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L'affaire Chaumet

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L'AFFAIRE CHAUMET Un dossier sous haute surveillance

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DU MÊME AUTEUR

Bouygues, l'empire moderne (avec Jean Menanteau). Ramsay, 1987.

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Alain Barbanel

L'AFFAIRE CHAUMET Un dossier sous haute surveillance

BALLAND

33, rue Saint-André-des-Arts, 75006 Paris.

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REMERCIEMENT

Cet ouvrage n'aurait pu être réalisé sans l'aide précieuse de Sylviane Moukheiber, ex-documenta- liste au Matin de Paris.

© Éditions Balland, 1988.

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1.

Introduction

Place Vendôme, la fête continue

Mardi, 8 décembre 1987. 21 heures. Dans le parking de la place Vendôme, les Porsche, Fer- rari et Rolls Royce se suivent. Des couples en surgissent : pour les hommes, le smoking est de rigueur tandis que les femmes ont revêtu leurs plus belles toilettes et font, grâce à leurs parures de diamants, honneur à ce haut lieu de la joail- lerie française. Quelques privilégiés tiennent dans leurs mains un carton d'invitation numé- roté et illustré par une peinture de la place Ven- dôme, signée Staebler, avec sous le dessin, ce texte :

« 1937-1987, cinquantenaire du Comité Vendôme. Nocturne. Le mardi 8 décembre 1987, de 19 h 30 à 23 h, place Vendôme, rue de la Paix, rue de Castiglione et leurs alentours, les membres du Comité présenteront à l'occasion

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des fêtes de fin d'année des vitrines sur le thème du cinquantenaire. »

Ce soir-là, il faut montrer patte blanche. Pour cette occasion exceptionnelle, un mince et dis- cret cordon de policiers filtre les voitures. Ici, les curieux sont bannis. Pour cette soirée portes ouvertes, l'esprit de clan qui caractérise les ini- tiés s'avère le seul sésame. Bercés par une douce musique de chambre qui inonde la place, les clients ou fournisseurs et tout ce qui compte dans le Gotha du royaume de la pierre pré- cieuse, se pressent silencieusement aux portes des Van Cleef et Arpels, des Boucheron et autres Cartier. Les quelques malins qui ont réussi à se faufiler à travers les différents bar- rages pour pénétrer dans les antres sacrés, sans invitation personnelle, sont immédiatement repoussés par des cerbères polis mais détermi- nés.

Dans les longues files d'attente, on papote, on se hèle, tout à la fierté d'être, là encore, des privilégiés. La vitrine Van Cleef connaît un joli succès. A deux pas, Rez et Mauboussin affichent aussi complet. Le champagne coule à flots dans les salons douillets. Mais cette effer- vescence n'a rien à voir avec celle qui agite un peu plus loin le 12, place Vendôme. Devant la maison Chaumet, une file plus longue que les autres avance au compte-gouttes. Cet établisse- ment bicentenaire, couvert de houx, ressemble à une nature morte. Ici, en dépit de l'agitation

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des invités, le silence règne. On entre chez Chaumet comme dans un sanctuaire, l'estomac un peu noué.

Ici, le regard des visiteurs ne trompe pas. On y devine un certain malaise mêlé d'une curio- sité mal dissimulée. Une rangée de vigiles effec- tue un premier filtrage. L'invitation personnelle adressée par Jean Bergeron, le tout nouveau président-directeur général de Chaumet, est exigée à l'entrée. Un « merci monsieur », poli et complice, donne le feu vert pour accéder aux salons. Le buste du grand-père Joseph trône au beau millieu de la pièce centrale et semble vous accueillir avec toute l'hospitalité des grandes familles. Le côté princier de l'environnement impressionne. A peu de détails près, le salon, sobre et séduisant, n'a pas changé depuis Louis XVI. Le plafond s'appuie sur des colonnes corinthiennes assorties de cannelures relevées de discrètes dorures. De lourdes portes font communiquer les appartements entre eux. Les panneaux décorés de trophées empruntés à la mer représentent des coraux ou des algues, des crustacés, des dauphins, des coquilles rem- plies de perles. Le parquet n'a rien à envier à la marqueterie de Versailles, étoilé au centre d'une rose des vents parfaitement orientée. Décidément, Bellanger, architecte de Mgr le comte d'Artois, était homme de goût. Dans cette ambiance désuète, on a la sensation qu'ici, le temps s'est suspendu : la place Vendôme aurait-elle un parfum d'éternité ?

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Une femme gesticule, fait avec ses bras d'im- pressionnants mouvements de vison et parle fort : « Regardez la surprise que mon mari m'a faite avant-hier soir. » Un homme se penche sur sa main gauche, la prend comme pour la baiser : « Quelle merveilleuse émeraude ! Elle vient de chez Chaumet ? » La femme au vison, visiblement gênée par cette question, tente d'y échapper : « Vous savez, je ne sais pas, c'est un cadeau. Mon mari ne m'a rien dit... » Lui per- siste dans sa curiosité et regardant plus atten- tivement la précieuse bague, il lance : « Rien à voir avec le style Chaumet, mais je la trouve tout de même superbe. » « Vous pensez vrai- ment qu'ils vont rester longtemps en prison ? s'interroge une femme vêtue d'une longue robe noire. - C'est vrai, que deviennent-ils ? On ne met tout de même pas les gens en prison comme ça ! renchérit sa voisine. - On les dit ruinés, enchaîne une quinquagénaire au teint hâlé. Mais qu'a-t-il bien pu se passer ? Je les connais. Des gens vraiment très bien... »

Pendant que tout ce beau monde se lamente sur le sort des acteurs de l'une des plus grandes faillites de cette fin de siècle, la nouvelle direc- tion, stoïque, accueille une par une les per- sonnes invitées. Perché royalement sur les marches d'un magnifique escalier, qui met en valeur les merveilles historiques de l'établisse- ment, Jean Bergeron, le nouveau PDG, serre les mains des invités chaque fois que l'« aboyeur »

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clame un nom. Curieux spectacle. Pour les anciens clients des deux frères Chaumet, cet exercice ressemble à un baptême du feu qu'au- cun d'entre eux n'aurait voulu manquer. Tout au moins ceux qui ont décidé de donner leur confiance à la nouvelle direction et ce, en dépit des tout récents avatars financiers. Écœurés, blessés dans leur amour-propre, les autres ont préféré rester chez eux ce soir-là, ou sabler le champagne à côté, dans d'autres établissements plus respectables. Après la poignée de main chaleureuse de Jean Bergeron accompagnée de temps en temps de quelques phrases glissées à l'oreille des intimes, les invités se dirigent vers le salon lambrissé du premier étage. Nouveau contrôle d'identité. On se croit lavé de tout soupçon, mais non, une charmante hôtesse vous demande à nouveau votre numéro d'invi- tation. Pour les distraits, il faudra tout recommencer. Pour les autres, une nouvelle coupe de champagne et un traitement de faveur les attendent. Place Vendôme, pénétrer dans les salons équivaut à une marque de reconnais- sance sociale. Ici, on ne se parle pas, on communie.

Il faut bien l'avouer, l'endroit vaut le détour. Au centre de la pièce, entourées d'un mince ruban rouge, des pièces de collection font l'at- traction. Ce sont les signes du zodiaque, taillés dans du métal précieux par les artistes les plus brillants de la maison. Des pièces uniques qui

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marquent la fierté de l'établissement. Les invi- tés regardent en silence l'exposition, ces pré- cieux objets, témoignage de plusieurs généra- tions de savoir-faire. On se tait, s'interdisant de remémorer le souvenir des deux frères qui semblent hanter les lieux. Mais certains, moins gênés, n'hésitent pas à s'exclamer : « Vous pen- sez que les nouveaux propriétaires vont conser- ver le nom de Chaumet, après tout ce qui s'est passé ! » D'autres renchérissent : « Vous savez, ils l'ont payé assez cher ce nom », en ajoutant : « Chaumet restera toujours Chaumet. »

Qu'à cela ne tienne. Si de son côté Jean Ber- geron soigne son accueil, c'est qu'il veut, à l'oc- casion de cette soirée du 8 décembre 1987, renouer avec une clientèle quelque peu échau- dée par le scandale qui « n'a été qu'un épisode dans l'histoire d'une maison au passé presti- gieux », selon ses propres termes.

La nouvelle direction semble bien décidée à effacer le souvenir d'une faillite évaluée à deux milliards de francs. Jean Bergeron, qui se défi- nit volontiers comme un « joueur », dispose là d'un bon terrain pour exercer ses talents.

Vendredi 11 décembre 1987. Fleury-Mérogis. Milieu d'après-midi. Pierre (cinquante-neuf ans) et Jacques (soixante et un ans) Chaumet, à la demande de leurs avocats, ont obtenu l'auto- risation du juge Chanut de quitter leur prison une journée plus tôt que la date prévue pour

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éviter l'affront d'être immortalisés par les pho- tographes et autres télés sur le perron humiliant de la prison. Pour échapper à la presse, les auto- rités n'ont pas lésiné sur les moyens mis en place. La libération des joailliers a eu lieu dans la journée alors que traditionnellement, la levée d'écrou se fait dans la soirée, après dîner. De plus, toujours pour garder l'incognito, un four- gon cellulaire a été autorisé à entrer dans la cour de la prison. Puis, à quelques kilomètres de là, une petite Fiat Panda les attend pour gagner une retraite inconnue. Éprouvés par près de six mois de détention, - Jacques Chau- met a perdu près de dix kilos - les deux frères, inculpés d'escroquerie, d'abus de confiance et d'exercice illégal de la profession de banquier, restent sous contrôle judiciaire et n'ont pas le droit de quitter la région parisienne.

Trois jours se sont écoulés entre la réception de la place Vendôme et la libération des deux frères. Trois jours pendant lesquels les joailliers emprisonnés ont lu et relu les coupures de presse racontant le déroulement de la soirée. Dans le fourgon cellulaire qui les conduit dis- crètement vers leur retraite, ils ont encore en tête les photos publiées de cette place Vendôme dont ils ont été les chantres pendant des années. Cet événement parisien ne pouvait leur échap- per. Dès son arrivée à Fleury, Jacques Chaumet avait exprimé le souhait de prendre en main la revue de presse de la prison. Lui, si soucieux de

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son image extérieure, disposait là d'un bon outil pour jauger l'opinion des médias sur son propre cas et sur celui de son frère.

La presse ne les a pas épargnés. Loin de là. La matière suffisamment dense avait de quoi satis- faire tous les appétits. Une « affaire » à multi- ples facettes. Economique bien sûr, mais aussi politique et sociologique. De quoi réjouir le public ! Et comble du paradoxe, Jacques et Pierre Chaumet qui durant toute leur carrière ont placé la discrétion au plus haut niveau se retrouvent sous les feux de l'actualité. Trauma- tisés, les frères Chaumet perçoivent les propos de leurs successeurs comme des trahisons. Quoi ! L'on voudrait avec de bonnes paroles tirer un trait sur deux siècles de leur histoire ? De leur côté, bon nombre de joailliers ne reculent devant aucun reproche et ne font preuve d'aucune indulgence. « Ils l'ont bien cherché », disent les uns. « Ils étaient pris dans un cercle vicieux », répliquent les autres.

Sous le choc de leur inculpation, les deux frères ressassent la même question : « comment en sommes-nous arrivés là ? » Le jour de leur inculpation, leur vie a basculé. L'honneur perdu de leur famille, le nom déshonoré, deux siècles d'histoire balayés, une réputation salie, une situation irréversible ; la liste de leurs mal- heurs les accable. Ont-ils encore un avenir ? Mais comment expliquer la chute de la maison Chaumet ? A l'image de l'affaire Dreyfus, deux écoles s'opposent.

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Paradoxalement, les professionnels du dia- mant, a priori les plus sévères, tiennent les pro- pos les plus nuancés : « Ils ont été victimes de leur image », « Ils ont été pris dans une spirale infernale qu'ils n'ont plus maîtrisée. Tout leur paraissait bon pour ne pas déposer le bilan. Il leur fallait coûte que coûte sauver le prestige de la maison. Quel que fût le prix à payer ! » D'autres confrères portent en revanche un juge- ment sans appel. « Ce sont des escrocs qui ont utilisé leur renom pour pratiquer les pires mal- versations. »

Cela dit, en dépit des polémiques qui agitent la profession sur l'appréciation de la banque- route, un élément fait l'unanimité : la méca- nique du déclin de la maison Chaumet obéit à une logique économique qui dans leur cas fut implacable.

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2.

Des joailliers au-dessus de tout soupçon

Au mois de juin 1987, la maison Chaumet dépose son bilan. C'est la fin d'un règne place Vendôme qui aura duré plus de deux siècles. Jacques et Pierre Chaumet, grands bourgeois prestigieux, mythiques et irréprochables, sont passés en quelques semaines de la notoriété au scandale, puis du scandale au mépris. Eux qui ont vu défiler dans leurs somptueux salons parisiens tout le Gotha français et inter- national, se retrouvent en ce début d'été 1987 menottes aux poignets, entre deux policiers qui les conduisent à Fleury-Mérogis où ils partage- ront leur cellule avec un... escroc en bijouterie !

La veille, les deux frères sont interpellés à leur domicile de Neuilly à l'issue d'une audience au tribunal de commerce. A l'époque, ils sont responsables d'un passif de près de 2 milliards de francs avec 190 salariés pour l'ensemble de leurs affaires en France et à

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l'étranger. Un trou impressionnant qui mérite une comparaison significative : lorsque Creu- sot-Loire dépose son bilan, le groupe laisse der- rière lui un passif de 5,7 milliards de francs avec 31 000 salariés !

Pendant les interrogatoires, les deux hommes affectent une déconcertante naïveté : « Une erreur de gestion », répètent-ils inlassablement aux policiers. Certes, les aléas du contre-choc pétrolier et la chute vertigineuse des cours des pierres précieuses ont grevé lourdement leur trésorerie. Les princes saoudiens, clients privi- légiés des grands joailliers parisiens, se font de plus en plus rares. De plus, les frères Chaumet, élevés dans le sérail et la bonne tradition, se soucient peu de gestion financière ou de comptes prévisionnels. Ils naviguent à vue comme au bon vieux temps du grand-père Joseph. Enfin, ils vouent à leurs clients, d'Albin Chalandon à Liz Taylor, en passant par Imelda Marcos, Mobutu, Hassan II, sans oublier les rois du pétrole, une véritable dévotion mêlée d'admiration, bâtissant avec eux un pacte moral fondé sur la confiance et la discrétion. Rien à voir avec les relations commerciales tra- ditionnelles. Chez les Chaumet, le culte de la parole donnée constitue la clé de voûte de leur organisation.

Mais la mauvaise gestion et la dépendance à l'égard d'une clientèle devenue à la fois plus exigeante et moins solvable, ne sont que deux

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facettes de l'affaire Chaumet. Au-delà du par- fum balzacien qui entoure ce déclin retentis- sant, tout un milieu se sent humilié. Celui des richissimes clients, amis des joailliers qui mettent à profit les liens très étroits qu'ils entretiennent avec eux pour mener des opéra- tions bancaires occultes. Cette clientèle séduite par la place Vendôme, aveuglée par l'honorabi- lité de la maison bicentenaire, confie aux deux frères ses bijoux de famille et son argent liquide en échange d'intérêts défiant toute concur- rence. Se fiant uniquement à la parole des Chaumet, les clients dupés croient ainsi pou- voir multiplier par cinq, voire par dix leur capi- tal initial. Criblés de dettes et cherchant à tout prix à alimenter une trésorerie dégarnie, Pierre et Jacques n'ont aucun scrupule à ouvrir ces comptes courants, dont très peu sont rémuné- rés, et qui finalement arrangent les amateurs d'argent « blanchi ».

Au fil des années, Chaumet s'est ainsi trans- formé en une bonne adresse que le Tout-Paris fréquente fidèlement. De leur côté, les banques qui ont alimenté les caisses des Chaumet à grand renfort de prêts jusqu'aux tout derniers jours, constatent, aujourd'hui impuissantes, l'état des dégâts. 700 millions de francs ont été ainsi engloutis à fonds perdus et qui ne seront jamais remboursés !

En prime, le scandale financier se double

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d'une retombée politique. C'est l'affaire Cha- landon et les révélations faites sur les liens par- ticuliers que l'ex-garde des Sceaux entretient avec les frères Chaumet. En dépit de l'impact médiatique provoqué par cette éclaboussure dans le monde politique, force est de constater, après plus d'un an de recul, que ce volet de « l'affaire » n'est qu'un épiphénomène au regard de l'inconsciente et étonnante légèreté qui caractérise l'attitude des banques mais aussi du fisc, des douanes et des pouvoirs publics dans la gestion de ce dossier.

Portrait de deux frères

Qui sont les Chaumet ? Tout en fréquentant l'« establishment » parisien, Jacques et Pierre restent des hommes discrets. Ils inspirent la confiance et le respect. Jacques, l'aîné, s'est taillé une solide réputation dans les restaurants haut de gamme. Fin gourmet, amateur de bons vins, sa naturelle bonhomie fait de lui l'homme des relations publiques de la société. Diplomate et rusé, il assure les contacts avec les principaux clients, mais s'intéresse de près à la gestion de l'entreprise. De son côté, Pierre se distingue par son sens inné de la technique. Il sait choisir les pierres et son jugement est fiable. Il n'hésite pas non plus à arpenter le monde entier pour satis- faire le caprice d'un client et choisir la pièce

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« idéale ». Dans les milieux professionnels, Pierre apparaît toujours dans le sillage de son frère. « Comme son ombre. »

Tous deux ont reçu une formation familiale. Quand ils reprennent les rênes de la société, ils n'ont en poche qu'un baccalauréat auquel s'ajoutent les secrets transmis par leurs parents. L'héritage du bouche à oreille. Ils épousent deux sœurs, toutes deux issues de la grande bourgeoisie. Mais la famille Chaumet connaît sa première grande épreuve quand Christiane, la femme de Jacques, atteinte d'un cancer, se bat victorieusement contre la maladie. « Beau- coup se souviennent de ses sorties à l'Opéra, relate Le Journal du Dimanche (14-6-1987), où elle apparaissait coiffée d'un turban pour mas- quer les conséquences de la chimiothérapie, mais par un terrifiant coup du sort, c'est sa sœur Michèle qui succombera à cette terrible maladie, au moment où Christiane était sau- vée. »

Jacques Chaumet habite boulevard du Commandant-Charcot, à Neuilly dans un grand appartement, au cinquième étage d'un immeuble cossu en lisière du bois de Boulogne. Lui, sa femme et ses trois enfants sortent peu, et entretiennent peu de relations avec le voisi- nage.

« Ils sont arrivés ici il y a trente-trois ans, en même temps que moi, relate une voisine. Ils se sont toujours montrés d'une extrême courtoi-

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sie. Chaque jour, lorsqu'il quittait l'immeuble, Jacques Chaumet regardait vers le balcon où se tenait sa femme pour lui faire de petits signes d'adieu. Il me semble bien, poursuit la voisine, qu'au moment où il devait se rendre à la convo- cation de la police, il a fait les mêmes petits signes qu'à l'accoutumée... »

Chez eux, au 12, place Vendôme, les Chau- met règnent en patrons de droit divin. Ils se montrent peu dans les salons, laissant aux « premiers » vendeurs le soin de traiter les affaires quotidiennes, pour conserver un « noyau dur » de clients triés sur le volet. Les salariés reconnaissent en eux un certain cha- risme mais déplorent leur esprit de classe héré- ditaire. On ne prend pas de rendez-vous avec les Chaumet. A l'image des rois ou des princes, les visiteurs doivent faire antichambre, parfois pendant des heures avant de les rencontrer. Les femmes bénéficient, semble-t-il, d'un traite- ment particulier. Elles sont reçues sans trop attendre. Certaines esquissent même une révé- rence... Tradition oblige !

« Ils sont unis comme les deux doigts de la main. On dirait des frères jumeaux tant leur façon de partager leur vision du monde est similaire. Dès leur prise de fonction dans la société, ils ont décidé de mettre tout en commun. Pour le meilleur et pour le pire. » Le meilleur ? Ils l'ont certes vécu à la fin des

1. France Soir, 16.6.1987.

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années soixante-dix. Fort d'un dollar élevé et de la manne pétrolière, le chiffre d'affaires à cette époque fut quasiment multiplié par dix. « Monsieur Pierre » et « Monsieur Jacques » n'ont jamais été autre chose que de bons bour- geois à la réputation très provinciale. Les week- ends comme les semaines n'apportent aucune surprise. Les deux frères coulent des heures pai- sibles dans leur grande propriété de Montfort- l'Amaury. Catholiques fervents, Jacques et Pierre aiment à se retrouver après la messe du dimanche autour d'une bonne table chez eux, entourés de leur famille ou de quelques amis très proches. Les Chaumet sortent rarement. Les quelques activités qui échappent à la règle vont de la fréquentation du golf de Saint- Germain au tir aux pigeons du bois de Bou- logne. Voilà pour les hobbies qu'on leur connaît. Sinon leur vie se partage paisiblement entre le 12, place Vendôme et leurs apparte- ments de Neuilly qu'ils rejoignent chaque soir à heure fixe après la fermeture. Les vacances, ils les passent toujours en famille, tantôt dans la villa de Saint-Jean-de-Luz, tantôt dans celle du bassin d'Arcachon. Les deux frères, dit-on, détestent le brouhaha de la Côte d'Azur et pré- fèrent de loin le calme des grandes promenades solitaires. Chez eux, la discrétion est un état d'âme. Cela n'empêche pas Jacques comme Pierre de participer aux fastes de la vie pari- sienne, conscients d'avoir une image légendaire

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à faire respecter. Aussi mesurent-ils leurs appa- ritions, discrètes certes, mais régulières dans les réunions mondaines. Ils ne négligent rien, col- lectionnant les titres les plus ronflants. Une manière de s'attirer les sympathies d'une aristo- cratie à laquelle ils n'ont jamais appartenu ? Depuis environ une vingtaine d'années, Jacques porte le titre de vice-président du Comité Colbert qui regroupe « le haut du panier » de l'industrie de luxe. Il est, entre autres, président de la Haute Joaillerie de France et membre du Conseil consultatif de la Banque de France.

De son côté, Pierre pouvait se targuer du titre de vice-président du Comité des Experts en joaillerie auprès du Tribunal de Paris et de celui tout aussi honorifique de conseiller du Commerce extérieur. L'un comme l'autre esti- maient tout naturel de présider de tels orga- nismes. Ils avaient ainsi la sensation d'être remerciés par la société pour avoir su préserver le renom de leur établissement.

Mais plus important encore que les titres, Jacques et Pierre Chaumet situaient au tout premier rang les relations qu'ils entretenaient avec les grands de ce monde. Ceux-là mêmes qu'ils avaient l'habitude d'appeler leurs « grands amis ».

A propos d'Hassan II, client important de la maison, on raconte que Pierre fit sa connais- sance à l'occasion de la fusillade de Skirat

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(l'attentat contre le roi du Maroc en 1971). Pierre et le roi se sont retrouvés allongés par terre avec les balles qui sifflaient au-dessus de leurs têtes. Depuis ce jour, les deux hommes se seraient promis une amitié éternelle. Les plus avisés racontent que les liens privilégiés entre- tenus par la famille Chaumet avec les sultans du Maroc remontent au milieu du XIX siècle. En témoignage ce passage rapporté par un ouvrage déjà ancien sur la dynastie Chaumet, ex-Nitot :

« La respectable maison des Nitot, des Fossin, des Morel, l'actuelle maison Chau- met, fut par excellence la maison brevetée des cours. Mais l'une des fournitures les plus curieuses auxquelles elle eut à faire face fut celle qui lui fut demandée, au nom du sultan du Maroc, Moulay Abd-El-Aziz, par une entreprise très puissante, et qui travaillait alors de toute son énergie à implanter à la cour chérifienne l'influence française. Il s'agissait d'un lot considérable de bijoux, bagues, bracelets, colliers, desti- nés aussi bien au Sultan lui-même qu'à son harem, racontent les auteurs.

« Pour livrer cette grosse commande, M. J. Chaumet délégua vers le Maroc deux de ses employés.

« Ce colis était une solide caisse, bien conditionnée évidemment, eu égard à son