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L’ECONOMIE RUSSE MODERNISATION, CRISE ET GÉO-ECONOMIE par Eric BRUNAT (*) Le processus de transformation-modernisation de l’économie russe ne peut être déconnecté des valeurs de la société russe, ancrées en profondeur, et, donc, de la culture multi-ethnique du pays, forgée dans le temps long. La réussite de la transformation pour aller vers une croissance durable et humaine en dépend largement. C’est la dimension sociétale et l’extrême complexité de la modernisation que tente d’appréhender et d’évaluer le Centre d’observation sociale et sociétale (VTsIOM) à Moscou, dirigé par Y. Levada. Une modernisation économique réussie en Russie est et sera for- tement dépendante d’une évolution culturelle qui aidera le pays à se posi- tionner et se repérer dans le cadre d’un monde globalisé et multipolaire, mais dont les points d’appui – négligés dans les premières années de la transformation – sont issus d’un système de valeurs et d’une communauté de destin forts. Y. Yasin rappelle avec pertinence que la spécificité cultu- relle et les valeurs du pays doivent absolument être factorisées dans les stratégies de réforme, afin d’éviter de bouleverser l’identité d’une nation (1). La question est donc de savoir si une convergence rapide vers une forme d’économie « occidentale de marché » est pertinente ou simplement réaliste (tableau 1). (1) Y. Yasin, «‘Russian soul’ and economic modernization, Russia in global affairs», Journal on Foreign Affairs and International Relations, n° 4, sept. 2003, disponible sur le site Internet eng.globalaffairs.ru/. Tableau 1 : valeurs traditionnelles russes et conséquences principales Valeurs Conséquences observées Emphase des principes spirituels Mépris pour les intérêts purement matériels Propension pour le travail d’équipe Effacement de l’individu Dévouement Obéissance à l’autorité; capacité à tolérer la douleur Sobornost’ comprise comme communauté soli- daire d’individus et puissance/force de l’Etat Recherche d’une force messianique supé- rieure Croyance que la chance est le préalable de tout succès Espérances d’un miracle au détriment du tra- vail systématique (*) Vice-président de l’Université de Savoie (France), chargé des relations européennes et internationales.

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L’ECONOMIE RUSSE

MODERNISATION, CRISE ET GÉO-ECONOMIE

par

Eric BRUNAT (*)

Le processus de transformation-modernisation de l’économie russe nepeut être déconnecté des valeurs de la société russe, ancrées en profondeur,et, donc, de la culture multi-ethnique du pays, forgée dans le temps long.La réussite de la transformation pour aller vers une croissance durable ethumaine en dépend largement. C’est la dimension sociétale et l’extrêmecomplexité de la modernisation que tente d’appréhender et d’évaluer leCentre d’observation sociale et sociétale (VTsIOM) à Moscou, dirigé parY. Levada. Une modernisation économique réussie en Russie est et sera for-tement dépendante d’une évolution culturelle qui aidera le pays à se posi-tionner et se repérer dans le cadre d’un monde globalisé et multipolaire,mais dont les points d’appui – négligés dans les premières années de latransformation – sont issus d’un système de valeurs et d’une communautéde destin forts. Y. Yasin rappelle avec pertinence que la spécificité cultu-relle et les valeurs du pays doivent absolument être factorisées dans lesstratégies de réforme, afin d’éviter de bouleverser l’identité d’une nation (1).La question est donc de savoir si une convergence rapide vers une formed’économie «occidentale de marché» est pertinente ou simplement réaliste(tableau 1).

(1) Y. Yasin, «‘Russian soul’ and economic modernization, Russia in global affairs», Journal on ForeignAffairs and International Relations, n° 4, sept. 2003, disponible sur le site Internet eng.globalaffairs.ru/.

Tableau 1 : valeurs traditionnelles russes

et conséquences principales

Valeurs Conséquences observées

Emphase des principes spirituels Mépris pour les intérêts purement matériels

Propension pour le travail d’équipe Effacement de l’individu

Dévouement Obéissance à l’autorité; capacité à tolérer la

douleur

‘Sobornost’ comprise comme communauté soli-

daire d’individus et puissance/force de l’Etat

Recherche d’une force messianique supé-

rieure

Croyance que la chance est le préalable de tout

succès

Espérances d’un miracle au détriment du tra-

vail systématique

(*) Vice-président de l’Université de Savoie (France), chargé des relations européennes et internationales.

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Du point de vue du développement humain, il semble que le système tra-ditionnel des valeurs sociologiques russes présente de nombreux aspects ori-ginaux. De longue date, il encourage le travail d’équipe. Le sens esthétiqueet la créativité y tiennent une place importante. Certaines valeurs tradition-nelles et fortement ancrées de la culture russe semblent relativement contra-dictoires, voire contre-productives, dans un univers brutalement marchand,dont la dimension démocratique serait coordonnée par un Etat de droit desource «non divine». Ces valeurs inscrites dans le temps long et que l’«homosovieticus» a plus renforcées que transformées – en y ajoutant cependantl’importance de l’éducation et une urbanisation accrue – indiquent peut-êtrel’amorce d’une vision et d’une voie russes dans la conception d’un multilaté-ralisme dans les relations internationales dominées par l’Occident. Cesvaleurs, même ajustées par les forces émergentes d’une régulation marchanderécente et violente, sont largement fondées sur les bases et les rapports d’unesociété archaïque qui a dû composer avec une structure hiérarchique dominéepar un Etat au-dessus des individus et coupé de la société civile. L’économies’est articulée au cours du temps sur des relations agraires féodales, des condi-tions géographiques, climatiques et spatiales variées, mais souvent difficiles,qui ont exercé une grande influence et continuent d’influencer le développe-ment économique du pays et l’évolution des mentalités.

Ces éléments sont fondamentaux et traversent à la fois le temps des tsarset le temps soviétique qui a transféré à la ville les rapports sociaux héritésdes campagnes. Ils permettent de mieux saisir le système des valeurs par-tagées par les Russes, les transformations récentes de leur économie et lanature de son insertion dans l’économie mondiale. Ils aident à comprendrele processus lent et spécifique des changements du système des valeurs par-tagées. Les Russes sont restés fondamentalement traditionnels et la trans-formation économique radicale amorcée au début des années 1990 sera

Conception du travail comme source de plaisir

et de créativité

Paresse possible et relatif manque d’organi-

sation

Goût pour les plans ambitieux et les actions

immédiates

Inattention et certaine irresponsabilité pour

le moyen terme

Générosité et cordialité spontanées («la pau-

vreté est une vertu»)

Incitations insuffisantes pour le travail,

l’épargne, les affaires et la prospérité

Importance des sanctions «à l’amiable» pour

rendre la justice

Système de justice au-dessus ou à côté de la

loi; système répandu des relations infor-

melles

Importance des émotions, de l’inspiration, de

l’esthétique

Intuition plus que rationalité dans la prise de

décision

Source : Y. Yasin, «‘Russian soul’ and economic modernization, Russia in global affairs», Journal onForeign Affairs and International Relations, n° 4, sept. 2003.

Tableau 1 : valeurs traditionnelles russes

et conséquences principales

Valeurs Conséquences observées

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durable et se coiffera d’une évolution sociétale ajustée aux ressorts mar-chands et démocratiques si et seulement si les principaux fondements del’identité russe redeviennent les points d’appui de l’évolution et les leviersdu développement institutionnel. Les crispations autoritaires et les peurs detoutes sortes s’estomperont dès lors que les valeurs propres de la sociétérusse en transformation n’auront plus à s’effacer de façon précipitée faceaux valeurs et aux distributions des pouvoirs des principales démocratiesoccidentales. Comme pour la mondialisation financière, technologique, envi-ronnementale, sociale ou fiscale qui ne se déploie pas au même rythme selonles champs – qui requièrent des régulations et des organisations spécifiquesnouvelles pour aller vers plus de justice sociale et préserver le développe-ment humain –, les temps de la transformation en Russie ne se décrètentpas; ils varient du cadre de régulation (marché ou hiérarchie) aux règleséconomiques fondamentales, jusqu’aux ressorts profonds de la société et dela culture. Au début de la décennie, les travaux en sociologie d’Y. Levadamontrent que même si l’intérêt pour la liberté individuelle est souvent citécomme une valeur fondamentale, même si la notion de responsabilité estdavantage mise en avant, si le travail personnel ou les droits civiquesdeviennent des valeurs importantes, les temps de la transformation n’avan-cent pas au même rythme (2). Les fondamentaux de la société russe n’ontpas changé radicalement et ne pas respecter cet état dans le déploiementdes institutions, des normes, des règles et du cadre légal en général laisse lechamp libre à des contradictions et à des coûts de transaction spécifiques,qui débouchent eux-mêmes sur un système fortement corrompu et sur unediffusion inquiétante des crimes administratifs.

La révolution démocratique a affaibli l’Etat sans que le cadre légal desubstitution ne soit compris et donc ne soit réellement en place. Les droitsciviques individuels et les libertés se sont développés sans que les notionsde propriété privée et de responsabilité ne soient pleinement intégrées. Ladifférenciation sociale accélérée n’a pas permis une adhésion massive à larègle de droit et à la confiance qu’elle doit induire. L’intolérance massiveet radicale des masses face à la corruption ne peut aller de pair qu’avec uneconfiance accrue dans l’efficacité et la probité du pouvoir et de l’adminis-tration publique et privée. Enfin, la tyrannie de l’ostentatoire et du courtterme doivent laisser plus de place à l’épargne, à l’investissement et aucalcul économique, mais, là encore, ce progrès requiert de la confiance ensoi et dans l’environnement institutionnel et légal. Nous faisons l’hypothèseque ces bouleversements ne peuvent s’opérer brutalement contre le systèmedes valeurs partagées russes. A défaut, le processus de transformation glo-bale perd de son efficacité, la société civile peine à se constituer et les pou-voirs se durcissent. C’est ce que nous enseignent – hors crise financière et

(2) Y. Levada, «From opinion to understanding», Library of the Moscow School of Political Research,Moscou, 2000.

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économique mondiale – les évolutions récentes de la transformation écono-mique en Russie, de sa modernisation socio-économique et, plus largement,de ses principaux choix géopolitiques et géo-économiques.

Le discours sur la verticalité du pouvoir et la restauration d’une grandeurrusse profite à titre individuel au chef suprême – incarné dans une dyarchieatypique avec Dmitri Medvedev comme Président et Vladimir Poutinecomme Premier ministre –, tandis que la base sociale ne se reconnaît pasmajoritairement dans les actions de l’administration, voire du gouverne-ment (3). La césure est considérable entre le pouvoir du chef «venu du ciel»,dont la voie est épargnée, et le pouvoir exécutif dans lequel le peuple ne sereconnaît pas vraiment (4). Le niveau suprême parle de l’identité et desvaleurs russes, tandis que l’exécutif applique «dans la perception majoritairedu peuple, des mesures occidentales importées, voire imposées de l’extérieur».Il en résulte – et, de ce point de vue, la situation est fort semblable à cellede la période soviétique – une coupure et non une couture entre la majoritédes individus et les appareils centraux, dont les popularités sont très faibles– la politique économique dans les sondages de ces dernières années nerecueille généralement pas plus de 20% d’opinions positives, de même quel’armée, l’Eglise ou les autorités publiques régionales et locales (5).

Les réformes ont fourni une impulsion puissante en direction du marché,de la libre entreprise et de la propriété privée, avec comme postulat la dis-solution/substitution rapide des valeurs sociétales dans et par un modèlecapitaliste libéral de style occidental au sens de P. Sloterdijk (6), c’est-à-direpar opposition à un capitalisme autoritaire de style oriental. Sans suivre lephilosophe allemand quant à sa crainte de voir reculer plus loin le champdes libertés en Russie, il est vrai qu’il convient pour cela de ne pas nierdavantage l’identité du pays, afin de laisser les convergences positivess’opérer par le commerce international, la coopération et le respect des iden-tités plurielles. Les valeurs russes de spiritualité, de solidarité, de gestiondes complexités et d’un certain plaisir au travail peuvent trouver leur placedans les sociétés post-industrielles et contribuer à nourrir une pensée com-plémentaire, voire alternative, aux universalités du capitalisme financier.Dans ce cas, l’apport de la Russie dans un monde multipolaire pourrait êtreproductif et créatif et non induit par un autoritarisme défensif de «citadelleperpétuellement assiégée». C’est aussi une condition majeure d’émergence

(3) Même au cœur de la crise actuelle, après une croissance du chômage qui est d’environ 8,5% de lapopulation active actuellement (au sens de l’Organisation Internationale du Travail), avec une baisse duPIB estimée à 7,7% en 2009, la popularité du Président Medvedev demeure positive selon le VTsIOMauprès de 70% des Russes, et davantage encore pour Vladimir Poutine, Premier ministre.

(4) J.R. Raviot, Démocratie à la russe, Ellipses, Paris, 2008, 158 p.(5) E. Brunat, «Europe needs a stable Russia», Pro Economic Journal, n° 14, nov. 2006, pp. 20-26;

P. Condé, «La crise en Russie», La revue géopolitique, oct. 2009, disponible sur le site Internetwww.diploweb.com/La-crise-en-Russie.html.

(6) P. Dockès/F. Fukuyama/M. Guillaume/P. Sloterdijk, Jours de colère – L’esprit du capitalisme,Descartes & Cie, Paris, 2009, 160 p.

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d’une société civile responsable en Fédération de Russie, pour que la crois-sance économique se transforme vraiment en développement humain.

Une forte croissance après l’effondrement de 1998,mais des fragilités institutionnelles

et sociétales demeurent

Depuis l’effondrement financier de 1998 jusqu’à la crise économique mon-diale actuelle, l’économie russe s’était vivement redressée. Il faut cependantmettre en perspective les bons résultats et tenter de repérer les faiblessesstructurelles. En dollars courants, le produit intérieur brut (PIB) a été mul-tiplié par un facteur 10 en dix ans.

Ce résultat est remarquable, mais il doit être relativisé. L’économie de laRussie pèse moins de 3% de l’économie mondiale; le PIB par habitant(12 500 dollars environ) représente respectivement 28% et 35% des PIBpar habitant des Etats-Unis et de l’Europe des Vingt-Sept. Il sera très dif-ficile pour la Russie d’atteindre son objectif déclaré de 50% du PIB amé-ricain par habitant en 2020. Pour approcher cet objectif ambitieux, ilconviendrait dans les dix années qui s’annoncent de restaurer la confianceet de relancer les investissements domestiques et internationaux. Les prin-cipaux moteurs de la croissance se trouvent dans les ressorts de l’économieprivée articulée à un secteur public moderne et probe, dans l’éducation etla recherche, dans la restauration d’une sphère sociale et de santé, dans lamodernisation des infrastructures, dans la coopération internationale. Outreles effets de la crise mondiale, il s’agit d’autant de champs mis à mal parles effets induits par le raidissement des autorités, qui ne sont pas parve-nues à stabiliser un cadre légal clair, compris et respecté, et à libérer dura-blement l’économie et la société par un jeu démocratique de véritablesconcurrences politiques et industrielles. Les mécanismes d’une «économie demarché libérale de type occidental» se sont partiellement déployés dans uncadre mal préparé, avec la conviction idéologique selon laquelle des «jeuxaux prétentions universelles» modifieraient le cadre.

Dans ce contexte, le poids des ressources naturelles dans l’économies’avère souvent néfaste. Il a distordu les flux d’investissement et n’a pascontribué à une diversification suffisante des efforts. Il a contribué à la

Tableau 2 :

Variation annuelle en pourcentage du PIB de la Russie

2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 20082009

(est.)

2010

(est.)

10,0 5,1 4,7 7,3 7,2 6,4 7,4 8,1 5,7 – 7,7 3

Sources : FMI, BERD, Banque mondiale, Banque centrale de la Fédération de Russie.

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concentration des pouvoirs de façon contre-productive et à une distributioninefficace du produit. L’apprentissage des mécanismes de marché a été bru-tal, inégal et, surtout, a contribué à effacer les ressorts spécifiques de soli-darité de la société russe; il a modifié de façon violente les rapports àl’argent et au travail. Le résultat est médiocre : il débouche sur une sociétéqui doute et qui est désormais encline à des replis nationalistes inquiétants.Pour toutes ces raisons, l’un des principaux moteurs de la croissance, quiest la consommation finale des ménages, peut s’enrayer et mettre en causele rebond d’après-crise actuel, d’une part, mais plus sûrement le caractèredurable de la croissance et sa transformation en développement humain,d’autre part. Plusieurs éléments devront être considérés, selon nous, pourrelancer le processus d’une transformation économique et sociale moderne,appuyée sur les valeurs positives et spécifiques de la société russe.

Le principal problème du pays est son endémique problème de corruption.Tous les segments de l’administration publique et privée sont concernés à desniveaux très élevés. Parmi les pays avancés sur le plan technologique àniveau de revenus moyens – au sens de la Banque mondiale –, la Russie estparmi les plus corrompus au monde selon Transparency International.

La Russie va devoir trouver des ressorts à sa croissance par la modernisa-tion, la baisse des coûts de transaction et l’augmentation de sa productivitéglobale afin de pallier le lissage à la baisse, tout en acceptant ou subissant uneinsertion plus diversifiée dans l’économie-monde. Ce processus d’insertion esttoutefois indispensable pour faciliter la modernisation et la gestion des com-plexités technologiques, financières, naturelles ou de sécurité. En revanche,cette ouverture durable doit se faire dans le respect des individus, des équi-libres sociaux et des identités. A défaut, la chimère autarcique et protection-niste est susceptible de s’imposer, avec des coûts démesurés.

Les infrastructures de transport et de communication doivent redevenirune priorité, en vue d’améliorer la compétitivité par la réduction des coûtsde transaction. Cela suppose une capacité à développer des projets lourds,dans un environnement non corrompu, afin d’attirer les financements et lescompétences.

Un capitalisme monopoliste d’Etat en Russie côtoie désormais un capi-talisme privé extrêmement concentré. La part des capitaux privés et la partdes capitaux publics représentent 50% chacune du PIB. Les ressortsconcurrentiels ne fonctionnent pas et contribuent à maintenir un niveaud’inflation supérieur à 10%.

Les principaux pays émergents d’Asie du Sud-Est et les économies entransition les plus performantes ont des niveaux d’investissement supérieursà 30% de leur PIB. En 2009, ce pourcentage est inférieur à 20% en Russieet le niveau global d’investissement reste de 40% inférieur au niveauatteint en 1990.

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Le climat protectionniste (7), en particulier dans les très nombreux sec-teurs industriels jugés «stratégiques», mais aussi dans l’agriculture ou lafinance, compromet une adhésion rapide à l’Organisation mondiale du com-merce (OMC), qui serait un catalyseur de la réforme structurelle et institu-tionnelle et une source supplémentaire de croissance – que la Banque mon-diale estime entre 0,5 et 1% par an.

Un investissement significatif et un volontarisme politique effectif sontnécessaires dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la recherche etde l’économie de la connaissance. Les surplus industriels privés doiventaussi s’orienter en partie vers ces champs réellement stratégiques du déve-loppement. C’est une des conditions centrales de la croissance et du déve-loppement durable.

Le système bancaire est dominé par quelques grandes banques d’Etat quiont joué un rôle positif lors de la crise financière mondiale en maîtrisant lesressorts de la finance publique et privée d’une économie avancée. Enrevanche, le système a un coût élevé et une concurrence privée peut s’avé-rer efficiente dans le cadre d’une économie moderne. L’épargne et l’inves-tissement sont insuffisants.

La quasi-absence de concurrence, les coûts de transaction élevés, la politiquemonétaire et la politique du taux de change du rouble ont un effet négatif surle niveau général des prix, qui reste au-dessus de 10% ces dernières années. Lafuite des capitaux dans les périodes de perte de confiance (années 1990, crise de1998, crise financière actuelle (8)…) et l’insuffisance des investissements domes-tiques et internationaux – même si ceux-là ont considérablement augmenté àpartir de 2005 – tempèrent une inflation qui n’est donc pas complètement reflé-tée dans les niveaux élevés rendus ces dernières années.

Les comptes extérieurs en situation de surplus sont très dépendants desexportations des ressources naturelles et des cours mondiaux du gaz et dupétrole. La compétitivité structurelle de l’économie n’est pas assurée. Lapression exercée sur les ressources de court terme favorise une économie de«rente» (9) – dont l’avenir ne peut être que fluctuant et décroissant –,

(7) Par exemple, les droits de douane sur les véhicules automobiles et les camions d’occasion importésont augmenté de respectivement 50% et 100% en janvier 2009. Cette mesure a clairement été mise en placeafin de protéger l’industrie de production nationale.

(8) Les phénomènes géopolitiques et géo-économiques ont aussi une influence sur les mouvements de capi-taux. Ainsi, la guerre russo-géorgienne et la reconnaissance des républiques sécessionnistes de Géorgie parMoscou en août 2008 ont entraîné une forte sortie des capitaux – surtout étrangers – de Russie.

(9) Certains auteurs considèrent que les points de retournement vis-à-vis de la dépendance pétrolière etdes ressources naturelles ont été franchis au cours des années 2000 (plutôt après 2005) et que la Russie estaujourd’hui beaucoup plus diversifiée dans son effort industriel (télécommunication, nanotechnologie, chimieet métallurgie…). Cf. J. Sapir, «La Russie en 2008. Bilan économique et social des ‘années Poutine’», His-toriens et Géographes, n° 402, 2008; V. Ivanter/J. Sapir, «La situation de l’économie russe dans le coursde la crise financière internationale», Séminaire organisé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales(EHESS), Paris, 23 oct. 2008. Nous pensons que cette diversification est en effet engagée, mais qu’il est tou-jours pertinent, au regard des contraintes financières induites par la crise, de la contribution des ressourcesnaturelles au budget, de l’absorption des investissements, du pourcentage des exportations, de parler de«rente» pétrolière et gazière en Russie. Toutefois, c’est dans le sens de la «rent seeking economy», au sens de

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laquelle contribue à distordre les flux d’investissement financiers, technolo-giques et humains vers la prospection et l’exploitation des ressources natu-relles au détriment des autres branches et secteurs de l’économie (Dutchdisease). Les économies d’énergie et l’environnement ne sont pas une prio-rité effective. Longtemps habitués à l’illusion de la gratuité de l’énergie, lesagents privés et publics doivent ajuster au plus vite les équipements etmodifier les comportements vers davantage de responsabilité.

La crise mondiale actuelle,révélatrice des vulnérabilités financières

et des faiblesses structurelles

La crise économique globale, qui a commencé aux Etats-Unis en août2007, a épargné peu de pays. La Russie a été gravement affectée. En débutde période, la situation macro-économique du pays était saine, après plu-sieurs années de forte croissance et des comptes équilibrés ou en excédent– dont un fort excédent budgétaire supérieur à 6% en 2007 et de l’ordrede 4% en 2008. La dette publique avait atteint en 2007 et 2008 un niveauinférieur à 10% du PIB (10) et les réserves de change en devises étaient lestroisièmes plus importantes au monde. La crise financière, cependant, adurement touché la Russie et révélé des faiblesses structurelles.

Au regard du poids des matières premières dans les exportations russes, deleur contribution au budget fédéral, de leur part dans les investissements, unefluctuation forte des cours pétroliers et gaziers (140 dollars le baril pour lepétrole de l’Oural en juillet 2008, 34 dollars début janvier 2009 et environ 75dollars fin 2009, contre 59 dollars prévus, selon le tableau 3) n’est pas, malgréun fonds de stabilisation important (cf. infra), sans incidences sur les financespubliques, les résultats des entreprises et le revenu des ménages. La corréla-tion entre la baisse du prix des ressources naturelles et la détérioration del’économie russe est nette (11). Le PIB devrait reculer en 2009 d’environ

(10) 7% en 2007 selon la Banque centrale de Russie, mais aussi selon le CIA World Factbook 2007. Cerésultat est obtenu grâce à des rentrées massives de devises issues des hydrocarbures et aussi à un désen-gagement de l’Etat de la sphère sociale santé et éducation. La Russie a remboursé par anticipation plusieursdettes qu’elle avait envers le FMI, les Etats-Unis et les pays européens. C’est aujourd’hui l’un des paysparmi les moins endettés au monde.

(11) R. Connolly, «Financial vulnerabilities in Russia», Russian Analytical Digest, n° 65, oct. 2009,pp. 1-6, disponible sur les sites Internet www.res.ethz.ch et www.laender-analysen.de.

S. Rosefielde (Russia in the XXIst Century, the Prodigal Superpower, Cambridge University Press, Cam-bridge, 2005, 244 p.), d’E. Brunat et A. Klepach («Productivity and competitiveness challenges for theRussian economy : room for a more proactive policy?», in Jean-François Huchet/Xavier Richet/Joël Ruet(dir.), Globalisation in China, India and Russia, Academic Foundation/Centre de sciences humaines de l’Uni-versité Paris III – Sorbonne Nouvelle, New Delhi/Paris, 2007, 364 p.) ou encore d’A. Aslund (Russia’sCapitalist Revolution. Why Market Reform Succeeded and Democracy Failed, Peterson Institute for Interna-tional Economics, Washington, 2007, 356 p.), que nous utilisons généralement le terme de «rente» : cetterecherche de revenu immédiat des agents économiques, qui est de nature au moins autant sociologiquequ’économique et qui freine l’épargne et l’investissement.

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7,7%, la production industrielle de quelque 11,7%, les investissements deplus de 15% et le solde budgétaire sera négatif d’environ 3% au mieux.

Le taux de change du rouble s’est déprécié et les importantes réserves dechange ont considérablement diminué, pour s’établir en cette fin d’année2009 à environ 400 milliards de dollars. La variation des cours des matièrespremières introduit donc un paramètre spécifique, qui joue de manière erra-tique avec la crise financière et économique mondiale. La santé financièredes secteurs de l’économie russe est menacée par les faiblesses structurellesqui demeurent.

L’évaluation des vulnérabilités financières suppose un état des réservesfinancières de change, un examen du rapport entre les dettes et le PIB, lanature des dettes à court et long termes, exprimées en monnaie locale oudevises étrangères. Il est également important de distinguer les bilans finan-ciers du secteur public (incluant la Banque centrale) du secteur financier(les banques principalement) et non financier privé (les ménages et lesentreprises). Il en est de même entre les agents résidents et les agents nonrésidents sur le marché domestique et entre la Russie et le reste du monde.Or, tous ces secteurs économiques sont interdépendants.

L’impact de la crise actuelle sur l’économie et la société russes est cepen-dant très différent de ce qu’on avait observé en 1998. A cette époque, lapopulation avait été directement confrontée à la réalité de la crise par lafermeture des banques, la cessation des paiements, une forte hausse des prixet l’effondrement du taux de change (12). Aujourd’hui, à l’exception d’uneminorité détenant des avoirs mobiliers – la bourse des valeurs de Moscoureste étroite et le capitalisme n’est pas de masse, puisque moins de 1% dela population possède des actions –, la crise reste beaucoup plus abstraite

Tableau 3 :

Principaux indicateurs macro-économiques 2006-2009

2007 20082009

(est.)

PIB (variation en%) 8,1 5,7 -7,7

Taux annuel d’inflation (variation en%) 11,9 13,3 11

Production industrielle (variation en%) 6,3 2,1 -11,7

Investissements (variation en%) 21,1 9,8 -15,4

Solde budgétaire national (en% du PIB) 6,0 4,0 -3,0

Taux de chômage (en%, selon la définition de l’OIT) 6,4 6,2 8,4

Cours moyen du baril de pétrole (Oural) (en dollars) 75 95,5 58

Réserves en devises et métaux précieux (en milliards de dollars) 478,8 427,1 405

Sources : Banque mondiale, Banque centrale de la Fédération de Russie, données statistiques natio-nales.

(12) V. Ivanter/J. Sapir, op. cit.

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qu’en 1998, malgré les défauts de paiements qui se sont multipliés et le chô-mage qui est désormais, en Russie aussi, une véritable inquiétude. Tout celane signifie pas que la crise actuelle soit purement virtuelle, mais il est clairque ses effets n’ont rien à voir avec le traumatisme de 1998 (13).

La croissance domestique du crédit aux ménages, qui avait augmenté for-tement de 2000 à 2006, a commencé à fléchir pour ne représenter que 9% duPIB en 2007. C’est peu par rapport aux autres économies émergentes et auxéconomies avancées. Cependant, l’endettement en devises était d’environ20% de l’ensemble. Bien que lié à un système bancaire relativement sous-développé, ce point est important et finalement positif, car, lorsque le roublea faibli par rapport à l’euro, au franc suisse ou au dollar, les ménages ne sesont pas retrouvés étranglés par la dette comme en Europe centrale et orien-tale (Hongrie en particulier) ou dans les pays Baltes. En revanche, les entre-prises russes se sont endettées lourdement en devises sur le marché interna-tional en gageant leurs actifs de ressources naturelles. Les banques ontrenforcé cette tendance en recourant à leur tour aux marchés financiers inter-nationaux, afin de spéculer ou, tout simplement, de financer les entreprises.

Ainsi, l’Etat russe était peu endetté, avec des réserves significatives audébut le la crise. Les ménages étaient également peu endettés, avec une struc-ture de la dette à 80% en monnaie locale. En revanche, les firmes ont accruleur endettement en devises sur le marché mondial, ce qui les a rendues sen-sibles à la chute des revenus pétroliers et à l’affaiblissement consécutif durouble. Ces faiblesses ont été renforcées par l’intervention des troupes russes enGéorgie, le 8 août 2008, qui a inquiété les investisseurs, en particulier étran-gers, et entraîné une sévère perte de confiance. Les sorties de capitaux, qui onteu un effet positif sur les pressions inflationnistes, ont commencé dès le prin-temps 2008, mais c’est en septembre 2008 que les flux sortants se sont accélé-rés après l’effondrement du marché des actions à la bourse de Moscou. Phi-lippe Condé rappelle que, avant la crise, les autorités russes avaient sous-estimé le degré d’intégration économique et financière de leur pays dans l’éco-nomie mondiale (14). Or les investisseurs étrangers détenaient 70% des valeurscotées sur la place moscovite (15). Ces phénomènes ont débouché sur une fortedépréciation du rouble, dont le taux de change est passé de 25 roubles pour

(13) Id.(14) P. Condé, op. cit.(15) V. Ivanter et J. Sapir (op. cit.) soulignent cependant que les volumes financiers en circulation et

traités à la Bourse de Moscou étaient alors très faibles. Lors de la séance du 16 septembre 2008, le coursde l’action Gazprom a baissé de 16%. En réalité, le volume des transactions sur cette action n’avait pasdépassé les 6 millions de dollars, chiffre dérisoire eu égard à la capitalisation de la société. Les phénomènessemblables ont été observés pour la très grande majorité des autres actions. Ceci provient du fait que lesentreprises ont un actionnariat en réalité très contrôlé. V. Ivanter estime que, «dans la majorité des cas, lapart ‘flottante’ de l’actionnariat ne dépasse pas 3% à 4% de la capitalisation de la société, ce qui limite le rôlede la Bourse de Moscou. Contrairement aux pays capitalistes développés, elle n’a pas été créée pour répondreà un besoin de financement des entreprises, mais comme un acte ‘rituel’ d’affirmation de la transition en Rus-sie. […] C’est un marché d’une faible profondeur, où le montant moyen de l’intervention de la part d’un résidentest de l’ordre de 20 000 dollars, elle a été avant tout une poche à spéculation pour des acteurs non-résidents».

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1 dollar américain en juillet 2008 à plus de 36 roubles en avril 2009. Près de200 milliards de dollars ont été utilisés pour soutenir le rouble et permettre laréalisation des engagements budgétaires. Des sommes importantes ont étévotées par la Douma pour garantir le soutien aux activités les plus sensiblesà un manque de liquidités servant au financement du capital circulant, cela,notamment dans les secteurs de l’agriculture, de la défense, des constructionsmécaniques et de la construction. L’action publique a donc été très positive enempêchant le développement d’une crise de liquidité interne majeure induitepar la crise internationale. La capacité de résistance de l’économie et del’administration russes a été positive. Il n’en demeure pas moins que le poidsde la dette en devises des entreprises s’est alourdi mécaniquement et que lesrevenus réels ont chuté avec l’affaiblissement des termes de l’échange.

Les faiblesses structurelles sont apparues évidentes et la faible compéti-tivité d’une grande partie de l’industrie a débouché sur une baisse des pro-ductions industrielles concomitantes à la chute des investissements non éta-tiques. Dans le fil de ces secousses financières de 2008, les ménages,pourtant relativement épargnés dans un premier temps, ont subi, d’unepart, les effets du ralentissement des activités – la montée du chômage atouché le revenu réel et conséquemment a accru les défauts de paiement desdettes – et, d’autre part, un tarissement brutal de l’accès au crédit – en par-ticulier auprès des petits établissements. Ces difficultés ont engendré deseffets en chaîne négatifs sur la demande dans les secteurs de l’immobilieret des consommations finales.

La crise a aussi accru la vulnérabilité des secteurs bancaires et industrielsouverts sur l’extérieur et endettés en devises. Le poids de l’endettement aété concomitant à la dépréciation du rouble. Au second semestre 2008, ladette des firmes industrielles, selon la Banque centrale de Russie, a atteintenviron 295 milliards de dollars et celle du secteur bancaire environ 140 mil-liards de dollars, avec de fortes contraintes à court terme puisque le secteurdes entreprises doit rembourser – hors rééchelonnement ou moratoire –150 milliards de dollars d’ici au printemps 2011 et le secteur bancairequelque 60 milliards à la même échéance. De telles contraintes de rembour-sement supposent que la confiance susceptible de relancer les flux financiersinternationaux soit restaurée et que l’administration centrale soit encline etprompte à continuer à soutenir la monnaie locale et l’activité économiquede toutes les unités de production (16). A défaut, le remboursement desdettes à court terme des entreprises et du secteur bancaire peut s’avérer

(16) Au-delà de la volonté politique, ces actions seront permises en fonction du cours des matières pre-mières. Cette contrainte objective réduit mécaniquement la marge de manœuvre qui viserait à davantagediversifier la structure de production et d’exportation de l’économie russe et la modernisation de ses infra-structures. Le budget 2010 de l’Etat ayant été élaboré sur la base d’un baril de pétrole de l’Oural à 58 dol-lars, la consolidation du taux de change de la monnaie, la restauration des comptes et la capacité à rem-bourser les dettes industrielles et bancaires dépendront largement du dépassement significatif et durable dece tarif, fin 2009, en 2010 et 2011 au minimum.

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particulièrement difficile et compromettre tout simplement l’accès au créditdes ménages et, par voie de conséquence, toucher durablement l’un desmoteurs de la croissance récente russe, à savoir les dépenses d’équipementet la consommation finale des ménages. Le pire des scénarios serait celuid’un assèchement des liquidités, débouchant sur des arriérés de paiementsdes salaires et des livraisons intermédiaires, bref, une certaine démonétisa-tion des relations économiques avec un retour des relations de troc (barter),incompatibles avec une croissance économique forte et durable et avec lespotentiels objectifs de la Fédération de Russie.

Nécessité d’une modernisation de l’economie russeet d’une transition vers une economie post-industrielle

de la connaissance (17)

La forte dynamique de croissance observée en Russie dans les annéesrécentes – d’abord stimulée par la dévaluation du rouble consécutive à la crisefinancière d’août 1998 qui avait restauré la compétitivité des prix aux pro-ductions nationales – est largement expliquée par la conjoncture favorable entermes de prix réels sur le marché mondial des ressources pétrolières etgazières. La hausse des prix du pétrole et du gaz et de la demande mondiale,couplée à une demande de consommation intérieure finale très soutenue,explique en grande partie la croissance du produit intérieur brut, qui a étésupérieure en moyenne annuelle à 6,5% par an sur la période 2000-2008 (cf.le tableau 2). Jusqu’en 2008, le pays a accumulé plus de 420 milliards de dol-lars de réserves de change, auxquelles il convient d’ajouter, d’une part, un«fonds de stabilisation» d’environ 125 milliards de dollars et, d’autre part, unfonds du «bien-être national» de 32 milliards de dollars (18) (soit, au total,

(17) L’économie de la connaissance est comprise comme la production et les services basés sur une accélérationdu rythme de l’avancée des technologies et de la science, incluant aussi une obsolescence rapide. L’élément-clefde l’économie du savoir est une plus grande dépendance à l’égard des capacités intellectuelles qu’à l’égard desintrants physiques et des ressources naturelles. Cette orientation est principalement alimentée par l’émergence denouvelles industries, où la plupart des progrès technologiques engendrent une augmentation de la productivité.L’économie de la connaissance est aussi une réalité où se concentrent les analyses sur l’évolution des institutionsde l’économie et des relations entre les acteurs du développement, où la valeur est de plus en plus dans les nou-velles idées, la gestion par projets, les circuits de financement innovants, les supports électroniques de gestion etl’environnement des services disponibles. Une économie basée sur le savoir est caractérisée par la reconnaissancede la connaissance en tant que source de compétitivité, ce qui suppose l’importance croissante de la science, dela recherche, de la technologie et de l’innovation dans la création et l’application du savoir. Cf. D. Rooney/G. Hearn/T. Mandeville/R. Joseph, Public Policy in Knowledge-Based Economies : Foundations and Fra-meworks, Edward Elgar, Cheltenham, 2003; E. Brunat/X. Greffe/V. Mau/V. Novikov/I. Samson (dir.), Com-mon Economic Space and the Perspectives of the EU-Russia Relations, Izdatelstvo «Delo» Publishing, Moscou,2004, 240 p.; PNUD, Towards a Knowledge Based Society, National Human Development Report, Russian Fede-ration, Moscou, nov. 2004; Banque mondiale, Where is the Wealth of Nations : Measuring Capital for XXIst

Century, Washington, 2006, 188 p.; Banque mondiale, K4D, Knowledge for Development Program, 2007, dispo-nible sur le site Internet www.worldbank.org; E. Brunat, «Economie de la connaissance, réseaux de formationet dynamique territoriale en Russie», in D. Guerraoui/X. Richet (dir.), Compétitivité et accumulation de compé-tences dans la mondialisation : comparaisons internationales, L’Harmattan, Paris, 2009.

(18) Le ‘fonds de stabilisation’ est un fonds de réserves destinées à pallier les fluctuations des cours mondiauxgaziers et pétroliers; le ‘fonds du bien-être’ vise à amortir les coûts sociaux de la conjoncture économique.

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plus de 40% de la richesse nationale), ce qui plaçait la Russie à la troisièmeplace mondiale en la matière, derrière le Japon et la Chine (19). Pendant cettepériode faste, la croissance de la capitalisation des entreprises russes a été net-tement corrélée au prix du pétrole sur le marché international (20) (cf. le gra-phique 1). C’est aussi une période de regain de confiance et d’une certaine dis-tanciation avec les pays occidentaux peu enclins à reconnaître la Russiecomme puissance économique. Ce redressement économique a donc entraînéun durcissement des positions diplomatiques russes, les dirigeants étantconvaincus que la Russie n’avait plus besoin de l’Occident. En février 2007,la 43e conférence sur la sécurité de Munich a permis au président VladimirPoutine d’exprimer l’étendue de ses divergences avec l’Occident et les Etats-Unis en particulier (élargissement de l’OTAN, nucléaire iranien, projet debouclier antimissiles en Europe orientale, militarisation de l’espace par lesEtats-Unis ou perception d’une ingérence occidentale systématique et de lon-gue date dans les affaires intérieures russes).

Cependant, le potentiel du modèle d’«exportation des matières premières»de l’économie russe montre ses limites. Il n’a pas engendré une diversificationsuffisante de la structure de production, ni l’émergence institutionnelle indis-pensable à la confirmation et à la consolidation de la croissance sur la longuepériode. De plus, le nombre des firmes russes capables de jouer un rôle signi-ficatif sur les marchés extérieurs et au sein des pôles mondiaux de croissanceest très insuffisant «hors pétrole ou gaz». Le paradoxe est que, malgré les

(19) En janvier 2008, le pays effectuait son entrée dans le club des dix principales économies mondialesaux côtés du Brésil, de l’Inde, du Mexique ou de la Corée du Sud.

(20) G. Gref, Rapport au gouvernement de la Fédération de Russie, 17 août 2006, disponible sur le siteInternet www.economy.gov.ru/wps/portal.

Graphique 1 : dynamique de la capitalisation des entreprises russes

(en % PIB) et prix du pétrole de l’Oural

Source : statistiques nationales russes.

� Capitalisation du marché russe des valeurs (% PIB) � échelle de gauche

1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 20070%

20%

40%

60%

80%

100%

120%

0102030405060708090100

45%

25%

40%

50%60%

45%

70%

85%

100%

��� Prix du pétrole de l�Oural (en dollars par baril) � échelle de droite

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résultats des opérateurs industriels et financiers russes caractérisés par desretours sur investissement importants et rapides, la solidité de la croissancen’est pas pour autant assurée. Les investissements dans la recherche et lesdéveloppements innovants semblent insuffisants (graphique 2) pour assurer lepositionnement de la Russie sur le plan international.

Ce point est fondamental, et les hommes politiques, soucieux des résul-tats immédiats, reconnaissent la prégnance des cours pétroliers sur l’écono-mie et continuent de privilégier les observations de court terme. Mêmel’économiste A. Klepach, actuel vice-ministre du Développement écono-mique et du commerce réputé pour ses analyses sur l’impact des politiquesindustrielles pro-actives et des réformes structurelles (21), se concentredésormais sur le court terme et se réjouit que les prévisions de croissancedu PIB pour 2010 soient convergentes avec celles réalisées par la Banquemondiale et la Banque européenne de reconstruction et de développement(autour de + 3 à + 3,2%), avec, comme argument principal, une absorp-tion soutenue du pétrole russe de l’Oural par l’économie mondiale à uncours prévisionnel très supérieur à celui de 58 dollars utilisé pour construirele budget de 2010 (22). Le poids des exportations de matières premières(tableau 4) détourne l’action de l’Etat, laquelle devrait s’orienter vers unestratégie de développement des secteurs de la santé, de l’éducation, de l’éco-nomie de la connaissance et des nouvelles technologies en général.

(21) Cf. E. Brunat/A. Klepach, op. cit.(22) Cf. «Klepach signals’ 10 iptimism», Moscow Times, 16 nov. 2009.

Graphique 2 : dépenses intérieures de R&D, en % du PIB, dans différents pays (échelle de gauche) et volume de personnels engagés dans la R&D � chercheurs et autres personnels �

pour 10 000 employés au total (courbe et échelle de droite), années 2004 et suivantes lorsque les données sont disponibles

Sources : OCDE ; G. GREF, op. cit.

Ce point est fondamental et les hommes politiques soucieux des résultats immédiats

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00,5

11,5

22,5

33,5

44,5

0

50

100

150

200

250

300

1,17 1,31

1,892,19

2,55 2,6

3,153,49

3,98

DIRD globale (colonne de droite) et DIRD publique (colonne de gauche)

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L’importance de la nouvelle économie – économie de la connaissance – estlargement sous-estimée par les pouvoirs publics, malgré les injonctions duprésident Medvedev (23). Les principaux industriels ne font pas de l’ensei-gnement et de la recherche une priorité suffisante pour être à l’avenir laforce motrice de l’économie de marché. Avec l’accélération des innovations,la complexification et l’élargissement des processus, la concurrence dans lemonde moderne implique de plus en plus une vive concurrence des connais-sances, tant pour leur production que pour leur diffusion et leur consom-mation (24). Ainsi, le développement d’un puissant système d’éducation,d’enseignement initial et supérieur et notamment de formation profession-nelle devient absolument nécessaire comme élément de différenciationconcurrentielle. Cela passe aussi en Russie par un soutien à la recherche-développement (R&D) et son organisation selon les standards internatio-naux, mais aussi par le sauvetage, la préservation et l’utilisation de l’expé-rience et des compétences technologiques et humaines accumulées pendantla période soviétique. Les Nations Unies considéraient que le système d’ins-truction initial et de production de culture générale était un des meilleursatouts comparatifs de l’Union soviétique, notamment dans les domaines destechniques aériennes et astronautiques, de la physique nucléaire et du laserpar exemple (25). Aujourd’hui cependant, on peut observer que, pourl’essentiel, le succès économique prévaut dans la sphère de l’extraction etde la livraison des hydrocarbures bruts, des matières premières, de l’orga-nisation du commerce en réseaux d’initiés et, très partiellement, des ser-vices.

En revanche, le développement de branches comme l’infrastructure destransports – qui contribue grandement à diminuer les coûts de transaction –les productions nouvelles et innovantes, le développement de technopolesappuyées sur une relation universités-entreprises active et sur la valorisation

Tableau 4 :

Structure des importations

et des exportations russes en %, 2005

Matières

premières

et énergie

Produits

agricolesServices

Produits

manufacturés

Importations 3 12 24 61

Exportations 63 6 9 22

Source : Organisation mondiale du commerce

(23) Cf. D. Medvedev, Discours à la nation, 12 nov. 2009, disponible à l’adresse Internet [email protected]. La modernisation de l’économie russe a été le point central de l’intervention.

(24) E. Brunat et alii, «National innovation system : the basis of Russia’s knowledge economy», inPNUD, op. cit.; O.L. Kouznetsov, «Problèmes de la construction de la société du savoir dans la Russiecontemporaine : mythes, bases, perspectives», EKO Economie et organisation de la production industrielle,n° 8, 2005, pp. 40-46

(25) E. Brunat, «Economie de la connaissance…», op. cit.

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de la recherche publique, les centres logistiques de transport et de communi-cation modernes diversifiés, l’application des technologies modernes et desméthodes d’organisation intégrant les nouvelles connaissances en matière degestion pour la bonne gouvernance des régions et des collectivités munici-pales, leurs applications dans les processus de créations d’activités, tout cetensemble est en retard par rapport aux méthodes, priorités et standards euro-péens et internationaux. La principale conséquence du déficit de«compétences d’affaires» et d’intérêt pour la recherche et des actionsdéployées sur la longue période est de nature à rendre les produits et les ser-vices russes faiblement compétitifs sur le marché international et à maintenirune logique et des comportements de recherche de «rente immédiate» (26).

La consolidation de la croissance économique en Russie et la facilitationde sa transformation en développement humain supposent la créationactive d’un système éducatif moderne à plusieurs niveaux, fondé sur lesmeilleures traditions des «lumières» russes, tout en facilitant l’intégrationdans l’espace éducatif européen et le partenariat universités-entre-prises (27), ainsi que l’étude du développement de partenariats de typepublic-privé pour certains investissements lourds visant à renforcer les res-ponsabilités conjointes (28). L’implication des entreprises – par le biais definancements par exemple – dans la sphère éducative est un thème sensibleet rapidement très politique. Ici, il s’agit plutôt de coopérations actives enmatière de recherche appliquée et finalisée, une participation à la gestion dela complexité et à la production de nouvelles connaissances susceptiblesd’être intégrées et développées dans la sphère de production.

La crise économique limite désormais ce type d’engagement des firmes.Des fenêtres d’opportunités ont été gâchées au début des années 2000, maisil conviendra au plus vite d’impliquer les unités de production dans la pro-duction du savoir lorsque les fardeaux financiers du court terme auront étéabsorbés. Traditionnellement, l’économie réelle et les affaires industriellessont coupées du monde de la recherche en Russie. Les césures entre la créa-tion et l’application, d’une part, entre l’action stratégique et le business decourt terme, d’autre part, sont profondes. Il s’agit d’un problème institu-tionnel et de culture politique, qui engage deux visions du monde. De plus,les contraintes financières actuelles ne facilitent évidemment pas cette ren-contre. Le faible intérêt des structures d’affaires russes dans les travauxd’études et de recherche conduit à une coupure entre la création et l’appli-cation des nouvelles connaissances, à une coopération déficiente et ineffi-cace entre la science et la production. Le financement privé de la R&D dans

(26) S. Rosefielde, op. cit. Cf. aussi M.A. Dmitriev, Matériels du rapport présenté au séminaire du pro-jet de l’Union européenne KalEdu (Kaliningrad – Education) au gouvernement de Kaliningrad, 29 mai2007. E. Brunat tient ce matériel non publié, disponible.

(27) E. Brunat et alii, op. cit.; E. Brunat, «Economie de la connaissance…», op. cit.(28) V.L. Makarov, «Economie du savoir : quelles leçons pour la Russie», Vesti, vol. LXXIII, n° 5, 2003,

pp. 450-456.

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les pays développés est en général nettement plus important que les créditsbudgétaires publics, alors qu’en Russie on observe une réalité inverse (29).

Le degré d’implication des biens immatériels, le capital social dans lecapital global (la richesse globale) en Russie par rapport au poids du capitalproduit ou du capital naturel (les ressources naturelles) est représenté parle graphique 3 issu de travaux de la Banque mondiale (30). La comparaisonavec les pays à hauts revenus, selon la classification de la Banque, à reve-nus intermédiaires et même avec les pays les plus pauvres est flagrantequant à la structure de la richesse globale. Les ressources naturelles domi-nent largement en Russie, tandis que le capital immatériel est nettement leplus important pour les trois groupes de pays mentionnés ci-avant. De cepoint de vue, la comparaison n’est pas à l’avantage de la Russie, mêmeavec le groupe des pays à faibles revenus : en pourcentage du capital global,la Russie utilise quatre fois moins de capital immatériel et presque deux foisplus de ressources naturelles. Selon cette approche particulièrement intéres-sante pour évaluer le poids du capital social et le caractère durable de lacroissance (31), la structure du capital russe n’est pas loin de celle duVenezuela ou du Gabon (32). Ce type de structure du capital est terrible-ment dévoreur de ressources et n’est par conséquent pas durable.

(29) E. Brunat, «Economie de la connaissance…», op. cit.(30) Banque mondiale, Where is the Wealth…, op. cit.(31) Les indicateurs utilisés actuellement pour mesurer le niveau de développement sont gravement

défaillants. Les indices nationaux de comptabilité, tels que le PIB, ne reflètent pas nécessairement les effetsbénéfiques des dépenses d’éducation ou de santé, ni les coûts liés à la dégradation de l’environnement. LaBanque mondiale (Where is the Wealth…, op. cit.) propose une nouvelle méthode d’évaluation de la richessenationale totale des pays, prenant en compte le capital produit, les ressources naturelles, mais aussi le capi-tal social et humain. Cette étude permet de commencer à caractériser et à quantifier le développementdurable. Il montre ainsi les disparités entre les voies de développement choisies par les pays. Il apparaît quedes groupes entiers de pays, dont fait partie la Russie, ne sont pas sur une voie soutenable, notammentparce que la gestion des ressources naturelles y est très discutable.

(32) E. Brunat, «Economie de la connaissance…», op. cit.

0102030405060708090

Russie Pays à faibles revenus

Pays à revenus intermédiaires

Pays à hauts revenus

Ressource s naturelles Capital produit Capital immatériel (dont social)

Source : Banque mondiale, Where is the Wealth…, op. cit.

Graphique 3 :Structure de la richesse des nations en %

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Aux symptômes de l’économie de rente en Russie (33) et de la crise actuelles’ajoutent au moins trois types de difficultés spécifiques qui handicapentlourdement la modernisation de l’économie et de la société : l’insuffisance dechampions nationaux de grande taille – hors énergie, tels Gazprom ouRosneft, capables de jouer un rôle global et véritablement moteur pour larecherche –; la faiblesse chronique des petites entreprises, dont le nombreabsolu et le poids en terme d’emplois et la contribution au PIB augmentent,mais restent inférieurs aux réalités des principales économies de marché (34);une démographie naturelle décroissante et l’émigration du segment le plusdynamique et le mieux formé de la population (35). Cette situation particu-lière suppose une évolution culturelle et institutionnelle dans la conceptionmême du développement économique et de la transformation sociale et, parconséquent, une volonté politique forte à court et moyen termes.

Aujourd’hui, la croissance des services et des technologies modernes butesur une pénurie sérieuse de main-d’œuvre qualifiée, sur la prégnance degrandes unités de production qui distordent le marché du travail et la for-mation des prix et des salaires – dont la production et le commerce del’énergie – et sur une offre de formation qui s’éloigne des sciences et deschamps de l’excellence passée (technologie, mathématiques, physique théo-rique et appliquée) adaptée aux besoins d’une économie plus compétitive etcapable de générer une croissance plus assurée et durable.

Les connaissances sont au cœur du nouveau développement, celui quidevrait être plus économe en ressources pour mériter son caractère «durable».Dans ses messages adressés à l’Assemblée fédérale du pays au cours de cesdernières années, Vladimir Poutine avait attiré l’attention, à plusieursreprises, sur la nécessité d’une transition vers un nouveau paradigme du

(33) S. Rosefielde, op. cit.; E. Brunat/A. Klepach, op. cit.; A. Aslund, op. cit.(34) Le président Dmitri Medvedev (discours de Tobolsk, 27 mars 2008, et discours à la nation, 12 nov.

2009) est favorable à la suppression des barrières qui brident le développement des petites et moyennesentreprises (PME) et milite pour un allègement des procédures administratives. «La cause principale du lentdéveloppement des PME reste l’extrême lourdeur de l’administration» : D. Medvedev a constaté que la contri-bution des PME au PIB russe était inférieure à 17% et que la part des industries du savoir est extrêmementfaible, à moins de 1%, celles-là étant presque inexistantes dans le domaine de la science et des technologiesde l’information. Afin d’ouvrir une entreprise, un entrepreneur russe doit fournir une longue liste de docu-ments, dont la plupart n’est pas mentionnée dans la législation fédérale. En outre, «de nombreuses lois datantde l’époque soviétique, déconnectées de la réalité, sont encore en vigueur. Et le renouvellement des règlementstechniques est extrêmement lent». Par ailleurs, les inspections visant le monde des affaires sont menées selon45 axes, par plus de 30 organes, rien qu’au niveau fédéral, avec de nombreuses mesures de contrôle extra-procédurales. Il en résulte que les entreprises dépensent plus de 10% de leur chiffre d’affaires en vérifica-tions et inspections en tout genre.

(35) Dans la plupart des pays industrialisés, la mortalité baisse et l’espérance de vie augmente. Ce n’estpas le cas en Russie. La natalité, comme dans de nombreux pays d’Europe, est faible (1,4 enfant par femmeen 2007 et 1,2 en 2006), mais la mortalité est particulièrement élevée, surtout chez les hommes : un hommesur trois meurt entre 20 et 60 ans; les hommes russes ont aujourd’hui une espérance de vie de 61 ans (73 anspour les femmes), alors qu’elle était de 63,8 ans dans les années 1960 (75 ans dans les pays développés). Cf.A. Vychnevski, Les Enjeux de la crise démographique en Russie, Institut français des relations internatio-nales (IFRI), Paris, juin 2009. Par ailleurs, les moyens alloués à la protection de la santé sont insuffisants.En 2007, la Russie y a consacré 4, 2% de son PIB, contre 8 à 10% en moyenne dans les pays occidentaux.Il en découle un solde négatif et une baisse durable de la population, passée de 148,9 millions d’habitantsau début de 1993, à 141,7 millions en avril 2009, selon le Comité d’Etat aux statistiques (Rosstat).

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développement pour le pays et ses régions : «dans les conditions de vive concur-rence internationale, l’expansion économique du pays doit être conditionnée deplus en plus et essentiellement par ses avantages scientifiques et technologiques[…]. Il convient de faire une démarche pro-active et décisive pour l’incitation àla croissance des investissements pour l’infrastructure industrielle et pour la pro-motion des innovations […] et se positionner d’une manière digne dans la divi-sion internationale du travail» (36). Les appels à la modernisation du présidentMedvedev, le 12 novembre 2009, lors de son discours annuel à la nation, vontaussi dans ce sens. Les innovations majeures – génériques – et plus mineures– celles inscrites dans un sentier technologique – présupposent de nouvellesgrilles de lecture et de nouvelles connaissances fondamentales en vue d’accé-lérer la transition compétitive vers l’économie du savoir (37). L’objectif dupassage à une «économie de la connaissance» est affiché et il est exact que lapolitique publique se renforce dans ce sens. En revanche, le retard est préoc-cupant et les tendances récentes observées ne corrigent pas encore le modèlede croissance basé sur l’économie de rente et de résultats immédiats ou à«retours sur investissements rapides». Les nouvelles ambitions de la Russiesont synthétisées dans le rapport du ministère du Développement écono-mique et du commerce de juillet 2007 intitulé «Conception du développementéconomique de la Russie jusqu’en 2020» (38). Il est fait état de trois scénariospossibles de croissance économique. Le premier, plutôt conservateur, s’appuiesur le modèle encore opérationnel aujourd’hui qui est celui de la rente. Ledeuxième décrit une promotion massive des exportations des ressources natu-relles, dont les résultats pourraient être davantage orientés vers une diversi-fication industrielle plus volontariste. Enfin, le troisième, dont la distanceavec la réalité est importante mais qui a la préférence des déclarations depolitique prospective, est celui d’un modèle fondé sur l’innovation et laconnaissance, ce qui suppose la définition de priorités et d’objectifs ainsi quela mesure de l’économie de la connaissance (tableau 5) (39).

(36) Cf. Message de la Présidence à l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie, 10 mai 2006, dispo-nible sur le site Internet president.kremlin.ru.

(37) PNUD, op. cit.; E. Brunat et alii, op. cit.(38) MEDT, «Conception du développement économique de la Russie jusqu’en 2020», Moscou, juil. 2007,

disponible sur le site Internet www.economy.gov.ru.(39) Mesurer l’économie de la connaissance : il s’agit du retour sur investissement dans la science, qui

peut être mesuré par l’évolution de la productivité (PIB par employé par exemple). L’Indice de com-pétitivité du Forum économique mondial peut être également un élément d’appréciation. La part des hautestechnologies dans les exportations, la balance technologique extérieure, la part mondiale des licences et bre-vets… font aussi partie des paramètres d’évaluation. C’est cependant la Banque mondiale qui a fait ladémarche d’analyse et de mesure la plus achevée (Banque mondiale, K4D…, op. cit.), en proposant leKnowledge Economy Index (Indice de l’économie de la connaissance ou KEI) : il s’agit d’une méthode pourmesurer l’économie de la connaissance connue sous le générique de Knowledge for Development ou K4D. K4Dest basé sur une méthodologie d’évaluation de la connaissance, Knowledge Assessment Methodology (KAM),qui est un modèle lui-même basé sur près de 110 variables structurelles et qualitatives de 146 pays et quatrepiliers : 1) les incitations institutionnelles pour promouvoir la production de connaissances et la créationd’activité; 2) la part de la population éduquée, formée de façon initiale et formée tout au long de la vie;3) les technologies et les infrastructures de l’information et de la communication (TIC) – incluant leur pro-duction et leur diffusion –; 4) la densité du réseau d’entreprises, d’universités, des centres de recherche et

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Les objectifs du troisième scénario sont particulièrement ambitieux, voirehors de portée, sans politiques radicalement pro-actives (40) et une véritablepolitique industrielle (41), l’ensemble étant désormais lourdement contraintpar la crise économique mondiale. La Russie cependant, selon ce scénario,devrait prendre une place importante, d’environ 10% sur les marchés mon-diaux des produits et services des hautes technologies dans «quatre à sixdomaines». Cela suppose que les dépenses intérieures de recherche et déve-loppement (DIRD) atteignent 3,5% du PIB (contre 1,20% actuellement) etpas moins de 5 à 6% du PIB pour l’enseignement (contre 3,6% en 2006).

Tableau 5 :

Comparaison de la compétitivité KEI de quelques nations

(indices recomposés par la Banque mondiale de 0 à 10)

PaysClassement

mondial

Indice de

l’économie de

la connaissance

Régime

institutionnel

de production

de connaissances

Système

National

d’Innovation

Education TIC

Suède 1 9,26 8,59 9,72 8,98 9,76

Etats-Unis 10 8,80 8,45 9,44 8,35 8,95

Allemagne 15 8,54 8,38 8,93 8,08 8,79

France 20 8,36 8,02 8,59 8,52 8,31

Russie 47 5,94 2,99 6,92 7,66 6,19

Chine 75 4,27 4,27 5,09 4,09 4,21

Sources : Banque mondiale, K4D…, op. cit.; T. Kastouéva-Jean, «Enseignement supérieur, clé

de la compétitivité russe», Nei Visions, n° 28, avr. 2008.

(40) Des sanctions financières sont envisagées pour les entreprises et les branches prioritaires de l’indus-trie, ainsi que pour les Universités et Instituts de recherche qui ne se moderniseraient pas ou n’innoveraientpas ou pas suffisamment. Cf. la Déclaration du vice-Premier ministre S. Ivanov, avr. 2007, citée par T. Kas-touéva-Jean, op. cit.

(41) E. Brunat/A. Klepach, op. cit.

Tableau 6 : Comparaison entre les données 2005-2006et les objectifs 2020 du ministère du Développement économique

et du Commerce de la Fédération de Russie (en %)

Données

2005-2006

Objectifs

2020

Part des hautes technologies dans le PIB russe 10,5 en 2006 17 à 20

Apport des secteurs innovants dans la croissance annuelle du PIB 1,3 en 2006 2,5 à 3

Part des entreprises industrielles faisant des innovations technologiques 9,3 en 2005 40 à 50

Part des produits innovants dans la production industrielle 2,5 en 2005 25 à 35

DIRD en% du PIB 1,24 en 2006 3,5 à 4

Dépenses d’éducation en% du PIB 3,9 en 2006 5 à 6

Source : MEDT, op. cit.

des centres technologiques, c’est-à-dire le Système national d’innovation (SNI). Le résultat général est leKEI, qui débouche sur un indice général pondéré et recomposé de compétitivité allant de 0 à 10. Cf.E. Brunat, «Economie de la connaissance…», op. cit.

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L’amélioration de la qualité de la formation initiale et professionnellesupérieure suppose la mise en évidence des avantages comparatifs delocalisation et humains – un savoir-faire technologique et industriel quis’émousse mais demeure partiellement, une main-d’œuvre qualifiée etouverte au changement. Le développement des coopérations internatio-nales, les incitations au développement des interfaces universités-entre-prises, des zones/parcs scientifiques et technologiques (42) et la valorisa-tion de la recherche, la mise en place d’un cadre légal national et régionalclair, transparent et stable, la promotion de la recherche publique et pri-vée, des nouvelles technologies et des formats européens de l’éducation,la coopération entre les institutions dans le cadre d’un partenariatpublic-privé font partie des actions et des recommandations quidevraient contribuer au développement économique, social et humain dela Russie. Dans cet esprit, un travail doit être conduit sur la politiquedes brevets et des droits de propriété, qui est balbutiante et terriblementcontre-productive.

Pour aller vers l’économie de la connaissance et réfléchir à une nouvelleforme de développement, il convient de croiser les approches en termes deflux, les analyses de l’intégration régionale et les apports des économistesinstitutionnalistes mettant en évidence l’importance de la coopérationincluant le concept de «concurrence-coopération» (43), de la proximité etde la densité des structures davantage organisées de façon horizontale etau service d’un développement «par le bas» mieux maîtrisé par les termi-naisons locales. Le croisement des paradigmes et le renouveau du déve-loppement suppose une politique publique forte et engagée qui comprend :une vision coopérative du développement et des institutions nécessaires ;des infrastructures d’éducation et de santé modernisées ; la coopérationentre les acteurs du développement local, incluant le développement desréseaux de solidarité et d’échanges; l’émergence, puis la densité despetites et moyennes entreprises sur un espace donné; la consolidation etla structuration par objectifs de l’intelligence économique des territoirescomme élément stratégique du développement; l’émergence des infra-

(42) Avec une recherche de structuration territoriale, soutenue par une volonté publique, appuyée sur la«petite structure» (la PME), le «nombre» – importance de la densité des petites structures pour éventuelle-ment rechercher des économies externes d’agglomération et des coopérations (fondées sur le concept deconcurrences-coopérations) – et la «proximité» – la courte distance est un avantage de localisation décisif.Cf. Banque mondiale, World Development Report 2009. Reshaping Economic Geography, disponible sur lesite Internet www.worldbank.org. Il est intéressant de noter que la Banque mondiale souligne le caractèrecrucial et urgent des transformations spatiales et l’importance des distances liées. Trois dimensions/argu-ments principaux sont analysés à trois niveaux pour favoriser la croissance : 1) importance des densitéshumaines et des entreprises – économies d’échelle et masses critiques à externalités positives (de servicesnotamment) supérieures aux externalités négatives des congestions et ghettos, argument local –; 2) réduc-tion des distances – physiques – et facilitation des migrations – la migration réduit les distances vers lesopportunités économiques (centres urbains, zones côtières, connexions..), argument national – 3) moins dedivisions et d’obstacles administratifs entre les pays et les territoires – les frontières ne doivent plus êtredes coupures mais des coutures, argument international.

(43) Cf. E. Brunat, «Economie de la connaissance…», op. cit.

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structures sociales (44) essentielles, tout comme les services offerts,payants et gratuits – transports et logistique d’ensemble ayant un impactsur la productivité, l’efficacité et la baisse des coûts de transaction – ; unaccès facilité aux financements des technologies modernes et de larecherche privée (incitations fiscales, capital risque...) et publique (poli-tique publique volontariste).

La Russie modernisée devra dépasser la contrainte de court terme et sastructure d’économie rentière pour jouer un rôle véritablement complet etconstructif au sein des pays émergents (dont le Brésil, la Russie, l’Inde etla Chine ou BRIC) et au-delà, dont le G8 et le G20. L’enjeu est de trans-former une croissance économique de retour probablement en 2010 en déve-loppement humain. Pour bâtir une société de la connaissance compétitive,rompant avec la société d’exportations extensives des ressources énergé-tiques et naturelles, la Russie doit donc investir massivement dans larecherche et l’éducation, renforcer les institutions de l’économie et du droit,ainsi que le système de diffusion et de valorisation des connaissances et del’information. Cependant, pour cela, une ouverture sur l’extérieur, une coo-pération internationale équilibrée, un volontarisme politique partagé et unevision de long terme sont nécessaires.

L’importance d’une politique extérieure renouvelée :une politique régionale soft power indépendante

mais insuffisante pour stimuler la modernisation

La composante internationale, tant du point de vue des flux com-merciaux que des investissements directs étrangers ou des coopérationstechnologiques, est une dimension essentielle du processus de modernisationde l’économie russe. Depuis le début de la décennie, la Russie est davantageprésente et nettement plus offensive sur la scène internationale, avec unecontradiction qui, à ce jour, n’a pas été dépassée. Il s’agit, d’une part, dela défense d’un monde multipolaire laissant une place aux dialogues, auxexpressions économiques, politiques, culturelles et religieuses plurielles afind’humaniser les arythmies et asymétries de la mondialisation libérale occi-dentale – garantissant ainsi une place aux spécificités sociétales, culturelleset linguistiques russes dans le jeu des nations – et, d’autre part, l’usaged’une rhétorique très ferme – elle-même nourrie de la confiance retrouvéeavec la prospérité macro-économique des années 2000 – de restauration dela puissance perdue. Avec ce dernier point, la Russie, qui se reconnaît

(44) Actuellement, les dépenses sociales représentent moins de 5% du PIB. Elles devraient être multi-pliées par un facteur de 4 à 5 pour atteindre les standards minima des sociétés modernes.

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volontiers «dans la grande maison européenne» (45), est en revanche réticente,voire hostile, à l’Occident et à sa conception uniformisée du monde (46).L’arme énergétique fréquemment brandie traduit donc les crispations d’unepolitique étrangère hybride (47) qui va pourtant davantage dans le sens d’uneadaptation au monde que d’une rupture isolationniste. Le ton du rapport deforce est largement hérité de la période soviétique, mais il reste nourri par lavolonté de reprendre le contrôle d’un destin propre que les influences desexpertises occidentales ont largement ignoré depuis 1992. La diplomatie russea des fondements : la Russie souhaite exister à la place qui est la sienne plusque dominer. Il est probable que le délitement de sa sphère d’influence pri-vilégiée, sans concertation ni compensation, a contribué à un raidissement dèsque la croissance recouvrée a permis d’exprimer les ressentis. L’Union euro-péenne a peu proposé à la Russie depuis les processus d’élargissements del’Union amorcés dans les années 1990 (48). L’OTAN continue d’élargir sonchamp d’influence comme si la Guerre froide restait le moteur des équilibres,alors que le contenu idéologique de l’affrontement a disparu. Les Etats-Unis,qui sont un partenaire économique mineur en comparaison à l’Union euro-péenne (tableau 7), continuent de préférer une Russie faible à une Russieforte et ne ménagent pas les susceptibilités de Moscou avec une politique dedéfense souvent unilatérale (projet d’implantation d’un bouclier antimissilesfait de fusées à moyenne et plus longue portées installées en Pologne et enRépublique tchèque notamment).

(45) Une récente enquête d’opinion menée par le VTsIOM (M. Ordzhonikidze, «La Russie et l’Occident,une enquête d’opinion», Géoéconomie, n° 43, aut. 2007, pp. 89-97) montre qu’en 2006 63% des Russes inter-rogés – surtout les anciens et les personnes émanant de couches sociales peu favorisées – pensent que la«culture occidentale» exerce une influence négative sur la situation en Russie. Il semble par ailleurs qu’uneconfusion se maintient dans les esprits entre la perception de l’Union européenne comme entité économiqueet politique intégrée en développement et l’Europe de l’histoire et de la géographie. Selon cette enquêtemenée par Y. Levada et son équipe et rendue par M. Ordzhonikidze, 75% des Russes en 2006 pensent quela Russie est un Etat eurasien qui suit sa propre ligne de développement. Ce repliement circonstanciel etde dépit semble traduire les creux diplomatiques et les raidissements du dialogue Russie-Occident de ces der-nières années.

(46) M. Foucher, L’Europe et l’avenir du monde, Odile Jacob, Paris, 2009, 142 p.(47) L. Delcour (dir.), Numéro spécial «La Russie, entre héritages et mutations», Revue internationale

et stratégique, n° 68, hiv. 2007-2008.(48) E. Brunat/X. Greffe/V. Mau/V. Novikov/I. Samson, op. cit.

Tableau 7 :Partenaires commerciaux de la Russie en %, 2005

Biélorussie Japon Etats-Unis Chine UkraineUnion

européenneAutres

Importations 6 6 7 7 8 44 22

Suisse Biélorussie Chine Ukraine Etats-UnisUnion

européenneAutres

Exportations 4 5 5 5 7 50 24

Source : Organisation mondiale du commerce.

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Dans ce contexte, l’Union européenne est bien le partenaire économique-clef de la Fédération de Russie. Son poids dans les flux extérieurs du pays estde six à sept fois supérieur à celui des Etats-Unis en volume et en valeur. Defait, l’économie mondiale multilatérale ne pourra se déployer hors d’un cadremutuellement profitable et apaisé entre les deux entités. Cela suppose desécuriser les approvisionnements en pétrole et en gaz de l’Union et de réflé-chir enfin sérieusement à l’intégration de la Russie dans un Espace écono-mique européen commun suffisamment attractif, susceptible d’aller au-delàdes coopérations en cours menées par les entreprises ou les institutions euro-péennes et russes. Au moment où l’Asie émerge massivement sur la scène éco-nomique et politique internationale, au moment où se profile un dialoguenouveau, logique, complexe et plus resserré entre les puissances américaine etchinoise, la Russie n’a pas intérêt à jouer une carte isolationniste. La liaisonEurope - Etats-Unis étant de fait et par essence assurée, un isolement de laRussie compromettrait la solidité de sa croissance et de son développement.L’Europe n’a aucun intérêt à avoir à ses frontières une Russie affaiblie, ins-table, protectionniste et convaincue, à tort, qu’elle est en mesure de gérerseule les complexités du XXIe siècle (49). Les spécificités de la Russie, savision du monde, sa puissance énergétique et humaine – quoique mise à malen dynamique par une distribution et une évolution démographiques catas-trophiques sur son riche territoire de 17 millions de km² – constituent des élé-ments essentiels de la croissance européenne au sens large. Ce dialogue ren-forcé et cette coopération intégrée gagnante – notamment par son accessionà l’OMC – devraient faciliter la modernisation de la Russie, tout en sécurisantl’approvisionnement gazier de l’Europe (50) dans le cadre de projets d’appro-visionnement économiquement réalistes (51).

La modernisation et la diversification de l’économie russe sont deux clefsdu dialogue de la Russie avec les pays à économie de marché avancés, dontla nécessaire coopération approfondie Russie-Europe. Il convient de rappe-ler que, hors matériels militaires, les exportations russes de produits manu-facturés sont faibles en 2008 – à peine supérieures à 10% des exportations

(49) E. Brunat, «Europe needs…», op. cit.(50) Avec 14% de ses importations gazières, la France est relativement peu dépendante du gaz russe.(51) Rappelons que trois projets pharaoniques sont envisagés pour les approvisionnements gaziers de

l’Europe, ce qui n’est pas réaliste compte tenu des coûts de mise en place et des prévisions de réchauffementclimatique, de la croissance économique de l’Europe d’ici à 2020 et, surtout, de la volonté d’aller vers deséconomies d’énergie significatives : deux projets sont initiés par la Russie (Gazprom), avec des coopérationsindustrielles européennes, dont françaises (avec EDF et GDF-Suez) et allemandes (massivement pour cesdernières, avec BASF et E.On en particulier). Il s’agit, d’une part, du projet baltique North Stream visantà l’approvisionnement des pays du nord de l’Europe et de l’Allemagne dès 2010-2011 et, d’autre part, duprojet South Stream, qui devrait, à partir de 2015-2016, approvisionner le sud et le centre de l’Europe(Grèce, Italie, Autriche notamment) en gaz russe et kazakh. Il semble clair qu’en contournant l’Ukraine eten injectant du gaz non russe dans le South Stream (du Kazakhstan et du Turkménistan en particulier) Gaz-prom et la Russie souhaitent contrôler l’approvisionnement gazier de l’Europe. C’est précisément pour atté-nuer cette possible dépendance que la Commission européenne – et les Etats-Unis – envisage un troisièmeprojet, Nabucco, concurrent au gazoduc South Stream et visant à l’importation du gaz d’Iran et d’Azer-baïdjan via la Turquie et sans la participation de Gazprom. La question, au-delà de la géopolitique et dela géo-économie de conjoncture, est de déterminer si ces investissements concurrents sont vraiment réalistes.

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– et très largement à destination des pays de la Communauté des Etatsindépendants (CEI) ou des pays à revenus moyens ou faibles au sens de laBanque mondiale. La productivité médiocre de l’industrie et la qualitéinsuffisante des produits font que les productions russes sont peu attrac-tives sur les marchés de consommateurs des pays avancés.

Afin de corriger cette réalité et favoriser la modernisation du capital fixe,un changement de stratégie est nécessaire. Les tentations protectionnistesconjoncturelles de la Russie doivent être dépassées au plus vite afin defavoriser les modernisations organisationnelles et technologiques, dans lecadre d’actions de politique industrielle diversifiées et pro-actives de l’Etatet de coopérations internationales via la réactivation des investissementsdirects étrangers (tableau 8).

Tableau 8 : Investissements directs étrangers (IDE),comparaison Russie, Ukraine, Pologne

2005 2006 2007

Russie Ukraine Pologne Russie Ukraine Pologne Russie Ukraine Pologne

Flux d’IDE

entrants (mil-

liards de dol-

lars)

12,9 7,8 10,4 32,4 5,6 19,2 52,5 9,9 17,6

Stocks d’IDE

(milliards de

dollars)

180,3 17,2 90,7 271,6 23,1 124,5 324,1 38 142,1

Indicateur de

performance

(1) Classement/

141 économies

89 35 60 87 37 57 81 35 60

Nombre

d’investisse-

ments green-

field(2)

512 125 270 386 124 323 363 104 333

IDE entrants

(en% de la

FBCF(3)

9,5 41,2 18,7 17,8 21,1 28,5 19,3 25,6 18,7

Stock d’IDE

(en% du PIB)

23,6 20,0 29,8 27,6 21,5 36,4 25,1 27,0 33,8

Stocks d’IDE/

habitant (en

milliers de dol-

lars)

/ / / / / / 2 287,0

(141,7

millions

d’hab.)

817,0

(46,5

millions

d’hab.)

3 730,0

(38,1

millions

d’hab.)

(1) L’indicateur de performance de la CNUCED est basé sur un ratio entre la part du pays dans le totalmondial des IDE entrants et sa part dans le PIB mondial.

(2) Les investissements dits «greenfield» correspondent à la création de filiales ex-nihilo par une maison-mère.(3) La formation brute de capital fixe (FBCF) est un indicateur mesurant la somme des investissements

réalisés pendant une année.

Source : CNUCED, World Investment Report, 2008, disponible sur le site Internet www.unc-

tad.org/sections/dite_dir/docs/wir08_fs_ru_en.pdf.

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Il convient cependant de souligner que la crise a aussi permis à la Russiede recouvrer un rôle d’opérateur régional relativement actif. Souvent plusaffectés que la Russie par les déstabilisations socio-économiques induitespar la crise mondiale, plusieurs pays de la CEI ont fait appel à Moscou, quia répondu favorablement et rapidement avec une contribution de près de8 milliards de dollars à un fonds anti-crise (doté de 10 milliards) principa-lement destiné aux besoins en liquidités des pays de l’Eurasec, la Commu-nauté économique eurasiatique (52). Une forme de soft power (53) semble sesubstituer, en partie à la suite de la crise financière, aux actions plus radi-cales et aux rapports de force plus classiques de la Russie dans son espaced’influence immédiat. Cette nouvelle approche diplomatique s’appuiedavantage sur les soutiens culturels, financiers et économiques – la Russieest désormais un pays «donneur émergent net» au sens des Nations Unies– et confère au pays une influence régionale plus importante. Le soutienaux souverainetés – souvent assorti d’une aide financière effective de laRussie dans son voisinage immédiat, notamment en Moldavie et en Asiecentrale – est souvent compris comme une alternative possible à l’économiede marché libérale occidentale. L’influence par la culture et les médias,directement ou indirectement, se substitue progressivement à la force,génère des approbations et nuance les prises de position plus hostiles. Larestauration de la voie eurasiatique partiellement alternative à l’Occident,voire à l’Europe, est étudiée de façon explicite, mais s’appuie sur des éco-nomies étroites et fragiles et des régimes souvent autoritaires, qui n’aide-ront pas la Russie dans sa feuille de route vers la modernisation écono-mique nécessaire et fondamentalement souhaitée par le président Medvedevet le premier ministre Poutine.

Conclusion :la relation Europe-Russie et les ressorts induits

par une adhésion a l’Organisation mondiale du commercedoivent etre les moteurs de la modernisation

La relation entre l’Union européenne et la Russie est plus importante etdurable, tactiquement et stratégiquement, que la voie eurasiatique, faiblesur le plan économique et institutionnel. Elle est également plus réaliste quel’axe Russie - Etats-Unis par la géographie, le volume des échanges etl’importance des coopérations. C’est le développement des institutions et laclarification/stabilisation du cadre légal, l’affirmation d’un Etat probe et dedroit, garant des spécificités sociétales russes, la relance d’une adhésion à

(52) L’Eurasec a été mis en place en 2000 et comprend, outre la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan,le Kirghizstan et le Tadjikistan.

(53) P. Condé, op. cit.

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l’OMC qui sont les facteurs déterminants pour l’avenir du pays (54). L’inté-gration de la Russie à l’économie mondiale renforce le caractère impératifdes réformes de structure, la modernisation de l’industrie et la promotiond’une nouvelle production de la connaissance. La vision précise d’une Rus-sie post-industrielle plus orientée vers la production et la consommation deservices est encore insuffisante.

La procédure d’adhésion russe à l’Organisation mondiale du commerce(OMC) est de nouveau laborieuse, en raison du changement de pouvoir auxEtats-Unis et de la crise financière. De plus, les nations membres de l’OMCsont préoccupées par l’achèvement du cycle laborieux des négociations deDoha. Ainsi, l’adhésion de la Russie ne semble plus revêtir le caractèred’urgence et prioritaire de ces dernières années, cela, tant du point de vuede l’OMC que des appréciations russes réitérées par son principal négocia-teur, Maxim Medvedkov. En outre, les mesures d’aides aux banques etindustries nationales en Europe et aux Etats-Unis afin d’atténuer les effetsde la crise n’ont pas ralenti en soi les négociations avec la Russie, mais ellessont fondamentalement contradictoires avec les préceptes et fondamentauxde l’Organisation, qui rejette les interventions faussant la concurrence. C’estdonc objectivement et par défaut que les négociations d’adhésion sont ensommeil. Plus fondamentalement, bien que la Russie ait terminé ses négo-ciations bilatérales avec de nombreux pays, aucun accord global n’estencore en vue. Le ministère russe du Développement économique et ducommerce parle aujourd’hui de 2011, voire au-delà, comme perspectived’adhésion éventuelle de la Russie à l’OMC, le processus de négociations surl’adhésion de la Russie à l’OMC ayant lui-même commencé en 1995. A lasuite de longues et tortueuses négociations, l’adhésion russe à l’OMC avaitété remise en cause à la fois par Moscou et par les Etats-Unis en août 2008,après l’intervention armée en Géorgie. Par ailleurs, la décision récente de laRussie d’adhérer à l’OMC aux côtés de la Biélorussie et du Kazakhstan etnon plus seule reflète le désenchantement des élites dirigeantes russes vis-à-vis de l’Organisation, dont elles ne font plus vraiment officiellement unepriorité. En fait, le débat est le même qu’il y a dix ans. Pour certains, laRussie n’a pas besoin de l’OMC, dans la mesure où elle reste essentiellementun exportateur de matières premières (métaux, pétrole et gaz), un secteurqui n’est pas régulé par l’Organisation. Cet argument est renforcé par lafaible compétitivité des produits manufacturés russes : entrer dans l’OMCaurait, selon cette approche, des effets très négatifs à court terme. D’autresne partagent pas, à juste titre, cette approche. L’économie russe, pour semoderniser, a besoin de stimulations par la concurrence et les investisse-ments directs étrangers. L’OMC crée donc un cadre propice, avec des excep-tions, des protections temporaires, des périodes probatoires et des moments

(54) S. Matelly, «La Russie et l’OMC : un intérêt réciproque mais des enjeux contradictoires», Revueinternationale et stratégique, n° 68, hiv. 2007-2008.

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d’ajustements structurels et institutionnels. Cela étant, la Russie est désor-mais la dernière puissance économique à ne pas être intégrée au systèmecommercial multilatéral.

Une étude du Russian European Center for Economic Policy de Moscoua cherché à mesurer l’impact des changements structurels jusqu’à un niveautrès désagrégé de l’économie et à identifier les avantages comparatifs etcompétitifs de la Russie dans son interaction avec l’environnement interna-tional, dont l’Union européenne (55). Ce type de travaux nous sembledevoir être mené de nouveau en relation avec la relance des négociationsd’adhésion de la Fédération de Russie à l’OMC, l’ensemble relevant del’ouverture de la Russie à l’économie mondiale. Une adhésion à l’OMC faci-literait la définition des contours et contenus d’un Espace économique euro-péen commun incluant la Russie, dont le principe doit de nouveau êtreétudié; de même, un accord avec l’Union européenne sur l’acquis commu-nautaire assurerait une partie importante des obligations requises parl’adhésion à l’OMC. Il y a quelques avantages qu’une adhésion de la Russieà l’OMC pourrait certainement favoriser (56) : une stimulation à la produc-tivité globale et par branche et une stimulation à la modernisation pouraller vers une économie de la connaissance et vers une production des bienset services dans un contexte de protection des droits de la propriété indus-trielle et intellectuelle; un accès facilité aux marchés par l’extension de laclause de la nation la plus favorisée (57); la possibilité de disposer de méca-nismes d’arbitrage en cas de mésententes ou de conflits commerciaux; unabandon progressif mais programmé des pratiques de dumping social; unebaisse des coûts de transaction et un accroissement de la compétitivité; uneéconomie et une société plus soucieuses de l’épargne, de l’investissement etde la longue période, afin de consolider une croissance recouvrée et faciliterle développement humain; la considération dans le concert des nationsd’une économie «normale», dont l’histoire est inscrite dans le temps long; ladéfinition d’un véritable programme cohérent de modernisation et de miseen ordre des productions, programme qui doit être articulé à l’économieeuropéenne principalement.

(55) K. A. Soos/E. Ivleva/I. Levina, The Russian Manufacturing Industry in the Mirror of Its Exportsto the European Union, Russian European Center for Economic Policy (Working Paper), mars 2002;E. Sharipova, Euro-Zone Financial Criteria : Application for CEECs and Questions for Russia, RussianEuropean Center for Economic Policy (Working Paper), mars 2002.

(56) E. Brunat, «Russie : la croissance peut-elle être durable?», in Arnaud Blin/Francois Géré, Puis-sance et Influence. Annuaire géopolitique et géostratégique 2002-2003, Charles Léopold Mayer/Descartes & Cie,Paris, 2002, pp. 55-75.

(57) Cet argument ne convainc pas certains économistes et politiques russes qui, très rétifs à une adhé-sion, considèrent que par le biais des traités bilatéraux la Russie bénéficie d’un traitement équivalent.