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L’Art des bruits
L’Art des bruits
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L’Arte dei rumori
L’Arte dei rumori, Manifesto futurista, daté du mars ,fut édité en placard replié. Une version française en futdiffusée la même année. Le texte fut ensuite repris en
comme premier chapitre du volume L’Arte dei rumori,Milan, Edizioni Futuriste di “Poesia”. La version françaisereparut en (Paris, Richard-Masse), avec une présen-tation de Maurice Lemaître. Elle figure également dans lerecueil complet L’Art des bruits (textes établis et présentéspar Giovanni Lista, Paris, L’Âge d’Homme, ).© . .© Éditions Allia, Paris, , .
, AUTOPORTRAIT , .
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mars , durant notre sanglante vic-toire remportée sur quatre mille passéistes auThéâtre Costanzi de Rome, nous défendionsà coups de poing et de canne ta Musique futu-riste, exécutée par un orchestre puissant, quandtout à coup mon esprit intuitif conçut unnouvel art que, seul, ton génie peut créer :l’Art des bruits, conséquence logique de tesmerveilleuses innovations.La vie antique ne fut que silence. C’est
au dix-neuvième siècle seulement, avecl’inven tion des machines, que naquit le bruit.Aujourd’hui le bruit domine en souverainsur la sensibilité des hommes. Durant plu-sieurs siècles la vie se déroula en silence, ouen sourdine. Les bruits les plus retentissantsn’étaient ni intenses, ni prolongés, ni variés.En effet, la nature est normalement silencieuse,sauf les tempêtes, les ouragans, les ava-lanches, les cascades et quelques mouvementstelluriques exceptionnels. C’est pourquoi les
’ MUSICA FUTURISTA
, . .
premiers sons que l’homme tira d’un roseaupercé ou d’une corde tendue l’émerveillèrentprofondément.Les peuples primitifs attribuèrent au son
une origine divine. Il fut entouré d’un respectreligieux et réservé aux prêtres qui l’utili- sèrent pour enrichir leurs rites d’un nouveaumystère. C’est ainsi que se forma la concep-tion du son comme chose à part, différente etindépendante de la vie. La musique en fut lerésultat, monde fantastique superposé au réel,monde inviolable et sacré. Cette atmosphèrehiératique devait nécessairement ralentir leprogrès de la musique, qui fut ainsi devancéepar les autres arts. Les Grecs eux-mêmes,avec leur théorie musicale fixée mathémati-quement par Pythagore et suivant laquelleon admettait seulement l’usage de quelquesintervalles consonants ont limité le domainede la musique et ont rendu presque impossiblel’harmonie qu’ils ignoraient absolument. La musique évolua au Moyen Âge avec ledéveloppement et les modifications du sys-tème grec du tétracorde. Mais on continua àconsidérer le son dans son déroulement à tra-vers le temps, conception étroite qui persistalongtemps et que nous retrouvons encore
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dans les polyphonies les plus compliquées desmusiciens flamands. L’accord n’existait pasencore ; le développement des différentesparties n’était pas subordonné à l’accord queces parties pouvaient produire ensemble ; laconception de ces parties n’était pas verticale,mais simplement horizontale. Le désir et larecherche de l’union simultanée des sons diffé-rents (c’est à dire de l’accord, son complexe) semanifestèrent graduellement : on passa del’accord parfait assonant aux accords enrichisde quelques dissonances de passage, pour arri-ver aux dissonances persistantes et compliquéesde la musique contemporaine.L’art musical rechercha tout d’abord la
pureté limpide et douce du son. Puis il amal-gama des sons différents, en se préoccupant de caresser les oreilles par des harmoniessuaves. Aujourd’hui l’art musical recherche les amalgames de sons les plus dissonants, les plus étranges et les plus stridents. Nousnous approchons ainsi du son-bruit.
qui participent au travail humain.Dans l’atmosphère retentissante des grandesvilles aussi bien que dans les campagnes
autrefois silencieuses, la machine crée aujour-d’hui un si grand nombre de bruits variés quele son pur, par sa petitesse et sa monotonie, nesuscite plus aucune émotion.Pour exciter notre sensibilité, la musique
s’est développée en recherchant une poly-phonie plus complexe et une variété plusgrande de timbres et de coloris instrumentaux.Elle s’efforça d’obtenir les successions les pluscompliquées d’accords dissonants et préparaainsi le .Cette évolution vers le son-bruit n’est pos-
sible qu’aujourd’hui. L’oreille d’un homme dudix-huitième siècle n’aurait jamais supporté
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l’intensité discordante de certains accordsproduits par nos orchestres (triplés quant aunombre des exécutants) ; notre oreille aucon traire s’en réjouit, habituée qu’elle est parla vie moderne, riche en bruits de toute sorte.Notre oreille, pourtant, bien loin de s’encontenter, réclame sans cesse de plus vastessensations acoustiques. D’autre part, le sonmusical est trop restreint, quant à la variétéet à la qualité de ses timbres. On peut réduireles orchestres les plus compliqués à quatreou cinq catégories d’instruments différentsquant au timbre du son : instruments à cordesfrottées, à cordes pincées, à vent en métal, àvent en bois, instruments de percussion. Lamusique piétine dans ce petit cercle en s’effor-çant vainement de créer une nouvelle variétéde timbres.
-.Chaque son porte en soi un noyau de
sensations déjà connues et usées qui prédis- posent l’auditeur à l’ennui, malgré les effortsdes musiciens novateurs. Nous avons tousaimé et goûté les harmonies des grands maîtres.Beethoven et Wagner ont délicieusement
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secoué notre cœur durant bien des années.Nous en sommes rassasiés. ’
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“”.Nous ne pouvons guère considérer l’énorme
mobilisation de forces que représente unorchestre moderne sans constater ses piteuxrésultats acoustiques. Y a-t-il quelque chosede plus ridicule au monde que vingt hommesqui s’acharnent à redoubler le miaulementplaintif d’un violon ? Ces franches déclara-tions feront bondir tous les maniaques demusique, ce qui réveillera un peu l’atmosphèresomnolente des salles de concerts. Entrons-yensemble, voulez-vous ? Entrons dans l’un deces hôpitaux de sons anémiés. Tenez, la pre-mière mesure vous coule dans l’oreille l’ennuidu déjà entendu et vous donne un avant-goûtde l’ennui qui coulera de la mesure suivante.Nous sirotons ainsi, de mesure en mesure,deux ou trois qualités d’ennui en attendanttoujours la sensation extraordinaire qui neviendra jamais. Nous voyons en attendant
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s’opérer autour de nous un mélange écœurantformé par la monotonie des sensations et parla pâmoison stupide et religieuse des audi-teurs, ivres de savourer pour la millième fois,avec la patience d’un bouddhiste, une extaseélégante et à la mode. Pouah ! Sortons vite, carje ne puis guère réprimer trop longtemps mondésir fou de créer enfin une véritable réalitémusicale en distribuant à droite et à gauchede belles gifles sonores, enjambant et culbu-tant violons et pianos, contrebasses et orguesgémissantes ! Sortons !
’ objecteront que le bruit est néces-sairement déplaisant à l’oreille. Objectionsfutiles que je crois oiseux de réfuter en
’
dénombrant tous les bruits délicats quidonnent d’agréables sensations. Pour vouscon vaincre de la variété surprenante desbruits, je vous citerai le tonnerre, le vent, lescascades, les fleuves, les ruisseaux, les feuilles,le trot d’un cheval qui s’éloigne, les sursautsd’un chariot sur le pavé, la respiration solen-nelle et blanche d’une ville nocturne, tousles bruits que font les félins et les animauxdomestiques et tous ceux que la bouche del’homme peut faire sans parler ni chanter.Traversons ensemble une grande capitale
moderne, les oreilles plus attentives que lesyeux, et nous varierons les plaisirs de notresensibilité en distinguant les glouglous d’eau,d’air et de gaz dans des tuyaux métalliques,les borborygmes et les râles des moteurs quirespirent avec une animalité indiscutable, lapalpitation des soupapes, le va-et-vient despistons, les cris stridents des scies mécaniques,les bonds sonores des tramways sur les rails,le claquement des fouets, le clapotement desdrapeaux. Nous nous amuserons à orchestreridéalement les portes à coulisses des magasins,le brouhaha des foules, les tintamarres diffé-rents des gares, des forges, des filatures, desimprimeries, des usines électriques et des
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chemins de fer souterrains. Il ne faut pasoublier les bruits absolument nouveaux de laguerre moderne. Le poète Marinetti dans unelettre qu’il m’adressait des tranchées bulgaresd’Andrinople me décrivait ainsi, dans son nou-veau style futuriste, l’orchestre d’une grandebataille :
secondes les canons de siège éventrer lesilence par un accord TAM-TOUMB . Aussitôtéchos échos échos tous les échos s’en emparer vitel’émietter l’éparpiller au loin infini au diableDans le centre centre de ces TAM-TOUMB aplatisampleur kilomètres carrés bondir éclatsmassues coups de poing coups de tête batteries à tirrapide Violence férocité régularité jeu de pendulefatalité cette basse grave lenteur apparente scanderles étranges fous très jeunes très fous fous fous trèsagités altos de la bataille Furie angoisse horsd’haleine oreilles Mes oreilles mes yeux narinesouvertes ! attention ! quelle joie que la vôtre ô monpeuple de sens voir ouïr flairer boire tout tout touttaratatatatata les mitrailleuses crier se tordre sousmille morsures gifles traak traak coups de triquecoups de fouet pic pac POUM - TOUMB jongleriesbonds de clowns en plein ciel hauteur mètresc’est la fusillade En contrebas esclaffements de
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marécages rires buffles chariots aiguillons piaffe dechevaux caissons flic flac zang zang chaak chaakcabrements pirouettes patatraak éclaboussementscrinières hennissements i i i i i i i tohu-bohu tinte-ments trois bataillons bulgares en marche crookcraak (lentement mesure à deux temps) ChoumiMaritza o Karvavena cris d’officiers s’entrecho-quant plats de cuivre pam ici (vite) pac là-basBOUM-pam-pam-pam-pam ici là là plus lointout autour très haut attention nom-de-Dieu surla tête chaaak épatant ! flammes flammes flammesflammes flammes flammes flammes rampe des fortslà-bas Choukri Pacha téléphone ses ordres à fortsen turc en allemand allô Ibrahim ! Rudolf allô !allô ! acteurs rôles échos-souffleurs décors de fuméeforêts applaudissements odeur-foin-boue-crottin jene sens plus mes pieds glacés odeur de moisi pourri-ture gongs flûtes clarines pipeaux partout en hauten bas oiseaux gazouiller béatitude ombrages verdeur cip-cip zzip-zzip troupeaux pâturagesdong-dang-dong-ding-bèèè Orchestre Des fous frap-pent à coups redoublés sur les professeurs d’orchestreceux-ci courbés battus battus jouer jouer jouerGrands fracas bien loin d’effacer boire les bruitsmenus les revo mir les préciser hors de leur bouche-écho grand’ouverte diamètre kilomètre Débrisd’échos dans ce théâtre de fleuves couchés villages
’
assis monts debout reconnus dans la salle MaritzaTungia Rodopes er et e rangs loges baignoires shrapnels gesticulation explosion ZANG-TOUMB mouchoirs blancs pleins d’or toumb-toumbnuages poulailler grenades tonnerre d’applau -dissements Vite vite quel enthousiasme s’arrachertignasses chevelures très noires ZANG-TOUMB-TOUMB orchestre des bruits de guerre se gonflersous une note de silence suspendue en plein cielballon captif doré contrôlant le tir.
. Il ne s’agit pas dedétruire les mouvements et les vibrations irré-gulières (de temps et d’intensité) de ces bruits,mais simplement fixer le degré ou ton de lavibration prédominante. En effet le bruit sedistingue du son par ses vibrations confuses etirrégulières (quant au temps et à l’intensité).
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’
. L’exis-tence de ce ton prédominant nous donne lapossibilité pratique d’entonner les bruits, c’est-à-dire de donner à un bruit une certainevariété de tons sans perdre sa caractéristique,
’
je veux dire le timbre qui le distingue. Certainsbruits obtenus par un mouvement rotatoirepeuvent nous offrir une gamme entière, ascen-dante ou descendante, soit qu’on augmente,soit qu’on diminue la vitesse du mouvement.Chaque manifestation de notre vie est
accompagnée par le bruit. Le bruit nous estfamilier. Le bruit a le pouvoir de nous rappe-ler à la vie. Le son, au contraire, étranger à lavie, toujours musical, chose à part, élémentoccasionnel, est devenu pour notre oreille cequ’un visage trop connu est pour notre œil. Le bruit, jaillissant confus et irrégulier horsde la confusion irrégulière de la vie, ne serévèle jamais entièrement à nous et nousréserve d’innombrables surprises. Noussommes sûrs qu’en choisissant et coordon-nant tous les bruits nous enrichirons leshommes d’une volupté insoupçonnée.Bien que la caractéristique du bruit soit de
nous rappeler brutalement à la vie, l’
. L’art desbruits tirera sa principale faculté d’émotiondu plaisir acoustique spécial que l’inspirationde l’artiste obtiendra par des combinaisonsde bruits. Voici les six catégories de bruits de
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l’orchestre futuriste que nous nous proposonsde réaliser bientôt mécaniquement :
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Bruits de percussionsur métal, bois, peau,pierre, terre cuite, etc.
Voix d’hommes etd’ani maux ; cris, gé mis sements,hur lements, rires,râles, san glots.
GrondementsÉclatsBruits d’eau tombanteBruits de plongeonMugissements
SifflementsRonflements Renâclements
MurmuresMarmonnementsBruissementsGrommellementsGrognementsGlouglous
Stridences Craquements Bourdonnements Cliquetis Piétinements
Nous avons enfermé dans ces catégories lesbruits fondamentaux les plus caractéristiques ;les autres ne sont guère que les combinaisonsde ces derniers. Les mouvements rythmiquesd’un bruit sont infinis. Il n’y a pas seulementun ton prédominant, mais aussi un -
autour duquel d’autres nombreuxrythmes secondaires sont également sensibles.
:. Il faut élargir et enrichir de plus en plus
le domaine des sons. Ceci répond à un besoinde notre sensibilité. Nous remarquons en effetque tous les compositeurs de génie contem-porains tendent vers les dissonances les pluscompliquées. En s’éloignant du son pur, ilsarrivent presque au son-bruit. Ce besoin etcette tendance ne pourront être complètementsatisfaits que par la jonction et la substitutiondes bruits aux sons.
. Il faut remplacer la variété restreinte destimbres des instruments que possède l’orches -tre par la variété infinie des timbres des bruitsobtenus au moyen de mécanismes spéciaux.
. La sensibilité du musicien, après s’êtredébarrassée du rythme facile et traditionnel,
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trouvera dans le domaine des bruits le moyende se développer et de se rénover, ce qui estfacile étant donné que chaque bruit nous offrel’union des rythmes les plus divers, outre celuiprédominant.
. Chaque bruit a parmi ses vibrations irré-gulières un ton général prédominant. C’estpourquoi l’on obtiendra facilement dans laconstruction des instruments qui doivent imi-ter ce ton une variété suffisamment étendue detons, demi-tons et quarts de ton. Cette variétéde tons n’enlèvera pas à chaque bruit la carac-téristique de son timbre, mais en augmenteral’étendue.
. Les difficultés techniques que nous offrela construction de ces instruments ne sont pasgraves. Dès que nous aurons trouvé le principemécanique qui donne un certain bruit, nouspourrons graduer son ton en suivant les lois de l’acoustique. Nous aurons recours, parexemple, à une diminution ou augmentation devitesse si l’instrument a un mouvement rota-toire. Nous augmenterons ou diminuerons lagrandeur ou la tension des parties sonoressi l’instrument n’est pas rotatoire.
. Ce nouvel orchestre obtiendra les pluscomplexes et les plus neuves émotions sonores,
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non par une succession de bruits imitatifsreproduisant la vie, mais par une associationfantastique de ces timbres variés. C’est pour-quoi chaque instrument devra nous offrir lapossibilité de changer de ton et devra possé-der une plus ou moins grande extension desonorité.
. La variété des bruits est infinie. Il est cer-tain que nous possédons aujourd’hui plusd’un millier de machines différentes, dont nouspourrions distinguer les mille bruits différents.Avec l’incessante multiplication des nouvellesmachines,
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.. Nous engagerons tous les jeunes musi-
ciens vraiment doués et audacieux à observertous les bruits pour comprendre les rythmesdifférents qui les composent, leur ton princi-pal et leurs tons secondaires. En comparantles timbres variés des bruits aux timbres dessons, ils constateront combien les premierssont plus variés que les seconds. On dévelop-pera ainsi la compréhension, le goût et la
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passion des bruits. Notre sensibilité multi-pliée, après s’être fait des yeux futuristes, auraaussi des oreilles futuristes. Les moteurs de nosvilles industrielles pourront dans quelquesannées être tous savamment entonnés demanière à former de chaque usine un enivrantorchestre de bruits.
cher Pratella, je soumets à ton génie futu-riste ces idées nouvelles en t’invitant à lesdiscuter avec moi. Je ne suis pas un musicien.Je n’ai donc pas des préférences acoustiquesni des œuvres à défendre. Je suis un peintrefuturiste qui lance hors de lui sur un art pro-fondément aimé sa volonté de tout renouveler. C’est pourquoi, plus téméraire que le plustéméraire des musiciens de profession, nul lement préoccupé par mon apparenteincompétence, sachant que l’audace donnetous les droits et toutes les possibilités, j’aiconçu la rénovation de la musique par l’Artdes Bruits.
Peintre.Milan, mars .
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juin à Modène le peintre futuriste Russolo, créateur
de l’Art des Bruits, expliquait et faisait fonctionner pour la
première fois devant plus de personnes qui bon-
daient le Théâtre Storchi les différents appareils bruiteurs
qu’il venait d’inventer et de construire en collaboration
avec le peintre Ugo Piatti.
Le musicien futuriste Pratella et le Poète Marinetti pre-
naient ensuite la défense de cette invention étonnante par
un violent contradictoire, tenant tête éloquemment aux
invectives et aux injures grossières et passéistes.
Aussitôt après cette soirée mémorable le peintre futu-
riste Russolo se remettait au travail pour perfectionner
ses instruments bruiteurs et pour préparer ses premiers
r�seaux de bruitsqui furent enfin exécutés dans un
premier concert bruitiste à la Maison Rouge de Milan, le
soir du Août. Dans la vaste salle, autour de cet
orchestre étrange se pressaient le groupe dirigeant futu-
riste et plusieurs membres importants de la presse
italienne, qui saluèrent d’applaudissements et de hour-
rahs enthousiastes les différents r�seaux de bruits
dont voici les titres :
Réveil de CapitaleRendez-vous d’autos et d’aéroplanes
3 bourdonneurs
2 �clateurs
1 tonneur
3 siffleurs
2 bruisseurs
2 glouglouteurs
1 fracasseur
1 stridenteur
1 ren�cleur
On dîne à la terrasse du CasinoEscarmouche dans l’oasis
Russolo dirigeait lui-même l’orchestre, composé de
bruiteurs :
Malgré une certaine inexpérience de la part des exécu-
tants, insuffisamment préparés par un petit nombre de
répétitions hâtives, l’ensemble fut presque toujours parfait
et les effets vraiment saisissants obtenus par Russolo révé-
lèrent à tous les auditeurs une nouvelle volupté acoustique.
Les quatre réseaux de bruits ne sont pas de simples
reproductions impressionnistes de la vie qui nous entoure
mais d’émouvantes synthèses bruitistes. Par une savante
variation de tons, les bruits perdent en effet leur caractère
épisodique accidentel et imitatif, pour devenir des élé-
ments abstraits d’art.
En écoutant les tons combinés et harmonisés des éclateurs,
des siffleurs et des glouglouteurs, on ne pensait plus guère à
des autos, à des locomotives ou à des eaux courantes, mais
on éprouvait une grande émotion d’art futuriste, absolument
imprévue et qui ne ressemblait qu’à elle-même.
, LUIGI RUSSOLO , .
Luigi Russolo naît à Portogruaro, près de Venise, le avril
, dans une famille de musiciens. Son père, horloger de
profession, tient l’orgue de l’église, un de ses frères est vio-
loniste, un autre pianiste. Luigi apprend lui aussi, auprès de
son père, le piano et le violon. Mais dès l’âge de seize ans,
il se consacre à la peinture. Dès , il expose à la Famiglia
Artistica de Milan. Ses eaux-fortes d’inspiration symboliste
reçoivent un accueil favorable. C’est à cette occasion qu’il
rencontre le peintre Umberto Boccioni. Avec lui et Carlo
Carrà, il adhère en février au mouvement futuriste créé
par le poète Filippo Tommaso Marinetti. Il participe à la
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.© Costa/Leemage.
rédaction des manifestes picturaux du groupe et peint des
tableaux qui se rapprochent de l’esthétique futuriste, comme
La Révolte (), La Musique () ou Dynamisme d’une
automobile (-).
C’est en réponse au manifeste Musica Futurista de son
ami musicien Francesco Balilla Pratella qu’il rédige le
manifeste L’Art des Bruits en . Il souhaite révolution-
ner la musique en s’inspirant du mot librisme et des versi
paroliberi de Marinetti, qui sont en train de bouleverser
la poésie. Il abandonne alors totalement la peinture.
Sa réflexion théorique dans ce domaine se double d’une
intense activité pratique. Avec l’aide d’Ugo Piatti, égale-
ment peintre à l’ori gine, il se consacre à la mise au point
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des intonarumori, ou “bruiteurs”, ces nouveaux instru-
ments requis par son projet de bruits-sons, sortes de boîtes
aux couleurs éclatantes, prolongées par des haut-parleurs,
des manivelles et autres leviers. En avril , il donne son
premier concert public à Milan. Il présente, accompagné
de bruiteurs, trois morceaux de sa composition : Réveil
d’une capitale, On dîne à la terrasse du Casino et Congrès
d’automobiles et d’avions. Le concert déclenche une émeute.
En , il publie le recueil L’Art des bruits, dans lequel il
reprend son essai de , accompagné d’autres textes
comme Les Bruits de la nature et de la vie, Les Bruits de la
guerre ou Graphie enharmonique, qui précisent les vues
présentées dans son premier manifeste.
’
, RÉVEIL D’UNE CAPITALE , .
Ci-contre: © Costa/Leemage.
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Il s’engage comme volontaire lors de la Première
Guerre mondiale et est grièvement blessé à la tête en
décembre . En , il modifie le moteur de l’avion du
pilote Fedele Azari de manière à lui conférer un timbre
nouveau, tandis que l’aviateur exécute des “chorégraphies
aériennes” au-dessus de Milan. Après la guerre, il se pro-
duit à nouveau et donne plusieurs concerts à Londres
et à Paris. En juin , il donne trois récitals au Théâtre
des Champs-Élysées pour bruiteurs et orchestre.
Son frère Antonio est à la baguette. Parmi l’assistance :
Claudel, De Falla, Diaghilev, Honegger, Mondrian,
Poulenc, Ravel, Stravinski ou encore Tzara. Mondrian
consacrera un long article à ces “bruiteurs” dans la revue
De Stijl, tandis que Ravel, enthousiasmé par le concert, se
souviendra peut-être du musicien futuriste en plaçant un
chœur de grenouilles à la fin de L’Enfant et les sortilèges. En
, Marinetti accompagne la mise en scène de sa pièce
Le Tambour de feu par des bruiteurs.
Mais Russolo est bientôt écarté du mouvement futu -
riste en raison de ses convictions antifascistes. Il s’exile à
Paris en , où il poursuit ses travaux expérimentaux.
Il crée successivement l’archet enharmonique, le piano
enharmonique, enfin le russolophone ou rumorharmonium.
Dans un entretien avec Giovanni Lista, Jean Painlevé
se remémore ainsi cet instrument : “Ce piano droit per-
mettait, par le jeu des touches, de frapper, pincer, agiter.
Ainsi des plaques métalliques étaient mises en branle, des
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.
débris de vaisselle s’entrechoquaient, des cylindres de car-
ton résonnaient, des – je crois – soufflets gémissaient…
Une pédale faisait cesser tout bruit en cours. On passait
ainsi des halètements de machines ou de caossements de
crapauds à des dégringolades de porcelaine, des gifles, des
appels étouffés, des cris…” De son côté, Varèse lui écrit :
“C’est avec le plus vif intérêt que j’ai entendu et étudié le
Russolophone. Je suis sûr que les possibilités qu’il offre et
’
la facilité de son maniement lui assureront dans un bref
délai sa place à l’orchestre.” Grâce à l’intervention du
peintre Enrico Prampolini, il se rapproche à nouveau des
futuristes et c’est en compagnie de Marinetti qu’en
il présente ses inventions à la Sorbonne. Il participe égale-
ment à trois courts métrages muets, dont il assure
l’accompa gnement musical et dans lesquels il joue :
La Marche des machines d’Eugène Deslaw, Futuristes
à Paris et Montparnasse.
L’apparition du cinéma parlant marque un coup d’arrêt
à sa carrière musicale. Il rentre en en Italie et revient
à une peinture plus académique. Il se passionne également
pour les philosophies orientales et les sciences occultes.
Il meurt oublié à Cerro di Laveno, dans la région de
Milan, en .
Dans les années cinquante cependant, des musiciens
comme John Cage, Pierre Schaeffer ou Pierre Henry lui
rendront hommage. Russolo est aujourd’hui considéré
comme l’un des précurseurs de la musique concrète. Dès
, Cage l’évoque dans ses Confessions d’un compositeur
pour expliquer la genèse spirituelle du “piano préparé”.
On doit également à Russolo un type de notation musicale
encore utilisé de nos jours par les compositeurs de musique
électronique.
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, . © Farabola / Leemage.
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. © Electa/Leemage.
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