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Presses Universitaires du Mirail Mario Conde dans La Havane de Leonardo Padura Fuentes : lecture de Pasado perfecto (1990) Author(s): Caroline LEPAGE Source: Caravelle (1988-), No. 87, La ville et le détective en Amérique latine (décembre 2006), pp. 49-58 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40854283 . Accessed: 15/06/2014 00:42 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.118 on Sun, 15 Jun 2014 00:42:28 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

La ville et le détective en Amérique latine || Mario Conde dans La Havane de Leonardo Padura Fuentes : lecture de Pasado perfecto (1990)

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Presses Universitaires du Mirail

Mario Conde dans La Havane de Leonardo Padura Fuentes : lecture de Pasado perfecto (1990)Author(s): Caroline LEPAGESource: Caravelle (1988-), No. 87, La ville et le détective en Amérique latine (décembre 2006),pp. 49-58Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854283 .

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CM.H.LB. Caravelle n° 87, p. 49-58, Toulouse, 2006

Mario Conde dans La Havane de Leonardo Padura Fuentes :

lecture d^Pasado perfecto (1990) PAR

Caroline LEPAGE

Université de Bordeaux 3, Michel de Montaigne

Les questions liées aux modèles de la littérature hard-boiled ne font pas problème dès lors que ses auteurs, quelle que soit leur nationalité, s'empressent d'expliciter, et même de revendiquer, une filiation étroite avec les pères fondateurs nord-américains. Il se trouve que partout où elle a fait et continue de faire école, elle a ceci de particulier que l'ambition n'est jamais véritablement de s'affranchir de cet héritage, mais au contraire, par le biais de l'hommage, du pastiche, voire de la caricature, d'affirmer la validité de ses codes et de ses rites pour mieux en assurer le prolongement.

Dans cette perspective, Cuba est un cas à part puisque, sous l'impulsion du régime castriste - qui voit dans ce support culturel populaire le lieu idéal d'exaltation des valeurs révolutionnaires -, il s'impose massivement dans l'île dès les années 1970 et présente l'originalité de poser dans son acte de naissance non pas seulement la nécessité de l'adaptation, grâce à la contextualisation, mais celle d'une rupture totale avec les modèles originels. Le roman noir « socialiste à la cubaine » s'affiche d'emblée en contre-modèle. La figure du détective privé immortalisé à l'écran par Humphrey Bogart se devait d'avoir un pendant cubain.

Or, quand il parle de Pasado perfectoK Leonardo Padura affirme avoir été poussé par « le désir d'écrire un roman policier cubain qui ne ressemblerait pas aux autres romans policiers cubains »2, car, explique-t- il, « Le roman policier cubain que l'on a connu dans les années 1970 et

1 Leonardo Padura Fuentes, Pasado perfecto, Barcelona : Tusquets, 2000. ^ Ibid, p. 17.

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1980 était nettement politique, didactique, manichéen, pratiquait l'euphémisme, et se révélait assez peu élaboré sur le plan littéraire. Sa fonction a plus été propagandiste qu'artistique : avec cette optique, on ne peut mener à bien aucun projet littéraire... »3. L'expression d'un tel projet engage à tenter de déterminer sur quelles bases l'auteur va construire le changement qu'il appelle de ses vœux et ce que cela signifie pour un genre qui trouve sa légitimation dans la description de la réalité socio-politique d'un pays en vue de dénoncer ses corruptions et ses dérives. Quelles voies et donc quelles voix Pasado perfecto libère-t-il pour le roman noir cubain et, peut-être, pour la littérature en général ?

Une volonté de rupture radicale se manifeste dès l'incipit dans le traitement qui est fait des éléments constituants majeurs du hard-boiled : l'espace, l'enquêteur et l'intrigue.

Concernant la localisation spatiale, il est significatif que le lecteur soit dès l'abord invité dans une sphère privée et non plus projeté dans la sphère publique, a fortiori policière. Il y a d'ailleurs insistance jouissive de la part du narrateur à décrire l'intimité de son personnage principal dans sa dimension la plus crue : Mario Conde est vu et entendu chez lui, dans son lit et, comme si cela ne suffisait pas, devant la cuvette des toilettes, où ses stations répétées sont décrites avec force détails : «[...] descargaba oleadas de un vómito ambarino y amargo que parecia interminable»^. Conjointement, il est essentiel que la sphère publique ne soit pas absente pour autant, mais évoquée uniquement par le coup de téléphone du major Rangel, passé depuis le commissariat. Grâce à la mise en scène d'une confrontation brutale des espaces, où, à travers cet appel à la portée symbolique limpide, l'extérieur est montré comme intrusif (ajoutons que cela se passe un week-end) puis comme une torture physique et mentale, l'auteur exprime d'une part la revendication du droit à Γ« isolement » face à l'exigence d'omniprésence dans le groupe (au sein d'une association syndicale ou organisation politique), et d'autre part du droit à une forme d'individualisme contre l'impératif d'oubli de soi pour le bénéfice de tous. La portée de l'affirmation que même un policier cubain peut avoir une identité en dehors de son statut et du rôle qu'il joue est très forte. D'autant plus si l'on ajoute que le protagoniste de Pasado perfecto n'échappe pas seulement à la catégorisation et à la schématisation si sévèrement stigmatisées par Padura ; humanisé jusqu'à l'obscénité dans cette présentation où il n'est plus qu'un corps se traînant par terre, telle une larve dans un décor de chaos après une nuit de beuverie, il est en effet bien loin d'incarner la figure idéale du représentant des forces de l'ordre, valeureux défenseur du credo castriste et exemple par excellence pour les citoyens. À son propos, l'auteur à

3 L. P. F., « Je vis à Cuba, j'écris à Cuba, sur Cuba... » , in 813. Paris : n° 76, mai 2001, p. 20. 4 L. P. F., Pasado perfecto, op. cit., p. 13.

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déclaré qu'il n'était résolument pas dans la lignée « des policiers parfaits des romans policiers cubains »5, insistant sur le fait qu'« [...] il était fondamental que mon policier pisse et fasse encore d'autres petites choses dans ce goût-là »6. Les « petites choses dans ce goût-là », ce sont, toujours dans l'économie des seules premières pages, ses états d'âme, la peur et, plus surprenant, son envie maladive de pleurer devant une réalité qui le dégoûte. Or à la dégradation systématique du lieutenant en tant que héros, à la négation absolue du désir de participer à l'action collective et à ce que signifie son geste de rébellion contre la hiérarchie (quand il se décide à répondre au téléphone, il raccroche d'abord au nez de son interlocuteur et tente ensuite par tous les moyens de se soustraire à la mission que veut lui confier son chef) s'ajoute la rupture tout aussi marquante générée par l'intrigue. Il suffira de préciser qu'elle ne concerne plus les traîtres cubains à la patrie et leurs alliés étrangers de la C.I.A., mais le milieu des hauts fonctionnaires, autant dire l'intouchable fleuron et plus solide pilier de l'État.

Nul besoin d'être un lecteur averti pour repérer une reprise des schémas du roman noir étasunien dans cette description d'un lieu privé envisagé comme refuge précaire contre la violence de l'extérieur, d'un enquêteur désabusé auto-marginalisé, d'une intrigue centrée sur la corruption des élites. Héritage d'ailleurs assumé à travers l'inter-textualité : la scène d'ouverture calque celle de Play Back (Charades pour écroulés), 1958, de Chandler. De sorte que Padura ne se contente pas d'une rupture avec ce qu'imposait le modèle cubain, il revendique explicitement celui qui apparaît dans les années 1920 aux États-Unis - à l'heure de leur accession au rang des grandes puissances capitalistes -, c'est-à-dire le modèle précis que le castrisme avait érigé en repoussoir ultime et qui avait fait émerger la nécessité de lui opposer un contre- modèle. Un contre-modèle dont la vocation consistait à exalter la pureté, la justice, la solidarité et l'esprit de sacrifice révolutionnaires là où, jugeait-on, les maîtres étasuniens du genre s'appuyaient sur la dénonciation d'un monde injuste, égoïste et décadent pour prôner le renoncement et légitimer le désengagement.

Dans quelle mesure la conjonction des violations accumulées dans Pasado perfecto vis-à-vis de cette norme exigeant des auteurs cubains qu'ils se posent en relais de la propagande d'État et de la valorisation du modèle du pire ennemi (dans lequel l'écriture trouve son sens en se définissant au contraire en pourfendeuse des pouvoirs dominants), trahit- elle d'autres formes de transgression ? Ce retour aux sources exprime-t-il strictement l'hommage librement formulé d'un amateur de hard-boiled nord-américains et la critique plutôt courageuse d'un lecteur de romans noirs cubains déçu ? Ou contient-il aussi un rejet du carcan visant à nier

-* L. P. F., « Je vis à Cuba... », op. cit., p. 19. ° Ibid.,ç. 17.

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à l'artiste un autre univers référentiel que le simple cadre national et, par conséquent, la réclamation de son droit de parole (carcan que Fidel Castro avait formalisé si clairement dans son célèbre discours Palabras a los intelectuales de 1961) ? Peut-on aller encore plus loin en avançant Tidée que ce sont les modèles socio-politiques qui se cachent derrière la question, importante pour l'histoire de la littérature mais accessoire dans une plus large perspective, du choix de tels ou tels modèles littéraires ? Est-ce le socialisme en tant que modèle de société qui est évacué ? Réciproquement, est-ce le capitalisme qui est glorifié ? Si l'on suit cette piste exégétique et que, dans ces conditions, on n'omet pas de prendre en compte les modifications apportées par Padura aux modèles étasuniens du roman noir (dont il n'est jamais l'esclave), Pasado perfecto pourrait en fait apparaître comme une proposition de lecture de l'avenir de Cuba à travers la promotion plutôt optimiste de la viabilité d'un modèle socio- politique qui, tout en restant proprement local, serait construit sur la base d'une rupture complète avec le castrisme et d'une adaptation réfléchie et consentie du capitalisme.

Pour séduisante que soit cette explication, le message que Padura cherche à faire passer dans Pasado perfecto est plus complexe, et peut-être plus ambigu à décrypter et à interpréter qu'il y paraît ; sa position en tant qu'auteur de littérature noire est certes bien loin de l'attitude tranchée d'un Hammett (membre actif de la cellule communiste d'Hollywood au moment du maccartisme), dont l'œuvre était ouvertement déstabilisatrice pour le politique. S'il est incontestable que l'incipit de Pasado perfecto renoue avec l'exigence générique de mettre en scène un personnage d'anti-héros en porte-à-faux avec l'autorité et plus largement avec la réalité, cela ne signifie pas que l'histoire racontée soit pour autant critique et, donc, que Padura se place en contestataire du régime castriste. Rappelons que chaque fois qu'il est interrogé sur le sujet, il refuse nettement d'être rangé dans la catégorie des dissidents, déclarant « Je ne suis pas un écrivain politique »7, et arguant : « Je distille dans mon œuvre une dose de critique qui est exactement celle que je désire y voir apparaître : une critique qui se situe sur le terrain social, mais jamais sur celui de la politique car je crois que la politique et la littérature ne font pas bon ménage »8 ? Par-delà la question éminemment personnelle de l'engagement (qui relève, convenons-en, de la responsabilité de chacun) et par-delà le débat sur la légitimité de ses diverses manifestations possibles (face, par exemple, à l'acharnement d'une Zoé Valdés à vouloir mettre en demeure tous les artistes cubains d'adopter un seul mode d'expression de leur opposition à Fidel Castro), cela soulève tout de même l'interrogation de savoir s'il est acceptable de dissocier les dimensions sociale et politique quand on prend la peine de d'exprimer le

7 L. P. F., « Je vis à Cuba... », op. cit., p. 19. 8 Ibid.

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projet de composer du roman noir « authentique », surtout dans un cas aussi particulier que Cuba.

Dans Pasado perfecto, l'interprétation à donner à ces sujets épineux trouve amplement matière à réflexion dans l'analyse des divers déplacements de Conde dans La Havane et, de façon complémentaire, des modalités de ces déplacements ; à commencer par celui que l'on s'attendrait à être le plus stratégique et a priori le plus « facile » pour la formulation d'une dénonciation quelle qu'elle soit, c'est-à-dire au moins « sur le plan social », selon la restriction souhaitée par Padura : le passage par le CDR, où son enquête mène le lieutenant accompagné de son subordonné, le sergent Manolo. Dans cette séquence, on ne peut contester que la présentation des lieux et de leur occupant est empreinte de réalisme. Sans surprise, le président du CDR y apparaît comme l'interlocuteur privilégié de la police, vis-à-vis de laquelle il se montre soumis, (à la formule de politesse de Conde : «Solo quisiéramos que nos nos hiciera un favor...», l'homme répond : «No, companeros, es un placer, estamos para servirlos, claro»9) et lié par une relation de complémentarité relevant de l'évidence, («Que raro de que ustedes no entren a sentarse y entonces yo les pueda brindar un cafecito acabado de colar, ̂eh? Yo creia que cuando dos policias venían a un CDR siempre ténia que pasar eso, ̂ verdad?»10). Or on peut considérer que le procédé de description indirecte du personnage par le biais de son propre discours permet à Padura d'exposer habilement son rôle dans la société cubaine. En affirmant à propos de la femme que les policiers recherchent, «Yo la vi nacer»H, en appelant les gens du quartier par leur prénom ou même par leur diminutif, et se vantant de si bien les connaître qu'il est capable de commenter leur caractère comme le ferait un intime («Desde chiquita [...], Zoilita es como un rehilete y ni la madre, que ya murió la difunta Zoila, podia seguirle el rumbo. Yo hasta pensé que iba a salir marimacha, pero que va. »12), le président du CDR révèle sa totale infiltration dans le tissu social cubain et manifeste ainsi de manière éclatante la monstruosité d'un système où un civil se voit officiellement confier la mission d'espionner les autres et d'arbitrer leur degré d'implication révolutionnaire (au sujet de Zoila, le personnage pense rassurer les policiers en leur déclarant : «a fin de ano ella hace su zafra»!3). Sur la base de l'argument avancé par Padura dans sa Nota dei autor, et selon lequel à Cuba, l'écrivain doit s'imposer un principe de précaution afin de contourner censure et représailles, on peut, semble-t-il, admettre l'argument que tout en n'étant pas directe, la critique n'est reste pas

9 L. P. F., Posado perfecto, op. cit., p. 82. 10 Ibid. 11 Ibid., p. 81. 12 Ibid. 13 Ibid., p. 82.

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moins présente et sévère. Pourtant, une analyse attentive de l'épisode s'impose pour comprendre ce qu'il signifie réellement. En effet, sachant qu'une telle démarche n'est pas indispensable et que son collègue essaye de l'en dissuader à deux reprises, c'est Conde en personne qui insiste pour se rendre au CDR (au nom de la conscience professionnelle - celle- là même qui passait au second plan dans l'incipit), qui se montre ensuite presque obséquieux à l'égard de son interlocuteur et n'hésite pas à le pousser à entrer dans le détail de la vie privée d'autrui (celle-là même pour laquelle il réclamait le secret dans l'incipit). Ce qui revient ni plus ni moins à entériner la validité de la fonction de délateur officiel. Rappelons la réponse du lieutenant quand le président du CDR s'étonne que les deux policiers partent sans être entrés chez lui : «Yo también lo creia, pero no se preocupe: hay policias que hasta le tienen miedo a los perros.»14 Il faut en somme conclure que si les représentants des forces de l'ordre ne viennent pas écouter ce qu'il a à leur dévoiler, ce n'est pas pour des raisons idéologiques, par exemple parce Conde refuse la fréquentation d'un tel individu, mais à cause d'une circonstance anodine et uniquement personnelle : la peur que ressent le sergent à l'égard des chiens. D'ailleurs ce refus de la dénonciation et même cette forme de « dépolitisation » paraissent presque évidents lorsqu'on remarque qu'une partie non négligeable du récit est occupée non pas par la formulation d'un jugement que le protagoniste (ou, à défaut, le narrateur), pourrait d'une manière ou d'une autre porter sur ce qu'il voit et entend, mais par les aspects de la relation amicale qu'il entretient avec Manolo. Comment évaluer l'usage, à ce moment précis de l'histoire, d'un ressort comique dont on sait qu'il vise à rendre les deux personnages attachants quand, d'une part, on pourrait attendre un autre contenu « thématique » (en premier lieu une focalisation sur le CDR) et, d'autre part, quand on pourrait, une fois ne serait pas coutume dans ce roman, être confronté à un lieutenant et à un sergent de police cubains, avec tout ce que cela signifie, même s'il s'agit du sympathique Conde et de son collègue préféré - d'autant, précision utile, que Padura n'hésite pas à affirmer

que : « sa qualité [de Conde] en tant que personnage a tenu à sa « crédibilité » ou " vraisemblance * »15 ? On peut en outre s'étonner qu'émerge, sans doute dans cette recherche de l'humain par-delà le rôle des personnages au sein du régime, une profonde bonhomie dans le

portrait dressé du responsable du CDR ; il est évoqué sous les traits d'une sorte de brave grand-père au ventre rond et un peu assommant. Portrait avantageusement complété par la présence du chien, Leoncito, grâce à la touche d'humour qu'apporte son nom et sa description ridicules, si peu conformes à son rôle symbolique de gardien, et la référence scatologique («El presidente [...] observo a Leoncito en el jardin mientras cagaba

14 Ibid., p. 82-83. 15 L. P. F., « Je vis à Cuba... », op. cit., p. 19.

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plácida y abundantemente y sonrió»16). Autant d'éléments conjugués pour diluer la réalité dans la fabrication d'une scène paradoxalement dédramatisée et même amusante. Enfin, ultime interrogation, comment comprendre que la seule évocation des cruelles difficultés que traverse Cuba en cette année charnière de 1989, ne suscite rien d'autre que de l'ennui chez le lieutenant (quand le président du CDR se plaint «porque está tan difícil conseguir cualquier cosita hoy, ,;verdad?», le lieutenant répond : «Bueno, companero, muchas gracias», avec cette précision du narrateur : «dijo el Conde, interponiéndose al flujo de palabras que amenazaba con envolverlos»^)? Ici, Conde paraît en fin de compte plus préoccupé de récolter des indices pour son enquête que l'auteur de semer les preuves de la quête de vérités qui devrait pourtant être la sienne dès lors, répétons-le, qu'il s'est réclamé des pères fondateurs du roman noir. Le problème de poids qui se pose est celui du réalisme, jetant sérieusement le doute sur le véritable projet que mène à bien Padura dans Pasado perfecto : la stratégie du contournement annoncée en paratexte vise-t-elle à éviter la censure et les représailles ou, au contraire, à éluder la moindre critique et finalement à taire toute dénonciation de fond ? Suivant cette hypothèse d'interprétation, il y aurait une récupération incontestablement très astucieuse mais des plus tendancieuses du hard- boiled: s'abriter derrière un genre en soi fortement identifié comme réaliste et contestataire pour feindre d'être réaliste et contestataire - en l'occurrence autant que les plus « radicaux » des Étasuniens - tout en se dispensant totalement de l'être, et précisément pour surtout se dispenser de l'être... alors, peut-être même qu'on produit une autre version, simplement plus subtile, c'est-à-dire masquée, de ce roman noir cubain à la solde du régime qu'on dénonçait si durement. La revendication de l'héritage nord-américain et son mode d'exploitation seraient dans ces conditions d'autant plus habiles qu'elles interdiraient au lecteur de douter qu'il se trouve bien devant un regard et une description réalistes et contestataires.

En fin de compte, l'intérêt de Pasado perfecto réside probablement moins dans le fait de savoir s'il se situe dans l'incrimination ou dans l'apologie du castrisme, que dans le constat qu'il révèle un profond refus d'assumer les « vérités » dérangeantes de l'histoire de la Révolution. Pour expliciter notre propos, partons de cette date de 1989 que Padura donne à chacun des épisodes de sa série alors qu'ils ont été écrits entre la fin des années 1980 et 1998. La question mérite d'être soulevée dans la mesure où cette construction chronologique commande une lecture « à plat » de la tétralogie, avec les mises en perspective induites plus ou moins justement a posteriori, et dans la mesure où l'auteur peut ainsi artificiellement se donner l'avantage de proposer une évaluation de la

16 Ibid., p. 82. *7 L. P. F., Pasado perfecto, op. cit., p. 82.

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situation cubaine réduite à une période de douze mois, conférant à Pasado perfecto une lucidité qu'il n'avait pas. Signalons que cette concentration sur 1989 a ceci de singulier qu'elle laisse supposer que, pour Padura, c'est à partir de cette date que tout s'est « détraqué » à Cuba, suggérant implicitement qu'auparavant, les choses allaient pour le mieux. C'est en effet seulement dans Máscaras, le troisième volet de la tétralogie, achevé en 1995, que le protagoniste de 34 ans découvre qu'il vit sous une dictature. Écoutant Alberto Marqués, l'homme de théâtre anéanti par le régime, lui décrire son calvaire en tant qu'intellectuel et homosexuel, Conde, (un lieutenant de la police castriste !), s'étonne presque naïvement : « Tout cela s'était produit dans ce pays où lui-même vivait ? » L'importance accordée au passé et le rôle structurant du thème omniprésent de la nostalgie - les épisodes liés à l'enfance et à l'adolescence de Conde occupent autant de place que le récit de l'enquête - manifestent que ce dont l'auteur a besoin de se guérir, c'est du regret non pas que la Révolution ait eu lieu mais qu'elle ait échoué et qu'à partir de l'effondrement du bloc soviétique à partir de 1989, il n'ait décidément plus été possible de le nier. Contrairement à ce qu'a pu écrire Raphaëlle Rérolle, Conde ne « porte » pas « en lui la remise en cause de l'utopie révolutionnaire »18, mais le naufrage de cette utopie, qu'il semble même pleurer amèrement : si la Révolution a échoué, c'est parce qu'une poignée d'éducateurs bornés et incompétents a laissé des opportunistes émerger et s'imposer au sein d'une jeunesse militante présentée dans Pasado perfecto sous un angle positif, comme énergique et impliquée, et leur ont ainsi permis de devenir les dirigeants du pays coupables d'avoir dévoyé les idéaux et le projet socialistes. À partir de là, la stratégie de contournement et cette forme de dénégation que trahissait le roman ne sont pas les masques dont se pare un défenseur perfide du régime mais l'arme psychologique d'un écrivain né en 1955 qui, comme nombre de représentants de sa génération, se montre, semble-t-il, incapable de regarder en face le passé de Cuba, à plus forte raison de l'écrire. Par-delà l'ambition affichée de dire son pays avec réalisme et son désir de dénoncer les dérives d'un système administratif corrompu, Padura s'évertue en effet à écarter systématiquement son enquêteur de la réalité en le plaçant dans des espaces où elle n'arrive que filtrée (chez lui, dans la maison du Flaco ou dans celle de Tamara...), puis en ne le faisant circuler dans la rue (pour effectuer les trajets entre ces lieux hors de la réalité) que rarement ; quand cela arrive, il est protégé par les parois métalliques et les vitres d'une voiture. Conde évolue dans La Havane comme son poisson tourne en rond dans un bocal, un univers clos préservé de l'extérieur par une paroi de verre sans relief et dans lequel il n'y a en définitive rien à voir, donc rien à décrire ; Rufino, le poisson combattant, lancé dans un duel contre un ennemi indéfini, peut-être

18 Raphaëlle Rérolle, « Leonardo Padura Fuentes, les décombres du rêve castriste », in Le Monde: Paris, 17 octobre 1998.

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inexistant, en tout cas jamais désigné (ou peut-être s'agira-t-il un jour de lui-même, lorsque par la volonté d'un autre il se verra involontairement reflété dans le miroir de la vérité). Le lieutenant devient en somme un témoin à peu près sourd et aveugle, projeté dans une ville paradoxalement absente, et préférant l'enlisement embrumé d'alcool au sein des souvenirs ressassés avec les êtres aimés, porteurs de peu de dangers, à la lumière violente mais peut-être nécessaire du présent, au contact des mondes étrangers et inconnus. Pasado perfecto semble démontrer une fois de plus que la contestation dont se fait souvent l'écho le roman noir en tant que genre, quelles que soient les modifications qu'il subit avec le temps, est aussi en partie d'essence passéiste. Il exprime plus que tout la peur du changement et permet de justifier l'acharnement presque infantile à se raccrocher au mythe d'un hier peuplé de personnages chevaleresques - les héros sublimes de la Révolution ? - et gouverné par un code moral rigide - le credo révolutionnaire ?

Comme tant d'œuvres cubaines écrites et publiées dans l'île ou à l'extérieur, l'interprétation de Pasado perfecto est par conséquent très complexe et source de multiples polémiques, tant l'équilibre paraît difficile à conserver entre d'un côté le portrait au vitriol brossé par Zoé Valdés, jugeant Padura coupable de trahison envers les opposants au régime et inféodé au pouvoir par une hypocrite position de fausse dénonciation... et, de l'autre, l'éloge complaisant de nombreux journalistes (voire dans certains cas de critiques plus spécialisés), en France notamment, où l'on a un peu vite érigé Padura en champion de la « résistance ». Face à l'argument faisant valoir qu'il décrit la situation cubaine avec un réalisme si acéré qu'il va jusqu'à « fouiller au scalpel les entrailles de la société cubaine »!9, on peut en effet se montrer curieux de savoir pourquoi des lecteurs se montrent si peu soucieux de prêter l'oreille à ce que dit réellement Padura et, plus encore, à ce qu'il omet de dire par-delà, bien sûr, le charme exotique de la culture du verre de rhum et de la poétique du cigare, déjà très présentes dans les quelques pages de l'incipit. La question de la réception à l'étranger de Padura mériterait certainement une analyse approfondie, en partant par exemple de cette déclaration d'Anne-Marie Métailié, son éditrice française : « Padura est un cas. Il n'entre pas dans les catégories bien pensantes actuelles. Il vit à La Havane et ne peut concevoir de vivre hors de son quartier de Mantillia. Le manichéisme contemporain exigerait qu'il vive en exil. Il pense en écrivain, pas en politique. »20. Quel rôle jouent la presse, les agents littéraires et les maisons d'édition dans la perception que l'on peut avoir des artistes cubains et, plus encore, dans l'évolution que peut connaître le contenu de leurs œuvres à partir du moment où elles sont exportées ?

' Jean-Pierre Perrin, « Un Condé à Cuba », in Libération, Paris : jeudi 29 octobre 1998. ^ Anne-Marie Métailié dans L'amateur de cigare, été 2003.

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Page 11: La ville et le détective en Amérique latine || Mario Conde dans La Havane de Leonardo Padura Fuentes : lecture de Pasado perfecto (1990)

58 CM.H.LB. Caravelle

RÉSUMÉ - Quand il entreprend ce qui deviendra la tétralogie de Las cuatro estaciones, Leonardo Padura Fuentes postule une rupture avec le modèle castriste du genre noir et un retour à l'héritage des pères fondateurs étatsuniens, Chandler notamment. Par le biais d'un enquêteur en conflit avec sa hiérarchie et sans espoirs sur les destins collectif et individuel, par le biais, aussi, d'une Havane en pleine décomposition, il s'agissait, selon Padura Fuentes lui-même, de proposer un roman noir, à la fois cubain et fidèle à la raison d'être du genre : la dénonciation des échecs, dérives et corruptions d'une société. La question est de savoir dans quelle mesure, et avec quelles conséquences, Posado perfecto libère une voix contestataire ou, au contraire, ce que masque ou tait cette véhémente revendication de rupture et de vérité.

RESUMEN - Cuando inicia Io que se convertira en la tetralogia de Las cuatro estaciones, Leonardo Padura Fuentes postula una ruptura con el modelo castrista del género negro y un regreso a la herencia de los padres fundadores estadounidenses, Chandler en especial. Por médio de un detective en conflicto con su jerarquia y desesperado en cuanto a destino colectivo y a destino individual, por médio, también, de una Habana en plena descomposición, se trataba, según el propio Padura Fuentes, de proponer una novela negra a Ia vez cubana y fiel a Ia razón de ser dei género: Ia denuncia de los fracasos, derivas y corrupciones de una sociedad. La cuestión es saber en qué medida, y con qué consecuencias, libera Pasado perfecto una voz contestataria o, al contrario, lo que oculta o calla esa vehemente reivindicación de ruptura y verdad.

ABSTRACT - When he undertakes what will become his tetralogy, Las cuatro estaciones, Leonardo Padura Fuentes postulates that a break with the castrist model of the hard boiled genre and a coming back to the inheritance of the U.S. founder fathers, especially Chandler's, is necessary. Through a policeman having problems with his superiors, and also by means of degraded image of Havana, shown as a town in complete decay, his aim, according to Padura Fuentes himself, was to propose a hard boiled novel which would be Cuban as well as true to the genre's raison d'être ' the public exposure of a society's failures, excesses and corruptions. The problem is to determine up to what extent and with what consequences, Pasado perfecto sets free a rebellious voice or, on the contrary, what does this vehement claiming for break and truth actually masks or forgets to mention.

MOTS-CLÉS : Modèle, Contre-modèle, Roman noir, Ville, Révolution.

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