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Langues, discours et inter cultures Revue semestrielle du Laboratoire de Recherche Interdisciplinaire : Analyse du Discours, Didactique des langues et Interculturalité LIRADDI (Université Alger2) ISSN : 2602-5558 Adresse mail : [email protected] Année universitaire 2017-2018

Langues, discours et inter cultures N°1 du... · Identité nationale, identité citoyenne Le sens des mots J’ai choisi de vous entretenir aujourd’hui de l’identité nationale

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Langues, discours

et inter cultures

Revue semestrielle du Laboratoire de Recherche

Interdisciplinaire : Analyse du Discours, Didactique des

langues et Interculturalité LIRADDI (Université Alger2)

ISSN : 2602-5558

Adresse mail : [email protected]

Année universitaire 2017-2018

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Laboratoire de recherche LIRADDI

Université Alger2

Analyse du Discours, Didactique des Langues

et Interculturalité

Regards croisés sur les discours de l’altérité dans

l’espace méditerranéen

Directrice de la revue

Professeure Karima AIT DAHMANE

Novembre 2017/ numéro 1

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Président d’honneur

HAMIDI KHAMISSI

Recteur de l’Université Alger 2

Directrices de rédaction

EL BAKI Hafida et AMOROUAYACH Essafia

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Comité de parrainage scientifique

Ait Djida Mohand Mokrane, (Université de chlef ), Amari – Allouche

Nassima, ﴾Université Alger 2),Al khatib mohammed ﴾Al

albaytuniversitymafraq, (Jordanie),Barry Alpha, Université Michel de

Montaigne-Bordeaux 3 (France),Boualili Ahmed, Université de Tizi-

Ouzou, Boudjadja Mohamed, Université de Sétif 2,Charaudeau Patrick,

Université de Paris 13 (France),Chadli Abdelkader Yamna, Université

Michel de Montaigne-Bordeaux 3 (France) Cherrad Nedjma, Université

des frères Mentouri Constantine,Ghebalouyamilé, ENSSP, Alger,

Hamitouche Fatiha, Université Alger 2,Lounis Aziza, Université Alger 2,

Ngalasso- Mwatha Musanji, Université Michel de Montaigne - Bordeaux

3(France),Reggad Fouzia, ,Université de Sétif 2, Richard Arnaud,

Université Paul Valéry Montpellier 3 (France),Rosier Laurence, Université

libre de Bruxelles (Belgique),Saadi Nabil, Université de Béjaia, Siagh-

Bouchentouf Zohra, Université de Vienne(Autriche),Siblot Paul, Université

Paul Valéry Montpellier 3 (France),SteuckardtAgnès, Université Paul

Valéry Montpellier 3 (France),Yermeche Ouerdia, , ENS de Bouzaréah,

Alger.

Comité de Rédaction :

Ait Djida Mohand Mokrane, Amari – Allouche Nassima, Amorouayach

Essafia, Benslimane Radia, Chettouh chahla, El Baki Hafida, Guidoum

Ratiba, Hamitouche Fatiha, Oulebsir Fadila, Temmar Malika,

Boudjadja Mohammed, Yermèche Ouardia.

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Politique éditoriale

Langues, discours et inter-cultures est une revue semestrielle du laboratoire

LIRADDI particulièrement ouverte aux travaux de sciences du langage, de

Didactique des langues et de Littérature. Elle a pour fonction de faire

connaître les travaux scientifiques et de contribuer ainsi aux échanges entre

les chercheurs spécialisés et les doctorants, en favorisant les rapprochements

interdisciplinaires. Les problématiques de l’analyse du discours, les relations

inter-discursives, interculturelles et sémiotiques, les positionnements

idéologiques des discours, la sociolinguistique, la didactique des langues-

cultures, la perspective de la réception et de l'interprétation constituent les

axes des équipes de recherche du laboratoire LIRADDI.

Ne sont acceptés pour expertise que des articles qui n’ont pas été

publiés ni soumis pour publication ailleurs au moment de l’expertise.

Ces derniers doivent être envoyés par courriel aux responsables de la

rédaction.

Les contributions soumises ne doivent pas dépasser 30 à 35000 signes

espaces compris (Times New Roman n°12).

Les références doivent obéir aux normes en vigueur disponibles sur le

web pour la référenciation des ouvrages et des articles de revues.

Les notes doivent faire l’objet d’une intégration automatique en Word

en bas de page en numérotation continue.

Les articles proposés seront évalués anonymement par deux membres

du comité scientifique. Ils peuvent être acceptés, admis sous réserve de

modifications, ou refusés.

La revue Langues, discours et inter cultures publie aussi trois articles de

Varia par numéro. Les propositions doivent être transmises à la directrice de la

revue, qui se charge de les faire circuler auprès du Comité de la rédaction.

Cette rubrique cherche à promouvoir le dialogue entre les disciplines, les

langues et les cultures en proposant aux équipes scientifiques nationales et

internationales une tribune supplémentaire pour exposer leurs travaux.

Page 7: Langues, discours et inter cultures N°1 du... · Identité nationale, identité citoyenne Le sens des mots J’ai choisi de vous entretenir aujourd’hui de l’identité nationale

Avant-propos.......................................................................................... 10

Musanji NGALASSO-MWATHA, Professeur émérite, Université

Bordeaux Montaigne Senior Research Fellow, University of

Johannesburg (South Africa), Identité nationale, identité citoyenne. Le

sens des mots ...........................................................................................

13

Sofiane ZADRI, Maître-assistant, Université de Sétif, Quand El

Moudjahid et El Watan informent du "Printemps arabe" : Quelles

représentations ? Quels inter-discours....................................................

36

Karima AIT DAHMANE, Professeure & Essafia

AMOROUAYACH Maitre de conférences A, Université Alger 2,

Abdelkader résistant anticolonial et initiateur du dialogue des

religions dans les deux rives de la Méditerranée....................................

61

Radia BENSLIMANE, Maitre de conférences A,Université d’Alger

2, L’altérité ou l’Unité de l’univers dans Islam, l’autre visage d’Eva

De Vitray- Meyrovitch.............................................................................

79

Belaïd DJEFEL, Maître de conférences, ENS d’Alger, Du local à / et

de l’universel : pour une nouvelle conscience du monde et de la

culture......................................................................................................

88

Mohamed Rafik BENAOUDA, Maître de conférences, Université de

Médéa, Djebel Amour …et de haine de Jean MOLARD : un hymne à

l’altérité ?.................................................................................................

101

Sommaire

Page 8: Langues, discours et inter cultures N°1 du... · Identité nationale, identité citoyenne Le sens des mots J’ai choisi de vous entretenir aujourd’hui de l’identité nationale

Naima MERIDJ, Maître-assistante, Université de Chlef,

Représentation de l’altérité à travers l’écriture de Salim

Bachi.......................................................................................................

117

Chahla CHETTOUH, Maïtre de conférences, Université Alger 2,

Parole libre et multiple dans l’œuvre d’Assia

Djebar......................................................................................................

132

Hafida EL BAKI, Professeure, Université Alger 2 Altérité et inter

culturalité en contexte bilingue scolaire : quelles constructions,

quelles représentations ? Eléments d’analyse à partir de récits

d’apprenants du moyen...........................................................................

137

Aldjia OUTALEB-PELLE, Professeure, Université de Tizi Ouzou,

Enseignement du FLE et altérité.............................................................

149

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Avant-propos

Regards croisés sur les discours de l’altérité dans l’espace

méditerranéen

Le thème Regards croisés sur les discours de l’altérité dans l’espace

méditerranéen invite à une réflexion sur le concept d’altérité et sur les

discours qui le portent à l’ère de la mondialisation ; contexte

particulièrement favorable à l’emploi de clichés ou stéréotypes ethniques et

religieux, issus des imaginaires, des cultures et des visions du monde.

Tous les articles de ce numéro traitent des questions théoriques centrales

dans l’étude des processus de catégorisation et de stéréotypisation de

l’altérité en favorisant des rapprochements interdisciplinaires entre

analystes du discours, littéraires, didacticiens, historiens et politologues. Ils

montrent que les médias (presse écrite, chaînes télévisuelles d’information,

presse numérique …) produisent des images qui font appel à différents

“modèles de mémoire” (celle des mots et celle des dires), créent des effets

de réel ou des amalgames et imposent des discours stigmatisants.

La revue s’ouvre sur la contribution de M. Mwatha Ngalasso qui analyse et

explique les expressions identité nationale et identité citoyenne. Celles-ci

deviennent problématiques dans le contexte de la mondialisation et

particulièrement dans les situations de migration où l’autre n’est perçu que

sous l’angle de la différence, donc de l’altérité. Cela apparaît avec évidence

dans les discours médiatiques, parfois littéraires, mais surtout politiques.

Les mots-clés (identité, altérité, nation et Etat) font/sont souvent l’objet de

confusions, dans l’espace méditerranéen, en raison de la difficulté objective

qu’il y a à les définir séparément. M. Sofiane Zadri étudie les modalités de

constitution de(s) discours, des représentations, des figures de l’altérité et

des positionnements idéologiques des instances médiatiques dans le

contexte immédiat des « émeutes de janvier 2011 ».

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L’article de Karima Ait Dahmane et Essafia AMOROUAYACH reconstitue

la façon dont les discours des deux rives de la Méditerranée ont présenté

l’Emir Abdelkader – symbole de la résistance à la conquête française –

pendant et après la période coloniale. L’analyse des représentations permet

de rendre compte au lecteur des qualités humaines et spirituelles de ce

redoutable guerrier.

L’article de R. Benslimane est centré sur la lecture du livre Islam, l’autre

visage d’Eva De Vitray- Meyrovitch. L’auteure insiste, particulièrement,

sur l’importance de repenser l’altérité selon la mystique musulmane et plus

exactement selon la pensée soufie de l’Unité universelle. La contribution

de B. Djefel met l’accent sur des solutions possibles en indiquant, avec

l’appui des voix dissensuelles, les ouvertures, les possibilités de solidarité et

d’émancipation qu’ouvre pour le monde une réelle compréhension de

l’autre dans ce qu’il a de plus authentique, et de plus humain. M.R.

Benaouda, Naima Merdji et Chahla Chettouh proposent de travailler

l’altérité du point de vue de la compréhension et de la production littéraire

des écrivains francophones : Jean Molard, Salim Bachi, Assia Djebar. Ces

derniers considèrent que toute littérature est un champ de combat

d’identités, de langues, de signatures qui revendiquent le droit à la

modernité.

Les deux derniers articles de cette revue s’inscrivent dans le cadre de la

didactique de l’interculturel .L’article de Hafida El Baki porte sur le

processus de construction des savoirs chez de jeunes apprenants concernant

les questions identitaires et culturelles, dans le contexte du bilinguisme

scolaire où une interrelation s’établit inconsciemment entre les deux

cultures des deux langues enseignées en l’occurrence l’arabe et le français.

Aldjia Outaleb analyse des représentations culturelles dans l’enseignement

d’une langue étrangère (le FLE) en Algérie à travers un questionnaire-débat

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mené auprès d’un groupe d’élèves fréquentant les classes de 3.A.S. des

lycées publics.

Nous laissons aux lecteurs le plaisir de découvrir toutes les différences et

les analogies entre les approches présentées par les auteurs sus- cités.

Professeure Karima AIT DAHMANE

Directrice du laboratoire LIRADDI

Université Alger 2

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Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35

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NGALASSO-MWATHA Musanji,

Université Bordeaux Montaigne (France)

Senior Research Fellow, University of Johannesburg

(South Africa) EA 4593 CLARE et UMR 5115

du CNRS Les Afriques dans le Monde

Identité nationale, identité citoyenne

Le sens des mots

J’ai choisi de vous entretenir aujourd’hui de l’identité nationale et de l’identité

citoyenne qui deviennent problématiques dans les contextes de la mondialisation et

particulièrement dans les situations de migration où l’autre n’est perçu que sous

l’angle de la différence, donc de l’altérité. Je me propose d’analyser et d’expliquer

ces deux expressions qui font/sont souvent l’objet de confusions, en Afrique

comme ailleurs, en raison de la difficulté objective qu’il y a à les définir

séparément et du conditionnement des schémas idéologiques, particulièrement

réducteurs et indécrottables, hérités de la période coloniale1. Or une insuffisante

appréhension des idées et un mauvais usage des mots peuvent conduire à des

résultats désastreux qui constituent la plus redoutable menace pour le « vivre

ensemble » en République et rendent singulièrement ardue la recherche de

réconciliation en cas de conflits. Un travail d’intelligence, donc d’analyse et

d’explication, est nécessaire pour dégraisser le mammouth idéologique et, ainsi,

décoloniser les mentalités (du colonisé et du colonisateur) et les mots qui les

portent (Ngalasso-Mwatha, 2016).

C’est donc à un exercice de vocabulaire et de clarification conceptuelle que je

vous invite ce matin. Il est, en effet, de bonne méthode, quand on aborde la

réflexion sur un sujet important, d’aller à l’origine des mots, de découvrir leur

1Sur le colonisé, la colonisation et le colonialisme lire Césaire 2000, Fanon 2001,

Memmi 2015 et NgugiwaThiong’o 2011.

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étymologie avant d’appréhender les différents sens qu’ils peuvent avoir en

contexte. Les linguistes disent que les mots n’ont pas de sens, ce qui étonnent

toujours les non-linguistes, mais qu’ils ont des significations contextualisées. C’est

le contexte, au sens jakobsonien du terme2, qui éclaire le sens réel d’un mot dont

les dictionnaires fournissent le sens général, souvent vague et imprécis, parfois

restreint et restrictif. La signification, qui a un lien direct avec le signe linguistique

dans sa double face signifiante et signifiée, renvoie à un procès psychologique actif

et actuel tandis que le sens demeure une image mentale passive et statique3.

1. Eux et nous ou altérité et identité

Commençons par altérité. Le sens fourni par le dictionnaire pour ce mot est le

suivant : « fait d’être un autre, caractère ou état de ce qui est autre »4. Signalons,

dès à présent, que le latin, qui est la langue-mère du français, avait deux termes

pour signifier l’idée de « autre ». Le premier, alter – alteris, désignait « l’autre

parmi deux éléments, deux individus, deux objets » et le second, alius – alii

« l’autre parmi plusieurs »5. La différence s’explique par le fait que le latin, comme

le grec, le sanskritet l’arabe, avait deux façons de marquer la pluralité : il opposait

le duel (pluriel restreint à deux éléments) au pluriel à proprement parler qui

2Chez Roman Jakobson (1963 : 213) contexte renvoie à référent et inclut à la fois les éléments

relevant de l’environnement linguistique et de la situation extralinguistique.

3Sur le signe, le sens et la signification en sciences du langage lire notamment Saussure 1966,

Guiraud 1972, Rastier 1987, etc.

4La plupart des définitions sont données d’après Le Petit Robert.

5Les Grecs avaient également deux mots pour « autre » : αλλος (qui a donné en français

allochtone, allogame, allogène, allomorphe, allopathe, allophone, etc.) et έτερος (qui est à

l’origine de hétéroclite, hétérodoxe, hétérogame, hétérogène, hétéromorphe, hétéronome,

hétéronyme, hétérosexuel,

hétérozygote) avec des sens voisins. Tous les deux étaient opposés à όμός « le même, semblable,

identique » (d’où homogame, homogène, homographe, homologue, homonyme, homophile,

homophobe, homophone, homosexuel, homozygote).

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comprend un nombre d’éléments supérieur à deux6. Les deux mots ont donné, en

langue française, des dérivés extrêmement nombreux comportant, à chaque fois,

l’idée de « autre ». Selon que l’on fait référence à alter ou à alius, on obtient, de

fait, des sens variés et contrastés.

En latin le terme alter était opposé à idem « le même, semblable à soi », qui a

donné, en français, le mot identique et ses dérivés (identité, identitaire, identifier,

etc.). L’altérité, le fait d’être autre, différent, s’oppose donc à l’identité, à la

« mêmeté », le fait d’être le même, semblable à soi-même ; l’altérité, en tant que

dissemblance, dissimilitude, s’oppose ainsi à la ressemblance, à la similitude.

L’autre terme équivalent à identité c’est ipséité (du latin ipse « soi-même »), le fait

d’être soi-même. Cette opposition est analogue à celle que l’on fait habituellement

entre Nous, c’est-à-dire la communauté à laquelle « Je », sujet parlant, appartient,

et Eux, la communauté des autres, différente de la nôtre, étrangère à la nôtre7. On

oppose de la même manière Ici « lieu où l’on se trouve » à Là-bas « lieu autre que

celui où l’on se trouve », c’est-à-dire « ailleurs », éventuellement « au-delà ». Sur

le plan temporel, on oppose Maintenant « dans le moment présent et actuel,

aujourd’hui » à Jadis « dans le temps passé, hier ou avant » ou à Demain « plus

tard qu’aujourd’hui », mais, éventuellement, à Jamais « en un temps quelconque,

un jour passé ou futur [sens positif : si jamais…], à aucun moment, en nul temps

[sens négatif : ne… jamais] ». On voit bien que cette gradation était tout à fait

pertinente pour désigner le fait d’être Soi ou Autre, dans le temps comme dans

l’espace.

6On retrouve, en français, la réminiscence de cette opposition duel/pluriel, dualité/pluralité,

dualisme/pluralisme dans l’usage des termes second et deuxième pour désigner « ce qui vient

après le premier » selon que le nombre total des éléments considérés est égal ou supérieur à

deux. Dans la langue courante cette opposition tend à s’estomper au bénéfice de deuxième dont

l’usage se trouve largement généralisé.

7Sur l’opposition Nous vs Eux lire l’excellent ouvrage de Tzvetan Todorov (1989),

en particulier les chapitres portant sur « l’exotique ».

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Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35

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Si l’on examine le champ lexical de l’altérité (ensemble des termes issus de la

même racine latine), on s’aperçoit qu’il y a toute une série de mots qui sont

attachés à cette notion, par dérivation ou par composition, allant de autre « qui

n’est pas le même, semblable, qui est différent, distinct » et autrui « le prochain,

les autres hommes » et altruisme « disposition à s’intéresser et à se dévouer pour

autrui » (qui viennent directement de alter) à subalterne (composé de sub « sous »

et alter), en passant par altérer « rendre autre, modifier, changer » (et ses dérivés :

altération, altérant, altérable, altérabilité, altéragène), alterner « passer de l’un à

l’autre » (et ses dérivés : alternance, alternant, alternant, alternat, alternateur,

alternatif, alternative, alternativement, alterne, alterné), altercation « le fait d’être

en conflit avec un autre, d’avoir une prise de bec avec lui, d’échanger des propos

vifs et peu amènes ». On trouve encore des mots composés comme autrefois,

autrement dont la relation à alter est claire. Le lien du mot autant « marque de

comparaison d’égalité accompagnant un verbe » à la même série paraît moins

évident sans être moins authentique : le terme provient du croisement de alterum et

tantum. On soupçonne plus difficilement l’appartenance à la même famille du

terme adultérer « altérer, rendre autre, modifier, fausser, falsifier, vicier » (y

compris adultérateur, adultération, adultère, adultéresse, adultérieurement,

adultérin, adultérinité, adultériser) qui désigne un mode de rapport à l’autre, en

l’occurrence à un autre partenaire : il est formé à partir du préfixe ad « vers » et du

lexème alter « autre » dont la première voyelle a subi une légère modification

d’articulation (passant de la voyelle antérieure ouverte [a] à la voyelle postérieure

fermée [u].

Si nous nous intéressons aux termes liés à l’autre mot désignant « autre », alius,

nous découvrons un certain nombre de lexèmes qui viennent directement du latin

comme alias « autrement dit ou appelé »8, alibi « moyen de défense tiré du fait

8Terme employé en informatique pour désigner le « fichier utilisé comme raccourci pour

accéder à un autre fichier (appelé l’original) ».

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qu’on se trouvait, au moment de l’infraction, dans un lieu autre que celui où elle a

été commise », qu’on était ailleurs, autre mot qui vient de alius et qui signifie

précisément « à un autre endroit », ou encore alii, pluriel de alius, qui désigne une

pluralité d’autres éléments, d’autres personnes9. Le mot aussi « marque de

comparaison accompagnant un adjectif ou un adverbe et exprimant un rapport

d’égalité » (de la forme neutre aliud + sic « ainsi », avec la forme composée

aussitôt « dans le moment même, au même instant ») appartient à la même série.

Le terme allergie « réaction à un agent pathogène venant de l’extérieur» et ses

dérivés (allergène, allergique, allergisant, allergologie et allergologue) sont

parfois associés, à tort, au champ lexical de alius. Ils proviennent, en réalité, d’une

racine grecque : αλλος « autre » et εργεια « action ». Quand on est allergique à

quelque chose cela veut dire qu’on n’est pas réceptif à cet autre élément, à cet objet

extérieur pour lequel on manifeste une certaine incompatibilité. Le terme littéraire

allégorie qui désigne « un mythe ou une narration métaphorique représentant de

manière précise une idée générale » a, lui aussi, un lien direct, non pas avec le latin

alius mais avec le grec αλλος.

Le champ conceptuel ou notionnel de l’altérité regroupe l’ensemble des mots

qui ont un sens voisin, opposé ou associé à « autre ». Nous pouvons ainsi identifier

toute une série de mots en relation avec altérité pour des raisons de synonymie,

d’antonymie ou d’association idéelle.

Sur le plan de la synonymie, altérité apparaît comme équivalent à différence,

dissimilitude, dissemblance et opposition.

S’agissant de l’antonymie, altérité s’oppose, nous l’avons vu, à identité, ipséité,

mêmeté, similitude, ressemblance, égalité ou équivalence comme autre s’oppose à

identique, même, semblable, ressemblant, égal ou équivalent.

9Ainsi dans une liste bibliographique faisant figurer plusieurs auteurs pour un même

ouvrage ou article on écrit « X et alii ».

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Au niveau de l’association idéelle, autre est souvent associé mentalement à

étranger (celui qui n’est pas de chez nous, qui n’a pas les mêmes ancêtres que

nous), étrange, bizarre, anormal, inquiétant, menaçant, dangereux : « l’autre c’est

l’étranger qui vient manger notre pain ».

Sur le plan axiologique, celui des valeurs, autre est généralement placé à un niveau

hiérarchique correspondant à inférieur, moins bon, plus mauvais, pire (que nous,

ici, maintenant), donc méprisable, indésirable « chez nous », expulsable. Cette

conception taxinomique et hiérarchisante, on la trouve déjà chez les Grecs qui

utilisaient le terme βαρβαρος pour désigner l’étranger par opposition à

έλλην(hellène), nom que les Grecs se donnaient à eux-mêmes. Mais βαρβαρος

voulait d’abord dire « celui qui ne sait pas parler, celui qui balbutie, qui a un

langage chaotique fait d’onomatopées et de sons mal articulés, celui qui dit « bar-

bar-bar-bar » (rappelant le langage « glossolalique » des premiers hommes ou des

malades mentaux), celui qui ne sait pas prononcer de façon claire et distincte. Pour

les Grecs les gens qui ne savaient pas parler grec étaient privés de la capacité de

parler tout court. Ces gens-là ne pouvaient être que des non-grecs, donc des

étrangers. Et, aux yeux des Grecs (et, plus tard, des Latins qui leur succéderont en

tant que puissance colonisatrice du monde), les étrangers sont nécessairement

étranges, les plus étranges d’entre tous étant, pour eux, les plus anciens habitants

de l’Afrique du nord auxquels sera définitivement attachée la dénomination

berbère (par l’intermédiaire du latin barbarus).

Voilà le raisonnement que l’on peut faire autour de l’extraordinaire aventure des

signes linguistiques au gré de l’histoire, de la géographie et de la formation sociale.

Cette petite promenade dans le champ lexical et sémantique des mots en rapport

avec l’altérité, donc avec l’identité, permet de mieux saisir leur sens en situation et

en contexte, à travers les multiples réseaux de synonymie, d’antonymie et

d’association idéelle.

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Or tout individu est porteur d’une multiple identité, donc d’une multiple altérité :

personnelle, professionnelle ou religieuse, ethnique, nationale ou citoyenne. C’est à

ces trois derniers concepts que je voudrais consacre maintenant l’essentiel de ma

réflexion. Tout peuple aspire à constituer une nation voire un Etat. Ces deux

derniers termes sont souvent utilisés l’un pour l’autre. Ils sont fréquemment

confondus soit par ignorance soit intentionnellement.

2. Nation

Le mot nation vient du verbe latin nasci, natum qui veut dire « naître ». Cette

racine a donné naissance, natal, natif (et naïf), national, nationaliser,

nationalisation, etc. mais aussi nature, naturel, naturaliser, naturalisation, etc.

Pendant longtemps, de l’antiquité jusqu’au Moyen-âge, le mot a conservé un sens

conforme à l’étymologie : la nation est définie comme un groupe d’hommes et de

femmes qui ont une origine commune, qui sont nés sur le même sol. Ce sens

primitif, qui rapproche le mot nation d’ethnie et de peuple dans les acceptions

expliquées ci-devant, va rapidement évoluer, après la chute de l’Empire romain,

pour revêtir des nuances contrastées.

Aujourd’hui, le terme nation possède deux sens principaux, l’un ancien, l’autre

moderne, qui se recoupent et se recouvrent partiellement.

Le premier sens, celui dont il vient d’être parlé, met en avant la naissance sur un

territoire donné. La nation a partie liée avec le terroir, la terre des ancêtres, la terre

des pères géniteurs, la patrie. Elle pose automatiquement un droit du sol, quand ce

n’est pas un droit du sang. L’idée de patrie renvoie au sentiment d’une pax

romana synonyme de cessation des guerres intestines, donc d’ordre « républicain »

opposé au chaos menaçant de la barbarie et de l’incivisme. L’idée de patriotisme

implique un degré élevé de loyalisme envers la nation qui est aussi un engagement

à mourir pour défendre la patrie. Le patriotisme, expression de la conscience

nationale, n’est pas à confondre avec le nationalisme qui est une idéologie exaltant

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le sentiment national et militant pour la sauvegarde des intérêts nationaux, dans

une forme de protectionnisme étroit qui peut conduire à l’isolement politique,

économique et culturelle. Comme l’ethnie dont elle est l’émanation, la nation,

parfois désignée du terme nation-ethnie, se caractérise par la conscience de

partager une même origine, un même territoire, une même culture, donc une même

langue ; à la différence de l’ethnie qui se satisfait de ses coutumes et de ses

traditions au sein d’une structure où elle coexiste avec d’autres entités de même

nature qu’elle, et face au peuple qui est portée par une aspiration forte au

changement et par un désir ardent d’autonomie, la nation apparaît comme la

réalisation même de ce projet et de l’idée de peuple dans ce qu’elle a de plus

achevé. Vue dans ce cadre la nationalité est quelque chose que l’individu ne choisit

pas, pas plus qu’il ne choisit son ethnicité. Il demeure qu’on peut changer de

nationalité au sens de citoyenneté. Quand un Etat octroie la nationalité à un

individu, en lui accordant les droits civiques dont jouissent les naturels du pays,

c’est, en réalité, de la citoyenneté qu’il s’agit.

L’idée de nation, au sens moderne, celui de nation-Etat ou d’Etat-nation10, est

précisément fondée sur un itinéraire alliant le passé et le futur d’un peuple ; c’est

un mélange d’héritage et d’ambition. On la trouve bien exposée par Ernest Renan

(1823-1892) dans le texte d’une conférence qu’il a prononcée le 11 mars 1882 à la

Sorbonne. Chez cet auteur la notion de nation se confond avec celle d’Etat. Les

exemples qu’il donne ne laissent planer aucun doute à cet égard (Renan 2009 : 11)

:

« Depuis la fin de l’Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l’Empire de Charlemagne, l’Europe occidentale nous apparaît divisée en nations […]. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, la

10Les deux expressions sont souvent utilisées comme synonymiques. Il existe cependant une

nuance, mince mais non négligeable, entre elles : nation-Etat met en avant l’antériorité de la

nation par rapport à l’Etat alors qu’Etat-nation met l’accent sur la préexistence de l’Etat à la

nation, généralement par gommage des identités ethniques originelles.

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Russie resteront encore, dans des centaines d’années, et malgré les aventures qu’elles auront courues, des individualités historiques, les pièces essentielles d’un damier, dont les cases varient sans cesse d’importance et de grandeur, mais ne se confondent jamais tout à fait. Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose d’assez nouveau dans l’histoire. L’Antiquité ne les connut pas ; l’Egypte, la Chine, l’antique Chaldée ne furent à aucun degré des nations. C’étaient des troupeaux menés par un fils du Soleil ou un fils du Ciel. Il n’y eut pas de citoyens égyptiens, pas plus qu’il n’y a de citoyens chinois ».

Etudiant le rapport entre le langage et les nationalités, le linguiste Michel Bréal

(2009 : 60), affirme, lui aussi, que « L’idée de la nationalité est une idée moderne.

Après quelques tentatives obscures, elle fait son entrée dans le monde en 1848. On

ne peut douter qu’elle soit en un rapport étroit avec l’avènement de la démocratie

». La nation moderne apparaît donc comme un résultat historique obtenu à partir

d’une série de faits convergeant dans le même sens.

En droit international, le principe des nationalités consiste à affirmer que toute

collectivité qui a conscience de former une nation est fondée à disposer d'un État

propre. Les sujets, membres d’une même nation, ne partagent pas seulement le

même trajet historique ; ils partagent aussi le même projet politique qu’ils

s’efforcent de construire ensemble. La nation est un peuple reconnu et accepté

comme tel par la communauté des nations. C’est un peuple qui a cessé de rêver

d’autonomie car il l’a désormais obtenue. Il n’est plus dans le rêve éveillé, il est

dans la réalité émerveillée. La nation-Etat est l’expression d’un peuple gouverné

par une autorité souveraine instituée comme pouvoir central. Cette reconnaissance

revêt une importance de premier ordre car elle fait de la nation le cadre légal et

légitime dans lequel se vit la nationalité en tant que lien juridique et politique qui

rattache un individu à une communauté nationale à laquelle il a adhéré. Dans ce

cas, la nationalité, synonyme de citoyenneté, peut faire l’objet d’un choix délibéré.

Le moyen d’expression de la nation c’est la langue nationale qui exerce une

fonction nationalitaire (qui fait référence à la nation). Signalons que l’expression

langue nationale est utilisée en Afrique avec des sens différents selon les pays.

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Dans certains Etats elle désigne une « langue véhiculaire utilisée comme langue

administrative régionale ». C’est le cas, par exemple, au Congo-Kinshasa : le

ciluba, le kikongo, le kiswahili et le lingala, revêtus du statut flou et mal défini de

langues nationales par opposition au français langue officielle, se partagent quatre

grandes régions où coexistent 221 langues locales. Dans la plupart des pays le

terme renvoie simplement à « langue autochtone » par opposition à « langue

étrangère ».Au Bénin et Cameroun, par exemple, toutes les langues locales sont

dites « nationales »11.Cela a le mérite de la clarté. On va ainsi d’ethnie à nation, en

passant par peuple, sans solution de continuité.

Dans le processus conduisant à l’émergence d’une nation-Etat, au sens moderne, le

rôle prépondérant est joué par les classes moyennes soucieuses de prendre une part

active à la vie économique et politique du pays. Interrogeons-nous maintenant sur

la nature de l’Etat à proprement parler, qui ne se confond pas nécessairement avec

la nation, et sur ses caractéristiques spécifiques.

3. Etat

Le terme vient du verbe latin stare, statum « être debout », d’où « manière d’être »

d’une personne ou d’une chose. L’évolution populaire du mot a donné des dérivés

tels que étatique, étatiser, étatisme alors que l’évolution savante a fourni

parastatal (synonyme de paraétatique), statalisme (particularisme lexical propre à

un Etat), statistique (étude quantitative destinée à renseigner le gouvernement),

statut (ensemble des lois qui concerne l’état et la capacité juridiques d’une

personne), etc.

11Sur la différence entre « langue nationale » et « langue officielle » voir Ngalasso-Mwatha 2015.

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L’Etat (avec une majuscule)12désigne l’autorité politique suprême à la tête d'un

groupe humain. Cette conception est très ancienne. Pour Platon (2002), écrivant au

IVe siècle av. J. C., l’Etat idéal, dont le philosophe-roi devrait être le gardien, est

une cité juste (καλλιπολις ou callipolis)13 alliant science (έπιστήμη ou épistémè),

sagesse (σοφία ou sophía) et puissance (δόξα ou dóxa)14, puissance de l’opinion et

de l’adhésion populaires. Le Dictionnaire de l’Académie française, dans sa 6ème

édition (1835) donne de l’Etat la définition suivante :« Forme du gouvernement

d'un peuple, d'une nation ». Il s’agit d’un gouvernement institué pour représenter

l’autorité politique souveraine, considérée comme une personne juridique et

morale, exerçant son emprise sur un territoire donné au moyen d’une 12Sur l’Etat lire Bourdieu 2012, Goyard-Fabre 1999 et Weber 1971. Sur le rapport entre Etat et

langues voir Ngalasso-Mwatha 1986.

13 Les premiers Etats étaient constitués de villes souveraines qu’on appelle, pour cette raison, des

cités-Etats. La cité-Etat est fondée sur une logique centripète qui s’oppose à la logique centrifuge

de l’État-nation. Le territoire d’une cité-Etat est, en effet, structuré autour d’un espace central

(homeland) enfermé dans une enceinte de murailles faisant office de frontière et comprenait un

arrière-pays (hinterland) formé de terres cultivables destinées à l’approvisionnement de la cité-

Etat en denrées alimentaires, plus les confins environnants (farland) formant une réserve. On

trouve des exemples de cités-Etats, dès le IIIe millénaire avant J.C., en Mésopotamie, actuel Irak

(Ur, Uruk, Lagash, Umma) et en Phénicie, actuel Liban (Byblos, Sidon, Tyr). Des cités-Etats ont

également existé en Grèce (Athènes, Sparte), en Italie (Rome, Venise, Gênes, Pise), en Afrique

du nord (Carthage), en Afrique de l’ouest (Koumbi auGhana, Ouagadougou au Burkina Faso,

Tombouctou, Gao et Djenné au Mali, Kano, Zaria, Ibadanet Ifé au Nigeria). Ici la citoyenneté

est fondée sur la citadinité par laquelle toute personne adulte accède à la responsabilité juridique.

Sur les cités-Etats voir Hansen 2000 ; sur les cités-Etats en Afrique lire Holder 2002.

14 Voir ce dialogue entre Socrate et Glaucon (frère de Platon) qui lui sert de répondant :

« [Socrate] Eh bien !N'oserons-nous pas poser aussi que l'homme, pour être doux envers ses amis

et sesconnaissances, doit, par nature, être philosophe et avide d'apprendre? – [Glaucon] Posons-

le.

– Donc, philosophe, irascible, agile et fort sera celui que nous destinons à devenir un beau et bon

gardien de la cité. – Parfaitement, dit-il. – Telles seront ses qualités. » (La République, livre II,

376c : 66).

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administration qui décide légitimement en son nom. On retrouve cette idée chez le

sociologue allemand Max Weber (1864-1920) qui insiste lourdement sur « le

monopole de la contrainte physique légitime » comme l’un des attributs majeurs de

l’institution étatique : « L’État est une entreprise politique à caractère institutionnel

lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans

l’application de ses règlements, le monopole de la contrainte physique légitime

[…] à l’intérieur d’un territoire déterminable » (Weber 1971 : 97). En droit

international l’Etat est défini comme une nation (ou un groupe de nations) dotée

d'un gouvernement (ou d'une autorité politique souveraine) reconnu par la

communauté internationale.

Or qu’est-ce qui fonde un Etat, au sens d’Etat-nation ? Est-ce la race, la langue, la

religion ou le territoire ? Ernest Renan, qui a particulièrement bien analysé cette

notion, évoque chacun des critères que voilà pour finalement les éliminer tous.

La race ne peut pas constituer la base d’un Etat, car « La considération

ethnographique n’a […] été pour rien dans la constitution des nations modernes.

[…] La vérité est qu’il n’y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur

l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère » (Renan 2009 : 21).

L’auteur montre que le mot race n’a pas le même sens pour les anthropologues

(qui le considèrent seulement d’un point de vue biologique et y voient une

descendance par le sang) et pour les historiens (qui voient la race comme un

phénomène non stable qui se fait et se défait avec le temps, au gré des métissages,

et qui n’a pas d’application en politique).

Selon Ernest Renan (2009 : 25), la langue ne peut pas, non plus, constituer la base

d’un Etat : « La langue invite à se réunir ; elle n’y force pas. Les Etats-Unis et

l’Angleterre, l’Amérique espagnole et l’Espagne parlent la même langue et ne

forment pas une seule nation ». De fait, on peut, comme je l’ai déjà écrit

(Ngalasso-Mwatha 2001 : 158), parler la même langue sans parler le même

langage. Ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 le prouve : dans une crise de folie

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généralisée, des Rwandais ont tué des Rwandais à l’arme blanche en parlant tous,

bourreaux et victimes, rigoureusement la même langue, le kinyarwanda (Ngalasso-

Mwatha 2008 : 178). C’est un protagoniste du roman de Véronique Tadjo,

L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda qui l’affirme: « Nous

parlions la même langue, portions les mêmes noms, avions les mêmes

préoccupations… » (p. 123). En revanche on peut parler le même langage,et

s’entendre, sans parler la même langue. L’exemple de la Suisse, souvent cité, est là

pour en témoigner. Voilà un Etat de petite dimension où coexistent, apparemment

harmonieusement, quatre langues très différentes (l’alémanique, le français,

l’italien et le romanche) toutes admises comme langues nationales et officielles

sans que cela ne menace en rien l’unité de l’Etat-nation helvétique. Ce qui fonde la

nation, dit Renan, c’est la volonté. « Il y a dans l’homme quelque chose de

supérieur à la langue : c’est la volonté ». C’est la conscience du peuple qui dit à

quelle nation ce peuple appartient. Cette idée est reprise en 1891 par le linguiste

Michel Bréal (2009 : 63-64) :

« Ce qui constitue les nations, c’est quelque chose de plus profond et de plus intime que la ressemblance du vocabulaire. Il importe peu que la langue soit la même si l’esprit est différent : la facilité de communication ne fait alors que mieux accuser la divergence des cœurs. ».

Un autre linguiste de haut vol, Antoine Meillet (2009 : 77), qui écrit en 1915,

abonde dans le même sens en dénonçant le principe de la nationalité fondé sur la

langue, qu’il rend responsable, pour une large part, de la première guerre

mondiale :

« […] la guerre actuelle apparaît comme la suite des longues luttes qui

ont abouti à imposer à une grande partie du monde la langue de la

nation indo-européenne, puis à substituer les langues indo-

européennes soit les unes aux autres, soit à des nations parlant des

langues d’autres familles. »

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Je voudrais ici ouvrir et refermer aussitôt une courte parenthèse. Dans son élan

rhétorique Ernest Renan (2009 : 25) affirme de façon péremptoire: « Un fait

honorable pour la France, c’est qu’elle n’a jamais cherché à obtenir l’unité de la

langue par des mesures de coercition ». Affirmation bien étonnante en 1882 quand

on pense au texte présenté par l'Abbé Grégoire à la Convention nationale

(Parlement), le 4 juin 1794, presque cent ans auparavant, et dont le titre était

dépourvu d’ambigüité : Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois

et d'universaliser l'usage de la langue française. Les recommandations du prélat

accompagnaient un discours, qu’on qualifierait aujourd’hui de

« linguicidaire »15,qui exaltait l’unité nationale par l’unicité linguistique en

stigmatisant et en vouant aux gémonies les langues régionales, péjorativement

dénommées « patois ». Songez aussi à l’interdiction faite aux écoliers de parler les

langues régionales en France et les langues maternelles dans les pays de

colonisation. Sur des panneaux posés ostensiblement sur la pelouse à l’entrée des

écoles en Bretagne on pouvait lire : « Il est interdit de parler breton et de cracher

par terre » (ailleurs c’était l’alsacien, le basque, le catalan, le corse, le flamand,

l’occitan ou le saintongeais), comme si les deux faits (« parler une langue

régionale » et « cracher par terre ») étaient aussi infâmants l’un que l’autre. En

Afrique l’utilisation du symbole16, objet infamant s’il en fût, jouait exactement le

15Adjectif dérivé de linguicide « fait de tuer une langue » (issu du latin lingua « langue » et

caedere« tuer ») que l’on peut définir comme la volonté délibérée d’anéantir une langue soit en

faisant disparaître ceux qui la parlent (génocide ou ethnocide) soit en édictant des lois scélérates

(par exemple des décrets interdisant de pratiquer la langue maternelle) qui aboutissent à la

disparition de la langue visée. Le linguicide ne doit pas être confondu avec la glottophagie « fait

de manger une langue » (du grec γλωσσα ou glossa « langue » et φαγειν ou phagein « manger »)

qui relève de la dynamique des langues : la langue la plus puissante finit par supplanter la langue

la plus faible et par la faire disparaître.

16 « Objet symbole d’infamie qu’un élève surpris à parler à l’école dans une langue africaine

devait conserver tant qu’il n’avait pas lui-même pris en faute un autre élève » (Dictionnaire

Universel 2008). L’objet infamant imposé aux élèves pris en flagrant délit de péché linguistique

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même rôle : il s’agissait de pousser les enfants à mépriser et, en fin de compte, à

abandonner l’usage de leurs langues identitaires pour s’approprier exclusivement la

langue coloniale.

Mais revenons à Ernest Renan. Poursuivant son raisonnement, notre auteur exclut

également la religion comme fondement de l’Etat (Renan 2009 : 27): « La religion

ne saurait non plus offrir une base suffisante à l’établissement d’une nationalité

moderne ».Une manière de proclamer le principe de la laïcité17 : il n’y a pas de

religion d’Etat ; l’Etat est un espace de liberté qui doit veiller sur toutes les

religions sans s’identifier à aucune.

Enfin l’historien récuse la géographie, c’est-à-dire le territoire, comme fondement

de l’Etat (Renan 2009 : 30): « Non, ce n’est pas la terre plus que la race qui fait

une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ;

l’homme fournit l’âme ». La dimension territoriale doit, d’ailleurs, être entendue

de manière ouverte, comme un espace continu ou discontinu, car un Etat peut

réunir des territoires dispersés de par le monde. Un exemple simple suffit à illustrer

ce propos : l’Etat français aujourd’hui est constitué de tous les individus qui sont

nés dans l’hexagone ou ailleurs (dans les départements et territoires d’outre-mer

situés dans la Caraïbe, l’Océan Indien et le Pacifique), qui n’ont pas

nécessairement le même passé mais qui ont marqué, de gré ou de force, leur

adhésion aux idéaux républicains et accepté de partager le même projet d’avenir. Il

était, en Bretagne, learvoc’h « la vache », ailleurs un bout de carton, un ruban de papier, un

bâton, une brique ou un objet métallique ridicule.

17 Ce principe est énoncé en France pour la première fois le 26 août 1789 quand l’article 10 de la

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclame la liberté religieuse : « Nul ne doit être

inquiété pour ses opinions, même religieuses (...) ». En 1791 la Constitution instaure la liberté

des cultes. En 1905 est promulguée la Loi de séparation des Églises et de l’État : « La

République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (art.2). Enfin le 15 mars

2004 est promulguée la Loi interdisant, dans les établissements scolaires, le port de signes ou de

tenues manifestant une appartenance religieuse.

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serait donc plus juste de définir l’Etat comme un espace réunissant des individus et

des groupes d’individus qui partagent la même volonté de vivre ensemble, par-delà

le lien du sang, du sol et de la langue.

Ernest Renan (2009 : 30-31) conclut son propos en résumant ainsi le fond de sa

pensée :

« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. […]. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple ».

L’Etat est une idée. Il existe parce qu’il est pensé et voulu. Il existe dès lorsque les

membres d’un ou de plusieurs groupes humains, ayant un passé commun ou non,

vivant sur le même territoire ou non, partageant la même culture ou non, parlant la

même langue ou non, acceptent de vivre ensemble, malgré tout, et de construire

une nouvelle histoire commune, pour le meilleur et pour le pire. Il peut prendre des

formes variées (monarchie, oligarchie ou république) et s’aligner sur des régimes

de toutes sortes (socialisme, libéralisme ou totalitarisme). Il est le cadre politique et

juridique dans lequel se définit et se vit la citoyenneté. Les individus qui le

constituent sont appelés citoyens, parce qu’ils sont soumis aux mêmes lois de la

cité. L’Etat bénéficie de nombreux attributs régaliens et dispose d’un vaste éventail

de moyens d’action (un gouvernement, un parlement, un système judiciaire, un

système éducatif, un réseau de communications), y compris les moyens de

coercition (une armée et une police). Il peut, selon sa configuration, se doter d’une

ou de plusieurs langues officielles ou langues de l’Etat choisies normalement

parmi les langues nationales. L’imposition d’une langue commune ayant une

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fonction référentiaire18 est une manière de consolider l’identité citoyenne sans

anéantir le sentiment d’identité ethnolinguistique.

L’idée de l’Etat ne s’identifie pas nécessairement à celle de la nation. Ces deux

concepts doivent être soigneusement distingués, même s’ils ne sont pas toujours

séparables. Il est vrai que le lien qui les tient ensemble n’est pas évident pour tout

le monde. La plupart des organisations instituées au XIXe siècle en Europe se sont

arrangées pour que les deux notions coïncident. Mais ce n’est pas toujours et

partout le cas. Dans la relation quasiduale (égalité vs inégalité) entre l’Etat et la

nation on peut, en gros, distinguer trois cas de figures.

Premier cas : l’Etat et la nation constituent une seule et même réalité instituée, ce

qu’on peut noter par la formule [Etat = Nation]. Ici l’Etat est l’émanation de la

nation. C’est pourquoi on peut parler de nation-Etat : l’existence de la nation

précède celle de l’Etat ; une ethnie ou un peuple devenu nation se mue en Etat dès

lors qu’il se dote d’un gouvernement et des pouvoirs régaliens. Dans ce cas la

citoyenneté coïncide avec la nationalité, voire avec l’ethnicité : la langue ethnique

est en même temps la langue nationale et la langue officielle. L’exemple qui vient

immédiatement à l’esprit est celui du Japon dont on dit qu’il est constitué d’une

population ethniquement homogène : l’Etat japonais est issu de la nation japonaise,

émanation du peuple japonais ; le japonais est à la fois langue ethnique, langue

nationale et langue officielle. On pourrait sans doute dire la même chose du

Portugal, de la Hollande ou de l’Irlande du sud. Je ne vois aucun exemple d’Etat de

ce type en Afrique, les seules situations qui s’en approchent, mutatis mutandis,

18Cette fonction, qui fait référence à l’Etat-nation en tant qu’institution, n’est pas à confondre

avec la fonction référentielle de Jakobson qui porte sur le référent de l’énoncé et qui consiste à

dire quelque chose de quelque chose (c’est la fonction de communication par excellence). Sur

l’ensemble des fonctions sociolinguistiques évoquées ici (vernaculaire, véhiculaire,

nationalitaire, référentiaire) lire Gobard 1976.

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étant celles du Rwanda et du Burundi dont la population, largement homogène, se

réclame de la même nationalité-citoyenneté.

Deuxième cas : l’Etat est plus grand et plus englobant que la nation, selon la

formule[Etat > Nation]. Ici l’Etat est constitué de la somme de plusieurs

nationalités. On parle d’Etat-nation, précisément d’Etat multinational

(multiethnique et multilingue). C’était naguère le cas de l’URSS (Union des

Républiques Socialistes Soviétiques) : la citoyenneté soviétique portée par la

langue officielle (le russe) coexistait avec une pluralité de nationalités symbolisées

par les langues nationales (arménien, biélorusse, estonien, géorgien, kazak, letton,

lituanien, moldave, ukrainien, etc.). C’était également le cas de l’ex-Yougoslavie

avec la citoyenneté yougoslave portée par une langue appelée « serbo-croate » et

plusieurs nationalités distinctes : serbe, croate, slovène, albanais, bosnien,

macédonien. C’est encore le cas aujourd’hui de l’actuel Royaume-Uni (ou Grande-

Bretagne) avec la citoyenneté britannique symbolisée par la langue anglaise et les

nationalités anglaise, écossaise, galloise, irlandaise ayant chacune sa langue

nationale propre. Au tournoi des 6 nations de rugby les équipes d’Angleterre,

d’Ecosse, d’Irlande (sud et nord réunis) et du Pays des Galles s’affrontent pour

défendre les couleurs de leurs nations pourtant fédérées dans le Royaume-Uni.

C’est enfin le cas, mutatis mutandis, de la plupart des Etats africains issus de la

colonisation et des frontières artificielles et arbitraires définies à Berlin en 1885, à

cette différence que les ethnies ne bénéficient pas de la reconnaissance en tant que

nations.

La plupart des Etats africains devenus indépendants ont conservé les langues

héritées de la colonisation (l’anglais, le français, le portugais et l’espagnol) comme

langues officielles exclusives (Ngalasso-Mwatha, 2011). Cependant quelques Etats

ont élevé certaines de leurs langues nationales au rang de langues officielles en

association avec la langue d’origine coloniale. La Tanzanie a deux langues

officielles : le kiswahili, langue nationale, et l’anglais, langue étrangère. La

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République Centrafricaine a également deux langues officielles : le sango, langue

nationale, et le français, langue étrangère. Il en va de même du Burundi avec le

kirundi et le français. Au Rwanda le kinyarwanda, langue nationale, partage le

statut de langue officielle avec deux langues étrangères, le français et l’anglais. On

retrouve la même situation à Madagascar avec trois langues officielles : le

malagasy, le français et l’anglais. Parmi les Etats qui sont allés encore plus loin on

trouve l’Afrique du sud avec 11 langues officielles : l’anglais, l’afrikaans et 9

langues nationales (sizulu, sixhosa, siswati, sindebele, sepedi, sesotho, setswana,

shitonga et tshivenda). Le Zimbabwe possède 16 langues officielles : l’anglais et

15 langues nationales. Aucun Etat africain n’a accordé le statut officiel exclusif à

une langue nationale19.

Troisième cas : La nation est plus englobante que l’Etat, selon la formule[Etat <

Nation]. Ici l’Etat est un élément appartenant à une nation multiétatique et

monolingue. C’est le cas de la nation arabe formée d’une vingtaine d’Etats

souverains situés sur deux continents, l’Afrique et l’Asie. La même nationalité

(arabe) coexiste avec une pluralité de citoyennetés20. La langue ethnique, l’arabe,

est aussi la langue nationale et la langue officielle. La Mauritanie, Etat

partiellement arabe, possède deux langues officielles : l’arabe, langue nationale, et

le français, langue étrangère. Les Etats du Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie) ont

l’arabe comme langue officielle et utilisent le français comme langue de travail.

Conclusion

Pour terminer cet aperçu consacré à deux mots-clés (identité, altérité, nation et

Etat) appartenant au vocabulaire savant mais passés depuis longtemps dans 19Pour le détail sur cette question voir Ngalasso-Mwatha 2015.

20 Les Etats constitutifs de la Nation arabe sont : Algérie, Arabie Saoudite, Bahreïn, Comores,

Djibouti, Egypte, Emirats arabes unis, Irak, Jordanie, Koweït, Liban, Libye, Maroc, Mauritanie,

Oman, Palestine, Qatar, Somalie, Soudan, Syrie, Tunisie et Yémen.

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l’usage courant, il faut rappeler que le but principal de l’entreprise était de définir,

analyser et expliquer ces termes dans leur rapport à la langue, de manière à la fois

simple et rigoureuse afin de rendre leur intelligence accessible au plus grand

nombre des citoyens ordinaires, pour la plupart non spécialistes de la linguistique

et de la sociologie politique. Ma conviction est qu’un bon usage des mots peut

contribuer à régler les maux de la société et rendre moins conflictuel, donc plus

supportable, le vivre ensemble. Résumons l’essentiel de ce qu’il convient de retenir

au bout de ce parcours.

Une même réalité puisse correspondre aux quatre entités ainsi distinguées : une

ethnie peut constituer, à elle seule, un peuple, une nation et un Etat. On connaît,

par ailleurs, l’existence d’ethnies-nations distincts d’Etats-nations. Si l’Etat peut

équivaloir à une nation, il peut aussi être plus ou moins englobant qu’elle. Ce qui

différencie fondamentalement ces diverses entités c’est à la fois la relation qu’elles

entretiennent avec la langue, la culture, l’histoire et le territoire, et l’importance des

moyens dont elles disposent pour gérer des intérêts naturellement divergents et

résoudre les conflits qu’inévitablement ces intérêts suscitent.

Dans les sociétés modernes l’Etat-nation est le modèle de référence qui permet de

définir les autres types de communautés. Il représente le niveau le plus élevé et le

plus englobant de la solidarité nationale. Sa formation et sa pérennité dépendent du

degré d’adhésion des divers groupes humains qui composent ce qui s’appelle un

peuple. La conscience nationale, le sentiment patriotique et la loyauté indéfectible

envers la Chose Publique ne peuvent être acquis par l’ensemble des citoyens qu’au

moyen d’une bonne qualité de l’éducation civique qui relève de la responsabilité

de l’Etat.

L’Etat-nation a intérêt à maintenir sur la scène politique nationale toute la diversité

des formes de solidarité, d’association et d’organisation des groupements humains

qui, d’une manière ou d’une autre et dans le respect de la loi, concourent à la

structuration de la nation, à l’édification de la conscience nationale et à la

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réalisation des nobles idéaux de paix, d’unité et de fraternité. C’est le rôle de l’Etat

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ZADRI Sofiane

Université de Sétif

Représentations et inter discours quand El Moudjahid et

EL Watan informent du "printemps arabe"

Introduction

L’ « événement » "printemps arabe" donne lieu à une production discursive

médiatique abondante alimentée par une polémique interdiscursive dans un

espace social et discursif conflictuels. Ce qui s’apparente, pour reprendre

Maingueneau à une « révolution » discursive entendue comme « le moment où

s’ouvre un réseau nouveau de situations d’énonciation, de prises de parole

légitimes » (Maingueneau D., 1991 : 107). Cet article garde les traces des faits

historiques et rend compte de la multitude d’opinions, des figures de l’altérité,

des imaginaires, des représentations et des « idéologies » qui traversent les

sociétés contemporaines. Le discours journalistique transcende son

premier rôle d’information et devient, en fait, un lieu de "constructions

historiques", d’imaginaires, des "mémoires collectives" (Moirand S., 2007) par

le biais de "formulations", de "constructions syntaxiques", d’expressions

porteuses de "mémoire" et de sens.

Notre réflexion part alors du questionnement fondamental sur la constitution

des "positionnements idéologiques" dans et par les discours que les sujets

parlants, souvent conditionnés par des rapports de conflictualité et

d’antagonisme, tiennent à propos des réalités factuelles, ici les événements du

"printemps arabe". Nous tâchons d’abord de rendre compte des enjeux

subjectifs du discours journalistique à travers l’étude des représentations, des

désignations et des dénominations de l’événement et de ses acteurs. Les notions

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d’altérité et d’interdiscursivité permettront ensuite d’étudier les liens

interdiscursifs qui se constituent dans le discours actualisant, rappelant des

"événements" et des "dires" ; de voir les modalités de représentation de

l’"Autre" évoqué et de définir les frontières, la relation qu’un discours instaure

vis-à-vis de ce qu’il considère comme "extérieur", de l’"Autre" et de son

discours. Toutes ces stratégies énonciatives et discursives participent à la

constitution et à la définition d’une « mémoire » et d’une « identité » (de

positionnement) discursives propres à chaque instance médiatique. Quelles

désignations, représentations de l’événement dans les deux quotidiens El

Moudjahid et El Watan ? Quels interdiscours ? Quelles altérités ? Quels

positionnements idéologiques ?

1. Le discours journalistique : tensions et prises de positions

Le discours d’information se trouve, à la fois, doublé et conditionné par des

positionnements politiques et idéologiques souvent divergents des organes

d’information. En effet, les sources que le journal cite, la manière de les citer,

les sujets à qui il donne la parole, le traitement et la hiérarchisation de

l’information sont révélateurs du positionnement idéologique du journal. Le

positionnement est pris ici comme ce qui « touche à l’instauration et au maintien

d’une identité énonciative » et à la « position qu’occupe un locuteur dans un

champ de discussion, aux valeurs qu’il défend (consciemment ou

inconsciemment) et qui caractérisent en retour son identité sociale et

idéologique » (Charaudeau P. et Maingueneau D., 2002 : 453).

Nous avons remarqué une différence flagrante dans le traitement de

l’information, les positions et les points de vue entre la presse privée et étatique

vis-à-vis, d’une part, des émeutes de janvier 2011 en Algérie et des « révoltes

arabes », d’autre part. La différence apparait lorsque par exemple, El Moudjahid

constate une « nette baisse d’intensité de la violence »1 alors qu’El Watan

1El moudjahid du 09-01-2011.

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affirme que « les émeutes ne baissent pas en intensité à travers le pays »2. Le

Soir d’Algérie et El Watan3 à la Une donnent respectivement les titres « Il faut

que ça change » et « L’Algérie doit changer » : une manière de récuser

l’hypothèse selon laquelle les émeutes ne sont qu’une question de prix. D’où la

nécessité de prendre en charge la dimension politique. Le soir d’Algérie4 à la

Une, et par un jeu de mots sous forme interrogative "Les émeutes de la fin ?",

semble vouloir rejeter l’idée de réduire les émeutes à des « révoltes de la faim »

qu’il remplace par « fin » pour faire allusion à ce qui se passe dans le monde

arabe. Ce faisant, il se démarque d’autres discours qui insistent sur le facteur

économique à l’instar d’El Moudjahid5. Force est de constater par conséquent

que chaque discours « est orienté […] il est censé aller quelque part »

(Charaudeau P. et Maingueneau D., 2002 : 187).

Si on jette un coup d’œil sur les Unes des éditions parues durant les mois de

janvier et février des quotidiens El Watan, Liberté et Le Soir d’Algérie, on

remarque que les révolutions tunisienne, égyptienne et libyenne y tiennent une

place centrale. En revanche, El Moudjahid semble, les reléguer à un second

plan. Cela témoigne également de l’imaginaire mis en œuvre considérant ces

révoltes comme proches ou lointaines de l’Algérie. La question de proximité ou

d’éloignement est relative. C’est le « mode de traitement de la nouvelle qui

rendra ce lieu événementiel proche ou lointain » : le lieu est proche s’il est

présenté comme pesant une menace sur les intérêts des lecteurs, il est lointain

s’il est traité avec distance « empêchant de ressentir la pression d’une menace, et

l’espace public sera alors ressenti comme appartenant à un monde différent du

sien […] » (Charaudeau, 2005 : 110).

2 El Watan du 09-01-2011.

3 Le Soir d’Algérie et El Watan éditions du 11/01-2011.

4 Le soir d’Algérie du 07/08-01-2011.

5 Voir El Moudjahid du 09/10/11/12/13/15-01-2011.

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Peut-on dire que ces différences révèlent l’aspect tendancieux du discours

journalistique ? Au-delà de cet aspect, nous estimons que le "printemps arabe" a

donné lieu à des prises de parole contradictoires qui participent de la

construction d’une identité énonciative propre à chaque instance médiatique.

2. « Printemps arabe », un événement médiatico-discursif

« Printemps arabe », une appellation de surcroit médiatique, témoigne de

l’importance des médias dans les mouvements sociaux, en tant que constructeurs

de l’événement et acteurs immédiats vu leur rôle symbolique d’information dans

les sociétés contemporaines. C’est dire que le discours médiatique est très

influent dans l’univers discursif relatif à « l’événement ». Cependant d’autres

discours coexistent :ceux de différents acteurs sociaux, de différents genres

(débats, déclarations politiques, polémiques, essais et ouvrages, etc.) qui ont

leur importance dans la représentation que l’on se fait de l’événement et qui

sont souvent repris dans le discours médiatique6parce qu’ils participent dans la

constitution des figures de l’événement, dans ses réglages de sens. Dans cette

optique, Duffour F. affirme que « dans la mise en mots d’une réalité factuelle,

les discours ont la double capacité de la représenter linguistiquement et de la

construire par cet acte même » (2007 : 177). Ainsi convient-il de dire que

l’événement est toujours construit par les médias, qu’il « ne se donne jamais

dans sa vérité nue, il se manifeste ce qui implique aussi qu’il est manifesté,

[…] il n’existe pas en dehors de sa construction » (Alban Bensa et Eric Fassin,

2002 : 09). Dans cet ordre d’idées, Charaudeau souligne que l’événement ne

prend une « existence signifiante qu’à travers la réception-saisie-systémisation-

structuration qu’en fait le sujet parlant » (2005 : 79).

6 Vu le rôle de médium que les médias assument, ils constituent en fait le lieu de rencontre,

voire de confrontation des discours des différents acteurs sociaux qu’ils approuvent ou

réfutent et par rapports auxquels ils éprouvent, très souvent, la nécessité de se situer. Ce qui

renforce, par ailleurs, l’aspect polémique de l’énonciation journalistique.

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Ceci dit, cette construction n’est pas une transposition fidèle de la réalité des

faits, bien au contraire, les médias, "machine à fabriquer du sens social" selon

l’expression de P. Charaudeau, imposent ce qu’ils construisent de l’espace

public (2005 : 12). En effet, ils s’expriment, d’abord, par le biais du langage qui

est, à la fois, « intégralement formel et intégralement traversé par des enjeux

subjectifs et sociaux » (D. Maingueneau, 1987 : 07). On peut dire, en

conséquence, que toute activité langagière ou "discours" quelque que soit le

genre dont il relève, et particulièrement le discours médiatique, est investi de

subjectivité, de représentations, de stéréotypes et de visions ou modes de

découpage du réel laissant s’exprimer des « positionnements idéologiques » à

l’intérieur d’un champ discursif. Cela parce que tout positionnement « […] doit

légitimer sa parole en définissant la place dans l’interdiscours » (Maingueneau

D. et Cossutta F., 1995 : 114) en marquant aussi « une identité énonciative […],

un lieu de production énonciative bien spécifié » (Charaudeau P.et

Maingueneau D., 2002 : 453).

On aura compris, à la lumière de ces affirmations, le pourquoi des divergences

des points de vue entre les deux quotidiens El Moudjahid et El Watan lorsqu’ils

rendent compte d’un même fait. Cette différence apparait clairement, lors de la

chute de Ben Ali, dans les deux titres respectivement d’El Watanet El

Moudjahid7 thématisant, chacun à sa façon, l’événement en question : « Ben

Alichassé du pouvoir », « Le premier ministre tunisien Mohamed Ghannouchi

président par intérim » (« Après plusieurs jours de trouble sociaux » en

surtitre). Nous constatons que, relativement au même fait, les titres des deux

journaux opèrent différemment lors de la mise en mots de l’information : El

Watan insiste sur le fait que Ben Ali (sans mention de sa fonction, ce qui

constitue une hypothèse sous le mode de la connivence avec les lecteurs) a

quitté le pouvoir sans mentionner aussi le pays en question comme si cette

information était inutile : cela contribue à poser l’événement en question dans

7 El Moudjahid et El Watan, éditions du 15 janvier 2011.

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un univers supposé familier et proche des lecteurs. En outre, l’utilisation du

participe passé : « chassé » qui est péjorative témoigne du fait que le président

a quitté le pouvoir à la suite de la pression populaire. Quant à El Moudjahid il

refuse d’évoquer le fait que Ben Ali ait été forcé de quitter le pouvoir et insiste

plutôt sur le fait que Ghannouchi, « ministre tunisien » est président par intérim

avec comme cause « des troubles sociaux » (en surtitre) évitant ou refusant

ainsi de parler de "révolution". Il procède à un détournement habile de

l’attention des lecteurs par « omission », si on peut dire, voulue de

l’information principale.

3. "Printemps arabe" et presse écrite algérienne (El Moudjahid et El

Watan)

3.1. L’acte dénominatif et représentation(s) de l’événement

Ce point se rapporte à l’intervention subjective de type interprétatif consistant

essentiellement en l’acte dénominatif qui aboutit à la construction de

représentations ou de stéréotypes. Les désignations et les catégorisations de

l’événement et de ses acteurs renseignent sur les paramètres et les systèmes

d’évaluation interne au locuteur-journaliste qui attribue des étiquettes

signifiantes aux objets dénotés, donnant lieu à une certaine représentation de

l’événement et de ses acteurs. En effet, on note une tendance d’ElMoudjahid à

des dénominations qui "minimisent" de l’ampleur de l’événement et parfois qui

vise sa dénégation. Autre l’ « émeute », El Moudjahid utilise des désignations

dont la connotation souvent dévalorisante, réduit de l’ampleur de l’événement. Il

ne s’agira nullement d’un "mouvement populaire" et encore moins d’une

"révolte".

1. « Les violentes protestations perpétrées par des jeunes ont engendré des

dégâts matériels … que les citoyens réprouvent unanimement et rejettent

énergiquement […] ». El Moudjahid, "La raison doit prévaloir" du 07/08-

01-2011, p3.

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2. « Les actes de violence et de vandalisme commis par certains émeutiers

portent grandement préjudice à la collectivité […] ». Idem.

3. « Le recours à la violence et parfois au vandalisme […] n’est pas la

solution pour résoudre des problèmes sociaux[…]». El Moudjahid, "Non à

la solution du pire" du 09-01-2011, p 4.

4. « on sait ce qu’il en a coûté au pays à la fin des années 80 avec ce genre

de dérive sociale ». Idem.

En (1), « violente » est un adjectif évaluatif axiologique négatif8. Le verbe

« perpétrer » l’est aussi puisqu’il connote une action "condamnable". Dans cet

énoncé, le L-J9 oppose deux actants ; "les jeunes" et "les citoyens". En effet, ces

« jeunes » sont perçus, en (2), comme des « émeutiers » (appellation fortement

stigmatisante) qui ont « commis » des actes de « vandalisme » (les trois termes

sont axiologiques négatifs) que les « citoyens » réprouvent unanimement et

énergiquement. Du coup, il y a une exclusion de ces « jeunes » du groupe de

« citoyens ». Le sens implicite est : ces jeunes qui commettent ces actes de

vandalisme ne peuvent être des citoyens, ou du moins de "bons citoyens". En

(3), « violence » et « vandalisme » sont des termes évaluatifs axiologiques

négatifs. Le premier l’est dans la représentation référentielle (Kerbrat-

Orecchioni, 1980 : 74-75) puisque la « violence » est une donnée honnie dans

l’imaginaire des sociétés démocratiques. Quant au deuxième, le trait axiologique

de péjoration se localise au niveau du suffixe « isme » (Idem.). Ces deux termes

participent à la « dénonciation » de l’émeute. En (4), le L-J renvoie

implicitement au « printemps berbère » de 1980 pour lequel il dénie toute

velléité démocratique et identitaire en le rattachant à une crise sociale ; mais il

reconnait son influence sur octobre 1988, deux événements qui s’apparentent,

selon lui, à une « dérive », terme qui colle une étiquette signifiante dont la

8« La violence » est une donnée dévalorisée dans les sociétés contemporaines, dites

« démocratiques ».

9 Locuteur-Journaliste est abrégé désormais en L-J.

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connotation est péjorative parce que faisant allusion à la « décennie noire » et au

« terrorisme ». Cela constitue aussi un rappel de faits qui a une grande force

persuasive du fait de l’ancrage de cette période « difficile » dans l’imaginaire

des locuteurs algériens, et qui fait actualiser dans la mémoire des lecteurs

certaines données qui renforcent leur adhésion à ce positionnement.

Il en est de même pour l’événement "Printemps arabe" ; on note l’absence de

l’expression « printemps arabe » et autres appellations qui lui conféreraient de

l’importance. Les dirigeants arabes sont souvent désignés par des appellations

impartiales et objectives puisque relatives à la fonction qu’ils assument :

« présidents » ou « dirigeants ». Il en résulte une représentation négative de

l’événement et de ses acteurs ; le « printemps arabe » dont on nie l’existence est

perçu comme un mouvement régressif.

1. « Le pays est à l’abri de toute dérive de nature à compromettre ce

formidable capital des Algériens ». El Moudjahid, "La justice sociale

priorité des propriétés", du 08-02-2011, p 4.

2. « […] l’œuvre nécessite d’être consolidée par le génie propre de ce peuple

et non par la tentation du mimétisme ».El Moudjahid, "De nouvelles

conquêtes" du 02-03-2011, p7.

3. « L’Algérie active avec beaucoup d’efficacité […] dans une conjoncture

qui est marquée par l’instabilité dans certains pays arabes. El Moudjahid,"

Un pays stable, une diplomatie active" du 06-03-2011, p 9.

4. « Pour le chef de la diplomatie algérienne, "il faut se demander pourquoi

[…] " dans une allusion aux dernières révoltes ou révolutions dans

certains pays arabes » El Moudjahid. L’échec des mobilisations actuelles

s’explique par la sérénité du peuple algérien" du 27-02-2011, p 3.

En (1), il s’agit d’un cadrage effectué par le biais d’une axiologisation négative

de l’événement assimilé à une « dérive », terme axiologique négatif, qui peut

« compromettre », connotant aussi une action péjorative. En (2), le L-J renvoie

implicitement à l’événement "Printemps arabe" par l’expression « tentation du

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mimétisme », dont le trait axiologique de péjoration se localise au niveau du

support signifiant, le suffixe « isme ». Dans l’énoncé (3) le L-J oriente son dire

et se focalise sur un aspect de l’événement, « l’instabilité », qualification qui sert

à le désigner. Il en résulte que l’événement sera perçu sous l’angle de la

péjoration dans la mesure où le L-J impose, si on peut dire, un certain cadrage

consistant à affirmer que l’événement que vivent « certains pays arabes », qui

encore une fois n’est pas nommé, est un "processus de changement régressif".

En (4), apparait une intervention subjective de type interprétatif qui réside dans

l’acte dénominatif de l’événement, « révoltes ou révolutions arabes ». On note

ici que c’est pour la première fois que cette désignation apparait dans le corpus

d’El Moudjahid. L’emploi de la préposition « ou » indiquant, d’un point de vue

grammatical le choix, marque d’un autre côté l’hésitation du L-J entre

« révoltes », appellation qui tend vers une diminution de l’ampleur de

l’événement, et « révolutions » qui participe par contre de son amplification ; le

L-J évite de prendre une position claire, ce qui participe de la constitution d’une

identité énonciative de positionnement spécifique au L-J.

Contrairement à El Moudjahid, nous avons constaté une activité de

catégorisation qui participe d’un effet de dramatisation de l’événement dans le

discours d’El Watan. En effet, « émeute », « mouvement de contestation »,

« soulèvement populaire» et même dans certains cas « révolte populaire »

constituent les appellations récurrentes des événements de janvier 2011 en

Algérie.

1. « Car, de ce qui va en rester, c’est bien cela. Une balafre dans le corps

social […] ». El Watan,"Rien ne va plus" du 07.01.2011, p2.

2. « Qu’en est-il de la révolte de janvier 2011 ? ».El Watan,"Les classes

moyennes et la classe politique pour relayer les émeutes" du 09 01. 2011,

p2.

3. « Mais l’on aurait évidemment tort de généraliser en réduisant cette lame

de fond à un autre « chahut de gamins » ». Idem.

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L’énoncé (2) révèle une intervention subjective de type interprétatif qui réside

dans l’acte dénominatif de l’événement, « révolte », qui lui attribue de

l’importance participant d’un effet de dramatisation, lequel est renforcé en (1)

par le terme « tsunami ». L’expression « chahut de gamins », dont la connotation

est péjorative, désigne dans ce contexte les événements du 05 octobre 1988.

Cette expression se trouve guillemetée, indiquant justement une parole autre qui

s’invite dans le fil du discours, par rapport à laquelle le L-J se distancie.

En ce qui concerne l’événement "Printemps arabe", El Watan est enclin à utiliser

les appellations supposant une évaluation axiologique méliorative et permettant

en conséquence de produire une représentation positive et amplificatrice de

l’événement.

1. « Un printemps tunisien, comme en rêvent depuis toujours des millions

d’Algériens, sevrés eux aussi, de liberté et de démocratie Vivement l’effet

domino ! ». […]». El Watan, "Ben Ali chassé du pouvoir" du 15-01-2011,

p 3.

2. « On a beau essayer d’interpréter la passivité des autorités algériennes

face à l’accélération de l’histoire et au vent de démocratisation qui souffle

à nos frontières immédiates et dans notre sphère géographique, on n’en

trouvera aucun argument sensé et responsable expliquant cette

déconnexion de l’Algérie officielle face aux bouleversements historiques

qui s’opèrent autour d’elle […] qui donne l’impression que l’Algérie est

loin de l’épicentre du séisme démocratique qui ébranle notre région ».

[…] ». El Watan, "Le pouvoir déconnecté" du 01-02-2011, p28.

3. « Il est évident que la plupart des régimes arabes sont sous tension face à

l’éventualité de la révolution tunisienne ». El Watan, "Les régimes arabes

en état d’alerte" du 16-01-2011, p 7.

4. « [...] se cache le souhait de voir se maintenir le régime d’El Gueddafi et

l’avortement de la révolution du peuple libyen ». El Watan, " Bouteflika

soutient El Gueddafi " du 14-03-2011, p 12.

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L’énoncé (1) permet au L-J, non seulement de faire un parallélisme entre la

Tunisie et l’Algérie laissant entendre ainsi que "le régime algérien n’est pas

démocratique", mais également d’afficher une position subjective par la dernière

phrase-énoncé, « vivement l’effet domino ! » dans laquelle le L-J marque son

engagement affectif favorable à une révolte en Algérie, lequel est renforcé

davantage par l’indice typographique « ! ». Cette révolte se voit revêtir une

connotation positive par une désignation métaphorique « printemps ». Le terme

« révolution » en (3) et (4) ainsi que les désignations métaphoriques de

l’événement (« l’accélération de l’histoire », le « vent de démocratisation »,

« bouleversement historiques » et « séisme démocratique » en (2), permettent

non seulement d’indiquer une intervention subjective de L-J, mais elles placent

aussi l’événement sur l’axe axiologique mélioratif. Choisir de qualifier

l’événement en Tunisie et en Libye de « révolution » est une manière de lui

conférer de l’importance10. En revanche, une représentation négative toujours

dévalorisante des dirigeants arabes résulte des appellations et des désignations

péjoratives, parfois ironiques et sarcastiques, qui servent à les dénommer.

1. « Le régime autoritaire tunisien est tombé. […] le maitre de Carthage,

[…],affiche profil bas et quitte son pays en cachette […] triste fin pour un

homme qui se faisait « élire » par des scores brejnéviens à faire pâlir les

dictateurs africains[…] Le Maghreb des peuples commencent visiblement

à se libérer des carcans autoritaires qui l’enserrent […]».El Watan,

"Bouteflika perd son ami Ben Ali" du 15-01-2011, p 5.

2. « […] le peuple tunisien s’est affranchi d’un des régimes les plus

tyranniques d’Afrique du Nord […]. « Le « zinochet » proclamera aussi

l’état d’urgence […] ont scandé hier des tunisiens déterminés à

10 Nous reprenons ici deux emplois relevés dans la définition du Robert (2005) : « 1)

Changement très important dans la société. 2) « Renversement du régime constitutionnel

accompagné de grands changements sociaux »

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s’émanciper d’un régime despotique et maffieux ».El Watan, Ben Ali

chassé du pouvoir" du 15-01-2011, p 3.

3. « En 2011, à l’âge canonique de 73 ans, le même Bouteflika est plus que

jamais au sommet du pouvoir […]. Une exception ? Plutôt une règle

générale dans un monde arabe gouverné d’une main de fer par de vieux

croulants qui s’accrochent désespérément à leur fauteuil et à leurs

privilèges […] les pays arabes étouffent encore sous des régimes

totalitaires faits de pétromonarchies rétrogrades, d’improbables dictatures

[…] et d’autocraties bornées ». El Watan,"La gérontocratie plutôt que la

démocratie" du 02-02-2011, p 10.

Dans ces exemples, les désignations des régimes arabes par les termes

« autoritaire », « despotiques », et des dirigeants africains par « dictateurs »,

indiquent une intervention subjective portant une évaluation négative, un trait

axiologique de péjoration.

Celui-ci se localise, en (1) au niveau de la représentation référentielle de ces

deux unités lexicales. En outre, l’adjectif subjectif, antéposé par rapport au nom,

« triste », témoigne d’une réaction émotionnelle de "pitié" de L-J par rapport à

son énoncé, ou proprement à l’objet dénoté la « fin ». Toutefois, nous estimons

que dans ce contexte il y a "ironie" et que le L-J ne se porte pas comme adhérent

à cette attitude affective, comme le laisse croire l’appellation sarcastique « le

maître de Carthage ». Dire que cet énoncé est ironique, implique une

énonciation polyphonique. En effet, l’énonciateur, qui coïncide avec le L-J, met

en scène, à travers sa propre énonciation pour la subvertir et la disqualifier, un

autre énonciateur "ridicule", dont il se distancie, qui prendrait sérieusement en

charge l’énoncé (Maingueneau, 2005 : 152), ou plus exactement le sentiment

exprimé. Les guillemets dans « élire » est l’une des marques de cette

distanciation et non prise en charge du contenu de l’énoncé.

En (2), l’adjectif « tyrannique » est axiologique négatif ; la « tyrannie » est

perçue dans les sociétés démocratiques comme donnée dévalorisante et honnie.

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Cette axiologisation négative est renforcée par les verbes « s’affranchir »11 et

« s’émanciper » dont le sémantisme suppose quelque chose de "contraignant",

de "mauvais" duquel on se libère, ici un régime « tyrannique », « despotique » et

« maffieux ». Le L-J recourt à une dénomination sarcastique, voire un sobriquet

dévalorisant, « zinochet », pour renvoyer au président tunisien. En (3), l’adjectif

« canonique » qui qualifie l’âge du président Bouteflika implique un emploi

sarcastique, du moins humoristique. Si on peut avancer que « vieux » peut être

considéré comme un évaluatif non-axiologique puisqu’il renvoie à une

description "objective" de l’état, de l’âge d’une personne, d’une chose,

« croulants » quant à lui est axiologique péjoratif, qui permet de désigner par

généralisation les dirigeants « monde arabe ». On voit bien que le L-J s’élève

contre la gérontocratie dans le monde arabe en incluant l’Algérie. On constate

une description "dévalorisante"- appliquée à tout monde arabe -par le biais des

termes axiologiques péjoratif soulignés : « totalitaires », « rétrogrades »,

« bornées ».

A partir de l’analyse de ces énoncés, on peut dire que l’acte dénominatif

débouche sur la construction de(s) figure(s) et de(s) sens de l’événement. Il

renseigne également sur un certain positionnement adopté à l’égard de celui-ci.

3.2. « Le Tunisien peureux et obéissant »

Sur un autre registre, le discours journalistique favorise et permet la circulation

et la réactualisation des représentations et stéréotypes ; il peut même être

producteur de valeurs, de conceptions, d’idées et de représentations stéréotypées

qui peuvent se généraliser.

Dans l’exemple qui suit, on voit l’apparition du stéréotype du « Tunisien » qui

atteint, dans le discours que je le L-J tient, l’ « Algérien » : « Les Tunisiens

11 En effet, le Robert (2005) donne la définition suivante du verbe "s’affranchir" : « 2. se

délivrer de (ce qui gêne) ».

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qu’on a coutume de présenter chez nous comme un peuple peureux et obéissant,

[…], vient de donner une leçon de courage et d’engagement patriotique à tout le

monde arabe. Aux Algériens surtout » (El Watan, "Bouteflika perd son ami Ben

Ali" du 15-01-2011, p 5).

On voit dans l’énoncé la manifestation d’une représentation stéréotypique12 du

Tunisien, « peureux et obéissant », (termes axiologiques négatifs) supposée

partagée, et ce par l’usage de « Nous » inclusif renvoyant dans ce contexte à

tous les Algériens. Le L-J effectue ensuite une sorte d’annulation de cette

représentation négative du Tunisien par le biais d’une valorisation de ce peuple

qui, en se révoltant, "a donné une leçon de courage à tout le monde arabe" et

« aux Algériens surtout » ; le terme « courage » est axiologique mélioratif

puisqu’il suppose une valeur morale appréciable. Dès lors, on assiste à une sorte

de renversement des rôles : cette représentation négative de "peureux et

d’obéissant" atteint les Algériens qui deviennent objet de stigmatisation par ce

stéréotype.

3.3. L’Autre et son discours

L’activité discursive ne peut faire abstraction des discours, relatifs à

l’événement "Printemps arabe", qui circulent dans l’espace social. Or chaque

quotidien est appelé à maintenir une identité discursive et à refléter un lieu

idéologique, on voit, dans une perspective dialogique, l’apparition dans le fil du

discours que le L-J tient de son Autre, d’un autre discours tenant un

positionnement autre, pour ne pas dire adverse par rapport auquel il se situe. La

définition d’une identité de positionnement s’opère dans un rapport constitutif

avec l’ « Autre » et « l’interdiscours » (Maingueneau D., 1991: 163) dans la

mesure où « une irréductible altérité le texte comme le sujet » (Idem. : 153) ; le

12Le stéréotype correspond à un jugement « préconstruit », à « un élément préalable au

discours, non asserté par le sujet énonciateur, non soumis à la discussion, et dont on a oublié

l’origine discursive » (Amossy Ruth et Anne herschberg pierrot, 2007 : 107).

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réseau propre des relations interdiscursives avec les différents discours (officiel,

religieux, des expert, etc.) que toute instance médiatique délimite est un élément

très marquant de la « mémoire » et l’ « identité » discursive. Cette dernière

apparait dans la relation et les types de frontières tracées avec les discours

officiel et religieux (Autier-Revuz J., 1995 : 236).

3.3.1. La relation aux discours officiel et religieux

El Moudjahid conçoit ces deux discours sous le mode du Même par le biais de

la stratégie de l’effacement énonciatif dans une posture pragmatique

d’"adhésion": le discours rapporté s’inscrit dans une posture de co-énonciation

(Rabatel A., 2004) avec les discours officiel et religieux favorable à la

production d’un point de vue commun entre discours citant et cité. Il est

également significatif de noter que la principale, pour ne pas dire l’exclusive,

source énonciative sur laquelle se base El Moudjahid est le discours officiel par

rapport auquel il maintient une posture d’adhésion. El Watan, quant à lui,

conçoit ces deux discours sous le mode de l’Autre par le biais de leur

réprobation en adoptant posture de distanciation et de rejet ; une modalisation et

interprétation systématique qui s’accompagne de leur axiolologisation négative.

El Watan cite le discours officiel dans le fil du discours que pour le discréditer.

On note aussi la tendance à s’appuyer sur la parole et l’autorité des experts et

des spécialistes qui corroborent les thèses défendues par les L-J. En outre, il y a

une tendance à s’appuyer sur la parole des acteurs de l’événement conçue sous

le mode du Même.

3.3.2. Le type de l’Autre évoqué et les frontières tracées avec les

discours autres

El Moudjahid trace souvent des frontières non-marquées vis-à-vis des discours

Autres auxquels il renvoie sous le mode de la connivence et de l’implicite

(discours fanatique, certains cercles, des mains maléfiques, etc.) pour traduire

comme négatives les unités de sens construites par cet Autre. Autre trait

essentiel est l’exclusion de la parole des acteurs de l’événement "émeutes de

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janvier 2011 en Algérie " et "printemps arabe". Cela signifie naturellement la

dénégation de toute autre parole que celle des officiels. A l’opposé, El Watan

distingue plus ou moins clairement cet Autre, la classe dirigeante et ses alliés en

général ; cet autre est clairement désigné, « la classe dirigeante », « le pouvoir »,

« le gouvernement », « relais du pouvoir », « l’Algérie officielle » dans le fil du

discours et se trouve objet d’axiologisation négative. Nous avons remarqué

également qu’il y a recours aux procédés ironiques qui, tout en invoquant une

parole Autre dans le fil du discours, cherchent à la réfuter. Examinons ces

énoncés :

1. « il reste que des cercles opportunistes persistent à vouloir faire dans

l’amalgame en revendiquant ce qui est déjà une réalité politique évidente

dans notre pays ». El Moudjahid, "La justice sociale priorité des priorités"

du 08-02-2011, p4.

2. « Tout le monde le constate en Algérie, en dehors de ces cercles assoiffés

de revanche sur un sort qui a été contraire à leurs visées aventuristes ».

Idem.

3. « […] à ceux qui en Algérie et à l’étranger appellent de tous leurs vœux à

la déstabilisation de l’Algérie, sans le moindre égard pour les aspirations à

la paix et à la tranquillité des Algériens qui font confiance au président

Bouteflika ». El Moudjahid, "Le double message" du 20-02-2011, p 04.

En (1) et (2) apparaît une activité de positionnement par rapport à l’Autre, lequel

est pris dans une activité d’axiologisation négative. Or les frontières que L-J

trace avec cet Autre sont floues : « cercles opportunistes », « aventuristes »,

« assoiffés de revanche », termes axiologiques négatifs dont le but est de

disqualifier le positionnement de cet autre. En (3) il y a une mention, dans une

relation polémique, de l’Autre, d’un discours et positionnement autre. Le L-J ne

cite pas clairement cet Autre auquel il renvoie en traçant des frontières non-

marquées sous le mode de la connivence avec les lecteurs : "ennemis intérieurs

et extérieurs" qui "espèrent" la « déstabilisation de l’Algérie ». Ce qui lui permet

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d’évoquer implicitement le thème de « manipulation » en se présentant, faut-il le

noter, comme étant la voix de tous les Algériens qui « font confiance au

président Bouteflika ».

1. « L’Algérie, n’est ni la Tunisie, ni l’Egypte, ni la Libye, ni le Maroc et ne

peut être comparée qu’à elle-même ». El Moudjahid, "Le double

message" du 20-02-2011, p04.

2. « Non, les ingrédients d’une révolte populaire –que l’on veut sortir au

forceps -n’existe pas en Algérie »Idem.

Ces deux énoncés fonctionnent comme des réactions, des réponses à d’autres

discours qui circulent à propos de l’événement et qui adoptent un

positionnement contraire ; ils sont pris dans l’interdiscours et la polémique liés à

la formation discursive du "Printemps arabe". En effet, la négation, que Ducrot

(1984 : 204-205) décrit en termes polyphoniques grâce à la distinction entre

locuteur et énonciateur, effectue une mise en scène de deux points de vue, deux

attitudes antagonistes de deux énonciateurs : le premier prend en charge le point

de vue rejeté et le second, le rejet de ce point de vue(Ducrot repris par D.

Maingueneau, 1987 : 57).

Cela se vérifie dans l’énoncé (1) qui met en scène un énonciateur qui défend le

point de vue selon lequel "l’Algérie est la Tunisie, est l’Egypte, est la Libye, est

le Maroc", et un autre énonciateur, le L-J, qui par le caractère réfutatif de la

négation, récuse ce présupposé, cette parole autre que lecteur est censée

identifier. Il en est de même dans l’énoncé (2), qui est pris lui aussi dans une

polémique plus explicite dans la mesure où le caractère réfutatif y est renforcé,

en plus de « ne …pas », par le « non » au début le l’énoncé. On voit, en fait,

qu’un énonciateur2, qui coïncide avec le L-J, récuse d’une manière péremptoire

le point de vue, qu’on peut paraphraser "les ingrédient d’une révolte populaire

existe en Algérie", attribué à un autre énonciateur1, construit dans l’énoncé,

auquel renvoie le pronom «on », conçu sous le mode de l’Autre. Dans ce

contexte, on peut dire que cet Autre renvoie généralement aux différents

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discours participant de la rumeur publique et qui tiennent un positionnement

adverse désigné précédemment par "ceux qui en Algérie ou à l’étranger veulent

déstabiliser l’Algérie". Cela dit, il est curieux de relever qu’El Watan reprend la

même affirmation sous forme d’interrogation appellative :

1. « Comment peut-on rester aussi zen […] en s’efforçant avec un aplomb

aussi déroutant de convaincre que l’Algérie n’est ni la Tunisie, ni l’Egypte

pour craindre de mauvaises surprises ? ». El Watan, "Le pouvoir

déconnecté" du 01-02-2011, p 28.

2. «Ce qui montrerait qu’il s’agit d’une véritable révolte qu’il fallait

absolument faire déraper et passer pour un violent «chahut de gamins», ce

qu’ont d’ailleurs fait l’ENTV et les médias officiels en ne montrant que des

dégâts matériels, sur des biens publics et privés ». El Watan, édition du

14.01.2011, "Décryptage. De l’origine des émeutes", p 3.

On remarque dans l’énoncé (1), l’aspect polémique de l’énonciation lié à la

négation. Celle-ci permet, en fait, d’évoquer et de récuser un discours conçu

sous le mode de l’Autre, attribué à un autre énonciateur. Il est curieux de noter

que parmi les discours auxquels le L-J pourrait renvoyer, pour les réfuter, il y a

celui d’El Moudjahid. On en conclut que la parole de L-J renvoie implicitement

à celle d’El Moudjahid, dans la mesure où tous ces points de vue sont exprimés

dans des articles de « commentaire », favorables à l’expression un peu franche

de positionnement idéologique du journal. En (2), l’Autre, ce qu’on considère

comme extérieur est clairement désigné ; les frontières tracées correspondent à

un mode de séparation affirmée avec l’autre quitte à savoir si la relation est

d’accord ou de conflit.

On peut avancer que les discours d’El Moudjahid et d’El Watan s’opposent

réciproquement ; la parole de l’un semble être une réaction, voire une réfutation

de la parole de l’autre. La constitution du discours de l’un est solidaire de la

prise en charge du discours de l’autre dans un rapport d’altérité constitutif.

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3.4. « Mémoire » des mots et liens interdiscursifs

Sur un autre registre, on relève des expressions, des désignations, porteuses

d’une mémoire discursive que les médias font circuler (S. Moirand, 2003 : 83-

84) qui établissent des liens interdiscursifs entre événements présents et passés

ou qui rappellent des énonciations déjà tenues dans différents contextes. A titre

d’exemple, l’expression « Je brûle, donc je suis » (à la une d’El Watandu 21-02-

2011) évoque une citation célèbre de Descartes qu’elle imite « je pense, donc je

suis », c’est en cela qu’elle est porteuse de mémoire discursive, qui "concerne

l’existence historique de l’énoncé au sein des pratiques discursives réglées par

des appareils idéologiques" (Courtine J-J., 1981 : 52-53).

« Chahut de gamins », « émeutes de la faim », « émeutes du pain », « printemps

démocratique », « printemps tunisien », « printemps noir », « printemps

algérien », sont autant d’expressions, d’énoncés ou de formulations13 qui

désignent des événements survenus en Algérie à des moments donnés de

l’histoire ; ils fonctionnent comme des rappels de ces événements sans qu’on ait

besoin de les nommer avec précision. Cela contribue par conséquent à

l’établissement des liens interdiscursifs entre "événements", inscrits dans

l’histoire et reliés entre eux par des relations de ressemblance ou d’implication.

1. « […] il s’agit d’une véritable révolte qu’il fallait absolument faire

déraper et passer pour un violent« chahut de gamins » […] ». El Watan

édition du 14-01-2011, p 03.

2. « Mais l’on aurait évidemment tort de généraliser en réduisant cette lame

de fond à un autre « chahut de gamins » ». El Watan, "Les classes

moyennes et la classe politique pour relayer les émeutes "du 09-01-2011,

p 2.

13 La "formulation" est définie selon l’auteur comme étant une séquence linguistique de

dimension syntagmatique inférieure, égale ou supérieure à la phrase qui marque la présence

dans l’intradiscours. (J-J. Courtine, 1981 : 50).

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3. « Un printemps tunisien, comme en rêvent depuis toujours des millions

d’Algériens, sevrés eux aussi, de liberté et de démocratie. Vivement

l’effet domino ! ».El Watan, "Ben Ali chassé du pouvoir" du 15-01-

2011, p 3.

Le L-J a été amené à étayer ses propos par un rappel d’un événement antérieur

pour expliquer un événement présent. En conséquence, un lien interdiscursif

s’établit entre ces deux événement ; d’où l’expression « chahut de gamins ».

Cette expression fait référence aux événements d’octobre 1988 et fonctionne

comme un rappel inscrit dans la mémoire discursive de la société algérienne.

« Chahut de gamins » permet d’actualiser une énonciation déjà tenue par Ali

Ammar, président de l’Amicale des Algériens en Europe, qui lors d’une

déclaration a qualifié les événements d’octobre 1988 de la sorte : « c’est un

chahut de gamins qui a dérapé, un point c’est tout » (B. Stora, 1995 : 79).

1. « Les classes moyennes et la classe politique savent, désormais, ce qu’ils

ont à faire pour transformer cet hiver impétueux en printemps

démocratique… ».

2. « Octobre 1988 avait son fameux « Bab El Oued Echouhada ». Les

émeutes du printemps noir leur « pouvoir assassin » et le tonitruant

« Ulacsmahulac » (pas de pardon). El Watan, "Les classes moyennes et la

classe politique pour relayer les émeutes" du 09-01-2011, p2.

Dans ces exemples, les expressions « printemps démocratique », « printemps

noir », portent aussi en elles une mémoire discursive et permettent d’actualiser

certaines données symboliques localisées au niveau de la compétence

idéologique et encyclopédique des co-énonciateurs. De ce fait, elles peuvent être

abordées comme des formulations au sens de Courtine. En effet, elles permettent

la constitution d’un lien interdiscursif puisqu’elles évoquent respectivement le

"printemps des peuples" 1848 en Europe (perçu comme mouvance de

démocratisation majeure) et les événements de 2001 en Kabylie.

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3.5. L’Algérie, une exception au « printemps arabe »?

Outre l’acte dénominatif, l’interdiscours que toute instance médiatique

maintient, à travers les sources qu’elle cite, le type de discours (politique,

officiel, spécialiste, acteurs de l’événement, etc.) sur lequel elle se base, réfute

ou commente est lié intrinsèquement au maintien d’une identité énonciative de

positionnement à l’égard du "Printemps arabe". El Moudjahid par sa vocation a

joué le rôle de vecteur et de garant du discours et du positionnement officiel à

travers une argumentation essentiellement politique14 et un discours élogieux des

pouvoirs publics. Il a entretenu une parole consistant à dire que l’Algérie est une

exception à l’événement et un positionnement idéologique défavorable à celui-

ci. Le "Printemps arabe" est perçu comme un processus de changement négatif

par le biais d’une axiologisation négative de l’événement et de ses acteurs. El

Watan quant à lui, à travers un discours de contestation du pouvoir algérien,

s’est démarqué du positionnement idéologique officiel tout en entretenant une

parole consistant à dire que l’Algérie n’est pas une exception au "Printemps

arabe" ; positionnement idéologique favorable à l’événement qui est perçu

comme un processus de changement positif par le biais de son axiologisation

positive et de son amplification.

1. « Le pays est à l’abri de toute dérive de nature à compromettre ce

formidable capital des Algériens ».El Moudjahid, "La justice sociale

priorité des priorités, du 08-02-2011,"p4.

2. « Ce qui se trame dans le Monde arabe, à la faveur de la montée de la

fièvre démocratique, le pays est préservé de ses ondes de choc […]». El

Moudjahid, "La suprématie du droit", du 20-02-2011,p 04.

14Elle est politique de par les types d’arguments utilisés qui paraissent, dans la majorité des

cas, comme obéissant aux mots d’ordre du pouvoir. L’argumentation est y centrée aussi sur

des valeurs sociales et idéologiques telles que « nation », « Etat de droit », « société civile »,

etc.

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57

En (1), il s’agit d’une construction praxématique effectuée par le biais d’une

axiologisation négative de l’événement assimilé à une « dérive », terme

axiologique négatif, qui peut « compromettre », connotant aussi une action

péjorative, ce « formidable », adjectif affectivo-axiologique positif, capital des

Algériens. Le L-J, en (2) ne nomme pas l’événement « révolutions arabes » ou

« Printemps arabe » auquel il renvoie implicitement par l’expression « le Monde

arabe ». Ce qui signifie un "rejet" total de l’appellation ou la "dénégation", à

travers ce choix discursif, de l’existence d’un tel événement désigné aussi par

« fièvre démocratique ». Cette activité de positionnement apparaît clairement

dans ces deux énoncés :

1. « L’Algérie, n’est ni la Tunisie, ni l’Egypte, ni la Libye, ni le Maroc et ne

peut être comparée qu’à elle-même ». El Moudjahid, "Le double

message", du 20-02-2011, p 4.

2. « Non, les ingrédients d’une révolte populaire -que l’on veut sortir au

forceps- n’existe pas en Algérie ». Idem.

Ces deux énoncés rejettent catégoriquement l’éventualité de "contagion

démocratique" et affirment, avec une modalité de certitude, que l’Algérie est bel

et bien une exception au Printemps arabe. En (2), « l’on » est indice de la

présence de L-J dans le discours vu l’emploi prestigieux qu’implique cette

construction syntaxique. Le pronom « on » renvoie dans ce contexte aux

"ennemis de l’Algérie", à cet Autre qui se voit disqualifié. Par conséquent, une

disposition défavorable à l’événement se dessine par rapport à l’événement et

surtout à l’effet de contagion en Algérie.

1. « […] car comme dit Khaled, un Algérien de France, si le régime

égyptien est par terre, il ne faudrait pas beaucoup pour celui de l’Algérie

subisse le même sort. Amen… ». El Watan, "Moubarak, Kadhafi, Assad,

Bouteflika, Abdallah… de grâce dégagez" du 06-02-2011,p 8.

2. « Un printemps tunisien, comme en rêvent depuis toujours des millions

d’Algériens, sevrés eux aussi, de liberté et de démocratie. Vivement

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l’effet domino ! ».El Watan,"Ben Ali chassé du pouvoir", du 15-01-2011,

p 3.

3. « Le vent de la démocratie souffle en Arabie, annonçant le crépuscule des

dictateurs. Après la Tunisie et l’Egypte, le cercle de la contestation des

régimes s’élargit gagnant la Jordanie […] et bien évidemment l’Algérie ».

El Watan, "La contestation se propage", du 10-02-2011, p 8.

En (1), on voit le recours à un argument d’autorité fondé sur le témoignage d’un

acteur du mouvement, « un Algérien de France », validant justement

l’hypothèse de la "contagion révolutionnaire" en Algérie. L’emploi d’

« Amen… », qui exprime un "vif souhait", fait apparaitre de manière assez

explicite et significative la voix de L-J et sa réaction ou prédisposition

émotionnelle favorable à un éventuel effet de contagion. En somme, il s’avère

qu’il se constitue, à travers les stratégies de mise en argumentation, des choix

énonciatifs et discursifs, les contours du positionnement qui consiste à dire que

"l’Algérie n’est pas une exception au "Printemps arabe" ". L’énoncé (2) permet

non seulement de faire un parallélisme entre la Tunisie et l’Algérie laissant

entendre ainsi que "le régime algérien n’est pas démocratique", « sevrés eux

aussi », mais également d’afficher une position subjective par la dernière

phrase-énoncé, « vivement l’effet domino ! » dans laquelle le L-J marque son

engagement affectif favorable à une révolte en Algérie, lequel est renforcé

davantage par l’indice typographique « ! ». Cette révolte se voit revêtir une

connotation positive par une désignation métaphorique « printemps ». Le L-J

semble prendre la parole à la place de « millions d’Algériens » pour marquer

son positionnement, sa joie à l’égard du « printemps tunisien » et "souhaiter" un

printemps algérien. L’énoncé (3) réfère à l’événement "Printemps arabe" par les

expressions « le vent du changement », « le vent de la démocratie », perçu sur

le plan axiologique comme mouvance positive et à l’égard duquel le L-J adopte

une attitude favorable. Par contre, l’appellation « dictateurs » qui sert à

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qualifier les régimes et les présidents des pays arabes est marquée

péjorativement au niveau de la représentation référentielle qu’elle implique.

Ce qui débouche sur la constitution d’une représentation négative. L’événement

dont on rend compte est lié au cas algérien par une étroite relation de similitude.

Par conséquent, apparaît le positionnement que le L-J adopte vis-à-vis de

l’événement et par rapport à l’hypothèse de "contagion démocratique" en

Algérie : « l’Algérie n’est pas une exception à l’événement ».

Conclusion

Notre analyse a montré la divergence flagrante dans l’appréhension de la réalité,

de l’actualité : il y a constitution, par rapport à l’événement d’une parole en

étroite relation avec le positionnement idéologique du sujet parlant lequel se

conforme dans son discours à la vocation de l’instance médiatique et de sa ligne

éditoriale. Analyser le discours journalistique sur l'événement revient même à

saisir partiellement le "sens" qu’on lui a attribué, du moins à appréhender une

partie de l'histoire des événements relatés et des opinions qui circulent, surtout si

l’événement en question présente des enjeux capitaux pour la communauté ou

s’il opère une rupture, supposée ou effective, avec un certain ordre préétabli. Le

discours médiatique, lieu d’express ion sociale, politique et culturelle,

devient un discours influent dans l’univers discursif d’une société donnée. A

travers les liens et les lieux interdiscursifs par le biais desquels ils se constitue, il

offre un terrain privilégié pour étudier la multitude des courants idéologiques,

des représentations qui traversent les sociétés contemporaines.

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Qu’est-ce qu’unévénement ?, Terrain n° 38/mars 2002.

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Karima AIT DAHMANE

et Essafia AMOROUAYACH

Université Alger 2

L’Emir Abdelkader résistant anticolonial et initiateur du

dialogue des religions dans les deux rives de la

Méditerranée

« Ne demandez jamais l’origine d’un homme : interrogez plutôt sa vie, ses actes, son courage, ses qualités, et vous saurez ce qu’il est. Si l’eau puisée dans une rivière est saine, agréable et douce, c’est qu’elle vient d’une source pure ». (Abdelkader)

« Il n’y a présentement dans le monde, que trois hommes auxquels on

puisse accorder légitimement la qualification de grands ; et tous

appartiennent à l’Islam : ce sont Abd-el-kader, Mohamet-Ali et

Chamyl»1disait le maréchal français Soulten 1849. (BELLEMARE, 1864 :

4).Cet article est consacré au premier d’entre eux.

Figure emblématique de la résistance au colonialisme français en Algérie,

l’Emir Abdelkader n’est pas un simple combattant. Né au sein d’une famille

chérifienne, chef politique et religieux, théologien et philosophe, humaniste

et exégèse, homme de plume et d’épée, il a œuvré pour l’ouverture aux

autres, le dialogue des cultures et des religions et s’est distingué par des

positions historiques remarquables qui peuvent être un modèle pour

comprendre la tolérance religieuse et lutter contre l’islamophobie dans le

contexte international actuel.

1Mohamet-Ali (1769-1849) vice - roi d’Egypte, considéré comme le fondateur de l’Egypte

moderne, Chamyl (1797-1871) troisième Imam du Daghestan, héros de l’indépendance du

Caucase.

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1. Problématique et objectifs

Comment est représenté l’Emir Abdelkader dans les discours coloniaux ?

Comment est-il représenté aujourd’hui dans les discours français et les

discours algériens? En quoi la figure de l’Emir dans le discours colonial se

différencie-t-elle de l’image du « héros national » de l’Algérie? Quels

recoupements, quelles différences entre les discours des deux rives de la

Méditerranée ? Comment un chef guerrier, « musulman», peut-il devenir le

« protecteur des chrétiens » et l’initiateur du dialogue islamo-chrétien ?

Telles sont les questions auxquelles nous essaierons de répondre. Notre

objectif est d’analyser la manière dont les discours des deux rives de la

Méditerranée ont présenté l’Emir Abdelkader pendant et après la période

coloniale selon les sensibilités politiques et les positionnements idéologiques.

Pour ce faire nous prendrons appui sur des faits historiques répertoriés et

vérifiables. Nous comparerons différents points de vue sur l’altérité et nous

essaierons de caractériser la figure-extrêmement complexe- de l’Emir dans

les discours coloniaux et les contre-discours des autorités françaises et

algériennes des années 2000, qui n’ont pas toujours échappé aux implicites

des discours qu’ils récusaient.

2. Positionnement théorique

Avant d’aborder notre étude il n’est pas superflu de commencer par quelques

précisions terminologiques du concept Altérité tel qu’il correspond à notre

démarche analytique. Altérité vient du latin alter qui signifie autre. La Grande

Encyclopédie Bordas, en donne la définition suivante : « altérité désigne le fait

d’être autre, ou le caractère de ce qui est autre ». La notion d’altérité est

indissoluble de celle d’identité « caractère de ce qui est le même en tant que le

même s’oppose au différent » (id.).L’altérité est liée à la reconnaissance de

l’autre dans sa différence qu’elle soit ethnique, sociale ou religieuse. Elle doit

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être comprise sur la base d’une division entre « soi » et l’autre ou entre « nous »

et « eux ». L’identité nous aide à comprendre qui nous sommes et ainsi, elle

différencie « nous » des « autres ». Connaître et reconnaitre l’autre passe par les

représentations sociales que l’on s’en fait. C’est à ces représentations véhiculées

et construites par des discours sur l’Emir Abdelkader que nous avons focalisé

notre attention.

3. Corpus d’analyse

Le volume des textes exclut l’ambition d’exhaustivité et impose de choisir. La

première étape de notre travail a été une recherche bibliographique

accompagnée de consultations d’archives françaises à Alger pour vérifier

quels sont les discours qui ont pu être conservés. Nous avons eu le plaisir

de découvrir que les bibliothèques de la capitale conservent un fonds

important de documents exceptionnels sur la conquête. Du point de vue de la

recherche, ces documents nous interpellent et doivent faire l’objet de nos

préoccupations pour une restitution historique de la nation algérienne. Nous

avons souhaité les faire connaître à un large public, spécialement aux personnes

qui veulent transmettre un savoir sur ce passé commun. Nos ressources ont été

enrichies par des ouvrages édités au cours de ces dernières années, des articles,

des textes journalistiques traitant du personnage de l’Emir Abdelkader.

4. Figures de l’altérité

4.1. Abdelkader : l’autre, l’ennemi à vaincre

Après la prise d’Alger en 1830, Si Mahieddine et son fils Abdelkaker participent

à la résistance contre l’invasion de l’armée française. Abdelkader se distingue

par son courage et son intelligence. En 1832 des tribus de la région de

Mascacara, proposent le titre de Sultan à son père qui décline l’offre en sa

faveur. Le 25 novembre de cette même année, à l’âge de 24 ans, Abdelkader

reçoit l’allégeance et une reconnaissance de sa souveraineté. L’investiture a lieu

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sous un frêne " Edrardara" dans la plaine de Ghriss. Abdelkader prête serment

devant une assemblée de savants et de notables qui s’engagent à lui obéir.

Après la mubayâna2, Abdelkader incarne l’image du prince des croyants « Amir

el mu’minine ».

Proclamé Emir, il lance un appel au djihad3 contre les conquérants :

Les Français n’ont quitté leur pays, dit-il, que pour conquérir le nôtre.

Mais je suis l’épine que Dieu leur a placée dans l’œil et, si vous

m’aidez, je les rejetterai à la mer (LEYNADIER et CLAUSEL, 1846 :

4-5).

C’est un chef guerrier profondément religieux qui proclame la lutte armée pour

repousser les envahisseurs « les roumi », comme en témoigne cet extrait :

Vous êtes maintenant commandés par des roumi, jugés par des roumi,

administrés par des roumi ! […] Malgré la mission que Dieu m’a

donnée de combattre l’infidèle jusqu’à la dernière goutte de mon sang,

je lui ai laissé quelque repos […] Le jour de réveil est arrivé ! Levez-

vous tous à ma voix, ô musulmans, Dieu a mis entre mes mains son

épée flamboyante, et nous allons fertiliser les plaines de notre pays avec

le sang de l’infidèle (id.).

L’Emir ne pouvait accepter la sujétion à un État chrétien, il se voyait investi

de la mission sacrée de défendre son peuple et de le guider pour résister à la

colonisation. Les moyens pacifiques qu’il avait utilisés jusqu’à lors pour

repousser les forces coloniales françaises et lutter contre leur oppression ayant

échoués, il était contraint de passer au djihad défensif. Il s’était engagé à

mener avec ses soldats un combat sans merci contre les ennemis et avait

2Serment d’allégeance qui trouve des racines dans le Coran (serment traditionnel d’allégeance

prêté au prophète la nuit d’Al-‘Aqaba et sous l’Arbre historique). Al-‘Aqaba est l’endroit où

le prophète Mohamet rencontra les gens de Médine quand il se disposait à émigrer de la

Mecque (en 622). Le serment dit Bay’at-er-ridwân eut lieu, sous un arbre, en 627. 3En arabe djihad comporte la racine djahdqui comprend l’idée d’effort, d’énergie, il désigne,

la lutte armée, l’utilisation maximum de ses forces, de son énergie, de son endurance dans la

bataille contre l’ennemi

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déclaré qu’il n’hésiterait pas à payer de sa personne pour les vaincre.

L’infidèle représente l’adversaire à vaincre. Le praxème « roumi » témoigne

d’une véritable dialectique du Même et de l’Autre nourrissant le dialogisme

interdiscursif de la formation discursive coloniale. « Roumi » indique

l’appartenance à la race conquérante. Comme nous le rappelle IBN

KHALDOUN :

Par le mot « Roum », les conquérants musulmans désignaient les

Chrétiens d’origine étrangère, c’est-à-dire les colons de race

latine et les troupes de l’empire byzantin ; aux indigènes

romanisés, qui tous professaient le christianisme4 (IBN

KHALDOUN, 1856 : 493).

« Roumi» est le symbole de la colonisation antérieure.Amin MAALOUF

(2009), dans Les mots voyageurs, définit ce conceptcomme suit :

Dans le Maghreb, le mot “roumi” désigne un chrétien européen;

et même, dans l’argot militaire, une jeune recrue fraîchement

débarquée de la métropole.

Comme le souligne l’Archevêque d’Alger Henri TESSIER5, dans le contexte de

l’époque les Français étaient considérés comme des chrétiens et les Algériens

comme des musulmans. Les deux camps justifiaient leur combat à travers un

vocabulaire religieux. Pour appuyer ses propos, l’Archevêque cite des autorités

chrétiennes et l’Emir Abdelkader. Ainsi, dit-il :

Le pape Grégoire XVI a salué lui-même le débarquement français

comme une victoire de la chrétienté. […] Charles X qui, « à la

veille du départ de la flotte, le 12 mai, invite ses alliés à une

conférence internationale qui fixerait le sort d’Alger pour le plus

5L’émir et les chrétiens", Conférence du 7 décembre 2004 à Lyon de Mgr TEISSIER et de

M. BOUTALEB

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grand avantage de la chrétienté ». […] Nous trouvons le même

type de référence, mais en sens inverse, dans les premières

correspondances de l’Emir avec les responsables français. […] le

colonel Churchill rapporte dans son ouvrage publié à Londres en

1867 quelques-unes des phrases sévères de l’Emir sur les

motivations de son combat. Dans ces textes, il utilise le mot

« chrétien » pour désigner ses adversaires […] (2004).

Dans le contexte de la colonisation, l’appellation chrétien stigmatise « une

culture radicalement étrangère, à laquelle il parait impossible de se soumettre

sans risque pour les croyances, les traditions, les institutions locales »

(J.FREMEUX, 2008 : 1002).

4.2. 4.2. L’Emir Abdelkader surnommé " Jugurtha"

Jugurta, roi des numides (118-105), né vers 154 av. JC à Cirta, actuelle

Constantine petit-fils de Massinissa est considéré comme une figure de

légende, un symbole de la résistance à la puissance romaine en Afrique du

nord. L’Emir Abdelkader a été comparé par ses contemporains à ce roi et

désigné par le sobriquet à connotations valorisantes : "Jugurtha". Citons :

- Le maréchal BUGEAUD qui dans son Mémoire du 24 novembre 1845

porte les jugements suivants sur 1845 sur l’Emir Abelkader :

Assurément un homme très remarquable que l’histoire doit placer à

côté de Jugurtha. C’est un ennemi actif, intelligent et rapide, qui

exerce sur les populations arabes le prestige que lui ont donné son

génie et la grandeur de la cause qu’il défend. C’est plus qu’un

prétendant ordinaire ; c’est une espèce de prophète, c’est

l’espérance de tous les musulmans fervents.

- M. POUJOULAT dans un chapitre intitulé « Parallèle de Jugurtha et

d’Abd-El-Kader », extrait des Etudes africaines écrit :

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Maître de la Numidie, Jugurtha, le neveu, le fils adoptif de Micipsa,

se maintenait par la vigueur de sa volonté, l’habileté de sa

diplomatie, le courage de ses troupes […] Prêtre et guerrier,

Abdelkader s’est présenté comme le défenseur de l’islamisme

menacé par la France […]A un signal du Marabout guerrier, le

Désert pourrait s’ébranler […] les batailles de Jugurtha, avec les

éléphants ressemblaient assez aux batailles d’Abdelkader ; elles se

composaient de ruses, de pièges, de fuites simulées … Jugurtha

exerçait beaucoup d’emprise par son prestige personnel, mais nous

croyons qu’Abdelkader en exerce bien plus encore. Telle est sa

séduction que parfois même les officiers français n’ont pas pu s’y

dérober (1847 : 92-99).

- François GUIZOT, homme d’Etat français, dans Mémoires pour servir à

l'histoire de mon temps fait l’éloge de l’Emir Abdelkader en évoquant

Sallustre homme politique et historien romain qui a fait connaitre le roi de

la Numidie dans son magistral ouvrage La guerre de Jugurtha :

Jugurtha n'était [...] ni plus habile, ni plus hardi, ni plus persévérant

que cet homme-là, et s'il y a de notre temps un Salluste, l'histoire

d'Abd-el-Kader mérite qu'il la raconte. (1865 : 154) éd. Michel

Lévy frères, 1865, L'Algérie et

- Arthur RIMBEAUD âgé de 15 ans, pour un concours académique de

poésie en vers latins auquel il a participé en 1867 sur le sujet du roi de la

Numidie " Jugurtha", écrit un poème de 75 vers dans lequel il actualise la

résistance de ce roi face à la puissance romaine en rendant hommage à

l’Emir Abdelkader qu’il surnomme "le nouveau Jughurta" :

Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra :

Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha…

Il est né dans les montagnes d’Algérie un enfant, qui est

grand ;

Et la brise légère a dit : “ Celui-là est le petit-fils de

Jugurtha !…”

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- Léon ROCHES a honoré les deux icônes algériennes qui se sont

distingués entre autre par leur immense courage en défiant de grandes

puissances mondiales :

Les Arabes de l’Algérie sont encore les Numides que

combattaient les Romains, il y a 2000 ans et […] Abdelkader

est un Jugurtha (1884).

L’Emir Abdelkader a su impressionner par son courage et ses qualités

personnelles aussi bien des militaires d’une puissante armée qu’il a affrontée

durant dix- sept ans, que des historiens, poètes, chercheurs qui lui ont consacré

de nombreux écrits. Son adversaire le plus acharné, le maréchal BUGEAUD, n’a

pas manqué de vanter ses mérites. L’admiration de ses contemporains pour son

courage et ses faits d’armes est à l’origine du sobriquet "Jugurtha" qui lui a été

attribué. Ce sobriquet a comme nous l’avons mentionné plus haut été créé sur la

base d’une comparaison entre les deux héros. Les écrits que nous avons

consultés mettent en évidence des traits caractéristiques communs aux deux

personnages tels que : « nobles » « guerriers », « symboles de la résistance à

l’invasion étrangère », « courageux », « hommes politiques et diplomates »,

« éloquents », « doués d’une grande intelligence », « tacticiens », « cavaliers

hors pairs » « excellent au javelot ou à l’épée », « meneurs d’hommes »,

« charismatiques » « aimés de leurs peuples », « admirés par leurs adversaires »,

« beaux ».

L’actualisation de la dénomination « Jugurtha moderne » s’inscrit dans une

certaine vision que les officiers de l’armée d’Afrique peuvent avoir du

« meilleur ennemi » ou de l’homme exceptionnel au sein de l’Histoire.

4.3. La conduite des combats de Bugeaud et de l’Emir Abdelkader

Bugeaud est nommé Chef d’Etat-major en Algérie en 1842.Il met en place

la politique « des terres brûlées ». Il lance les razzias qui s’emparent des

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troupeaux, incendient les récoltes et les villages, affament les tribus, pratiquent

les "enfumades", soumettent les prisonniers à toutes les horreurs de la brutalité.

Pour échapper aux combats, des populations civiles se sont cachés dans des

grottes. Bugeaud avait proposé d’emmurer ces grottes ou d’enfumer « comme

des renards » et donc d’asphyxier tous ceux, y compris femmes et enfants qui

s’y réfugiaient. Interpellé sur la brutalité de ses méthodes, il répond :

Messieurs, on ne fait pas la guerre avec des sentiments de philanthropie.

(Discours du 15 janvier 1840).

« Razzia » est emprunté à l’arabe classique « gâzwâh ». Dans le contexte de la

conquête, il s’agit d’une stratégie visant à détruire les fondements mêmes de la

puissance d'Abd el-Kader.

Conformément au coran l’Emir Abdelkader a eu recours au petit djihad

qui n’a de bien fondé qu’en cas de légitime défense. Il a su imaginer des plans

remarquables, en mettant en place sur le terrain, une stratégie de harcèlement

incessant de l’ennemi qu’il exécutait grâce à la force extrêmement mobile de la

cavalerie qu’il avait constituée.

Face aux atrocités militaires, l’Emir avait mis en place un code de bonne

conduite à l’égard des prisonniers de guerre : « Tout Arabe ayant un Français ou

un chrétien en sa possession est tenu pour responsable de la façon dont il est

traité [...]. Au cas où le prisonnier se plaindrait du plus léger sévice, l’Arabe qui

l’a capturé perdrait tout droit à une récompense ».

Les Français faits prisonniers par l’Emir avaient toujours été bien traités :

- Partout où Abdelkader était présent, les Français en son pouvoir étaient,

en vérité, traités plutôt en invités qu’en prisonniers.

- La répugnance d’Abdelkader de voir des femmes prisonnières était

extrême. Un jour, la cavalerie d’un de ses khalifas lui ramena, comme

une brillante capture, quatre jeunes femmes. Il se détourna en signe de

dégoût. « Les lions, dit-il, en guise de sarcasme, les lions attaquent les

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animaux qui savent se défendre : les chacals se rabattent sur les autres

[...]

- Par son humanité, Abd El Kader avait fait beaucoup plus qu’inaugurer

une ère nouvelle dans le traitement des prisonniers chez les Arabes.

CHURCHILL (2011 : 233- 235).

La noblesse de son attitude et l’humanité dont il avait fait preuve à l’égard des

prisonniers de guerre lui valurent un très grand prestige chez ses adversaires.

4.4. La reddition de l’ennemi

L’Emir Abdelkader a résisté à la conquête française de 1832 à 1847.

Après 15 années de lutte, la continuation des combat était vaine et sans issue.

L’’Emir avait fait savoir aux généraux Lamoricière et Cavaignac qu’il était prêt

à rendre les armes à condition d’être exilé à Alexandrie ou à Acre. Cependant,

en dépit de la promesse française qui lui avait été faite d’un exil en terre d’Islam,

il a été emprisonné avec ses compagnons à Toulon le 29 décembre 1847, puis au

château de Pau, ensuite au château d’Amboise dans des conditions douloureuses

de détention. L’histoire retiendra que la France a commis un parjure en refusant

à l’Emir l’exil en pays musulman. Le fait de capituler, après 15 ans d’une guerre

atroce, contre l’une des armées les plus puissantes du monde, est un acte de

sagesse, car continuer à combattre aurait été suicidaire ou génocidaire pour le

peuple algérien, particulièrement après la prise de la smala le 16 mai 1843, le

massacre6 des populations et les pressions de la France sur le Maroc.

Dans une lettre adressée à son père, le roi des Français, le duc d’Aumale révèle

son admiration pour l’émir :

6Dans son livre La France et l’Algérie en guerre 1830-1870, 1954-1962, paru en 2002, de

J. Frémeaux estime qu’entre 1830 et 1870, la population globale de l'Algérie est passée de

3 millions d'habitants environ à 2.125.000, soit une perte de 875.000 personnes civiles. Les

morts de la conquête (1830-1847) ont été évalués à environ 400000.

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Abdel-Qadir vient de me faire ses adieux. Je ne puis cacher l’émotion

que me font éprouver la dignité et la simplicité de cet homme... Pas une

plainte ! Pas un mot de regret ! Il n’a eu de paroles que pour me

recommander ceux qui l’avaient servi pour m’assurer qu’il ne songerait

plus qu’au repos. 7

Le 16 octobre 1852, après une révolution et un changement de régime,

l’Emir Abdelkader est libéré par Napoléon III qui l’autorise d’abord à aller en

Turquie puis à Damas. Abdelkader n’a devant ses yeux que la mort symbolique

qui le conduit au grand Djihad.

Dans ce contexte, le praxème « djihad » acquiert un nouveau sens, celui donné

après une expédition militaire par le prophète lui-même dans ce hadith: "le

prophète dit à ses compagnons "nous sommes revenus du petit jihad au grand

jihad ». Les compagnons répondirent «quel est ce grand jihad?» Le prophète

répondit, «celui du cœur ou dans une autre version, la lutte contre les

passions »" (cité par Cheikh Mohammad Salah al MUNADJADJID, 2003). Le

grand djihad a ici un sens ésotérique ; il s’agit de la lutte intérieure contre ses

propres faiblesses et son égo. Les dures épreuves qu’avait subies l’Emir

l’avaient rendu encore plus fort. Au cours de son exil, il s’est consacre à l’étude

de textes scientifiques sacrés, à l’enseignement de la théologie, à la méditation,

aux œuvres de bienfaisance et a maintenu un contact épistolaire avec Mgr

Dépuch(1800-1856), premier évêque d’Alger et l’abbé Suchet. Les nombreux

visiteurs qu’il recevaient étaient fascinés par son érudition, sa sagesse, son

humanisme, son ouverture d’esprit et « en un tiers de siècle, dans l'exil, il était

devenu une autorité morale et spirituelle internationale, un pont entre l'occident

et l'orient, l'apôtre inlassable d'un islam d'ouverture »(L’Emir Abdelkader, le

meilleur ennemi des Français, 2015).

7 Lettre du duc d’Aumale au roi de la France, 25 décembre 1847.Cf. Abd el-Kader et l’Algérie

au XIXe siècle dans les collections du musée Condé à Chantilly [catalogue d’exposition],

Paris, Somogy, 2003, p. 47.

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4.5. L’image de l’Emir dans le discours officiel français des années 2000

Dans un discours prononcé devant des étudiants algériens à l’Université de

Constantine le 5 décembre 2007,Nicolas Sarkozy, ex-président français, a mis

l’accent sur les grandes valeurs humaines qui caractérisent le premier résistant

algérien à colonisation :

Je pense à l’Emir Abd El Kader, sans doute la plus belle et la plus noble

figure de l’histoire algérienne, je pense à sa foi, une foi si rayonnante, je

pense à son Islam si authentique, si ouvert, si humaniste. Je pense à ce

héros qui s’était battu jusqu‘au bout de ses forces pour l’indépendance

de l’Algérie et qui en 1860 à Damas sauva tant de vies chrétiennes du

massacre, non pas parce qu’elles étaient chrétiennes mais parce que

c’étaient des vies et qu’il considérait que sa foi de musulman lui faisait

un devoir de sauver des vies... Oui, moi, le Président de la République

française, je pense à la sagesse de cet homme de culture et de foi qui

entretenait une correspondance suivie avec l’évêque d’Alger et qui

voulut être enterré à côté du tombeau d’Ibn Arabî, ce grand sage de

l’Islam dont il se considérait comme le disciple et qui a dit : « Je

professe la religion de l’Amour, l’Amour est ma religion et ma foi .

Sarkozy emprunte des mots et des dires qui fonctionnent comme des rappels

mémoriels à des événements antérieurs. Plus précisément, il cite la

correspondance entre l’Emir Abdelkader et Mgr Antoine Dupuch. Dans une de

ses lettres, l’évêque avait écrit:

- Rends-moi la liberté de celui de mes frères qui vient de tomber dans tes

mains guerrières.

L’Emirlui avait donné la réponse qui suit:

- [...] vous auriez dû me demander la remise en liberté, non d’un seul, mais

de tous les Chrétiens qui ont été faits prisonniers depuis la reprise des

hostilités. Je dirai mieux encore : Ne seriez-vous pas, à un double titre, à la

hauteur de cette mission à laquelle vous vous dévouez si vous cherchiez à

l’étendre à un nombre égal de Musulmans qui languissent dans vos

prisons ? [id.]

Ainsi, les deux hommes avaient pu négocier la libération non pas seulement

d’un officier français, mais de plusieurs centaines de prisonniers musulmans et

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chrétiens. Cet échange de lettres rend compte de l’existence d’un dialogue

interreligieux pendant la guerre.

Pour saisir au mieux le sens des catégorisations « homme de culture et de foi »,

nous nous reportons aux évènements de Damas. En juillet 1860, lors de

l’insurrection des druzes, l’Emir Abdelkader s’était engagé à rétablir l’ordre et

avait défendu des milliers de chrétiens qui étaient la cible d’un terrible massacre.

Pour le remercier de cet acte héroïque, Mgr octave Pavy lui avait une lettre, à

laquelle l’Emir avait donné cette réponse :

Ce que nous avons fait de bien avec les chrétiens, nous nous devions de le

faire par fidélité à la foi musulmane et pour respecter les droits de

l’humanité…Toutes les religions apportées par les prophètes depuis Adam

jusqu’à Mohamed reposent sur deux principes : l’exaltation du Dieu Très-

Haut et la compassion pour ses créatures. (Lettre d’Abdelkader le 11 juillet

1862).8

L’interdiscours est un domaine de mémoire caractérisé par un réservoir

d’énoncés, de textes et de témoignages. L’Emir Abdelkader avertissait les

druzes en ces termes :

Prenez garde à ce que vous allez faire. Vous pouvez déshonorer l’Islam,

vous pouvez vous perdre et perdre votre ville. L’Europe ne serait pas

insensible aux maux dont vous accableriez les Chrétiens. Réfléchissez! 9.

L’Emir avait sauvé des Musulmans, des Chrétiens et des Juifs. Il avait épargné à

l’humanité une guerre certaine. Le choix de la citation d’Ibn Arabî, maître

spirituel de l’Emir, n’est pas neutre « la religion que je professe, est celle de

l’amour [...], l’Amour est ma religion et ma foi! ». A la suite de son

intervention à Damas, l’Emir recevait chez lui de nombreux visiteurs (militaires,

8 Archives de l’archevêché d’Alger, Lettre N°AAA121/5/117.

9 Lettre de Poujoulat citée par CH. R. AGERON, Abdelkader, souverain d’un royaume arabe

d’Orient, Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, N°1, 1970 : 18.

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politiciens, hommes d’Eglise, journalistes, écrivains, etc.). Il a brillamment

marqué les esprits, imposé le respect et suscité l’admiration de tous ceux qui

l’avait côtoyé.

4.6. La figure de l’Emir Abdelkader « de la nation» dans les discours

politiques algériens

Les discours politiques algériens se sont bien souvent focalisés sur le

parcours militaire de l’Emir face à l’armée française. Les représentations qui se

dégagent dans ces discours sont : « héros de la résistance anticoloniale »,

« guerrier redoutable », «rusé »,« cavalier hors pair » « courageux », « fin

stratège », « insaisissable », « chef religieux »« protecteur de son peuple »,

« chef de guerre et conducteur de foule », « cavalier hors pair » « homme de

sabre » « bâtisseur de l’Etat algérien moderne » ; catégorisations déjà présentes

dans les discours des officiers de la conquête. On s’étonne d’un silence sur

l’humanisme qui avait inspiré son combat, sur son militantisme pour la tolérance

et sur les messages de félicitations qu’il avait reçus à la suite de son geste de

protection des chrétiens salué par plusieurs rois, chefs d’Etat européens et

musulmans On s’étonne aussi d’une digression dans ces discours sur les trois

dernières décennies de sa vie (1853-1883), son installation à Damas, son intérêt

pour les innovations technologiques (fonctionnement de la machine à vapeur),

son activité politique et son enterrement à Damas.

La production livresque sur l’Emir Abdelkader est considérable. Son personnage

aux diverses facettes : militaire, politique, littéraire, mystique a inspiré de

nombreux écrivains et ce, depuis le XIXème siècle. Citons à titre d’exemple,

Victor Hugo, Théophile Gautier, Gustave Flaubert, Artur Rimbaud. Nous nous

sommes penchées sur préface rédigée par le président Abdelaziz Bouteflika de

la version en français du livre " Le faucon du désert : Abdelkader et l'occupation

française de l'Algérie" de l'écrivain britannique Wilfrid Scawen Blunt, éditée en

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2013 en Egypte. Comme nous pourrons le constater dans ce qui suit, à travers

des phrases extraites de cette préface, le président a mis l’accent sur les traits du

chef de guerre pacifiste, sur les valeurs de sagesse, de clémence, de générosité,

de tolérance, d’humanisme qui caractérisent la pensée, l’œuvre de l’Emir et qui

lui ont valu une reconnaissance internationale. L’Emir Abdelkader est considéré

comme l’initiateur du droit humanitaire. La codification du droit international,

remonte à la première convention de Genève en 1864. Bien avant cette

convention, en 1837, en pleine lutte contre l’armée française, l’Emir Abdelkader

avait édicté des règles pour que les prisonniers soient bien traités et sans

discrimination. Il avait même accepté que des prêtres puissent les assister. Toute

digression à ce droit était sévèrement sanctionnée.

L’Emir Abdelkader a établi le droit au bon traitement des prisonniers, ce

principe d’humanité est évoqué en ces termes par le président Bouteflika :

L'Emir Abdelkader a posé les jalons d'un code de conduite à la fois

humanitaire et humaniste, lui l'homme qui d'une main brandissait le sabre

de la force et de l'autre donnait l'espoir aux opprimés et aux vulnérables

[…] Il força ainsi le respect de ses adversaires avant les alliés.10

Le président met l’accent sur les valeurs d’ouverture aux autres, du respect du

droit à la différence, de la tolérance qui caractérisent l’Emir Abdelkader, en

rappelant le fait suivant :

Deux prisonniers français avaient fait part de leur intention de se convertir

à l'islam croyant que c'était l'unique moyen pour eux d'obtenir leur liberté.

Ayant compris leur véritable motivation, l'Emir Abdelkader, les rassura en

leur faisant comprendre qu'ils n'étaient pas dans l'obligation de changer de

10 A. Bouteflika, Préface de la traduction en langue arabe de l'ouvrage intitulé Le faucon du

désert: Abdelkader et l'occupation française de l'Algérie de l'écrivain et diplomate britannique

Wilfrid Scawen Blunt.

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confession car il appliquait la parole d'Allah : "point de contrainte en

islam".11

L’Emir a protégé les chrétiens lors de son exil en Syrie. Cet acte héroïque a

empêché le déclenchement des violences au Moyen-Orient :

A Damas où il s'était établi, il œuvrait conformément à sa religion tolérante

loin des convictions étroites qui prévalent de nos jours, pour jeter les bases

d'un humanisme plus large dont nous avons grandement besoin en cette

conjoncture que l'humanité tout entière, et plus particulièrement le monde

arabe, traverse.12

L’Emir incarne parfaitement le prototype de l’homme universel qui a su dresser

les bases du dialogue des religions : le respect de la vie humaine, des croyances

et de la diversité.

Notre tour d’horizon sur les écrits portant sur l’Emir Abdelkader nous

permet de dire pour terminer :

En premier lieu, l’humanisme de l’Emir Abdelkader n’est pas en contradiction

avec son engagement dans la résistance à la colonisation.

En deuxième lieu, le dialogue entre l’Islam et le Christianisme est possible

même en période de guerre quand il existe des hommes exceptionnels : « Si les

musulmans et les chrétiens m’écoutaient, je ferai cesser leurs querelles et ils

deviendraient frères »dit l’Emir (BOUAMRANE, 2001 :143﴿,

En troisième lieu, la comparaison des discours français et des discours algériens

montre, que même s’il y a des représentations communes, la figure de l’Emir

dans l’imaginaire français ne correspond pas toujours à la « grande figure

nationaliste » de l’Algérie pour des motifs différents, les deux mythes ont été

construits au cours des histoires coloniale et postcoloniale, dans des contextes de

confrontation idéologique.

11 Idem.

12 Ibid.

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En tous cas, il existe sans doute un espace réservé au débat d’idées sur la figure

complexe de l’Emir. Il serait très intéressant de rappeler son action en faveur des

droits de l’homme, de diffuser ses écrits qui sont aujourd’hui d’une saisissante

actualité : le problème de l’extrémisme dans le monde, du dialogue

interreligieux qu’il pose au XIXème siècle semblent être rédigés pour notre

époque.

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Article tiré du GEO Histoire n°2, "1830-1962 • L'Algérie : de la conquête

française à l'indépendance "http://www.geo.fr/en-kiosque/magazine-geo-

histoire-l-algerie-de-la-conquete-francaise-a-l-independance-99488

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Radia BENSLIMANE

Université Alger2

L’altérité ou l’Unité de l’univers dans Islam, l’autre visage

d’Eva de Vitray-Meyrovitch

Intellectuelle brillante en quête d’absolu ne dissimulant pas son amour de

l’islam, Eva De Vitray- Meyrovitch était d’abord chercheure, responsable du

département des Sciences humaines au CNRS (Centre national de la recherche

scientifique) après la Seconde Guerre mondiale, puis écrivaine, traductrice et

enseignante à el Ahzhah au Caire (où elle a enseigné pendant cinq ans la

philosophie comparée). Une quarantaine d’ouvrages témoignent de sa recherche

ardente, partant d’un doctorat en philosophie, avec pour sujet de thèse « La

symbolique chez Platon », jusqu’à la mystique musulmane.

Dans son livre intitulé Islam, l’autre visage, Éva de Vitray-Meyerovitch confie à

Rachel et Jean-Pierre Cartier qui l’interrogent, l’influence qu’a exercée sur elle

la pensée de Muhammad Iqbal, de Rûmi, d’IbenArabi, des philosophes et des

savants musulmans qui ont tant nourri la pensée, l’art et la littérature des

civilisations orientale et occidentale. Outre l’entretien dans lequel l’écrivaine

retrace son parcours intellectuel, Islam, l’autre visage contient une réflexion

profonde sur la mystique musulmane et sur ses fondements qui tournent autour

du concept central de ‘’l’Unité de l’univers’’.

Il s’agit donc pour nous de découvrir le regard surprenant d’une occidentale sur

la pensée mystique musulmane, une trace lumineuse de compréhension de

l’intelligence médiévale orientale musulmane et une voie d’accès à l’islam de

paix, d’universalité et d’altérité. D’ailleurs la question de l’altérité sera abordée

d’un point de vue ‘’ésotérique’’. Il s’agit de repenser l’altérité selon la mystique

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musulmane et plus exactement selon la pensée soufie, en se penchant,

particulièrement, sur la pensée mystique de Djallaldin Rûmî. Pour ce faire, et

afin de mettre en exergue la spécificité de cette approche, nous la confronterons

avec la conception contemporaine de l’altérité.

Si on consulte le Petit Larousse, l’altérité est «le caractère de ce qui est autre».

Mais cette définition n’est pas suffisante pour cerner ce concept philosophique

ambigu qui, d’ailleurs, dépasse toute tentative de définition. On peut aussi

évoquer la célèbre citation de R. Barthes, à propos de l'un des traits constants de

toute mythologie petite-bourgeoise, l’impuissance à imaginer l'Autre : «

L'altérité est le concept le plus antipathique au ‘’bon sens’’» (Barthes, 1957 :

44).

L’Etymologie du mot est latine alter, autre. Le concept de l'altérité conduit à se

questionner sur ce qui est autre (alter) que soit (ego), sur nos rapports avec cet

autre. Dans le langage courant, l'altérité est l'acceptation de l'autre en tant

qu’être différent et la reconnaissance de ses droits à être lui-même. Sartre

affirme qu’autrui: « C’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi »(Sartre,

1943 : 275).Autrui est défini, donc, paradoxalement comme étant mon

semblable, mon pareil, un autre moi. Mais dans autrui, il y a alter, autre. Soit

un moi autre.

Selon Sartre la connaissance d’autrui se fait par analogie avec soi.

Réciproquement, l’égo se connait en regardant autrui comme un miroir qui lui

renvoie son image. Le regard d’autrui permet, selon ce philosophe, d’accéder à

la connaissance de soi comme ego, puisqu’il conçoit que l’être est un être-vu :

« J'ai besoin d'autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être, le Pour-

soi renvoie au Pour autrui » (Sartre, 1943 : 260).

Dans l’Islam, l’autre visage, Eva Meyrovitch insiste, sur la notion de

‘’ fraternité’’ «universalisme fraternel » qui est importante dans le langage soufi

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et qui, en réalité, désigne le lien de similarité qui nous unit à l’autre et qui

dépasse le simple lien de sang. Etre frère (dans l’humanité) c’est être semblable

tout en étant différent1. Les concepts fraternité/altérité se juxtaposent et se

complètent. C’est en reconnaissant, par exemple, l’altérité de l’autre qu’on

augmente le sentiment de fraternité.

Ce qui, d’ailleurs, attire l’écrivaine vers le monde de la mystique musulmane

c’est cette tolérance spontanée (conséquence d’un fort sentiment de fraternité)

en même temps que la profondeur de l’abandon au Divin. Dans ce sens

l’écrivaine revient d’une manière récurrente sur le symbole de la roue, qu’elle

présente comme le symbole même de la tolérance du véritable Islam. Elle

affirme que « la soumission à Dieu est le moyeu de la roue, le centre immuable»

(Meyrovitch, 1995: 45).

Effectivement, dans la tradition islamique le cercle constitue un symbole de la

plénitude et de la perfection. Les mystiques musulmans ont souvent recours à la

comparaison du rapport de l’homme avec son créateur à un mouvement

circulaire. Dans ce sens, Eva de vitray-Meyerovitch explique que dans la

conception spirituelle des soufis, le monde est représenté par une circonférence :

« l’étincelle, qui n’est qu’un point, revêtira un aspect circulaire quand on le fait

virevolter et tourner créant ainsi l’illusion d’une continuité purement subjective,

la manifestation de l’Un (Dieu) n’étant, en réalité, que le déploiement d’un

point. » (Meyrovitch, 2014: 66). Ainsi, dans le langage codé des mystiques

soufis le Divin représente le point central (celui du départ et de l’achèvement),

alors que le cercle symbolise l’existence.2

1Le petit Robert définit la fraternité comme étant le « Lien existant entre les hommes

considères comme membre de la famille humaine ; sentiment profond de ce lien »

2Dans ce sens (et par analogie à ce qui a été évoqué plus haut) le derviche tourneur dans certaines

traditions soufies tourne sur lui-même évoquant la position centrale de l’homme dans le système

solaire. Ce dernier, une main tendue vers le ciel, l’autre tournée vers la terre, mène une danse qui

prend forme d'une prière ou d'une incantation, dans un mouvement circulaire. Sa danse est un art qui

lui permet d’entrer en rapport avec le céleste, menant à l'union suprême.

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L’abandon total et irréversible à Dieu est, donc, l’attitude de celui qui se trouve

au centre de la roue, celui qui a fait son chemin et qui a purifié son cœur. Alors

que celui qui croit détenir la vérité et qui, par conséquent, fait tout pour

l’imposer aux autres, reste en réalité à l’extérieur de la circonférence de la roue.

C’est pour ainsi dire qu’il n’y a pas ‘’ma vérité’’ et ‘’la vérité’’ de l’autre, qui

ne se rencontreront jamais. « LA » Vérité se trouve au milieu pour celui qui

veut s’en approcher.

Etre au centre de la roue c’est être, selon la conception mystique musulmane,

dans la soumission, l’abandon et l’acceptation, c’est aussi être dans la vérité (et

non pas détenir la vérité), qu’on soit musulman, chrétien, juif ou autre. Par

contre, si l’on reste sur le pourtour du cercle on risque de glisser vers le

fanatisme ou l’intégrisme. Car tout être qui n’a pas connu ‘’goûté’’ le

rapprochement avec le centre (le Créateur), par le biais d’un cœur purifié, et

malgré tout ce qu’il peut dire ou réciter, il ne vivra que dans l’apparence, et tant

qu’il sera dans l’apparence il peut être sujet à l’égarement et à l’erreur.

Cette perspective du monde nous rapproche, en réalité, du sens de ‘’l’Unité de

l’univers’’, une notion sur laquelle insiste tant les soufis. Sans prétendre à une

véritable analyse de ce concept ésotérique complexe, ni même à une simple

définition, nous dirions seulement que cette conception de ‘’l’Unité du

monde’’ nous renvoie à l’harmonie de l’univers et la nécessité pour l’homme de

prendre conscience de sa véritable essence ‘’divine’’ puisqu’il est en définitif

crée par Dieu et à son image. Ceci dit, il ne sera pas aisé de déterminer par le

seul raisonnement humain ce qu’est ’’l’Unité de l’univers’’ ou l’essence divine

de tout être, puisque « rien ne Lui est semblable », cette notion transcende toutes

les formes de conceptions et de connaissances humaines. La conception de’’

l’Unité de l’univers’’ telle que la conçoit les philosophes soufis ne définit pas les

êtres comme une partie du créateur (associés ou dissociés de Lui), mais que

toutes créatures dépendent entièrement de Lui. Il est le Seul, l’Unique, le

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transcendant « C’est Lui le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché, et Il

est Omniscient » (Sourate 57 Le fer, verset 3)

C’est pourquoi, dans cette perspective il ne peut y avoir place ni à l’intégrisme

ni au racisme ni, d’ailleurs, au nationalisme. Dans ce sens Meyrovitch cite la

phrase d’Iqbel: « Il n’y a ni Afghan, ni turc, ni fils de Tartarie. Nous sommes

tous le fruit d’un même jardin, d’un même tronc. Nous sommes la floraison d’un

même printemps. » (Meyrovitch, 1995: 36).

Dans la même optique l’écrivaine cite le grand penseur spirituel DjallalDin

Rûmî3 (poète mystique persan qui a profondément influencé le soufisme, il a

vécu entre 1207 et 1273), elle affirme que l’œuvre de ce maître mystique est

d’un grand universalisme. Rûmî dans Islam, l’autre visage est la figure même de

la tolérance absolue. A propos de l’œuvre et de la vie du mystique, l’écrivaine

affirme qu’« il s’agit vraiment d’un universalisme fraternel dont je signale en

passant qu’il est l’essentiel du véritable Islam. » (Meyrovitch, 1995: 102)

Elle insiste beaucoup sur son œcuménisme et sa modernité incroyable, affirmant

que cette philosophie de tolérance est née de l’ultime conviction qu’il ne peut y

avoir de divinité que la réalité suprême et que l’expérience profonde de l’union

avec Lui est la même pour tous les mystiques. Il faut dire que le message de

Rûmî est un message d’amour qui reprend les valeurs essentielles des religions

monothéistes en leur attribuant une dimension fraternelle, universelle loin de

tout dogmatisme, N’a-t-il pas dit : « Nous sommes comme une flûte qui, dans un

seul mode, s’accorde avec deux cents religions ? » (Meyrovitch, 1995: 98).

Aussi, Meyerovitch insiste sur le fait que l’Islam ne renie pas les autres

religions. D’ailleurs elle montre que Rûmî tire son sens de l’universalisme du

coran lui-même en citant, entre autre, ce verset :

3Il faut préciser que Meyrovitch a consacré une grande partie de sa vie à traduire les œuvres

de Rûmî.

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« Si Dieu avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Il a voulu vous éclairer par vos différences. Donc faites le bien, aidez-vous les uns et les autres et Dieu vous éclairera un jour sur vos divergences. » (Meyrovitch, 1995: 110)

Il convient donc pour les musulmans de respecter les divergences voulues par le

créateur, d’accepter la foi des autres, dans leur altérité, d’apprendre à les

connaitre dans une perspective de rapprochement entre les peuples, synonyme

d’unité universelle mais dans la diversité. Cependant, l'altérité ou les rapports

alter/égo dans la conception mystique musulmane sont assez particuliers. Autrui,

par exemple, est intégré, non pas dans un processus d’accomplissement de soi,

mais dans celui du cheminement vers la connaissance de Dieu: soit dans la quête

de la vérité divine qui nourrit tous les êtres. La fraternité pourrait être définie par

les mystiques Soufis comme le rapport qui permet la détermination dynamique

de la quête perpétuelle, mais sans alter/égo, vers le Divin.

On est donc loin la pensée de l’autrui sartrienne. Dans L'existentialisme est un

humanisme, Sartre affirme que c’est par l’autre que le ‘’je’’ peut comprendre

l’essence même de son existence et approfondir sa connaissance véritable de

soi-même. Autrui est, donc, capable d’accéder au plus profond de ma

conscience, de ma subjectivité et peut me déterminer. Son existence est une

donnée capitale dans la détermination de mon être, puisque sans lui je n’existe

pas :

« Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que

je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon

existence, aussi bien d'ailleurs qu'à ma connaissance que

j'ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon

intimité me découvre en même temps l'autre, comme

une liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne

veut, que pour ou contre moi. Ainsi découvrons-nous

tout de suite un monde que nous appelons

'intersubjectivité, et c'est dans ce monde que l'homme

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décide ce qu'il est et ce que sont les autres. » (Sartre,

1946: 66-67)

Cependant, dans la spiritualité musulmane, l’individu a, certes, besoin de l’autre

pour se renforcer, comme il a besoin de puiser dans l’énergie du groupe mais en

réalité il peut accéder aux vérités profondes en menant sa propre quête

spirituelle indépendamment des autres, et donc de l’alter. L’autre ne peut être

défini, à l’instar de la philosophie sartrienne, comme un autre moi. Tout comme

on peut s’accomplir sans rechercher son propre ego dans l’autre4.

Il n’y a donc pas de place à l’altérité dans le sens sartrien du terme, puisque

l’humain dans la mystique musulmane soufie ne se définit pas par rapport aux

autres (considérés comme étant ses frères dans l’humanité menant la même

quête que lui, chacun dans sa tradition) mais, il se définit plutôt par rapport à

Dieu dans une relation de communion. Ce qui nous amène peu à peu au cœur de

la mystique ésotérique musulmane, qui est, sans aucun doute, la recherche

constante de l’Unité. Les mystiques musulmans aspirent tous à cette Unité qui

transcende l’alter/égo.

Le livre de Mayrovitch évoque un nombre important d’exemple et de citation

sur la fusion du soufi et de son créateur. Il s’agit, selon l’écrivaine, d’une

fastidieuse nostalgie qui pousse constamment le mystique, amoureux du divin, à

rechercher l’Unité perdue. Dans ce sens, elle cite cet admirable vers de Rûmi,

tiré du Mathnawi :

« Quand l'homme et la femme deviennent un, Tu es cet un; quand les unités sont effacées, Tu es cette unité. Tu as façonné ce "je" et ce "nous" afin de pouvoir jouer au jeu de l'adoration

4On a l’exemple, dans la philosophie arabe, du grand chef-d’œuvre du philosophe andalou

AboûBekr Thofaïl « Hayy ben Yaqdhân » (le vivant fils du vigilant), connu sous le titre « Le

philosophe autodidacte ». Il relate l’histoire d’un enfant élevé par une gazelle sur une île

déserte. Il grandit, observe, réfléchit et arrive à s’éveiller seul à la philosophie et à la

connaissance de Dieu.

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avec toi-même, afin que tous les "je", les "tu" deviennent une âme et soient à la fin immergés dans le Bien-Aimé » (Meyrovitch, 1995: 86)

On dépasse donc la doctrine du ‘’je’’ ’’tu’’ de la philosophie sartrienne vers

l’union totale. Cependant, ce dépassement de l’alter/ égo et cette union avec

le créateur ne peuvent se réaliser qu’au prix d’un abandon total et d’une

mortification de l’égo. Chose pour laquelle, le mystique soufie accorde une

grande importance aux pratiques conduisant à la mortification de l’égo, au

polissage des cœurs pour gagner la proximité du divin. Nous serons tentée

de citer encore une fois les propos de Rûmî: « Si tu bois, assoiffé, de l’eau

dans une coupe, c’est Dieu que tu contemples au sein de l’eau. Celui qui

n’est pas un amoureux (de Dieu) ne voit dans l’eau que sa propre image. »

(Meyrovitch, 2014: 51)

Pour terminer, je dirai que Mayrovitch peut nous sembler s’être effacée derrière

un rôle de passeur et de traductrice, pour que les paroles de Rûmî et des autres

poètes et philosophes soufis nous parviennent. Mais en définitif, on réalise

qu’elle a moins rapporté les paroles des savants mystiques musulmans, qu’elle a

essayé de penser avec eux et qu’elle nous enseigne à penser avec eux.

Ainsi la lecture de L’islam l’autre visage nous éclaire sur la question de

l’altérité, nous permettant de repenser avec les mystiques de la période

médiévale le rapport alter/ego. Ce qui est saisissant chez ces mystiques, c’est

cette constante recherche de l’Unité dans leur vision du monde. Où l’expérience

avec le Divin les mènent à dépasser, voire transcender les conflits entre l’égo et

l’alter, entre soi et soi-même / soi et l’autre. Toutefois, la transcendance

Alter/ego ne peut être accomplie que par l'Amour éminent (de soi, de l’autre et

du Divin). La quête du soufi doit le mener vers le sentiment d’amour le plus

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achevé, le plus extrême. L’amour passionnel5 devient l’anéantissement de soi

dans l’être absolu. L’amour est la seule force qui met l’univers en mouvement

dans la conception mystique : « L’amour seul est éternel » (Mayrovitch, 2014:

p.36).

Références bibliographiques

Barthes, Roland, Mythologies, éditions du Seuil, Paris, 1957.

De Vitray- Meyrovitch, Eva, L’islam l’autre visage, Albin Michel, paris 1995.

Universalité de l’islam, Albin Michel, 2014 (édité à titre posthume).

Sartre, Jean-Paul, L'Etre et le Néant, Paris, éd. Gallimard, 1943

L'existentiaIisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946.

Le petit Robert 2002

5« Celui qui est purifié par l’amour est pur, et celui qui est absorbé par le Bien Aimé et a

renoncé à tout le reste est un soufi. » (Propos d’un maître soufi, in Eva de Vitray-

Meyerouvitch, Universalité de l’islam, Albin Michel, Paris, 2014, p. 176).

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Belaïd DJEFEL

Ecole normale supérieure d’Alger

Du local à / et de l’universel : pour une nouvelle conscience

du monde et de la culture

« On ne rendra pas la vie supportable par des raisonnements

scientifiques ou de bons sentiments, mais par des interprétations

cohérentes qui peuvent exiger de chacun une part de sacrifice pour

qu'on ne donne pas, par exemple, de leçons à autrui au nom de nos

propres aveuglements ». (P. Legendre)

« Mais c’est de l’homme qu’il s’agit ! Et de l’homme lui-même

quand donc sera-t-il question? Quelqu’un au monde élèvera-t-il la

voix ?

Car c’est de l’homme qu’il s’agit, dans sa présence humaine ; et

d’un agrandissement de l’œil aux plus hautes mers intérieures.

Se hâter ! se hâter ! témoignage pour l’homme ! » (Saint-John

Perse)

« Il faut bien qu’existe quelque part un lieu où nous puissions être

en paroles, actes et voyages à l’abri de toute destruction. » (N.

Farès)

« Un jour la beauté sauvera le monde ». Voici un oracle que l’on pourrait bien

attribuer à un philosophe présocratique, fasciné et tourmenté à la fois par les

fragments de vérité qui se déploient devant sa vision. Ce fragment de discours

appartient à Dostoïevski, le plus obscur des écrivains du XIX° siècle, et

probablement de tous les temps, grand sondeur devant l’éternel des abîmes de

l’âme humaine. Depuis l’époque trouble qui a permis la formulation d’un tel

énoncé, la laideur n’a pas desserré, malheureusement, son étreinte sur le monde.

La beauté dont parle Dostoïevski est voilée pour notre époque, où « tout

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conspire à étendre l’insignifiance » (C. Castoriadis). Nous ne pouvons pas

entrevoir en effet les splendeurs que déploie devant nous le monde, ni sentir la

présence de l’Autre parce que nous ne les percevons pas avec nos sens, mais

avec et à travers des objets, qui opèrent, s’agissant par exemple de la télévision,

« une forme pernicieuse de violence symbolique » (Bourdieu, 1996 :16).

La société technicienne, obsédée par l’efficacité, aliène l’homme et le dépossède

de ses capacités créatrices. Heidegger voit dans ce qu’il appelle « l’indifférence

technologique », la figure contemporaine de l’errance, anéantissant toute forme

de détresse, toute finalité ontologique. Cerné de toutes parts par des puissances

qui débordent sa volonté, l’homme vit sous le règne d’une technique étrangère

au sens, une ère de la parfaite absence de sens, « du non-sens d’une action

humaine posée comme absolue. » (Heidegger, 1958 :115) Les ravages de la

vision du monde propagée par le «technolibéralisme» altèrent sérieusement les

nouvelles générations populaires : « les captifs du nouveau mensonge de masse,

de l’auto-crétinisation interactive » (P. Legendre) sont dispensés de tout effort

d’apprentissage, de tout effort de dépassement de soi. La nouvelle réalité

impose la vitesse et l’action, la rentabilité, la compétition, la jouissance

perpétuelle. Assaillies par l’urgence des nécessités pratiques, les masses ont du

mal à s’approprier un discours rationnel. Le schéma est tout tracé pour elles :

courir, s’agiter, faire à la hâte, travailler sans but, réagir sans distance, répondre

aux sollicitations incessantes, gagner toujours plus d'argent, capitaliser,

consommer un maximum, être inculte, errant, sans racine, réfugié, sans histoire,

aphasique, amnésique, être un agent de la machine productive. La

marchandisation fait que la réflexion est bien souvent délaissée au profit de

l’émotion, la théorie au profit de l’utilisation pratique. Dans L’Homme sans

gravité, Charles Melman analyse la « Nouvelle économie psychique », mutation

issue de notre dépendance aux objets « qui nous fait passer d’une économie

organisée par le refoulement à une économie organisée par l’exhibition de la

jouissance » (Melman, 2002 :18-19). L’individu tend de plus en plus à

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s’autoréférencer, « à chercher dans ses ressources propres ce qu’il trouvait

auparavant dans le système social de sens et de valeurs où s’inscrivait son

existence » (Martin, 200 :175). La dépossession est totale ; l’homme, transformé

en « consommateur prolétarisé » est dessaisi de ses rêves et de ses utopies :

même la puissance magico-mythique de la langue s’est effondrée. Aux grandes

métaphores, et au langage qui révèle les « questions de pensée, de société et de

société et de pouvoir » (Khatibi, 1997 : 26), on a substitué les grands concepts

opératoires sur lesquels peut bien s’appuyer, pour ses bénéfices et son

rayonnement, le Grand marché consumériste. Le nouveau Léviathan se décline

sous une série de mots barbares : management, marketing, croissance,

régulation, dérégulation, Cac 40, nasdaq, gestion, rendement, entreprise, marché,

multinationales. Ce vocabulaire managérial, rappelle Pierre Legendre dans un

entretien avec A. Rubens, est, pour une large part, guerrier :

« Les procédés et manœuvres du Management planétaire […] c’est

la mobilisation, à travers le système économique et financier

transcontinental, des représentations historiques et de l’inventivité

scientifique et technique des peuples, de la capacité stratégique des

Références dominantes, et par-dessus tout, le maniement des

pulsions jusqu’à la lutte à mort, dans le but apparent de réunir

l’humanité par le commerce pacifique ».

Les fantasmes individuels priment sur le sens commun :

« En Occident, poursuit Legendre, la communication semble

enterrer jusqu’à l’usage du terme de parole. Le marketing politique,

la publicité, le jargon de l’entreprise démonétisent la parole. Ce

mot, communication, s’est même infiltré dans les relations

personnelles. Comment faire entendre que la communication mutile

la parole ?»

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Les mutations brutales à la fois de la subjectivité et de l’existence collective

vont engendrer des dégâts importants sur la cohésion sociale et la stabilité des

relations internationales :

« Tout laisse en effet penser que les bouleversements induits par

mutations économiques et culturelles sur l’identité contemporaine

conduisent à une crise des significations imaginaires sociales (

montée de l’individualisme, essor de la consommation et des

technologies de l’information, désaffection du politique et repli sur

la sphère privée, recherche passionnée du bonheur et poussée du

psychologisme, etc. » (Martin, 2001 : 181).

Les réflexes sur lesquels s’appuie l’idéologie néo-libérale (recherche effrénée

des profits, culte de la rentabilité, optimisation du chiffre d’affaire…) imposent

partout un univers social décousu, « constitué d’une agrégation de valeurs

distinctes, intégrées ou dissociées, centripètes et centrifuges » ( Farrugia, 1997 :

30). La machinerie économique mondialisée et l’oligarchie qui la contrôle

réorientent les positions sociales : il ne s’agit plus, selon le célèbre sociologue

A. Touraine, de rapport de domination haut/bas mais entre dedans /dehors, entre

« exclus et intégrés » (Touraine, 1997 : 13). Cette idéologie adaptée au

capitalisme concurrentiel et consumériste alimente « un imaginaire de la crise et

donc un imaginaire de l’hétéronomie qui vient modifier les processus de

socialisation» (Martin, 2001 : 181).

Le libéralisme économique se fonde sur une exploitation illimitée des

ressources. La crise écologique est peut-être le symptôme le plus visible de tous

ces dérèglements crées par cette énorme vague de fond qui traverse les sociétés

dans tous les sens. Cette crise, émanerait en partie, comme le soutient Lynne

White, d’une certaine vision anthropocentrique provenant des matrices grecques

et judéo-chrétienne de l’Occident :

« Depuis que la science et la technique sont deux mots sacrés dans

notre vocabulaire contemporain, certains peuvent se réjouir, de ce

que, premièrement, d’un point de vue historique, la science

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moderne soit une extrapolation de la théologie naturelle, et,

deuxièmement, que la technique moderne peut, en partie,

s’expliquer comme une réalisation volontariste occidentale du

dogme chrétien de la transcendance de l’homme et de » sa légitime

domination sur la nature » (White, 2009 : 21-22).

De nombreux penseurs montrent parfaitement comment la domination du

paradigme newtonien, qui a donné naissance à la modernité technoscientifique, a

paralysé les autres pensées, celle des romantiques, entre autres, qui aspiraient à

« une grande synthèse de l’unité et de l’universalité » (Lukacs 1971, 17), et qui,

déjà, diagnostiquaient en leur temps, la « perte du sens humain ». « Le poète

comprend la nature mieux que l’homme de science » affirme Novalis, qui

n’aspire pas, en poète à dominer le monde, mais à « embrasser l'univers entier de

manière telle que de l'ensemble de ses dissonances naisse, malgré tout, une

symphonie » (Lukacs 1971, 17).

De ce panorama noir que nous venons de dresser, une série de questions

émerge :

1– Quelles vérités notre époque peut-elle dresser ou adresser à

l’obscurité et à la violence d’un âge qui semble vivre de la perte de son

sens ?

2 - Comment le chaos peut-il se traverser en nous détournant du

scepticisme et du nihilisme qui s’emparent d’un siècle dont le but se

trouve rongé par les seules valeurs de gain ?

3 - Quelle forme prendra la nouvelle conscience du monde et de la

culture? Quels en seront les lois, les contenus, les orientations, les

modalités de sa mise en pratique ?

Les questions posées demandent des réponses adaptées et courageuses, et elles

sont de différentes natures : politiques, pratiques, poétiques, éthico-

philosophiques. Le premier pas doit accomplir le saut nécessaire pour sortir du

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désarroi sociohistorique causé par une pensée porteuse de mort, pensée réactive,

dirait Nietzsche, tueuse de sa propre vie comme de la vie du monde. La crise

écologique dans laquelle nous nous abîmons en est l’exemple vivant ; son

traitement ne doit pas être dicté par cette même pensée simplificatrice, victime

de ses propres figures homogénéisantes, hiérarchisantes, qui se retourne contre

elle-même et combat ses propres conditions.

Comment alors sortir de ces limites, de ces apories ? Comment rendre à

l’homme sa gravité, et au monde son épaisseur et sa densité ? Dans la

conclusion de son livre Le Divin marché, Dany-Robert Dufour rejoint de plus en

plus les thèses des sociologues et philosophes inquiets et radicaux. Pour lui, la

réponse est d’ordre éthique : « Il y a fort à parier, soutient-il, que le dépassement

des apories de la civilisation occidentale ne se fera pas sans qu’elle aille se

ressourcer auprès d’autres civilisations, celle que son délire commence à mettre

en péril » (Dufour, 2007 : 313). La solution peut donc provenir de l’Autre, ainsi

que le soutient à son tour Pierre Legendre, qui propose de retrouver cet « au-delà

de l’individu » qui existe en Afrique, par exemple, et, probablement, dans de

nombreuses cultures périphériques, qui échappent aux propositions et aux visons

d’un logos proclamant « la dissociation absolue des signes et du sens »

(Touraine, 1996 : 17).

La deuxième réponse est philosophique : il faut déconstruire le logos, repenser

ses conditions, dit Derrida ; faire reculer les bordures, les limites, les déplacer,

les différer et arriver ainsi à retrouver dans les nœuds de la pensée occidentale,

« la loi de la composition et la règle de son jeu » par lesquelles elle organise son

ordre et sa logique de domination. Ainsi réussit-on à provoquer, « par un double

geste, une double science, une double écriture », un au-delà de la pensée, « un

renversement de l’opposition classique et un déplacement général du système »

(Derrida, 1972 : 392).

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« Si la totalisation alors n’a plus de sens, ce n’est pas parce que

l’infinité d’un champ ne peut être couverte par un regard ou un

discours finis, mais parce que la nature du champ – à savoir le

langage est un langage infini – exclut la totalisation : ce champ est

en effet celui d’un jeu, c’est-à-dire de substitutions infinies dans la

clôture d’un ensemble fini » (Id., 1967 : 423).

La Troisième réponse est d’ordre poético-politique. Il faut inventer de nouvelles

métaphores, propose Glissant ; le monde, dit-il, est « Relation », « Tout-

monde », « chaos-monde ». L’idée d’un monde unipolaire qui entend dicter sa

raison et imposer l’idée universelle de ses paradigmes vole en éclats. La

reconfiguration glissantienne du monde passe par un « ébranlement de

catégories et de disciplines liées au déploiement de la métaphysique de l’Un ».

Le monde ne doit plus reproduire les figures traditionnelles de la domination, la

notion d’universel n’est plus la même que celle habituellement imposée par les

impératifs et le poids d’une conscience historique mondiale fomentée par deux

siècles d’hégémonie occidentale. L’Universel, sous la plume de Glissant, n’a

plus alors l’unique « couleur blanche » qu’il a toujours eue ; il est désormais

soumis aux rythmes et au vertige de la « Relation », de « racines allant à la

rencontre d’autres racines. » (Glissant, 1996, 23). Ce travail de recomposition,

après celui d’ « ébranlement » de Derrida, est l’œuvre de la parole du poète qui

« mène de la périphérie à la périphérie, reproduit la trace du nomadisme

circulaire, oui ; c’est-à-dire qu’elle constitue toute périphérie en centre, et plus

encore, qu’elle abolit la notion même de centre et de périphérie » (Glissant,

1990, 41).Si le savoir doctrinaire et l’herméneutique qui va avec sont

disqualifiés, c’est parce que, nous dit encore Glissant, les concepts issus de ce

même savoir sont devenus inopérants, voire dangereux. Le voile d’ignorance a

pour effet de neutraliser les différences, pour renfermer chacun dans l’intimité

de sa conscience ou de sa raison pratique.

La démarche inclassable de l’écrivain maghrébin Abdelkébir Khatibi procède

d’une manière différente. Si Édouard Glissant s’appuie sur l’image du

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« Divers », impossible à comptabiliser, et qui sape l’idée de « modèle », le

« Dehors » forgé par Khatibi, qui appelle à décentrer en nous le savoir

occidental , à « nous décentrer par rapport à ce centre, à cette origine que se

donne l’Occident », multiplie les centres de référence et de décision. Khatibi

interroge l’impensé de la pensée, c’est-à-dire le chaos mental et ontologique que

les savoirs des sociétés de commandement et de domination ont occulté. Il

développe une « Pensée autre », qui « exige de la pensée l’exercice d’une

violence novatrice entre les cultures, leurs rencontres et leurs résistances à la

pulsion de cruauté des uns et des autres» (Khatibi, 1983, 63), A la « pensée-

contre », Khatibi lui oppose une « Pensée-autre », une «pensée de l’extranéité »,

qui accomplit une double tâche : réinterroger et redéfinir, d’une part, afin de les

redéployer dans un espace de sens nouveau les marqueurs issus du monde des

idées occidental, et réarticuler, d’autre part, les discours élaborés par les

différentes sociétés du monde arabe sur elles-mêmes. La refondation doit passer

nécessairement par ce concept de « double critique » qui « consiste, soutient-il, à

opposer à l’épistémè occidentale son dehors impensé tout en radicalisant la

marge, non seulement dans une pensée en arabe, mais dans une pensée autre qui

parle en langues, se mettant à l'écoute de toute parole - d'où qu'elle vienne»

(Khatibi, 1983, 63).

Telles sont résumées les conditions d’une transmutation de la conscience du

monde, qui doit, en premier lieu opérer, « une nouvelle redistribution du

langage », et instaurer une nouvelle « logique du sens et de la vie » (Mbembe,

2010 : 10). On ne doit plus ainsi se contenter d’un seul point de vue, d’une seule

vision. Pour construire une nouvelle solidarité internationale, il faut, et cela ne

relève pas seulement des compétences d’un seul bloc, d’une seule région de la

planète, proposer une alternative aux idéologies modernes et au projet globaliste,

totalitaire et destructeur, sous couvert de progressisme, qu’elles ont générés. Il

faut, en d’autres termes, sortir des paradigmes dominants qui hantent la pensée,

forment et fabriquent les petits récits, régulent les états d’âme, décrètent l’état

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d’exception. Face à « la résurgence de la scolastique » (Garaudy, 2015 : 93 ) qui

tend à « reféodaliser » la planète avec le concours de la surpuissance des

entreprises géantes transcontinentales, ces empires transversaux, nouveaux

concurrents des États, il nous faut élaborer des projets sérieux et ambitieux qui

puissent remplir le vide sidéral crée par une pensée anthropophage et proposer à

la place des créations qui mettraient au « centre de la vie humaines d’autres

significations que l’expansion de la production et de la consommation, qui

poseraient des objectifs de vie différents pouvant être reconnus par les êtres

humains comme valant la peine. » (C. Costoriadis, 1994). En un mot, il nous

faut, comme le propose P. Legendre, retrouver cet « au-delà de l'individu » qui

existe en Afrique, refaire le trajet en sens inverse pour retrouver « la dialectique

de l’Un et du multiple, du singulier et de l’universel » combattue par la

rationalité scientifique :

« Et on peut grandir en humanité sans être condamné au retour à la

régression fusionnelle, qui ferait disparaître notre individuation, ou

encore à la stagnation au stade infantile, dans lequel le capitalisme

et la société de marché nous maintiennent en nous faisant croire que

nous ne pouvons exister comme individus qu’en considérant les

autres comme des rivaux ». (Viveret, 2005 : 229).

Ainsi pourrons-nous faire naître une éthique de l’agir et du faire, ouvrir à l’être

une possibilité de compréhension et d’écoute absolument déterminante. Il nous

faut pour cela renouveler le savoir pour saper et perturber en profondeur ce qui a

été soumis depuis toujours au principe d’identité et de cohérence. La portée

révolutionnaire de l’esthétique-éthique de Glissant qui annonce « la mutation

douloureuse de la pensée» (Glissant, 1996, 19), réside dans sa volonté de

perturber l’axe de rotation par lequel transite toutes les idéologies faussement

progressistes qui entendent requalifier pour les bénéfices d’une seule partie, les

termes des échanges, en créant de nouvelles appellations : « la créolisation est

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imprévisible, alors que l’on pourrait calculer les effets d’un métissage »

(Glissant, 1996, 19).

C’est cela que nous appelons une nouvelle conscience du monde, celle qui

tendra toujours, au nord comme au sud, à instaurer et faire valoir une existence

débarrassée des systèmes de pensée qui s’affrontent dans une forme de

surenchère nihiliste, capable surtout « d’explorer non des essences immuables et

toutes faites, mais les failles et les interstices, les différents lieux d’où émerge le

neuf, et surtout ce qui est en mouvement » (Mbembe, 2006). Militer pour une

nouvelle conscience du monde, c’est vouloir construire et développer une

pensée autre, une pensée neuve, « capable de débusquer, selon les termes du

philosophe africain Achille Mbembe, les forces primales du capitalisme […]

devenues abstraites, anonymes, immatérielles» (Mbembe, 2006). Ainsi,

pourrons-nous développer une meilleure compréhension, ou encore une

intercompréhension, ou une « interconnaissance », selon le terme coranique, tel

qu’il est défini dans le verset : « O homme ! Nous vous avons crées d’un mâle et

d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus pour que vous

vous entre-connaissiez » (Coran, 49 :13). Redéfinies sur cette base, les

entreprises de domination et d’exploitation cèdent la pas à une approche

nouvelle qui consiste à explorer les vastes terres que la pensée n’a pas encore

visitées, et qui parvient à relever dans une démarche sincère, « le défi d’habiter

plusieurs mondes et formes d’intelligibilité en même temps, non dans un geste

d’écart gratuit, mais de va et vient, qui autorise l’articulation d’une pensée de la

traversée, de la circulation » (Mbembe, 2006). Cette sorte de pensée, qui veille

ouvrir la pensée elle-même, à ce qui « éveille le penser, l’inquiète et le met en

mouvement », comporte, bien entendu des risques énormes. Mais « ces risques

seraient plus graves encore si on en venait à se murer dans le culte de la

différence». (Mbembe, 2006).

Il faut pour parvenir à cet idéal, qui consiste à « recombiner, dans ce monde

dualisé où la dérive des continents s'accélère, les éléments d'unité et de diversité

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[…], à gérer la diversité, à combiner l'unité de la loi ou de la règle avec la

multiplicité, la pluralité des intérêts, des valeurs et des droits » (Touraine, 1996 :

15),inventer une langue et une écriture qui soient capables de réparer les

infrastructures psychiques abîmées par des siècles de violence, et de surtout

« désœuvrer », selon le terme du philosophe italien Georgio Agamben, et donc

d’empêcher de s’épanouir les logiques de domination économique, les replis

identitaires et les élans impérialistes ; empêcher que se répète ce geste insensé

qui tend à devenir une réalité politique tangible : cette façon de construire le

monde sans les autres, et qui ne reconnait pas des chronologies plurielles du

monde. Tout dépendra donc de la quantité d’énergie que déploiera chacun pour

concrétiser cet évènement de grande importance :

« En réalité, grandir en humanité dans la création et dans la

coopération avec autrui est possible si notre désir se situe dans

l’ordre de l’être, et non de l’avoir et de la possession. Tout ce que je

ferai au niveau individuel pour vivre ma vie intensément, pour être

à la bonne heure, sera aussi une occasion d’être mieux dans mes

rapports avec l’univers (recherche de la beauté et de la vérité), avec

autrui (l’amitié comme alternative à la rivalité) et avec moi-même

(la sérénité comme alternative à la guerre, ou à la tension intérieure)

(Viveret, 2005 : 229).

C’est cela la tâche de cette nouvelle conscience : éviter la « catastrophe, la

dissociation qui aboutit à ce que les oppositions et les rapports de domination ne

soient plus limités ou compensés par aucun principe religieux, culturel, moral ou

autre, d'appartenance commune, de définition de l'humaine condition »

(Touraine, 1996 : 17).Cette nouvelle pensée, ou culture, est cette lecture qui peut

anticiper les évènements, éviter les pièges en tous genres, celle qui est capable

aussi de traquer les formes d’aliénation presqu’invisibles, le contrôle

informatisé, et qui induit toujours, dans sa marche et sa démarche, « un

supplément, un additif, une inscription marginale (pour reprendre ici des figures

derridiennes) qui se réfugie en marge du pouvoir et du savoir, là précisément où

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l’idée résiste, se met à circuler selon d’autres catégories que celles qui dominent,

peu visible parfois aux yeux des forces les plus répressives » (Martin, 2016).

La littérature peut devenir ce lieu d’accueil de l’Autre, un lieu d’exercice et de

traduction, où la parole retrouve son pouvoir d’appel, sa force de dislocation et

de rupture, Sortir des clichés, des préjugés, de la « pensée hantée », des clôtures,

de la dictature du même, des lectures conventionnelles, c’est soumettre les

formules usées à un travail de « désœuvrement », et reconquérir ainsi le pouvoir

d’appel des mots, leur charge d’illumination et de menace : « Il faut bien

qu’existe quelque part, nous dit Nabil Farès, un lieu où nous puissions être en

paroles, actes et voyages à l’abri de toute destruction ».

Références bibliographiques

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Mohamed Rafik BENAOUDA

Université Yahia FARES de Médéa

Djebel Amour … et de haine de Jean MOLARD :

un hymne à l’altérité

Bon nombre de définitions de la notion de l’altérité placent l’Ego et l’Alter au

centre de tout processus de reconnaissance de l’autre partie dans sa différence

ethnique, culturelle, sociale et religieuse.

Jean Molard est un ancien soldat-infirmier dans la classe 56-2/A au 29e bataillon

de Tirailleurs Algériens qui nous donne à lire dans Djebel Amour…et de haine

la véritable conception qu’il se fait du prochain. Pendant treize mois passés dans

les montagnes du Djebel Amour1, l’auteur a remplacé sa mitrailleuse par une

musette de pansement et tenté de comprendre de l’intérieur ces « indigènes »,

capables du meilleur comme du pire.

En effet, attaché à une certaine image de l’Homme, Molard a défié l’armée

française qu’il servait et l’Eglise qui l’avait envoyé en Algérie comme «

séminariste ». Par le truchement de témoignages courageux, il essaie dans un

style Saidien2 de remonter à la source du conflit entre Français et Algériens et

qui s’est soldé par une guerre des plus meurtrières. Il nous décrit comment les

Français considéraient l’Autre comme une partie inférieure d’eux même. Il

ajoute aussi que la plus grande erreur commise par la France se résume comme

suit : « On ne peut prétendre faire une même nation de Dunkerque à

Tamanrasset, ni même mener une pacification « propre », quand des populations

1Chaîne montagneuse d'Algérie située au centre du pays et constituant une partie de l'Atlas

saharien.

2 Edward Said

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entières et les individus qui les composent n’on même pas droit, dans la bouche

des dominants, à un nom digne » (Molard, 2003 :106)

Séduit par son prochain, Molard se démarque d’une armée qui comptait

maîtriser le peuple autochtone sans le connaître de près : « La relation d’une

armée avec un peuple en révolte qu’il est chargé de mater est toujours difficile.

A plus forte raison lorsque cette armée est étrangère à ce peuple, loin de son

histoire, de sa langue, de sa culture, de sa religion, de sa manière de vivre… »

(Molard, 2003 :108).

La lecture des mémoires de guerre que Molard relate suscite les interrogations

suivantes : quelles conceptions Molard donne-t-il à « l’alter » et l’ « égo » ?

Dans quelles mesures peut-on affirmer que dans bien des cas, l’auteur se

rapproche de l’ « alter » et s’éloigne de l’ « égo »?

Pour répondre à ces questions, nous appréhendons la notion de l’Altérité chez

Molard d’un point de vue sociologique où le « dehors » et le « dedans » sont

l’avers et le revers d’une même médaille, pour ainsi reprendre Georges Simmel.

(Simmel, 1908)

I) L’altérité du « dehors » dans Djebel Amour …et de haine

Dans un chapitre qu’il consacre à la notion d’altérité, le sociologue allemand

Georges Simmel souligne que l’unité de la distance et de la proximité, présente

dans toute relation humaine, s’organise en une constellation dont la formule la

plus brève est Cette antinomie est développée davantage par Simmel en

« altérité du dehors » et « altérité du dedans » :la distance à l’intérieur de la

relation signifie que le proche est lointain, mais le fait même de l’altérité signifie

que le lointain est proche (Simmel, 1908 : 54).

Pour ce qui est de l’altérité du « dehors », Simmel précise qu’elle concerne les

pays, peuples et groupes situés dans un espace et/ou un temps distants et dont le

caractère « lointain » voire « exotique », est établi en regard des critères propres

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à une culture donnée correspondant à une particularité nationale ou

communautaire. (Simmel, 1908 : 54). La réflexion du sociologue allemand

nous conduit à comprendre que l’altérité du dehors dont il est question dans

Djebel Amour…et de haine serait synonyme de compassion, reconnaissance et

rapprochement de l’alter qui est l’individu algérien pendant la guerre d’Algérie .

En effet, dès les premières lignes de ses mémoires, Molard n’hésite pas à

préciser aux lecteurs qu’il est parti en Algérie non pour faire la guerre mais pour

passer le service militaire qui avait à l’époque un caractère obligatoire pour tous

les jeunes français en bonne santé. Il ajoute aussi que la formation dont il avait

bénéficié au séminaire l’avait grandement préparé pour ne jamais porter les

armes car elle condamnait toute sorte de torture et de racisme :

Certains professeurs étaient fortement opposés, au nom

de la foi chrétienne et de la simple morale humaine,

aux violences faites aux populations et surtout

l’utilisation de la torture. Et j’avais ainsi baigné depuis

1954 dans ces idées du droit des peuples, du respect de

tout homme, du rejet du racisme et surtout du refus de

la torture. (Molard, 2003 :16)

Dans un autre passage, l’auteur confie aux lecteurs que ses propres positions

avaient été confortées par un conseil que son formateur au séminaire lui avait

donné au moment où il s’apprêtait à quitter le séminaire pour rejoindre le port de

Toulon où on regroupait tous les jeunes appelés qui partaient en Algérie :

Je me souviens qu’au moment du départ, alors que je le

quittais, le professeur de séminaire qui était davantage

chargé de ma formation m’a dit avec une certaine

solennité : « et n’oublie pas Jean, que j’aimerais mieux

te savoir mort que complice de tortures ». Une telle

phrase, objectivement dure, je l’avais acceptée parce

qu’elle correspondait à un choix de vie. (Idem :104)

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C’est ainsi que Molard avait pris la décision de passer son service militaire en

tant qu’infirmier non en tant que véritable soldat de terrain, remplaçant sa

mitrailleuse par une musette de coton et de bandelettes. Aussi, souligne- t-il

clairement dans ses mémoires qu’il faisait partie d’une minorité de soldats

français venus en Algérie contre leur gré et qui s’opposaient à toute forme de

traitement inhumain des indigènes qu’il répartit en trois catégories : les

Algériens qui étaient dans l’armée française, les Algériens qui étaient dans les

rangs du FLN3 et le reste de la population algérienne.

Concernant les Algériens de l’armée française, Molard dénonce une certaine

injustice dans le traitement par rapports aux soldats français. Il n’arrivait pas à

comprendre comment un arabe qui lutte pour la France et qui laisse même sa vie

sur le champ de bataille se fait traiter comme un soldat de seconde catégorie par

les responsables militaires français :

Et pour moi, le premier boulot, en même temps que

l’inventaire des dégâts, est surtout de rassurer le blessé.

Non, il n’est pas seul dans ce chaos de bruit de cris de

sang, mais non, Ali,(ou Robert), dis pas ça, je t’assure,

tu vas pas mourir, ton turc, c’est pas bien grave. Il faut

lui parler à tout prix, lui dire n’importe quoi, qu’il va

avoir une permission, qu’il sera rapatrié en France ou

qu’il retrouvera son douar. (Ibid. 44)

Dans un autre passage, Molard condamne la manière dont on faisait le deuil

quand un soldat français et un soldat musulman tombaient sur le champ de

bataille. Il se demande si les « musulmans » qui sont morts sous l’uniforme

français sont comptabilisés parmi les morts du camp français. Il ajoute aussi que

la politique de l’armée française quand un soldat perd la vie était connue et

approuvée par les autorités françaises:

3 Front de Libération Nationale algérien.

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Ces bataillons de tirailleurs présentaient l’intérêt, en

cas de décès, de ne pas traumatiser à tout coup

l’opinion publique métropolitaine. Quand le village de

Saint Machin les Ormeaux apprenait la mort d’un de

ses gars, c’était des centaines de gens, bouleversés, qui

se demandaient à quoi servaient ces combats qui leur

tuaient leurs jeunes et n’en finissaient pas. Quand

c’était Ahmed ou Mustapha qui tombait dans le djebel,

il n’y avait pas de dégâts collatéraux en métropole.

(Ibid. 43)

Outre les indigènes de l’armée française, Molard avait toujours de la compassion

pour les combattants algériens qui tombaient entre les mains de l’armée

française. Dans un passage empreint d’humanisme, l’auteur nous confie qu’à

chaque fois il était appelé à soigner un combattant algérien pour qu’il révèle le

maximum d’informations, il le traite comme un soldat français, comme un

Homme tout simplement : « Déjà dans le coma de la mort, je fais ce que je peux,

avec le plus de douceur possible, non pas pour le rendre présentable, je m’en

fiche, mais pour que dans son agonie, il sente enfin une main qui ne lui veut pas

de mal. »(ibid.78)

Le même comportement était réservé par Molard aux combattantes du FLN. Il

nous dit d’ailleurs qu’en faisant semblant, un jour, de soigner une vieille qui

n’avait plus que quelques heures à vivre, il était heureux d’avoir vu dans ses

yeux autre chose que de la peur et de la haine rentrée. Et qu’il y avait, pour une

fois, une petite lumière qui ressemblait à un regard d’humanité. (Ibid.71)

Pour ce qui est de la troisième catégorie d’Algériens, elle représente la majorité

des autochtones qui espéraient vivre dignement dans une Algérie algérienne,

dans un climat d’honneur et de fierté. Ils n’avaient selon Molard aucun pouvoir,

ni économique, ni politique et étaient privés de toute reconnaissance culturelle.

Ils vivaient comme des êtres tolérés pour les travaux manuels mal payés, ou

refoulés dans les montagnes ou dans « le bled » (Ibid.107)

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De même, l’auteur attaque de front le racisme linguistique dont souffraient les

algériens durant la période coloniale. Les appellations désobligeantes pour

désigner les individus ou des familles d’individus expriment selon lui un refus

de reconnaissance de dignité, d’égalité et bien évidemment de fraternité et

révèlent l’impossible cohabitation dans l’égalité : « Il y a bien plus que de

simples mots déplaisants, il y a le refus de considérer l’autre comme un homme

à part entière. Dis-moi comment tu nommes l’étranger et je te dirai l’idée que tu

te fais de l’humanité. » (Ibid.107)

Convaincu de l’échec du projet chimérique de l’Algérie française, juste et

fraternelle, Molard souligne dans un passage saisissant et porteur de sens qu’on

ne peut prétendre faire une même nation de Dunkerque à Tamanrasset, ni même

mener une pacification « propre », quand des populations entières et les

individus qui les composent n’ont même pas droit, dans la bouche des

dominants, à un nom digne. Il est à signaler aussi que dans Djebel Amour …et

de haine, la reconnaissance de l’ « alter » comme un homme qui a droit au

même traitement que l’ « égo » est accentuée sur le plan typographique par

l’emploi des termes dévalorisants entre guillemets, une technique à laquelle

Molard recourt pour dire aux lecteurs qu’il était contre toute sorte d’injures ou

d’appellations désobligeantes. Parmi les appellations, porteuses de mépris et de

haine, proférées contre la population autochtone et qui sont mises entre

guillemets par l’auteur, nous recensons : « fellaga », « ennemi », « méchants

cons », « zone à nettoyer », « chasse aux rebelles », « hors la loi »,

« fellouzes », « sales gus »…

En gros , nous pouvons dire que Jean Moloard -en dépit de son statut de soldat

parti faire la guerre d’Algérie- s’était préparé moralement pour rester fidèle à ses

conceptions humanistes de l’ « autre », tout en essayant de sensibiliser l’opinion

publique française sur des faits qui continuent jusqu’à présent à ternir son

image. Il n’a pas peur de dire dans l’après-propos de ses mémoires qu’il ne

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décrit que ce qu’il a vécu en Algérie entre 1956 et 1957 et que connaître la

guerre et ses dangers lui a permis de gagner le droit de parler sans se faire traiter

de moraliste de bureau. (Ibid.130)

De même, il est à signaler que cette altérité du « dehors » qui fait de l’ « alter »

un congénère immédiat, se place aux antipodes de ce que Simmel entend par

« altérité du dedans » qui fait de l’ « égo » un dissemblable qui s’éloigne

davantage de la logique et de la raison par ses comportements et ses

convictions. Comment se manifeste donc cette altérité du « dedans » dans les

mémoires de Molard ?

II) L’altérité du « dedans » dans Djebel Amour … et de haine

Pour décrire la situation où le prochain se retrouve au cœur de ce qu’on entend

par l’altérité du « dedans », Georges Simmel précise qu’elle est liée à une

appartenance de groupes (national, ethnique, communautaire, religieux…) qui se

distinguent à l’intérieur d’une organisation sociale ou culturelle et peuvent y être

considérés comme source de malaise ou de menace (Simmel : 1908 : 54).

Molard faisait partie de la « Gauche » qui était contre la guerre et qui constituait

un réel danger et une sérieuse menace contre les projets expansionnistes de la

France coloniale. A travers ses mémoires, il décrit un malaise existentiel dans

une société passive, une sorte de solitude dans les rangs de l’armée qu’il sert et

l’église à laquelle il se voue. Cet éloignement du prochain dont il est question

dans Djebel Amour et… et de haine gravite autour de deux pôles essentiels que

Louis Althusser appelle (Appareil Répressif de l’Etat et Appareil Idéologique de

l’Etat) (Althusser, 1970 : 67)

Pour ce qui est de l’ARE, Molard affiche clairement dans ses mémoires son

mécontentement vis-à-vis des pratiques policières et militaires en Algérie dont le

maître-mot était la « torture ». Il précise aussi que la torture touchait à la fois les

prisonniers algériens et les Français qui œuvraient pour que les Algériens aient

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leur indépendance. L’affaire « Maurice Audin » est un exemple des plus

synthétiques de cette torture généralisée puisqu’elle avait fait monter d’un bon

cran la tension et les critiques, nous dit-il en pensant aussi qu’en supprimant les

opposants ou en les faisant taire, le pouvoir ou les ultras supprimaient toute

possibilité de débat et instauraient la dictature de l’idée unique. (Ibid.156)

Il ajoute également que le caractère despotique de l’armée française entrainait

tous les jeunes français dans une guerre dont il ne connaissait que l’appellation

et qui les muait en parfaits sanguinaires : « Peu avaient des convictions

politiques un peu structurées, d’autant moins que l’âge de la majorité légale était

de 21ans. On imposait à ces jeunes le devoir de tuer, alors qu’ils n’avaient pas

encore le droit de vote ! … » (Ibid. 22).

Molard se moque aussi de ce projet de pacification « armée » que les autorités

militaires de son pays voulaient faire réussir par tous les moyens. Dans un

registre sarcastique, il souligne qu’il fallait ratisser, nettoyer, purger, contrôler,

passer au peigne des fusils, pour tout dire « pacifier », afin d’en extraire toute

présence humaine, forcément hostile. (Ibid.32)

Pour décrire les conséquences des horreurs de la guerre, il n’hésite pas à dire

que la guerre d’Algérie a fait des militaires de « véritables machines à tuer » qui

restaient insensibles dans les situations les plus macabres :

On peut manger, bien assis sur sa pierre et de bon

appétit, sans même leur avoir tourné le dos, à trois

mètres de cadavres dont les brûlures sont pourtant

horribles à en vomir. Qui, en temps normal, pique-

niquerait à côté de corps étendus et défigurés ? C’est ce

jour-là que j’ai brutalement réalisé : mon pauvre vieux,

qu’est-ce que tu es devenu ? (Ibid.64)

Les méthodes de l’armée française sont comparées par Molard à celle de la

Gestapo nazie qui est facilement identifiable et relativement aisée à dénoncer,

parce qu’elle se fait « à froid », systématiquement et qu’elle engage la

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responsabilité d’un Etat qui « couvre » sa pratique tout en la niant.(Molard,

2003 :75)

Dans un passage poignant, l’auteur nous donne à lire une scène où l’animal se

faisait plus humain que les soldats qui prenaient du plaisir à chaque torture, à

chaque contrôle routinier musclé :

L’horreur du tableau a été moins dans le degré de

blessures infligées au vieil homme, que dans la

différence du comportement des hommes et de la bête.

Le chien, manifestement, n’avait aucune envie de

s’acharner sur un homme exposé au grand jour et

immobilisé…les gradés et son maître semblaient

devenus enragés par le manque de zèle de la bête. On

les sentait prêts à mordre à sa place. Triste spectacle de

ces hommes à qui un chien semblait donner une leçon

d’humanité. (Ibid. 97)

Pour appuyer davantage sa position vis-à-vis de cet outil de l’ARE, Molard

souligne que l’armée française avait donné aux militaires tous les pouvoirs, y

compris celui de vie et de mort, et enlevait aux « indigènes » le peu de droits qui

leur avaient été concédés. Il termine cette incrimination par affirmer qu’en

Algérie, la torture, si largement pratiquée, allait de soi, coulait de source, de la

source coloniale, de la source du racisme(Ibid.112).

De la dénonciation de l’armée française, Molard se tourne vers la presse et

l’Eglise, deux outils de l’Appareil Idéologique de l’Etat qui ont fortement

contribué à ce qui s’est passé en Algérie entre 1830 et 1962.

En parlant de la presse française, l’auteur commence par dire que les militaires

français étaient fortement conditionnés par une certaine presse qui faisait

l’apologie de la guerre et d’expansionnisme au nom de la civilisation et du

christianisme. Il n’hésite pas à dire que le comportement des militaires n’était

que le reflet et l’expression de ce que leurs parents, leur environnement, leur

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milieu pensaient de l’Algérie, de la colonisation, des populations arabes, de la

répression ou de la torture(Ibid.22).

De même, il cite quelques titres de journaux qu’il lisait secrètement au séminaire

car ils se réclamaient de l’ « opposition » et luttaient pour que l’opinion publique

abandonne les conceptions stéréotypées de la guerre et des populations

étrangères tout en remettant en question la politique dite de « pacification » :

Au séminaire aussi on lisait beaucoup la presse, y

compris les journaux « d’opposition » qui critiquaient

cette guerre, la colonisation qui l’avait provoquée, les

positions des responsables politiques et beaucoup

d’entre nous faisaient leurs critiques et les

condamnations des méthodes utilisées par l’armée

française. …Nous lisions beaucoup, surtout « une

certaine presse » que nous nous échangions : France-

observateur, l’Express, Le monde, Témoignage

chrétien, le Canard enchaîné… et les discussions

portaient désormais sur la guerre, la torture, les doutes

sur les résultats de la pacification (Ibid.17).

Comme exemple de la propagande mise en place par l’armée française, Molard

cite dans ses mémoires un certain Léo. P., un journaliste venu en Algérie pour

couvrir la guerre en fonction des exigences de l’armée française. Ce dernier

excellait selon l’auteur dans le récit décalé de ce qu’il voyait, notait, et vivait sur

le terrain :

Léo.P.n’était pas un militaire, il était journaliste, venu

pour faire du reportage…et le soir à la radio du

commandant, il dictait des articles qui nous

paraissaient un peu « décalés » par rapport à notre

propre vision des choses. Il rappelait une grande

imagination et un verbiage de circonstances (Ibid.138).

Poursuivant son indignation, Molard décrit d’une manière neurasthénique le

manque de professionnalisme, d’objectivité et de neutralisme d’une presse qu’il

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qualifie de « symptomatique ». Il nous confie que cette presse qui était censée

jouer le rôle de « garde-fou » dans la société a malheureusement beaucoup

participé à ce concert de simplismes, en s’interdisant toute autre parole que celle

des factions en place. L’auteur n’hésite pas à pointer du doigt le caractère

ridicule d’une presse qui joue avec ses principes fondateurs :

Je me souviens encore de cette UNE du principal

quotidien d’Oran : la partie haute de cette première

page, à l’occasion des funérailles d’un soldat mort au

combat, titrait en grosses lettres avec la phrase du

colonel qui avait présidé la cérémonie : « notre cause

est juste parce que des hommes acceptent de mourir

pour elle ». La moitié basse de la même page annonçait

en lettres à peine plus petites que « au cours d’un

combat à Oued Machin, l’armée tue cinquante

rebelles ». La juxtaposition de ces titres hurlait le

ridicule. Qu’un colonel devant un cercueil se fende

d’une phrase aussi stupide que ronflante, on peut

comprendre ! mais que l’équipe d’un journal ne voie

pas que, selon le même critère de sang versé, son

deuxième titre rend cinquante fois plus juste la cause

de « l’ennemi » est désarmant de bêtise… (Ibid :157)

Molard termine sa réflexion sur la presse française par se poser une question

substantielle sur ce que la France connaît en ce début du troisième millénaire :

« Si selon la presse actuelle, les problèmes de la France de 2002 avec le

chômage, les banlieues, les exclusions et l’insécurité peuvent être aujourd’hui

considérés comme importants, comment qualifier ceux qui écrasaient l’Algérie

des années 1954-62 ? » (Molard, 2003 :159).

Concernant le deuxième outil de l’AIE remis en question, Molard n’hésite pas à

faire la différence entre l’autorité cléricale de France et le séminaire qui l’avait

formé et qui s’inscrit dans la lignée des congrégations ou sociétés religieuses,

comme celle des Pères Blancs, traditionnellement proches des milieux

musulmans, ou bien encore des prêtres de la Mission de France. Il ajoute aussi

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qu’une grande partie de séminaristes envoyés en Algérie étaient peu sensibles

aux discours de propagande et s’attachaient à leur foi chrétienne et à l’amour

universel des hommes, dénonçant chemin faisant les comportements militaires

envers les personnes pauvres et sans défense. (Ibid :124)

D’un ton hurlant la déception et la trahison, Molard précise qu’il se réclamait

d’une Eglise des marges qui s’opposait à un collectif épiscopal politisé,

manipulé et qui tournait le dos aux valeurs prônées par l’Evangile :

Et pourtant, l’Eglise, celle du collectif épiscopal

français, celle de Rome, s’est quasiment tue pendant

les cinq premières années de guerre. Mais

heureusement, pas toute l’église et même pas tout

l’épiscopat. L’Eglise des marges parlait, elle qui

regroupait pour la circonstance, avec des prêtres et des

religieux (ses), les chrétiens que l’on disait à l’époque

« de gauche » ou « progressistes », mais pas seulement

eux. (Ibid.171)

Il ajoute aussi que cette démission de l’autorité cléricale qui était dans

l’incapacité d’avoir une parole collective forte ne faisait que discréditer l’Eglise

de France aux yeux des religieux sincères et imprégnés d’humanisme et animés

par des idéaux communs d’humanité, concernant la guerre, la décolonisation, le

droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : « L’Eglise en tant que corps

constitué, celle du Magistère, malgré tout ce qu’elle savait, a laissé les gens se

débrouiller tout seuls avec leur conscience, comme si elle était dans l’incapacité

d’avoir une parole collective forte » (Ibid.173).

Jean Molard n’omet pas de reprocher à l’Eglise de Rome sa non-implication

dans la lutte pour la dignité humaine et pour la paix dans certaines sphères

géographiques. Il nous dit que même plus haut placés, et plus à l’abri des

pressions militaires ou politiques françaises, les gens de Rome étaient, eux aussi,

aux abonnés absents (Molard, 2003 :174).

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Ce sentiment de malaise et de solitude au sein de l’Eglise avait poussé l’auteur

et beaucoup de séminaristes à tourner le dos à l’Eglise qui ne représentait plus à

leurs yeux l’Evangile, la seule voie de la foi. Molard remercie Dieu de l’avoir

envoyé en Algérie car la guerre lui a permis d’avoir une foi ébranlée mais

épurée :

Mais à quelque chose malheur est bon. La foi sort

secoué, mais purifié. Ne pouvant pas compter sur l’aide

de l’autorité, on ressent davantage le besoin de

retourner à l’Evangile, à son essentiel…En Algérie,

c’est le ferment de l’Evangile qui a aidé des chrétiens à

ne pas sombrer, comme d’autres ont trouvé des raisons

de refus dans leur propre engagement politique,

syndical, de type humaniste(Ibid.178).

L’auteur termine ses témoignages sur le rôle honteux de l’Eglise durant la guerre

d’Algérie en utilisant une image des plus éloquentes où les colonisés sont

assimilés à des brebis, les militaires à des loups et l’Eglise à un berger qui avait

la tête ailleurs :

Une fois de plus, j’ai eu honte, mais cette fois, ce

n’était plus de mon pays, c’était de mon Eglise. Je

pensais à tous ceux qui s’étaient mouillés pour résister,

ceux qui avaient connu al prison, j’ai pensé aux

torturés et j’ai revu certaines images…pendant que les

brebis se battaient avec le loup, le berger avait la tête

ailleurs (Ibid.176).

Pour finir, il faut préciser que si Molard s’en prend violemment dans ses

mémoires à la presse et à l’Eglise, c’est parce qu’elles ont massivement

contribué par leur hypocrisie à faire des Français un peuple égoïste, vil et

comparse :

En Algérie, ce ne sont pas seulement des militaires qui

ont été plus ou moins complices ou acteurs de la

torture, c’est la France toute entière. Face à ce

problème, l’immense majorité des civils de l’époque

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parfaitement informés pour qui le souhaitaient, a été

aussi aveugle, aussi « tolérante », aussi lâche, aussi

complice que la plupart qui n’ont fait que reproduire

sur place ce qui se pensait et se disait (ou ne se disait

pas ) en métropole(Ibid.103).

Ainsi nous pouvons dire que l’altérité du « dedans » est un sentiment qui isole

l’individu dans son propre entourage, qui l’éloigne de l’idéologie collective mais

qui le rapproche dans bien des cas de la valeur réelle de la vie et de l’Homme.

Pour revenir de manière synthétique sur la relation existant entre l’altérité dite

du « dedans » et celle dite « du dehors » dont il est question dans Djebel

Amour…et de haine, nous soulignons une scène où l’auteur se rapproche d’un

vieux paysan algérien qui lui rappelle son père et par la même occasion

s’éloigne des soldats de son bataillon car ils lui rappellent le soldat allemand de

la seconde guerre mondiale :

Un jour, nous « ramassons » un vieux paysan qui

laboure son champ avec un mulet et pauvre charrue de

bois. Le vieux parlemente avec le capitaine sur le

problème de son animal qu’il ne peut abandonner…j’ai

pensé à mon père, paysan comme cet homme qui peut

être ce jour-là, labourait lui aussi… En plus profond

me revenait, une fois de plus, le souvenir des soldats

allemands. Enfants, je les avais souvent vus alors qu’ils

occupaient le Camp de Sathonay, dans l’Ain…ils nous

faisaient grande peur quand ils bloquaient le village

avec des mitrailleuses, fouillaient les maisons et

« ramassaient » tous els hommes, y compris dans les

champs. (Ibid.69)

En guise de conclusion, nous pouvons dire que Djebel Amour …et de haine est

un texte écrit avec beaucoup de courage car il cristallise le mal-être que

beaucoup d’anciens Français ressentent aujourd’hui. Dans la préface de ces

mémoires, Maurice, un « ancien d’Algérie » et ami de Jean Molard nous livre

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que c’est ce genre d’écrits qui permettront à la France de se réconcilier avec

elle-même et aller de l’avant en toute sérénité :

après tant d’années de silence, la parole à jaillit chez

« les anciens d’Algérie » …il faut que les réalités se

disent et se redisent pour que s’expriment les

consciences longtemps auto-muselées, pour la nation,

trop souvent présentée comme la patrie des droits de

l’homme, sache se reconnaître capable et coupable

d’horreur, et enfin, aussi, surtout , afin que les leçons

soient tirées pour le présent et l’avenir (Ibid. 7).

Il ajoute aussi que la France « doit faire des nombreuses mémoires individuelles

une grande mémoire collective, la seule capable de permettre à la France

d’assumer, de digérer et de dépasser les traumatismes qui pèsent encore sur de

nombreux « anciens d’Algérie » comme sur beaucoup de rapatriés » (Ibid.8).

Il incite aussi les historiens français à s’intéresser de près aux multiples

témoignages que les « anciens d’Algérie » peuvent faire sur ce qu’ils ont vécu

réellement en Algérie, loin de toute défiguration des réalités : « L’ensemble de

ses témoignages écrits, parfois discordants, nourrissant la recherche et les

travaux des spécialistes, historiens et autres, finira bien par se réunir, comme les

petits ruisseaux dans la grande rivière, pour faire une mémoire commune,

assumée, dont le pays a besoin »(Ibid. :181). De son côté, Molard termine ses

mémoires en les présentant comme la bataille pour la défense de l’Homme qui

est restée une des principales constantes de sa vie de citoyen français et homme

d’Eglise (Ibid.182).

Djebel Amour …et de haine de Jean Molard est essentiellement une conception

fraternelle et égalitaire que de Jean Molard réserve à l’Autre dont les traits ont

déjà été dessinés par Sartre, Césaire et Memmi et d’autres militants qui ont

mobilisé leurs plumes pour la dignité humaine. De par les positions prises par

l’auteur vis-à-vis de l’ « alter » et de l’ « égo », nous pouvons dire qu’il s’agit

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d’un texte à prendre en considération dans le processus de la lutte contre la

conception intrinsèquement et extrinsèquement stéréotypée de l’ « indigène » et

qui jusqu’à présent ne cesse de creuser davantage le fossé entre l’Européen et

les autres races, entre le Christianisme et les autres religions, entre la France et

son Histoire coloniale.

Références bibliographiques

ALTHUSSER Louis, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes

pour une recherche) », article publié in La pensée, Paris, 1970

MOLARD Jean, Djebel Amour…et de haine, un séminariste dans la guerre

d’Algérie, Editions Golias, Villeurbanne, 2003.

SIMMEL Georges, Sociologie, étude sur les formes de la socialisation

(1908), P.U.F., 1999.

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117

Naima MERDJI

Université de Chlef

Représentation de l’altérité à travers

l’écriture de Salim Bachi

Introduction

Le monde littéraire est un espace qui permet aux lecteurs de voyager, de

connaitre des lieux, des faits et des cultures. Ces dernières constituent des

sources inépuisables donnant une grande place à l’interculturel dans le monde.

Une fiction tente avant de distraire, à informer, à raconter mais surtout à

introduire une culture voire plusieurs. L’altérité met en évidence un

universalisme abstrait cherchant l’acceptation de la différence. La littérature crée

des liens pour se rapprocher de l’Autre à travers différentes représentations

imaginaires. Elle diffuse des opinions, des principes et des idéologies qui se

croisent, se heurtent et installent des contradictions dans la description du regard

de l’Autre. Ce dernier est considéré comme une catégorie faisant partie d’une

autre culture marquant une différence, voire une pluralité plus ou moins

acceptée. Martine Abdallah-Pretceille décrit l’espace de la production littéraire

ainsi : « Le texte littéraire, production de l’imaginaire, représente un genre

inépuisable pour l’exercice artificiel de la rencontre avec l’Autre : rencontre par

procuration certes, mais rencontre tout de même » (Abdellah-Pretceille&

Porcher, 1996 :138)

L’écriture de Salim Bachi raconte cette rencontre et décrit le croisement des

cultures, en particulier dans Autoportrait avec Grenade, Moi, Khaled Kelkal, et

Le dernier été d'un jeune homme. Comment Salim Bachi décrit-il l’altérité dans

un monde qui vire à l’universalisme ? Quelle réalité culturelle est l’objet de sa

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représentation? Comment le discours littéraire participe-t-il à la construction

identitaire au milieu d’un choc culturel ?

Titulaire d’une maîtrise et d’un DEA en lettres modernes, Salim Bachi est un

romancier algérien qui a quitté l’Algérie en 1997 afin de poursuivre ses études à

Paris. Il s’est affirmé en tant qu’écrivain en traitant des sujets nationaux et

universels incontournables. Il est l’auteur de huit romans, deux récits et un

recueil de nouvelles. Il refuse d’être classé par origines ethniques et se considère

comme écrivain universel ou seulement « un citoyen du monde » (Bachi, 2005 :

33). Cela ne l’empêche de s’intéresser de près aux stéréotypes ethnique et

religieux, incrustés dans les esprits par le biais des cultures, des idéologies et des

imaginaires collectifs. Il vise un lectorat francophone en publiant dans des

maisons d’éditions françaises.

Son écriture renferme souvent une réflexion qui met en valeur plusieurs

référents (religieux, historique, mythique, littéraire et artistique). Le lecteur est

confronté à deux mondes différents voire plus qui s’affrontent dans un texte. Le

regard de soi-même ainsi que celui de l’Autre s’installent dans son texte,

introduisant ainsi une double perception, cherchant une identité sous la

domination du doute, de l’incertitude des personnages et parfois en subissant le

poids de plusieurs cultures.

Ce regard échangé met en évidence le discours du Moi mais aussi celui de

l’Autre créant ainsi une interaction, dans laquelle les personnages sont

confrontés à l’exclusion d’autrui et parfois de soi-même quand la confusion

s’installe en recherchant une identité perdue, mais aussi la reconnaissance de son

prochain ouvrant ainsi la voie vers l’Autre. L’auteur multiplie les références

dans ses romans et détermine les identités culturelles dans un univers commun.

L’interculturel participe largement dans le processus de la communication avec

l’Autre malgré sa diversité culturelle. Le Moi essaye de le comprendre mais pas

forcément de l’accepter.

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Un des principes de l’altérité est cette nouvelle perception du monde, une

représentation qui multiplie les cultures et gère une interaction sociale. Des

rapports interculturels se créent mettant en œuvre une ouverture vers un

pluralisme omnipotent. Une interculturalité se dégage de l’écriture de Salim

Bachi prenant différentes formes, à commencer par sa propre biographie.

1. L’auteur entre deux cultures

Dans son premier récit, l’auteur raconte son voyage à Grenade. Il retrace le

parcours d’un voyageur tout en dévoilant la civilisation arabe au moment où elle

rayonnait de l’autre côté de la Méditerranée. Il rencontre plusieurs personnes

réelles et imaginaires, à commencer par son éditeur jusqu’à ses personnages,

créant de remarquables dialogues. Il dessine le portrait d’une ville de la

civilisation arabe à l’apogée de sa gloire.

Comment rendre, au fil de la plume, les impressions qui

traversent l’esprit d’un étranger ? Je l’ai toujours été

pourtant, étranger. Étranger en son pays, comme le dit

Villon, étranger en France ou je vis depuis huit ans,

étranger à moi-même enfin, me comprenant peu,

m’interrogeant trop (BACHI, 2005 :16).

Cette sensation d’être étranger dans son propre pays le ronge. Même installé en

France, son problème d’identité n’est pas réglé pour autant. Ses idées et ses

pensées ne sont plus en cause mais pas son physique : « Avec ma tête de

métèque, de juif errant, de pâtre arabe, on peut difficilement me prendre pour un

descendant de Charles Quint. » (BACHI, 2005 :17)

Cette identité multiple qui s’installe avec métèque, juif, arabe et descendant de

Charles Quint met en évidence la personnalité de l’auteur qui sait où se trouve sa

place dans une société étrangère. VINSONNEAU Geneviève (2002) détermine

une identité culturelle, non seulement par la nature qui constitue un individu,

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mais aussi par sa relation avec son appartenance. Après ce regard sur soi, le

regard de l’autre est également relevé dans l’exemple qui suit :

- Cierra la puerta ! gueule mon voisin de lit. …Mon nouveau

compagnon. Un vieil Espagnol.

- Comment tu t’appelles ? Il parle français

- Salim

- Jack ? Il est à peu près sourd.

- Non. Salim

- C’est pas un prénom français, ça.

- Arabe. Et toi ?

- Quoi ?

- COMMENT T’APPELLES-TU ?

- Pas besoin de crier. Je m’appelle Pedro.

- […]

- J’étais légionnaire, c’est pour ça que je parle français.

J’étais là-bas, chez toi.

- En Algérie ?

- Pendant la guerre. A Sidi Bel Abbes. Je ne comprends pas

pourquoi, vous, les Algériens, vous avez refusé de rester

français ?

- On en avait marre.

- C’est la faute à de Gaulle. Il nous a menti.

- Un grand homme.

- Tu parles, Jack, un salopard, oui. Et maintenant, les

Algériens, vous êtes en France, c’est pas vrai, ça ?

- En partie.

- Vous auriez été plus heureux si la France était restée chez

vous. Maintenant, y a des Algériens partout. De la porte de

Clignancourt à la mairie de Saint-Ouen, et plus loin encore.

Vous êtes partout. Dans toute la France.

- Sur toute la terre, Pedro.

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- J’aime bien discuter avec toi, Jack. (Bachi, 2005 :122-124)

L’identité du personnage est son histoire, réelle soit-elle ou imaginaire, elle

repose sur l’affirmation du ʺjeʺ, pas le ʺjeʺ de Descartes, qui pense donc qui

existe, mais le ʺjeʺ qui se construit avec l’interaction dans des relations

d’inclusion/exclusion. Le Moi accorde une grande importance à son

appartenance à un groupe, mais l’acceptation d’autrui génère une grande

émotion chez l’individu. L’interculturalité est déclenchée dès qu’une rencontre

communicationnelle se fait entre le Moi et autrui. Elle proclame le droit à la

liberté d’être différent et exige une reconnaissance de l’altérité

La tolérance commence par l’acceptation de l’Autre, à commencer par son

identité (nom, origines, langue…). Un léger rejet se sent dans ce dialogue qui dit

long sur les relations d’échanges. L’Altérité est concrètement visible dans les

relations raciales en développant des préjugés, des catégorisations, des

stéréotypes, des identités sociales selon (JODELET, 2005 :23-47).

2. Khaled Kelkal et son affirmation de soi

Dans le roman Moi, Khaled Kelkal, Salim BACHI retrace la vie, les pensées et

les rêves mais aussi les inquiétudes, les peurs et les souffrances d’un jeune

algérien de 24 ans. Né à Mostaganem, il émigre en France avec sa mère pour

rejoindre son père. C’est un brillant élève qui réussit à avoir une place au lysée.

Le racisme et l’incompréhension finissent par l’emmener à sa perte. Khaled

Kelkal devient l’ennemi public n°1 en 1995. Il participe à plusieurs attentats.

Traqué et abattu de onze balles sous le regard des Français sur les chaînes de

télévision. Ce personnage raconte son cauchemar au lycée La Martinière quand

sa différence avec les autres lycéens commence à se sentir :

On m’avait jeté dans la gueule du loup : le lycée La Martinière. Je venais d’avoir 18 ans comme dans la chanson de Dalida qu’écoutait en boucle maman. Je me suis retrouvé confronté à un mur. A la cantine, je refusais de manger du porc, me

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singularisant encore plus […] La viande pas halal, elle n’était pas préparée comme le veut notre religion. Je me sentais encore plus musulman depuis que je les connaissais et les observais chaque jour. […] - ma peau mate, mes yeux noirs, mes cheveux hirsutes et indomptés – me rangeait dans la catégorie barbare qu’il convenait de traiter comme inamicale par essence, éloignée des convenances des bonnes manières. Tout cela participait bien sûr de l’impression de rejet que j’éprouvais dans ma chair. (BACHI, 2012 :43-44)

Khaled Kelkal a vécu en France depuis l’âge de deux ans, a grandi avec les

coutumes algériennes de la cité, inculquées par ses parents et son entourage. Au

Lycée il a été confronté à un autre monde, une autre culture où des lycéens

français voient en sa personne un étranger avec son physique typiquement

maghrébin et son attachement à ses mœurs. Ce choc culturel soulève chez lui

des interrogations et le rend vulnérable à toutes les tentations.

Toute sa vie bascule après son premier délit. Un élève studieux devient voleur

de voiture. Il écope de quatre ans de prison pendant lesquels il commet son

premier meurtre, partageant la cellule d’un intégriste qui réussit à l’endoctriner

vu sa vulnérabilité. Après son initiation en Algérie, il part en France avec

l’intention de faire du mal. Il organise des cellules terroristes dans plusieurs

villes telles que Lille, Lyon et Paris. Il apprend à fabriquer des bombes

artisanales et son nom commence à être partout connu en France. Dans le

Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles, cette quête identitaire

est ainsi définie :

La mouvance des représentations inscrit la construction

identitaire dans une tension entre continuité (fidélité à des

traditions, transmission d’une mémoire collective) et

rupture (questionnements, crise). Dans l’histoire des

individus et des collectivités, on observe toute fois des

phases de figement (momentané) des processus à un

moment et dans un contexte donnés, converger vers des

identifications institutionnelles, religieuses, ethniques ou

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territoriales que d’aucuns ne manqueront pas d’exploiter à

des fins politiques (FERREOLE & JUCQUOIS, 2003 :157)

Cette quête continue d’une identité perdue trouve sa voie dans l’entente et

l’harmonie d’une institution ou dans le patriotisme mais trouve surtout la

sérénité et le réconfort dans la religion. Elle offre un refuge aux individus et aux

collectivités en phase de rupture avec leur monde et de figement face à

l’inconnu.

La sortie du roman coïncide avec l’affaire de Mohammed MERAH. Ce qui est

frappant, c’est la ressemblance du parcours des deux terroristes. Dans un

entretien avec Grégoire Le ménager du Nouvel Observateur, le 26 mars 2012,

Salim BACHI précise que « Tous deux ont d’ailleurs fini de la même manière:

abattus par les forces de l’ordre, avec un traitement médiatique très

comparable. Merah avait 23 ans, et Kelkal 24 ». (BibliObs, 2012)

Un jeune franco-Maghrébin en quête d’identité se retrouve perdu entre deux

mondes, goûtant à l’injustice des discriminations. Son origine, son ethnie, sa

religion et le lieu où il vit n’arrange pas les choses. Se retrouver dans un monde

différent de celui auquel il était habitué a créé une fissure dans son esprit puis

dans son âme car la complicité de ses amis et de ses professeurs du collège lui

manquait. Il avait conscience qu’il pouvait réussir mais aussi qu’il ne pourrait

jamais s’intégrer. A ce propos, au cours d’une interview KELKAL dit : « Nos

parents nous ont donné une éducation, mais en parallèle les Français nous ont

donné une autre éducation, leur éducation. Il n'y a pas de cohérence » (Le

Monde, 1995)1. La religion était son échappatoire, son refuge, son équilibre

mental parce qu’il avait retrouvé ses origines, le soutien de ses proches et surtout

1 Le Monde publie le 7 octobre 1995 le texte d'un entretien avec Khaled Kelkal, réalisé le 3

octobre 1992 à Vaulx-en-Velin par un chercheur allemand en sciences sociales et politiques,

Dietmar Loch, http://antisophiste.blogspot.com/2009/04/khaled-kelkal-terroriste.html.

Consulté le 20/8/2016.

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une communauté qui lui offrait une nouvelle identité. Sa fierté et sa différence

l’ont poussé dans la voie de l’Islam radical cherchant une identité, un foyer et un

soutien moral surtout. Il a appris l’arabe et a lu le Coran en prison pendant son

incarcération. Une colère incommensurable le ronge de l’intérieur : victime

d’une injustice et ses efforts non reconnus freinent son élan pour entreprendre

des études supérieures. « ces sentiments mêlés d’amour et de haine, de rejet et

de désir d’appartenir à ce qu’il fallait bien appeler l’élite du lycée La Martinière,

rencontrèrent l’humiliation lorsque je fus insulté par des flics » (BACHI,

2012 :47). La mort pour lui n’est pas la fin mais une délivrance de ses maux, de

son humiliation et de celle de ses proches par sa faute (surtout son père). Il

perdit son humanité et tua sans scrupule, la couleur et l’odeur du sang ne

l’écœurait pas. Aucun remord ni doute n’est détecté chez le personnage :

Je n’étais jamais parvenu à entrer dans une histoire comme

une forêt, abandonnant toute réalité pour m’enfoncer dans

les sous-bois de l’imaginaire, me laissant envahir par le

doute, le mystère, la crainte d’une rencontre inattendue… je

restais sur le seuil. Mon royaume est de ce monde.

(BACHI, 2012 :98)

Un choc culturel voit le jour quand la conscience n’arrive pas à assimiler la

culture de l’autre dans une relation d’échange. Cohen-Émerique le définit

comme « une réaction de dépaysement, plus encore de frustration ou de rejet, de

révolte ou anxiété » (1999 :304). Ce choc génère des émotions contradictoires

entre amour et haine, vivre ou mourir dans l’incompréhension de et par l’Autre.

Si dans ce roman, l’acceptation n’est pas très évidente pour le personnage et son

entourage, un personnage arabe qui vit avec les Français. Dans le deuxième

roman, le personnage est un Français, vivant avec les Arabes, tentant de toutes

ses forces de faire accepter l’idée d’une Algérie française. Une fusion qui

suppose une égalité, un partage, un rapprochement comme celui des deux voies

d’un rail, qui ne se rencontre jamais même s’ils vont dans la même direction.

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3. Albert Camus et la reconnaissance d’autrui

Dans Le dernier été d’un jeune homme, Salim BACHI décrit l’enfance, la

famille, les origines de son personnage, l’Algérie où a vécu Albert Camus. Il

nous fait part à travers les souvenirs d’un voyageur au bord d’un bateau en

direction de l’Amérique latine, d’une enfance perturbée par la misère, par une

maladie cruelle qui freine son élan vers un avenir sportif, il évoque le manque

du père, le silence de la mère, la main de fer de la grand-mère, la tendresse des

oncles et des tentes, l’aide précieuse des professeurs. Après qu’on lui ait

diagnostiqué une tuberculose, Albert Camus est admis à l’hôpital Mustapha

Bacha. De longues journées et d’interminables nuits lui permettent de découvrir

la littérature, la philosophie à travers la lecture mais surtout d’éprouver le besoin

de mettre noir sur blanc ses pensées et ses idées.

Encore une fois, Salim BACHI s’introduit dans l’esprit de son personnage. Dans

ce roman, le protagoniste est un homme de lettres né en Algérie, un philosophe

qui a côtoyé Jean Paul Sartre. Il développe sa théorie sur l’absurde, un homme

qui rêvait d’une Algérie française, un journaliste et un combattant dans la

résistance française, il a obtenu le prix Nobel de la littérature en 1957. Comme à

son habitude, l’auteur marque une certaine distance vis-à-vis de ses personnages.

Même s’il reprend leur vie en la décortiquant étape par étape, aucune critique

n’est notée. Ses descriptions se caractérisent par l’objectivité mais aussi par la

force de l’auteur de rester neutre envers tout ce qui entoure ses personnages. Il

infiltre leurs esprits pour étaler de probables pensées et de vraisemblables

sentiments en suivant son instinct mais surtout en prenons soin de bien se

documenter sur leurs vies. Avec une écriture marquée par la simplicité, l’auteur

entreprend le monde d’Albert Camus. Il fait jaillir les sentiments d’un jeune

homme jusque-là inconnu par les lecteurs. Il met en exergue le profil

psychologique d’un homme médiatisé, connu par ses romans, ses pièces de

théâtre, ses essais et d’autres travaux encore. L’auteur nous projette dans

différentes époques et mêle les connaissances de plusieurs cultures. Le

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protagoniste, en l’occurrence Camus décrit l’Algérie comme un lieu reliant

l’Occident et l’Orient, un lieu où toutes les religions vivent ensemble et où les

races sans distinction se mêlent:

Il suffit de comparer la statuaire grecque et les pâles copies

romaines qui encombrent les caves du Vatican pour

comprendre que l’esprit a déserté ces reliques d’un autre

âge. Aujourd’hui, l’Afrique du Nord est à un carrefour où

les races se mêlent, où les hommes de toutes les religions

vivent ensemble, sans ignorer pourtant la violence qui les

entoure. L’Occident et l’Orient se rejoignent en Algérie, par

hasard de l’Histoire qui ne se reproduira plus. Nous, les

artistes, nous sommes les gardiens de ce temple. (BACHI,

2013 :163)

Salim BACHI s’est inspiré de la vie d’Albert CAMUS en général et de son

dernier voyage au Brésil en particulier. Il se glisse dans la peau de cet écrivain

de renommé internationale pour nous faire part de ses souffrances, et mettre en

évidence les espérances d’une âme sensible. Dans une croisière vers l’Amérique,

des souvenirs remontent sur face et recensent son parcours :

Étranger, j’appartiens à un autre monde. Je ne comprends

pas leur langue. Je les côtoie chaque jour mais ne pénètre

jamais dans leurs maisons. Je ne sais comment ils vivent,

élèvent leurs enfants, aiment leurs épouses, traitent leurs

sœurs. Les mères chantent-elles les mêmes berceuses que

les nôtres, ou alors la langue arabe, barbare à mes oreilles,

se pare-t-elle des séductions de Mille et Une nuits où

Schéhérazade ne s’exprimerait plus en français, comme

dans les contes d’Antoine Galland que je lisais enfant, mais

dans un arabe chantant, mélodieux, celui des femmes qui

étendent le linge sur les terrasses de la vieille ville et que

j’espionne parfois, aimanté par ce monde trouble ?

(BACHI, 2013 :52)

Dans cet extrait, deux formes d’Altérité se tracent : la première est l’exclusion,

la deuxième est l’acceptation de l’Autre avec ses différences. La langue reste le

moyen le plus sûr pour faire valoir une culture et mettre en œuvre des relations

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interculturelles. Salim BACHI décrit minutieusement le regard que porte Camus

aux algériens. Il était fasciné par la langue arabe, tantôt barbare, tantôt

mélodieuse, mais aussi par leur mode de vie qui reste différent de celui des

français. Le protagoniste se considère comme étranger, mais comment peut-il se

percevoir ainsi s’il est né en Algérie ? Il vit en Algérie mais il vit dans un autre

monde, en d’autres termes, un autre groupe social. Se considère-t-il comme tel

ou c’est l’Autre qui le rejette ? Décrit-il ses pensées ou celles de l’Autre ? Même

s’il les côtoie tous les jours et il est bien accueilli selon les règles de l’autre

société car l’hospitalité l’exige, il reste toujours une personne qui vient du

dehors. Il acquit le droit du sol mais pas le droit du sang. L’accueil de l’étranger

dépend de l’ouverture de l’esprit des groupes sociaux mais aussi de la capacité

de l’étranger à assimiler leurs règles (religion, rites, coutumes...). La

confrontation commence d’abord par soi, en lui donnant l’occasion de s’ouvrir à

l’autre, de dépasser ses préjugés. Aller vers l’Autre nécessite une ouverture

culturelle qui se fait progressivement dans l’esprit du Moi.

En 1930, on célébra le centenaire de la conquête de l’Algérie et j’entrai au grand lycée d’Alger, rebaptisé pour l’occasion lycée Bugeaud. On fêta le siècle de la conquête avec un faste inouï. C’était beau. Et irréel. Ridicule aussi. Comment percevaient-ils cela ? Je veux dire les Arabes, […] Oncle Gustave, qui m’aimait bien, me jugea en âge de lire Les Œuvres militaires du maréchal Bugeaud. Il me tendit le livre en précisant : « Nous leur apportons la civilisation. Ils doivent comprendre qu’il faut marcher avec nous. – Les Arabes, eux, disent que nous avons raison de nous réjouir maintenant, puisqu’il n’y aura pas d’autre centenaire de l’Algérie française. – Tu sais ça comment ? – Je l’ai entendu dire. – Ils se trompent. Ils ne sont rien sans nous. (BACHI, 2013 :29-30)

L’identité issue de rencontre n’est pas toujours positive car l’acculturation n’est

établit qu’en faveur de la culture dominante au détriment d’une autre comme la

société occidentale face à la société colonisée, dite primitive. L’idée de

supériorité est toujours présente quand il s’agit du rapport dominant/dominé.

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L’auteur l’exprime par la voix narrative de l’oncle Gustave, qui affirme que le

ʺNousʺ apporte la civilisation et que l’Autre n’est rien sans le ʺNousʺ. Le mot

ʺArabesʺ est en soi une discrimination, une manière très subtile de classer cet

Autre en race, en communauté différente de celle du personnage. L’oncle

Gustave développe déjà un sentiment d’exclusion contrairement à Albert Camus

qui pense à ce que les autres pensent de la fête du centenaire. Un pas timide vers

l’Autre est détecté dans la voix narrative du protagoniste quand il se soucie de ce

qu’ils (Arabes) peuvent penser d’une fête pour un siècle d’occupation. La

phrase ʺils doivent comprendre qu’il faut marcher avec nousʺ sous-entend que

les Arabes doivent suivre les Français et accepter leur présence en Algérie.

Niant par-là, ce qui constitue leur identité et forme leur union. Considérés

comme inférieurs, ils nécessitent le soutien des Français pour guider leurs faits

et gestes, un soutien qui les rendra plus civilisés.

Deux personnages de la même communauté (française) développent deux

regards différents vis-à-vis des Arabes, l’un les considère comme subalternes

qui dépendent de la bienfaisance du dominant, l’autre comme des alliés qui

pensent et développent des sentiments mais qui n’ont pas encore leur place dans

la société. L’acculturation s’est vue changer de perspective vers une

interculturalité. Au lieu d’assimiler la culture dominante, une reconnaissance des

cultures étrangères est préconisée dans la limite des valeurs des unes et des

autres pour l’établissement d’une nouvelle société avec des normes communes.

Conclusion

L’écriture fictionnelle et/ou factuelle de Salim BACHI est alimentée de

mythologie et de théologie mais surtout d’Histoire mettant en œuvre

l’interculturalité. L’auteur s’intéresse à de multiples cultures qui enrichissent ses

écrits et fertilisent son imagination. Il propose différents sujets d’actualités,

traités avec l’objectivité d’un chercheur en Histoire. Il se met dans la peau de ses

personnages (Arabes, Français, Portugais…) pour raconter leur vision du

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monde, un regard commun construit à partir de stéréotypes. L’écriture de Salim

BACHI nous révèle en partie des éléments culturels et religieux qui contribuent

largement dans la formation de l’imaginaire collectif, quant à ses différentes

lectures, elles forment son imaginaire individuel. Son écriture nourrit la

mémoire culturelle, en exploitant les œuvres littéraires, artistiques et en mettant

en œuvre les valeurs d’un peuple à un moment donné. A travers ces mémoires se

dessinent des stéréotypes, des préjugés et de la discrimination.

A travers une écriture neutre, objective et impartiale, les personnages réussissent

à développer deux types de visions : celle du Moi à lui-même mais aussi à

l’Autre et puis la vision du Moi par l’Autre. Une double perception qui décrit

l’image de l’Autre sous le regard du Moi et vice versa. Mais aussi la place que

se donne le Moi au sein de la société. La représentation n’est qu’une sorte de

grille qui facilite la compréhension du réel. Elle forme aussi des croyances et

installe des stéréotypes qui remplissent les fonctions interprétatives. Un

imaginaire permet de justifier les actes du groupe et de comprendre le monde

sans que les stéréotypes deviennent un outil péjoratif. C’est plus un outil qui

schématise le réel et facilite la compréhension quant à l’appartenance à un

groupe, formant par là une identité personnelle d’abord, puis collective, d’où le

concept de l’identité culturelle. Ce qui rassemble les individus pour une identité

collective est généralement la Foi ou le nationalisme. Si l’individu perd ces deux

repères, il perd les valeurs de références qui constituent son identité.

L’acquisition d’une reconnaissance passe par l’affirmation du Moi. Marquer sa

différence favorise d’abord l’accès à la liberté. Le Moi dès lors s’engage dans

une lutte pour légitimer cette différence. Une reconnaissance commence par une

connaissance et cette dernière s’installe grâce au dialogue entre le Moi et l’Autre

afin d’atténuer la distance et de les rapprocher davantage, sans faire disparaître

ce qui sort de l’ordinaire, sans laisser tomber les normes. L’affirmation de soi

est plus intense quand elle est alimentée par la reconnaissance d’autrui.

L’altérité assure cette reconnaissance d’autrui avec la différence qui forme son

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identité culturelle. Khaled Kelkal se considère comme étranger par ses origines,

son physique et sa manière de voir la vie. Cette vision se confirme par le rejet

pressenti au Lycée, et même après. Ses efforts se sont limités aux études pour

s’intégrer à la société française et y trouver sa place mais cette dernière a

récompensé ses efforts par l’isolement, le reniement et l’exclusion. Albert

Camus se sent aussi étranger que Khaled Kelkal. Il est étranger à la langue, à la

culture et à l’idéologie algérienne. Lui qui rêvait d’une Algérie française, voit

ses espérances disparaitre à jamais après la guerre. Les algériens le considèrent

aussi comme tel, vu qu’il n’a réussi ni à s’intégrer à leur mode de vie, ni à

déchiffrer et apprendre leur langue. L’altérité dans l’écriture de Salim BACHI

est représentée sous deux formes. La première forme est l’exclusion sociale, la

deuxième est l’acceptation de l’Autre dans son processus de construction d’une

nouvelle identité. L’auteur décrit le croisement de différents regards à travers

une approche interculturelle. La représentation de l’immigrant en terre d’exil et

le dominant en terre dominée est l’image par excellence de cette relation

interculturelle.

Références bibliographiques

ABDALLAH-PRETCEILLE, Martine, PORCHER, Louis, (1996) Éducation

et communication interculturelle, Paris : Presse Universitaire de France, coll.

L’éducateur.

BACHI, Salim (2005) Autoportrait avec Grenade. Paris, Rocher.

BACHI, Salim (2012) Moi, Khaled Kelkal, Paris, Grasset.

BACHI, Salim (2013) Le dernier été d’un jeune homme, Paris, Flammarion.

COHEN-ÉMERIQUE, Margalit (1999), « Le choc culturel, méthode de

formation et outil de recherche », in DEMORGON Jacques et LIPIANSKY

Edmond-Marc (sous la dir. De), Guide de l’interculturel en formation. Paris,

Retz, pp 301-315.

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Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131

131

FERREOL, Gilles & JUCQUOIS, Guy (2003) Dictionnaire de l’altérité et des

relations interculturelles, Paris, ARMAND COLIN

JODELET, Denise, (2005) « Formes et figures de l’altérité », in SANCHEZ-

MAZAS, Margarita, LICATA, Laurent (dir), L’Autre : Regards psychosociaux,

chapitre 1, Grenoble : Les Pr.esses de l’Université de Grenoble, pp 23-47

LEVI-STRAUSS, Claude, (1976), L’identité. Séminaire interdisciplinaire dirigé

par Claude Lévi-Strauss professeur au collège de France. 1974-75, Paris,

Grasset.

VINSONNEAU, Geneviève, (2002) L’identité culturelle, Arnaud Collin, coll.

U. Série psychologie.

Sitographie :

http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20120326.OBS4584/mohamed-merah-

ressemble-beaucoup-a-khaled-kelkal.html. Consulté le 10/08/2016.

http://antisophiste.blogspot.com/2009/04/khaled-kelkal-terroriste.html. Consulté

le 20/8/2016

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Chahla CHETTOUH

Université Alger2

Parole libre et multiple dans l’œuvre d’Assia Djebar

Le thème de cette rencontre « Regards croisés sur les discours de l’altérité dans

l’espace méditerranéen» convient à merveille à l’auteure que j’ai choisie, car

Assia Djebar a toujours revendiqué cette interculturalité qui s’exprime à travers

son œuvre au sein de laquelle nous assistons à la formation du sujet interculturel

qui se manifeste dans la représentation littéraire où émergent les croisements des

cultures. En effet, l’auteure inscrit dans son écriture des espaces et des temps

anciens et unit les différentes cultures, dont elle est issue. Assia Djebar, elle-

même, n’a cessé de proclamer son appartenance à deux univers : algérien et

français. A travers l’œuvre djebérienne, on retrouve un besoin d’identification et

un fort sentiment de solidarité avec les femmes algériennes qui va ainsi créer un

lien entre l’individualité de la narratrice-auteure et la collectivité.

-Une langue d’exil:

Mais la question de la langue – celle de l’ancien colonisateur- va compliquer et

rendre difficile l’engagement dans cette seule voie de solidarité féminine.

Comment raconter les femmes dans cette langue de l’ennemi?

Tout a commencé avec l’histoire de la «fillette arabe allant pour la première fois

à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père» (Femmes d’Alger

dans leur appartement, p160). Pour la petite fille, cette langue apprise à l’école

coloniale est désignée comme langue du père, puisque lui-même était instituteur

de français.

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Le fait d’écrire en français apparaît difficile pour Assia Djebar puisque, pour

elle s’est se confronté à un paradoxe : Cette langue l’éloigne mais la libère à la

fois et cette situation fait de notre écrivaine une éternelle vagabonde contrainte à

l’entre-deux, incapable de s’ancrer.

Assia Djebar s’interroge dans ses textes sur le drame linguistique non pas pour

traduire le dualisme linguistique entre la langue du dominant, celle du dominé et

le déchirement qu’elle entraîne, mais dans une perspective différente. La

question qui va préoccuper Assia Djebar est la suivante: Comment délivrer cette

parole étouffée par le biais du discours dominant, qu’est le français?

Dans Femmes d’Alger dans leur appartement (…)et surtout l’Amour la fantasia

(1985) elle pose tout particulièrement ce problème. L’arabe féminin, du corps

voilé perd tout le vivace et le jeu de ses couleurs quand il est dépossédé par le

français, la langue de l’extérieur. Le drame linguistique n’est pas une cause

d’enrichissement et de jouissance mais il reste pourtant une source de lucidité et

de liberté.

Le français exprime tous les tabous, les non-dits de la condition féminine du

Maghreb et se révèle donc particulièrement efficace.

«Le français m’est langue marâtre. Quelle est cette langue

mère disparue, qui m’a abandonné sur le trottoir et s’est

enfuie ? Langue-mère idéalisée ou mal aimée, livrée aux

hérauts de foire ou aux seuls geôliers!...Sous les poids des

tabous que je porte en moi comme un héritage, je me

retrouve désertée des chants de l’amour arabe. Est-ce

d’avoir expulsé de ce discours amoureux qui me fait

trouver aride le français que j’emploie ?... » (1995 : 43﴿

Alors qu’apprendre le français paraît comme un privilège, il s’avère que cette

langue lui engendre une douleur causée par une impossibilité de dire l’amour en

français: «La langue française pouvait tout m’offrir de ses trésors inépuisables,

mais pas un, pas le moindre de ses mots ne me serait réservé…» (id.).

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Parce qu’il n’est pas possible de dire l’amour dans la langue du colonisateur,

coupée de sa langue maternelle, l’auteure se mettra à la quête d’une autre langue

pour nous introduire dans cet univers: «En fait, je cherche, comme un lait dont

on m’aurait autrefois écarté, la pléthore amoureuse de la langue de ma mère»

(1995:92).

Ainsi, Assia Djebar a besoin de restituer aux femmes de sa région la parole qui

leur a été confisquée, une parole qui se trouve être en arabe dialectale. Le

problème qui se pose est celui-ci: comment est-il possible de restituer cet arabe

dialectal, donc un parler oral, par le biais de la langue française ?

L’écrivaine choisit d’inventer une langue, hors système linguistique, une langue

en constant déplacement, c’est-à-dire entre divers airs culturelles. Assia Djebar,

par son écriture, d’ici et d’ailleurs, arrive à effectuer des rencontres spatio-

temporelles, entre le présent et le passé mais aussi avec celui de la mémoire

collective.

Lise Gauvin évoque la question du brassage des cultures chez les écrivains

francophones, dans son ouvrage L’écrivain francophone à la croisée des

langues (entretien avec des écrivains francophone).

Il s’avère que par le biais de l’écriture/traduction du parler féminin des femmes

de sa région, Assia Djebar parvient à transcender les frontières linguistiques

d’une part, celles imposées par chacun des modes d’expression orale et écrite

d’autre part, au prix de certaines négociations aussi originales qu’heureuses. Elle

affirme: «Je terminerai en affirmant que écrivain en langue française, je pratique

sûrement une franco-graphie». En effet, l’auteure arrive à créer, chez le lecteur,

l’illusion de la perception visuelle et celle de la perception auditive. L’écrivaine

fronco-algérienne fait appel à différents stratagèmes scripturaux qui font que la

narratrice, et à la suite le lecteur «voient» des femmes cloîtrées dans leur

appartement et «entendent » leurs voix.

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Parmi les stratagèmes créant de la perception auditive : la polyphonie narrative.

En effet, dans Loin de Médine, les voix des différentes narratrices-celle de

l’historienne-narratrice, celles des « rawiyates», des témoins, se relaient,

s’entrecroisent souvent et parfois se confondent créant ainsi chez le lecteur

l’illusion de la perception auditive simultanée.

Un autre stratagème utilisé par Assia Djebar est celui de la traduction des non-

dits. Nous citons l’exemple où elle évoque le voile, en traduisant littéralement

l’expression de l’arabe au français : « je ne sorte plus protégée » (c’est-à-dire,

voilée). « Je sors déshabillée ». Un autre exemple de traduction littérale de

l’arabe au français « l’ennemi » ce qui désigne l’époux en arabe.

Par ailleurs, Assia Djebar travaille constamment à renouveler la mémoire au lieu

de tenter de l’enfermer jalousement. Dans son œuvre Nulle part dans la maison

de mon père, l’auteure reconstitue la mémoire du passé qui fait de son écriture,

une écriture de l’errance et du nomadisme.

Dans Loin de Médine elle se lance dans une entreprise et une réflexion

historique. Elle va reconstituer la mémoire collective musulmane, en remontant

jusqu’à après la mort du prophète:

«J’écrivais donc Loin de Médine, narration à plusieurs niveaux pour me

rapprocher de «ce vieux temps remis debout» mais pour me rapprocher aussi des

passions de la parole libre et multiples des femmes de Médine, humbles ou

connues mais transmettrices et actrices de cette histoire islamique» (1991 :6).

Fatima, fille du Prophète et Antigone (fille d’Œdipe et de la reine Jocaste) sont

réunis. Toutes les deux figures contestent et se révoltent au nom des valeurs

divines. Assia Djebar nous transporte à Médine pour donner la parole à des

femmes influentes dans l’entourage du prophète. Elle nous fait découvrir les

faces d’une histoire ignorée, oubliée. Ainsi, Fatima, l’indomptable fille du

prophète, apparaît comme une Antigone arabe. La jeune veuve du prophète

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Aicha va, quant à elle, s’installe dans son rôle de diseuse de mémoire. Plusieurs

autres femmes vont, dans ce sens, mêler leurs voix pour se souvenir. Les voix

des femmes, mêlées à celle de l’auteur, vont s’élever dans une perspective

résolument féministe, pour éviter de sombrer dans l’oubli, le destin fascinant de

ses femmes musulmanes.

Dans Les nuits de Strasbourg, on retrouve cette réécriture du mythe. On peut

citer Jacqueline, qui par sa voix, comme Antigone, «est celle qui dérange. Elle

dérange l’ordre établi. Elle perturbe les notions de bien et de mal » (Fraise,

1988: 95).

Au terme de cette communication, nous pouvons conclure que l’interculturalité

est une réalité incontournable dans l’œuvre d’Assia Djebar. Le contact des

cultures détermine l’acte même d’écrire. La reconstitution du passé, la réécriture

du mythe mais aussi l’intertextualité et l’emprunt dynamisent l’écriture, en

déconstruisant et en réorganisant l’espace texte pour abolir les frontières.

Références bibliographiques:

Djebar, A. (1995), L’Amour, la fantasia. Paris, Albin Michel.

(2002),Femmes d’Alger dans leur appartement. Paris, Albin Michel.

(1997), Les nuits de Strasbourg. Paris, Actes Sud.

(1991), Loin de Médine. Paris, Albin Michel.

(2007),Nulle part dans la maison de mon père, Paris, Fayard.

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Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148

137

Hafida ELBAKI

Université ALGER 2

Altérité et inter culturalité en contexte bilingue scolaire :

quelles constructions, quelles représentations ?

Eléments d’analyse à partir de récits d’apprenants du

moyen

Introduction

Nous avons choisi d’élaborer notre réflexion et notre analyse autour de la

thématique de l’interculturel dans le cadre scolaire bilingue, car l’école est bien

évidemment l’espace éducatif primordial socle d’une société moderne dans

laquelle se fait l’évolution.

Sa mission est en effet, celle de la socialisation et de l’apprentissage

préconisés à travers les contenus scolaires, dont l’objectif est d’assurer une

éducation et une formation qui vont permettre aux apprenants de consolider à

la fois leurs valeurs nationales , culturelles, et par l’intermédiaire des langues

étrangères en l’occurrence le français(enseigné dès la 3ème AP) d’accéder à

d’autres cultures, d’autres visions du monde qui les entourent notamment dans le

contexte actuel, celui de la mondialisation, de la progression du numérique, de

l’ouverture vers d’autres sociétés et d’autres cultures, (comme le stipule la loi

d’orientation de 2008 du Président de la république).

Cependant, une grande complexité due à de nombreux paramètres qui

interfèrent, rendent la concrétisation de ces objectifs difficilement réalisables et

ce à plusieurs niveaux relevant particulièrement de

l’enseignement/apprentissage de la langue française.

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En nous situant dans le contexte de l’inter culturalité en situation de

bilinguisme scolaire, nous nous sommes interrogées sur le processus de

construction de cette relation souvent très complexe (due au contexte socio-

historique de l’Algérie) entre les cultures des deux langues et par là même,

comment s’élaborent les savoirs des apprenants et les pratiques de

communication. Quelle passerelle peut être établie d’une culture à l’autre.

Sur la base de quelles stratégies élaborées par les institutions éducatives à

travers les programmes et les contenus scolaires, dans l’enseignement

/apprentissage de la langue française se réalise l’inter culturalité ?

Quelles pratiques pédagogiques ? Sont –elles en mesure de faire naître chez les

apprenants des capacités et des points de vue, une prise de conscience de leur

culture et de la culture de l’Autre tout autant que la simple transmission d’un

savoir ?

Quelles relations interculturelles sont mises en place entre les deux cultures

véhiculées par les deux langues en présence, l’arabe et le français ? Quel est

l’apport de la langue source dans cette interrelation ?

1° Rapports langue et culture en didactique des langues étrangères

La nécessité d’intégrer la dimension culturelle dans l’enseignement des langues,

est largement acceptée car elle peut être la source d’une meilleure acquisition

des pratiques langagières, ce qui permet par là même, de rendre possible à

travers cet enseignement, la communication avec des locuteurs de la langue

étrangère.

En effet, l’introduction de la langue étrangère offre une vision du monde

différente de celle de la langue source, car l’apprenant doit acquérir et

comprendre les spécificités de la langue avec ses variations syntaxiques et

sémantiques ainsi que les implicites qu’elle véhicule en rapport avec la

dimension culturelle.

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139

L’introduction de l’enseignement/apprentissage du français langue étrangère, en

3ème année du primaire entraîne la confrontation de deux systèmes linguistiques

(celui de la langue arabe enseignée en 1ère année du primaire et celui du français)

et de deux cultures véhiculées par les deux langues.

Cette confrontation des deux systèmes linguistiques et culturels peut aussi bien,

être la source d’incompréhension que d’interprétations erronées dans les

pratiques langagières des apprenants lorsque l’enseignement/apprentissage porte

essentiellement sur l’acquisition de compétences linguistiques, faisant quasiment

abstraction de l’aspect culturel de la langue cible.

2°Le rôle de l’approche communicative dans l’introduction de la dimension

interculturelle

Si comme on le préconise, La dimension interculturelle doit nécessairement

accompagner l’enseignement d’une langue étrangère, elle ne peut cependant

contourner l’option dite communicative très répandue aujourd’hui du moins

théoriquement. On s’accorde à dire il n’est pas possible de communiquer en

situation, sans partager un certain nombre de connaissances et de pratiques

culturelles.

En effet, chez tout individu, la capacité à communiquer(en langue source ou en

langue cible), est loin de se limiter à la détention d’un capital linguistique. Elle

relève aussi d’un capital communicationnel dont la culture constitue un élément

essentiel qui permet d’accéder au sens dans différents contextes linguistiques et

culturels en situation et par là même aux implicites véhiculées par la langue.

En Algérie, c’est vers les années 2000, que s’est intégré progressivement le

courant de l’approche communicative après plusieurs décennies d’un

enseignement inspiré des méthodologies semi-traditionnelles structuro-globale

et audio-visuelle. L’objectif est d’assurer un moyen de communication

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140

authentique à travers des activités langagières de compréhension et de

production à l’oral et à l’écrit.

Ce qui nous amène à nous interroger sur l’efficacité des contenus scolaires en

rapport avec l’approche communicative largement préconisée par les

programmes, répondent-ils à ces objectifs ?

De même quel rôle l’enseignant a-t-il dans la réalisation de ces objectifs ?

Quelle contribution peut-il apporter pour répondre aux besoins des apprenants

face à l’apprentissage de la langue ?

Il est évident que l’objectif communicatif est primordial. Celui-ci doit pour

motiver les apprenants, les placer dans le contexte réel de la langue sous tous ses

aspects communicationnels qui intègrent à la fois l’aspect linguistique et l’aspect

culturel.

Pour ce faire, les contenus scolaires doivent s’appuyer sur des supports

authentiques qui répondent aux besoins des apprenants dans le but de favoriser

aussi bien un savoir qu’un savoir-faire dans des conditions de communication

réelles, sociales et culturelles.

3° Les contenus des manuels scolaires

Les méthodes par l’intermédiaire des programmes privilégient l’approche

communicative mais lorsque l’on observe les contenus à enseigner à travers les

manuels scolaires nous constatons qu’ils ne répondent pas aux objectifs ni aux

besoins des apprenants même si théoriquement, ils prônent la compétence de

communication.

Le manuel scolaire de la 1ère AM se compose de 3 projets comprenant chacun 2

ou 3 séquences.

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141

Dans ce manuel, c’est la grammaire structurale qui prédomine (exercices

structuraux traditionnels) et c’est l’aspect linguistique qui est privilégié aux

dépens de la compétence discursive et e communicationnelle

Les contenus proposés sont étroitement liés à la première langue, l’arabe. Ils

sont transférables dans des situations de la vie quotidienne de l’apprenant

algérien. Les données sont familières aux apprenants.

Nous proposons quelques extraits à titre d’exemples : Le projet 1 du manuel de

la 1ère AM présente dans la première séquence le thème de l’hygiène :

• Pour la séance du vocabulaire : à partir d’un support iconique représentant

une salle de bains, l’apprenant doit pour cette activité décrire le lieu en

utilisant le vocabulaire adéquat ; une simple acquisition de mots ( déjà

connus par les apprenants à ce stade de l’apprentissage) sans aucune

situation authentique de communication.

• Pour la séance de grammaire : des exercices structuraux sont présentés

aux apprenants (sous l’appellation activités) avec des phrases hors

contexte, aucun rapport avec l’authenticité de l’approche communicative.

Exemples de supports pour introduire des points de grammaire :

« Tous les soirs les enfants se douchent »

« Les feuilles des arbres tombent »

« Les abeilles fabriquent le miel »

« La terre est ronde »

Pour terminer la séquence un texte destiné à la lecture : « gestion de l’eau dans

les campagnes » extrait d’un roman de Abdelhamid Benadougha écrivain de

langue arabe.

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Même déroulement dans une deuxième séquence concernant le thème de

l’alimentation avec également des phrases hors contexte, par exemple

« J’évite les boissons sucrées »

« Des vents forts soufflent et la mer est agitée »

La lecture a comme support un texte « l’olivier » de Mouloud Mammeri

Donc on place toujours l’apprenant dans le contexte algérien alors qu’il est en

train d’apprendre une langue étrangère le français.

Le thème du projet 2 est « Le progrès de la science »

Même déroulement et à la fin de la séquence, lecture d’un texte « Ali le

pêcheur »de Tahar Ouethard

La séquence « la pollution » présente un texte de Mohamed DIB extrait de la

Grande maison texte qui évoque la patrie, sans aucune continuité avec le thème

de la séquence.

La dernière séquence du projet porte sur le dérèglement du climat et comme

lecture, on propose un texte d’ Assia DJEBBAR « L’Algérie heureuse »

Nous constatons à partir de ces quelques observations que les thèmes proposés

ne sont pas repris dans une activité de communication ; en effet, les activités

préconisées dans les différentes séquences se limitent à l’aspect linguistique de

la langue. Elles n’introduisent pas la dimension interculturelle.

La langue française est donc perçue comme une sorte de surcodage

(changement d’étiquettes) de l’univers langagier habituel de l’apprenant.

Ce qui revient à effacer la dimension interculturelle en classe de langue

réduisant ainsi l’approche du français à l’acquisition de formes linguistiques

nouvelles qui ne permettent pas d’avoir une vision du monde autre.

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143

Aucune réflexion n’est établie sur les différences ou les similitudes

socioculturelles entre les deux langues. Aucune interaction ne peut se réaliser

dans ce cadre rigide.

Les supports textuels retracent les mêmes réalités, ils se caractérisent par

l’absence des marques socioculturelles relatives à la langue cible.

Introduction de thèmes généraux des lieux communs qui ne stimulent pas

l’intérêt des apprenants quelque soit leur niveau scolaire ; absence de

dénominations toponymiques, habitudes vestimentaires, culinaires, fêtes, lieux

touristiques

Les textes de lecture ne proposent pas des modes culturels différents, ceux des

natifs de la langue cible pour faciliter à l’apprenant l’interprétation des activités

langagières et notamment la relation qui existe entre les structures syntaxiques et

le structures sémantiques ainsi que leur interprétation

De ce fait, les apprenants à la fois guidés par les contenus scolaires proposés, et

par la mise en œuvre de ses contenus ne sont pas en mesure de développer leurs

acquisitions linguistiques de manière autonome qui leur permettra de dépasser le

cadre rigide de cette pratique pédagogique et d’atteindre l’objectif fixé par les

programmes, celui d’apprendre à s’exprimer librement dans des situations de

productions différentes. Il appartient donc à l’enseignant, de créer une

dynamique en classe, des interactions qui permettent aux apprenants, d’établir à

la fois des connaissances de leur propre culture et celle de la langue qu’ils sont

en train d’apprendre.

4° Analyse des récits : constats et observations

L’expérimentation que nous avons menée portait sur une analyse des

productions écrites des apprenants du cycle primaire et du cycle moyen

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Sur un échantillon d’une vingtaine d’élèves de la première année moyenne,

nous avons recueilli des productions écrites portant sur un récit libre dont le

thème était de raconter librement sans support, des vacances, un voyage, ou une

histoire ….

Dans cette perspective, nous avons voulu observer si, en proposant des tâches

plus motivantes éloignées des contraintes scolaires, laissant libre cours à

l’imagination (il faut rappeler que dans la tâche habituelle de la production

écrite, l’apprenant est toujours guidé par une boite à outils ou par des éléments

du texte qu’il faut reproduire), on obtiendrait de meilleures performances et par

là même ,voir si les compétences linguistiques acquises dans le cursus scolaire

leur permettent de formuler leurs récits et comment se réalisent les

constructions et les représentations de la langue cible.

Par ailleurs, il faut souligner que l’influence de l’environnement n’est pas des

moindres non seulement au niveau linguistique car la présence du français en

dehors de l’institution scolaire est très présente (affiches publicitaires, enseignes,

les médias, l’accès au numérique internet et autres,…). L’influence de la culture

française dépend aussi de la motivation et des représentations que l’on peut

avoir à l’égard du français selon le milieu socio culturel.

Nous avons observé à travers l’analyse des productions écrites du moyen que les

apprenants ne se sont pas comportés de la même façon devant la réalisation de

cette activité commune au niveau discursif et au niveau de la richesse du

vocabulaire(mots nouveaux qui ne figurent pas dans leur manuel souvent liés à

l’aspect culturel de la langue).

Cependant un point commun retenu pour l’ensemble des apprenants est celui

d’une maitrise insuffisante de la compétence linguistique, difficultés

d’acquisition des outils linguistiques et de l’organisation de leurs récits, à utiliser

les moyens linguistiques pour communiquer, ainsi les éléments discursifs

propres à la communication ne sont pas assimilés.

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Les apprenants éprouvent de grandes difficultés lorsqu’il s’agit de manipuler les

structures syntaxiques et sémantiques relatives à la langue française, et les

objectifs fixés par les institutions sont loin d’être atteints, ces difficultés

persistent d’un cycle à un autre et on aboutit à un cumul d’échecs dans

l’apprentissage de la langue en question. Ils sont plus préoccupés par le souci de

réaliser des phrases correctes que par l’apport nouveau que peut leur apporter

l’apprentissage de la langue française.

Les déficiences à l’écrit sont le résultat non seulement d’une maîtrise très

insuffisante des compétences linguistiques, mais elles sont également le résultat

de la quasi-absence de l’enseignement de la compétence de communication qui

doit faire l’objet d’une étroite relation avec l’aspect culturel de la langue.

En conséquence, l’acquisition d’une compétence linguistique doit forcément être

doublée de l’acquisition d’une compétence discursive basée sur des supports

authentiques qui favorisent non seulement l’acquisition d’un savoir mais aussi

d’un savoir-faire, dans des situations de communications réelles et ainsi avoir la

capacité d’utiliser la langue cible dans des situations sociales et culturelles

données.

Dans l’analyse de ces récits, les points de différenciation entre les apprenants

sont relatifs à la manière dont ils ont réalisé leurs énoncés.

Pour environ 60% des récits, les contenus sont élaborés en relation avec les

acquis en contexte scolaire. Nous avons observé que la plupart d’entre ont fait

appel à la mémorisation de certaines structures syntaxiques et sémantiques du

texte scolaire ; ce qui dénote chez ces apprenants un sentiment de sécurité face

aux contraintes scolaires et face à la reproduction de schémas attendus par

l’enseignant, auxquels ils sont soumis dans le cadre de leur apprentissage.

Dans 40% des récits, nous avons observé que les apprenants se sont détachés du

contexte scolaire, ils ont donné libre cours à leur imagination à la fois en

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réinvestissant les outils linguistiques acquis et en enrichissant leur vocabulaire

d’éléments nouveaux différents de ce qu’ils ont acquis ; ils se sont quasiment

situés dans un contexte d’expression écrite introduisant les éléments de leur

environnement de leur vécu et de leur expérience (ils ont introduit des lieux

touristiques étrangers avec leur dénomination ,des modes de vie, vestimentaire,

culinaire ) etc..)

Parallèlement, ce qui est le plus récurrent c’est aussi la description de leur

environnement immédiat avec des représentations communes entre les deux

cultures et sur ce point le constat que l’on peut faire, c’est qu’à ce stade de

l’apprentissage, ces apprenants ne semblent pas distinguer clairement les

différences entre les deux cultures arabe et français, car dans leur quotidien de

manière générale, pour tous ces apprenants surtout en milieu urbain, les deux

cultures semblent se confondre aussi bien sur le plan linguistique puisque les

deux langues sont souvent mélangées et alternées, que sur le plan culturel , les

modes de vie , culinaire, vestimentaire le sont aussi dans l’environnement.

Certains traits de la culture algérienne se croisent avec ceux de la culture

française. Cela fait partie de leur vécu, ils ne peuvent donc percevoir des

différences culturelles.

Dans cette perspective, on peut dire qu’il s’agit de la fusion de deux cultures,

comme un ensemble perçu globalement (non pas indissociable mais appréhendé

comme un tout. Cela a été qualifié de syncrétisme culturel par certains

sociolinguistes ; terme utilisé par le linguiste A. Martinet pour signifier le cas

ou deux unités lexicales ou grammaticales se confondent dans un contexte

donné.

Donc les représentations et les relations entre les deux cultures que peuvent

avoir ces apprenants à l’égard de langue française, sont difficilement détectables

à ce stade de leur apprentissage, ils sont peut être conscients des différences

entre les deux cultures mais ce syncrétisme les place dans une situation où la

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normalité semble prédominer.IL est évident que l’appartenance au milieu socio

culturel est une variable incontournable pour situer l’altérité le rapport à l’Autre.

Conclusion

L’objectif à atteindre dans l’apprentissage du FLE, est celui d’atteindre à terme,

une compétence de communication langagière qui consiste non seulement à

s’approprier un savoir et un savoir-faire mais également avoir la capacité de

réaliser des activités langagières dans des situations et des contextes de

communication variés.

Ainsi l’enseignement du français devrait être basé davantage sur des contenus

qui mettent en avant l’aspect culturel de la langue non pas pour accumuler des

éléments culturels de la langue cible, ni même pour s’identifier aux natifs, mais

pour répondre aux besoins des apprenants vivant dans un monde de diversités

culturelles et d’être en conformité avec la réalité extra-scolaire. Les contenus ne

doivent pas être en décalage avec les avancées technologiques et scientifiques.

Dans ce contexte de bilinguisme scolaire, il est évident que l’interrelation

s’établit du moins inconsciemment entre les deux cultures des deux langues

enseignées. La langue source ne constitue pas un obstacle mais au contraire une

base d’appui qui va permettre à l’apprenant de filtrer ses connaissances, d’être

au contact de l’interculturel qui véhicule des pratiques d’apprentissage

différentes. L’apprenant est amené à connaître la langue dans ses spécificités et

ses variations sémantiques, ainsi que dans l’implicite qu’elle véhicule en rapport

avec la dimension culturelle et par là même, établir des interactions, des

analyses, des réflexions à la fois sur la langue qu’il est en train d’apprendre et

en même temps sur la langue première. Cette démarche pourrait donner lieu à

une meilleure compréhension et une meilleure maîtrise de la langue cible.

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Il appartient donc à l’enseignant, de créer une dynamique en classe, des

interactions qui permettent aux apprenants, d’établir à la fois des connaissances

de leur propre culture et celle de la langue qu’ils sont en train d’apprendre.

Ainsi montrer aux apprenants les différences ou les similitudes de la langue

source et de la langue cible, permettrait de les doter de moyens communicatifs

afin de prendre conscience des aspects culturels des deux langues et de leur

interaction et d’améliorer leurs pratiques de la langue française dont l’objectif

est de pouvoir accéder à des études scientifiques et de faire face à des situations

socio- professionnelles dans un monde en constante évolution.

Bibliographie

ABDALLAH-PRETECEILLE Martine & PORCHER Louis, 2001, Education

etcommunication interculturelle, Paris, PUF.

BUILLES Jean-Claude, 1998, L’interculturel, CLE International.

DEMOUGIN Françoise, 2008, « Approches culturelles de l’enseignement du

français », Paris, Revue Tréma n° 30.

MARTINET André, 1960, Eléments de linguistique générale, Paris, Colin.

ZARATE Geneviève, 1995, Représentations des étrangers et didactique des

langues, Paris, Didier.

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149

Aldjia Outaleb-Pellé

Université de Tizi-Ouzou

Enseignement du FLE et altérité

Introduction

L’enseignement-apprentissage des langues étrangères tient une place

fondamentale dans la construction de la personnalité de l’apprenant, dans son

enrichissement intellectuel et dans son ouverture au monde. Avec la

mondialisation, la connaissance de plusieurs langues favorise l’employabilité

des jeunes dans leur pays comme dans les pays étrangers. C’est pourquoi, à la

fin du cursus scolaire, l’enseignement doit permettre la maîtrise d’au moins

deux langues étrangères en tant qu’ouverture sur le monde et moyen d’accès à

la documentation et aux échanges avec les cultures et les civilisations

étrangères. Pour atteindre cet objectif, les élèves sont sensibilisés à

l’apprentissage d’une première langue étrangère – le français- dès l’école

primaire et la pratique de l'oral est prioritaire à tous les niveaux dès la

scolarisation de l’enfant. A ce propos, les instructions officielles émanant du

ministère de l’enseignement et de l’éducation (2006) insistent, qu’à l’issue du

cycle secondaire, « l’élève doit avoir acquis une bonne maitrise des langues

(code et emploi). Et, il doit être capable de lire, de comprendre et de produire

toute une variété de discours, afin de pouvoir s’intégrer dans la société

d’aujourd’hui. » Enfin, le système éducatif, encore régi par l’ordonnance n°

76/35 du 16 Avril 1976, insiste sur l’importance particulière réservée à

l’enseignement de la langue française « Le français défini comme moyen

d’ouverture sur le monde extérieur, doit permettre à la fois l’accès à une

documentation scientifique d’une part, mais aussi le développement des

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échanges entre les civilisations et la compréhension mutuelle entre les peuples

».

Une langue-plusieurs cultures

De nos jours, les recherches sur l’enseignement des langues étrangères ont

élargi et diversifié leurs terrains d’enquêtes (Martine Abdellah-Pretceille,

1998). Par exemple, l’étude du français n’est plus centrée simplement sur la

langue et la culture de la France, mais également sur la langue et la culture

françaises de tout Autre utilisateur de cette langue. L’Autre, celui qui utilise,

dans son pays, ce même code, à sa manière, et selon son mode de vie. Ainsi,

toutes les langues, à l’instar du français, ont la capacité d’exprimer des

cultures diverses, parfois étrangères les unes des autres.

Enseigner, aujourd’hui, la langue française démontre à l’apprenant, la richesse

culturelle d’un même code langagier et l’incite à découvrir d’autres

communautés s’exprimant par et grâce à l’usage d’une même langue

(Véronique Castellotti et Daniel Moore, 2011).

Dans ce contexte multiculturel et plurilingue qui rassemble des pays et des

communautés autres que françaises, le français devient d’un coup, « topos

interculturel, topos intertextuel, topos source de nouveaux horizons »

(Georges Freris, 2009 : 53).

Sous cet aspect, l’utilisation d’un français, combien même différent des

normes du français standard, et véhiculant une culture aussi singulière, devrait

permettre aux autres cultures qui utilisent la langue française, de se faire

connaître, de se rapprocher de l’Autre, de dépasser toutes les frontières,

géographique, sociale et culturelle. De ce fait, la fonction de l’enseignant de

FLE ne consiste pas seulement à transmettre l’outil servant à communiquer ;

sa formation doit inclure la connaissance d’autres peuples, d’autres cultures,

d’autres traditions, d’autres modes de vie, qui parlent le français car, comme

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le soutient (Georges Fréris, 2004 : 204) « partager la même langue

n’implique pas le partage des mêmes imaginaires ».

L’apprenant de la langue étrangère prendra conscience que le français, canal

de communication, a le grand avantage de permettre à d’autres traditions de

s’exprimer, qu’en découvrant d’autres entités et communautés culturelles, il

développe et enrichit son propre savoir et son processus d’apprentissage

devient un plaisir, un épanouissement. Ainsi, la dimension culturelle de

l’enseignement de la langue s’impose-t-elle d’elle-même (Martine Abdallah-

Preitcelle, 2003 ; Geneviève Zarate, 1993, 1995).

Brève histoire de l’enseignement du français

Une étude diachronique nous apprend que l’enseignement des langues

étrangères s’effectuait à travers des extraits d’œuvres littéraires que

l’enseignant exploitait en classe de langue. Or, l’évolution des approches

méthodologiques et des objectifs fixés par l’institution scolaire algérienne,

ainsi que des supports ou moyens utilisés ont eu beaucoup d’impact sur

l’enseignement des langues étrangères, en général, du français, en particulier.

Nous sommes ainsi passé rapidement des méthodologies traditionnelles où le

texte littéraire avait une place centrale, aux méthodologies qui lui réservaient

une place très limitée, pour ne pas dire l’écartaient des manuels de l’élève.

Parallèlement, de statut de langue d’enseignement, le français devient une

matière à enseigner en passant par le français langue scientifique et technique.

Ainsi, l’enseignement du FLE est-il fondé sur des pratiques purement

langagières (l’apprentissage des règles grammaticales et l’étude du lexique

spécifique au domaine) en mettant complètement à l’écart l’aspect culturel qui

entre, incontestablement, en jeu dans toute situation de communication.

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Problématique et méthodologie

- Comment est assuré, de nos jours, l’enseignement du FLE ? Que

contiennent les manuels de français actuels ?

- Comment les étudiants se représentent-ils la langue et la culture

françaises d’après l’enseignement qu’ils ont reçu ? Que pensent-ils des

contenus des livres des classes de terminale ?

Nous avons précisément entrepris une étude des contenus du livre scolaire de

l’élève de classe de terminale. Cette étude porte sur la présence et le choix des

documents à exploiter dans une perspective d’apprentissage du FLE. En effet,

apprendre une langue signifie apprendre une autre culture, c’est plonger dans

un milieu étranger qui permet de mettre en relation la langue, la pensée et la

culture (Pierre Bourdieu : 2001), ce qui permet d’aboutir dans la culture de

l’autre tout en respectant sa propre culture.

Quant à Lévi-Strauss (d’après Denys Cuche, 2007 : 20), il définit la culture

comme « un ensemble de systèmes symboliques ; au premier rang se placent

le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la

science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la

réalité physique et de la réalité sociale, et plus encore, les relations que ces

deux types de réalité entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques

eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres ».

Les réponses des élèves interrogés, en rapport avec les contenus des manuels

scolaires de français, ont été nombreuses. Nous avons relevé les plus

pertinentes :

- Les textes et documents ainsi que les illustrations, images, se trouvant

dans les livres scolaires ne sont pas authentiques.

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153

- Les illustrations, quand elles ne montrent pas un paysage, une ville ou

un objet, représentent la société algérienne avec ses habitudes et ses

traditions.

- On se demande pourquoi les illustrations figurent dans le livre car elles

sont rarement en harmonie avec le texte. Elles n’ont aucun rapport avec

le texte sur lequel les élèves et l’enseignant travaillent. Elles n’ont

aucune signification.

- Les textes supports d’étude sont à visée purement scientifique et

descriptive.

Questionnaire

En rapport aux besoins de communication de la société moderne,

l'enseignement des langues a pour objectif de développer également une

compétence culturelle car c’est elle qui permet de construire des liens, des

passerelles entre les individus.

A travers un questionnaire-débat mené auprès d’un groupe d’une trentaine de

lycéens de Tizi-Ouzou, nous cherchons à connaitre leurs vécus, attitudes et

représentations à propos de l’enseignement du français et de sa dimension

culturelle.

Le questionnaire s’appuie sur quatre idées principales :

- Ce que pensent les élèves de l’enseignement du français

- Les indices culturels contenus dans les manuels scolaires

- Les aspects culturels devant figurer dans les manuels scolaires

- L’apport de l’enseignement de la culture

Dans ce qui suit, nous présenterons toutes les discussions échangées,

soigneusement recueillies, portant sur les attitudes et les représentations des

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lycéens à l’égard des questions culturelles dans l’enseignement-apprentissage

des langues étrangères en général, du français, en particulier.

La place et le rôle du français

Les premières questions « Aimeriez-vous poursuivre vos études en

français ? » et « Que signifie pour vous la maîtrise d’une langue étrangère ? »

ont suscité, chez les élèves interrogés, de nombreuses réponses toutes

convergentes :

- « En Algérie, le français est devenu le passage obligé pour beaucoup de

postes ».

- « Le brassage multiculturel lié à l’immigration et la mondialisation

représente une bonne raison d’apprendre les langues étrangères, en

général, la langue française, en particulier. L’individu est de nature

curieux de communiquer avec les autres et de comprendre leurs

cultures. Apprendre les langues étrangères apporte une ouverture

d’esprit et l’enrichissement de sa propre identité ».

- « Certaines langues, dont le français, sont très belles, elles ont un

rythme envoutant, très agréable à entendre ».

- « Et pourquoi ne pas apprendre une langue étrangère pour vivre à

l’étranger ? Dans ce cas, maîtriser le français et d’autres langues en

plus des diplômes s’avère une grande richesse qui nous permet non

seulement de circuler à l’aise mais aussi de travailler et de s’adapter à

leur milieu ».

Aux questions « Que recouvre la notion de culture dans le milieu scolaire ?

Et quel impact a-t-elle sur l’enseignement-apprentissage du FLE ? » Les

personnes interrogées rappellent qu’il faut situer la place du français dans la

vie quotidienne des Algériens, dans la culture algérienne. Ils nous expliquent

que c’est à partir de cette situation que nous comprendrons ce que contiennent

les manuels scolaires. Ils se sont exprimés en ces termes :

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- « Le rapport des Algériens avec le français oppose les partisans de cette

langue qui veulent qu’elle soit la langue d’enseignement de toutes les

disciplines et les matières, aux opposants prêts à mourir pour arabiser le

pays, en général, et l’enseignement (éducatif et universitaire), en

particulier. Pour ces derniers, le français n’est pas la langue de la

culture algérienne, elle est la langue du colonisateur. Les Algériens

doivent, non seulement, rejeter cette langue mais aussi et surtout la

culture qui en est véhiculée puisqu’elle est très différente et porte donc

atteinte à la culture et à l’identité algérienne, arabo-musulmane ».

La question « Les cours de français vous ont-ils permis de découvrir la France

ou les pays francophones ? » les a fait sourire. Ils se sont exprimés ainsi :

- « Les cours m’ont servi uniquement à apprendre la langue. L’école ne

nous fait pas découvrir les peuples qui parlent français. Les habitudes et

la culture française, on les connait par la télévision, les émigrés, les

discussions avec les amis ».

- « Mon grand-père était un émigré. Il a toujours vécu en Europe. Quand

il parlait de la France, la Belgique, etc., il ne s’arrêtait pas. Ces récits

nous donnaient envie de voyager, de rencontrer, de découvrir ces

gens ».

Une société conservatrice

La culture française, nous disent les étudiants interrogés, ne se manifeste pas

dans nos manuels de français qui ne portent que sur les aspects linguistiques

basiques. Les concepteurs algériens des manuels sont catégoriques dans les

choix des programmes à enseigner « chaque état est souverain dans la

définition des contenus enseignés et par conséquent, dans la description de sa

relation aux pays étrangers » (Zarate, 1993 : 25).

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Le modèle occidental de type individualiste des sociétés occidentales n’existe

pas en Algérie où l’individu est un membre d’une famille, d’un groupe, d’une

tribu ou d’un quartier auquel il appartient et y est très étroitement lié. La

solidarité s’exerce dans le groupe et agit comme un ciment de cohésion entre

les individus. Des étudiants se sont exprimés ainsi :

- « Les manuels scolaires ont introduit la pensée locale dans

l’enseignement de LE ; et à encourager chez les élèves la prise en

compte de leur propre identité culturelle ».

- « La population algérienne se reconnait dans cette organisation sociale

et les contenus des livres scolaires revendiquent cette appartenance

prestigieuse ».

- « Les manuels de français sont rigoureusement conçus en conformité

aux exigences culturelles et identitaires du pays et sont officiellement

agrées par le ministère de l’éducation du pays ».

En Algérie, l’individu n’est jamais isolé que se soit dans sa famille ou son lieu

de travail. Il privilégie les relations familiales et amicales par traditions. Le

lien social renforcé par la religion engendre des normes, des significations,

influence les attitudes des individus. L’individu ne peut s’extraire qu’au

risque d’altérer son honneur et sa réputation, réels capitaux sociaux lui

rapportant respect et estime.

Ne partageant pas la même idée, la majorité des étudiants ont tenu à marquer

leur présence par ces énoncés :

- « La société est soumise actuellement à des mouvements de société qui

cherchent à la maintenir dans un réseau de traditions, d’autre part, qui

encouragent une ouverture sur le monde ».

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- « Cependant, les élèves doivent réaliser que d’autres cultures

composent des cadres culturels différents. A travers le processus de

découverte, de lecture, de comparaison, ils parviendront à une façon

plus diversifiée et plus riche de voir le monde et jouiront d’une

meilleure compréhension de leur propre culture ».

- « Présenter la culture étrangère comme ennemi en montrant seulement

ce qui est différent rend les élèves totalement enfermés sur eux-

mêmes ».

- « Présenter la culture étrangère comme digne et pas inférieure de la

culture maternelle ou d’origine rend les membres d’une communauté

plus ouverts et aide à construire un monde divers et varié ».

- « Construire l’identité des élèves ne se fait pas en s’éloignant de toutes

les autres cultures, de tous les autres modes de vie et les autres modes

de voir le monde ».

Les aspects culturels devant figurer dans les manuels scolaires

La culture n’est pas véhiculée seulement par l’œuvre littéraire, le texte de

chanteurs, de conteurs, les œuvres des artistes garantissent la vitalité de la

vaste culture d’un peuple.

Les réponses des étudiants concernant les aspects culturels, relatifs à l’identité

nationale, devant figurer dans les manuels scolaires des classes de terminale

devraient porter sur :

- Les traditions et coutumes

- L’histoire et la civilisation

- La culture populaire (les contes, les chants, les arts, la littérature...)

- La religion

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- La vie quotidienne, le mode de vie (les repas, les vacances, les loisirs)

- La politique, l’enseignement

- Les comportements sociaux, la politesse et les bonnes manières.

L’apport de l’enseignement de la culture

Selon les étudiants interrogés, intégrer l’enseignement de la culture dans

l’enseignement d’une langue étrangère comporte plusieurs avantages :

- Accepter et respecter les différences

- Lutter contre les préjugés

- S’ouvrir et découvrir d’autres pays, d’autres peuples

- Rendre les cours intéressantes et motivants.

Aujourd’hui, les étudiants sont unanimes sur le fait que :

- « les manuels utilisés pour l’enseignement des langues étrangères sont

avant tout conçus pour faciliter l’apprentissage de la langue, mais ils ne

doivent se limiter à la compétence linguistique puisqu’avec le

phénomène moderne des déplacements des populations, l’apprentissage

de la langue est indissociable de son contenu culturel ».

Bien sûr, pour établir des liens avec l’Autre, il est nécessaire d’avoir une

bonne compétence linguistique pour être en mesure de communiquer. En

outre, le locuteur est également censé connaitre l’aspect culturel (modes de

vie et de pensée) véhiculé par la langue en question.

Les 2/3 des étudiants interrogés défendent l’idée que :

- « Pour connaitre sa propre culture, pour affirmer sa propre identité il est

nécessaire de s’ouvrir sur le monde et d’accepter les Autres, différents

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de nous, au lieu de rester « campé » sur sa propre culture, son identité

et son Histoire algériennes comme les livres scolaires n’arrêtent pas de

nous rabâcher à longueur d’années ».

Nous estimons qu’effectivement, le danger réside dans le fait de retenir isolés

les élèves. Leur enseigner seulement la langue, moyen de communication, ne

les rapproche nullement de celui qui la parle.

Comment et quels documents enseigner

En introduisant des documents authentiques dans les manuels scolaires, on

installe les élèves face à une motivation réelle où ils sont appelés à réagir

comme des natifs. Des visites guidées, des enquêtes, des interviews, des

bulletins météorologiques, des émissions télévisées, des textes de chansons,

des pages publicitaires, constituent des documents qui placent l’élève en

relation directe avec la culture du natif, doivent figurer dans les manuels de

français. Les documents authentiques, médiateur de la réalité, motivent

l’élève et permettent « d’optimiser la relation entre la culture étrangère

enseignée et la culture de l’élève » (Zarate, 1993 : 118)

Selon les réponses des étudiants interrogés, l’enseignement de la culture

étrangère peut s’édifier sur les soubassements :

- Des documents publicitaires, de presse, d’histoire ;

- De cartes géographiques, postales

- De presse écrite, orale, audio-orale

- De photos, images, gravures, caricature

- D’Internet.

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Conclusion

La mondialisation et les déplacements des populations ont fortement

encouragé l’enseignement-apprentissage des langues étrangères. Il va de soi

que la portée culturelle et civilisationnelle des langues ne peut être ignorée

pour s’ouvrir et comprendre d’autres populations, s’adapter et vivre en

harmonie avec les uns et les autres.

Notre étude était conçue pour découvrir s’il y a vraiment une ouverture à la

culture de l’Autre, ce qui a entraîné nécessairement une réflexion sur la place

accordée à la compétence culturelle dans l’enseignement-apprentissage du

FLE en Algérie et sur les différentes représentations que se font les

apprenants de la langue et de la culture françaises.

L’enquête que nous avons menée nous a démontré que l’enseignement du

français langue étrangère en Algérie est orienté vers la promotion de l’identité

nationale. La société algérienne est de plus en plus marquée par la religion,

les Algériens refusent ce qui les éloigne de leurs traditions, de leur vie

quotidienne, de leur religion et le traduisent comme un danger qui risque de

nuire à leur identité. Un attachement qui explique l’exclusion de la culture

étrangère de l’enseignement du français.

L’Algérie est un pays attaché à « sa » culture, son Histoire et à « sa » langue.

La fête nationale de l’indépendance, commémorée le premier novembre de

chaque année, rappelle l’effroyable guerre et la malheureuse histoire entre

l’Algérie et la France. Cette période chargée de misère et de mort reste

toujours présente dans les manuels scolaires, ce qui ne permet pas d’enseigner

la culture véhiculée par le français.

En valorisant la culture locale on dévalorise implicitement la culture

étrangère, une dévalorisation pouvant être marquée, comme ici, par l’absence

de cette culture étrangère (Geneviève Zarate, 2003).

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Les manuels actuels de français ont une finalité strictement linguistique, ils

ont pour seul objectif de transmettre le côté purement linguistique de la

langue française en négligeant le côté culturel.

Références bibliographiques

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hétérogène. Pour un humanisme du divers, Paris :Anthropos.

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Castellotti Véronique et Moore Daniel. 2011. « La compétence plurilingue et

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Freris Georges. 2009. « Enrichir le français en enseignant ses littératures », in

Actes du colloque international : La place de la littérature dans

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Freris Georges. 2004. «La Recherche de l’identité culturelle au Maghreb»,

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français dans le monde : recherches et applications. 173-184.