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MUTATION Le festival international de graphisme s’intéresse aux langages venus d’autres supports, comme le Web, les vidéos… Chaumont décolle les posters A vec une orientation de plus en plus professionnelle et ar- tistique, ce qui crée quelques désorientations dans la ville, le 24 e festival international de l’affiche et du graphisme de Chaumont (Haute- Marne) se fait mutant. Depuis 1990, c’est l’affiche culturelle d’auteurs qui avait fait le sel de la manifestation. Di- recteur artistique depuis 2010, Etienne Hervy opère cette année un saut de plus en plus assumé vers d’autres supports. A juste titre ! Le poster n’est plus l’ex- pression exclusive des designers gra- phistes, c’est sur le Net, les blogs, l’iPad, les livres, les revues, les vidéos, les tee-shirts qu’ils créent de nouveaux langages visuels, de nouveaux engage- ments sociaux. Aux Silos, l’exposition «Storytelling», venue du festival de Breda (Pays-Bas), initie à cette évolution. Le graphiste est convoqué en poète, journaliste, scienti- fique ou agitateur, qui joue avec toutes les images. Concours d’affiches et d’étudiants, ouvrages à la Banque de France, installation du duo néerlandais Metahaven à la Chapelle des jésuites (lire ci-contre), tous ces panoramas ultra pointus relèvent d’un passionnant labo- ratoire, adressé aux amateurs avertis. Ce qui exige une médiation très compé- tente pour y associer (un peu) un public plus large ou chaumontais. Ce qui n’était pas le cas lors de l’ouverture du festival, samedi. Car pour compliquer la situation, cette rencontre ne sera inaugurée officiellement que les 1 er et 2 juin, certes entre aligot géant et ate- liers participatifs. Un rythme chaotique pour un festival, qui n’aide ni à sa popu- larisation ni à son décryptage. Surtout que la manifestation a connu ces derniers mois du tangage à sa direction, avec la «démission», à l’automne, de Vincent Galantier (après une plainte pour faux et usage de faux). Cet adjoint du maire (UMP) Luc Chatel cumulait cette fonction avec la présidence de l’as- sociation gérant le festival, subvention- née par la ville. Un mélange des genres qui n’a pas contribué à une bonne ges- tion. Philippe Nolot, éditeur, indépen- dant de la ville, en prend les rênes. Une situation plus saine. Qui pourrait per- mettre à ce rendez-vous de reconstruire son identité en France, particulièrement quand il pourra s’appuyer toute l’année sur le Centre international du graphisme (CIG), attendu pour 2015. 24 e FESTIVAL INTERNATIONAL DE L’AFFICHE ET DU GRAPHISME DE CHAUMONT (52). Jusqu’au 9 juin. Rens.: www.cig-chaumont.com Par ANNE-MARIE FÈVRE Envoyée spéciale à Chaumont Ci-dessus: Nomadic Chess: Geography, installation du collectif néerlandais Metahaven, dans la Chapelle des jésuites. A la fois jeu, sculpture et accessoire de mode, l’échiquier représente les enjeux géopolitiques d’Internet. En haut à droite : Campagne Data Saga, en collaboration avec le think tank islandais Immi. En bas: deux foulards réalisés pour WikiLeaks. PHOTOS KITA LIBÉRATION JEUDI 30 MAI 2013 28 VOUS ARCHI ET DESIGN

"La visualisation de données devient son propre spectacle"—Metahaven Interview in Libération, May 30, 2013

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Libération, May 30, 2013. Marie Lechner interviews Metahaven on the occasion of Nomadic Chess: Georgraphy, a new piece installed in Chaumont. "Le collectif néerlandais Metahaven, qui conçoit le design graphique comme un outil politique, questionne la transparence sur Internet."

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MUTATIONLe festival

internationalde graphisme

s’intéresse auxlangages venus

d’autres supports,comme le Web,

les vidéos…

Chaumontdécolle les posters

A vec une orientation de plusen plus professionnelle et ar-tistique, ce qui crée quelquesdésorientations dans la ville,

le 24e festival international de l’afficheet du graphisme de Chaumont (Haute-Marne) se fait mutant. Depuis 1990,c’est l’affiche culturelle d’auteurs quiavait fait le sel de la manifestation. Di-recteur artistique depuis 2010, EtienneHervy opère cette année un saut de plusen plus assumé vers d’autres supports.A juste titre ! Le poster n’est plus l’ex-pression exclusive des designers gra-

phistes, c’est sur le Net, les blogs,l’iPad, les livres, les revues, les vidéos,les tee-shirts qu’ils créent de nouveauxlangages visuels, de nouveaux engage-ments sociaux.Aux Silos, l’exposition «Storytelling»,venue du festival de Breda (Pays-Bas),initie à cette évolution. Le graphiste estconvoqué en poète, journaliste, scienti-fique ou agitateur, qui joue avec toutesles images. Concours d’affiches etd’étudiants, ouvrages à la Banque deFrance, installation du duo néerlandaisMetahaven à la Chapelle des jésuites (lireci-contre), tous ces panoramas ultrapointus relèvent d’un passionnant labo-ratoire, adressé aux amateurs avertis. Ce

qui exige une médiation très compé-tente pour y associer (un peu) un publicplus large ou chaumontais. Ce quin’était pas le cas lors de l’ouverture dufestival, samedi. Car pour compliquerla situation, cette rencontre ne serainaugurée officiellement que les 1er et2 juin, certes entre aligot géant et ate-liers participatifs. Un rythme chaotiquepour un festival, qui n’aide ni à sa popu-larisation ni à son décryptage.Surtout que la manifestation a connu cesderniers mois du tangage à sa direction,avec la «démission», à l’automne, deVincent Galantier (après une plaintepour faux et usage de faux). Cet adjointdu maire (UMP) Luc Chatel cumulaitcette fonction avec la présidence de l’as-sociation gérant le festival, subvention-née par la ville. Un mélange des genresqui n’a pas contribué à une bonne ges-tion. Philippe Nolot, éditeur, indépen-dant de la ville, en prend les rênes. Unesituation plus saine. Qui pourrait per-mettre à ce rendez-vous de reconstruireson identité en France, particulièrementquand il pourra s’appuyer toute l’annéesur le Centre international du graphisme(CIG), attendu pour 2015. •

24e FESTIVAL INTERNATIONALDE L’AFFICHE ET DU GRAPHISMEDE CHAUMONT (52). Jusqu’au 9 juin.Rens.: www.cig­chaumont.com

Par ANNE­MARIE FÈVREEnvoyée spéciale à Chaumont

Ci­dessus: Nomadic Chess: Geography, installation du collectif néerlandais Metahaven, dans la Chapelle des jésuites. A la fois jeu, sculpture et accessoire de mode, l’échiquier représenteles enjeux géopolitiques d’Internet. En haut à droite : Campagne Data Saga, en collaboration avec le think tank islandais Immi. En bas: deux foulards réalisés pour WikiLeaks. PHOTOS KITA

LIBÉRATION JEUDI 30 MAI 201328 •

VOUSARCHI ET DESIGN

Page 2: "La visualisation de données devient son propre spectacle"—Metahaven Interview in Libération, May 30, 2013

Le collectif néerlandais Metahaven, qui conçoit le design graphiquecomme un outil politique, questionne la transparence sur Internet.

M etahaven, collectif de designersbasé à Amsterdam, opère sur lefil entre politique et esthétique.

Fasciné par les recoins obscurs du ré-seau, ce studio singulier fondé par VincaKruk et Daniel Van der Velden, qui ré-pond à nos questions, utilise le designgraphique pour questionner le pouvoirde l’image à l’ère d’Internet.Pour le festival du graphisme de Chau-mont, ils ont réalisé une nouvelleœuvre, Nomadic Chess : Geography(photo, à gauche), jeu d’échecs grandeurnature pavant le sol de la Chapelle desjésuites. L’échiquier est cons-titué de carreaux en skaï séri-graphié, dont les motifs s’ins-pirent de l’iconographie pop du Web,créant un intrigant dialogue visuel avecles ornementations baroques de l’église.Il met en scène les protagonistes d’In-ternet et les luttes de pouvoir qui s’ytrament: Amazon, Facebook, Googleversus Anonymous, WikiLeaks, com-munisme versus hyperindividualisme,anonymat versus popularité, censureversus liberté d’expression. A la fois jeuet sculpture, les carreaux amoviblespeuvent être portés comme un habit etse propager dans le monde physique.Quelle est la spécificité de Metahaven?Metahaven a débuté il y a six ans, avecl’intention de combiner le design avecde l’investigation et de la recherche,l’envisager comme un mode de produc-tion qui peut proposer des choses parlui-même et non répondre uniquementà des commandes. Aujourd’hui, noussommes cinq personnes partageant unintérêt pour Internet et les questionsgéopolitiques.Pourquoi cherchez-vous souvent à re-présenter des phénomènes intangibles?Ce qui nous intéresse, c’est commentles choses deviennent visibles, com-ment elles deviennent remarquables.C’est l’une des fonctions importantesdu design. Sur Internet, il y a beaucoupd’exemples d’entités qui gèrent leur vi-sibilité différemment de la publicité etdes canaux de communication tradi-tionnels. C’est un terrain d’essai pourde nouvelles manières de devenir visi-ble. WikiLeaks en est un exemple ex-trême. Au départ, il n’existait que surle réseau, site web sans visage qui pu-blie des documents confidentiels. Ilétait puissant parce qu’il était sur Inter-net et qu’on ne pouvait le fermer. Al’époque, personne ne s’intéressait à la

coiffure de son fondateur, ce qui achangé entre-temps. Cette entité insai-sissable, progressive et provocatrice,basée uniquement sur les standards duréseau, a évolué de manière étrangevers une notion de marque au sens plustraditionnel. A partir du moment où lesmédias ont pu mettre la main sur sonreprésentant, ils ont réduit WikiLeaksà Julian Assange, stratégie classique.Nous nous intéressons à ces chosesintangibles et cherchons à créer unlangage visuel pour traduire cette es-thétique de la résistance. Non dans le

but de s’attribuer ou d’ex-ploiter la marque, comme l’afait cet entrepreneur français

avec le logo des Anonymous, mais plu-tôt de créer une présence. Anonymous,WikiLeaks, The Pirate Bay ne sont passeulement des infrastructures, ils ap-partiennent à la culture visuelle. Nouscherchons à créer des modes de mé-moire pour ces phénomènes autres quel’expérience online.Ce qui vous a amené à étudier plusieurssymboles de l’anarchisme d’Internet…Nous avons commencé à nous intéresserà la principauté de Sealand, une micro-nation offshore dans la mer du Nord quis’est déclarée indépendante en 1967. Al’ère des «.com», il y eut cette tenta-tive, avortée, d’en faire un «paradis desdonnées» hors de portée des gouverne-ments. Nous nous sommes demandéquel genre d’identité visuelle on pouvaitcréer pour ce lieu qui associe réseaux etterritoire. Nous avons revisité des sym-boles traditionnels de l’Etat (timbre,passeport) avec ce que Google Imagesproposait en rapport avec Sealand.Comment êtes-vous entrés en contactavec WikiLeaks?En postant la vidéo Collateral Murder,ils ont montré ce qui se passait et qu’onn’était pas autorisé à voir, faisant appa-raître les structures de pouvoir. Immé-diatement on a voulu collaborer aveceux. Nous leur avons envoyé un mailpour leur proposer de travailler sur leuridentité. Puis nous avons rencontréAssange pour lui montrer nos proposi-tions, mais il ne nous a pas vraimentpris au sérieux et nous a suggéré de tra-vailler plutôt sur du merchandising. Çaa remis le design graphique à sa place:une activité qui sert un intérêt écono-mique. WikiLeaks souffrait alors del’embargo et cette question financièreétait devenue centrale. Le problème,

c’est que ça tend à réduire vos suppor-teurs en consommateurs de tee-shirtset de mugs. Mais on a joué le jeu et réflé-chi à des produits dérivés qui exprime-raient mieux l’enjeu de WikiLeaks, d’oùces foulards, mix entre opacité et trans-parence. L’un joue avec les initiales deWikiLeaks pour créer une sorte decontrefaçon de Louis Vuitton. Noussommes en train de finir un livre surcette expérience, Black Transparency,qui inclut aussi nos essais Captives of theCloud, sur le fonctionnement de l’in-frastructure qui régit le «nuage» infor-matique, ainsi qu’une analyse de la cul-ture visuelle autour de la transparence,de Walter Benjamin aux Google Glasses.Vous êtes aussi impliqué dans Nulpunt,projet sur la liberté d’information…L’an passé, une parlementaire de la gau-che écologique a proposé une nouvelleloi de l’information aux Pays-Bas dontl’une des composantes essentielles étaitque toutes les informations publiquesseraient disponibles en ligne. Le pro-blème était la manière de gérer cettesurcharge d’informations et la rendreaccessible à tous. Nous avons com-mencé à travailler avec l’artiste JonasStaal sur cette interface qui ressembleà une combinaison entre WikiLeaks etTwitter. Mais cette parlementaire a dé-missionné, et nous essayons de poursui-vre avec le Parti pirate. Aujourd’hui, latransparence n’est pas vraiment la prio-rité, tout le monde se concentre surl’économie, sans réaliser que ces chosessont intimement connectées.L’explosion des données annonce-t-elleun nouvel âge d’or pour le graphistechargé de les visualiser?Je ne suis pas si enthousiaste. Souvent,la visualisation des données donne lesentiment aux gens de comprendre unproblème. Ce n’est pas parce qu’unkrach boursier est cartographié à lamilliseconde que ça rend le phénomèneplus intelligible. Et au lieu de punir lesbanquiers, nous regardons des graphi-ques de leurs méfaits. La visualisationdevient son propre spectacle. Ça donneune illusion de compréhension et decontrôle mais, fondamentalement, çane change rien. Le débat sur l’intégritéfinancière et les taxes ne peut être ga-gné sur le terrain de graphiques compli-qués, parce que ça renforce le sentimentdes gens que ça les dépasse et qu’ils nepeuvent rien faire contre ça.

Recueilli par MARIE LECHNER

«La visualisation de donnéesdevient son propre spectacle»

INTERVIEW

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