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Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0 dans les systèmes d’information organisationnels Résumé : Cet article s’intéresse à la diffusion des outils du travail collaboratif issus du web 2.0 au sein des organisations. Ce travail propose une analyse des modalités de leur adoption, en observant la forme sous laquelle ils pénètrent l’entreprise (naturelle ou reconfigurée), et tente d’en tirer les conséquences sur le processus d’appropriation. Deux enquêtes ont été menées sur des terrains complémentaires et ont permis d’élaborer une grille de lecture des trajectoires d’adoption et d’appropriation. Le premier porte sur l’analyse de l’adoption et l’appropriation d’un wiki en usage pendant deux ans au sein d’un département R&D et met en œuvre une méthodologie mixte (données de trafic, qualitatives et quantitatives). Le second s’intéresse aux pratiques de coordination décentralisée qui peuvent mettre en jeu un plus grand nombre d’outils et se base sur une post-enquête réalisée à la suite de l’enquête COI TIC de 2006. Ces deux terrains ont conduit à proposer trois scenarii possibles : celui de la « diffusion classique », celui du « bricolage » et celui de « l’entreprise 2.0 ». Dans une démarche interprétativiste, ces scenarii ont à la fois été nourris par et confrontés aux terrains mais ne se veulent qu’une lecture possible à partir de figures polaires. Ce travail se propose d’élargir le champ des recherches en management des systèmes d’information et les outils d’analyse existants pour mieux prendre en compte l’apparition d’une nouvelle génération d’outils en entreprise. Mots clés: Diffusion, Adoption, Appropriation, Structurationnisme, Web 2.0 Web 2.0 adoption and appropriation trajectories within organizational information systems Abstract: This paper focuses on the diffusion of collaborative tools steming from web 2.0 within organizations. It analyzes the modalities of their adoption, observing the form in which they enter the company (natural or reconfigured), and attempts to draw conclusions on the appropriation process. Two ground studies have been conducted on complementary fields and enabled to develop a framework for a possible reading of the web 2.0 tools adoption and appropriation’s trajectories within enterprises. The first field focuses on the adoption and appropriation analysis of a two year old wiki used within an R&D department. It is based on a mixed methodology (log, qualitative and quantitative data). The second field takes an interest in the decentralized coordination practices that is to say similar practices as the one that takes place around web 2.0 tools while widened to other types of technologies and is based on a post survey realized after the COI TIC 2006. These two fields led to propose three possible scenarios of web 2.0’s adoption and appropriation within enterprise: “the classical diffusion”, “the tinkering” and “the enterprise 2.0”. Based on an interpretativist appr oach, these scenarios are at the same time feed by and confronted with the fields but are simply proposed as a possible reading based on archetypes. This work proposes to widen the field research of management information system and the tools it offers to take a better account of the emergence of new generations of tools within enterprise. Keywords: Adoption, Appropriation, Information System Management, Structurationism, Web 2.0

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Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0 dans les systèmes

d’information organisationnels

Résumé : Cet article s’intéresse à la diffusion des outils du travail collaboratif issus du web 2.0 au sein

des organisations. Ce travail propose une analyse des modalités de leur adoption, en observant la

forme sous laquelle ils pénètrent l’entreprise (naturelle ou reconfigurée), et tente d’en tirer les

conséquences sur le processus d’appropriation. Deux enquêtes ont été menées sur des terrains

complémentaires et ont permis d’élaborer une grille de lecture des trajectoires d’adoption et

d’appropriation. Le premier porte sur l’analyse de l’adoption et l’appropriation d’un wiki en usage

pendant deux ans au sein d’un département R&D et met en œuvre une méthodologie mixte (données

de trafic, qualitatives et quantitatives). Le second s’intéresse aux pratiques de coordination

décentralisée qui peuvent mettre en jeu un plus grand nombre d’outils et se base sur une post-enquête

réalisée à la suite de l’enquête COI TIC de 2006. Ces deux terrains ont conduit à proposer trois

scenarii possibles : celui de la « diffusion classique », celui du « bricolage » et celui de « l’entreprise

2.0 ». Dans une démarche interprétativiste, ces scenarii ont à la fois été nourris par et confrontés aux

terrains mais ne se veulent qu’une lecture possible à partir de figures polaires. Ce travail se propose

d’élargir le champ des recherches en management des systèmes d’information et les outils d’analyse

existants pour mieux prendre en compte l’apparition d’une nouvelle génération d’outils en entreprise.

Mots clés: Diffusion, Adoption, Appropriation, Structurationnisme, Web 2.0

Web 2.0 adoption and appropriation trajectories within organizational information

systems

Abstract: This paper focuses on the diffusion of collaborative tools steming from web 2.0 within

organizations. It analyzes the modalities of their adoption, observing the form in which they enter the

company (natural or reconfigured), and attempts to draw conclusions on the appropriation process.

Two ground studies have been conducted on complementary fields and enabled to develop a

framework for a possible reading of the web 2.0 tools adoption and appropriation’s trajectories within

enterprises. The first field focuses on the adoption and appropriation analysis of a two year old wiki

used within an R&D department. It is based on a mixed methodology (log, qualitative and quantitative

data). The second field takes an interest in the decentralized coordination practices that is to say

similar practices as the one that takes place around web 2.0 tools while widened to other types of

technologies and is based on a post survey realized after the COI TIC 2006. These two fields led to

propose three possible scenarios of web 2.0’s adoption and appropriation within enterprise: “the

classical diffusion”, “the tinkering” and “the enterprise 2.0”. Based on an interpretativist approach,

these scenarios are at the same time feed by and confronted with the fields but are simply proposed as

a possible reading based on archetypes. This work proposes to widen the field research of

management information system and the tools it offers to take a better account of the emergence of

new generations of tools within enterprise.

Keywords: Adoption, Appropriation, Information System Management, Structurationism, Web 2.0

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1. Web 2.0 et management des systèmes d’information

Quel lien existe-t-il entre une introduction en bourse à 100 milliards de dollars, la première

campagne électorale de Barack Obama, la réalisation d’une quasi-utopie des lumières et les

récents mouvements sociaux ? La réponse se trouve derrière le terme web 2.01.

Facebook a été introduit en bourse en 2012 à plus de 100 milliards de dollars, alors même que

ses résultats nets et ses débouchés étaient encore incertains2. Avec 1,4 milliard d’utilisateurs

Facebook est le troisième « espace » le plus peuplé de la planète.

C’est en partie grâce aux réseaux sociaux que l’élection de Barack Obama n’a pas été basée

sur le traditionnel facteur financier mais s’est jouée sur le recrutement de nouveaux électeurs

qui jusque-là n’étaient pas intéressés pas la politique (Wattal et al., 2010).

Sur un autre plan, Wikipedia incarne la réalisation d’une quasi-utopie d’encyclopédie

universelle. Jugée de qualité équivalente à l’encyclopédie Britannica (Gilles, 2005),

Wikipédia existe depuis plus de 10 ans sous sa forme collaborative et ouverte et n’a jamais eu

besoin de se commercialiser (le site ne fonctionnant que par les dons). Elle a prouvé les

possibilités de constructions collectives offertes par l’Internet, que l’effort fourni soit grand

ou petit3 (Elliott, 2007).

Dans la même veine, les médias sociaux du web 2.0 ont fourni un support logistique à

plusieurs mouvements sociaux récents. Qu’ils s’agissent des émeutes de Londres, ou des

mouvements ayant reçu un soutien international, tels que les révoltes démocratiques des pays

arabes et le mouvement de protestation Occupy Wall Street, tous ces mouvements ont été

facilités par les réseaux sociaux (Castells, 2012).

D’un côté, le web 2.0 peut servir à renverser les pouvoirs (printemps arabe) ou aider le

pouvoir à s’établir ou se renforcer (campagnes électorales post Obama). De l’autre, il permet

de faire émerger collectivement des idéaux humanistes et contribuer à leur réalisation

(Wikipédia), mais il peut également également faire émerger le pire de la pop culture de

l’Internet (par exemple l’ascension de Justin Bieber en tant que chanteur à succès grâce à

YouTube).

En l’espace de moins de 10 ans, des pans entiers de notre quotidien ont changé avec ces

nouvelles technologies et services. Le haut débit date du début des années 2000 et la fibre de

la moitié des années 2000. Facebook a été créé en 2004, YouTube en 2005, Twitter en 2006.

L’iPhone, qui a révolutionné la téléphonie mobile et accéléré le marché des smartphones, est

apparu en 2007, son écosystème d’affaires l’AppStore en 2008. Quant à l’iPad, il a vu le jour

avec les tablettes en 2010. Tous ces outils se sont diffusés largement dans la société et sont

déjà en partie ancrés dans le quotidien des gens. Ils ont tiré parti de l’Internet pour les sites et

applications et permis à des terminaux mobiles d’y accéder.

1 Pour une présentation détaillée de cette notion aux contours flous le lecteur pourra se référer à O’Reilly (2007)

ou Rebillard (2007). Pour simplifier on peut dire qu’elle traduit le passage d’un web statique à un web

dynamique dont les utilisateurs ne sont plus de simples lecteurs mais des acteurs à part entière de la dynamique

de création de contenus. 2 La presse a proposé des explications de l’échec de l’introduction en bourse de Facebook qui a depuis fait ses

preuves. Le Monde : http://www.lemonde.fr/technologies/article/2012/05/24/entree-en-bourse-de-facebook-les-

raisons-d-un-fiasco_1706425_651865.html. 3 La stigmérgie décrit une forme d’auto-organisation, c’est le processus par lequel les fourmis et les termites

réussissent à se coordonner par le biais de messages simples pour réaliser des constructions très complexes.

Wikipédia est un des plus brillants exemples de stigmérgie humaine prenant place sur le réseau qui facilite la

coordination décentralisée.

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Le web 2.0 a suscité de nouvelles pratiques4: rechercher un livre rare ou épuisé (Amazon,

Itunes), chiner dans les vides greniers (eBay, Leboncoin), pratiquer la photographie en

amateur, puis développer ses photos et les partager avec les membres de son groupe de

passionnés (FlickR, Instagram), se prêter des films enregistrés ou visionner ses films de

vacances (YouTube, Viméo), se préparer des compilations (mixtape) en enregistrant la radio

sur des cassettes audio analogiques (Last.fm, Spotify), rester en contact avec ses amis ou

connaissances (Facebook, LinkedIn).

La liste est longue des pratiques quotidiennes qui ont été transformées. Améliorées ou

facilitées pour certaines, ringardisées voire remisées pour d’autres, ces pratiques et les

technologies auxquelles elles sont associées font partie d’un quotidien qui s’est

progressivement modifié par l’appropriation5 de ces nouvelles technologies par les

consommateurs. En cela nous parlons d’usages6. Ces pratiques n’ont pas été transformées ou

balayées du jour au lendemain, mais en suivant un long processus d’intégration de l’Internet

et de ses améliorations continues dans la vie des gens. Il en est résulté de nouvelles manières

de faire chez les utilisateurs et de nouveaux modèles d’affaires qui ont plus ou moins

bouleversé les marchés qu’ils ont contribué à transformer (Beuscart et Mellet, 2009 ; Wirtz et

al. 2010). En cela nous parlons d’appropriation.

Notre objet de recherche est donc multiple et recouvre des changements importants au niveau

de la société et dans les pratiques quotidiennes des utilisateurs, c’est-à-dire dans leurs usages

récurrents et situés7. Dans les usages que nous venons d’évoquer, le caractère ludique ou

personnel reste encore dominant mais certains concernent déjà la vie professionnelle et

productive (McAfee, 2006). Cependant, les transformations produites dans la société par les

outils du web 2.0 sont beaucoup plus spectaculaires et rapides que ceux constatés jusqu’à

présent dans les entreprises, qui les accueillent avec plus ou moins de défiance. La recherche

s’est encore très peu penchée sur cet aspect moins flagrant et plus lent des transformations

induites par le web 2.0 en entreprise et c’est une des motivations de notre recherche.

L’importance même des bouleversements engendrés dans la société par les outils de ce

nouveau web incite assez logiquement à questionner leurs qualités intrinsèques, leurs modes

de fonctionnement et la philosophie générale qui les sous-tend, pour tenter de comprendre ce

qui peut freiner leur diffusion et « amortir » leurs effets au sein des organisations du travail.

C’est le but de notre travail qui s’inscrit ainsi dans le vaste champ des recherches portant sur

les relations entre TIC et organisations et s’intéresse plus spécialement au phénomène de

l’adoption et de l’appropriation de ces technologies sous l’impulsion des salariés. Bien que ce

phénomène ne soit pas nouveau et ait déjà été constaté pour d’autres technologies, il prend

une dimension particulière avec les outils du web 2.0 qui, provenant de la sphère privée, vont

avoir des effets contrastés sur les organisations et le management selon qu’ils seront adoptés

sous une forme naturelle (tels qu’on les voit fonctionner sur le web) ou reconfigurée pour

l’entreprise (par des sociétés éditrices). Jusque-là, les recherches ont essentiellement porté sur

les effets du web 2.0 dans le grand public et très peu sur les impacts que ces outils peuvent

avoir sur l’organisation et le management (McAfee, 2009 ; Tran et al., 2013).

Que les salariés jouent un rôle dans la diffusion des outils du web 2.0 en entreprise se conçoit

assez bien dans un contexte où l’on observe un certain effacement des frontières entre sphère

4 Dans les exemples de pratiques qui suivent nous faisons l’exercice de mettre entre parenthèses des noms de

sociétés ou de services du web qui ont contribué à largerment modifier les pratiques auxquelles ils sont accolés. 5 Nous définirons plus en détail ce que recouvre l’appropriation. Nous entendons ici l’appropriation comme le

processus par lequel un individu rend graduellement une technologie propre à son usage. 6 L’usage est ici défini comme une utilisation récurrente de la technologie.

7 Nous entendons par usages récurrents et situés des usages relatifs à une activité spécifique et qui sont imbriqués

dans des pratiques sociales de la vie quotidienne.

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privée et sphère professionnelle. Dans ce mouvement d’effacement de plus en plus marqué,

les TIC jouent un rôle prépondérant (Boboc et Metzger, 2009). Le mélange qui s’opère entre

les temps, les lieux et les rôles du travail et ceux de la vie privée est d’autant plus fort que le

mouvement est circulaire (Godart, 2007). En effet, si les technologies de la mobilité ont

permis au travail d’intégrer le salon ou la cuisine après le dîner et de s’immiscer dans les

périodes de vacances ou en déplacement, la réciproque est vraie et les équipements personnels

servent aussi aux salariés à importer et garder le contrôle de leur vie personnelle sur leur lieu

habituel de travail, durant les « heures de bureau » (Duxburry et al., 2006).

Ce phénomène trouve une résonance particulière avec notre objet de recherche. Face au

développement fulgurant du marché des technologies grand public et aux exigences

croissantes des salariés qui voudraient pouvoir les utiliser au travail, de plus en plus

d’entreprises s’interrogent sur la meilleure manière de gérer l’entrée de ces outils dans leurs

murs et dans leurs pratiques. Le slogan Bring Your Own Device -BYOD- (Denervaud et al.,

2012 ; Vallejo et al., 2014) comme l’idée de consumerization of IT8 (Harris et al., 2012 ; Tiers

et al., 2013) évoquent bien les questions auxquelles sont confrontées les Directions des

Systèmes d’Information (DSI). Elles se demandent si elles doivent laisser faire les employés

qui utilisent des TIC grand public dans la réalisation de leur travail, combattre ces utilisations

« sauvages » ou s’équiper de technologies semblables mais professionnelles.

Une différence importante doit toutefois être relevée entre le phénomène du BYOD et notre

interrogation. Elle tient à ce que le web 2.0 n’est pas constitué par des équipements physiques

puisque, pour en utiliser les outils, il suffit de disposer d’un terminal (ordinateur, smartphone

ou tablette) et d’une connexion à Internet. Il est de ce fait encore plus « pervasif9 » que les

technologies physiques. Le web 2.0 en entreprise est en effet un phénomène logiciel basé sur

le web qui, comme dans la sphère privée, repose sur la dynamique participative des salariés

(Cnil, 2014).

Autrement dit, l’objet de cet article est l’analyse des différentes modalités de l’adoption et de

l’appropriation des outils issus du web 2.0 au sein des entreprises, en prenant en compte la

préexistence d’usages situés et récurrents hors de l’entreprise pour une partie des employés

susceptibles de jouer un rôle moteur dans la diffusion des technologies d’une sphère à l’autre.

Notre cadre théorique s’inscrit dans une pluridisciplinarité nécessaire car les seuls outils du

management des systèmes d’information (MSI) ne permettent pas de saisir l’ensemble des

problématiques soulevées par notre recherche. En effet, les outils et théories du management

des SI n’ont à ce jour pas encore développé de grille d’analyse permettant de saisir ensemble

les deux éléments contradictoires du processus de diffusion du web 2.0 en entreprise. D’une

part, la diffusion résulte d’une forme de pression sociale liée aux usages qui se développent à

l’extérieur des entreprises (salariés et clients développent des attentes spécifiques) et pousse

les entreprises à s’équiper (Le Douarin, 2007). D’autre part, cette diffusion est freinée par le

caractère égalitaire ancré dans le design des outils et les interactions qu’ils soutiennent

(Bouman et al., 2007), qui entrent en contradiction avec le fonctionnement hiérarchique

classique des entreprises.

8 L’expression est intraduisible mais vise la situation où le SI accueille des technologies non spécifiquement

destinées aux entreprises mais conçues pour servir hors d’elles. Elle provient de « la tendance qu’ont les

entreprises technologiques à introduire leurs nouvelles technologies sur le marché des consommateurs avant

celui des entreprises » (Tiers et al., 2013, p.10). 9 Ce néologisme emprunté à l’anglais décrit un mouvement de pénétration, d’insinuation, de propagation,

d’envahissement… Appliqué à l’informatique, il décrit une diffusion à toutes les parties du SI.

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2. Diffusion, adoption, appropriation : mise au point sémantique et ancrage théorique

Bien qu’utilisé couramment, le mot diffusion n’en reste pas moins difficile à définir. Au sens

commun, le mot évoque la dissémination d’une chose dans l’espace mais les processus à

l’œuvre sous ce terme semblent devoir varier selon que la chose est matérielle (journaux,

ouvrages…) ou immatérielle (connaissances, ondes radio, télé…). Il semble en particulier

difficile de dire si ces processus sont bornés, avec un début et une fin, dans le temps comme

dans l’espace. La diffusion des outils techniques doit-elle être vue comme une étape ou un

processus continu ? Survient-elle spontanément ou subit-elle des influences et le cas échéant

de quel ordre ? Ces questions restant sans réponse, nous avons pris le parti de retenir le sens

commun du mot et de parler de la diffusion comme de la propagation des innovations

technologiques (Rogers, 2003) au sein de la société toute entière, à l’intérieur des

organisations et au niveau des individus. On l’entendra donc comme le processus qui fait

qu’une technologie est de plus en plus utilisée.

Le mot adoption est employé quant à lui pour désigner la décision d’utiliser une TIC et son

achat subséquent. Il s’agit avant tout d’une démarche d’équipement qui est le résultat d’un

choix généralement opéré avant toute mise en œuvre. Si l’on se réfère à la logique

d’optimisation économique habituelle, le choix opéré doit répondre au mieux aux besoins de

l’organisation qui s’équipe et l’achat doit respecter la règle du meilleur rapport qualité/prix.

Mais les phénomènes d’adoption ne sont pas aussi simples que cette affirmation ne le laisse

entendre et c’est pourquoi de nombreuses études académiques leur ont été consacrées. Elles

montrent qu’il y a plusieurs façons d’aborder la problématique de l’adoption des technologies

(Isaac et al., 2006). Certains auteurs l’ont fait en s’intéressant surtout aux technologies

(Swanson, 1994), d’autres ont plutôt ciblé les différents types d’acquéreurs (Venkatesh et al.

2003). D’autres encore ont préféré considérer la façon dont s’opère l’adoption (Teo et al.,

2003). Si tous les chercheurs n’abordent pas la technologie de la même façon, la plupart

d’entre eux jugent en revanche indispensable de caractériser cette dernière, et de faire une

distinction entre le processus d’adoption d’une nouvelle technologie par une organisation et le

processus de son adoption par l’individu. En effet, si les deux peuvent être liés, les facteurs

explicatifs de la première adoption ne sont pas forcément identiques à ceux de la seconde.

Enfin l’appropriation est une notion qui renvoie très directement aux usages, c’est-à-dire à

l’utilisation des technologies par les utilisateurs finaux (de Vaujany, 2005). En milieu

organisationnel, l’appropriation est définie comme le processus par lequel les salariés

intègrent les technologies dans leurs façons de travailler (DeSanctis et Poole, 1994). Cette

intégration peut prendre plusieurs formes. Le fait que l’organisation (ou l’individu) ait adopté

la technologie ne signifie pas que celle-ci sera utilisée mais, quand elle l’est, ce sont différents

types d’utilisations qu’elle est susceptible de recevoir. Certaines personnes vont en avoir un

usage limité, d’autres vont s’y opposer et d’autres encore vont inventer des façons inattendues

de s’en servir. En pratique, il est rare que les usages constatés soient totalement conformes à

ceux qui ont été prévus ou envisagés par les concepteurs des technologies. Certains auteurs

soutiennent même que, pour parler d’appropriation, il faut que les utilisateurs modèlent ou

détournent la technologie en vue de l’adapter à leur propre conception des usages (Robertson

et al., 1996). Ainsi, l’appropriation dépendrait du contexte dans lequel la technologie trouve à

s’appliquer et son niveau s’apprécierait en fonction du taux de modifications que lui apportent

les utilisateurs. En définitive, l’appropriation doit s’entendre comme l’adaptation d’une

technologie en vue d’une mise en usage particulière.

Pour éviter une vision déterministe de la technologie et privilégier sa dimension sociale, nous

avons choisi d’aborder l’appropriation à travers le prisme croisé de la sociologie des usages et

de la vision structurationniste d’Anthony Giddens et des différents chercheurs qui se sont

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inspirés de son œuvre, comme Wanda Orlikowski, Gerardine DeSanctis et Marshall Poole et

François-Xavier de Vaujany. Ces travaux se sont intéressés aux structures sociales des TIC et

ont révélé leur dualité avec, d’un côté, leurs caractéristiques structurelles (c’est-à-dire les

possibilités qu’elles offrent pour rassembler, manipuler et gérer l’information) et, de l’autre,

leur « esprit ».

La plupart du temps, les concepteurs et les utilisateurs de technologies appartiennent à des

groupes différents, clairement séparés. Certains travaux structurationnistes montrent

comment, à partir de la confrontation des points de vue opposant les membres de ces deux

groupes, l’usage peut conduire à une nouvelle conception des outils (DeSanctis et Poole,

1994 ; Orlikowski, 2000). Tout l’enjeu de l’appropriation est situé dans cette confrontation

entre les concepteurs des outils qui veulent en normaliser les usages et les utilisateurs qui vont

parfois contourner ou détourner les prévisions de l’outil afin de l’adapter à tel ou tel usage

local (de Vaujany, 2005). Le web 2.0 vient renouveler ces problématiques car il trouve son

origine sur l’Internet et peut être utilisé sous une forme « originale » ou reconfigurée par des

concepteurs qui développent des TIC spécifiques aux entreprises.

La perspective interactionniste part de l’idée qu’il se produit une interaction entre les

technologies et leurs utilisateurs et que cette interaction peut induire une transformation de

l’organisation. Le courant d’études gestionnaires qui prend appui sur les travaux

structurationnistes correspond bien à cette approche interactionniste (Giddens, 1984; Barley,

1986 ; Orlikowski, 1992a, 2000 ; DeSanctis et Poole, 1994). Les travaux de ce champ

disciplinaire analysent conjointement les structures des organisations et les interactions qui se

produisent entre individus et technologies. Si des débats existent entre les chercheurs, tous

s’accordent sur l’idée que les usages s’expliquent à deux niveaux : celui de l’individu et celui

de la structure. Au premier niveau, il s’agit de déterminer quel sens l’individu donne à la

technologie ; au second, de mettre au jour la dialectique entre usages des outils et structures,

les premiers pouvant amener les secondes à évoluer ou, au contraire, à se renforcer.

Ce qui nous a surtout intéressés dans les approches structurationnistes, c’est qu’elles

analysent les usages dans leur contexte. Elles présentent également l’avantage de pouvoir être

associées à d’autres points de vue théoriques, au moins ceux qui rejettent tout déterminisme

technologique. Grâce à cette ouverture, des chercheurs en système d’information tels que

François-Xavier de Vaujany (2005) ont pu y ajouter de nouvelles analyses pour tenter

d’expliquer le phénomène d’appropriation d’une TIC. D’autres chercheurs ont également

tenté de le faire en analysant les effets réciproques et itératifs des usages sur les outils, des

utilisateurs sur les concepteurs et inversement (Walsham, 1996). Certains ont marié

l’approche structurationniste d’Orlikowski et la théorie de l’acteur-réseau (Pascal, 2006 ;

Hussenot, 2008). D’autres encore, à l’instar de François-Xavier de Vaujany (2005) et

d’Amaury Grimand (2006) ont préféré rapprocher l’analyse structurationniste des théories de

la mise en acte de la conception qui dérivent des analyses d’Armand Hatchuel (1994, 1996).

3. Enjeux de la recherche et méthodologie

3.1. Enjeux de la recherche

Parmi les nombreux travaux consacrés au web 2.0 depuis 2006 aucun n’a encore proposé

d’analyser les implications de l’introduction des outils de ce web en entreprise sur la gestion

du système d’information (Tran, 2014). En outre, notre recherche apporte un élément encore

peu traité dans les travaux consacrés à l’adoption et à l’appropriation dans le domaine du MSI

dans la mesure où elle s’intéresse à un ensemble de technologies du web introduites en

entreprise, non plus seulement par la direction, mais aussi par les salariés (Raeth et al., 2011 ;

Stocker et al., 2012).

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7

Plusieurs questions découlent de notre problématique initiale. Quelles sont les modalités

possibles de l’adoption du web 2.0 (par l’entreprise, par les salariés) et leurs effets sur

l’appropriation et comment prendre en compte le rôle moteur qui peut être celui des salariés

dans le processus d’adoption et d’appropriation du web 2.0 en entreprise dans la cadre de la

gestion des systèmes d’information ?

Le fait est que les entreprises sont déjà présentes sur les réseaux, car elles ont été obligées de

suivre le mouvement et de ne pas rater le train des médias sociaux pour s’assurer une visibilité

accrue et un positionnement face à la concurrence.

De leur côté, les salariés ont développé de nouvelles habitudes numériques dans leur vie

privée et manifestent de ce fait des attentes élevées en ce qui concerne leur équipement et

leurs moyens de coordination électronique au sein de l’entreprise. Il semblait donc

envisageable que les outils du web 2.0 s’introduisent encore davantage dans la vie des

organisations et qu’ils atteignent cette fois leurs fonctions internes par le biais de phénomènes

tels que le BYOD et la consumérisation des TIC.

L’enjeu théorique de cette recherche est principalement de développer une grille de lecture

qui permette de saisir les problématiques de l’introduction du web 2.0 en entreprise dans une

perspective de MSI, en prenant en compte les spécificités de ces outils évoquées plus haut.

Quant à l’enjeu managérial, il est double. D’une part, il s’agit de prendre en compte

l’existence d’usages développés hors de l’entreprise et hors du SI qui peuvent être structurants

dans les processus d’adoption et d’appropriation de nouvelles TIC dans l’entreprise. D’autre

part, il s’agit d’intégrer dans l’analyse et la mise en œuvre des outils, le rôle moteur que

peuvent jouer les salariés dans l’adoption et l’appropriation de nouvelles TIC dans

l’entreprise. Cette dernière peut en effet tirer parti de leurs compétences au-delà de la vision

conception/usage et des processus de co-conception.

3.2. Méthodologie

En pratique, notre recherche a posé quelques difficultés particulières liées à la différence de

nature des deux terrains d’enquête que nous avons choisi d’explorer. Nous avons opté pour

une approche duale permettant à la fois de multiplier les sources d’informations et de croiser

les données recueillies dans des contextes différents. Cette approche devait en outre permettre

d’éviter les écueils fréquemment rencontrés dans les études portant sur les technologies

émergentes.

Pour tenter de comprendre la dynamique de l’adoption et de l’appropriation des outils du web

2.0 en entreprise, nous avons commencé par examiner le fonctionnement d’un wiki de

chercheurs dans une grande entreprise évoluant dans le domaine des télécommunications.

Puis, nous nous sommes intéressés à la diffusion potentielle de ce type d’outils dans des

entreprises de tailles et d’activités variées, en nous centrant davantage sur les pratiques des

salariés que sur les outils. Nous avons plus spécialement tenté d’évaluer les pratiques de

coordination décentralisée que des salariés aux profils variés et occupant des postes différents

pouvaient avoir grâce à ces outils.

Pour recueillir et exploiter les données de ces deux terrains10

, nous avons eu recours à

l’analyse aussi bien qualitative que quantitative. Cependant, ayant inscrit notre démarche de

recherche dans une approche interprétativiste, nous avons été avant tout à l’écoute des

acteurs, de leurs descriptions des outils et des pratiques ainsi que des interprétations qu’ils ont

faites de la diffusion de ces technologies dans leur milieu professionnel. Nous avons ainsi

10

Les méthodologies mises en œuvre sont détaillées en annexes. Les résultats de ces enquêtes ont donné lieu à

des publications auquel nous renvoyons le lecteur pour le détail des résultats (ref auteur, 2009 ; ref auteur 2012).

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8

développé une dialectique entre le terrain et la théorie qui nous a conduits à opter pour un

mode d’analyse abductif mettant l’interprétation des données ainsi recueillies en perspective

avec les cadres théoriques existants. Cela nous a permis de proposer une grille de lecture se

présentant sous la forme de trois scenarii stylisés de trajectoires d’adoption et d’appropriation

des outils en cause au sein des organisations.

4. La diffusion des outils du web 2.0 dans les organisations

Comme pour de nombreuses vagues technologiques, les organisations ont souvent un temps

de « retard » dans l’adoption de nouveaux outils. Que ce soit par crainte ou par scepticisme,

les entreprises sont restées, un temps, éloignées de cette déferlante du « web 2.0 ». Au départ,

peu d’entre elles ont perçu l’intérêt que l’usage de ces technologies issues de la sphère privée

pouvait avoir dans la sphère professionnelle. Puis, des voix de plus en plus nombreuses se

sont élevées pour soutenir que ces technologies pouvaient y recevoir des usages multiples et

fructueux. Ainsi a émergé le concept d’entreprise 2.0 (McAfee, 2009 ; Tran et al., 2013 ;

Tran, 2014).

Nous nous sommes principalement intéressés aux implications de leur diffusion, adoption et

appropriation dans les fonctions internes de l’entreprise, en particulier au regard des besoins

de communication, de coordination et de collaboration au sein de l’organisation.

À ce niveau, la diffusion de ces outils résulte soit, comme dans le cas classique, de décisions

prises par les responsables de l’entreprise, soit de leur importation par certains des salariés.

Ce dernier cas nous intéresse particulièrement car les outils du web 2.0 ont pour particularité

1) d’être d’abord largement diffusés dans la sphère privée et 2) de reposer intrinsèquement sur

l’initiative des utilisateurs.

Traditionnellement, dans le domaine du MSI, les décisions d’équipement en matière d’outils

informatiques, d’infrastructures, de sécurité, etc. relèvent de la DSI. Ce schéma de processus

de décision/implémentation a souvent été critiqué et nuancé dans la littérature qui s’est

penchée depuis quarante ans sur les systèmes d’information (Desq et al., 2007 ; Rodhain et

al., 2010). En l’occurrence, ces décisions ont longtemps été le fait de responsables qui

n’avaient pas de véritable contact avec la réalité professionnelle du terrain et ne pouvaient

donc pas pleinement intégrer les problématiques métier dans le choix des outils les plus

adéquats. La littérature a donc insisté auprès des praticiens sur l’importance de privilégier des

processus de co-développement des systèmes d’information entre concepteurs et utilisateurs.

Une partie des recherches portant sur l’émergence du web 2.0 en entreprise s’intéresse au

mode de diffusion classique. Cependant, une autre approche est possible car l’on peut

également s’intéresser au phénomène de transfert d’usages et de compétences développés

dans la sphère privée vers la sphère professionnelle (Boboc et Metzger, 2009). Ce n’est pas un

phénomène nouveau et il a déjà été largement étudié (Alter, 1985 ; Jaeger et al., 1986). Mais

il s’est amplifié avec le développement plus rapide du marché grand public des technologies

de l’information, reposant sur la dynamique de puissants effets réseau autour de produits et

services innovants. Il est devenu plus que jamais nécessaire de problématiser l’introduction de

technologies grand public dans les organisations.

La pression sociale exercée sur les entreprises est d’autant plus forte que les nouveaux outils

du web 2.0 reposent sur l’implication des utilisateurs. Dans le grand public, cette implication

consiste pour ces derniers à créer du contenu (on parle de user generated content- UGC). Il y

a donc non seulement une diffusion plus forte des produits informatiques innovants dans le

marché grand public mais également une implication native des utilisateurs dans la

construction des services (blogs, wikis, réseaux sociaux…) auxquels ces produits donnent

lieu. Cela pose la question de la possibilité pour les salariés de générer librement du contenu

Page 9: Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0 dans ...unice.fr/.../documents-telechargeables/...guesmi.pdf · Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0

9

(selon la formule de Kim et al., 2011 et, en écho à l’UGC, on pourrait parler d’employee

generated content) en vue de produire des services collectifs internes à l’entreprise, dans un

cadre contraint.

L’introduction du web 2.0 dans les entreprises répond ainsi à une forte pression externe mais

aussi à une difficulté interne qui semble bien plus grande que pour les outils antérieurs. C’est

dans ce cadre que nous tenterons d’appréhender les différentes possibilités de la diffusion, de

l’adoption et de l’appropriation des outils du web 2.0 en entreprise, en proposant une lecture à

partir des deux figures polaires que nous venons de définir : la figure classique de l’adoption

des TIC en entreprise (top-bottom) et la figure inverse (bottom-up) du transfert des outils et

pratiques de la sphère privée vers le monde professionnel (Le Douarin, 2007 ; Boboc et

Metzger, 2009). Dans la première, la décision d’équipement est prise par l’entreprise, les

salariés sont impliqués dans le processus d’implémentation et formés pour que le plus grand

nombre d’entre eux s’en servent. Dans la seconde, ce sont les salariés eux-mêmes qui

poussent l’entreprise à adopter de nouvelles TIC. Moins courante, cette dernière figure se

fonde sur les apprentissages et l’appropriation de ces technologies que les salariés ont acquis

dans leur vie privée et reflète la tendance actuelle de la consumérisation des TIC11

. Dans ce

cas, leur implication va bien au-delà de ce que requièrent les processus classiques

d’implémentation et elle constitue la dynamique même de l’adoption des nouveaux outils

dans l’entreprise. Il va de soi qu’entre ces deux figures extrêmes, on peut rencontrer toute une

palette de configurations intermédiaires.

5. Résultats

Pour contourner les risques inhérents à l’étude de technologies émergentes et éviter de tomber

dans une forme de déterminisme technologique, il nous a paru nécessaire de ne pas en rester à

l’étude des usages et des expérimentations de ces outils tels qu’on les rencontre dans des

grandes firmes très spécifiques, mais d’envisager des situations et des métiers différents en

partant moins de l’outil que de la pratique.

Cet article tente donc de croiser deux terrains d’enquête que sont, d’une part, l’étude d’un

wiki de chercheurs au sein d’un département R&D et, d’autre part, l’évaluation des pratiques

de coordination décentralisée de salariés évoluant dans un grand nombre d’entreprises

différentes et à des postes différents, à travers la post-enquête COI TIC 2006.

5.1. Spécificités des outils du web 2.0

Les technologies du web 2.0 matérialisent l’idée que des contenus collectifs peuvent surgir

des interactions des internautes, en l’occurence des salariés. Les entreprises peuvent exploiter

cette opportunité mais cela pose des questions importantes : dans quelle mesure ces

technologies sont-elles compatibles avec la nature plus ou moins verticale de l’organisation ?

Le cadre hiérarchique de celle-ci peut-il s’accommoder de la mise en œuvre de ces outils en

transformant leurs usages ?

Pour répondre à ces questions, il faut caractériser les technologies web 2.0 par rapport au

fonctionnement des organisations : communiquer des informations, coordonner

horizontalement des processus de travail entre unités, coordonner verticalement la prise de

décision, produire et partager des connaissances. Or ces technologies sont loin d’être

homogènes (ainsi le wiki et les flux RSS n’ont ni les mêmes usages ni les mêmes effets). Par

conséquent, il convient avant toute chose de définir ces technologies en explicitant leurs

propriétés organisationnelles et leurs propriétés communes (communication, coordination,

collaboration), et en précisant ce qui les différencie des technologies précédentes. Il faut

11 Cf ci-dessus note 8.

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10

ensuite envisager la manière dont les salariés peuvent adopter ces technologies dans

l’organisation et développer des usages spécifiques au cadre particulier de leur activité

productive. Notre quête part de l’idée qu’il n’y a pas de déterminisme technologique mais

qu’au contraire, seul le changement organisationnel concourant au changement technologique

permet de retirer les bénéfices potentiels associés à ces nouvelles technologies.

5.1.1. La caractérisation des technologies web 2.0 par rapport aux autres outils

S’intéresser aux technologies du web social conduit à revenir sur les outils collaboratifs tels

que le groupware ou l’intranet qui prétendaient déjà mettre en œuvre des processus

coopératifs au sein des organisations et sur les travaux qui ont été consacrés à leur diffusion

(Orlikowski, 1992b ; de Vaujany, 2001). Ces travaux peuvent éclairer notre recherche sur la

diffusion des nouveaux outils du web 2.0 et permettent de caractériser l’apport de ces derniers

par rapport aux outils plus anciens.

Les outils de groupware ont pour objet de faciliter et d’améliorer la coordination entre

employés au sein d’une organisation du travail directement contrôlée par la hiérarchie.

L’intranet propose quant à lui à la fois des outils de communication et des outils de gestion

de l’information et des connaissances, mais toujours dans le cadre d’une organisation

directement contrôlée par la hiérarchie. Les travaux en management des SI ont montré que le

cadre hiérarchique a limité les usages, même quand ces technologies visaient la flexibilisation

des interactions et de la coordination au sein de l’entreprise. Ainsi, les plus belles réussites

des groupware ne sont pas le développement libre d’interactions entre les salariés mais les

processus de travail automatisés que sont les workflow.

En partant des travaux existants sur les outils collaboratifs de la première génération, deux

différences majeures apparaissent entre ces derniers et les technologies du web 2.0.

D’abord, les technologies du web social ont vu le jour dans la sphère privée, sur Internet, dans

le grand public. En tant que telles, elles ont été pensées pour fonctionner dans un contexte qui

n’est pas celui de l’entreprise, mais au contraire dans le contexte très libre de la Toile. Ce cas

de figure a déjà existé par le passé mais à un autre niveau, celui de l’équipement

(l’introduction dans l’entreprise des ordinateurs personnels d’abord développés pour le grand

public) ou du logiciel (l’installation des logiciels de messagerie instantanée sur le poste de

travail), alors qu’il s’agit ici d’outils directement accessibles à quiconque dispose d’un accès à

Internet.

Ensuite, ces technologies émergent et se diffusent à un moment charnière dans l’histoire des

technologies car le marché grand public est devenu le marché le plus véloce, sur lequel le taux

d’innovation et la vitesse du renouvellement des équipements ont dépassé ceux du marché

professionnel. De ce fait, les utilisateurs ont des attentes de plus en plus importantes

concernant les outils mis à leur disposition en entreprise. Ces exigences accrues paraissent

excéder le simple effet générationnel qui est associé à l’arrivée sur le marché du travail de la

génération Y (Cnil, 2014).

Enfin, la dynamique des outils du web 2.0 présente une différence notable avec les

générations précédentes d’outils en ce qu’elle repose entièrement sur la participation des

utilisateurs, ici des salariés. En effet, les outils des générations précédentes étaient structurés,

paramétrés et déployés dans une organisation et, même faible, leur utilisation était guidée par

le design de l’outil alors que, pour les outils du web 2.0, la structure émerge avec les usages et

dépend donc de la dynamique de participation des utilisateurs. Les outils du web 2.0 en

entreprise fonctionnent grâce à ce que nous avons appelé plus haut l’employee generated

content. La réussite de leur adoption dépend davantage de l’implication des salariés que ne le

Page 11: Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0 dans ...unice.fr/.../documents-telechargeables/...guesmi.pdf · Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0

11

faisaient les générations précédentes d’outils collaboratifs et, en cas d’échec, le risque est plus

grand qu’ils ne soient que des coquilles vides.

5.1.2. L’adoption des technologies du web 2.0 par les salariés

La diffusion du web 2.0 en entreprise se singularise d’abord par le fait que ce web recouvre à

la fois des technologies et des principes de fonctionnement. Il s’agit d’un ensemble

hétérogène de technologies et de « philosophies ». Il s’agit donc d’étudier des technologies

qui, bien que présentant des caractéristiques structurelles communes, proposent des

fonctionnalités différentes qui peuvent être mises en œuvre dans des buts variés avec des

implications plus ou moins grandes pour l’organisation et le management.

Ensuite, ces technologies qui, même si elles ont par la suite été adaptées et reformatées pour

l’entreprise, trouvent leurs origines sur Internet. Ces technologies n’ont donc pas été

développées dans l’idée de satisfaire des besoins professionnels et de servir en entreprise, et

cette circonstance a marqué aussi bien leur « esprit » que leur design. Dès lors, ces

technologies se sont initialement développées dans la sphère privée où elles ont trouvé leur

mode de fonctionnement et leur format au travers d’usages éloignés des préoccupations du

monde de l’entreprise et des pratiques professionnelles.

Cependant, avec l’effacement des frontières entre sphère privée et professionnelle et

l’accroissement des équipements des individus, de leur connectivité et de leurs attentes

technologiques sur le lieu de travail, un mouvement est en train de se produire qui tend à

montrer qu’une technologie à usage privé peut servir en milieu organisé et que inversement

une technologie dédiée à un usage professionnel peut être utilisée à des fins privées. Ce

mouvement se traduit par des importations croisées des technologies en cause entre les deux

sphères, privée et professionnelle, les outils privés migrant dans les pratiques professionnelles

et inversement.

Ce mouvement d’une sphère à l’autre a connu plusieurs changements au cours de l’histoire

conjointe des technologies et des organisations du travail. Tantôt l’entreprise a formé ses

salariés qui ont ensuite importé leurs pratiques à la maison12

, tantôt ce sont les salariés qui ont

introduit ou développé les usages des technologies dans les entreprises13

. Puis est arrivé un

moment où le mouvement est devenu circulaire, le Blackberry (le plus répandu parmi les

smartphones d’entreprise) a envahi les repas de famille et les week-ends à la campagne et

Facebook a commencé à inquiéter les entreprises en raison de l’utilisation croissante qu’en

font leurs salariés en « flânant » sur les profils des uns et des autres.

Les quelques travaux récents qui ont commencé à étudier les processus d’adoption et

d’appropriation du web 2.0 en entreprise dans une perspective structurationniste illustrent

notre propos de manière intéressante. En effet, dans ces travaux nous retrouvons l’importance

des deux caractéristiques des technologies du web 2.0 en entreprise que sont la préexistence

d’usages privés de ces outils au moment où ils pénètrent dans l’entreprise et l’implication des

salariés plus importante qu’ils réclament par rapport aux outils antérieurs.

Stocker et al., (2012) ont étudié plusieurs wikis d’entreprise et ont mis en évidence le rôle des

salariés et de leur dynamique contributive dans le succès ou l’échec de trois wikis différents.

Cette importance du rôle des utilisateurs est d’autant plus marquée que les wikis étudiés

avaient été adoptés par le management ou par les utilisateurs.

12

Par exemple avec le télécopieur (Berthes, 1995). 13

Le micro-ordinateur par exemple : on se souvient de l’Apple II qui était destiné au marché grand public et qui

a été introduit en entreprise avec l’apparition des logiciels de tableurs.

Page 12: Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0 dans ...unice.fr/.../documents-telechargeables/...guesmi.pdf · Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0

12

Une autre recherche traitant des wikis d’entreprise a démontré l’importance de l’existence

d’usages développés dans la sphère privée sur l’appropriation qui est faite de l’outil en

entreprise (Raeth et al., 2011). Les auteurs montrent comment les usages considérés comme

« efficaces » et en cohérence avec l’outil se sont développés dans l’entreprise en prenant pour

référence les fonctionnements de l’emblématique encyclopédie en ligne Wikipédia. Usages

privés et implications des utilisateurs apparaissent donc dans ces recherches pionnières

comme des facteurs déterminants des processus d’adoption et d’appropriation des outils du

web 2.0 en entreprise.

En nous fondant sur l’analyse de nos terrains et sur une grille de lecture développée à partir

des travaux structurationnistes de DeSanctis et Poole – l’esprit de la technologie –,

d’Orlikowski – notamment de sa notion d’enactment –, ainsi que des trajectoires

appropriatives de De Vaujany, nous proposons un modèle stylisé pour chacune des

trajectoires d’appropriation envisageables pour ces outils. Cette grille de lecture a été

élaborée au fur et à mesure que notre recherche avançait. Nous présentons ces modèles

comme un résultat de notre analyse, une manière de désigner le réel à partir d’une typologie

qui peut être utilisée pour décrire une trajectoire appropriative à la manière du modèle

archétypique proposé par De Vaujany en 2003.

5.2. Trajectoires de diffusion des outils du web 2.0 en entreprise : 3 scenarii d’adoption

et d’appropriation

L’analyse de nos terrains empiriques et nos allers-retours entre théorie et terrains nous ont

conduits à proposer une grille lecture de l’adoption et de l’appropriation des outils du web 2.0

en entreprise sous la forme de trois scenarii stylisés : la diffusion classique, le bricolage et

l’entreprise 2.0. Ces trois scenarii n’ont pas de vocation explicative ou normative mais plutôt

descriptive. À travers eux, nous tentons seulement de schématiser les grandes possibilités de

l’introduction des outils du web 2.0 en entreprise sans pour autant les y limiter. Il s’agit plutôt

de trois positions entre lesquelles peuvent exister de nombreuses situations intermédiaires.

5.2.1. La diffusion classique

Le scénario de la diffusion classique est un scénario dans lequel la direction de l’entreprise

prend une décision d’équipement pour acheter et implémenter une technologie mais ne

modifie pas ou peu, par ailleurs, son organisation. Il s’agit d’un cas classique dans l’adoption

d’une TIC par une entreprise. Dans la littérature sur le sujet et en particulier dans les travaux

de thèse, la plupart des cas étudiés relèvent de cette situation dans laquelle la direction impose

sa vision stratégique sur l’évolution du SI. Il s’agit généralement d’une décision d’équipement

portant sur une TIC développée pour l’entreprise.

Dans le cas des outils du web 2.0, la nature des outils adoptés est altérée car ils sont

« ajustés » pour répondre aux normes de fonctionnement inchangées de l’entreprise. En cela,

l’esprit de la technologie n’est pas respecté ou il ne l’est que partiellement et ses

caractéristiques structurelles sont modifiées. Comme pour n’importe quelle autre TIC, les

entreprises tendront à s’équiper en achetant une solution à un vendeur informatique ou à un

prestataire de services, c’est-à-dire une suite logicielle « 2.0 ». La technologie ainsi adoptée

intégrera l’intentionnalité des développeurs et les caractéristiques structurelles qu’ils pensent

être nécessaires pour le bon fonctionnement en entreprise. Le design des outils ainsi

reconfigurés est plus contraignant que celui des outils tels qu’ils fonctionnent sur l’Internet

(DeSanctis et Poole, 1994). Nous pouvons rappeler ici le débat Suchman-Winograd qui a été

l’occasion de critiquer, en CSCW, la trop grande contrainte exercée par le design des outils

sur les interactions qu’ils vont pouvoir médiatiser. Ne laissant pas les usages émerger, les

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13

outils reconfigurés risquent en effet de ne pas être appropriés de manière fructueuse mais

d’être utilisés a minima.

Même si le management tente d’impliquer les salariés dans son choix des technologies 2.0,

l’entreprise qui recourt à ces solutions va donc faire face au problème classique de leur

acceptation par ces derniers. L’implication des salariés est nécessaire à la réussite de

l’adoption des outils en cause et s’avère plus déterminante que pour l’adoption de tout autre

type de technologies. Ce sont eux, en effet, qui vont mettre la technologie en usage (l’enacter)

soit en maintenant les règles en place (il s’agit de l’inertie) – ce qui est le cas le plus probable

– soit en améliorant l’efficacité des pratiques sans toutefois les modifier réellement (il s’agit

de l’application) dans une vision à la Orlikowski (2000). La trajectoire appropriative neutre

est celle qui décrit le mieux ce scénario possible (de Vaujany, 2003).

Dans ce scenario, l’organisation et son management ne subissent que peu de changements ou

d’ajustements : ce sont les nouveaux outils qui sont adaptés, même s’ils doivent par cette

adaptation perdre une partie de leurs caractéristiques et être mis en œuvre dans un esprit

différent. Les salariés n’étant pas à l’origine de l’initiative, il risque de manquer un noyau dur

d’utilisateurs qui se sentiraient particulièrement investis. Les effets d’entraînement sont peu

envisageables et, s’ils n’ont pas déjà développé dans le privé des usages des outils

implémentés, les salariés risquent de ne pas faire l’effort d’apprendre à les utiliser en estimant

qu’ils vont se traduire par une surcharge de travail. Même dans le cas où ils ont développé de

tels usages, ceux-ci risquent de ne pas être complètement en adéquation avec l’outil tel qu’il a

été reconfiguré pour l’entreprise, mais ils devraient au moins permettre de créer une

dynamique favorable à l’adoption.

Il existe dans ce modèle une autre hypothèse : celle où le nouvel outil n’a pas été choisi par la

direction de l’entreprise mais demandé par les salariés qui ont exprimé leurs souhaits auprès

d’elle. Cependant, même si cette dernière rend l’outil souhaité disponible a minima sur le SI,

il ne s’agira pas d’un outil institutionnalisé et il sera, là encore, « ajusté » pour s’adapter à

l’organisation.

Comme exemples de ce scénario, on peut citer les propositions commerciales qui sont faites

aux entreprises désireuses de s’équiper par des sociétés telles que SocialText ou BlueKiwi qui

ne se contentent pas de vendre une solution configurée pour l’entreprise en s’inspirant des

outils du web 2.0 mais proposent aussi – comme d’autres pour le déploiement d’un ERP – une

assistance et une compétence humaines qui vont se faire le relais des « bonnes pratiques »

telles qu’elles sont « conçues » par la société éditrice. En effet, les grands comptes des

éditeurs de suite « 2.0 » se voient souvent proposer l’intervention d’un animateur de

communauté qui va prendre en charge le lancement de l’outil. Ainsi, non seulement la

philosophie projetée sur l’outil par la société éditrice se trouve incorporée à son design, mais

elle va également être relayée par un animateur qui aura pour rôle d’entraîner la dynamique

d’adoption, en formant les utilisateurs mais aussi en « évangélisant » les techno-sceptiques.

Page 14: Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0 dans ...unice.fr/.../documents-telechargeables/...guesmi.pdf · Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0

14

Figure 1 : Scénario de la diffusion classique

5.2.2. Le bricolage

Le second scénario est celui du bricolage et vise le cas où ce sont les salariés qui sont à

l’initiative. La dynamique d’adoption des outils est portée par les salariés qui importent dans

l’entreprise des outils et des pratiques qu’ils considèrent comme efficaces et qu’ils utilisent

dans la sphère privée. Cette adoption est par nature localisée et ne correspond pas à une

modification du système d’information. Elle se cantonne, au moins au début, à de petits

groupes de salariés qui ont l’habitude de travailler ensemble et qui partagent leurs pratiques

afin d’améliorer leur collaboration voire aux pratiques individuelles. Dans ce cas, les outils

concernés sont utilisés à titre professionnel de la même façon qu’ils le sont dans la vie privée,

MANAGEMENT / DIRECTION

SYSTÈME

D’INFORMATION

SALARIÉS / UTILISATEURS

USAGES

PRIVÉS

Implémentation d’outils web 2.0

adaptés aux entreprises

SOCIÉTÉ

ÉDITRICE /

PRESTATAIRE

INFORMATIQUE

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15

mais ils le sont hors du contrôle du management. Ce sont des bricolages, des adaptations

d’outils que les salariés utilisent hors de l’entreprises ou encore des détournements ou des

réinventions d’outils dont ils disposent sur le SI (Ciborra, 1999, 2000 ; Hovorka et

Germonprez, 2011). Ils n’expriment pas le souhait d’utiliser ces outils au sein du SI ni de

généraliser leurs pratiques de détournement d’outils proposés par ce dernier. Ils se contentent

d’utiliser ceux qu’ils ont à leur disposition sur Internet ou sur le SI pour se faciliter le travail

ou réaliser leur personal knowledge management, la gestion de leur environnement numérique

et de leurs flux d’information (qui trouve ses limites dans la pratique intensive de l’e-mail)

dans une forme d’organisation du SI à l’échelle individuelle.

On assiste en quelque sorte à une introduction « sauvage » au sein de l’entreprise et des

pratiques professionnelles des salariés, d’outils utilisés dans la sphère privée ou à des

détournements d’outils utilisés par l’entreprise. Les salariés-utilisateurs agissent ici à la fois

comme des « braconniers » et des innovateurs puisqu’ils transforment les usages de

technologie appropriées dans la sphère privée et détournent les usages prescrits des

technologies offertes par le SI de l’entreprise (de Certeau, 1980).

Dans ce cas de figure, l’esprit des outils du web 2.0 et leurs caractéristiques structurelles ne

sont pas modifiés car ils ne se confrontent pas à l’expérience de la reconfiguration mais à

celle de l’émergence (DeSanctis et Poole, 1994). Ni l’entreprise, ni les salariés qui utilisent

ces outils ne poussent à institutionnaliser et généraliser ces usages. Le passage à l’échelle

organisationnelle n’est donc pas envisageable. On a affaire à une hybridation professionnelle

d’outils privés ou un détournement d’usage d’outils professionnels. Les salariés bricolent aux

marges du SI pour se faciliter le travail, en utilisant d’autres outils que ceux supportés par

l’entreprise (de Vaujany, 2011). Il existe ainsi des formes de SI individuels aux marges du SI

institutionnel qui n’existent que de manière localisée et permettent aux salariés d’améliorer

leur performance (ils enactent la technologie sous la forme de l’application, Orlikowski,

2000). La trajectoire appropriative qui décrit le mieux ce scénario est la trajectoire

improvisationnelle, car la technologie est bien « reconstruite socialement de façon

récurrente » (de Vaujany, 2003) dans l’ensemble des réaménagements et des bricolages

opérés par les salariés innovateurs (dans l’acception altérienne du terme).

On trouve des exemples très différents d’usages qui illustrent ce scénario d’appropriation. Un

des exemples classiques est le recours à Doodle en entreprise. Le salarié préfère utiliser la

technologie libre du Doodle (organisation de réunions et gestion de l’agenda avec une

connexion possible à son outil professionnel ou personnel) plutôt que sa boîte mail

professionnelle pour organiser une réunion avec plusieurs personnes. Un autre exemple est la

mobilisation de ses réseaux sociaux par le salarié innovateur qui va utiliser de manière

professionnelle le réseau qu’il s’est constitué avec un outil personnel tel que LinkedIn ou

Viadéo. La plasticité de l’e-mail en fait un des outils du SI le plus facilement bricolé et le

mélange des outils personnels et professionnels en la matière donne lieu à des aménagements

et adaptations des outils (transfert ou copie du professionnel vers le personnel pour avoir un

accès webmail ou une lecture directe sur un smartphone personnel). Les outils de transfert de

fichiers volumineux utilisés pour les relations avec les clients ou fournisseurs constituent un

autre exemple possible de bricolage. Enfin, les exemples d’utilisation des outils du web 2.0

sur Internet tels qu’ils sont offerts pour des besoins professionnels constituent le cœur de ce

scénario. Il peut s’agir d’une collaboration à distance sur un wiki dont le serveur est localisé

hors du réseau de l’entreprise, d’outils de co-conception tels que ceux offerts par Google

(Google Docs, Sites, Blogger) etc. Ces outils ne nécessitent en effet qu’un accès internet et un

navigateur et laissent donc la possibilité à tout salarié dont le SI n’est pas verrouillé de

bricoler son propre SI individuel aux marges du SI de l’entreprise pour travailler le plus

efficacement possible.

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16

Figure 2 : Scénario du bricolage

5.2.3. L’entreprise 2.0

Enfin, le troisième scénario est celui de l’entreprise 2.0. Il s’agit de l’idéal proche de ce que

théorise McAfee (2006, 2009). Ici, l’initiative de l’adoption peut provenir des salariés ou de la

direction mais, s’il s’agit des salariés, la dynamique d’adoption sera soutenue par les

utilisateurs innovateurs qui l’auront impulsée. Dans ce cas, la technologie est adaptée sans

être dénaturée et le management s’adapte aux transformations induites par son

fonctionnement (DeSanctis et Poole, 1994 ; Markus et Silver, 2008). Il y a une boucle de

rétroaction entre adaptation de la technologie et du management. Le système d’information

peut se nourrir du travail des salariés innovateurs qui développent des usages efficaces hors de

lui, en adaptant le fonctionnement de la technologie et le fonctionnement de l’organisation et

en le traduisant en un usage institutionnalisé au sein du SI. Les caractéristiques structurelles et

l’esprit sont négociés entre les usages émergents et les usages institutionnalisés.

L’appropriation apparaît comme un processus circulaire entre les usages émergents des

MANAGEMENT / DIRECTION

SYSTÈME

D’INFORMATION

SALARIÉS / INNOVATEURS

USAGES

PRIVÉS

Outils du web 2.0 hors SI et

bricolage d’outils du SI

Doodle, webmail

personnel, outils

web 2.0, dropbox,

transfert de

fichier…

Page 17: Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0 dans ...unice.fr/.../documents-telechargeables/...guesmi.pdf · Trajectoires d’adoption et d’appropriation du web 2.0

17

salariés et leur traduction en pratiques organisationnelles. Les salariés énactent la technologie

selon la figure du changement (Orlikoski, 2000).

La trajectoire appropriative qui correspond le mieux à ce scénario est la trajectoire catalytique

car l’émergence traduit une posture managériale qui correspond déjà à un changement (de

Vaujany, 2003). Le scénario de l’entreprise 2.0 traduit plus une posture managériale qu’un

phénomène technologique. Les salariés-innovateurs sont laissés libres d’innover par la

direction, qui se charge en retour d’adapter leurs usages efficaces à un nouveau mode

d’organisation. Les rôles et les caractéristiques sont négociés. Dans un premier temps, les

usages se développent librement, sans contrainte autre que la sécurité, pour laisser émerger les

plus créatifs et les mieux adaptés au contexte. Cependant, si l’appropriation n’est pas trop

encadrée dans la phase initiale, il arrive un moment où la nouvelle technologie va faire l’objet

d’une institutionnalisation par le management, pour que le passage à l’échelle

organisationnelle puisse avoir lieu et que l’outil soit perçu comme viable et crédible. La

direction va a minima expliciter ce à quoi doit servir la technologie, son utilité et ses

recommandation ou bien elle peut en faire la promotion.

On peut retenir de tout cela que les acteurs de l’entreprise sont pris en tenaille entre les

postures qu’ils peuvent adopter à l’égard des outils du web collaboratif et les effets qui y sont

associés. Quand ils veulent pousser à l’adoption de ces outils, les managers se trouvent en

contradiction avec la nature de ces derniers qui reposent fondamentalement sur l’implication

des salariés-utilisateurs. À l’inverse, s’ils sont réticents à introduire les outils du web 2.0, ils

constituent un frein au processus d’adoption par la base ou à l’innovation ascendante (bottom

up) car ils n’arrivent pas à évaluer les bénéfices qu’ils vont pouvoir en retirer. De leur côté,

les salariés qui ont déjà une expérience de ces outils dans leur vie privée peuvent être le

moteur de leur adoption en entreprise, mais pour cela l’utilisation qu’ils en font doit être

reconnue et valorisée par le management.

L’introduction des outils du web 2.0 en entreprise comprend le risque de modifier les

conditions du fonctionnement de l’organisation et crée par nature des situations de blocage

qui tiennent à ce contexte particulier.

Les exemples du scénario de l’entreprise 2.0 sont ceux proposés par McAfee et les quelques

case study basés sur des grands succès, qui sont souvent le fait de société qui produisent elles-

mêmes des outils (IBM, Microsoft, Cisco, Oracle, etc.) ou sont très familières des

technologies (VistaPrint, Serena Software). Dans la plupart de ces exemples, l’initiative est

souvent le fait de l’entreprise mais les salariés sont très compétents et déjà utilisateurs de ces

outils.

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18

Figure 3 : Scénario de l’entreprise 2.0

Ces scénarii d’adoption et les trajectoires d’appropriation qui en découlent ne se veulent pas

exclusifs d’autres trajectoires possibles. Au contraire, des trajectoires hybrides vont exister.

Ces scenarii proposent plutôt une lecture possible des figures polaires de l’adoption et des

trajectoires d’appropriation des outils du web 2.0 en entreprise en tentant de prendre en

compte le rôle essentiel des salariés dans la dynamique d’adoption, l’existence d’usages

privés, les différences de contextes privés et professionnels et leurs effets sur la production

et/ou la reproduction des structures sociales et des technologies.

USAGES

PRIVÉS

Espace de travail

partagé, wiki de

projet, blog de

partage des

pratiques pro…

SALARIÉS / UTILISATEURS

MANAGEMENT / DIRECTION

SYSTÈME

D’INFORMATION

Outils du web 2.0 hors SI et

bricolage d’outils du SI

Institutionnalisation

Généralisation

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19

6. Discussion

La question que nous nous sommes posée dans cet article a porté sur la diffusion des outils du

web 2.0 en entreprise, sur les modalités de leur adoption et sur l’implication de ces dernières

sur les processus d’appropriation. Nous avons tenté de montrer dans quelle mesure, tant le

milieu d’origine de la technologie qui va se diffuser, que les acteurs qui impulsent la

dynamique d’adoption ont un effet structurant sur la trajectoire d’appropriation de la

technologie.

L’analyse que nous avons développée autour de ces nouveaux d’outils s’inscrit en MSI, mais

il nous a fallu emprunter des voies d’accès multiples pour tenir compte du fait qu’ils diffèrent

de ceux qui sont généralement étudiés dans ce champ d’analyse et d’ailleurs, plus

généralement, de toutes les générations d’outils précédentes.

La première de leurs singularités est qu’ils ne recouvrent pas une technologie particulière

mais un ensemble hétérogène de technologies partageant des caractéristiques communes. En

outre, ils ont émergé dans la sphère privée en réponse aux besoins de coordination des

internautes et n’ont donc pas été conçus pour satisfaire les besoins des entreprises. Enfin, la

dernière différence notable entre le web 2.0 et les outils traditionnellement étudiés en MSI

tient au fait que le succès des premiers dépend entièrement des dynamiques participatives des

utilisateurs ou salariés.

La diffusion de ces nouveaux outils s’opère soit par la voie classique des décisions

managériales, soit par la voie moins courante des phénomènes d’infiltration, c’est-à-dire de

pratiques qui consistent, pour les salariés, à transférer sur leur lieu de travail ou dans leurs

modes de travail, des outils dont ils ont acquis la maîtrise dans leur vie privée ou de pratiques

qu’ils y ont développées.

Les différentes modalités selon lesquelles les outils du web 2.0 peuvent être adoptés dans les

entreprises ont des conséquences sur leur appropriation car leur nature n’est pas la même

selon qu’ils font l’objet d’une décision d’équipement classique par le management ou qu’ils y

pénètrent sous l’impulsion des salariés. En effet, dans le premier cas, ils sont généralement

reconfigurés par les vendeurs ou les prestataires de services pour les rendre plus conformes

aux besoins des entreprises alors que, dans le second, les salariés utilisent tout simplement les

outils très ouverts qui sont disponibles sur Internet. Cette particularité nous a conduits à faire

un usage spécifique des approches théoriques traditionnelles disponibles pour analyser les

trajectoires appropriatives de ces outils dans les entreprises.

La grille de lecture de l’adoption et de l’appropriation des outils du web 2.0 en entreprise que

nous avons retenue nous a conduits à distinguer trois scenarii possibles de diffusion avec

différentes modalité d’adoption (initiée par les salariés, par la direction, généralisée, localisée)

et différents effets sur l’appropriation (absence, localisée, généralisée). Cette grille de lecture

essaye de tenir compte à la fois du rôle des salariés, de la direction et des sociétés éditrices ou

prestataires informatiques dans le processus d’adoption et des caractéristiques structurelles de

la technologie, variables selon qu’on l’utilise dans sa forme naturelle ou reconfigurée. Les

trois scenarii se sont construits au fil de l’eau, à partir des données empiriques de nos deux

terrains d’enquête.

Le premier terrain, qui a porté sur un outil spécifique (le Wiki Scientifique), a révélé un

scénario assez proche de celui de l’entreprise 2.0 : l’adoption de cet outil a été initiée par les

salariés et s’est opérée librement après que ces derniers aient convaincu la direction de son

utilité, aucun cadrage organisationnel n’a accompagné l’initiative locale de son lancement et

aucun discours institutionnel n’a encadré sa diffusion. Le Wiki Scientifique ne s’est donc pas

diffusé par la voie classique du management et ce sont les salariés qui ont œuvré à son

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développement en se « passant le mot ». Différents types d’usages se sont ainsi développés,

allant de la simple diffusion de l’information à l’établissement de contacts, en passant par la

coordination et le partage. Cette étude du Wiki Scientifique illustre parfaitement le caractère

interactif des outils du web 2.0, en soulignant toutefois que, bien qu’il serve effectivement de

plateforme de collaboration, il ne la crée pas, pas plus qu’il ne l’induit.

Nous avons fait le choix de mettre notre grille de lecture et les résultats de la première

enquête de terrain à l’épreuve d’une seconde enquête de terrain. Celle-ci n’a pas été ciblée sur

une technologie spécifique mais sur les pratiques de coordination électronique des salariés en

entreprise. C’est en définissant les caractéristiques des outils du web 2.0 que nous avons

élaboré un concept nouveau, celui d’outil de coordination décentralisée. Ce concept est plus

large que celui d’outils du web 2.0, qu’il englobe et dépasse en regroupant également tous les

autres types de technologies qui répondent aux mêmes caractéristiques. Ce concept devait

nous permettre de prendre en compte tous les outils, en nous basant sur leur mise en pratique

par les salariés.

Les résultats de cette enquête révèlent un scénario très éloigné de l’entreprise 2.0 et de

l’hypothèse que nous avions envisagée. Le transfert de la sphère privée vers la sphère

professionnelle n’opère pas, c’est plutôt l’inverse que nous avons constaté. Différents facteurs

bloquant la diffusion des outils du web 2.0 en entreprise ont été identifiés. Leur adoption par

voie de décision managériale s’accompagne de mesures d’adaptation au milieu spécifique de

l’entreprise qui peuvent être dissuasives. Quant aux salariés qui ont l’habitude d’utiliser ces

outils dans leur sphère privée et en connaissent bien les potentialités, ils hésitent à prendre des

initiatives dans leur usage au sein de l’entreprise en raison de leur subordination à une

hiérarchie parfois peu ouverte à ces questions.

Bien que les résultats de cette seconde enquête n’aient pas été ceux que nous avions imaginés,

ils doivent être lus pour ce qu’ils sont : les résultats d’une enquête réalisée dans un contexte

économique et social dégradé. Pour l’heure, cette enquête atteste de l’existence d’une réelle

dynamique entre sphère privée et sphère professionnelle, dont il faut d’ores et déjà tenir

compte dans l’étude des systèmes d’information, et qui pourrait bien, à l’avenir, être amenée à

s’inverser.

Comme toute recherche en gestion, notre travail a tendu vers deux objectifs, l’un théorique,

l’autre managérial.

Au plan théorique, nous n’avons pu emprunter l’approche économique faute d’éléments

disponibles suffisants et de recul sur les outils et pratiques examinées. Le CSCW nous a en

revanche fourni de nombreuses pistes explicatives des interactions qui surviennent entre les

technologies et ceux qui s’en servent et nous a aidé plus particulièrement à comprendre les

implications du design des outils dans la prescription ou la liberté laissée à ces interactions.

La sociologie des usages et plus spécialement les études consacrées aux problématiques de

l’appropriation des outils du web 2.0 dans la sphère privée nous ont, quant à elles, fourni de

nombreuses prises, notamment pour envisager des détournements d’usages et transposer les

écarts entre usages prescrits/usages effectifs au couple usages privés/usages professionnels.

Enfin, le cadre des recherches structurationnistes nous a semblé particulièrement pertinent

pour étudier ces outils qui, malgré leurs spécificités, reposent un certain nombre de

problématiques classiques. Dans ce cadre, nous avons fait appel plus particulièrement appel

aux recherches en management des SI, pour prendre en compte la tendance récente de

l’importation par les salariés des technologies du web 2.0 issues du marché grand public au

sein des entreprises. Nous avons tenté d’adapter les outils théoriques de ce champ scientifique

pour analyser les modes de pénétration des technologies en cause dans les pratiques

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professionnelles des salariés, comprendre comment ces outils y sont appropriés et quelle

position ils occupent au regard des SI.

C’est à partir de ces différents champs disciplinaires et des allers-retours répétés entre leur

foisonnante production théorique et nos données de terrains que nous avons élaboré la grille

de lecture susvisée et proposé trois processus-types possibles de diffusion, d’adoption et

d’appropriation de ces outils en entreprise.

Quant à l’enjeu managérial, il est double, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut (page 7).

D’une part, il s’agit de reconnaître l’existence des dynamiques que nous avons présentées et

de permettre leur prise en compte dans les décisions d’équipement, d’implémentation et de

déploiement de nouveaux outils dans le SI. Les usages développés hors de l’entreprise et hors

du SI peuvent être structurants dans les processus d’adoption et d’appropriation de nouvelles

TIC dans l’entreprise. D’autre part, il s’agit d’intégrer dans l’analyse et la mise en œuvre des

outils, le rôle moteur que peuvent jouer les salariés dans l’adoption et l’appropriation de

nouvelles TIC dans l’entreprise.

Enfin, au plan méthodologique, notre travail présente une certaine originalité en utilisant

conjointement analyse quantitative (données de trafic, questionnaire, base de données) et

qualitative (entretiens) et en appliquant ces méthodes sur deux terrains d’enquête différents

(étude de cas en entreprise et post-enquête).

Ce travail présente néanmoins des limites. Certaines tiennent à notre approche du phénomène

d’adoption et d’appropriation. Nous avons voulu porter un regard différent sur l’appropriation

d’une TIC en entreprise en prenant en compte une multitude de perspectives (des salariés, du

management, des professionnels concepteurs de logiciels d’entreprise) en essayant

d’apprécier la façon dont elles s’inscrivent dans culture de l’Internet et leurs influences

respectives sur la nature des outils et des modalités de leur adoption et appropriation. Ce

faisant, nous avons été conduits à articuler plusieurs outils théoriques : le CSCW pour prendre

en compte l’importance du design des outils sur la nature des interactions qu’ils vont

supporter (forme naturelle vs forme reconfigurée), la sociologie des usages pour l’analyse du

développement des usages et de l’appropriation et le structurationnisme en MSI auquel nous

avons fait les emprunts les plus notables (caractéristiques structurelles et esprit de la

technologie, enactment, technologie en pratique, figures archétypiques et trajectoires

appropriatives). Or la mobilisation de différents outils théoriques induit des limites à la fois

sur le plan conceptuel et au niveau méthodologique.

Une autre limite tient à l’étendue très vaste de notre objet de recherche. Bien que nous ayons

tenté de nous doter d’une définition aussi précise que possible du web 2.0, cet objet reste très

lâche et recouvre un ensemble hétérogène de TIC.

La limite essentielle est sans doute méthodologique et concerne la validité et la cohérence

théorique de nos terrains d’investigation. Notre recherche s’est essayée au mélange des genres

en se basant, d’une part, sur une étude de cas et, d’autre part, sur une post-enquête auprès de

différents salariés évoluant dans des entreprises différentes. D’un côté nous avons donc

privilégié une analyse approfondie d’un seul et unique outil en situation au sein d’une

entreprise. Ce positionnement méthodologique est préconisé notamment dans le cas de

phénomènes encore peu accessibles à la communauté scientifique. À l’issue de ce premier

travail, nous avons souhaité élargir notre compréhension des phénomènes étudiés en

élargissant le champ de nos enquêtes de terrain et en questionnant les pratiques de

coordination électronique de salariés aux profils différents, déployées dans des contextes

différents. La cohérence des approches ainsi mises en œuvre et de leur ancrage théorique n’est

sans doute pas complète et reste ouverte aux critiques.

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Toutefois, ces limites ouvrent la voie à des prolongements et des recherches futures. Une des

perspectives de recherche à considérer est de tester la grille de lecture sur d’autres terrains, en

variant les types d’entreprises et les types de technologies mise en œuvre. Confronter notre

grille de lecture à d’autres terrains d’étude permettrait de mettre à l’épreuve et d’enrichir nos

résultats, tout en visant une amélioration et une plus grande robustesse de leur valeur

explicative.

7. Conclusion

Deux tendances notables éclairent les évolutions possibles de l’adoption et l’appropriation des

outils du web 2.0 en entreprise et ouvrent des voies de recherche par rapport aux scenarii que

nous avons présentés.

Une première tendance du marché des outils de travail collaboratifs consiste en un

basculement des offres d’une sphère à l’autre, spécifiquement du privé vers le professionnel.

En effet, un nombre croissant de start up offrant des services innovants et ayant rencontré du

succès auprès des utilisateurs grand public, ont élargi leur business model en développant des

offres pour les entreprises. Dans un premier temps, ces outils ont été développés pour les

utilisateurs, ils sont user centric, et leurs interfaces et fonctionnalités leur ont permis d’être

adoptés et appropriés avec aisance par des utilisateurs hors des entreprises mais dans un but

productif. Dans un second temps, après avoir connu le succès auprès du grand public, ces

start up ont décidé de commercialiser des offres spécifiques aux entreprises. Contrairement au

marché grand public, qui se voit généralement offrir le service gratuitement – généralement

sur un mode freemium (service de base gratuit avec des options premium payantes) – les

offres pour entreprises sont la plupart du temps basées sur des licences d’utilisation pour un

certain nombre de salariés. La stratégie de ces start up est donc, de s’appuyer sur des usages

qui prééxistent et de vendre aux entreprises des outils qui ont déjà fait leur preuve auprès des

utilisateurs et qui ont une base installée d’utilisateurs satisfaits.

On trouve de nombreux exemples récents de sociétés qui, après avoir remporté un franc

succès sur le marché grand public, ont développé des offres payantes pour entreprises

intégrant les problématiques de sécurisation des données et d’intégration au SI. Elles

proposent des versions compatibles avec les applications et ERP les plus répandus en

entreprise. Par exemple, Box.net propose une version d’entreprise qui s’intègre sans heurts

aux SI existants. D’autres exemples récents sont révélateurs : Google apps, Dropbox,

Evernote pour n’en citer que quelques-uns ont tous adopté la même logique : réussir sur le

marché grand public, puis investir le marché professionnel pour y trouver un relais de

croissance.

Une seconde tendance se dessine avec les récents rachats de start up développant des outils

du web 2.0 pour les entreprises par les acteurs historiques du secteur. En effet, au vu des

dernières opérations réalisées par les fournisseurs de logiciels d’entreprise, la tendance du

marché semble être à la concentration. Les sociétés éditrices de logiciels pour entreprises les

plus anciennes – c’est-à-dire les fournisseurs historiques – tentent ainsi de se faire une place

sur les nouveaux marchés des outils de travail collaboratifs qui se sont développés avec le

web 2.0.

Cette deuxième tendance s’illustre par le rachat de Yammer (micro-blogging d’entreprise) par

Microsoft, le rachat de SuccessFactors (SIRH en mode SaaS) par SAP ou celui de

Coremetrics (optimisation du marketing et des activités en ligne) par IBM. Elle traduit une

forme de prise en compte des évolutions de marché par les acteurs historiques qui souhaitent

conquérir ces nouveaux domaines en achetant les acteurs innovants qui y évoluent et ceux qui

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tentent d’y entrer. Ces tendances confirment l’intérêt d’élargir les recherches à de nouveaux

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Annexes

Annexe A : Démarche d’analyse du wiki de la R&D de Telecom 2000

L’étude du « wiki de la recherche » nous a permis de nous intéresser aux processus

d’appropriation par les salariés d’une technologie représentative du web 2.0 porteuse de

nombreuses implications managériales et d’étudier conjointement les réactions et les

évolutions du management. Elle nous a donc aussi donné l’occasion d’illustrer les liens entre

adoption d’une nouvelle technologie et changement organisationnel.

Le cadre général de l’enquête est celui d’une analyse des formes de l’appropriation qui prend

en compte la dynamique de mise en place de la « technologie-en pratique » (Orlikowski,

2000). Dans cette perspective, les usages s’enracinent bien sur des hypothèses imaginées par

les concepteurs de l’outil, mais ils prennent véritablement corps, de façon beaucoup plus

située. Nous nous sommes également efforcés de reconstituer la structure du wiki, ce qui ne

constitue nullement une évidence. En effet, si un wiki relève la plupart du temps d’une

organisation hiérarchique de l’information d’un point de vue sémantique et logique, il est

techniquement très difficile de mettre en évidence une architecture en forme d’arbre à partir

de l’extraction des données. En effet, n’importe quelle page d’un wiki peut être associée à

plusieurs pages par des liens hypertexte, et il n’est pas facile de trouver une procédure

automatisée qui distingue sans ambiguïté une page « maître » des autres qui lui sont associées

pour d’autres raisons.

Pour pouvoir analyser le contenu, nous avons « découpé » le wiki en autant de sections qu’il y

avait d’items sur la page d’accueil décrite ci-dessus. Ainsi, chaque page du Wiki Scientifique

a été associée à l’une de ces sections, sur la base du calcul de la distance la plus courte (en

clics) entre la page et les items correspondants sur la page d’accueil. Cette attribution est

conventionnelle, mais elle a fait la preuve de sa robustesse dans le cadre de l’interprétation.

Nous avons également qualifié les contributeurs du Wiki Scientifique en fonction de leur

niveau de participation dans ces sections : pour chaque contributeur, nous avons dénombré le

nombre de contributions faites dans les différentes sections et nous avons défini la section «

favorite » du contributeur, comme la section dans laquelle il avait réalisé le plus grand

nombre de contributions.

Nous nous sommes appuyés sur une première analyse de ces données de trafic pour définir le

protocole de l’enquête qualitative. Un premier volet de l’enquête a porté auprès de 15 «

rédacteurs » choisis dans la base de données. L’échantillon a été composé de façon à prendre

en compte la diversité des caractéristiques de ces rédacteurs. Il comporte ainsi en nombre

raisonnable autant de contributeurs forts que de contributeurs faibles (les normes appliquées

pour identifier ces catégories étant celles issues de l’analyse du trafic), ce qui évite un biais

que l’on trouve parfois dans les enquêtes de ce type, qui consiste à surreprésenter les

utilisateurs les plus actifs. Le second volet d’enquête qualitative visant les « lecteurs » a été

mené auprès d’un échantillon de 15 personnes, inscrites dans la base de données, mais n’ayant

réalisé aucune contribution. Lecteurs et rédacteurs ont été contactés et rencontrés pour des

entretiens en face à face ou au téléphone, les guides d’entretien ayant été élaborés de manière

à permettre une analyse compréhensive des pratiques d’écriture électronique et de

consultation spécifiques au wiki.

Enfin, nous avons mené une troisième démarche d’interrogation, cette fois-ci par le biais

d’une enquête quantitative en ligne visant l’ensemble des salariés de la division R&D. Le lien

vers l’enquête a été adressé par un courriel envoyé à tous les utilisateurs de la messagerie

interne (dans cette division, la quasi-totalité des salariés, chercheurs, décideurs et employés,

dispose d’un courrier électronique, à l’exception des personnels de service et d’entretien).

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389 réponses ont été obtenues, ce qui constitue un taux de retour acceptable pour une

organisation employant environ 4000 personnes. Le questionnaire fermé de cette enquête en

ligne a permis de collecter un certain nombre d’informations, non seulement à propos des

lecteurs et des rédacteurs sur le wiki, mais aussi de tous les non utilisateurs de l’outil.

Annexe B : Méthodologie de la postenquête COI TIC 2006

Pour éviter le biais du déterminisme technologique nous avons privilégié l’analyse de l’usage

des outils dans des contextes a priori diversifiés. Cette approche nous a conduits à articuler

étude quantitative et qualitative. L’étude quantitative a servi à diversifier le contexte

d’observation et à cibler la population de salariés étudiés. L’étude qualitative a permis

d’analyser l’usage ou le non-usage d’outils auprès d’un nombre limité de salariés. Bien que

difficilement généralisables, les résultats du travail qualitatif se basent sur un travail

quantitatif en amont et recouvrent une diversité de contextes plus large que les monographies

tirées de l’observation d’expériences pionnières.

L’enquête COI TIC (Changement Organisationnel et Informatisation – Technologies de

l’Information et de la Communication) est une enquête obligatoire de la statistique publique

qui avait été menée une première fois en 1997 et qui offre une analyse à double entrée en

interrogeant à la fois les salariés et les directions des entreprises en matière d’équipements

informatiques et de processus de gestion. La post-enquête, réalisée dans le cadre d’un appel à

projet pour le compte de la DARES, a permis d’étudier l’outillage de la coordination de

salariés aux profils variés, dans des entreprises de natures différentes, mais tous utilisateurs de

technologies collaboratives. En se concentrant sur les pratiques de coordination nous avons

réussi, d’une part, à étudier les fonctionnement du web 2.0 sans qu’il soit lié à des outils et,

d’autre part, à ouvrir l’analyse à des profils d’entreprises et de salariés très différents de ceux

qui constituent le cœur des utilisateurs les plus avancés (des utilisateurs aux profils techniques

dans de grandes entreprises multinationales de haute technologie telles qu’IBM, Microsoft,

Oracle…)

Pour cibler la population, nous avons retenu quatre critères : l’utilisation d’un matériel

informatique pour des besoins professionnels, l’usage d’une boîte électronique

professionnelle, l’usage d’internet ou d’un intranet et le travail en collaboration via un serveur

commun ou un disque dur partagé. Cela représentait 4 863 individus sur les 14 369 compris

dans la base.

Pour que les salariés sélectionnés soient capables de mettre en relation la diffusion des outils

avec d’éventuels changements de contexte, nous avons ajouté deux autres conditions : une

ancienneté de trois ans et un emploi pérenne. Cela a ramené l’échantillon de départ à 1 758

salariés dont 504 vivant en Île-de-France. Parmi ces derniers, nous avons opéré un tirage

représentatif de 150 individus, dont 30, ont fait l’objet d’un entretien semi-directif qui a été

suivi pour 15 d’entre eux (ceux indiquant une connaissance ou une pratique plus importante

d’outils OCD) d’un entretien plus approfondi.