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ROBERT ARON L'Académie française et la Libération L e 13 février 1945, l'Assemblée consultative consacre un débat à l'épu- ration de l'Institut. Robert Pimienta conclut son intervention par cet assaut non déguisé : Je n'ignore pas qu'à l'Institut il y a des patriotes intrépides, deux, même trois d'entre eux sont mes amis et ont été plus ou moins mes complices. Mais aussi longtemps que l'Institut de France comptera dans deux de ses classes le plus criminel, le plus néfaste et le plus marquant de tous les traîtres, cela ne sera ni moral ni politique et l'Académie qui compte encore dans son sein ce misérable pourra, si bon lui semble, se réclamer de Sig- maringen (1) mais elle n'aura pas le droit de se dire française. Qu'avait donc fait l'Académie française pour provoquer un tel ana- thème ? Sous l'occupation, dans son ensemble, elle s'était mise en veilleuse. La dernière élection avait été, le 11 janvier 1940, celle de Paul Hazard, un grand universitaire que la mort devait empêcher d'être reçu officielle- ment. Jusqu'à la Libération, il n'y eut plus de nouveaux scrutins, et pen- dant toute la durée de l'occupation l'Académie, « ou tout au moins son noyau parisien de l'époque... a marqué une extrême tiédeur à l'égard de celui de ses confrères qui se trouvait placé à la tête de l'Etat (2) ». A l'automne 1940, une adresse comportant l'envoi de vœux officiels au maréchal Pétain fut écartée par huit voix contre trois, sous prétexte qu'il fallait éviter toute motion politique étrangère à la Compagnie. Paul Valéry animait alors « non sans nuances » l'action des opposants au nouveau régime de l'Etat français. Dès que ce refus fut connu en pro- vince, il suscita des protestations, particulièrement en zone Sud où rési- daient quelques immortels. Certains d'entre eux se déclarèrent « indi- (1) A cette date, le maréchal Pétain était encore détenu par les Allemands au château de Sigmaringen. Cf. Histoire de Vichy, p. 711 et suivantes. (2) Guy Raissac : Un soldat dans la tourmente, p. 398. 569

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ROBERT ARON

L'Académie française

et la Libération

L e 13 février 1945, l'Assemblée consultative consacre un débat à l'épu­ration de l'Institut. Robert Pimienta conclut son intervention par cet

assaut non déguisé : Je n'ignore pas qu'à l'Institut il y a des patriotes intrépides,

deux, même trois d'entre eux sont mes amis et ont été plus ou moins mes complices. Mais aussi longtemps que l'Institut de France comptera dans deux de ses classes le plus criminel, le plus néfaste et le plus marquant de tous les traîtres, cela ne sera ni moral ni politique et l'Académie qui compte encore dans son sein ce misérable pourra, si bon lui semble, se réclamer de Sig-maringen (1) mais elle n'aura pas le droit de se dire française.

Qu'avait donc fait l'Académie française pour provoquer un tel ana-thème ?

Sous l'occupation, dans son ensemble, elle s'était mise en veilleuse. La dernière élection avait été, le 11 janvier 1940, celle de Paul Hazard, un grand universitaire que la mort devait empêcher d'être reçu officielle­ment. Jusqu'à la Libération, il n'y eut plus de nouveaux scrutins, et pen­dant toute la durée de l'occupation l'Académie, « ou tout au moins son noyau parisien de l'époque... a marqué une extrême tiédeur à l'égard de celui de ses confrères qui se trouvait placé à la tête de l'Etat (2) ». A l'automne 1940, une adresse comportant l'envoi de vœux officiels au maréchal Pétain fut écartée par huit voix contre trois, sous prétexte qu'il fallait éviter toute motion politique étrangère à la Compagnie.

Paul Valéry animait alors « non sans nuances » l'action des opposants au nouveau régime de l'Etat français. Dès que ce refus fut connu en pro­vince, il suscita des protestations, particulièrement en zone Sud où rési­daient quelques immortels. Certains d'entre eux se déclarèrent « indi-

(1) A cette date, le maréchal Pétain était encore détenu par les Allemands au château de Sigmaringen. Cf. Histoire de Vichy, p. 711 et suivantes.

(2) Guy Raissac : Un soldat dans la tourmente, p. 398.

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gnés » du « prétexte révoltant » allégué lors de cette séance tenue en petit comité.

Malgré cette attitude de prudence, il se trouva, lorsque se termina l'occupation, que quatre membres de l'Académie française, un de l'Aca­démie des sciences morales et politiques et un de l'Académie des scien­ces posèrent des cas difficiles.

C'était, à l'Académie française, Abel Bonnard, qui avait été ministre de l'Education nationale sous Vichy, Abel Hermant, qui s'était compro­mis en écrivant dans la presse collaborationniste de Paris ; c'était aussi et surtout, Charles Maurras, directeur de l'Action française, et, évidemment, le maréchal Pétain.

Aux Sciences morales et politiques, il y avait, en plus de Pétain, membre des deux Académies, Joseph Barthélémy, ancien garde des Sceaux de Vichy ; à l'Académie des sciences, le savant Georges Claude, propagandiste convaincu de la collaboration (3).

Dans l'effervescence qui suit la Libération, l'Académie française sem­ble partagée entre deux sentiments, agissant en sens contraire pour déter­miner son attitude. D'une part, chez certains de ses membres, en particu­lier chez le secrétaire perpétuel, Georges Duhamel, et chez Georges Lecomte, qui lui succédera en cette fonction, la crainte de la suppres­sion : celle-ci en effet est demandée dans des articles de journaux comme, par exemple, l'Aube du 19 septembre 1944, sous la plume de Max André : « // faut parler net. Je demande la dissolution de l'Académie française. Elle vient de se couvrir de honte. »

Dans ses Mémoires de guerre (4), le général de Gaulle raconte qu'on le pressait d'user de ses pouvoirs pour rénover l'Académie, voire pour la supprimer : dans un entretien qu'il eut (5) avec Georges Duhamel, secré­taire perpétuel, celui-ci, après lui avoir exposé les difficultés de l'illustre Compagnie, ajoute :

« Tout serait rendu plus facile si vous-même acceptiez, d'en­trer à l'Académie. » Avec beaucoup de considération, j'écartai cette perspective. « Le chef de l'Etal, répondis-je à Georges Duhamel, est protecteur de l'Académie. Comment en devien­drait-il membre ? Et puis de Gaulle, vous le savez bien, ne sau­rait appartenir à aucune catégorie, ni recevoir aucune distinc­tion. »

Puis le général exprime à son interlocuteur qu'il serait heureux que l'Académie partît sur de nouvelles bases :

« Puisque beaucoup de ses fauteuils sont vacants, pourquoi l'Académie, usant d'une procédure exceptionnelle, ne suspendrait-elle pas, pour un jour, la règle de la candidature ? Pourquoi n'appellerait-elle pas spontanément à siéger dans son sein quel­ques écrivains êminents dont elle sait qu'ils en sont dignes et qui se montrèrent, dans l'épreuve, les champions de la liberté de

(3) Cf. Histoire de l'épuration, tome I e r, p. 301. (4) Charles de Gaulle : Mémoires de guerre, tome 111, « Le Salut », p. 115 et

suivantes. (5) Non daté.

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l'esprit et ceux de la France ? Son prestige, sa popularité y gagneraient, j'en suis sûr. »

Mais le général constate, quelques jours plus tard, que sa « suggestion novatrice » n'était pas bien accueillie par les académiciens. « En fin de compte, l'Académie, rassurée par le bon ordre qu'elle voyait se rétablir partout, en revint à ses habitudes. »

A deux reprises, aussi, nous trouvons trace, dans les souvenirs d'Henry Bordeaux (6), d'interventions du secrétaire perpétuel, faisant état de l'hostilité marquée par l'opinion publique à l'égard de la Compagnie.

Une première fois, c'est le 15 février 1945. Henry Bordeaux, revenu à Paris depuis le mois d'octobre et qui a repris contact avec l'Académie, fait à ses confrères une proposition d'ordre pratique, mais peut-être pré­maturée :

Je soulève, écrira-t-il, la question de l'indemnité, non person­nellement — car j'ai refusé le prix de 100 000 francs d'Antoine Girard que l'Académie m'avait attribué, il y a cinq ou six ans, pour le répartir en cinq prix de 20 000 francs que notre Com­pagnie a distribués — , mais parce que la vie de nos successeurs deviendra impossible. Mon tailleur me dit qu'aujourd'hui un cos­tume d'académicien avec le chapeau et la cape coûterait 60 000 francs. Il faudrait dix ans' de notre indemnité pour le solder. Or Paul Hazard est mort sans avoir revêtu le sien que sa veuve doit payer au tailleur. Il serait donc antidémocratique de laisser se prolonger une telle situation.

A cette demande de bon sens, Georges Duhamel oppose comme prin­cipal argument que l'opinion est alors très hostile à l'Académie. Jérôme Tharaud a beau « lui reprocher d'attacher beaucoup trop d'importance à cette opinion », l'Académie, jugeant le moment peu favorable,, décide d'attendre.

Une seconde fois, trois mois plus tard, le 17 mai 1945, Georges Duhamel exprime encore la même crainte. Il signale des intrigues contre l'Académie qui serait très menacée et qui « suscite des haines terri­bles (7) ». Le secrétaire perpétuel propose alors que la Compagnie se renouvelle dans le sens de la jeunesse et de la Résistance. Et de citer Herriot, Claudel, Maritain, Malraux, qui tous quatre sont bien vus du gouvernement. Une fois de plus, l'Assemblée décide de ne pas se pro­noncer : dans sa prochaine séance, elle discutera de la candidature hors cadre d'Edouard Herriot, en écartant momentanément les trois autres.

C'est que l'Académie a également pour souci de ne pas agir sous la pression des circonstances tout en affirmant sa reconnaissance patrioti­que aux libérateurs.

Sans doute, le 15 février a-t-elle décidé d'envoyer des félicitations au général de Lattre et à la première armée française pour célébrer la prise de Colmar, qui marque la libération totale de l'Alsace, et le 15 mai

(6) Histoire d'une vie, tome XII, « Lumière au bout de la nuit ». (7) Henry Bordeaux, op. cit.. p. 325.

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son secrétaire perpétuel a-t-il pris sur lui d'envoyer au général de Gaulle une adresse ainsi rédigée :

« L'Académie française exprime sa profonde gratitude au général de Gaulle pour l'œuvre de salut entreprise dans la détresse, poursuivie dans la ferveur et accomplie dans la gloire. »

Mais cet élan patriotique n'entraîne pas l'Académie à brûler les étapes pour l'épuration de ceux de ses membres qui se sont compromis avec Vichy.

Après la séance du jeudi 24 août, à laquelle trois membres seulement s'étaient rendus sous les balles, le jeudi suivant 31, la Compagnie avait décidé de prendre des mesures temporaires contre Abel Bonnard et Abel Hermant en déclarant qu'ils devaient désormais s'abstenir de participer aux séances.

La question des deux Abel, ainsi qu'on l'appelait, était de celles qui, dans Paris libéré, méritaient quelque urgence. Elle a été réglée sans débat : [...] La décision se fonde sur l'article XIII du statut de 1635 : « Si un académicien fait quelque action indigne d'un homme d'honneur il sera interdit ou destitué selon l'importance de sa faute. » Si l'Académie s'est limitée hier à l'interdit, [...] c'est que, pour que la destitution soit décidée, il faut que le quorum soit atteint. L'on en était loin : onze mem­bres étaient présents sur vingt-huit (8).

Mais, lorsque, le 14 décembre 1944 (9), l'amiral Lacaze intervient pour que l'on transforme cette mesure momentanée en exclusion défini­tive, il provoque des réactions qui vont empêcher son projet d'aboutir. Henry Bordeaux formule des objections :

En premier lieu, écrira-t-il, j'oppose une question préjudi­cielle qui est celle-ci : tous deux sont soumis à une action judi­ciaire, nous ne pouvons pas nous prononcer auparavant, parce que le verdict de l'Académie, étant donné sa haute autorité, pèserait sur l'arrêt des juges et que nous ne pouvons pas livrer des confrères.

En deuxième lieu, si l'Académie par son vote passe outre, nous ne pouvons si vite et si hâtivement prononcer une peine que l'Académie n'a distribuée que deux ou trois fois en trois cents ans. Nous surtout qui étions en zone libre — je suis retiré à la campagne depuis quatre ans — , nous ne connais­sons pas les articles d'Abel Hermant et tout au plus les agis­sements intempestifs d'Abel Bonnard.

En conséquence, je demande qu'un rapporteur soit nommé qui nous mette au courant et nous voterons sur ce rapport.

Finalement, malgré une intervention de Paul Valéry, Georges Duha­mel clôt le débat en disant qu'il a consulté le ministre, lequel recom­mande le statu quo : attendre la décision de justice.

Tel est un de ces « remous feutrés » (Guy Raissac) qui agitent alors

(8) Le Figaro, vendredi l* r septembre 1944. (9) Henry Bordeaux, op. cit., tome XII, p. 280.

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les séances de l'Académie. Il apparaît qu'à l'intérieur de celle-ci diverses tendances coexistent.

Il y a ceux des immortels qui, tout en se réjouissant de la Libération et de la victoire, conservent un attachement pour celui de leurs confrères qui a assumé la direction du pays au cours des années douloureuses. André Chaumeix, Henry Bordeaux, Louis Madelin, Jérôme Tharaud, Mgr Grente... Tous approuvaient cette phrase de Jérôme Tharaud qui, en octobre 1944, écrivait:

« Dans un pays où l'idée de patrie existe depuis deux mille ans et constitue le bien Commun de tous, il serait indécent qu'une partie quelconque de la nation prétendît se faire du patriotisme un privilège. Il serait indécent de s'en prévaloir pour condamner, excommunier et proscrire, quand la vertu du patriotisme est avant tout de purifier et d'unir. »

Une autre tendance apparaît chez ceux qui désapprouvent la politique du maréchal, sans pour autant tomber dans les excès de certains « résis-tantialistes ». Tels sont Georges Duhamel, Georges Lecomte, Paul Valéry, l'amiral Lacaze... Tel est aussi François Mauriac qui sait allier l'attache­ment à la Résistance et au général de Gaulle avec le souci de la justice, rendue même à ses adversaires. D'autres académiciens, moins « engagés », n'ont en vue que l'intérêt de l'institution, dont ils veulent assurer l'avenir et préserver l'indépendance : tels sont Emile Mâle, Jacques de Lacretelle, le duc de Broglie, le duc de La Force, Emile Henriot. André Maurois, ayant quitté la France sous l'occupation, n'assistera pas aux premières réunions.

Celles-ci, dans l'ensemble, garderont un ton académique, et les oppo­sitions dégénéreront rarement en querelles ouvertes. L'Académie, malgré les pressions auxquelles elle sera soumise, évitera toujours de prendre elle-même les solutions extrêmes, cela également pour les deux cas qui étaient pour elle les plus difficiles à résoudre, celui de Charles Maurr'as et celui du maréchal Pétain.

Pour Maurras, qui comptait sous la Coupole de nombreux admira­teurs, en même temps que des adversaires acharnés, l'Académie, avant de décider son exclusion, se retrancha derrière une ordonnance rendue le 26 décembre 1944, qui, dans le paragraphe 2 de son article 21, décla­rait que toute peine comportant l'indignité nationale entraînait du même coup ipso facto la radiation de tous ordres et distinctions et de toute situa­tion officielle ou dans un corps constitué. L'Académie, pour laquelle, à en croire Georges Duhamel, le cas de Maurras est devenu un « véritable cauchemar », provoquant un déchaînement de l'opinion publique qui se traduit par des coups de téléphone de menace ou d'approbation, va se borner à appliquer l'ordonnance.

Le procès de Maurras vient le 24 janvier 1945 devant la cour de justice de Lyon (10). Plusieurs membres de l'Académie y sont cités comme témoins à décharge : Henry Bordeaux, Jérôme Tharaud et Louis Madelin, ne pouvant se rendre à Lyon, adressent leur témoignage par écrit. Fran-

(10) Histoire de l'épuration, tome II, p. 354.

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çois Mauriac avait refusé d'intervenir, ayant reçu des menaces de mort auxquelles il ne voulait pas paraître céder.

Le 2 janvier, Charles Maurras échappe à la peine de mort. Sa condam­nation à la réclusion perpétuelle entraîne automatiquement sa radiation de l'Académie française. Celle-ci sera prononcée dans la séance du 1er février 1945, dont voici le récit, reproduit par Henry Bordeaux (11):

Au début de la séance, avant qu'elle ne soit ouverte, le secré­taire perpétuel s'entretient avec M . Mauriac et leur conversation paraît très animée. Passe M . Henry Bordeaux que M . Duhamel appelle pendant que Mauriac aborde d'autres confrères :

« Le cas Maurras se liquide aujourd'hui. — Ah! non, proteste M. Henry Bordeaux, personne de

nous n'a été prévenu. Il est d'usage à l'Académie que, pour toute délibération importante, une convocation spéciale soit envoyée. Il faut donc renvoyer à jeudi prochain. Si l'on doit voter aujour­d'hui, je m'en vais.

— Mais, on ne votera pas. — Alors, je ne comprends plus. — Voici la lettre de notre directeur, M. Emile Mâle, qui

est malade et qui s'excuse. Il demande l'application de la loi, comme c'est son devoir... »

Après lecture du texte législatif, le secrétaire perpétuel ajoute : « Nous ne voterons pas, je vous le promets. Nous nous contenterons d'enregistrer le résultat de la loi qui oblige l'Aca­démie à déclarer vacant dans le délai habituel (un mois) le fau­teuil occupé par M. Charles Maurras.

— Dans ces conditions, puisqu'il n'y aura pas de vote et que nous sommes obligés de nous soumettre à un texte de loi, je resterai. Mais je vous demanderai la parole pour dire adieu à notre confrère. »

Ainsi fut fait ; dix académiciens assistent à la séance : l'amiral Lacaze, Georges Duhamel, Louis Madelin, André Chevrillon, le duc de Broglie, le duc de La Force, Paul Valéry, François Mauriac, Jérôme Tharaud et Henry Bordeaux.

Le secrétaire perpétuel lit le texte de la loi, qui ne peut se discuter., et présente la formule par laquelle l'Académie française entérine pure­ment et simplement son application par suite de la condamnation de Charles Maurras (12).

Henry Bordeaux demande alors la parole afin de « déposer une cou­ronne sur cette tombe académique prématurément ouverte »,

Après avoir évoqué l'indépendance dont a fait preuve l'Académie depuis trois cents ans et sous tous les régimes, en rappelant qu'elle a élu La Fontaine contre la volonté de Louis XIV, qu'elle a conservé dans son sein Chateaubriand contre Napoléon, Victor Hugo, l'auteur des Châti­ments, contre Napoléon III, Emile OUivier, que l'on rendait responsable

(11) Henry Bordeaux, op. cit., tome XII, p. 293. (12) Histoire de l'épuration, tome II, p. 396.

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de la guerre de 1870, contre la IIIe République, il en vient à Charles Maurras :

« Nous avons élu Maurras parmi nous, non pour ses opi­nions politiques, que la plupart d'entre nous ne partageaient pas, nous l'avons élu parce qu'il était l'un des premiers écrivains de ce temps, parce qu'il était un grand critique qui a défendu, avec quel art et quelle harmonie de la forme, l'idéal classique contre les excès romantiques, parce qu'il était un grand historien et que nul n'a mieux que lui analysé l'inspiration de Jeanne d'Arc, le génie organisateur de Louis XIV, la chute inévitable de Napoléon, enfin parce qu'il avait, en de grandes occasions, rendu à la patrie des services indiscutables. »

Pour terminer, Henry Bordeaux évoque le procès de Lyon, dont il fait peut-être une relation quelque peu sommaire et contestable :

« J'ai suivi le procès qui a abouti à sa condamnation. Tou­tes accusations de dénonciations individuelles ont piteusement échoué. On n'a pas pu l'accuser raisonnablement d'intelligence avec l'Allemand qu'il n'a cessé de combattre. Il a fallu recourir aux campagnes qu'il a menées contre nos alliés, contre le com­munisme. L'un de nous a intitulé récemment un bel article : « Tout jugement sera jugé. » Ainsi en adviendra-t-il de ce juge­ment.

« Messieurs, nous ne pouvions le laisser partir sans le saluer. C'est pourquoi je désirais lui apporter ces quelques fleurs qui ne peuvent plus être immortelles... »

Trois académiciens présents, le duc de La Force, Louis Madelin et Jérôme Tharaud, s'associèrent à ces paroles, auxquelles nul ne s'opposa.

Louis Madelin évoqua alors un précédent historique : sous la Res­tauration, une loi fit expulser de l'Institut une quinzaine de ses mem­bres, le plus souvent pour avoir voté la mort de Louis XVI : quelques années plus tard, la plupart furent réintégrés.

« Maurras le sera », dit à mi-voix le duc de La Force. Désormais, Charles Maurras ne fait plus partie de l'Académie, pas

plus que n'y appartiennent, en vertu de la même ordonnance (13), Abel Bonnard, condamné à mort par contumace par la Haute Cour, et Abel Hermant, condamné à la réclusion perpétuelle par une cour de justice, pas plus que n'y appartiendra bientôt, à l'issue de son procès en Haute Cour, le maréchal Pétain, dont l'Académie, le 21 août 1945, prononça la radiation, au cours d'une séance à laquelle plusieurs de ses membres se sont abstenus de paraître.

Pour Abel Bonnard et Abel Hermant, les fauteuils restés vacants furent presque immédiatement dotés de nouveaux titulaires. Jules Romains fut élu à celui d'Abel Bonnard, le 4 avril 1946, et Etienne Gilson à celui d'Abel Hermant, le 24 octobre de la même année. Ni l'un ni l'autre des nouveaux élus ne prononça le traditionnel éloge de celui auquel il succédait: aucune allusion, au cours des deux séances (14), ne fut faite

(13) Ordonnance du 26 décembre 1944. (14) Jules Romains fut reçu le 7 novembre 1946, et Etienne Gilson le

29 mai 1947.

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aux deux académiciens radiés. Tout se passait comme s'ils n'avaient jamais existé, ou comme s'ils n'avaient jamais fait partie de la Com­pagnie. Tout au plus Jules Romains, qui revenait d'exil, exprima-t-il des opinions sévères contre ceux qu'il pouvait suspecter d'avoir partagé les idées de son prédécesseur :

« Oh ! nous ne sommes pas assemblés ici pour aviver d'odieux souvenirs. Mais il y a des degrés d'oubli qui ressembleraient de bien près à la sottise et au manque de virilité. Comment oublier, par exemple, que des Français — et pas seulement une poignée, hélas ! je le répète —, non contents de chercher une sauvegarde, ou un profit personnel, en caressant l'ennemi, ont désigné à sa férocité d'autres Français, ont appelé sur d'autres Français, ou sur leurs familles, les sévices, l'emprisonnement, la mort ? Si nous tentions, par goût du repos ou par mollesse, d'écarter de tels souvenirs, ils surgiraient d'eux-mêmes, sans notre permission. [...] L'un des résultats de ces terribles années n'est-il pas de rendre une valeur à la vieille idée populaire des bons et des méchants ? Dans les périodes faciles, les bons et les méchants se laissent aisément confondre. Un vernis à reflets ambigus les recouvre. Mais des épreuves comme celles que nous avons connues agissent à la manière du feu et des acides. Elles rongent la surface ; elles dépouillent la nature profonde. [...] De pareilles découvertes laissent des traces dans nos sensi­bilités. Il y a des êtres que maintenant nous aimerons plus que nous n'eussions jamais fait. Il y en a d'autres qui, même par-donnés, ne regagneront pas entièrement notre confiance. »

Pour Pétain et pour Maurras, l'Académie agit différemment. Elle attendit pour les remplacer que l'un et l'autre eussent disparu.

Le maréchal étant mort le 23 juillet 1951, André François-Poncet fut élu le 15 mai 1952 et prononça le 22 janvier 1953 l'éloge de son prédécesseur, éloge qui, conforme à la tradition, n'en fit pas moins sensation par son objectivité. De même, après le décès de Charles Maur­ras, survenu le 16 novembre 1952, le duc de Lévis-Mirepoix, élu le 29 janvier 1953, consacrera son discours de réception à son prédécesseur, le 18 mars 1954.

Le discours d'André François-Poncet fut un modèle de méthode his­torique. Pour la première fois sans doute en France depuis la Libération, on s'efforçait publiquement à tracer un portrait impartial du maréchal Pétain. En 1953, c'était encore une entreprise difficile et un acte coura­geux. André François-Poncet, au début de son discours, ne se dissimule pas le risque :

« Vous n'avez pas pensé, dit-il, qu'il pût être digne de vous, ou de moi, d'esquiver les difficultés que risque de soulever pareille évocation. [...] Autant que le temps qui s'écoule, le con­traste de l'heur et du malheur, de l'extrême infortune succédant à l'extrême fortune, le mystère du destin et de ses jeux cruels exercent par les méditations qu'ils leur suggèrent une vertu d'apaisement sur les âmes nobles. Je suis donc assuré que vous l'éprouvez.

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« Où du reste, messieurs, la sérénité, où l'équité, où la tolé­rance trouveraient-elles plus naturellement un refuge que sous l'abri de cette Coupole ? »

Après ce préliminaire, François-Poncet trace un portrait nuancé et pénétrant de son prédécesseur. Il évoque ses origines, la phase lumineuse de sa vie avec tous les services exceptionnels qu'il a rendus au pays : on voit Pétain à Verdun, sauvant la situation en cette bataille décisive, on le voit relevant le moral des troupes après les mutineries de 1917 et confirmant alors sa réputation d'être, selon le mot de Léon Blum, « le plus humain de nos chefs ». On le voit en 1925-1926 applaudi par la France pour sa campagne contre Abd el-Krim. On le voit enfin ambas­sadeur à Madrid en mars 1939, chargé d'« apaiser les rancunes », d'« améliorer les rapports entre la France et l'Espagne de Franco », d '« empêcher que ne se forme, un jour, un front hostile des Pyrénées ».

Puis c'est la guerre, la campagne de France, la défaite. Le maré­chal, que Paul Reynaud a appelé auprès de lui comme vice-président du Conseil, est partisan, avec le généralissime Weygand, de la signature d'un armistice. Le 16 juin, après la démission de Paul Reynaud, le maréchal est nommé président du Conseil. Voici que commence pour lui la grande épreuve du pouvoir, dont François-Poncet relate à la fois les mérites et les défauts, les espoirs et les réalités : « Vichy n'est pas un bloc homo­gène ». On y trouve, auprès de Laval, des éléments favorables à la colla­boration ; on y trouve des « attentistes... qui veulent, comme le maréchal, gagner du temps, ménager l'avenir et ne s'entendre avec l'Allemagne que dans la mesure nécessaire pour obtenir un allégement des charges de l'occupation ». On y trouve des indifférents « qui s'absorbent dans leurs besognes administratives et ne regardent pas au delà ». On y rencontre aussi « ceux qui professent envers l'Allemagne une hostilité déclarée, ceux enfin qui sympathisent plus ou moins ouvertement avec les gaullistes ». « Au milieu de ces remous, le maréchal observe, écoute, cherche à décou­vrir les vérités qu'on lui cache, se confie peu et à peu de gens, et le plus souvent rentre en lui-même, impénétrable. »

C'est là un portrait magistral et criant de vérité que trace le récipien­daire. De même, pour la politique qu'il mène, le discours fait état des équi­voques et des schismes qu'elle provoque. « La France libre est en hosti­lité ouverte avec la France de l'armistice, et dans la France de l'armistice il y a ceux qui approuvent et ceux qui blâment le maréchal. L'unité de la France est déchirée. » De plus en plus l'opinion française s'élève contre les mesures prises par le gouvernement de Vichy, à qui elle reproche son « inféodation » aux occupants. Pourquoi, après le 11 novembre 1942, Pétain ne saisit-il pas la dernière chance de recréer l'unité des Français autour de lui, en rejoignant l'Algérie, rentrée en guerre aux côtés des Alliés ? « Beaucoup de ceux, déclare François-Poncet, qui, en dépit de maintes réserves, avaient jusque-là suivi et soutenu le maréchal, de ceux qui, comme moi-même, n'avaient pas cru devoir refuser de siéger, à son appel, dans son Conseil national, se détachent de lui, à ce moment. » C'est que Vichy est devenu un « régime de capitulation ». Ses efforts

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pour limiter les effets de l'occupation allemande se révéleront de plus en plus inefficaces.

Cette période lamentable de notre histoire se termine avec l'enlève­ment du maréchal par les Allemands et aboutit au procès auquel il a décidé lui-même de se présenter.

« En cet été brûlant de 1945, les passions sont déchaînées. Les amer­tumes, les rancunes, les indignations, le besoin de représailles et de ven­geance, la soif de châtiment, longtemps refoulés, explosent avec une force élémentaire. »

La même objectivité que François-Poncet avait mise à décrire l'atti­tude du maréchal, il l'emploie maintenant à apprécier le procès qui le condamne. II déclare qu'il s'agit d'un procès « politique », où il est impossible d'établir « la juste balance du passif et de l'actif ».

Puis, c'est la captivité. « Il accomplira sa peine avec dignité, refusant par avance toute grâce...

soutenu par les visites de quelques amis fidèles, de ses avocats et par celles de la maréchale, dont le dévouement quotidien et l'abnégation inal­térable commandent le respect. »

L'orateur en arrive à sa conclusion ; elle est humaine et émue : « Quel que soit le jugement de l'esprit, quel cœur bien né ne serait

pas saisi d'émotion devant les contrastes d'un tel destin ? » C'est en invoquant un appel à l'union, prononcé par le général de

Gaulle au lendemain de la Libération, que François-Poncet termine son discours. L'Académie est redevable au nouvel élu d'avoir été la première institution française à exprimer la justice et la vérité.

De même que, sept mois plus tard, elle sera aussi la première à établir un bilan objectif de la vie de Charles Maurras. Les deux orateurs qui seront chargés, le 29 janvier 1953, de ce difficile devoir, le duc de Lévis-Mirepoix qui succède à Charles Maurras et qui prononce son dis­cours de réception, Jacques de Lacretelle qui le reçoit, se sont partagé la tâche.

Le duc de Lévis-Mirepoix fait un éloge de la vie littéraire et de la pensée politique du directeur de l'Action française, sans traiter des cir­constances qui avaient entraîné sa condamnation. Jacques de Lacretelle se réservera ce sujet brûlant avec infiniment de liberté et de tact.

Comme l'avait fait André François-Poncet pour l'éloge du maréchal, le duc de Lévis-Mirepoix aborde celui de Maurras avec quelque pré­caution.

« Qu'attendez-vous de moi ? demande-t-il à ses nouveaux confrères, sinon qu'ayant vécu par tradition et par goût loin des partis, et tant soit peu pratiqué cette sorte d'histoire qui, sans ^arrêter à ce qui divise, poursuit sa marche vers ce qui rassemble, j'aborde ma haute et redou­table tâche sans forfanterie et dans la sérénité.

« La sérénité, messieurs, c'en doit être ici le temple ! » Cette sérénité se marque d'abord dans le parallèle entre Chateaubriand,

initiateur du romantisme, et Maurras, qui en déplore le succès et l'in­fluence exercée sur notre littérature.

« Ce qui est grave, pour l'auteur djs Amants de Venise et de

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l'Avenir de l'intelligence, ce n'est pas un délire momentané. Les clas­siques n'ont point supprimé la sensation, mais ils l'ont maintenue sous le gouvernement de l'intelligence. »

« A vec les romantiques cette royauté est renversée, comme l'autre. Il suffit de sentir, il n'est plus nécessaire d'expliquer ni de comprendre. » Aggravée sous l'influence des philosophes et des poètes allemands, à l'exception toutefois de Gœthe, Maurras condamne la révolution roman­tique, à laquelle il opposera le maintien du classicisme dans la forme et dans le fond. D'où son culte de la Grèce antique, de la culture latine et de ce chef-d'œuvre de l'esprit français qu'est Versailles, en Ile-de-France.

D'où également sa critique de la Révolution française et de la démo­cratie née d'elle, qui subordonne la société à l'Etat : « Tout homme va prétendre porter en soi l'univers et l'on ne tiendra plus pour règle que l'opinion de chacun, dont le nombre décide. La société sera entièrement subordonnée à l'individu. »

Maurras alors, ressuscitant les mérites trop oubliés à son époque des temps antérieurs à la Révolution française, donne ses préférences à la monarchie. Elle n'est pas pour lui oppressive et négatrice des libertés : bien au contraire, c'est dans une conception fédérative de la nation, limitant les ingérences de l'Etat, que Maurras voit l'instrument de l'équilibre et de la grandeur française : « Aux communes, les affaires proprement commu­nales, aux provinces les provinciales, à l'Etat les siennes. » Cela se traduit pour Maurras par « un dévouement actif, fervent et passionné à Mistral » qui n'avait d'égal que « sa fidélité respectueuse pour Anatole France ».

Pour la nation française, considérée dans son ensemble et admise dans sa pérennité, « l'avenir ne s'oppose pas nécessairement au passé. S'ils se comprennent, ils s'entraident ». De là surgit chez Maurras la notion du « nationalisme intégral ». La nation est, selon lui, « la condition terrestre de la vie humaine ». « L'impératif de la patrie lui semblait le plus fort des impératifs humains. »

Et, répondant implicitement aux accusations qui ont pesé sur celui dont il prononce l'éloge, le duc de Lévis-Mirepoix affirme : « Sans sortir, messieurs, de la sérénité qui s'impose en ce lieu, sans se mêler aux luttes intestines, au-devant desquelles il s'est, lui-même, toujours jeté, on ne saurait loyalement évoquer la mémoire de cet homme sans apercevoir, au-dessus de tous les tumultes, son brûlant civisme, son indéfectible amour de la patrie... On a pu lui adresser bien des reproches, regretter sa violence, trop érigée en préceptes, son intolérance, ses partis pris, ses injustices envers les particuliers et les gouvernants, ses outrances de langage à toutes les époques de sa vie, notamment sensibles pendant la dernière guerre, mais en écoutant battre son cœur à travers son œuvre on sentira, même si l'on diffère d'opinion sur les destinées national'.-«•, que pas une de ses fibres n'a cessé de vibrer pour la France. »

Ainsi s'amorce, avant le rappel de la crise qui a séparé Maurras d'avec l'Eglise romaine, avant l'évocation finale des derniers instants de Maurras qui, « isolé, par sa surdité, du contact des hommes, et par le doute philosophique jusqu'à cette heure de la présence divine, murmure, après les derniers sacrements : C'est la première fois que j'entends venir quelqu'un ».

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Dans sa réponse au duc de Lévis-Mirepoix, Jacques de Lacretelle va mêler une part de critique à l'éloge de celui dont il est enfin possible de rappeler objectivement aussi bien les mérites que les erreurs.

Ce sera lors, dans l'histoire de l'Académie française, dans l'histoire aussi du pays, un moment d'une singulière importance que celui où, par la voix de l'un de ses membres, elle peut répudier à la fois toutes les prudences et toutes les outrances partisanes et renouer avec sa tradition constante, avec sa mission de liberté et de vérité.

Après que le duc de Lévis-Mirepoix a prononcé l'éloge que, quelques années auparavant, une partie de l'assemblée se serait refusée à entendre, Jacques de Lacretelle fait écho aux critiques que n'auraient pu tolérer alors certains autres de ses confrères. L'Académie a retrouvé son équilibre, son harmonie en acceptant d'entendre en une séance publique cette condam­nation, sinon de Maurras lui-même, du moins de son attitude au cours de l'occupation :

« Toute sa politique consistera, non certes à prôner une collaboration avec Hitler, sur qui je doute qu'il se soit fait beau­coup d'illusions, à établir un barrage contre le retour de la République.

« Tous ses sarcasmes, toutes ses violences sont pour les hom­mes du régime dissous et pour nos alliés auxquels notre espoir s'accroche. Sur ces deux points, il s'engage à fond, avec cette dangereuse témérité que soutient, comme toujours, l'épaisse maçonnerie de sa dialectique.

« A un ami qui s'étonnait de ces articles si durs, si entiers et si favorables, indirectement, à la cause de l'occupant, il aurait répondu qu'il en écrivait autant contre VAllemagne, mais que la censure supprimait tout. Admettons. Seulement, il nous restait, si je puis dire, le squelette de sa pensée. Il restait ceci qu'un officier refusait de rendre son épée, continuait la lutte contre l'Allemagne, et Maurras, ô paradoxe ! l'appelait un traître.

« Pendant quatre ans, il va persévérer avec la même violence de langage, sans jamais rectifier son jugement et sans qu'on puisse lui accorder le bénéfice du double jeu qui perce bien souvent dans les actes du maréchal Pétain.

« Anglais et Américains débarquent en Afrique du Nord, et il les traite de nigauds. Il souligne la gravité des représailles que nous allons subir, et il affecte de railler ce salut qui nous est promis « par Washington, Londres et Jérusalem ».

« // se trompait. Au mois de novembre 42, l'esprit de conquête • de l'Allemagne, si souvent dénoncé par lui, recevait un coup qui renversait, de toute évidence, la stratégie de la guerre. Com­ment ce cerveau politique ne s'en est-il pas avisé ? Comment n'a-t-il pas senti non plus que le peuple français, frappé de stupeur par l'invasion, avait repris courage et organisait sa revanche ? »

Critique de l'attitude de Maurras aussi méritoire, aussi nécessaire qu'avaient été les éloges qui la précédaient. D'autant plus méritoire en vérité que Jacques de Lacretelle, après avoir apporté ces critiques, les

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faisait suivre de mots d'absolution : « Que ces paroles condamnables, conclut-il, qui furent durement payées, ne nous fassent pas mésestimer cette sorte de flamme que Mourras essaya, toute sa vie, de souffler aux jeunes Français. »

Il aura fallu attendre presque dix ans pour que, dans les deux débats-les plus graves qu'elle ait eu à soutenir, autour du maréchal Pétain et autour de Charles Maurras, l'Académie ait pu sans doute être la pre­mière institution française à se montrer objective et nuancée.

De toutes les institutions françaises, la Compagnie, étant sans doute la plus en vue, pouvait se considérer comme étant la plus menacée. Elle fut, de par ses traditions, une des plus exposées aux troubles de cette époque, une des plus en butte également aux pressions.

Le 13 juin 1945, le général de Gaulle convoque le bureau de l'Aca­démie, composé à cette date du prince de Broglie, directeur, de Louis Madelin, chancelier, et du secrétaire perpétuel, Georges Duhamel. L'Aca­démie, qui n'a procédé à aucune élection pendant l'occupation, qui a élu cinq membres aux lendemains de la Libération et dont douze fauteuils restaient vacants au moment de la victoire, avait décidé de se compléter le plus rapidement possible. Cinq élections étaient prévues pour le 28 juin 1945 (15).

L'entrevue avec le général devait durer vingt-deux minutes : son objet était de dissuader l'Académie de procéder à des élections, en raison de l'agitation que pourraient entraîner dans l'opinion les pro­chains procès en Haute Cour, et en particulier celui du maréchal Pétain. A cette suggestion, Louis Madelin ne craint pas de répondre que « son intervention inattendue créerait un précédent, car c'était la première fois que le chef de l'Etat se mêlait des élections académiques » (16). Georges Duhamel, qui est lui aussi partisan de la prorogation, oppose son avis à celui de Louis Madelin : il envisage les menaces qui pèsent sur l'Académie. En présence du chef de l'Etat, qui assiste sans mot dire à cette querelle académique, Madelin riposte à son confrère que ces menaces ne sont pas particulières à l'Académie, qu'elles viennent de cette Assemblée consultative « menée par quelques démagogues visant à détruire les élites et choisissant, pour parfaire leur œuvre. l'Institut tout entier ». A ce mot de « démagogues », ainsi lancé par le chancelier, le général sursaute, mais ne dit rien, i l met un terme à l'audience, en laissant à l'Académie la responsabilité de sa décision.

Le lendemain, jeudi 14 juin, a lieu la réunion hebdomadaire de la Compagnie. Pour une fois, elle sera tumultueuse, évoquant, dit Henry Bordeaux, « une séance du Comité de salut public ».

L'amiral Lacaze voit dans le « conseil » donné par le général le résultat d'un complot, dont il cite plusieurs indices. Il amène Georges

(15) Le 2 octobre 1944 a eu lieu l'élection du prince de Broglie, d'André Siegfried et de Pasteur Vallery-Radot. Le 12 avril 1945 ont été élus Edouard Le Roy et Emile Henriot.

(16) Henry Bordeaux, op. cit., p. 333.

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Duhamel à reconnaître qu'il avait déjà vu de Gaulle le vendredi précé­dent, après la décision prise de faire des élections le 28 juin. Toutes ces manœuvres, déclare l'amiral, doivent cesser. L'honneur de l'Académie, c'est son indépendance. Qui a pu conseiller le général de Gaulle ?

Mauriac affirme que ce n'est pas lui. Claude Farrère, à son tour, prend la parole, bientôt suivi de Georges Lecomte. Duhamel, nerveux, fait état d'un précédent dû au maréchal Pétain, qui aurait déconseillé toute élection sous l'occupation.

Discussion autour de ce fait invérifiable, les uns le contestant, d'autres déclarant qu'en temps de guerre une telle intervention était naturelle, pour éviter toute pression de l'occupant.

Jérôme Tharaud prend la parole avec véhémence, au nom de la liberté. « On vocifère, on crie. » Henry Bordeaux intervient comme doyen de la Compagnie.

« Aucun chef de l'Etat ne s'était jusqu'ici mêlé de nos élections. » Mais, « comme le conseil persistant du chef de l'Etat ne peut être écarté, d'autant plus que c'est lui seul qui valide les élections », il ne reste qu'à s'incliner.

Et l'Académie s'incline. Les cinq élections sont ajournées.

ROBERT A R O N de l'Académie française

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