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12 I Documentaliste - Sciences de l’informationI 2012, vol. 49, n°4 méthodes techniques et outils annotation peut être en partie défi- nie comme une opération maté- rielle, intellectuelle et corporelle, menée à partir et en regard d’un objet dont elle assure la transfor- mation et l’appropriation éventuelle et auquel elle est sémiotiquement et linguistiquement liée. Annoter, c’est en effet autant se positionner que prospecter, autant entrer en contact avec une surface, un lieu (celui de la lecture) que repérer, indexer, sélectionner, découper, baliser, copier/coller, réécrire, dé- placer, produire des signes selon des perspectives, des stratégies, des moments et des moyens qui condi- tionnent la nature, la fonction, la circulation et la transmission des formes graphiques observées. On comprend, dans ces conditions, combien elle s’avère importante dans la gestion d’une documenta- tion et l’acquisition potentielle d’un savoir, déterminé par les formes qu’il prend successivement à me- sure qu’il est travaillé. Des études relativement récentes, menées sur des publics universitaires, confirment cette ambition donnée à l’annotation. Les travaux de Wolfe et Neuwirth 1 mettent, par exemple, l’accent sur le nécessaire apprentissage de ces tech- niques à l’aune desquelles se mesu- rent des stratégies de lecture et d’acquisition efficaces. Si elles pren- nent plus de temps que la prise de notes sur un support différent (25 % contre 22 %), en partie parce que les signes produits sont bien plus variés, les techniques d’annotation assurent pourtant une bonne optimisation en termes de contex- tualisation, de condensation des réflexions, de structuration des L’ connaissances, de mémorisation (notamment lorsque les annota- tions d’un lecteur reconnu sont rendues publiques). Ainsi l’anno- tation rend visible le processus de recherche et contribue, en tant que « micro-pratique primitive » et « pratique épistémique » inscrite dans un cycle de vie, à la défi- nition progressive d’un objet de recherche 2 . Elle fournit également des renseignements potentiels sur le fonctionnement intellectuel d’un scripteur. C’est pourquoi les annotations font depuis longtemps l’objet d’un intérêt et d’une exploitation (64 systèmes d’annotation ont ainsi été produits de 1989 à 2008 3 et ce chiffre n’a depuis cessé de croître) assurée par un ensemble d’acteurs dont les motivations varient selon qu’ils sont historiens (qui cherchent alors à reconstituer l’univers mental d’un lecteur), pédagogues (ils tentent plutôt d’affiner les outils proposés en fonction de besoins observés) ou entrepreneurs (qui incitent alors les utilisateurs à produire des annotations potentiel- lement convertibles en données). Aussi différentes soient-elles, ces motivations s’appuient sur le besoin fondamental de manipuler un document, c’est-à-dire de lui faire prendre des formes variées par l’entremise de la main, afin d’assurer une meilleure digestion et « régur- gitation » de l’information. L’appropriation contrainte par les politiques d’accès Le degré d’utilité de ces techniques est cependant tributaire des poli- tiques d’accès restrictives menées par des diffuseurs qui permettent parfois la consultation sans le télé- chargement libre, pourtant indis- pensable à l’appropriation d’un document à partir des transforma- tions multiples réalisées dans diffé- rents espaces et selon des buts intellectuels variés. L ’écriture « sur » le document est alors rendue impos- sible et le travailleur du savoir se trouve condamné à n’envisager qu’une solution : la prise de notes sur un support ou une interface différents. De même, s’il veut photo- graphier certains passages d’un livre imprimé en bibliothèque, pour en garder une trace ou pour le retra- vailler, le manipulateur est immé- diatement arrêté dans sa démarche. On peut certes comprendre une telle logique dans le cas des surfaces imprimées, où chaque trace s’appa- rente à une marque potentiellement envahissante pour un autre - c’est pourquoi, depuis le XIX e siècle, le « tabou des marginalia 4 » a frappé le monde des bibliothèques -, mais dans un contexte numérique, elle relève de stratégies de contrôle et parfois d’abus juridiques. L ’initiative Copy Party, menée par Silvère Mercier, Olivier Ertzscheid et Lionel Maurel, rend bien compte des enjeux liés à l’appropriation de la documentation par la copie privée 5 . Le 7 mars 2012, le public de la bibliothèque universitaire de La Roche-sur-Yon fut ainsi invité à « copier librement, en partie ou en intégralité, tous les documents dispo- nibles (livres, revues, magazines, CD, DVD) à l’exception des logiciels et bases de données, à condition de respecter » certaines règles (confi- dentialité de la copie, matériel de reproduction personnel, maintien des verrous). L ’entreprise reconnais- L’annotation, pratique et technique d’appropriation de la documentation [ pratiques ] Copier pour annoter, une pratique banale mais essentielle qui, dans l’environ- nement numérique, demande à être revisitée ? Pallier les craintes, au risque d’abus juridiques, par des solutions techniques et contractuelles, voilà qui ne manquera pas d’attirer l’attention.

L’annotation, d’appropriation de la documentation L’ · 2016-07-24 · 12 IDocumentaliste - Sciences de l’informatio nI 2012, vol. 49, n°4 méthodes techniques et outils

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12 IDocumentaliste - Sciences de l’informationI 2012, vol. 49, n°4

méthodes techniques et out i ls

annotation peut être en partie défi-nie comme une opération maté-rielle, intellectuelle et corporelle,menée à partir et en regard d’un objet dont elle assure la transfor-mation et l’appropriation éventuelleet auquel elle est sémiotiquementet linguistiquement liée. Annoter,c’est en effet autant se positionnerque prospecter, autant entrer encontact avec une surface, un lieu(celui de la lecture) que repérer, indexer, sélectionner, découper, baliser, copier/coller, réécrire, dé-placer, produire des signes selon des perspectives, des stratégies, desmoments et des moyens qui condi-tionnent la nature, la fonction, lacirculation et la transmission desformes graphiques observées. Oncomprend, dans ces conditions,combien elle s’avère importantedans la gestion d’une documenta-tion et l’acquisition potentielle d’unsavoir, déterminé par les formesqu’il prend successivement à me-sure qu’il est travaillé.

Des études relativementrécentes, menées sur des publicsuniversitaires, confirment cetteambition donnée à l’annotation. Lestravaux de Wolfe et Neuwirth1

mettent, par exemple, l’accent sur lenécessaire apprentissage de ces tech-niques à l’aune desquelles se mesu-rent des stratégies de lecture etd’acquisition efficaces. Si elles pren-nent plus de temps que la prise denotes sur un support différent (25 %contre 22 %), en partie parce queles signes produits sont bien plusvariés, les techniques d’annotationassurent pourtant une bonne optimisation en termes de contex-tualisation, de condensation desréflexions, de structuration des

L’connaissances, de mémorisation(notamment lorsque les annota-tions d’un lecteur reconnu sontrendues publiques). Ainsi l’anno-tation rend visible le processus de recherche et contribue, en tantque « micro-pratique primitive » et « pratique épistémique » inscritedans un cycle de vie, à la défi-nition progressive d’un objet derecherche2. Elle fournit égalementdes renseignements potentiels sur le fonctionnement intellectuel d’un scripteur.

C’est pourquoi les annotationsfont depuis longtemps l’objet d’un intérêt et d’une exploitation(64 systèmes d’annotation ont ainsiété produits de 1989 à 20083 et cechiffre n’a depuis cessé de croître)assurée par un ensemble d’acteursdont les motivations varient selonqu’ils sont historiens (qui cherchentalors à reconstituer l’univers mentald’un lecteur), pédagogues (ilstentent plutôt d’affiner les outilsproposés en fonction de besoinsobservés) ou entrepreneurs (quiincitent alors les utilisateurs àproduire des annotations potentiel-lement convertibles en données).Aussi différentes soient-elles, cesmotivations s’appuient sur le besoinfondamental de manipuler undocument, c’est-à-dire de lui faireprendre des formes variées par l’entremise de la main, afin d’assurerune meilleure digestion et « régur-gitation » de l’information.

L’appropriation contraintepar les politiques d’accèsLe degré d’utilité de ces techniquesest cependant tributaire des poli-tiques d’accès restrictives menéespar des diffuseurs qui permettent

parfois la consultation sans le télé-chargement libre, pourtant indis-pensable à l’appropriation d’undocument à partir des transforma-tions multiples réalisées dans diffé-rents espaces et selon des butsintellectuels variés. L’écriture « sur »le document est alors rendue impos-sible et le travailleur du savoir setrouve condamné à n’envisagerqu’une solution : la prise de notessur un support ou une interfacedifférents. De même, s’il veut photo-graphier certains passages d’un livreimprimé en bibliothèque, pour engarder une trace ou pour le retra-vailler, le manipulateur est immé-diatement arrêté dans sa démarche.On peut certes comprendre unetelle logique dans le cas des surfacesimprimées, où chaque trace s’appa-rente à une marque potentiellementenvahissante pour un autre - c’estpourquoi, depuis le XIXe siècle, le« tabou des marginalia4 » a frappéle monde des bibliothèques -, maisdans un contexte numérique, ellerelève de stratégies de contrôle etparfois d’abus juridiques.L’initiative Copy Party, menée parSilvère Mercier, Olivier Ertzscheidet Lionel Maurel, rend bien comptedes enjeux liés à l’appropriation dela documentation par la copieprivée5. Le 7 mars 2012, le publicde la bibliothèque universitaire deLa Roche-sur-Yon fut ainsi invité à« copier librement, en partie ou enintégralité, tous les documents dispo-nibles (livres, revues, magazines, CD,DVD) à l’exception des logiciels etbases de données, à condition derespecter » certaines règles (confi-dentialité de la copie, matériel dereproduction personnel, maintiendes verrous). L’entreprise reconnais-

L’annotation, pratique et techniqued’appropriation de la documentation

[ pratiques ] Copier pour annoter, une pratique banale mais essentielle qui, dans l’environ-nement numérique, demande à être revisitée ? Pallier les craintes, au risque d’abus juridiques,

par des solutions techniques et contractuelles, voilà qui ne manquera pas d’attirer l’attention.

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mais aussi tag) qu’il est possible de faire circuler et de synchroniser(grâce à Dropbox et Evernote, par exemple).

Il ne s’agit cependant là que debéquilles et de stratégies imparfaitesde contournement. Car si l’annota-tion se pense en effet bien à unniveau microstructurel (c’est la rela-tion entre la marge et le texteannoté, entre autres), on ne sauraitfaire l’économie du lien qu’elleentretient aussi avec un ensembled’éléments - technologies de repé-rage : index, table des matières ;découpage textuel : chapitres,sections, etc. - qui conditionnentses formes, ses fonctions et sespossibilités d’exploitation et l’éloi-gnent ainsi de l’autonomie que peutprendre la prise de notes sur unautre support ou une autre inter-face de lecture-écriture. Autrementdit, ces outils d’appropriation de ladocumentation par l’annotation neseront vraiment efficaces que lors-qu’ils s’exerceront pleinement dansl’espace endogène de leur forma-tion ou, si l’on préfère, dans leurcontexte de production originel. Si,pour les raisons évoquées, ce vœuest encore pieu, on peut cependantimaginer des accords qui s’enrapprocheraient, avec des éditeursfournisseurs d’éléments de contex-

tualisation - comme une table desmatières dynamique, inscriptible,à laquelle le lecteur accèderaitcontre une faible rémunération,après avoir acquis son livre impriméen bibliothèque (il s’agit donc làsimplement d’une extension, déjàpratiquée mais peu harmonisée, de la revente des métadonnées) ;l’ouverture des APIs des éditeurspourrait également fournir despistes à ce type d’approche6. Ainsi,les annotations produites à partirdes passages photographiés et transformés en texte seraient auto-matiquement signalées dans unetable des matières mise à disposi-tion par l’éditeur d’un livre et récupérée par l’utilisateur deeHighlighter après l’intégration deson ISBN dans l’application. On serapprocherait alors de la définitiondu 16e siècle de l’annotation7, acti-vité qui consiste à produire unenote, mais aussi à inventorier lesbiens d’une maison dans une tableordonnée, chargée de renvoyerprécisément à la position de chaquebien de manière à en définir le territoire, c’est-à-dire les conditionsd’habitation et, à terme, de mémo-risation. Ainsi, la visualisation desannotations et leur mode degestion8 déterminent le degré deleur exploitation et, par conséquent,

la génération et l’appropria-tion potentielles des savoirs.

Mais avant de bénéficierde telles propositions, lespratiques d’annotationsdevront faire l’objet d’étudesethnographiques - encoretrop timides - afin de déter-miner la diversité des opéra-tions menées, dans descontextes multiples et à partird’un matériel varié (papier/écran, stylo, crayon, clavier,etc.) afin de les penser et deles inscrire dans des inter-faces graphiques adaptées,capa bles de les comprendreet d’accompagner leurs éven-tuelles transformations •

Marc [email protected]

Doctorant à l'EHESS et àl'Université de Laval

sait donc implicitement les straté-gies inventives de contournementdes utilisateurs, leur créativité, quiirriguent la réécriture, la circulationet la transmission de notre patri-moine et, plus généralement, leurspratiques et leurs usages des docu-ments qu’ils apprennent à négocieravec l’institution et ses normes.Cette action eut donc non seule-ment pour vertu de mettre au jourdes techniques d’appropriation, quipassent par des opérations maté-rielles, des manipulations textuelleset des procédures intellectuelles,mais également de les légitimer et deles « conscientiser » auprès de ceuxqui les exerçaient.

Photographier pour annoter

Des outils se développentaujourd’hui dans cette perspective :développer la copie pour favoriserl’appropriation par l’annotation sans pour autant porter atteinte àl’intégrité du document imprimé.C’est par exemple le cas de l’appli-cation eHiglighter disponible suriOS (voir les illustrations ci-dessous). Cette dernière permet eneffet de produire, à partir d’uniPhone, une image d’un passage delivre photographié, transformé entexte manipulable, annotable (note

1 Joanna L. Wolfe,Christine M. Neuwirth.« From the Margins tothe Center : the Futureof Annotation »,Journal of Businessand TechnicalCommunication, 2001,15 (3), p. 333-3712 Voir l’excellentethèse de Marie-EveBélanger :http://www.sobookonline.fr/annotation/etudes/comment-annotent-les-etudiants-une-etude-remarquable-menee-dans-une-universite-canadienne3 Guillaume Cabanac.Fédération et amé lio -ration des activitésdocumentaires par lapratique d’annota tioncollective, Thèse dedoctorat, Univer sitéde Bordeaux, 2008.4 Les marginalia sontdes notes, griffonna -ges, et commentairesformulés par leslecteurs (ou lecopiste) dans lamarge d'un livre(source Wikipédia)5 Olivier Ertzscheid,Lionel MaureL, SilvèreMercier. « Une "copie-party" en bibliothè -que », Médium, 2012,n°32-33, p 414-429.6 http://www.sobookonline.fr/livre-numerique/tools-of-change-francfort-2012-ledition-numerique-en-route-vers-le-web-semantique-et-les-apis/7 L’entreprise Kobosemble aujourd’huis’inscrire dans cettevoie : http://www.sobookonline.fr/annotation/numerique/reading-life-de-kobo-dynamique-de-la-table-de-la-note-et-de-lespace/8 Un étudiant endesign a récemmentréfléchi à ces ques -tions en développantune propositionstimulante :http://www.sobookonline.fr/annotation/experimentations/garder-le-fil-de-la-lecture-le-projet-dun-etudiant-en-design

L’application eHighlighter sur iOS -sélection d’une page à scanner.

L’application eHighlighter sur iOS -océrisation de la page scannée.