L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    1/12

    Marc Eigeldinger

    L'anomie dans une saison en enferIn: Romantisme, 1980, n27. Dviances. pp. 3-13.

    Citer ce document / Cite this document :

    Eigeldinger Marc. L'anomie dans une saison en enfer. In: Romantisme, 1980, n27. Dviances. pp. 3-13.

    doi : 10.3406/roman.1980.5317

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1980_num_10_27_5317

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_roman_1223http://dx.doi.org/10.3406/roman.1980.5317http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1980_num_10_27_5317http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1980_num_10_27_5317http://dx.doi.org/10.3406/roman.1980.5317http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_roman_1223
  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    2/12

    Marc

    EIGELDINGER

    L anomie dans Une

    saison

    en enfer*

    II

    ne

    s agit pas de proposer

    une lecture

    nouvelle ou exhaustive

    4

    Une saison

    en enfer, mais

    de rechercher un principe de

    cohrence

    de

    l uvre

    partir

    du concept sociologique

    de

    l anomie, formul par

    Durkheim

    dans Le Suicide et

    dvelopp par

    Jean Duvignaud (1). Le

    propre

    du

    phnomne

    anomique

    est

    d apparatre

    pendant

    les

    priodes

    de

    crise

    et

    de

    mutations,

    de

    se produire sous la forme d une rupture

    introduite

    par

    le

    changement des structures politico-sociales et sous la

    forme d une contestation de l ordre tabli

    et

    des

    valeurs traditionnelles.

    Il

    se manifeste au XIXme sicle comme une

    protestation

    contre

    l

    nvahissement tentaculaire

    des puissances

    conomiques et

    industrielles,

    comme une

    rvolte

    qui,

    la

    faveur des

    transformations,

    s insurge

    contre

    les rgles

    et

    les normes de

    la

    civilisation occidentales. Rvolte

    et trans

    gression,

    perceptibles

    dans le comportement, l action et le langage sous

    le

    signe

    de l clatement.

    Les

    faits

    d anomie

    constituent un passage

    d une

    phase

    l autre, d une

    structure

    systmatique

    d un

    langage

    une

    non-structure

    qui

    abolit pour un

    moment

    toute congruence tablie

    en

    ouvrant une bance, une

    illumination

    au milieu des discours institus

    (2). Selon les analyses de Jean Duvignaud,

    l anomie

    se dfinit par

    la

    tension des deux forces complmentaires : l une, destructrice dans le

    prsent, la

    subversion,

    et l autre, reconstructrice dans

    le

    futur, Vantici-

    pation. Par un penchant libertaire

    la

    subversion opre

    la

    rupture avec les

    conventions

    de

    la socit, la sparation

    d avec

    les mesures et les lois

    de

    l univers contemporain, tandis

    que

    l anticipation invente

    la

    nouveaut

    dans la perspective

    de

    la vrit utopique,

    elle

    contient la matrice du

    possible

    et

    de

    l avenir. L anomie rsulte, l intrieur

    de

    la mtamorp

    hose,

    un affrontement

    entre

    la tradition qui

    se

    perptue

    et

    l ouver

    tureers un

    futur

    hypothtique. Elle est dtermine par le dsir

    en

    tant

    qu nergie

    de

    la rvolte

    et

    de

    la

    recration,

    que

    projection dans

    l univers

    de

    l utopie ou du

    mythe ; elle

    s oppose la ralit

    de

    l actuel en cons

    truisant un imaginaire

    dont

    l accomplissement

    appartient

    aux

    virtualits

    de demain.

    Sociologiquement

    et

    littrairement,

    l anomie

    correspond

    * Cet

    article reprend

    le

    texte

    d une

    communication

    faite

    au

    colloque

    Nature

    et socit au XIXme

    sicle

    ,

    organis par la

    Socit

    des tudes

    romantiques

    l Universit

    de

    Neuchtel

    les

    10 et 11 avril 1979. D autres communications faites

    ce

    colloque

    seront

    publies

    dans

    un

    prochain numro

    de

    Romantisme.

  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    3/12

    4

    Marc

    Eigeldinger

    l mergence, partir

    d une

    trame collective, d un phnomne

    indivi

    duel

    (3). Elle est le fait d individus libertaires

    et

    hrtiques, crivains

    ou artistes, rvolutionnaires ou crateurs de courants mystiques

    et

    ill

    umins

    qui

    rompent avec l idologie

    de

    leur sicle

    et

    lancent

    un dfi la

    socit

    contemporaine

    (Proudhon, la majeure partie

    des

    potes

    fran

    ais

    du XIXme

    sicle, etc.)

    (4), mais elle peut de

    surcrot

    se manifester

    sous

    l espce d un

    groupe,

    d une secte ou d une communaut unie dans

    l effort de

    la subversion (la Commune,

    le

    surralisme, etc.).

    Individuelle

    son

    origine,

    l anomie dbouche souvent

    sur

    l uvre et

    l action collec

    tives,en s agrgeant

    un

    mouvement anim

    par

    la

    volont de

    dissidence

    et

    d insurrection.

    Il

    apparat

    de plus

    en plus

    l vidence

    que

    c est

    partir de

    1830,

    de

    l instauration

    de

    la

    Monarchie de

    Juillet et

    de l avnement au

    pou

    voir

    de

    la

    socit

    bourgeoise

    que

    le

    pote

    prouve

    qu il

    est

    un

    tre

    ano-

    mique,

    marginal,

    spar

    du milieu politique et

    social

    dans lequel il est

    contraint

    de

    vivre. La

    mutation

    produit une crise

    de

    la

    civilisation,

    sus

    cite par

    le dveloppement

    conomique et industriel,

    de

    mme

    que

    par

    la

    naissance

    du

    capitalisme

    moderne, li l accroissement du

    progrs

    technique. Alin

    par le dclenchement de

    ces

    puissances

    conjugues,

    le pote est priv de son statut social,

    il devient

    un exil, un tranger

    qui

    se

    distance de

    la

    socit

    contemporaine

    et

    refuse

    de

    s intgrer dans

    les

    catgories qu elle a

    tablies.

    C est alors

    que les potes

    prennent

    cons

    cience d tre les parias de

    la

    socit , selon

    la

    formule de Vigny,

    et

    que

    Stello

    et

    Chatterton

    accrditent la thse de l incompatibilit

    de

    la

    condition du

    pote avec tout gouvernement et

    de l impossibilit

    d un

    compromis quelconque avec

    une

    socit gouverne par l hgmonie de

    l argent. Inadapts

    aux

    exigences

    du

    monde

    moderne,

    les potes se r

    etranchent dans

    la

    sparation

    et la

    diffrence, ils se donnent, dfaut

    d un autre, le statut

    de

    la marginalit

    et

    se renfantent par

    un

    dcla

    ssement

    (5), ils

    sentent

    dsormais la

    cration

    potique comme

    un

    acte

    de protestation

    contre

    le souci de l utilitaire,

    qui sert

    de

    norme

    la

    classe bourgeoise. Qu ils soient

    de

    la

    gauche ou

    de

    la

    droite, ils d

    noncent

    le mensonge de

    l ordre

    social dont

    ils

    refusent de se

    solidariser.

    Le

    pote

    devient

    un

    maudit,

    non

    dans

    la

    deuxime

    moiti du

    XIXme

    sicle,

    mais au

    lendemain

    de l tablissement de

    la

    Monarchie de

    Juillet

    dj

    et

    sous le

    Second

    Empire.

    II

    appartient

    la

    race toujours maudit

    ar les puissances

    de

    la terre (6), maldiction

    ancienne,

    aggrave

    et

    actualise par le

    triomphe

    de

    la

    socit

    capitaliste

    et

    industrielle avec

    la

    complicit du

    progrs

    scientifique. En

    face de

    cette

    bance,

    cause par

    la

    mtamorphose

    du monde

    moderne,

    le pote n a

    qu une alternative :

    il

    s affranchit de

    la dure historique et

    s exile en

    lui-mme,

    dans sa tour

    d ivoire , ou bien

    il

    s engage

    dans l opposition et

    se rallie au petit

    con

    tingent

    de

    ceux

    que

    Philothe

    O Neddy

    appelle les brigands

    de

    la

    pense

    .

    L un

    et

    l autre

    partis,

    au-del

    de

    leur

    attitude

    divergente, se

    rejoignent dans une rprobation violente du mensonge

    politico-social.

  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    4/12

    L

    anornie dans

    Une

    saison

    en enfer

    5

    Vigny

    note dans le

    Journal d un

    pote en

    1832 : L ordre social est

    toujours mauvais. De temps en temps

    il

    est seulement supportable. Du

    mauvais au supportable, la dispute ne vaut pas une

    goutte de

    sang

    (7).

    Et

    Philothe

    O Neddy

    dans l avant-propos

    Feu

    et

    flamme

    :

    Comme vous [les ouvriers], je mprise de toute

    la

    hauteur de mon

    me Tordre social

    et

    surtout l ordre politique qui en est l excrment

    (8), Aprs

    1830,

    les potes anomiques

    se succdent

    et

    se multiplient

    :

    Vigny, les petits romantiques,

    Alphonse

    Rabbe antrieurement, Aloys

    ius ertrand, Ptrus Borel

    et

    O Neddy, puis Grard

    de

    Nerval, Baudel

    airet Verlaine,

    Lautramont

    et Rimbaud peut-tre

    plus

    que

    Mallar

    m9).

    Ce sentiment de l exil du

    pote, coup

    de son sicle

    et

    de

    la

    socit,

    se gnralise dans

    la

    gnration romantique au

    point

    de deve

    nire fait

    d crivains

    dtachs de toute proccupation

    politique.

    Maur

    ice

    de

    Gurin

    inscrit

    cette

    rflexion

    dans

    son

    Journal

    intime

    en

    janvier

    1835

    : Le

    pote

    est

    chass d exil

    en exil et n aura jamais

    de demeure

    assure (10).

    Et, en

    se rfrant au pass de

    la

    Monarchie de Juillet,

    Nerval

    crit dans

    Sylvie

    :

    II

    ne

    nous restait

    pour asile que

    cette tour

    d ivoire

    des potes, o nous

    montions

    toujours

    plus haut pour

    nous

    isoler

    de

    la foule

    (11).

    Le dandysme

    baudelairien, associ

    au gui-

    gnon, est aussi

    une forme

    de l anomie

    et

    de

    la

    rupture avec

    la socit

    contemporaine ; mais, chez Baudelaire,

    la

    maldiction n est pas seul

    ement sociale, attache

    la

    condition

    du

    pote, elle est

    inne comme

    une sorte

    de

    prdestination intrieure

    et

    psychique. Des potes, tels

    que

    Poe

    et

    Baudelaire,

    portent le

    mot

    guignon

    crit

    en

    caractres

    mystrieux dans les

    plis

    sinueux

    de leur

    front . Ils sont l objet d un

    anathme spcial

    de

    la

    part de

    la

    socit

    et

    plus profondment ils

    sont victimes de l Ange aveugle de

    l expiation

    ou d une

    Provi

    dence

    diabolique

    (1 2)

    qui

    les voue

    la

    solitude de

    la souffrance et

    de

    la

    damnation, cette damnation dont Rimbaud, plus

    que

    tout

    autre,

    vcut

    l exprience

    tragique dans

    l cartlement de sa chair

    et

    de son

    esprit.

    Parmi

    les nombreuses

    uvres

    exprimant dans

    le

    sicle, la suite

    de Stello,

    le

    drame de

    la

    rupture avec

    la

    socit, Une saison

    en

    enfer

    occupe

    une

    place

    privilgie, non seulement parce qu elle apparat

    comme une

    autobiographie

    spirituelle, retraant les tapes d une

    con

    frontation avec les valeurs

    de

    la civilisation occidentale

    on rie

    peut

    manquer de

    s tonner qu elle

    soit

    absente

    des

    travaux rcents

    consacrs

    l autobiographie , mais plus

    encore

    parce

    que

    le discours anomique

    y demeure central en revtant une pluralit d aspects : d abord social

    et

    religieux,

    puis erotique

    et

    esthtique,

    dans

    la perspective

    d une

    synthse

    ardente, o

    le Je

    devient

    Vautre,

    le Nous,

    l abrg de

    l tre en tat

    de

  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    5/12

    6

    Marc Eigeldinger

    subversion

    et

    aussi en qute

    d une

    rconciliation possible. A une chelle

    qui

    n est

    pas purement subjective, mais humaine et pour une

    part

    col

    lective la

    Saison se situe

    dans le

    prolongement de

    la Lettre du voyant

    par l affirmation

    que

    la

    connaissance

    et

    le

    langage

    potiques

    sont au

    XIXme sicle

    associs

    au phnomne de l anomie. A

    travers l exp

    rience

    de

    la voyance

    et

    la pratique du drglement

    de

    tousles sens ,

    le

    pote

    devient entre tous

    le

    grand

    malade, le grand criminel, le grand

    maudit

    et le suprme Savant

    (13).

    Le

    voleur de feu

    est

    parti

    la

    recherche

    de l inconnu

    et il

    est

    en mme temps

    charg

    de l humanit

    , en

    assumant

    solitairement cette double fonction

    et en

    vivant

    au-

    del

    de

    lui-mme le destin total

    de

    l anomie.

    Une

    double question

    se pose propos

    Une saison

    en

    enfer :

    quel

    est le

    dosage, la

    proportion de

    l anomie

    selon

    la

    linarit de

    l uvre,

    puis

    cette

    proportion tend-elle

    se

    rduire

    dans

    la

    progression

    du

    texte,

    l anomie tend-elle

    se

    rsoudre,

    est -elle partiellement ou compltement

    surmonte dans

    le dnouement

    du

    rcit

    ? Le Je

    du

    locuteur,

    qui

    recou

    vreauteur,

    le

    narrateur et l acteur, conformment la

    spcificit de

    la

    littrature autobiographique, prsente, dans le prologue,

    la

    Saison com

    me n carnet

    de

    damn, l criture d un maudit

    et

    d un rprouv qui a

    accompli

    sa descente

    dans les enfers

    travers l exprience de

    la solitude,

    insurge

    contre

    la

    justice, aux confins de

    la

    folie

    et

    de

    la

    mort. Exp

    rience

    anomique, vcue sous le signe

    de

    la

    prdestination au malheur,

    de

    la

    vocation de

    la

    misre

    et

    de

    l abjection

    par-del les frontires per

    mables

    de la

    morale.

    Le

    malheur

    a

    t

    mon

    dieu.

    Je

    me

    suis

    allong

    dans la

    boue. Je

    me suis

    sch

    l air du

    crime

    (14).

    La premire partie, Mauvais sang, comme le titre le suggre

    d em

    ble, est

    la

    plus riche par

    la description

    des comportements anomiques

    qui

    tantt s inscrivent dans le droulement d une histoire mythique,

    tantt sont

    dtachs

    du

    contexte de

    la

    dure historique.

    Ces incarna

    tions u

    personnage

    anomique peuvent

    se ramener

    quatre

    :

    1

    - Le

    Je,

    en s interrogeant

    sur

    la

    gnalogie mythique de

    son

    moi, peut

    affi

    rmer

    son

    appartenance

    la

    race infrieure

    tant par ses origines

    que

    par

    son

    devenir comme une sorte d lection rebours,

    portant

    le sceau

    de la

    permanence.

    II

    m est

    bien

    vident

    que

    j ai

    toujours

    t

    de

    race

    infrieure .

    La

    race

    infrieure a tout

    couvert

    .

    Et

    encore

    :

    Je

    suis

    de race infrieure de toute ternit . Cette race est celle des Gaulois,

    dtermine par le sentiment du sacr

    et

    la

    volont de

    le

    profaner,

    par

    l idoltrie

    et

    l amour

    du

    sacrilge , l inclination

    la

    luxure

    et

    la

    paresse, prouve

    comme

    le

    refus

    de se

    soumettre la

    servitude

    cono

    mique et sociale du travail. Dans

    sa lettre

    Georges

    Izambard

    du

    13

    mai 1871 pendant

    les

    derniers

    temps

    de

    la

    Commune

    et la

    bataille

    de

    Paris , au moment

    o tant

    de

    travailleurs meurent pourtant

    encore Rimbaud proclame dj sa

    distance

    irrductible l gard

    de

    l asservissement du

    travail

    :

    Travailler

    maintenant,

    jamais,

    jamais

    :

    je

    suis

    en

    grve (15). 2 Durant le Moyen Age

    et la

    Renaissance, l Ego

  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    6/12

    L

    anomie

    dans

  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    7/12

    g

    Marc Eigeldinger

    Le

    noir

    converti

    de

    force et inadapt

    sa nouvelle condition fait

    la

    transition entre Mauvais sang et Nuit de l enfer, division intitule

    Fausse conversion dans les brouillons

    de

    la Saison. L ensemble est

    ici

    essentiellement

    au

    niveau

    religieux

    comme

    une

    consquence

    de la

    maldiction

    qui pse

    sur

    la

    race infrieure . Elle est l preuve ou plu

    tt

    la condamnation

    de l hrtique

    et du

    paen

    qui

    subissent

    l ternel

    leeine dans le supplice

    du

    feu. Le Je est devenu le rprouv de Dieu

    et

    des hommes, comme le Gaulois, le

    manant,

    le lpreux

    et

    le forat,

    il

    est tenu

    distance

    mme dans

    les enfers

    et

    vou

    la

    solitude

    du chti

    ment. Le damn est

    la

    fois

    irresponsable et

    responsable de son destin,

    irresponsable en ce sens qu il est la victime

    de

    l excution du

    catchis

    me

    et du

    baptme

    que

    sa

    famille

    lui

    a impos, responsable dans

    la

    mes

    ure o il cde aux mouvements violents

    de

    la

    colre

    et

    de

    Yorgueil,

    qui

    l isolent dans

    l espace

    clos

    de

    l enfer.

    Puis,

    jamais

    personne

    ne

    pense

    autrui.

    Qu on n approche pas.

    Je sens le roussi, c est certain .

    Il

    porte

    en lui

    le

    poison

    de sa

    race,

    de

    son sang

    et

    de sa famille,

    poison

    qui

    asso

    cie a destine la brlure du

    feu.

    C est le feu

    qui

    se relve avec

    son

    damn

    . La

    damnation

    s accomplit

    sous

    la

    forme de

    la

    descente

    dans

    les enfers, non

    la

    manire

    d Orphe

    comme chez

    Nerval,

    mais celle

    de

    Promthee,

    d un

    Promthee

    qui serait enferm dans le cercle

    ign

    de sa solitude.

    Dans

    Dlires I

    et II,

    le

    discours

    anomique s carte

    du

    plan religieux

    pour se projeter au niveau

    de

    l Eros, puis

    de

    l esthtique.

    Dans

    le

    pre

    mier

    texte,

    tantt la

    Vierge

    folle

    parle,

    tantt

    elle

    rapporte

    le

    discours

    de

    l poux

    infernal. Il

    n est

    pas certain

    que l identification

    de

    la

    Vierge

    folle avec Verlaine

    et

    de l Epoux infernal avec Rimbaud soit pertinente,

    on peut tout aussi bien conjecturer

    que

    le Je

    du

    locuteur se

    ddouble

    et appliquer Dlires

    I

    la Parabole d Animus

    et

    d Anima

    que

    Clau

    del dveloppe pour l intelligence

    de

    l uvre potique

    de

    Rimbaud

    (17). Il est plausible de supposer

    que

    le locuteur traduit le dialogue

    du

    Je avec lui-mme

    la

    faveur de

    la

    disjonction qu il ressent l intrieur

    de son tre. La Vierge folle

    et l Epoux

    infernal

    pourraient

    tre une

    r

    eprsent tion

    double

    de

    l Ego

    et

    le drle

    de

    mnage

    serait

    alors in

    terprt

    comme

    une

    figuration

    de

    la dualit

    ontologique,

    des

    deux

    actants

    qui

    habitent le moi.

    Quoi

    qu il

    en

    soit,

    l Epoux

    infernal, vu

    travers

    le prisme de

    ces

    deux

    actants,

    est un personnage

    dmoniaque et

    anomique par sa rupture avec l univers

    fminin

    et

    l htrosexualit, par

    sa volont de

    dcouvrir dans l Eros

    de

    nouvelles formes et

    de

    nouvelles

    nergies. Je n aime pas les femmes. L amour est

    rinventer,

    on le

    sait . Il

    l est

    aussi parce

    qu il

    descend

    d une race

    lointaine

    , bar

    bare et

    nordique, parce qu il prtend devenir hideux comme un Mong

    ol , insistant

    sur

    l tranget

    de

    ses origines, sur le sentiment

    de

    sa

    diffrence irrductible, sur

    sa rupture avec

    les normes

    de

    la

    socit

    bourgeoise

    et

    contemporaine.

    L anomie

    sexuelle

    est

    ncessairement

    lie

    l anomie

    sociale, puisqu elle implique d chapper

    la

    ralit,

  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    8/12

    L

    anomie

    dans

  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    9/12

    10

    Marc

    Eigeldinger

    retour. L anomie potique est comparable une

    descente

    aux enfers

    qui

    ne peut

    tre surmonte

    que

    par

    un dpassement de l impossible

    et une acceptation

    de

    la condition terrestre

    de l homme

    ; elle

    aboutit

    une

    impasse

    o

    le

    silence

    n est

    plus

    un

    objet

    de

    l criture,

    mais

    o

    il

    se transforme

    en

    une

    force

    de

    rsistance, en

    un mur

    dont l opacit

    est

    infranchissable

    l esprit humain.

    Les quatre dernires

    divisions Une

    saison

    en

    enfer,

    L Impossib

    le

    Eclair,

    Matin

    et

    Adieu,

    forment un tout

    smantique, parce

    qu el

    lesxpriment

    le mouvement d une lente

    remonte,

    d une sortie

    progres

    sivee

    l espace

    infernal.

    L Impossible correspond

    un tournant de

    l oeuvre qui est

    marqu par un changement

    dans

    l emploi des

    personnes :

    Je n est plus seul ou confront

    Vous,

    il

    alterne avec Nous comme

    pour signifier, sinon la rencontre

    de

    l autre, du

    moins un

    largissement

    de l tre

    la

    mesure

    de

    sa

    condition

    et

    la volont

    de

    transcender

    les

    limites

    de

    la

    subjectivit. Le phnomne de

    l anomie

    tend se

    rsoudre

    partiellement

    du

    moment

    que

    le narrateur prend conscience

    que

    c est

    une

    sottise de vouloir

    assumer une

    solitude

    tragique dans la sparation,

    d tre fier de n avoir ni

    pays,

    ni

    amis

    . Mais cet affranchissement sup

    pose d chapper

    l enlisement dans

    les marais

    occidentaux , la p

    trification

    des valeurs europennes, telles

    que la

    croyance religieuse ou

    esthtique,

    la connaissance philosophique

    et

    scientifique, fonde sur les

    pouvoirs

    illusoires

    de

    la raison. Le narrateur

    se tourne

    vers l Orient,

    la patrie

    primitive

    et mythique, qui

    dtient encore les secrets de

    la sagesse

    premire

    et

    ternelle

    .

    Il

    lui

    importe

    de

    se

    drober

    aux

    p

    rils de

    la civilisation

    occidentale

    et

    moderne par un effort cathartique

    qui

    lui permette

    de

    satisfaire

    ses rves paradisiaques, de

    retrouver

    cet

    tepuret

    des races

    antiques , dbarrasse du

    sentiment de

    la

    faute

    en

    mme temps que des scories

    d une

    culture

    fige.

    L clair dnonce

    nouveau

    le travail comme

    fondement

    de l organisation sociale,

    la

    len

    teur

    du

    progrs

    scientifique et

    les

    tentations

    de

    la foi,

    qui

    remontent

    priodiquement comme une rsurgence de

    la

    race

    et

    de l ducation. Le

    Je,

    bien que

    devenu

    Nous, se

    reprsente toujours sous

    la forme

    de

    f

    igures anomiques

    aux prises

    avec les apparences du

    monde

    :

    sa

    ltimbanque

    mendiant,

    artistes,

    bandit,

    prtre

    ,

    associs

    dans

    une

    sorte de

    drision.

    Par un dernier sursaut, il se rvolte contre

    la

    condi

    tionmortelle

    de

    l homme, vou au drame

    de

    la

    finitude

    et

    priv

    de

    l

    sprance

    d un

    au-del.

    Matin

    et

    le titre le suggre d emble temporel-

    lement

    exprime la dlivrance

    de

    l enfer

    et

    le Je du narrateur, identi

    fiun Nous collectif, traduit au

    futur

    son dessein de vaincre l anomie

    individuelle

    et

    d atteindre un

    univers

    tabli sur

    des

    valeurs authenti

    ques

    ue cimenterait la libert.

    Pourtant, aujourd hui, je crois

    avoir fini la relation

    de

    mon

    enfer. C tait bien

    l enfer

    ;

    l ancien,

    celui

    dont

    le

    fils

    de

    l homme

    ouvrit les

    portes.

    [...]

    Quand

    irons-nous,

    par-del les grves

    et

    les

    monts, saluer

    la naissance du

    tra

    vail

    nouveau,

    la

    sagesse nouvelle,

    la

    fuite

    des

    tyrans

    et

    des

    dmons,

    la

    fin

    de

    la

    su

    perstition

    adorer

    les

    premiers

    Nol sur la terre

  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    10/12

    L

    anomie

    dans

  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    11/12

    12

    Marc Eigeldinger

    correspond

    une ouverture du

    sens,

    une interrogation qui ne saurait

    se rduire

    une formulation

    unique

    et exclusive, mais

    postule

    la poly

    valence de

    la

    lecture. Contrairement une mode

    critique qui

    prtend

    gommer

    la prsence de l auteur, laissons

    Rimbaud

    le

    dernier

    mot

    :

    J ai voulu dire

    ce que a dit

    littralement

    et dans

    tous les

    sens

    (19).

    Parole

    capitale

    qui ne s applique pas seulement

    Une saison

    en enfer,

    mais fonde

    la plurivocit du discours

    potique comme l une des dimens

    ions

    e

    la modernit.

    Depuis

    Rimbaud,

    la posie s est installe dans la

    polysmie,

    ce carrefour o

    le vcu

    et

    le

    mythe

    sont souds par les

    vertus du langage.

    (Universit

    de

    Neuchtel).

    NOTES

    l.L Anomie, hrsie et subversion, Editions

    Anthropos,

    1973.

    l.L Anomie, p. 86.

    l.Ouvr.cit,

    p. 22.

    4. Avant les potes

    romantiques, Diderot a exprim

    le

    phnomne

    de l ano-

    mie

    travers

    le personnage du Neveu de Rameau et sa thorie des idiotismes,

    con

    us

    comme des exceptions la conscience gnrale

    ,

    et

    Rousseau

    vcu de gr

    et de force

    tant

    dans son systme

    que

    par

    l hostilit de ses

    adversaires.

    5.

    J.-P.

    Sartre,

    L Idiot

    de

    la

    famille,

    Gallimard,

    1972,

    t.

    III,

    p.

    91.

    6. Stello dans Oeuvres

    compltes, Bibliothque de la Pliade

    ,

    Gallimard,

    1948, t.

    I, p. 652. La 5me dition de Stello (Charpentier, 1841) et l dition Gar-

    nier

    (1970)

    donnent puissances et

    non

    puissants,

    figurant dans

    l dition

    de

    la

    Pliade.

    7. Oeuvres

    compltes, t. II,

    p.

    941.

    8.

    Bibliothque

    romantique ,

    Editions

    des Presses franaises, 1926, p. 2.

    9.

    Le

    sicle

    comporte aussi

    des

    exceptions : Lamartine,

    Victor

    Hugo, malgr

    son exil et

    sa lutte

    contre

    Napolon

    III, Thophile

    Gautier, etc.

    10. Oeuvres compltes,

    Les

    Belles-Lettres,

    1947,

    1.

    1,

    p. 226.

    11.

    Oeuvres,

    Bibliothque

    de

    la

    Pliade

    , Gallimard,

    1952,

    1. 1,

    p.

    262.

    12.

    Edgar

    Poe,

    sa vie

    et ses uvres dans

    Oeuvres

    compltes, Bibliothque

    de la

    Pliade

    ,

    Gallimard, 1976, t. II,

    p. 296.

    Voir

    en particulier

    dans

    Les

    Fleurs du Mal :

    Bndiction, L Albatros,

    Le

    Guignon,

    Le

    Cygne,

    La Mort des

    artistes et Sur

    Le

    Tasse

    en

    prison

    .

    13. Lettres

    du

    voyant, Droz et

    Minard,

    1975, p. 137.

    14.

    Nous citons

    Une saison en

    enfer

    d aprs l dition critique tablie par H.

    de Bouillane

    de Lacoste,

    Mercure

    de France,

    1941.

    15.

    Lettres du voyant, p.

    113.

    Dans

    L

    Idiot de la

    famille,

    J.-P.

    Sartre affirme

    que

    le pote, au-del de

    1850,

    est en grve devant

    la

    socit

    , t. III, p. 195.

    16.

    D une

    jeunesse

    europenne

    dans

    crits,

    Les

    Cahiers

    verts

    , Grasset,

    1927,

    p.

    137.

  • 7/23/2019 L'Anomie Dans Une Saison en Enfer

    12/12

    L anomie

    dans