle est tellement taquine quil est impossible de la prendre au srieux. Nous sommes devenus trs bons amis quand je suis all vivre chez Dalanar pour apprendre mon mtier. Il lui apprenait tailler le silex en mme temps qu moi. Elle est une des meilleures tailleuses de silex que je connaisse. Mais ne va surtout pas lui

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    rpter ! Entre nous, ctait toujours qui surpasserait lautre et elle ferait des gorges chaudes de ce que je viens de te dire.

    Jondalar tait en train de soulever la lourde poche en cuir qui contenait ses outils de tailleur de silex et quelques rognons de silex davance. Il pensait Dalanar et la nouvelle Caverne quil avait fonde. Les Lanzadonii taient de plus en plus nombreux. Depuis que Jondalar tait parti, leur nombre stait encore accru. Ils ne vont pas tarder fonder une Deuxime Caverne, songea-t-il en plaant la poche en cuir dans son sac. Puis il y rangea les ustensiles de cuisine et la nourriture. Il plaa ses fourrures de couchage et la tente sur le dessus et glissa deux perches dans un tui fix gauche de son sac. La troisime perche, cest Thonolan qui sen chargeait, ainsi que du tapis de sol. Les deux frres portaient chacun quelques sagaies, glisses dans un tui spcial, droite de leur sac.

    Les sacs prts, Thonolan remplit de neige sa gourde. Lorsquil faisait trs froid, comme cela avait t le cas alors quils traversaient le haut plateau glaciaire, Thonolan tait oblig de transporter cette gourde lintrieur de sa pelisse, directement contre son corps, pour que son contenu ne gle pas : sur un glacier, en effet, il ny avait rien pour faire du feu. Ils avaient maintenant laiss le glacier derrire eux mais ils taient encore trop haut pour esprer trouver un cours deau qui ne soit pas pris par les glaces.

    Je suis drlement content que Joplaya ne soit pas ma cousine, dit Thonolan en levant la tte vers son frre. Franchement, je munirais bien elle. Tu ne mavais pas dit quel point elle tait belle. Il ny a pas une femme qui lui arrive la cheville et, quand elle est l, tous les hommes ont les yeux fixs sur elle. Heureusement que Marthona, notre mre, avait pour compagnon Willomar quand je suis n et quelle ne vivait plus avec Dalanar. Au moins, a me laisse une chance...

    Cest vrai quelle est devenue trs belle. Cela faisait trois ans que je ne lavais pas vue. Je pensais quelle avait dj trouv un compagnon. Je suis content que Dalanar ait dcid demmener cette anne les Lanzadonii la Runion dt des Zelandonii. Avec une seule Caverne, les Lanzadonii nont pas beaucoup de

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    choix. La Runion devrait permettre Joplaya de rencontrer dautres hommes.

    Marona va avoir une sacre rivale ! Je regrette presque de ne pas pouvoir assister la rencontre de ces deux-l. Marona a lhabitude dtre la plus belle de la bande et elle ne va pas tarder har Joplaya. Comme, en plus, tu ne seras pas l, elle risque de ne pas tellement apprcier la Runion dt cette anne.

    Tu as raison, Thonolan. Elle va souffrir et elle sera furieuse, et je la comprends. Mme si elle a mauvais caractre, cest une femme de qualit et elle mrite un bon compagnon. Et elle sait sy prendre pour plaire un homme. Je crois que jtais vraiment dcid nouer le lien, mais maintenant que je ne la vois plus, je ne sais plus trs bien... conclut Jondalar en attachant une ceinture autour de sa pelisse aprs y avoir plac sa gourde.

    Jaimerais que tu me dises quelque chose, intervint Thonolan, lair soudain srieux. Quel effet cela te ferait-il si elle dcide de sunir quelquun dautre pendant ton absence ? Tu sais que cest trs possible.

    Cela me fera de la peine et mon orgueil en souffrira aussi, reconnut Jondalar. Mais je ne lui en voudrai pas. Je pense quelle mrite de rencontrer quelquun de mieux que moi. Quelquun qui ne la laissera pas tomber pour accomplir le Voyage au dernier moment. Et si elle est heureuse, jen serai content pour elle.

    Cest bien ce que je pensais, dit Thonolan. (Il ajouta avec un sourire malicieux :) Si nous voulons chapper la donii qui nous court aprs, nous avons intrt nous mettre en route.

    Thonolan finit de charger son sac. Puis, relevant sa pelisse, il sortit son bras de la manche et suspendit sa gourde son paule.

    La pelisse en fourrure des deux frres avait t fabrique selon un modle trs simple. Deux morceaux de peau peu prs rectangulaires, attachs ensemble sur les cts et aux paules, auxquels taient cousus deux rectangles plus petits, plis et cousus pour former deux tubes qui faisaient office de manches. Les pelisses avaient un capuchon, attach aussi dans le dos et

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    bord de fourrure de glouton pour que la condensation provoque par la respiration ny reste pas accroche sous forme de glace. Elles taient richement dcores de perles en os, divoire, de coquillages, de dents danimaux, ainsi que de queues dhermine, blanches bout noir. Elles senfilaient par-dessus la tte, pendaient en plis lches, comme des tuniques, et descendaient jusquau milieu des cuisses. Une ceinture permettait de les resserrer la hauteur de la taille.

    Sous leur pelisse, Thonolan et son frre portaient une peau de daim taille sur le mme modle et des pantalons en fourrure, avec un rabat sur le devant, quune lanire en cuir retenait autour de la taille. Leurs moufles en peau retourne taient attaches un long cordon pass dans une boucle cousue au dos de la pelisse, si bien quils pouvaient les enlever rapidement sans risquer de les perdre. Leurs bottes avaient une semelle paisse qui, comme pour les mocassins, se rabattait autour du pied. Sur cette semelle tait attache une peau plus souple qui pousait les contours de la jambe et qui, rabattue, tait maintenue en place laide dune lanire. A lintrieur de leurs bottes, ils glissaient une doublure de laine de mouflon, mouille et foule jusqu obtenir du feutre. Lorsque le temps tait particulirement humide, ils portaient par-dessus leurs bottes un boyau danimal, impermable et adapt la forme de leur pied. Cette protection susant trs vite, ils ne sen servaient que rarement, en cas dabsolue ncessit.

    Jondalar venait de prendre une hache en silex, au manche court et solide, et il tait en train de la passer dans une boucle de sa ceinture, ct de son couteau en silex au manche en os, quand il demanda son frre :

    Jusquo comptes-tu aller ? Quand tu as dit que tu comptais descendre la Grande Rivire Mre jusqu son embouchure, tu ne parlais pas srieusement ?

    Mais si ! rpondit Thonolan, qui tait en train denfiler ses bottes.

    Pour une fois, il ne plaisantait pas.

    Mais alors nous risquons de ne pas tre rentrs pour la Runion dt de lanne prochaine !

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    Es-tu en train de changer davis, Frre ? Tu nes pas oblig de maccompagner. Je ne ten voudrai pas si tu dcides de rebrousser chemin. De ta part, ctait une dcision de dernire heure. Et tu sais aussi bien que moi que nous risquons de ne jamais rentrer chez nous. Si tu veux me quitter, fais-le maintenant ! En plein hiver, tu ne pourras jamais retraverser le glacier.

    Ce ntait pas une dcision de dernire heure, Thonolan. Je songeais depuis longtemps entreprendre un Voyage et le moment ma sembl particulirement bien choisi.

    Le ton adopt par Jondalar laissait entendre quil ne reviendrait pas sur sa dcision mais on y sentait aussi une lgre trace damertume qui nchappa pas son frre.

    Je nai encore jamais fait un vrai Voyage, reprit Jondalar, sur un ton plus lger. Cest maintenant ou jamais. Mon choix est fait, Petit Frre. Tu ne te dbarrasseras pas de moi comme a.

    Le ciel tait dgag et le soleil, qui se refltait sur la neige immacule, aveuglant. On tait au printemps mais, compte tenu de laltitude, le paysage nen laissait rien paratre. Jondalar fouilla dans un des petits sacs suspendus sa ceinture pour y prendre une paire de lunettes protectrices. Tailles dans du bois, elles recouvraient compltement les yeux lexception dune troite fente horizontale et sattachaient derrire la tte. Aprs avoir mis ses lunettes, Jondalar, dun rapide mouvement de pied, enfila ses raquettes, dont il attacha les courroies autour de ses orteils et de la cheville. Puis il saisit son sac.

    Les raquettes avaient t faites par Thonolan. Son mtier consistait fabriquer des sagaies. Il avait dailleurs emport avec lui son redresseur de sagaie favori, un merrain dbarrass de ses andouillers lextrmit duquel il avait perc un trou. Il avait dcor cet outil de tout un fouillis danimaux et de plantes printanires, en partie pour honorer la Grande Mre et La prier dattirer lesprit des animaux vers les sagaies de sa fabrication, mais aussi parce quil prenait plaisir graver. Le redresseur tait indispensable pour remplacer les sagaies perdues la chasse. Il servait tout particulirement pour lextrmit l o la main navait pas de prise suffisante qui, insre dans le

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    trou, tait rectifie par effet de levier. Thonolan savait travailler le bois, chauff au contact de pierres brlantes ou la vapeur, pour redresser ses traits comme pour, au contraire, cintrer des tiges destines faire des raquettes.

    Jondalar se retourna pour voir si son frre tait prt. Celui-ci hocha la tte et ils sengagrent alors sur une pente qui, tout en bas, aboutissait une range darbres. Sur leur droite, au-del des terres couvertes de forts, ils apercevaient les contreforts montagneux recouverts de neige et, plus loin, les hauts sommets dchiquets de limmense chane de montagnes. Au sud-est, un pic solitaire et plus haut que ses voisins tincelait au soleil.

    En comparaison, la rgion montagneuse quils venaient de traverser avait presque lair dune colline. Elle appartenait un massif largement rod et bien plus ancien que la chane dont ils apercevaient les sommets dentels. Ce massif tait malgr tout suffisamment lev pour tre lui aussi couvert de glace en altitude tout au long de lanne. Plus tard, quand le glacier continental aurait rejoint son habitat polaire, cette rgion montagneuse serait recouverte de sombres forts. Pour linstant, elle formait un plateau glaciaire, une version en miniature de lpaisse couche de glace qui recouvrait le nord.

    Quand les deux frres furent arrivs la hauteur des arbres, ils enlevrent leurs lunettes qui protgeaient de la rverbration du soleil mais limitaient la visibilit. Un peu plus bas, ils rencontrrent un petit torrent. N de la fonte des glaces, il stait infiltr dans des crevasses rocheuses, avait coul sous terre et mergeait cet endroit, dbarrass de sa boue. Son eau limpide tincelait sous le soleil printanier.

    Quen penses-tu ? demanda Thonolan en montrant le torrent son frre. Cest peu prs l que Dalanar a dit quelle devait se trouver.

    Nous nallons pas tarder le savoir. Dalanar a dit que le jour o nous aurons atteint lendroit o convergent trois rivires qui se dirigent vers lest, nous saurions que nous suivons la Grande Rivire Mre. Daprs moi, la plupart de ces petits cours deau ont des chances de nous mener dans la bonne direction.

    Tu as raison. Restons du ct gauche. Plus tard, ce sera

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    peut-tre plus difficile de traverser.

    Les Losaduna vivent sur la rive sud, rappela Jondalar. Et nous pourrions peut-tre nous arrter dans une de leurs Cavernes. La rive nord est cense tre le territoire des Ttes Plates.

    Ne nous arrtons pas chez les Losaduna, proposa Thonolan. Ils vont nous demander de rester chez eux et nous nous sommes dj suffisamment attards chez les Lanzadonii. Si nous ne les avions pas quitts temps, la saison aurait t trop avance, et au lieu de traverser le glacier, nous aurions t obligs de le contourner par le nord. Et l, en effet, nous aurions crois le territoire des Ttes Plates. Je tiens continuer et je pense que nous sommes maintenant suffisamment au sud pour ne plus risquer de les rencontrer. De toute faon, quelle importance ? Tu ne vas pas me dire que tu as peur de quelques malheureux Ttes Plates. Il parat que tuer un Tte Plate, cest comme de tuer un ours.

    Je nai pas particulirement envie de me retrouver nez nez avec un ours, rpondit Jondalar en fronant les sourcils. Jai entendu dire que les Ttes Plates taient intelligents et quils taient presque humains.

    Intelligents, peut-tre... Mais pas humains puisquils sont incapables de parler.

    Ce ne sont pas les Ttes Plates qui minquitent, Thonolan. Je pense simplement que les Losaduna connaissent la rgion et quils peuvent nous indiquer la bonne route. Nous pouvons faire halte chez eux juste le temps quils nous fournissent quelques points de repre et nous expliquent ce qui nous attend. Daprs Dalanar, certains dentre eux parlent le zelandonii. Nous naurons aucun mal nous comprendre.

    Daccord ! Si tu penses que a vaut mieux.

    Le torrent tait dj trop large pour quils puissent le franchir. Ils aperurent alors un tronc darbre tomb en travers du cours deau et qui formait un pont naturel, et sen approchrent, Jondalar en tte. Il sengageait sur des racines apparentes de larbre quand soudain Thonolan, qui regardait autour de lui en attendant son tour, lui cria :

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    Jondalar ! Attention !

    Une pierre lui frla la tte en sifflant. Aussitt, il se laissa tomber et saisit une de ses sagaies. Thonolan stait accroupi, les yeux fixs sur lendroit do tait partie la pierre. Lorsque les branches nues et enchevtres dun buisson tout proche bougrent, il lana son arme. Il sapprtait jeter une seconde sagaie quand six tres mergrent des broussailles.

    Des Ttes Plates ! cria-t-il en reculant pour mieux viser.

    Attends ! cria son frre. Ils sont trop nombreux.

    Le costaud a lair dtre le chef de la bande. Si je russis latteindre, les autres prendront peut-tre la fuite.

    Non ! Ils vont se ruer sur nous avant que nous ayons le temps de les viser nouveau. Pour linstant, ils se tiennent distance et ne font pas mine davancer. (Jondalar se releva, tenant toujours sa sagaie.) Ne bouge pas ! conseilla-t-il son frre. Attendons. Et ne quitte pas le costaud des yeux. Il a trs bien compris que cest lui que tu vises.

    Jondalar dvisageait le costaud et avait limpression dconcertante que les grands yeux bruns taient aussi en train de ltudier. Ctait la premire fois quil voyait des Ttes Plates daussi prs et il tait surpris car ils ne correspondaient pas lide quil sen faisait. Les yeux qui lobservaient taient enfoncs dans des orbites prominentes, accentues par des sourcils broussailleux. Le nez aux larges narines, mais troit en haut, comme une sorte de bec, les faisait apparatre encore plus enfoncs. Le visage disparaissait sous une barbe paisse et lgrement boucle. En observant un autre Tte Plate, plus jeune et dont la barbe commenait juste pousser, Jondalar saperut quil navait pas de menton, simplement une mchoire saillante. Quant leurs cheveux, bruns, ils taient tout emmls, comme leur barbe. Et ils semblaient trs poilus, surtout en haut du dos.

    Ctait facile voir puisque leur vtement en fourrure ne couvrait que le torse, laissant les bras et les paules nus malgr la temprature presque glaciale. Ce qui surprenait Jondalar, ce ntait pas quils soient aussi peu sensibles au froid, mais le fait quils portent des vtements. Avait-on jamais vu un animal se

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    vtir et porter des armes ? Car les Ttes Plates taient arms. Ils avaient des lances en bois, certainement utilises pour porter un coup plutt que comme armes de jet, mais dont lextrmit pointue ne laissait aucun doute sur leur efficacit. Certains portaient sur lpaule le tibia dun herbivore de grande taille, qui leur servait de massue.

    Ils nont pas une mchoire danimal, pensa Jondalar. Elle est simplement plus puissante que la ntre. Et leur nez est large, sans plus. Par contre leur tte est vraiment diffrente.

    Au lieu davoir le front haut comme lui et Thonolan, les Ttes Plates avaient un front bas qui fuyait sur un crne large et tir.

    Jondalar, qui mesurait un bon mtre quatre-vingt-quinze, dpassait dau moins trente centimtres le plus grand dentre eux et mme Thonolan, avec son mtre quatre-vingts, semblait un gant compar au costaud qui devait tre leur chef.

    Les deux frres taient bien btis, mais la musculature des Ttes Plates tait tellement puissante qu ct deux, ils paraissaient presque efflanqus. Les Ttes Plates avaient des torses de taureau, des membres tonnamment muscls. Leurs jambes taient arques, mais ils se tenaient parfaitement droits et marchaient normalement. Plus Jondalar les regardait, plus il trouvait quils ressemblaient des hommes mais des hommes comme il nen avait jamais vu.

    Pendant un long moment, personne ne bougea. Thonolan tait toujours accroupi, la sagaie la main. Jondalar se tenait debout, prt lancer la sienne en mme temps que son frre. Les six Ttes Plates taient dune immobilit de pierre mais on les sentait prts passer laction avec la rapidit de lclair. Chacun campait sur ses positions et Jondalar se demandait comment faire pour sortir de cette impasse.

    Soudain, le costaud mit un grognement et fit un mouvement du bras. Thonolan arma son bras. Jondalar larrta dun geste. Seul le jeune Tte Plate avait boug : il venait de disparatre derrire le buisson qui, un moment plus tt, avait servi de cachette toute la bande. Il rapparut presque aussitt, portant la sagaie de Thonolan, et, la grande surprise de ce dernier, la lui rapporta. Puis il sapprocha du tronc darbre qui enjambait la

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    rivire et ramassa une pierre. Il revint alors vers le costaud et, tenant toujours la pierre, inclina la tte dun air contrit. La seconde daprs, ils avaient disparu tous les six derrire le buisson sans aucun bruit.

    Jai bien cru que nous narriverions pas nous en sortir, avoua Thonolan en poussant un soupir de soulagement. Je mtais jur den avoir un ! Il nempche que je ny comprends rien...

    A mon avis, le plus jeune a commenc quelque chose que le costaud na pas voulu finir. Mais ce nest pas parce quil avait peur de nous. Il fallait un sacr sang-froid pour faire ce geste en sachant que tu le visais.

    Peut-tre navait-il pas compris ce quil risquait.

    Il avait parfaitement compris, oui ! Il tavait vu lancer ta premire sagaie. Sinon, pourquoi demander au jeune daller la chercher et de te la rendre ?

    Crois-tu vraiment quil lui ait dit de faire a ? Mais comment ? Puisquils ne savent pas parler.

    Je nen sais rien. Mais je suis sr que le costaud a ordonn au jeune de te rapporter ta sagaie et daller rechercher sa pierre. Comme a, on tait quitte. Personne na t bless et je pense que cest ce quil voulait. Ctait drlement fut de sa part. Tu sais, jai limpression que ces Ttes Plates ne sont pas vraiment des animaux. Je ne savais pas quils portaient des fourrures, avaient des armes et marchaient comme nous.

    En tout cas, je comprends pourquoi on les appelle les Ttes Plates ! Et quelle force ! Je naimerais pas avoir me battre mains nues avec lun deux.

    Oui... Jai limpression quils doivent te casser un bras aussi facilement que sil sagissait dune brindille. Et moi qui les imaginais tout petits...

    Courts sur pattes, peut-tre... mais pas petits ! Je dois reconnatre, Grand Frre, que tu avais raison : allons rendre visite aux Losaduna. Ils vivent tous prs dici et ils doivent en savoir plus que nous sur les Ttes Plates. A mon avis, la Grande Rivire Mre constitue une sorte de frontire. Et jai comme limpression que ces fichus Ttes Plates prfreraient nous voir

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    de lautre ct.

    Pendant plusieurs jours, les deux hommes continurent marcher dans lespoir de dcouvrir les points de repre dont leur avait parl Dalanar. Ils suivaient toujours le mme torrent qui, ce stade, ne semblait gure diffrent des autres petits ruisseaux qui dvalaient le long des pentes. Sagissait-il de la source de la Grande Rivire Mre ? En ralit, la plupart de ces ruisselets se rejoignaient pour former le cours suprieur de cet immense fleuve qui allait traverser plaines et collines sur prs de trois mille kilomtres avant de dcharger son norme cargaison deau et de vase dans la mer intrieure du sud-est.

    Le massif de roches cristallines qui donnait naissance ce puissant fleuve tait un des plus anciens de la terre. Le large lit avait t creus par les pousses gigantesques qui avaient soulev et pliss la chane de montagnes aux contours accidents que les deux frres avaient aperue scintillant dans toute sa splendeur. Plus de trois cents affluents, de larges rivires pour la plupart, aprs avoir drain les pentes montagneuses le long de leur parcours, viendraient grossir ses flots tumultueux.

    La rgion que traversaient Jondalar et son frre subissait linfluence ocanique et continentale modifie par la prsence des montagnes. La flore et la faune taient un mlange de ce quon trouvait dans la toundra-taga de louest et dans les steppes de lest. Les versants les plus levs taient le domaine des bouquetins, des chamois et des mouflons. Dans les rgions boises, on rencontrait surtout des cerfs. Le tarpan, un cheval sauvage qui, plus tard, serait domestiqu, broutait dans les plaines abrites ou sur les terrasses fluviales. Les loups, les lynx et les lopards des neiges se coulaient dans lombre sans faire aucun bruit. Il y avait aussi des ours bruns omnivores, sortant peine de leur priode dhibernation. Lours des cavernes, norme et vgtarien, navait pas encore fait son apparition. Et de nombreux petits mammifres commenaient pointer leur

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    museau hors de leurs gtes dhiver.

    Sur les pentes boises poussaient surtout des pins, mais aussi parfois des picas, des sapins argents et des mlzes. Prs des rivires, on trouvait en majorit des aulnes, de temps en temps des saules et des peupliers, et beaucoup plus rarement des chnes pubescents et des htres nains, si peu dvelopps quils dpassaient tout juste la taille darbustes.

    La rive gauche du cours deau slevant graduellement, Jondalar et Thonolan lescaladrent et ils se retrouvrent bientt au sommet dune haute colline. Ils aperurent alors un paysage magnifique, sauvage et accident quadoucissaient les couches de blanc qui staient dposes dans les creux et nivelaient les affleurements rocheux.

    Ils navaient pas rencontr un seul groupe de ces gens quon appelait les Losaduna, une peuplade qui faisait, elle aussi, partie des Cavernes ce qui ne signifiait pas obligatoirement que ces hommes vivaient dans ce type dhabitat. Jondalar en venait penser quils les avaient rats.

    Regarde ! scria soudain Thonolan en tendant le bras.

    Jondalar aperut une mince volute de fume qui slevait au-dessus de buissons touffus. Les deux frres se prcipitrent dans cette direction et ils ne tardrent pas rejoindre un petit groupe de gens rassembls autour dun feu.

    Ils sapprochrent grands pas et levrent les mains devant eux, paumes en lair, pour saluer lassemble et bien montrer leurs intentions amicales.

    Je suis Thonolan des Zelandonii. Voici mon frre, Jondalar. Nous faisons notre Voyage. Y a-t-il quelquun parmi vous qui parle notre langue ?

    Aussitt un homme dge moyen fit un pas en avant et leva les mains de la mme manire que les deux frres.

    Je suis Laduni des Losaduna. Au nom de Duna, la Grande Terre Mre, je vous souhaite la bienvenue.

    Il prit alors les deux mains de Thonolan dans les siennes. Aprs avoir renouvel son geste de bienvenue vis--vis de Jondalar, il leur proposa :

    Venez vous asseoir prs du feu. Nous nallons pas tarder

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    manger. Voulez-vous partager notre repas ?

    Cest trs gnreux de ta part, rpondit crmonieusement Jondalar.

    Pendant mon Voyage, expliqua Laduni, jai march vers louest et jai sjourn dans une de vos Cavernes. Ctait il y a bien des annes, mais les Zelandonii sont toujours les bienvenus.

    Il conduisit les deux jeunes gens vers un tronc darbre plac prs du feu, protg par une sorte de brise-vent.

    Dbarrassez-vous de votre chargement et reposez-vous, proposa Laduni. Vous devez juste sortir du glacier ?

    Il y a quelques jours, rpondit Thonolan en posant son sac.

    Vous lavez travers bien tard, remarqua Laduni. Le fhn ne va pas tarder se lever.

    Le fhn ? demanda Thonolan.

    Le vent du printemps. Chaud et sec. Il vient du sud-ouest. Il souffle tellement fort quil dracine les arbres et arrache les branches. Grce lui, la neige fond trs rapidement. En quelques jours, tout cela sera parti, expliqua Laduni en montrant la neige dun large geste, et les bourgeons apparatront. Sil se met souffler quand vous tes sur le glacier, cela peut tre fatal. La glace fond tellement rapidement quil se forme des crevasses. Des ponts et des corniches de neige seffondrent brusquement sous vos pieds. Des torrents et mme des rivires se mettent soudain couler sous la glace.

    Et il apporte toujours le Malaise, commenta une jeune femme.

    Le Malaise ? fit Thonolan en se tournant vers elle.

    Les mauvais esprits qui volent dans le vent. Ce sont eux qui rendent tout le monde irritable. Des gens qui ne se battent jamais dhabitude se mettent se disputer. Ceux qui sont heureux narrtent pas de pleurer. Les mauvais esprits peuvent vous rendre malade et, si vous ltes dj, ils vous donnent envie de mourir. Quand on le sait, cest plus facile supporter. Mais il nempche que tout le monde est de mauvaise humeur.

    O as-tu appris parler le zelandonii ? demanda Thonolan, en lanant la jeune femme un coup dil approbateur.

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    Celle-ci ne dtourna pas les yeux mais, au lieu de lui rpondre, elle se retourna vers Laduni.

    Thonolan des Zelandonii, voici Filonia des Losaduna, la fille de mon foyer, dit Laduni, en sempressant de rpondre la muette requte de la jeune femme.

    En demandant Laduni de faire les prsentations, celle-ci laissait entendre Thonolan quelle ntait pas nimporte qui et que ce ntait pas son genre de discuter avec des inconnus, aussi beaux et excitants soient-ils.

    Thonolan leva les deux mains, paumes en lair, pour la saluer et lui lana nouveau un regard admiratif. La jeune femme hsita un court instant, comme si elle rflchissait, puis elle tendit ses deux mains que Thonolan sempressa de serrer dans les siennes. Il lattira vers lui.

    Filonia des Losaduna, Thonolan des Zelandonii est honor que la Grande Terre Mre lait gratifi du Don de ta prsence, dit-il avec un sourire entendu.

    Filonia rougit lgrement. Lallusion au Don que dispensait la Grande Mre ne lui avait pas chapp mme si la phrase prononce par Thonolan semblait aussi protocolaire que son geste. Le contact des mains de Thonolan la troublait et dans ses yeux se lisait une discrte invite.

    Et maintenant, dis-moi o tu as appris le zelandonii, demanda nouveau Thonolan.

    Mon cousin et moi avons travers le glacier durant notre Voyage et nous avons vcu quelque temps dans une Caverne zelandonii. Laduni nous avait dj un peu appris parler votre langue. Il parlait souvent zelandonii avec nous pour ne pas loublier, car, presque tous les ans, il traverse le glacier pour faire du troc.

    Il est rare quune femme fasse un aussi long et dangereux Voyage, remarqua Thonolan qui navait toujours pas lch les mains de Filonia. Que se serait-il pass si Doni tavait bnie ?

    Ce ntait pas si long que a, dit-elle, toute fire de ladmiration dont elle tait lobjet. Si Doni mavait bnie, je men serais rendue compte trs vite et jaurais fait demi-tour.

    Peu dhommes entreprennent un Voyage aussi long, insista

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    Thonolan.

    Voyant son mange, Jondalar se tourna vers Laduni et lui dit en souriant :

    Mon frre ne manque jamais daccaparer la plus jolie femme de lassistance et il a vite fait de la tenir sous son charme.

    Filonia est encore jeune, dit Laduni en riant. Ce nest que lan dernier quelle a t initie aux Rites des Premiers Plaisirs. Mais depuis, elle a eu suffisamment dadmirateurs pour que a lui tourne la tte. Ah... tre nouveau jeune ! Et recevoir pour la premire fois le Don du Plaisir de la Grande Mre ! Encore que je naie pas me plaindre : je suis trs bien avec ma compagne et jprouve moins quavant le besoin de nouvelles expriences. Nous avons emmen peu de femmes, ajouta-t-il en se tournant vers Jondalar, car il ne sagit que dune partie de chasse. Mais je pense que, parmi les lues de Duna, tu nauras aucun mal en trouver une qui veuille partager le Don du Plaisir avec toi. Si aucune ne te plat, ne tinquite pas. Notre Caverne est grande et, lorsque nous avons des visiteurs, nous en profitons pour organiser une fte en lhonneur de la Mre.

    Je doute que nous puissions taccompagner jusqu ta Caverne, Laduni. Nous ne sommes quau dbut de notre Voyage et, comme celui-ci risque dtre long, Thonolan est impatient de continuer. Peut-tre pourrons-nous passer vous voir sur le chemin du retour, si tu nous expliques o se trouve votre Caverne.

    Dommage ! Jaurais t heureux de vous accueillir. Ces derniers temps, nous navons pas eu beaucoup de visites... Jusquo comptez-vous aller ?

    Thonolan a lintention de suivre la Grande Rivire jusqu son embouchure. Mais au dpart dun Voyage, on imagine toujours quon va aller trs loin. Qui peut dire jusquo nous irons ?

    Je croyais que les Zelandonii vivaient prs de la Grande Eau. Cest l en tout cas quils taient installs lorsque jai fait mon Voyage. Jai march longtemps en direction de louest, puis jai obliqu au sud. Mais tu mas dit que vous veniez de partir.

    Je vais texpliquer. Notre Caverne se trouve en effet

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    quelques jours de marche de la Grande Eau. Mais, quand je suis n, Dalanar des Lanzadonii tait le compagnon de ma mre et dans sa Caverne, je suis comme chez moi. Jai vcu trois ans chez lui pendant que japprenais mon mtier. Mon frre et moi, nous avons donc sjourn chez les Lanzadonii. Notre Voyage a vraiment commenc au moment o nous les avons quitts. Nous avons alors travers le glacier, et march quelques jours avant de vous rencontrer.

    Dalanar ! Bien sr ! Je me disais que tu me rappelais quelquun que je connaissais. Tu dois tre le fils de son esprit, car tu lui ressembles. Et toi aussi tu es tailleur de silex. Si tu lui ressembles aussi dans ce domaine, tu dois tre excellent. Jamais je nai rencontr aussi bon tailleur de silex. Je suis all le voir lan dernier pour chercher des silex de la mine des Lanzadonii. Il ny a pas de meilleures pierres que les leurs.

    Les gens sapprochaient du feu, leur bol la main. En humant le dlicieux fumet du repas, Jondalar se rendit compte quil avait faim. Il sapprtait repousser son sac qui gnait le passage quand, soudain, il eut une ide.

    Jai emport quelques silex lanzadonii avec moi, dit-il. Au cas o nous abmerions des outils en voyageant. Mais ces silex sont lourds et je ne serais pas mcontent de me dbarrasser dune ou deux pierres. Je serais heureux de te les offrir si cela te fait plaisir.

    Les yeux de Laduni sanimrent.

    Je les accepterai avec plaisir, mais condition de toffrir quelque chose en retour. Je ne crache jamais sur une bonne affaire, mais je ne voudrais pas escroquer le fils du foyer de Dalanar.

    Tu allgerais mon chargement et tu vas moffrir un repas chaud, rpondit Jondalar en souriant.

    Ce nest pas assez. Les pierres des Lanzadonii valent plus que a. Je me sens bless dans mon orgueil.

    Il y avait maintenant un certain nombre de gens autour deux et quand Jondalar clata de rire, tout le monde limita.

    Si tu le prends comme a, Laduni, je ne vais pas te faciliter les choses. Pour linstant, je nai besoin de rien je ne cherche

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    qu allger mon chargement. Ce que tu me dois pour ces pierres, je te le demanderai plus tard. Es-tu daccord ?

    L, cest lui qui mescroque ! scria Laduni avec un petit rire en se tournant vers les autres pour les prendre tmoin. Dis-moi au moins ce que tu me demanderas.

    Pour linstant, je nen sais rien. Mais je viendrai chercher ce que tu me dois quand je repasserai par ici.

    Qui dit que je serai en mesure de te le donner ?

    Je ne te demanderai pas limpossible.

    Tes conditions sont dures, Jondalar. Mais si je peux, je te donnerai ce que tu me demanderas. Daccord.

    Jondalar ouvrit son sac puis, aprs avoir enlev ce qui se trouvait dessus, il sortit la poche qui contenait les silex et tendit Laduni deux rognons de silex dj dgrossis.

    Cest