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LE MOT DU DIRECTEUR L’altruisme du cuisinier Être altruiste, c’est commencer par voir au-delà de ses problèmes per- sonnels, prendre conscience de ce qui se passe autour de vous et ma- nifester de la générosité. Monsieur Auguste Escoffier avait envoyé en 1905 au directeur du Figaro, Mon- sieur Gaston Calmette, un exposé de projet de mai- son de retraite dont voici un ex- trait : « Il serait indispen- sable de créer dans chaque dépar- tement des mai- sons de retraite. L’emplacement de chaque maison de- vra être choisi dans un endroit sain. Les constructions de- vront être à la fois simples et claires. À cet égard, les règles modernes de l’hygiène sont assez connues pour éviter toutes les erreurs. On peut assurer une nourriture conve- nable et fortifiante. La base devrait consister en légumes frais et secs, plus assimilables, surtout pour les vieillards et tout aussi nourrissants que la viande. Une ou deux rations de viande chaque semaine seront suffisantes. Pour subvenir aux frais de construction et d’entretien de ces maisons, il serait juste de pré- lever une partie, mettons le tiers du pourcentage que l’État retire sur les paris mutuels, les courses, les cercles, les casinos, etc. Je note ainsi les projets qui, à pre- mière vue, me paraissent les plus réalisables, ceux qui, à mon sens, plairaient tout de suite au public, sans distinction de classe ni d’opi- nion. Un projet dont ceux qui vien- dront après savoureront les bienfaits beaucoup mieux que nous-mêmes, mais qui nous aura donné la meil- leure de toutes les joies, celle de faire le bien. » On voit ici une volonté de faire le bien, toujours sans distinction de sexe ni d’âge. Il l’a illustrée avec suc- cès dans de nombreux actes philan- thropiques. Cet homme nous a non seulement transmis le savoir-faire et la passion de la cuisine moderne à travers Le Guide culinaire, mais il nous a aussi enseigné l’humanisme, le partage et le respect. Nous aussi, nous pouvons réali- ser des actions généreuses, indi- viduelles ou communes, avec des moyens plus ou moins importants, l’essentiel étant de vouloir et de pouvoir changer certaines situations dans notre environnement proche. La volonté et l’action sont créatrices de grands projets. Aujourd’hui, de nombreux cuisiniers, jeunes ou confirmés, célèbres ou inconnus, mais toujours généreux, donnent de leur temps, de leurs compétences, de leur argent, ou tout simplement de la nourriture, avec une grande bienveillance, à des personnes dans la peine ou le be- soin. On retrouve bien là les valeurs incarnées par Auguste Escoffier. Je félicite et remercie sincèrement toutes ces cuisinières et ces cuisi- niers qui font preuve d’altruisme. Ils honorent notre beau métier de cuisinier. Pierre Miécaze Directeur des Cuisiniers de France

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1 La Revue Culinaire N°906 mars/avril 2017

Le mot du directeur

L’altruisme du cuisinier

Être altruiste, c’est commencer par voir au-delà de ses problèmes per-sonnels, prendre conscience de ce qui se passe autour de vous et ma-nifester de la générosité. Monsieur Auguste Escoffier avait envoyé en 1905 au directeur du Figaro, Mon-sieur Gaston Calmette, un exposé

de projet de mai-son de retraite dont voici un ex-trait :« Il serait indispen-sable de créer dans chaque dépar-tement des mai-sons de retraite. L’emplacement de chaque maison de-vra être choisi dans un endroit sain. Les constructions de-vront être à la fois simples et claires. À cet égard, les règles modernes de l’hygiène sont assez connues pour éviter toutes les erreurs. On

peut assurer une nourriture conve-nable et fortifiante. La base devrait consister en légumes frais et secs, plus assimilables, surtout pour les vieillards et tout aussi nourrissants que la viande. Une ou deux rations de viande chaque semaine seront suffisantes. Pour subvenir aux frais de construction et d’entretien de ces maisons, il serait juste de pré-lever une partie, mettons le tiers du pourcentage que l’État retire sur les paris mutuels, les courses, les cercles, les casinos, etc.Je note ainsi les projets qui, à pre-mière vue, me paraissent les plus réalisables, ceux qui, à mon sens, plairaient tout de suite au public, sans distinction de classe ni d’opi-nion. Un projet dont ceux qui vien-dront après savoureront les bienfaits beaucoup mieux que nous-mêmes,

mais qui nous aura donné la meil-leure de toutes les joies, celle de faire le bien. »On voit ici une volonté de faire le bien, toujours sans distinction de sexe ni d’âge. Il l’a illustrée avec suc-cès dans de nombreux actes philan-thropiques. Cet homme nous a non seulement transmis le savoir-faire et la passion de la cuisine moderne à travers Le Guide culinaire, mais il nous a aussi enseigné l’humanisme, le partage et le respect.Nous aussi, nous pouvons réali-ser des actions généreuses, indi-viduelles ou communes, avec des moyens plus ou moins importants, l’essentiel étant de vouloir et de pouvoir changer certaines situations dans notre environnement proche. La volonté et l’action sont créatrices de grands projets. Aujourd’hui, de nombreux cuisiniers, jeunes ou confirmés, célèbres ou inconnus, mais toujours généreux, donnent de leur temps, de leurs compétences, de leur argent, ou tout simplement de la nourriture, avec une grande bienveillance, à des personnes dans la peine ou le be-soin. On retrouve bien là les valeurs incarnées par Auguste Escoffier.Je félicite et remercie sincèrement toutes ces cuisinières et ces cuisi-niers qui font preuve d’altruisme. Ils honorent notre beau métier de cuisinier.

Pierre miécazedirecteur des cuisiniers

de France

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L’excellencedu goût

à la Française

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3 La Revue Culinaire N°906 mars/avril 2017

Sommaire

p.40

p.72

p.56

p.24p.4

N° 906mars/avril 2017

en couverture, Jean-FrançoiS Piège

© Sylvain monjanel

d.r.

p.72

4en couverture

Jean-François Piège

24terroir

Jacques Décoret

40ParcourS excePtionneL

Christophe Raoux

56découverte

Rémy Bérerd

72vie de La Société

Sirha 2017

76 Casse-croûte

77 Bernard Leprince

78 Chefs World Summit Monaco

86LivreS à déguSter

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5 La Revue Culinaire N°906 mars/avril 2017

en couverture

La phrase de Raymond Que-neau.« Préférer le singulier au général et le particulier à l’uni-versel », il l’a faite sienne à ses fourneaux :« J’ai choisi ce métier parce que j’ai toujours eu un immense res-pect pour les cuisiniers qui ont fait, chez eux, l’histoire de la cui-sine française comme les Bocuse, Pic, Troisgros, Chapel… La plus belle cuisine du monde, ce n’est pas la plus coûteuse, mais celle où l’on donne le meilleur de soi-même. C’est pour cela que j’ai bifurqué vers l’entrepreneu-riat, berceau de notre gastro-nomie, parce que la liberté que l’indépendance confère permet d’exprimer sa singularité. On n’est pas à moitié libre. Nous le sommes ou pas ! »La lignée est revendiquée. Après les ors des palaces et une association avec Thierry Costes, Jean-François est devenu propriétaire, à part en-tière — mais avec sa moitié Élo-die ! – de son nouveau restaurant gastronomique, voici dix-huit mois, le 10 septembre 2015, choisissant une enseigne qui a fait le buzz avant même son ouverture : « Le Grand Restaurant, Jean François

Paris, le Grand restaurant, Jean-François PièGe

Jean-François Piège Vivre et cultiver sa singularité

« Singularité » et « liberté », son corollaire, sont les maîtres mots de Jean-François Piège, qui eût aussi trois maîtres : Jean-Paul Penin, Bruno cirino et alain ducasse. avant d’imposer sa singularité certifiée au sceau du succès immédiat de son grand restaurant** et de ses clover. Portrait de ce grand chef à la signature résolument française, dans ses pleins comme dans ses déliés.

Piège ». Sentiment de supériorité ou astuce médiatique du vétéran de « Top Chef » qui en est à la huitième saison ? Ni l’un ni l’autre ! Plutôt affaire d’humour qu’il considère comme un exercice salutaire. Aussi, lorsque Élodie lui suggère cette en-seigne, ce n’est pas pour flatter son ego, mais parce que c’est le titre de son film préféré, tourné par Jacques Besnard sorti en 1966, immortalisé par Louis de Funès, dans le rôle de Septime, nom du

restaurant étoilé de Bertrand Gré-baut depuis 2011.

Maison de chef

Et pour Jean-François, ce film ex-prime la quintessence du restaurant

français (extérieurs tour-nés au Ledoyen), tout en jouissant d’une telle po-

pularité qu’il gomme la redondance de l’adjectif, lui conférant ainsi la légèreté de l’humour.

Une entrée entre cuisine et cave

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« Il faut oser ! Souvent, par peur, on ne fait rien. Et donc on ne sait rien ! Et ce que nous avons appris en prenant cette initiative, c’est que l’on ne dit plus “On va chez Piège”, mais au “Grand Res-taurant”. L’humour peut aussi se révéler malicieux… »Et une recherche laborieuse, puisque deux ans ont été néces-saires pour dénicher la perle rare, une pizzeria d’une superficie de 200 m2 rue d’Aguesseau (8e). Le périmètre de quartier qu’il s’était fixé, alentour du Palais de L’Ély-sée où il fit son service national en 1993, dans la brigade dirigée par Joël Normand (MOF 1982).Reste à rendre le lieu unique. À défaut de pouvoir mettre Paris en bouteille, le couple souhaite captu-rer son âme dans ce lieu qu’il ima-gine la « maison d’un chef » plutôt qu’un restaurant. Le talent de Gulla Jonsdottir, leur amie architecte designer, va les combler. En poussant la porte, on n’entre pas dans Paris, mais on l’empoigne par la magie de sa poi-gnée en fer forgé représentant la courbe de la Seine, en relief, sur une porte dont le métal ouvragé figure un plan de Paris. Aussitôt entré, à droite, on fait face à la géométrie de l’alignement des bou-teilles quand, à gauche, la cuisine et sa brigade vous souhaitent la bien-venue. Le ton est donné. Cuisine ouverte en avant-poste, convivialité de l’accueil, présence de Bacchus en transparence, on n’est plus dans un restaurant, mais bien dans une « maison de chef », où l’on entre entre cuisine et cave.

Identité

Une maison sobre, tout empreinte de féminité, qui s’exprime d’abord par le mur de marbre veiné qui en-veloppe la cuisine dans une courbe gracieuse pour aller mourir dans la salle. Puis, par sa verrière, puzzle nuancé de facettes angulaires dif-fusant une lumière du jour dont la douceur est accentuée par le gris

régence des murs en béton, simu-lant à la perfection des planches de bois. Faux bois, auquel le vrai vient se marier, portes et panneaux octogonaux de noyer américain aux lignes fluides ourlant jusqu’au plafond du salon. Nappes rondes et blanches illumi-nant une moquette mosaïque en dégradés de gris, en contrepoint de la verrière, chaises en cuir couture sellier, hautes sellettes en bois brut contrastant avec les appliques en cristal de Baccarat pomponnées.Le décor se veut subtilement unique. Tout comme la carte qui, avec ses initiales enchaînées — E pour Élodie, J et F pour Jean-François — formant un trèfle ou un cœur, rappelle que tout en étant dans la « maison d’un chef », on est

aussi dans celle d’un vrai couple.Ultime raffinement graphique signé M & M qui n’autorise pas pour au-tant à classifier sa cuisine par défi-nition « tuyaux de poêle ». Évoquer

la minutie dans le détail, l’exemplarité dans les fini-tions, c’est subsidiaire. En

revanche, la singularité et l’identité, ça, c’est essentiel ! Comme la matu-rité, fruit des expériences vécues :« Qu’est-ce qui fait qu’un res-taurant vous appartient ? En priorité, ce n’est bien sûr pas le côté matériel, mais l’homme que l’on a été. Et dont la matu-rité lui permet de se singulari-ser, d’être soi-même et ne plus exister au travers des autres. Je sais qui je suis, ce que je veux faire et ce que je fais ! La cui-sine que déguste le client doit

«Se singulariser, être soi-même !»

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porter l’identité de celui qui la conçoit. Dès lors, on est vraiment en mesure de l’expliquer. Et c’est jubilatoire, puisque c’est aussi raconter sa propre histoire. »

ADN

Reste à définir sa singularité. Clai-rement, dans les hautes sphères de la gastronomie, il n’est pas de ceux à élargir son espace sur l’universel.Pour tutoyer les étoiles, il a pris une autre voie : rester français ! Conte-nir l’excellence dans les limites de notre passé sensoriel, celui dans lequel nos palais ont été éduqués, des goûts originels dont on porte l’empreinte.

Ne pas s’éparpiller, se concentrer sur notre ADN. Sagesse et encore singularité mises en valeur en début et fin de repas, lorsque le maître d’hôtel vous tend le pain pour le rompre et que le café arrive accom-pagné d’une cerise à l’eau-de-vie… le « Café Lucie » du prénom de sa grand-mère qui l’offrait toujours ainsi. Entre les deux, les mets de la carte, assiettes parfaitement identifiables, soulignant le souci du chef de nous éblouir en nous ramenant à nos sources gustatives hexagonales, plutôt que de nous étonner, en nous

dépaysant par l’artifice d’exo-tismes.

Quant aux pièces, elles sont présen-tées à la table avant cuisson, reflé-

tant, là encore, le souci que le client se sente dans la « maison du chef » plutôt que dans un restaurant qui compte vingt-cinq employés pour autant de couverts. Parmi lesquels, en cuisine, les seconds Jean Kuentz et Antoine Teychene, et la cheffe pâtissière Nina Métayer ; en salle, son directeur Yohan Jossier ; et en-fin, la cheffe sommelière Caroline Furstoss, également en charge du choix des cartes des vins des Clo-ver, uniquement composées de vins d’auteurs français.

Clover

Une règle générale qui s’applique également aux produits. Qu’il s’agisse du menu du jour (85 €), du

Contenir l’excellence dans notre passé sensoriel

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menu signature « Mijoté moderne » en quatre services (255 €) du Grand Restaurant, du menu unique (35/ 45 €), du menu du Clover Grill (69 €) ou encore des sandwichs servis dans le dernier-né, le Clo-ver Shop, ou de la Boutique de poche (tomme d’es-tive, pâte de coings à 6,50 €), tous les produits qui les composent pro-viennent des mêmes fournisseurs, la cohérence étant de faire preuve de la même exigence, quel que soit le créneau. Trois enseignes avec aux fourneaux, pour les deux premières, Benja-min Defremont au Clover et Shinya Usami pour le Clover Grill. Clover ? « Trèfle » en français, et de préférence à quatre feuilles, gage de porte-bonheur. Pour la petite his-toire qui n’a pas échappé à la presse people (« Top Chef » oblige !), c’est au Crillon qu’il a rencontré Élo-die Tavarès, alors directrice de la communication du palace, et qu’à l’occasion de leur départ, en gage de porte-bonheur, leurs amis eurent la romantique et bienveillante idée de leur offrir des trèfles de toutes sortes : « Les Clover sont nos créations, ou plutôt nos récréations, des

lieux intimistes où l’on propose une cuisine instantanée et de sai-son. Une symbiose née du désir d’unir nos différences dans un même objectif, tout en ne se pre-nant pas au sérieux, mais en fai-sant les choses sérieusement. Si

nous avons confié à Charlotte Bilgen le soin de décorer le Clover que nous avons ouvert

le 8 décembre 2014, en revanche, le Clover Grill que nous avons ouvert le 28 novembre 2016, nous l’avons entièrement conçu dans les moindres détails. »

Enfance

De fait, dans le dernier-né, le bois se marie aux azuelos du Bario Alto, clin d’œil aux origines portugaises d’Élodie. Quant aux origines de Jean-François, elles sont françaises, drômoises, et plus précisément va-lentinoises, né à Valence, le 25 sep-tembre 1970. Avant de grandir au milieu des petits pois du jardin de son grand-père Marcel, qu’il cultive avec dévotion, quand il ne flâne pas dans les parcelles de vignoble aban-données pour y ramasser doucette et mâche sauvages. Tandis que sa grand-mère Lucie complète son

éducation dans les luxuriantes étales du marché des Clercs de Valence, où elle ne fait emplette que de produits frais, ne tolérant, en bocaux, que ses fameuses cerises. Enfin, à ne pas négliger, une filia-tion de bouche, avec son grand-oncle Honoré, pâtissier réputé à Grenoble, notamment pour la majesté de ses saint-honorés.Au gré de cet apprentissage, il sou-haite d’abord être jardinier. Mais il se ravise, arrivé à l’âge de rai-son. Plutôt que faire pousser des légumes, il préfère les apprêter. Ce qui lui aura donné du fil à retordre :« Mes débuts de cuisinier en cu-lottes courtes ont été une longue et cuisante série d’échecs. Mais ce qui ne tue pas rend plus fort ! C’est ce qui m’a permis, à 10 ans, de cuire dans son fumet réalisé dans les règles (approximatives) de l’art, une truite de 1,5 kg que j’avais pêchée moi-même. »

Jacques Manière

Communion avec le produit ori-ginel dont il découvre très vite l’importance :« Le bonheur pour le cuisinier, c’est de découvrir d’abord les

Créations et récréation 

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ingrédients dans leur authenti-cité. Et puis, ça rend humble. Si l’on n’a jamais goûté un vrai petit pois, on ne saura jamais le cuisiner correctement. Le rôle du chef, c’est aussi d’être à l’écoute de son environnement. À ce titre, je réfute le mot de terroir au pro-fit de territoire ! »Pour l’heure, il annonce à Nicole, sa mère — Jean François a perdu son père alors qu’il avait 6 ans —, qu’il veut devenir cuisinier. Pour toute réponse, il obtient une mise en garde laconique : « Tu travailleras quand les autres se reposeront ». Ce qu’il va aussitôt expérimenter lors de son pré-stage à L’Auberge des Trois Canards de Grangès-lès-Va-lence. Là où Jacques Manière, après s’être illustré à Paris en son Dodin Bouffant et avoir connu un suc-cès de librairie phénoménal avec son Grand Livre de la cuisine à la vapeur (Denoël, 1985), a décidé de relâcher la pression. Pour une semi-retraite qui ne change en rien sa façon d’être, franc-tireur, bougon,

individualiste échappant aux écoles comme aux modes. L’approche du métier, malgré sa rudesse, demeure un bon souvenir : « Passant du monde scolaire au professionnel, je pleurais tous les soirs. Mais je donnerai cher pour revivre ces journées auprès de lui. Pour être fort en gueule, il l’était ! Mais sa priorité était de nous transmettre son savoir. »

Jean-Paul Penin

C’est donc confiant dans le choix de son futur métier qu’il intègre

l’école hôtelière de Tain-l’Hermitage en 1984 où il a Jean-Paul

Penin comme professeur. Une ren-contre déterminante :« Bien au-delà de son enseigne-ment irréprochable, de l’expé-rience du CAP, il nous faisait partager sa riche expérience. Avec un enthousiasme tel que nous buvions les moindres de ses paroles. C’est lui qui a allumé la flamme de ma passion ! »

Quand en 1987, CAP cuisine en poche, sorti major de promotion, il poursuit par un CAP pâtisserie, chocolaterie, glacier, assorti d’une formation complémentaire chez Al-bert Escobar (MOF 1982) à Monté-limar. Une entreprise familiale, arti-sanale, qui lui fait toucher du doigt que le goût de l’entrepreneuriat ne va pas sans donner le meilleur de soi-même et un investissement à 100 %.C’est nanti de ses deux diplômes et de cette certitude qu’il rêve désor-mais d’intégrer une brigade étoi-lée. Et pourquoi pas la plus proche, Pic***. En vain, expérimentant que ce qui est proche n’est pas toujours accessible.Le hasard sera bon prince. C’est Michel Rochedy, ancien apprenti d’André Pic (de 1951 à 1953), qui va l’accueillir commis dans sa bri-gade du Chabichou**. D’abord à Courchevel puis à Saint-Tropez où le chef a un temps dupliqué son en-seigne version mer dans l’enceinte du Byblos. Au total, 2 x 2 saisons, fifty-fifty mer et montagne au cours desquelles a mûri une solide ami-

Être à l’écoute de son environnement

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tié entre Jean-François et Stéphane Buron, l’ayant précédé dans la brigade, arrivé chef de partie en 1987. Partageant leur chambre, ils s’échangent leurs rêves d’ave-nir, avant que Sébastien n’épouse Sylvie en 1990, Jean-François étant son témoin.

Bruno Cirino

En attendant que leurs souhaits se réalisent — MOF 2004, Stéphane est aujourd’hui chef du Cha-b i c h o u — , Jean-François intègre la brigade du Château Eza* au poste de chef de partie. Première approche de la cuisine méditerranéenne auprès d’un nouveau maître du genre pour avoir été le disciple de leurs fondateurs, bien sûr Roger Vergé, Jacques Maximin et Alain Ducasse. Le voilà donc confronté aux exu-bérances parfaitement maîtrisées du saint-pierre à l’anis en bourride de Bruno Cirino, qui se qualifie de « fêlé du produit cultivant la typi-cité azuréenne ». Mais il oublie de souligner qu’il est aussi grand saucier ! Deuxième rencontre essen-tielle que celle avec Cirino, devenu en 1999 entrepreneur à l’enseigne de l’Hostellerie Jérôme* à La Tur-bie :« Il m’a transmis le jusqu’au-boutisme en cuisine. Repousser ses frontières, encore et encore ! Et puis aussi que la cuisine, ce n’est pas que de l’inspiration, mais une culture. »Quand, le poste de chef de pa-lace s’annonçant une opportu-nité au grand avenir, Cirino le dirige sur cette voie princière. Décembre 1990, il est nommé de-mi-chef de partie dans la brigade dirigée par Christian Constant des Ambassadeurs, le restaurant dou-blement étoilé de l’hôtel de Crillon qu’il retrouvera en janvier 2004 avec le plus haut grade. Côté sympa de ce premier passage : la rencontre avec Éric Fréchon, Yves Camde-

borde, Hugues Fortier. Moins sym-pa ? La difficulté du travail, pour un salaire si maigre que le montant du loyer de sa chambre de bonne, rue Boissy-d’Anglas, ne lui laisse plus que les yeux pour pleurer.

Extra

Pour améliorer l’ordinaire, les extra proposés par la Mutuelle des Cui-siniers de France. Son témoignage est à conserver dans nos annales :

« Il fallait être là à l’ouver-ture . Trois

marches à monter en croisant les doigts que l’on ne décroisait pas une fois arrivé dans la salle d’attente. Yvon Grenier nous y recevait avec une extrême gen-tillesse. Avec le recul, au-delà de

l’aspect matériel, les extra sont toujours très enrichissants. J’ai un très bon souvenir d’avoir tra-vaillé à La Grande Cascade, dans la brigade alors dirigée par Jean Sabine. » Des trois marches des MCF au per-ron de l’Élysée, il n’y a qu’un pas qu’il franchit grâce aux excellents rapports qu’entretient Stéphane Buron — qui l’a précédé pour faire ses armes de cuisinier sous la République — avec Joël Normand (MOF 1982) :« Un vrai cadeau que l’on n’ou-blie pas dans une carrière, parce qu’il vous inculque le savoir-faire et le savoir-vivre à la française. Pourquoi, par exemple, onze por-tions de volaille quand on est dix à table ? Pour que le dernier servi ait toujours le choix. »Du palais de l’Élysée aux Élysées,

La cuisine ? Une inspiration, mais aussi une culture