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L’immigration expliquée à ma fille

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L’immigrationexpliquée à ma fille

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A paraître

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Sami Naïr

L’immigrationexpliquéeà ma fille

Éditions du Seuil

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ISBN

© ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 1999

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisationcollective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que cesoit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçonsanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

978-2-02-117339-0

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A la mémoire de Christian Telfser

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Ma fille m’a longtemps suivi dans mes tribulations. Je la portais sur mes épaules dans les manifestationsantiracistes des années 80 ; elle croyait qu’elle était àla fête. Quand elle a découvert que je consacrais beaucoup de temps à guerroyer sur l’immigration, sur la vie de ces femmes, de ces hommes, de leursenfants, qu’un destin implacable avait placés au cœur des querelles françaises, elle a cru que j’en faisais une obsession – alors que c’était ma croix. En 1995, 1996, 1997, elle était de toutes les bataillessur la question. Il m’a fallu y mettre le holà, lui faire admettre que les mathématiques, la physique et la chimie, c’était aussi nécessaire pour comprendrele monde. Militante sans le savoir au début, d’unevigilance active après l’adolescence, elle juge et mejuge. Elle veut des explications et des comptes. Et,pour ne pas désavouer l’enthousiasme de ses seizeans, elle ne pardonne rien. Le plus troublant, pour elle, c’est de m’entendre aujourd’hui tenir un discours dont elle sait bien qu’il n’est pas contraire à celui d’hier, mais dont elle sent bien qu’il estdevenu justificateur. Avant, lui dis-je, je luttais contredes lois dangereuses pour les étrangers et les immi-grés. Maintenant, je défends une loi, celle du 11 mai 1998, face à ceux qui voudraient plus – mais il est

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difficile de faire plus. Quand la gauche a remporté lesélections de juin 1997, je n’imaginais pas que jedevrais m’occuper activement de cette affaire. Maislorsque l’occasion s’en est présentée, je n’ai pashésité un seul instant : la vérité de l’engagement nese juge pas aux paroles, mais aux actes. J’ai dûapprendre à voir aussi les choses de l’autre côté dumiroir. Ma fille, me direz-vous, que pense-t-elle detout ça ?

Elle ne veut pas attendre : le racisme existe tou-jours, il y a encore des « sans-papiers ». Et moi, jesuis désormais tenu de lui expliquer que le tableaun’a pas qu’une seule face, comme celui du peintre. Ilfaut le regarder de tous côtés en même temps, et agiravec délicatesse. Je défends loyalement une poli-tique, je participe aussi avec d’autres à la mise enplace de quelque chose de nouveau en matière d’im-migration. Je préfère les colères de ma fille au scep-ticisme de ceux qui ne veulent pas croire qu’on peutinnover dans ce domaine. Ni du côté du manche, nidu côté de la lame, je voudrais qu’on arrête de jouerau couteau avec l’immigration.

Ce mot d’immigration, simple et si complexe à lafois, est insondable.

« Dis, Papa, on peut quand même en discuter unpeu ? »

Qu’à cela ne tienne : commençons1!

1.Mes remerciements vont à Jean-Claude Guillebaud, Régis Debrayet Patrick Quinqueton qui m’ont fait bénéficier de leurs judicieusesremarques – sachant, bien évidemment, que ce livre n’engage que moi-même.

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Immigré, étranger, clandestin

– On ne sait plus qui est qui, dit-elle. On parled’immigrés, de clandestins, de seconde génération.Mais ce sont toujours les mêmes qui sont visés. Ceuxqui sont différents. On ne les rate pas. On dit quel’immigration est un problème. Mais quand je penseà mes copains de classe, « différents », je ne vois pasoù est le problème.

– Il ne faut pas te fier aux on-dit ! Chaque mot, enla matière, a un sens précis. Il correspond à une situa-tion réelle, que la loi définit. Nous sommes tous,d’une certaine façon, impliqués par la loi : Français,étrangers, immigrés, clandestins ou irréguliers.

– Dans la rue, c’est du pareil au même !– Justement, ce n’est pas du pareil au même.

L’immigré installé en France normalement, c’estcelui qui a une carte de séjour, ou temporaire ou delongue durée (carte de dix ans renouvelable automa-tiquement). Il a le droit de travailler, de bénéficier desdroits sociaux, etc. Il est dans une situation compa-rable à celle du citoyen français, sauf que, parce qu’ilest étranger, il n’a pas le droit de vote.

– Et comment devient-on normalement « ins-tallé » ? Cela n’a pas l’air facile. En plus, ce n’est pasmarqué sur la tête des gens ! C’est peut-être pour çaqu’il y a autant de contrôles policiers…

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– Eh bien, les règles de séjour sont très précisé-ment définies par la loi. Je n’entrerai pas ici dans ledétail. Sache seulement que ce titre de séjour doit cor-respondre aux besoins du pays d’accueil, en l’occur-rence la France. L’immigré dispose aussi de la libertéde circulation dans l’espace « Schengen », c’est-à-dire dans les pays européens qui ont signé les accordssur l’immigration dans la ville de Schengen en 1991,concernant l’entrée et la circulation des étrangersdans l’Union européenne.

– A entendre la presse, Papa, on dirait qu’il n’y aque ça en France, des immigrés !

– Ils sont environ 3 millions et demi aujourd’hui.Mais ils sont légalement et souvent durablement installés. Être immigré, c’est avoir quitté l’endroit oùl’on est né pour vivre dans un autre endroit. Tu voisbien d’ailleurs que cette expérience ne concerne passeulement les étrangers. A l’intérieur même dechaque pays, les gens se déplacent : par exemple, ils quittent les campagnes pour travailler dans lesvilles, c’est l’exode rural. Au XIXe et tout au long du XXe siècle, la France a connu ces migrations. Certaines régions du pays se sont ainsi progressive-ment vidées de leurs habitants. Lorsqu’une personnequitte son pays pour s’installer dans un autre pays,on dit qu’elle émigre. Une fois installée dans sonnouveau pays d’accueil, elle devient immigrée. C’estla différence entre l’émigrant et l’immigré.

– Mais alors, quelle est la différence entre êtreétranger et être immigré ?

– Ce n’est pas simple, en effet. L’étranger, c’estune personne qui ne possède pas la nationalitéfrançaise, vient en France et en repart. La France n’estpas une forteresse interdite à la circulation des gensdu monde entier. Ce serait d’ailleurs contraire à la loi

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internationale, qui considère la liberté de circulationcomme un droit de l’homme. Si l’étranger décide derester en France, il devient immigré. Mais il ne peutprendre seul cette décision. La loi du pays d’accueilfixe les conditions d’installation. Celles-ci obéissentà plusieurs règles : le fait, par exemple, qu’elle auto-rise ou interdise l’accès au marché du travail. Avant1974, un étranger pouvait devenir immigré s’il trou-vait du travail. Il s’installait facilement en France entoute légalité. Depuis 1974, le marché du travail, àcause de la crise économique, est quasiment ferméaux étrangers. Un petit nombre de travailleurs seule-ment, venant d’Afrique, du Maghreb, d’Asie oud’Amérique continue d’entrer légalement chaqueannée pour travailler dans des secteurs où l’on en abesoin (hôtellerie, restauration, services sociaux,commerce, informatique, enseignement pour les tra-vailleurs permanents, agriculture pour les travailleurssaisonniers). Ils sont très peu nombreux, à peine plusde 5 000 travailleurs permanents en 1995.

– Donc, l’immigration s’est presque arrêtée !– Non. Elle a continué, mais sous d’autres

formes. Par exemple, les femmes et les enfants sontvenus rejoindre leur mari ou leur père. Car la loireconnaît à l’immigré installé en France depuis aumoins un an, je te l’ai déjà dit, le droit de faire venirsa femme et ses enfants. C’est ce que l’on appelle leregroupement familial. Ceux qui, dans leur paysd’origine, étaient persécutés en raison de leurs opi-nions ou de leur lutte pour la liberté ont continué àchercher refuge en France. Ce sont les demandeursd’asile. Des immigrés restés illégalement sur le ter-ritoire français ont été régularisés en 1975 puis en1982. Toutes ces personnes ont continué à formerl’immigration…

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– Donc, elle continue !– Non. Même avec le regroupement familial, les

demandeurs d’asile et la légalisation de la situationdes immigrés en situation irrégulière, le nombre glo-bal des immigrés n’a pas varié depuis les années 30.En France, la population étrangère représenteaujourd’hui un peu plus de 6 % de la populationtotale, alors qu’en Allemagne c’est plus de 8 %, enBelgique 9 % et en Suisse 16 %.

– Mais ça ne concerne que ceux qui sont légaux.Et les autres ?

– Ils sont aussi prévus par la loi. Le clandestin– je n’aime pas ce mot, je lui préfère celui d’illégal –est celui qui franchit la frontière de son pays illéga-lement et qui entre en France illégalement. Sansautorisation. Il n’a respecté ni la loi de son pays ni laloi française sur l’entrée des étrangers. On appellecela une infraction à la loi. Des exemples ? Les Por-tugais, avant 1974, étaient nombreux à franchir clan-destinement les Pyrénées (d’abord la frontière por-tugaise, puis la frontière espagnole et enfin lafrontière française) pour venir travailler en France.Aujourd’hui, cela peut être le cas des Africains, desAsiatiques ou des ressortissants des pays de l’Est.Les Africains embarquent souvent – au péril de leurvie – sur des bateaux ou des barques de fortune àTanger, au Maroc. De là, ils traversent le détroit deGibraltar. Il y a même des organismes de passeursclandestins qui les font payer cher pour cette tra-versée. Ces organismes sont illégaux. Il leur arrivepourtant de travailler avec la complicité des Étatsconcernés. Ce n’est pas légal, mais ça peut rappor-ter de l’argent ou servir d’autres intérêts de ces États.Par exemple, jusqu’en 1986, il y avait une organisa-tion internationale de passeurs qui, avec des moyens

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financiers très importants, les services d’une compa-gnie aérienne de l’ancienne République démocra-tique allemande et la complicité de ce même pays,faisait passer en Allemagne de l’Ouest des tra-vailleurs venus d’Inde et de Turquie ! Au début desannées 80, des dizaines de milliers de personnes sontainsi arrivées en Allemagne. Mais ne va pas croireque les véritables clandestins sont majoritaires lorsdes procédures de régularisation. Ils sont en réalitépeu nombreux car, souvent, les personnes qui ontbesoin d’être régularisées sont des immigrés irrégu-liers, à ne pas confondre avec les clandestins !

– Parce qu’il y a encore une différence ? Il fau-drait une loi plus simple, sinon on ne s’en sortira pas.

– Ce n’est pas la loi qui est compliquée. C’est laréalité. La loi essaie de prendre en compte unevariété infinie de situations. S’il en était autrement,tu serais la première à dire que la loi est trop dure !

– Mais elle l’est. Car il y a beaucoup d’immigrésqui disent qu’on ne leur reconnaît pas le droit dedevenir réguliers. Je t’ai même entendu dire que la loia fabriqué des irréguliers. Moi, je crois plutôt quelorsque ça nous arrange on dit qu’ils sont réguliers et,dans le cas contraire, qu’ils sont irréguliers.Remarque, je comprends ça, car après tout ils vien-nent en France. Ce n’est pas nous qui les faisonsvenir.

– Ce n’est pas aussi simple. L’immigré irrégulier,c’est celui qui a quitté son pays légalement, qui est entré en France légalement, mais qui est resté en France au-delà du délai autorisé par son titre deséjour. Pour entrer en France, il faut un visa. C’est-à-dire l’autorisation délivrée par l’ambassade deFrance dans le pays de l’immigré. Il y a d’ailleurs

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plusieurs types de visas. Par exemple, un étrangerentré en France avec un visa de touriste et qui, à l’ex-piration de son visa, continue à vivre en France, en ytravaillant éventuellement, devient irrégulier. Entre1945 et 1974, la majorité des travailleurs étrangersest entrée et restée en France de cette manière.Depuis 1974, beaucoup de gens se retrouvent danscette situation qui n’est bonne ni pour eux ni pour lasociété. Eux se retrouvent sans droits, sans aucuneprotection de la loi. Au moindre contrôle d’identité,ils risquent l’expulsion, ils ne possèdent plus aucunpapier pour se loger, s’inscrire à l’Université ou pos-tuler normalement à un emploi. Sur le marché du tra-vail, ils sont sans défense ; les employeurs peuventles exploiter en leur donnant des salaires plus basque ceux des travailleurs en règle. Ils coûtent moinscher. L’État cherche parfois à lutter contre cela. Ilentreprend ce qu’on appelle une régularisation. En1974, on en a régularisé 130 000. En 1981-1982, àpeu près autant. Aujourd’hui, avec la circulaire du24 juin 1997, la régularisation en cours va aboutir àun chiffre sans doute moins important : on parle deplus de 80 000 régularisables sur 150 000 demandes.Tous les pays riches (et la plupart des pays pauvres)sont confrontés à cette situation. On estime à envi-ron 10 à 15 millions le nombre d’irréguliers et declandestins dans le monde. Les USA en comptententre 3 et 5 millions ; l’Europe occidentale, plusieursmillions, les pays d’Europe de l’Est aussi. EnAfrique du Sud, ils sont environ 1 million, au Nigeriaplus de 2 millions, etc. Il ne faut pas s’effrayer de cetétat des choses : l’immigration, clandestine ou irré-gulière, a toujours existé. Elle joue un rôle importantpour les pays qui, comme l’Italie ou l’Espagneaujourd’hui, ont besoin d’une main-d’œuvre bon

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marché. Leurs entreprises ne veulent plus employerdes travailleurs nationaux à des prix élevés et avecdes charges sociales lourdes. L’immigration clan-destine arrange beaucoup de monde !

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La longue histoire de l’immigrationen France

– Tu vois, on porte aujourd’hui un jugement troprapide sur l’immigration. Sans vouloir tenir comptedu passé. Au cours de ce siècle, la France a fait appelaux étrangers pour deux raisons essentielles : démo-graphique et économique. La Première Guerre mon-diale a fait d’innombrables morts : près d’un millionet demi d’hommes valides tombés sur le champ debataille. D’où l’appel à l’immigration. Tu ne saispeut-être pas que, dès 1915, en pleine guerre, laFrance mettait en place une politique destinée à atti-rer la main-d’œuvre, à la fois pour répondre auxbesoins de l’effort de guerre et puis, dès 1918, pourla reconstruction de la France dévastée.

– Les colonies, ça servait aussi à ça, tu me l’as déjàdit.

– Pas seulement, mais, c’est vrai, à ça aussi !Avant les années 30, les étrangers venaient surtoutd’Europe. De 1919 à 1930, l’immigration est mas-sive. Puis ça s’arrête en 1932, à cause de la crise éco-nomique. Les étrangers, hier convoités, deviennentsubitement des intrus ! Un peu comme aujourd’hui.On les rejette. C’est l’époque où le racisme contreles Italiens, les Espagnols, les Polonais est très viru-lent. Il se transforme d’ailleurs en lois d’exclusioncontre les étrangers. Ces lois seront abrogées par la

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célèbre ordonnance de 1945 qui, pour reconstruirela France, veut réglementer la venue des nouveauximmigrés. On crée alors l’Office national d’immi-gration (ONI) puis, en 1952, l’Office français pourles requérants d’asile (OFPRA), suite à la Conven-tion internationale de Genève sur l’asile.

– Mais aujourd’hui on ne parle que des Arabes etdes Noirs ! Il n’est plus jamais question des Belgeset des Polonais. On ne parle des Espagnols ou desPortugais que pour dire qu’ils sont très souventfemme de ménage ou concierge, et des Italiens parcequ’ils sont encore plus racistes que les Français.Pourquoi ?

– Entre 1945 et 1974, c’est vrai que l’immigra-tion s’est diversifiée : Algériens, Portugais, Maro-cains, ressortissants d’Afrique noire et d’Asie duSud-Est. Mais peu importe les pays de provenance,ils finissent tous, quelle que soit leur nationalité, pardevenir citoyens du pays d’accueil.

– Ce n’est pas ce que je vois. Cette fois-ci, ça al’air de bloquer.

– Cela dépend de nous tous. On ne résoudra pasce problème seulement avec de bonnes intentions. Ily faut de la générosité, de la raison et de bonnes lois.Et du travail pour tous. Tout semble se passercomme si les Français voulaient seulement prendrele temps. Le temps d’intégrer les nouveaux venus.Le temps de résoudre les problèmes économiques etsociaux.

– Tu veux dire que les étrangers et les immigréssont responsables de tout ça ?

– Je n’ai pas dit ça. Je sais que certains le disent.Je sais aussi que beaucoup finissent par le croire,parce qu’ils vivent dans des conditions difficiles,avec des voisins qui n’ont pas les mêmes mœurs ni,

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parfois, la même couleur de peau. C’est tellementfacile de rejeter la faute sur celui qui est différent.Dans un troupeau tout blanc, on remarque d’abordle mouton noir. De là à dire qu’il est galeux, il n’y aqu’un pas.

– Moi, je crois que Français et étrangersdevraient avoir les mêmes droits. On ne pourrait pasles opposer.

– Et les mêmes devoirs.– D’accord, mais tu dis que depuis le début de la

crise économique, en 1974, l’immigration est deve-nue le bouc émissaire de la société. Qu’est-ce qu’ona fait pour éviter ça ?

– En 1974, la France, comme la plupart des paysde vieilles immigrations, a décidé de ne plusaccueillir autant de travailleurs étrangers. Pas pourle plaisir. Le chômage commençait à pointer sonnez. Cela ne signifiait pas que les étrangers ne pou-vaient plus venir en France. Cela signifiait seule-ment que la majorité d’entre eux ne pouvait plus yvenir pour s’y installer et occuper un emploi. C’estcomme ça : chaque pays pense d’abord à sescitoyens. Mais cela ne voulait pas non plus dire queles travailleurs étrangers, installés en France avantcette date, n’avaient plus le droit d’y demeurer, etd’y travailler. Par leur travail, ils avaient contribuéau bien-être de tous les Français.

– C’est pour ça qu’on dit que les immigrés font letravail dont les Français ne veulent pas !

– C’est sans doute peu élégant, mais c’était cela.Qui trimait dans les usines Renault, Peugeot, Simca ?Qui construisait des immeubles et asphaltait les rues ?Qui servait d’employé de maison, ramassait lesordures ? L’immigré ! Et puis les usines se sontmodernisées, la construction aussi, et la main-

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d’œuvre n’est plus aussi indispensable qu’avant.Quant aux employés de maison, à la propreté desrues…

– Les immigrés y sont encore. En tout cas, on lesvoit plus là que dans les bureaux !

– C’est vrai. Reste que beaucoup se sont fondusdans la société française, même s’ils sont plus tou-chés par la crise que les autres.

– Mais ce qui saute aux yeux des gens, ce n’estpas qu’ils ont plus de difficultés à trouver du travailou à gagner leur vie, c’est qu’ils sont à la recherchede travail alors que les Français eux-mêmes en man-quent.

– Ce qui fait dire à certains que c’est à caused’eux que le travail manque pour les Français ! Necrois pas cela. Les transformations qui touchentaujourd’hui le monde du travail sont très compli-quées. Il ne s’agit pas d’une simple question denombre de postes de travail. Les immigrés ne sontpas devenus, subitement, la cause du chômage. Avecla crise, ils ont été les premiers à perdre leur emploiou, pour les jeunes, à ne plus en trouver. Ce qui estcertain, c’est qu’ils sont alors devenus un problèmeaux yeux des autres parce que le travail commençaità manquer.

– Peut-être, mais moi ce que j’entends, c’est : lesimmigrés doivent partir. Repartir…

– Ce n’est pas la bonne réponse. C’est vrai quecertains politiciens, incapables de réduire le chômage,ont rejeté la faute sur les immigrés. Entre 1974 et1981, ils ont parlé de retour dans le pays d’originepour des travailleurs qui avaient sué sang et eau pourl’économie française. Ils ont même proposé de don-ner 10 000 francs pour chaque immigré qui accepte-rait de repartir dans son pays en libérant un poste de

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travail ! C’était injuste, irréaliste et idiot. Injuste parceque ces travailleurs avaient été attirés en France quandon en avait besoin et se voyaient rejetés dès qu’onn’en avait plus besoin. On ne voulait pas reconnaîtrequ’ils avaient contribué à la richesse de la France etqu’ils avaient gagné, ainsi, le droit de rester ici avecles mêmes avantages sociaux que les travailleurs français : on n’est pas dans une société esclavagiste,que je sache ! Irréaliste, parce qu’on ne voulait pasvoir qu’ils avaient fait souche, étaient devenus descitoyens, partageaient les peines et les plaisirs, lesjoies et les deuils de la société française. Et que leursenfants, nés en France, apprenaient à l’école qu’ilsavaient eu un grand roi, Louis XIV, que leurs ancêtresavaient fait la Grande Révolution de 1789, au nom dela liberté et de l’égalité, que Napoléon était leur héros.Et puis, Victor Hugo ne les faisait-il pas pleurer decompassion pour la petite Cosette ? Bien sûr, les plusconscients tiquaient lorsqu’on évoquait la colonisa-tion, mais après tout c’était aussi la vérité de ce pays.Et à ces parents, à ces enfants, on osait dire : repartezchez vous ! C’était aberrant. Et puis idiot, aussi : car ilsne repartiraient pas, puisque leur pays, c’était laFrance, la ville, le quartier, l’école dans lesquels ilsavaient grandi. Doublement idiot, puisqu’on voulaitfaire d’eux à tout prix des étrangers, alors qu’on auraitdû tout faire pour qu’ils se sentent fiers d’appartenir àce pays. Triplement idiot, puisqu’on les poussait à sechercher ainsi une identité, à trouver des racines dansle pays de leurs parents, pays que ces mêmes parentsavaient dû abandonner pour fuir la misère. Tout ça n’amené à rien. Ils ne sont pas repartis. Et ils avaient rai-son. Il est normal qu’ils défendent le droit de vivre ici.Ils sont de ce pays.

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sabilités. La France reçoit surtout des immigrés duMaghreb et de l’Afrique noire, mais aussi de l’Asieet des pays de l’Est. L’Allemagne reçoit des Turcs,des Marocains, des Polonais et des Russes. l’Angle-terre surtout des Asiatiques, Africains et Caribéens ;l’Espagne des Marocains, des Latinos-Américains,des Philippins – chaque pays attire des nationalitésauxquelles il est lié par son histoire passée et pré-sente. Aucun ne pourra faire face, seul, à ces fluxmigratoires. Il faut des politiques nationales et unepolitique européenne, puisqu’on parle tant de l’Eu-rope !

– D’accord, Papa, mais quel travail il reste àfaire !

– Je serai déjà satisfait si toi, au lycée, tu com-mençais à expliquer cela autour de toi.

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RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL

IMPRESSION : NORMANDIE-ROTO À LONRAI

DÉPÔT LÉGAL : JANVIER 1999. N° 35453 ( )