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12 L’HUMANITÉ . JEUDI 14 AVRIL 2011 Rencontre L a Seconde République est proclamée le 14 avril 1931. À la suite de la crise de la restauration et de la dictature de Primo de Rivera, quel était le sens de cette rupture ? FERNANDO HERNANDEZ SANCHEZ. La procla- mation de la République constitue une rupture historique dans l’histoire contemporaine espagnole. Politique- ment, on a assisté à un changement au sein du bloc dirigeant qui avait exercé le pouvoir quasi continuellement durant un siècle et demi antérieur au profit d’une minorité, au terme d’un processus conflictuel, convulsif et inachevé de la révolution bour- geoise espagnole. Pour la première fois, les classes populaires ont trouvé dans ce nouveau régime une repré- sentation, des parcelles de pouvoir et des interlocuteurs en vue d’obtenir des améliorations substantielles des conditions de vie. Le gouvernement provisoire convoque des élections constituantes, et une nouvelle constitution voit le jour. Sur quels piliers repose-t-elle ? FERNANDO HERNANDEZ SANCHEZ. La Consti- tution de 1931 est, avec celle de la République de Weimar (Première République d’Allemagne de 1919 à 1933 – NDLR), l’une des plus avan- cées de son époque. Elle reconnaît pour la première fois le suffrage uni- versel et le droit de vote des femmes. Elle a exalté les classes populaires, en déclarant dans son préambule que l’Espagne est « une République des travailleurs de toute condition ». Elle inscrit la reconnaissance de droits so- ciaux comme la protection du travail, l’éducation publique, la santé, le loge- ment. De manière affirmée, elle parie sur une réforme agraire qui doit en finir avec l’injuste distribution de la propriété terrienne et la misère dans les campagnes. Elle définit strictement la séparation de l’État et de l’Église catholique dont l’influence écrasante avait conditionné négativement la vie sociale et culturelle. La Constitution fait de l’éducation une bannière, mo- teur du progrès, en promouvant une bataille énergique contre l’analphabé- tisme, et en impulsant un ambitieux programme de constructions d’écoles et de formation d’instituteurs. Elle reconnaît le droit à l’autonomie de la Catalogne, et postérieurement, du Pays basque et de la Galice. Enfin, elle renonce expressément à la guerre dans les relations internationales, d’où l’idée d’une réforme de fond et d’une diminution des effectifs de l’armée. Cette Constitution a pour devise : « Liberté, égalité, fraternité. » Comment définiriez-vous les réformes et les modernisations entreprises ? FERNANDO HERNANDEZ SANCHEZ. La Consti- tution conjuguait plusieurs influences : sur le plan social, celle de la Répu- blique de Weimar, et concernant la laïcité, la Troisième République fran- çaise. En ce sens, il n’est pas surpre- nant qu’elle s’attire les foudres des secteurs auxquels elle s’est affrontée : le conservatisme de l’Église et la réaction oligarque. D’autre part, l’ascendant français sur le républicanisme histo- rique espagnol était très fort, et parti- culièrement sensible dans l’imaginaire et les symboles. Durant les festivités du 14 avril, des femmes arboraient la tunique et des bonnets phrygiens dans le pur style de la Marianne. L’un des hymnes les plus repris fut la Mar- seillaise, dont la lettre fut adaptée au castillan. De manière générale, le pro- gramme des réformes, dont nombre d’entre elles avaient été différées du- rant des décennies, est ambitieux. Mais ce programme voit le jour dans le pire des contextes internationaux possibles: au milieu de la Grande Dépression débutée en 1929, et dans le cadre d’un recul continental des démocra- ties face à l’avancée des fascismes des années 1930. Il n’y a aucun doute sur le fait que, si les réformes avaient pu être mises en pratique, elles auraient placé l’Espagne à l’avant-garde des conquêtes sociales, comparable à ce qu’obtiendra, en 1936, le Front po- pulaire français avec les accords de Matignon. Néanmoins en 1933, la Ceda, la coalition des droites, l’emporte aux élections générales. À quoi tient cette victoire ? Quelles en seront les conséquences durant ses deux années de pouvoir ? FERNANDO HERNANDEZ SANCHEZ. Le triomphe des droites en 1933 ne repose pas que sur leur seul mérite. Il est aussi le fruit des erreurs des gauches. Pour une part, les gouvernements réformistes de 1931 à 1933, appelés aussi premier « bie- nio », ne sont pas parvenus à imposer un rythme accéléré aux transforma- tions espérées, comme la réforme agraire par exemple. Le changement politique qu’avait supposé l’arrivée de la République ne s’est pas traduit, dans le même temps, par l’extinction des traditionnelles positions du pouvoir social et économique. Localement, les groupes de la vieille oligarchie – les propriétaires terriens, le clientélisme fonctionnaire, les officiels conser- Le 14 avril 1931, l’Espagne proclame la Seconde République. Une expérience inédite en conquêtes sociales et en droits, soulevant l’espoir des classes populaires et l’opposition de tous les secteurs réactionnaires du pays. Retour sur cet événement avec l’historien espagnol Fernando Hernandez Sanchez. DR FERNAN DO H ERNAN D La vitalité des valeurs de la Seconde République « La Constitution de 1931 est l’une des plus avancées de son époque, qui reconnaît pour la première fois le suffrage universel et le droit de vote des femmes. » AISA/Leemage ESPAGNE « Le programme des réformes de la Secon des contextes internationaux possibles. Si c placé l’Espagne à l’avant-garde des conquê À gauche et en haut : 14 avril 1931, la liesse en Espagne lors de la proclamation de la Sec

La vitalité des valeurs de la Seconde République L · 2011-04-14 · 1931. À la suite de la crise de la restauration et de la ... ties face à l’avancée des fascismes des années

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Page 1: La vitalité des valeurs de la Seconde République L · 2011-04-14 · 1931. À la suite de la crise de la restauration et de la ... ties face à l’avancée des fascismes des années

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l’humanité . Jeudi 14 avril 2011

rencontre

La Seconde République est proclamée le 14 avril 1931. À la suite de la crise de la restauration et de la dictature de Primo de Rivera,

quel était le sens de cette rupture ? Fernando Hernandez SancHez. La procla-mation de la République constitue une rupture historique dans l’histoire contemporaine espagnole. Politique-ment, on a assisté à un changement au sein du bloc dirigeant qui avait exercé le pouvoir quasi continuellement durant un siècle et demi antérieur au profit d’une minorité, au terme d’un processus conflictuel, convulsif et inachevé de la révolution bour-geoise espagnole. Pour la première fois, les classes populaires ont trouvé dans ce nouveau régime une repré-sentation, des parcelles de pouvoir et des interlocuteurs en vue d’obtenir des améliorations substantielles des conditions de vie.

Le gouvernement provisoire convoque des élections constituantes, et une nouvelle constitution voit le jour. Sur quels piliers repose-t-elle ? Fernando Hernandez SancHez. La Consti-tution de 1931 est, avec celle de la République de Weimar (Première République d’Allemagne de 1919 à 1933 – NDLR), l’une des plus avan-cées de son époque. Elle reconnaît pour la première fois le suffrage uni-versel et le droit de vote des femmes. Elle a exalté les classes populaires, en déclarant dans son préambule que l’Espagne est « une République des travailleurs de toute condition ». Elle inscrit la reconnaissance de droits so-ciaux comme la protection du travail, l’éducation publique, la santé, le loge-ment. De manière affirmée, elle parie sur une réforme agraire qui doit en finir avec l’injuste distribution de la propriété terrienne et la misère dans

les campagnes. Elle définit strictement la séparation de l’État et de l’Église catholique dont l’influence écrasante avait conditionné négativement la vie sociale et culturelle. La Constitution fait de l’éducation une bannière, mo-teur du progrès, en promouvant une bataille énergique contre l’analphabé-tisme, et en impulsant un ambitieux programme de constructions d’écoles et de formation d’instituteurs. Elle reconnaît le droit à l’autonomie de la Catalogne, et postérieurement, du Pays basque et de la Galice. Enfin, elle renonce expressément à la guerre dans les relations internationales, d’où l’idée d’une réforme de fond et d’une diminution des effectifs de l’armée.

Cette Constitution a pour devise : « Liberté, égalité, fraternité. » Comment définiriez-vous les réformes et les modernisations entreprises ? Fernando Hernandez SancHez. La Consti-tution conjuguait plusieurs influences : sur le plan social, celle de la Répu-blique de Weimar, et concernant la laïcité, la Troisième République fran-çaise. En ce sens, il n’est pas surpre-nant qu’elle s’attire les foudres des secteurs auxquels elle s’est affrontée : le conservatisme de l’Église et la réaction oligarque. D’autre part, l’ascendant français sur le républicanisme histo-rique espagnol était très fort, et parti-culièrement sensible dans l’imaginaire et les symboles. Durant les festivités du 14 avril, des femmes arboraient la tunique et des bonnets phrygiens dans le pur style de la Marianne. L’un des hymnes les plus repris fut la Mar-seillaise, dont la lettre fut adaptée au castillan. De manière générale, le pro-gramme des réformes, dont nombre d’entre elles avaient été différées du-rant des décennies, est ambitieux. Mais ce programme voit le jour dans le pire

des contextes internationaux possibles : au milieu de la Grande Dépression débutée en 1929, et dans le cadre d’un recul continental des démocra-ties face à l’avancée des fascismes des années 1930. Il n’y a aucun doute sur le fait que, si les réformes avaient pu être mises en pratique, elles auraient placé l’Espagne à l’avant-garde des conquêtes sociales, comparable à ce qu’obtiendra, en 1936, le Front po-pulaire français avec les accords de Matignon.

Néanmoins en 1933, la Ceda, la coalition des droites, l’emporte aux élections générales. À quoi tient cette victoire ? Quelles en seront les conséquences durant ses deux années de pouvoir ? Fernando Hernandez SancHez. Le triomphe des droites en 1933 ne repose pas que sur leur seul mérite. Il est aussi le fruit des erreurs des gauches. Pour une part, les gouvernements réformistes de 1931 à 1933, appelés aussi premier « bie-nio », ne sont pas parvenus à imposer un rythme accéléré aux transforma-tions espérées, comme la réforme agraire par exemple. Le changement politique qu’avait supposé l’arrivée de la République ne s’est pas traduit, dans le même temps, par l’extinction des traditionnelles positions du pouvoir social et économique. Localement, les groupes de la vieille oligarchie – les propriétaires terriens, le clientélisme fonctionnaire, les officiels conser-

Le 14 avril 1931, l’Espagne proclame la Seconde République. Une expérience inédite en conquêtes sociales et en droits, soulevant l’espoir des classes populaires et l’opposition de tous les secteurs réactionnaires du pays. Retour sur cet événement avec l’historien espagnol Fernando Hernandez Sanchez.

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F ern a n do h erna n d e z s a n che zLa vitalité des valeurs de la Seconde République

« La constitution de 1931 est l’une des plus

avancées de son époque, qui reconnaît pour la

première fois le suffrage universel et le droit

de vote des femmes. »

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espagne « Le programme des réformes de la Seconde République est ambitieux. Mais il voit le jour dans le pire des contextes internationaux possibles. Si ces réformes avaient pu être mises en pratique, elles auraient placé l’Espagne à l’avant-garde des conquêtes sociales. » Fernando Hernandez SancHez.

À gauche et en haut : 14 avril 1931, la liesse en Espagne lors de la proclamation de la Seconde République. En bas : février 1936 à Madrid, la foule fête la victoire du Front populaire aux élections municipales.