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La découverte de mondes nouveaux et des êtres exotiques qui les habitent est certainement l’un des thèmes les plus souvent abordés par la science-fiction et la fantasy contemporaines. Rares, en effet, sont les univers homogènes où, comme nous le dépeint Asimov dans sa série Fondation, les différences sociales et cul- turelles entre des êtres séparés par des années-lumière depuis des siècles se limitent à de simples écarts dialectaux et à quelques idiosyncrasies culturelles. Au contraire, plusieurs auteurs de science- fiction préfèrent laisser de côté la dimension technologique de ce genre littéraire pour explorer d’autres aspects du « scientifiquement possible ». À prime abord, l’ethno-fiction pourrait donc se définir comme un ensemble de conjectures, de spéculations, faites à partir du savoir accumulé par les sciences humaines et sociales et présentées sous forme de récit. L’ethno-fiction : soi-même comme un autre par Martin HÉBERT

L’ethno-fiction: soi-même comme un autre · (1974) de Ian Watson, Ceux de nulle part(rééd. 1988) de Francis Carsac et Les Découpeurs de monde(1985) de P. Dibie. Dans une telle

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La découverte de mondes nouveaux et des êtres exotiquesqui les habitent est certainement l’un des thèmes les plus souventabordés par la science-fiction et la fantasy contemporaines. Rares,en effet, sont les univers homogènes où, comme nous le dépeintAsimov dans sa série Fondation, les différences sociales et cul-turelles entre des êtres séparés par des années-lumière depuisdes siècles se limitent à de simples écarts dialectaux et à quelquesidiosyncrasies culturelles. Au contraire, plusieurs auteurs de science-fiction préfèrent laisser de côté la dimension technologique de cegenre littéraire pour explorer d’autres aspects du « scientifiquementpossible ». À prime abord, l’ethno-fiction pourrait donc se définircomme un ensemble de conjectures, de spéculations, faites àpartir du savoir accumulé par les sciences humaines et socialeset présentées sous forme de récit.

L’ethno-fiction :

soi-même comme un autre

par Martin HÉBERT

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À ce titre, cependant, on pourrait reprocher à l’étiquetted’« ethno-fiction » de n’être en fait qu’un sac fourre-tout quienglobe un nombre si grand d’œuvres qu’il en perd tout intérêt.Pour cette raison, il est nécessaire de préciser davantage ce quipeut être entendu par ce terme. Tout d’abord, l’ethno-fiction peutêtre définie comme le sous-ensemble des littératures de l’imagi-naire qui fait pendant aux disciplines universitaires que sontl’ethnologie, l’ethnolinguistique, la primatologie et l’archéologie.Certains lecteurs auront reconnu que ces quatre disciplinesconstituent, à quelques nuances près, le champ de l’anthropologie.Ainsi, l’ethno-fiction serait l’anthropologie de groupes humainset « humanoïdes » fictifs inscrite dans une trame narrative.

Cette définition demeure large, mais nous indique cependantquelques pistes intéressantes à explorer. Tout d’abord, l’ethno-fiction se doit de décrire, avec un certain degré de détail, lesgroupes qu’elle met en scène. Par exemple J. R. R. Tolkien qui est,avec des utopistes comme Thomas More, Tommaso Campanellaou Jonathan Swift, l’un des pères fondateurs de l’ethno-fiction,donne de multiples détails « ethnofictifs » dans les appendicesdu troisième tome du Seigneur des Anneaux. Ces informations,qui ressemblent à s’y méprendre à celles contenues dans n’importequelle monographie ethnologique, ont trait par exemple aux rela-tions de parentés qui unissent certains personnages, à la cosmo-logie des divers peuples de Middle-Earth, aux divers alphabetsutilisés dans le monde inventé par l’auteur. On retrouve, demême, dans l’appendice du Silmarillon, quelques « éléments dequenya et de sindarin », qui sont les langages des Elfes dans lemonde de Tolkien. Ces informations ne sont pas ajoutées au récitsimplement par souci esthétique, mais contribuent à donner uneépaisseur socioculturelle au monde créé, à l’intérieur de laquelleil sera ensuite possible à l’auteur (et au lecteur) de dégager unelogique culturelle qui rendra compréhensibles les actions despersonnages.

Prenez, par exemple, la culture des Fremens telle que décritepar Frank Herbert dans Dune. Les rites initiatiques et l’universsymbolique de ce peuple du désert seraient, me semble-t-il, toutà fait à leur place dans une ethnographie des Fremens où il seraitquestion des structures sociales, de la cosmologie, des mœurs etdes coutumes de ce peuple. On comprend par ailleurs très rapi-dement que la culture des Fremens est très intimement liée au

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milieu naturel dans lequel ils vivent. Toutes les actions, lescroyances et même la morale des Fremens sont déterminées parle désert qu’ils habitent et un examen plus poussé des six volumesqui forment les chroniques de Dune révélerait certainement quecette culture Fremen se transforme au fur et à mesure des modi-fications climatiques que subit la planète Arrakis. Mettons, parexemple, cette affirmation en parallèle avec la définition suivantede l’ethnologie : « histoire de l’ethnologie est celle d’une notionqui fut très lente à s’affirmer : la notion de variabilité de l’hommedans l’espace et le temps en fonction du milieu ». 1 Cette con-ception du lien qui existe entre l’environnement et la culture deceux qui y vivent était, en effet, dominante en anthropologie audébut des années soixante et Herbert, avec sa curiosité tentaculaire,est certainement allé puiser dans la littérature ethnologique del’époque pour s’en inspirer. Tolkien, qui a publié Le Seigneurdes Anneaux une décennie auparavant (et a commencé à créerson monde trente ans plus tôt), n’a pas utilisé les mêmes référencesethnologiques que Herbert et, pour cette raison, ses personnagesincarnent une conception différente de la réalité socioculturelleoù la culture, en définitive, est davantage liée à l’héritage bio-logique, au sang. Ces concordances entre quelques romans-clésde l’ethno-fiction et les développements de la théorie anthro-pologique à l’époque de leur rédaction semblent indiquer que lesauteurs d’ethno-fiction s’inspirent en général consciemment dela littérature anthropologique pour créer leurs mondes.

Mais la relation qu’entretiennent les textes d’ethno-fictionavec les descriptions ethnographiques est loin d’être univoqueou même unidirectionnelle. Nulle part ailleurs, pourrait-on dire,la frontière n’est aussi mince entre l’imaginaire et le scientifiqueque dans le rapport entretenu par l’ethno-fiction et l’ethnologie.Et cette contiguïté, parfois, peut même s’avérer telle que certainsauteurs s’interrogent à savoir s’il ne s’agirait pas, en définitive,d’une seule et même chose. En effet, on pourrait même dire quel’étude des sociétés « primitives », ou même des cultures quisont éloignées de la nôtre, a toujours été un exercice spéculatifauquel même des adeptes de la Raison comme Rousseauavouaient s’adonner en avertissant leur public de la façon sui-vante : « Que mes lecteurs ne s’imaginent donc pas que j’ose meflatter d’avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J’ai commencéquelques raisonnements ; j’ai hasardé quelques conjectures. » 2

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Reconstituer ce qui n’existe plus, ou même tenter de comprendrece qui nous est radicalement étranger, demande un effort d’ima-gination considérable qui s’approche souvent de la création lit-téraire. Cette relation intime, voire cette unité, entre fiction etscience remonte d’ailleurs à loin. Au premier siècle de notre ère,Pline l’Ancien décrivait, dans son Histoire naturelle, 3 la tribu(fictive) des Arimaspi qui, selon lui, vivaient « là où naît le ventdu nord » et dont les membres n’auraient été pourvus que d’un seulœil situé au milieu du front. De plus, si l’on en croit Hérodote,ces mêmes Arimaspi auraient passé leurs journées à combattrede terrifiants griffons qui, avec leurs griffes, auraient tenté decreuser des mines en terre arimaspi pour dérober les gisementsd’or qu’elle contenait.

Ce genre de récit, au premier siècle de notre ère, était considérécomme la fine pointe des connaissances scientifiques de l’époqueet servait à alimenter des réflexions tout à fait sérieuses à proposde la nature et de la diversité humaines. Cependant, il ne faudraitpas croire que ce mélange de fiction et de description factuelle (cartoutes les descriptions de Pline ne sont pas aussi fantastiques quecelle que j’ai citée) ait entièrement été le fait d’une science en-core balbutiante. Comme l’écrit Jacques Meunier : « La fictionhante le champ de l’ethnologie et fait partie de son histoire, aumême titre que l’exotisme. Elle y apparaît comme un risque, unrepoussoir, une faute, mais aussi une tentation. » 4

Ainsi, et nous pourrions dire de plus en plus, l’ethnologie peutêtre comprise comme un ensemble de récits, de fictions faites surl’Autre. Le documentaire se confond avec la fiction, le chercheurdevient auteur 5, voire écrivain. En effet, J. Meunier nous donneune liste assez intéressante d’œuvres de fiction écrites par desanthropologues. À titre indicatif, en voici quelques titres : LaTerre demeure (1980) de George R. Stewart, L’Enchâssement(1974) de Ian Watson, Ceux de nulle part (rééd. 1988) de FrancisCarsac et Les Découpeurs de monde (1985) de P. Dibie. Dansune telle liste, nous devons réserver une place toute spéciale à uneauteure proéminente qui puise abondamment dans les décou-vertes de la discipline ethnologique : Ursula K. Le Guin, filled’Alfred Louis Kroeber, l’un des pères fondateurs de l’ethnologieaméricaine, et de Theodora Le Guin, auteure d’un magnifiquerécit (Ishi) relatant la vie du dernier indien Yana de Californie.Dans des livres comme La Main gauche de la nuit (1971), Les

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Dépossédés (1975) et « Le nom du monde est forêt » (1979), LeGuin s’inspire librement de tout un bagage ethnologique (danslequel elle est, pour ainsi dire, tombée quand elle était petite)pour dépeindre dans le détail la vie de peuples imaginaires. Sacréation qui adopte la forme la plus proche d’une ethnographieest certainement Always Coming Home, publié en 1985, quinous fait entrer dans le monde des Kesh. Ce livre, dont la pre-mière édition était accompagnée de cassettes sur lesquelles onpouvait retrouver la musique de ce peuple imaginaire, invite le

lecteur à jouer à l’ethnologue et àdécouvrir un peuple habitant le nordde la Californie recomposé à partirde données recueillies sur les Yana,Maidu et Wintun, qui sont de véritablespeuples autochtones de cette région.

Mais pourquoi fait-on de l’ethno-fiction ? Il ne faut pas nier, toutd’abord, que l’invention de mythes,de formes sociales et de cultures fic-tives procure, en soi, un certain plaisiret apporte, comme je l’ai déjà men-tionné, une profondeur indéniable àtout récit. Inventer « son » mondedans les moindres détails géogra-phiques, écologiques, technologiques,mythologiques, moraux ou gastro-

nomiques, confère une texture et une qualité esthétique indéniableaux péripéties qui s’y dérouleront.

Cependant, le désir de faire de l’ethno-fiction chez certainsauteurs ne relève pas toujours uniquement du goût de la créationpour elle-même. Dépeindre la façon de vivre de l’Autre, il est bienconnu, engendre souvent une critique de notre propre façon devivre et, qui plus est, la formulation de solutions possibles, d’autresfaçons de cohabiter en société. Ici, bien sûr, je fais allusion augenre utopique qui constitue le genre où réalité et fiction sontcertainement le plus intimement entremêlées. À moitié imaginée,à moitié inspirée de sociétés existantes, l’utopie oscille constam-ment entre le domaine littéraire et la vie réelle.

Un autre procédé intimement lié à l’utopie et à l’ethno-fictionqui se veut une tentative d’agir sur notre réalité socioculturelle

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par le biais de la construction d’une société fictive est, bien sûr,la contre-utopie. Cette variante du discours utopique inventéepar Swift en 1726 avec Les Voyages de Gulliver prend explici-tement le revers de la stratégie adoptée par les œuvres utopiques,mais avec les mêmes fins. Cependant, au lieu de nous éblouiravec des mondes idylliques et d’incarner les espoirs de sonauteur, la contre-utopie est un monde où les défauts du nôtre, oules craintes qu’entretient l’auteur à son égard, sont présentéssous un verre grossissant. Qui n’aura pas frissonné en lisant 1984,de Georges Orwell, ou, plus près de nous, la nouvelle « Base denégociation » de Jean Dion (Solaris #101) qui nous dépeignent,chacun à leur manière, des sociétés infernales qui représentent,en quelque sorte, « ce qu’il faut éviter ».

Thomas More, qui a forgé le terme utopie au 16e siècle, étaittout à fait conscient de la portée sociale de son ethno-fiction. Ilse servait de son protagoniste, Raphael Hythlodeus, pour relateravec approbation les mœurs fantastiques des habitants d’Utopieet, par le fait même, critiquer vertement sa propre société. Parexemple, dans le fonctionnement interne de l’île d’Utopie (dansun langage SF contemporain on pourrait dire sur la planète oudans la dimension Utopie), aucune importance n’est accordéeaux richesses matérielles. L’or n’est employé que pour forger leschaînes des prisonniers, pour fabriquer des pots de chambre oubien pour soudoyer les tribus barbares avoisinantes afin qu’ellesse battent entre elles. Cependant More, à travers le nom de sonprotagoniste, ne cesse de nous rappeler qu’il œuvre toujours dansle domaine de la fiction. En effet, traduit du grec au français, lenom d’Hythlodeus peut se lire comme « répandeur de bali-vernes » (hythlos : absurdité, daio : distribuer). La minceur de laparoi qui sépare l’ethno-fiction de l’ethnologie peut être mesuréeen mettant côte à côte L’Utopie de More et l’essai de Montaigneintitulé « Des Cannibales », écrit une soixantaine d’années plustard. Les deux textes traitent de peuples rencontrés dans les terresd’Amériques nouvellement « découvertes », les deux textes seservent de ces peuples pour critiquer les sociétés respectives desauteurs et tous deux dépeignent ce qui pourrait être considéré,sous certains aspects, comme des sociétés idéales. Cependant,contrairement à More qui discréditait d’entrée de jeu son infor-mateur (Hythlodeus) en lui donnant un nom qui signifiait menteur,Montaigne, lui, fait un effort spécial pour donner de la crédibilité

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à son informateur : « Cet homme que j’avais (chez moi) étaitsimple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritabletémoignage […] outre cela, il m’a fait voir à diverses fois plusieursmatelots et marchands qu’il avait connus en ce voyage. » 6

Montaigne, cependant, ne relate pas de faits plus « véridiques »que ceux décrits par More. Il parle de la société des Cannibalescomme l’endroit où se trouve toujours la « parfaite religion, laparfaite police (i.e. loi) », et le « parfait usage de toutes choses ». 7

La science-fiction, avec ses milliers de mondes insolites, soneffervescence de formes de vie et de conscience différentes etses innombrables dimensions superposées ne se trouve nullement

égarée devant les spéculationsde More ou de Montaigne. Enfait, elle descend en ligne directede ces textes tout en greffantsans cesse de nouvelles occa-sions de rencontres entre nouset l’Autre. Encore au vingt etunième siècle, il me semblequ’il serait tout à fait possibled’écrire un récit d’ethno-fictionen reprenant point par point letexte de More : un navire faitnaufrage et s’échoue sur une îlejusqu’alors inconnue où se pro-duit la rencontre entre les marinsperdus et les habitants d’uneîle. Cette rencontre est riche enleçons pour les naufragés qui, à

leur retour, entreprennent une critique en règle de leur propresociété en s’appuyant sur les observations faites dans la contréeutopique.

Qu’il s’agisse de la fable d’Atlantide relatée par Platon et quifait encore couler beaucoup d’encre ou le roman utopiqued’Aldous Huxley intitulé, de manière très appropriée, Island, lapersévérance à travers les siècles du scénario canonique de l’ethno-fiction est tout simplement ahurissante. Jamais l’Occident nes’est lassé de ces récits de rencontre avec l’Autre. Aujourd’hui,ce scénario est toujours utilisé dans une multitude de récits descience-fiction. Parfois, c’est l’Autre qui nous découvre (histoires

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d’extra-terrestres) et parfois nous le découvrons sur des planèteslointaines. Les rencontres sont parfois très cordiales (commedans Contact de Carl Sagan) et d’autres fois plus troubles (jevous laisse le choix de citer votre exemple favori). Mais, que cesoit au 16e siècle ou même au premier siècle de notre ère, oucomme dans toute la tradition ethnologique contemporaine, cescontacts nous ont toujours appris beaucoup plus de choses surnous-mêmes que sur la véritable nature de l’Autre.

Martin HÉBERT

Notes

1- Jean Poirier, Ethnologie générale, Paris, NRF (Encyclopédie de la Pléiade),1968, p. 5.

2- Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements del’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 1985 [1755], p. 53.

3- Pliny the Elder, Natural History : a Selection, Londres, Penguin Books,1991, p. 76.

4- Jacques Meunier, « Fictions et mythes ethnologiques », Dictionnaire del’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991, p. 278. [PierreBonte et Michle Izard, éds.]

5- Clifford Geertz, Works and Lives, The Anthropologist as Author,Stanford, Stanford University Press, 1988.

6- Michel de Montaigne, Essais, vol.1, Paris, Gallimard, 1965, p. 305.7- Ibid.

Martin Hébert est ethnologue et enseigne présentement au HaverfordCollege en Pennsylvanie. Il a déjà publié une nouvelle intitulée « Unchant si doux » dans Solaris 129, et il nous reviendra dans lenuméro 135 avec « Kurmath et Minos », nouvelle finaliste du PrixSolaris 2000.

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X-Men réussi, Space Cowboys surprenantet le reste déçoit un peu

ouMais quand Hollywood comprendra-t-elle que leseffets spéciaux sans scénario ne servent à rien ?

Sur la dizaine de films de fantastique et de science-fictionprésentés en salles depuis le début de l’été 2000, bien peu sesont montrés à la hauteur des attentes crées autour de leur sortie.Je pense d’abord à Hollow Man, de Paul Verhoeven. Que voilàune idée intéressante pour un réalisateur comme Verhoeven, quia toujours aimé les trucs tordus et les seconds degrés. Imagineztout ce que vous pouvez faire lorsque personne ne peut vousvoir. Imaginez, si vous n’avez même plus à vous regarder dansun miroir. Juste ça, c’était suffisant pour attendre un grand filmsur la question. Malheureusement pour moi (amateur deVerhoeven en plus), Hollow Man déçoit. Premièrement parce qu’iln’exploite justementpas ce filon si promet-teur, notre homme invi-sible se contentant degags ici et là, puis dedélinquances sexuelles,avant d’en arriver aumeurtre pour se dé-fendre contre ceux quiveulent le ramener dansle droit chemin. Aux trois-quarts du film, il enferme tout lemonde et les tue un par un. La finale, Alien version #184, est très,très décevante, Notons que les effets visuels sont absolumentmagnifiques, exceptionnels, mais qu’encore une fois, ça ne sert àrien de faire de telles prouesses avec un scénario si faible. Monjugement est assez dur, mais mes attentes étaient très élevées.

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Autre déception, mais de moindre ampleur, puisque les at-tentes s’étaient amenuisées avec le temps. Battlefield Earth, deRoger Christian, adapté du roman de Ron L. Hubbard, pourtantpas si mauvais. Moins grande déception que pour Hollow Man(le film de Verhoeven est de loin supérieur), c’est malgré tout unnavet, nous en conviendrons tous. Les plus importantes lacunessont le scénario et les dialogues. Pathétiques. Pourtant, le romanétait suffisamment simpliste dans l’approche – un bon très bon,un méchant très méchant, l’humanité à sauver –, il aurait norma-lement dû être facile de l’adapter sans que ça devienne platte.Mais les choix du (des?) scénariste ont constamment désamorcél’intérêt de chaque scène, ce qui est presque un exploit en soi,car on a saboté même les bonnes scènes du roman! On ne com-prend tout simplement pas ces choix narratifs qui enlèvent toutintérêt à l’histoire. Un film à oublier.

La surprise de ce début d’été est venue d’un tout petit filmsans prétention, avec Dennis Quaid ; Frequency. Un jeunehomme communique mystérieusement avec son père à travers le

temps, grâce à une vieille radio.Une idée pas nécessairementnouvelle, n’est-ce pas ? Malgréla minceur du propos, le filmtient très bien la route, les per-sonnages sont bien campés, lesuspense est bien mené, bref,toute l’affaire est cent fois plusintéressante que prévue et voilàdonc un petit film qui prouveencore qu’on n’a pas besoin demilliards d’effets numériquespour faire un bon film de SF, quemême si l’idée de base n’est pasde la plus grande originalité,c’est son traitement (scénario et

réalisation) qui donne ses points forts à Frequency.Autre agréable surprise que cette histoire de vieillards dans

l’espace réalisé par Clint Eastwood: Space Cowboys. J’avoueque la bande annonce semblait amusante, mais l’idée ridicule(malgré le récent voyage en navette du sénateur Glenn). Maisforce m’est de reconnaître que le résultat est plutôt bon, pas du

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tout ridicule. Le voyage en navette de nos quatre complices âgésde 60-70 ans ne semble pas idiot, les nombreux éléments du scé-nario donnant beaucoup de crédibilité à toute l’affaire. D’abordcomme façade pour former les jeunes, puis avec l’image médiaet la pression politique. Cet aspect du scénario est très bien amené.La réalisation de Eastwood est assez typique, la bonne humeursemble communicative, et l’interprétation est vraiment à la hauteur.Notons que puisque toute l’histoire est crédible et située dans lemonde d’ici et maintenant, il ne s’agit pas vraiment de science-fiction, mais comme il s’agissait d’une des rares agréables surprisede cet été, je ne pouvais pas m’empêcher de vous en parler !

Autre cas limite, celui de Disney: Le Kid, avec Bruce Willis,dans le rôle d’un homme de quarante ans qui est visité par lui-même à l’âge de huit ans. Plus fantaisiste que fantastique (et pasdu tout SF), c’est plus une fable qu’une histoire surnaturelle. Untrès beau film, cependant, en dépit d’une distribution débile deDisney qui l’a assassiné au boxoffice. Déjà que le film est unpeu trop adulte pour les jeunes,l’ajout de « Disney » dans letitre lui-même fait croire au pu-blic qu’il s’agit d’un film pourenfant. (sans aucune raisonautre que commerciale, visi-blement, ou alors j’ai pas pigéle film du tout). Le film estdonc tombé entre deux chaiseset peu de gens l’ont vu. Dom-mage, car c’est une assez joliehistoire, bien menée et inter-prétée subtilement par Bruce Willis dans un registre qui lui devientplus habituel au fil des ans.

Film ayant partagé la critique et le public, What Lies Beneathde Robert Zemeckis a très bien fonctionné pour ce cinéphile-ci.J’ai beaucoup aimé la réalisation « à la Hitchcock », les effets decaméras subtils et fascinants par endroits. Ah! ces plans impos-sibles au travers des portes ou du plancher, j’adore ça! C’est encoreune fois au niveau de l’intrigue que l’on trouve le bémol. Nonpas que je l’aie trouvée décevante, mais elle est très très classique.

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J’aurais certainement trouvé le film décevant (ou moins bon) sice n’avait été de l’interprétation et de la réalisation. Un peucomme pour Jurassic Park, où Spielberg avait eu le talentnécessaire pour camoufler l’absence totale de scénario. D’accord,Zemeckis n’est pas Spielberg, mais il demeure un des meilleursréalisateurs de cette école. Et son film est efficace. En tous cas,des cris dans le public se font entendre à pratiquement toutes lesreprésentations ! N’était-ce pas le but du film ?

Dernier film en date dans nos genres de prédilection, BlessThe Child, avec Kim Basinger, s’est révélé encore une fois unpeu décevant. C’est unbeau film : belles ima-ges, plusieurs scènestrès bien tournées, his-toire correcte et tout,mais la pâte n’a pasréellement levé pourmoi. Pourquoi ? Pareffet de lassitude devantl’intrigue. Pas qu’ellesoit mal écrite, ni inin-téressante. Alors quoi? Il faut bien dire que la lutte du bien contrele mal via Dieu et Satan a été exploitée à maintes reprises enfantastique au cinéma et force est de constater que le thème estdifficile à renouveler. Bless The Child souffre donc de tropnombreux points communs avec d’autres films fantastiques d’ins-piration judéo-chrétienne, tels les récents Stigmatas ou End ofDays, par exemple. Meilleur que ce dernier, mais moins bon quele premier.

Été morne, non? Heureusement, il y a eu une jolie surprise.Du moins, c’était une surprise pour moi, car j’appréhendaisbeaucoup la sortie de X-Men de Bryan Singer. J’aime bien ceréalisateur intelligent, mais compte tenu du nombre de filmsadaptés de bande dessinée ou de dessins animés qui m’ont déçuau fil du temps, je ne savais trop quoi penser. Et puis, distribuerdes rôles importants à des top models ou des spécialistes d’artsmartiaux m’emplissait de doutes. Doutes rejetés du revers de lamain au visionnement du film. J’ai trouvé l’adaptation excellente,en dépit du fait que ne suis pas un fan ni un grand connaisseur

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des X-Men, et les réactions des spectateurs m’ont confirmé qu’iln’était pas nécessaire de connaître la BD d’origine pour apprécierle film. Ce qui n’a pas empêché des fans de X-Men d’approuvereux aussi le résultat. Singer aura donc réussi sur plusieurs tableaux,le plus important étant d’avoir réalisé un excellent film. Si vousn’avez qu’un seul film de fantastique ou de science-fiction à voirdans la liste que je viens de couvrir, alors choisissez X-Men.

Très bien mené, bienadapté, et assez ouvertpour une suite quisemble inévitable avecla manière dont Holly-wood fonctionne. Etpourquoi pas, si on peutobtenir un « X-Men 2 »d’aussi bon niveau quecelui-ci.

Bref, bien peu de films mémorables, en cet été 2000, dumoins pour les genres. Mes coups de cœur me sont venusd’ailleurs. Je pense à Gladiator de Ridley Scott : un grand film,superbe, sans faute. Je pense aussi à des trucs plus légers commeThe Replacements, avec Keanu Reeves, bel exemple de bonfilm qui n’invente pourtant rien du tout ! Keanu que j’ai revudans The Watcher, avec James Spader, un film de tueur en sériequi évite les clichés du genre et que j’ai trouvé très bon envisionnement privé. Il doit sortir quelque part en septembreprochain. The Patriot a été une belle surprise, du fait que mesattentes étaient excessivement basses en regard du lourd passéde son réalisateur Roland Emmerich (Independance Day,Godzilla).

Dans les films à venir, notons Highlander Endgame avecChristophe Lambert à qui quelqu’un devrait dire d’arrêter defaire ça ! Légendes urbaines 2, avec tout un groupe d’acteursdifférents, évidemment, et qui devrait être aussi incohérent quele premier (difficile de faire plus incohérent). Lost Souls, avecWinona Ryder, surnaturel d’inspiration judéo-chrétienne dont lescopies finales sont dans les entrepôts du distributeur depuis plusd’un an. Puis, en octobre, The Blair Witch Project 2, commequoi même les meilleurs se font bouffer par la machine. Et enfin,

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Red Planet, un navet attendu malgré tous les ingrédients pourfaire un bon film. L’affiche, avec ses humains sans casque surMars, donne le ton. Le seul projet qui semble se démarquer aumoment d’écrire ceci, est Unbreakable, de Night Shyamalan,l’intelligent scénariste et réalisateur de Sixth Sense. Un homme(Bruce Willis) est le seul survivant d’un accident de train ayantfait 131 victimes et cet homme n’a même pas une égratignure. Ilse questionne et sa quête lui fera rencontrer un type mystérieux(Samuel L. Jackson). On n’en sait pas plus, mais c’est suffisantpour attirer l’attention. Sortie prévue le 22 novembre 2000.

Bon cinéma à tous,Hugues MORIN

■ Âme dirigeante d’Ashem Fictions, une dynamique maison de micro-édition, Hugues Morin assure de manière tout aussi passionnée labonne marche des cinémas Chaplin de Roberval et de Dolbeau.

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Daniel Conrad et Benoît DomisprésententTénèbres 2000Naturellement, 2000, 326 p.

Poursuivant le travail de repérageet de publication de jeunes auteurs,déjà entamé par Conrad seul avec DeMinuit à Minuit, au Fleuve Noir, nosdeux corédacteurs de Ténèbres pré-sentent vingt et un auteurs – dont cinqfemmes – comme « futurs maîtresfrançais de la terreur ». Cerise sur legâteau, une préface de Poppy Z. Brite(qui figure aussi en photo sur la qua-trième de couverture).

On reconnaît dans le panel quelquesnoms du fandom (Jérémi Sauvage,Micky Papoz, S. Cixous), et d’autresqui faisaient partie de l’anthologie pré-cédente comme Mélanie Fazi ou Jean-Michel Calvez. Mais la plupart m’étaientinconnus, ce qui est bon signe. Saufqu’à mon sens il eût mieux valu éten-dre ce travail de repérage jusqu’auQuébec, en passant par la Suisse et laBelgique, soit dans l’espace franco-phone.

L’ouvrage est composé de quatreparties thématiques, plus une conclu-sion. On passe de « Vampires sorcièreset maisons hantées » à « Soupçons defolie » puis aux amours cruels, et enfinaux tendres chérubins. C’est un choixqui se défend, même si, à la lecture,les frontières semblent s’estomper.Devant un tel éventail de possibles onpeut chercher un point commun et ilest banal : ces textes relèvent presquetous d’une narration discursive, dutelling disent les anglo-saxons – parti-sans du showing, des images.

Il me reste donc à picorer, et àprésenter les textes qui me paraissent

les plus marquants. J’ai beaucoup aimé« Ghost Town Blues » – et je présumeque cela a plu ou plaira beaucoup àPoppy Z Brite. Une sorte de « conte dela fée verte » apocryphe. S. Cixous etM. Papoz ont écrit « Les Oubliés deSan Cristobal » dont le thème n’estpas d’une folle originalité, mais quitient bien la route, par des dialoguesassez bien venus (c’est assez rare).G. Millet propose avec « Énigmes » untexte curieux et fascinant dans uneprose qui renvoie par certains aspectsau « nouveau roman ». Alain Delbe,avec « Momie blues » offre une bellepage de nécrophilie fantasmée. J.-M.Calvez offre une rencontre poétiqueavec « L’Éternel Été ou le songe dansla clairière ». B. Jurth avec « Femmeque je vénère, femme que je maudis »imagine une jolie variante érotique autexte de Marcel Schwob, « Les Sansgueule ».

J’ignore si ce sont là les futursmaîtres français de la terreur. Ce quel’on peut dire c’est que les présen-tateurs ont suscité quelques textes quivalent le détour, et permis à d’autresauteurs, dont les textes sont moinsprenants – au moins pour moi – de faireleurs premières armes et de recevoirleurs premières critiques. Un recueilplein de promesses contenant de bellespépites.

Roger BOZZETTO

Scott MackayOutpostNew York, Tor, 1998, 349 p.

Une jeune fille émerge d’une longuestupeur dans une étrange prison sur

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une planète éclairée par une étoiledouble. Depuis des années, elle rêveau meurtre qu’elle a commis et qui luia valu cet exil… Mais n’est-elle pasnée dans cette prison dont les ma-chines vieillissent et se cassent ?

Les souvenirs de Felicitas lui revien-nent petit à petit. En même temps, ellevisite en rêve un uomolupo, un homme-loup qui essaie de communiquer avecelle. Mais ne s’agit-il pas d’un de leursgeôliers ? Et s’agit-il bien d’un rêve ?Quand elle se réveille, de plus en pluslucide, elle se joint au groupe de Piero,qui prépare une évasion massive.

Car ils ne restent bientôt que leshauts murs de la prison pour les em-pêcher de partir. Toutes les machinessont mortes… Mais c’est alors qued’autres prisonniers, jamais sortis de lastupeur entretenue par les appareilshypnotiques, se révoltent contre lesrebelles de Piero. Leur chef est Mari-tano, épris de Felicitas à l’origine, puistombé sous le joug d’un implant desuominilupi.

L’évasion de Piero et de ses com-pagnons se fera en fin de compte dansle désordre, alors que les implacablessuccesseurs des uominilupi d’antandébarquent, des soldati mécaniques,tandis que les zombies de Maritano lesprennent en chasse. Piero et Felicitasatteignent une ville fondée par unepremière vague d’évadés, mais la jeunefille se rend vite compte que l’uomo-lupo de ses visions a toujours besoind’elle…

Mackay signe ici son premier roman,une aventure poétique narrée sur unton très personnel. Felicitas est le typemême de l’héroïne de science-fictionqui se réveille dans un monde où il estimportant de poser les bonnes questionspour découvrir la vérité. La simplicitéde ton adaptée par Mackay convientparfaitement à la situation de Felicitaset à son apprentissage de la liberté.Les amateurs d’une science-fiction plussubtile, voire plus intime, devraient aimerOutpost pour son atmosphère et sadélicatesse psychologique. [JLT]

Joe HaldemanForever PeaceNew York, Ace, 1998, 351 p.

De par son titre, ce livre se pré-sente comme une suite à The ForeverWar, mais, comme le précise l’auteurdans un avertissement, il s’agit surtoutpour lui d’examiner les problèmes sou-levés dans le premier livre, paru en1975, sous un angle différent. De fait,le futur décrit dans Forever Peace n’arien à voir avec le scénario de TheForever War.

L’Occident a profité de l’inventiondes nanoforges, qui ont bouleversél’économie, et les pays de l’Alliance seretrouvent aux prises avec la rébellionNgumi, dont les foyers principaux sonten Amérique du Sud, en Amériquecentrale et en Afrique, tous privés denanoforges. La guerre est menée parprocuration : des cybersoldats animent,à des kilomètres de distance, desrobots de guerre.

Julian Class est au nombre des sol-dats recrutés pour faire la guerre. Laprise neurale qui permet de télécom-mander des robots meurtriers entraîneaussi la fusion mentale de tous lesmembres de l’escouade qu’il dirige.Elle est d’ailleurs convoitée par cer-tains pour ces mêmes possibilités.Mais lorsque l’amante de Class, laphysicienne Blaze Harding, se fait im-planter une prise neurale, la magien’opère pas.

Familier de la sauvagerie de la nou-velle cyberguerre, Class devra ce-pendant faire face à une fin du mondeannoncée et assumer la responsabilitéd’une mort particulièrement culpabili-sante avant de se détacher de son rôle.La révélation d’un effet jusqu’alors tenusecret des prises neurales incite Classet Harding à se joindre à un effort déses-péré pour faire la paix et éviter la fin dumonde.

Haldeman traite du problème de lapaix et de la guerre sous toutes sescoutures : économiques, politiques,

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psychologiques et religieuses. Il signeun roman prenant, dont la structurepeut sembler un peu brinquebalante,mais le mérite du livre, c’est de pré-senter un scénario plausible qui forcetoute l’humanité à choisir entre la paixéternelle et la destruction. [JLT]

John BarnesEarth Made of GlassNew York, Tor, 1998, 416 p.

Dans le numéro de mars 1990d’Analog, Barnes avait signé un articlefascinant, du moins pour les matheuxparmi nous, sur la projection dans lefutur de modèles de sociétés interstel-laires. Détenteur de diplômes en éco-nomie et sciences politiques, Barnesétait tout désigné pour mettre en équa-tions divers scénarios afin de trouvercelui qui conviendrait le mieux à sonroman en projet. La démarche pouvaitparaître gratuite, voire stérile : une his-toire du futur accouchée par un tableur?

En 1992, les amateurs ont pu jugerdu résultat dans le roman A MillionOpen Doors, un tour de force qui re-nouvelait le thème de la société inter-stellaire multiculturelle exploré par desauteurs comme H. Beam Piper et PoulAnderson. Le protagoniste, GirautLeones, était un fleuron de la culturenéo-occitane d’une colonie lointaine aumoment de la découverte par l’huma-nité d’un mode de déplacement instan-tané. Les mille cultures éparpillées surles colonies de la Terre étaient dèslors condamnées à se redécouvrir et àse faire assimiler par la culture domi-nante de la Terre. Exilé volontaire surle monde de Nansen, Giraut allait dé-couvrir l’amour, la maturité et une cultureradicalement étrangère à la sienne.

Dans Earth Made of Glass, le lecteurretrouve Giraut Leones et sa femmedes années plus tard, alors qu’ils sontmaintenant employés par le gouver-

nement de tous les mondes humains.Ils sont envoyés sur une colonie quivient de sortir de son isolement et quiest déchirée par de vieilles haines

opposant une société néo-tamoule etune culture néo-maya. Le récit desefforts de Giraut et de ses amis pourconjurer un désastre appréhendé estprenant, mais les sociétés du mondede Briand ne sont pas aussi convain-cantes que celles du roman précédent.Paradoxalement, puisque Barnes prê-chait le contraire dans son article en1990, il tend à postuler des sociétéspratiquement figées depuis la coloni-sation initiale. Une fois de temps entemps, d’accord. Mais que toutes lescultures dépeintes par Barnes aientsuivi à la lettre les prescriptions deleurs fondateurs, cela finit par semblerbeaucoup trop commode.

De plus, l’auteur traite le conflit inter-ethnique de Briand comme quelquechose d’insoluble et d’irrémédiablementétranger à la culture consensuelle de laTerre. Ce point de vue peut apparaîtrecomme particulièrement étatsunien,surtout lorsque la culture dominante

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est manifestement destinée à l’em-porter sur toutes les autres.

Le dénouement met l’accent sur ledouble aveuglement de Giraut, qui n’apas deviné les infidélités de sa femmeet qui n’a pas pressenti les préparatifsbelliqueux des Tamouls et Mayas deBriand. La conclusion du conflit peutégalement sembler artificielle, commesi l’auteur avait opté pour une démons-tration schématique et non pour unerésolution organique. Barnes n’enreste pas moins un maître du choc descultures et de la plongée abrupte aucœur de mondes denses et exotiques.Les amateurs de dépaysement neseront sans doute pas déçus, mais ilne faut surtout pas s’attendre à unroman léger ou particulièrement ré-jouissant. [JLT]

Fiona PattonThe Granite ShieldNew York, DAW, 1999, 512 p.

Fiona Patton est une nouvelle au-teure canadienne qui vient de signer letroisième volume d’une série de fantasyassez classique dans sa conception.Comme dans certains livres de GuyGavriel Kay, les lieux sont des reflets àpeine déformés de pays connus. Ici,c’est la Grande-Bretagne qui sert demodèle à l’île déchirée entre deux paysen guerre, le Gwyneth et le Branion,ainsi qu’entre deux religions, le cultede la Flamme vivante entretenu auGwyneth et le culte du dieu Esus quis’est imposé au Branion. Le contexteest médiéval, comme de juste dans lafantasy de ce type.

Si j’ai bien compris, chaque volumede la série est essentiellement indé-pendant. Dans ce livre, Rhys est l’hé-ritier des sectateurs de la Flammevivante et, tout enfant, il est déterminéà reconquérir le Branion livré à l’ado-ration d’Esus. Avec l’aide de son demi-

frère, il va participer à la guerre préparéedepuis sa naissance et qui va con-naître plusieurs épisodes d’une grandeviolence.

L’auteure doit travailler dur pour jus-tifier les trêves et délais qui permettentà Rhys d’atteindre l’âge d’homme,mais l’action est assez intense pournous faire oublier les acrobaties etcontorsions de l’intrigue. L’humeursouvent cruelle et sans pitié des pro-tagonistes a quelque chose de pro-fondément authentique dans le cadrede cet univers où les humains sontsouvent les pions des dieux qui s’af-frontent dans leur propre monde. Cetaspect implacable de la narration ainsique l’ambiguïté fondamentale des per-sonnages sont les principaux atouts duroman de Patton.

Bref, il s’agit d’un livre de fantasyqui ne révolutionne rien, qui est bienraconté même s’il est plutôt dépourvud’humour, et qui devrait plaire à ceuxqui cherchent une nouvelle série defantasy pour occuper leurs loisirs. [JLT]

Robert J. SawyerFactoring HumanityNew York, Tor, 1998, 350 p.

Depuis plusieurs années, après l’in-terlude de la trilogie des Quintaglio,l’auteur canadien Robert J. Sawyeraligne des romans coulés plus ou moinsdans le même moule : jaillissementd’idées en prise sur l’actualité tech-nique ou scientifique, personnagesaux prises avec des problèmes fami-liaux ou conjugaux, intrigue carréesans fioritures. À l’occasion, l’action estprojetée dans un futur ou un passé loin-tain (Starplex, End of an Era), mais lelien avec notre présent – et souvent,plus précisément, avec les décorstorontois qu’affectionne l’auteur – n’estjamais rompu.

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La recette est efficace et il faut lascruter avec attention pour s’apercevoirqu’elle correspond à une tentative deréinvention de la science-fiction. Eneffet, Saywer a adopté un style plat,transparent, qui lui permet d’expliquerab ovo les différents ressorts scienti-fiques de ses romans. Dans FactoringHumanity, il aborde la factorisation

des nombres premiers, les ordinateursquantiques, la géométrie en quatredimensions et la nature quantique dela conscience. Le résultat est toujoursaccessible et il ne fait jamais référenceà l’emploi précédent d’idées semblables.Ainsi, l’histoire transcende les frontièresdu genre en essayant clairement d’ap-pâter le public des technothrillers etdes intrigues domestiques.

De plus, Sawyer opte souvent pourun dénouement heureux, comme dansce roman qui se conclut sur une apoca-lypse typiquement canadienne – puisquele monde entier se convertit à la gentil-lesse, à la générosité et à la courtoisie.(Comme dans le roman de Haldeman,Forever Peace, la fin de la violence etdes guerres passe par l’apprentissage

de l’empathie.) Si cette vision n’est pasdénuée de naïveté, elle tranche carré-ment sur les rêves américains d’unetranscendance purement technologique.Là où Haldeman s’attache à expliciterles soubassements techniques, écono-miques et politiques de la métamor-phose qu’il décrit, Sawyer est pluscourt, et plutôt mystique.

Dans Factoring Humanity, les per-sonnages principaux sont Kyle Graveset Heather Davis, mari et femme depuisle début de leurs études à l’Universitéde Toronto. Lorsque leur plus jeunefille accuse Kyle de l’avoir agresséesexuellement, leur vie de couple déjàen panne bascule pour de bon. D’ail-leurs, les problèmes s’accumulent aussidans la vie professionnelle de chacundes chercheurs. Le message extra-terrestre que Heather étudiait depuisdes années prend fin abruptement,sans jamais avoir été déchiffré. Et leprototype d’un ordinateur quantiqueconstruit par Kyle Graves ne fonctionnepas comme il devrait, tout en attirantdes gens qu’effraie le succès possiblede Kyle et qui sont prêts à tout pourl’arrêter.

Les ficelles de l’intrigue sont parfoisun peu grosses et ce ne sont pas toutesles idées abordées par Sawyer quiconcourent à la résolution de l’intrigue.Toutefois, si le résultat manque d’élé-gance et d’efficacité, les péripétiessont toujours intrigantes. Sawyer a ledon de tirer les conséquences les plusstimulantes des idées qu’il inclut dansun livre et de les relier les unes auxautres. En fin de compte, le contactavec les extraterrestres combine lapromesse de la fraternité des intelli-gences organiques et la menace d’in-telligences entièrement étrangères.Bref, si vous aimez les romans bourrésd’idées et les personnages attachantsen dépit de leur raideur toute cana-dienne, vous aimerez sans doute ceroman de Sawyer. [JLT]

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David BrinHeaven’s ReachNew York, Bantam Spectra,1999, 557 p.

À ne manquer sous aucun prétextesi vous êtes un amateur de space-opéra ! Lorsqu’il avait signé StartideRising en 1983, Brin avait révolutionnénos conceptions de la place potentielledes humains dans une galaxie déjàhabitée. Sans pour autant négligerd’offrir une intrigue palpitante, il avaitconçu un système cohérent qui tenaitcompte de facteurs – comme les mani-pulations génétiques et l’épuisementécologique des planètes habitées – quisapaient les bases mêmes des anciensromans de space-opéra.

Ce livre met donc un terme à unesérie déjà vieille. Brin ne fournit pasles réponses à toutes les questionssoulevées par les livres précédents,mais il satisfait néanmoins pleinementla curiosité des lecteurs. Les révélationsse succèdent et Brin approfondit notre

connaissance de l’univers qu’il a mis enplace. Cette fois, c’est dans le domainede l’astronomie que l’auteur nous ré-serve des surprises…

Pendant ce temps, les épreuvess’accumulent pour les fuyards terriensrencontrés dans Startide Rising et lessurvivants de Jijo mis en scène dansBrightness Reef et Infinity’s Shore.En proie à des inimitiés implacables,les uns et les autres doivent compterautant sur leur chance que sur leuringéniosité. C’est d’ailleurs la persévé-rance des personnages humains, jamaisà bout de ressource, qui nous les rendsympathiques.

C’est cependant le vaste panoramad’une société multigalactique qui resterasans doute dans les mémoires. Heaven’sReach se lit d’une traite et lorsque leslecteurs essoufflés toucheront au buten même temps que les voyageurs deBrin, ils auront connu une odysséed’envergure mythique et pourront dire :« Heureux qui, comme Ulysse… »

Jean-Louis TRUDEL

Solaris est une revue publiée quatre foispar année par les Éditions Alire inc.Fondée en 1974 par Norbert Spehner,Solaris est la première revue de science-fiction et de fantastique en français enAmérique du Nord.

Ces pages sont offertes gratuitement.Elles constituent le Supplément en lignedu numéro 134 de la revue Solaris.

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Date de mise en ligne : septembre 2000

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