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L’ORIGINE DES ESPÈCES

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CHARLES DARWIN

L’ORIGINE DES ESPÈCES

AU MOYEN DE LA SÉLECTION NATURELLEOU

LA PRÉSERVATION DES RACES FAVORISÉESDANS LA LUTTE POUR LA VIE

Texte établi par Daniel BECQUEMONTà partir de la traduction de l’anglais

d’Edmond BARBIER

Présentation, chronologie et bibliographiepar

Jean-Marc DROUIN

Édition mise à jour en 2008

Publié avec le concoursdu Centre national du livre

GF Flammarion

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Titre original : On the Origin of Species by Means of NaturalSelection or the Preservation of Favoured Races in the Struggle

for Life.© 1992, Flammarion, Paris.

Édition corrigée et mise à jour en 2008ISBN : 978-2-0813-5181-3

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PRÉSENTATION

L’Origine des espèces a valu à Darwin une célébrité quis’étend bien au-delà des cercles professionnels de la biolo-gie et de l’histoire des sciences, et la date de parution de sapremière édition, 1859, est souvent considérée comme ladate de naissance de la théorie de l’évolution 1. Tout celane va pas sans quelque simplification. Darwin n’est pasl’homme d’un seul livre. En dehors de L’Origine desespèces et du récit de son voyage autour du monde, on luidoit une douzaine d’autres ouvrages qui portent sur dessujets aussi divers que la formation des récifs de corail, lemouvement des plantes grimpantes, la fécondation desorchidées ou le rôle des lombrics dans la formation de laterre végétale. La théorie de l’évolution n’est pas non plusl’œuvre d’un seul homme. On sait qu’un autre naturalisteanglais, Wallace, était arrivé, indépendamment de Dar-win, à des conclusions analogues. Avant eux, l’opinionselon laquelle les végétaux et les animaux n’ont pas tou-jours eu l’aspect que nous leur connaissons avait été émisepar plusieurs auteurs. Certains, à la suite de Lamarck,défendaient une théorie complète de la transformation desespèces, mais d’autres auparavant, tels Buffon, Benoît deMaillet ou Érasme Darwin (le grand-père de Charles)avaient déjà émis quelques doutes sur la fixité des espèces

1. Sur les différentes éditions anglaises, sur les traductions françaisesde L’Origine des espèces, et sur la manière dont a été restitué ici l’équi-valent de la première édition, cf. infra la notice de Daniel Bec-quemont.

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ou imaginé, sur le mode ludique, une transformation desformes vivantes 1. Ni les uns ni les autres n’utilisaient leterme d’évolution, qui n’a longtemps évoqué que le déve-loppement individuel d’une structure préexistante ; maisDarwin lui-même évite ce mot, lui préférant systématique-ment l’expression « descendance avec modification 2 ».

Pourtant, et malgré toutes les nuances qu’il convientd’apporter, l’histoire rejoint ici la légende, et confirme queL’Origine des espèces marque une étape décisive non seule-ment dans les sciences de la nature, mais aussi dans la vieintellectuelle en général. Il y a plusieurs manières d’enmesurer la portée et d’en apprécier la signification. On peutl’inscrire dans la longue durée d’une tradition qui remonteaux savoirs naturalistes du XVIIIe siècle. On peut l’insérerdans une perspective biographique pour montrer commentse mêlent l’histoire d’une vie et la construction d’uneœuvre. On peut enfin s’attacher aux multiples querelles,scientifiques, religieuses et politiques qu’elle a suscitées.

I. HISTOIRE NATURELLE ET THÉORIEDE L’ÉVOLUTION

a) Histoire naturelle et naturalistes avant Darwin

L’histoire naturelle occupe au XVIIIe siècle une placecentrale dans la culture, en Grande-Bretagne comme surle Continent. Faut-il rappeler que le mot « histoire »

1. Cf. sur Buffon : Jacques Roger, « Buffon et le transformisme », LaRecherche, vol. 13, n° 138, nov. 1982, p. 1246-1254 ; sur Benoît deMaillet : Claudine Cohen, « Les métamorphoses de Telliamed », Cor-pus, n° 1, 1985, p. 62-73 ; sur Érasme Darwin : Daniel Becquemont,« Erasmus Darwin, médecin et poète, 1731-1802 », Revue des scienceshumaines, Lille III, t. LXIX, n° 198, 1985, p. 9-29.

2. « Descent with modification ». « Descent » est à entendre icicomme « lignage », « généalogie », Littré de même associe le mot « des-cendance » à celui de « filiation ».

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n’implique nullement ici l’idée de déroulement temporelque nous serions tentés d’y mettre, mais qu’il est seule-ment à prendre au sens étymologique : enquête,recherche d’information. En deçà de toute historicité,l’histoire naturelle n’est encore qu’une description destrois règnes : animal, végétal et minéral. Cette descrip-tion est rendue urgente et difficile par le nombre sanscesse croissant d’espèces jusqu’alors inconnues quiarrivent en Europe. Jardins et collections s’emplissent despécimens de plantes et d’animaux. Certains végétauxprennent place parmi les plantes cultivées en Europepour l’alimentation ou pour l’ornement, tandis qued’autres, tel le café, se voient transportés d’une colonieà l’autre ; tous, et même ceux, les plus nombreux, quin’intéressent que les naturalistes, changent, par leur accu-mulation, l’image du monde vivant. À l’intérieur des payseuropéens eux-mêmes les campagnes sont parcourues pardes amateurs passionnés, leur flore et leur faune minu-tieusement observées. Les espèces végétales qui se comp-taient par centaines au début du XVIe siècle se comptentpar milliers au XVIIe siècle, par dizaines de mille au tour-nant du XVIIIe et du XIXe siècle. Cet effet de masse multi-plie les risques de double emploi dans les descriptionset rend obsolète le recours à l’ordre alphabétique. Par là ilimpose la recherche d’une nomenclature et d’une classifi-cation sur lesquelles tous les naturalistes puissent se mettred’accord pour nommer et classer toutes ces espèces suivantles mêmes règles. C’est précisément ce que se propose deréaliser Linné qui, à cet égard, fait figure de modèle.

De l’œuvre du naturaliste suédois, la postérité a retenuessentiellement la nomenclature binominale – fixéedans le Species plantarum en 1753 et dans la dixièmeédition du Systema naturae en 1758, et encore en usageaujourd’hui – qui permet de désigner chaque espècepar un nom générique complété par un adjectif, ou unsubstantif, spécifique. Ainsi l’Érable champêtre s’appelle

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Acer campestre, et le Sycomore Acer pseudo-platanus ; laMésange charbonnière Parus major, et la Mésange bleueParus caerulus. Pour ses contemporains, cependant, leprestige de Linné n’est pas seulement lié à cette codifica-tion mais aussi à sa classification du règne végétal fondéesur le nombre des organes sexuels visibles dans la fleur.Ce système qui ne fait appel qu’à un seul critère est relati-vement facile à utiliser mais il aboutit à réunir dans lamême classe des espèces qui peuvent n’avoir d’autrepoint commun que le nombre de leurs étamines ; aussi,dès la fin du XVIIIe siècle on le voit reculer devant laconcurrence de la méthode des familles naturelles, dontle principe est de regrouper par familles les genres qui seressemblent le plus, sans hésiter pour cela à faire appel àplusieurs critères.

Pour former ces familles naturelles, la méthode expo-sée par Antoine Laurent de Jussieu en 1789 dans leGenera plantarum repose sur la pondération des carac-tères. En analysant quelques familles empiriquementreconnues par tous les botanistes (Graminées, Compo-sées, Ombellifères…), il remarque que certaines caracté-ristiques des plantes – certains « caractères » dans lelangage des botanistes – sont toujours constantes à l’inté-rieur d’une famille et que d’autres sont plus ou moinsvariables. Il peut ainsi déterminer le poids respectif desdifférents caractères et, disposant alors d’une hiérarchiedes critères de classification, former une centained’autres familles qui reposent sur de fortes similitudesentre les plantes. Admirée par Cuvier et les autres zoolo-gistes, la méthode est bientôt adaptée au règne animal oùelle peut s’appuyer sur le développement de l’anatomiecomparée.

Ainsi, au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, la classi-fication, loin de n’être qu’une simple activité de classe-ment, ou un exercice de pure logique, résume et contientune connaissance de la structure de l’organisme vivant 1.

1. Cf. Jean-Marc Drouin, L’Herbier des philosophes, Paris, Seuil, 2008.

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En même temps qu’elle fonde la classification desvivants sur la connaissance de leur organisation, l’his-toire naturelle s’étend dans le temps et dans l’espace, avecla paléontologie et la biogéographie.

La paléontologie se trouve d’emblée placée, avec l’ana-tomie comparée, au cœur de vifs débats sur la manièrede se représenter ce passé nouvellement conquis.S’appuyant sur sa connaissance des invertébrés et en par-ticulier des mollusques, Lamarck propose, à partir de1800, une théorie de la transformation des espèces qu’onpeut résumer par ces deux principes : 1° la nature a pro-duit successivement toutes les formes vivantes en com-mençant par les plus simples et en terminant par les pluscompliquées ; 2° les animaux et les plantes, en se répan-dant à la surface du globe, se sont trouvés placés dansdes circonstances différentes, ce qui leur a donné deshabitudes différentes et a modifié leur organisation enconséquence. Pour compléter le premier principe ilconvient d’ajouter que Lamarck, comme beaucoup descientifiques avant les travaux de Pasteur, admettait quela vie pouvait naître de la matière par génération sponta-née. Enfin, pour comprendre l’efficacité du second prin-cipe, il faut y adjoindre ce qu’on appellera plus tardl’hérédité des caractères acquis.

Si elle n’a pas été complètement méprisée et rejetéecomme on l’a dit quelquefois, la théorie de Lamarck n’ena pas moins suscité de vives réactions, et en particuliercelles de Cuvier. Celui-ci souligne l’absence de formesintermédiaires entre les différents embranchements durègne animal. Il étudie les vertébrés fossiles ens’appuyant sur le principe de « corrélation des organes » :si un animal mange de la chair, non seulement ses dentset sa mâchoire doivent être adaptées à cette nourriture,mais ses pattes doivent lui permettre de saisir ses proies.Hostile à toute idée de transformation des espèces,Cuvier imagine une série de « révolutions » qui auraientbouleversé la surface du globe et anéanti successivement

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des faunes entières 1. Contre cette conception catastro-phiste, Charles Lyell, dont les Principes de géologieparaissent en 1830-1833, défend l’uniformitarisme : ladisposition des couches géologiques et les formes durelief terrestre ont été produites au cours des temps parles mêmes causes que nous voyons actuellement à l’œuvredans la nature 2.

Plus discrète que la géologie, la biogéographie n’enconstitue pas moins l’autre grande innovation dans lechamp de l’histoire naturelle à la fin du XVIIIe et au débutdu XIXe siècle 3. Non que le sujet n’ait pas été déjà traitédans les décennies précédentes : Linné note la présencedes mêmes espèces de plantes en Laponie et sur les som-mets des Alpes, Buffon compare les faunes de l’Ancienet du Nouveau Monde, un peu plus tard Giraud-Soulavieobserve également l’étagement de la végétation dans lesCévennes. Mais ce n’est qu’avec l’Essai sur la géographiedes plantes de Humboldt en 1805 que la discipline seconstitue explicitement. Alexandre de Humboldt, physi-cien et géographe autant que naturaliste, insiste en parti-culier sur le rôle des facteurs physiques et sur l’influenceréciproque entre l’homme et la végétation. Quinze ansplus tard, dans l’article « Géographie botanique » duDictionnaire des sciences naturelles, le botaniste AugustinPyramus de Candolle définit un véritable programme derecherche ; il montre la guerre qui règne entre les diffé-rentes espèces et qui limite l’aire d’extension de chacune ;il souligne que la température, l’humidité, la nature du

1. Sur toutes ces questions, on trouvera analyses et références biblio-graphiques dans l’ouvrage de Goulven Laurent, Paléontologie et évolu-tion en France…, Paris, CTHS, 1987.

2. Sur Lyell, cf. Gabriel Gohau, Histoire de la géologie, Paris, LaDécouverte, 1987, p. 146-159.

3. Plutôt que de biogéographie, terme qui n’apparaît qu’un siècleplus tard, il faudrait plutôt parler de « géographie botanique » et de« géographie zoologique », en précisant que la seconde suit avecquelque retard la première.

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sol ne suffisent pas à expliquer la distribution géogra-phique des espèces et des familles – en particulier la diffé-rence complète des flores entre des régions jouissant dumême climat mais situées sur des continents différents –,et il voit là un argument contre l’idée que les espèces setransformeraient sous l’action du milieu 1.

b) Les grands thèmes de L’Origine des espèces

Fondement de la classification par « familles natu-relles », « succession géologique des êtres organisés »,distribution géographique des faunes et des flores, c’est àces trois questions clés de l’histoire naturelle que Darwinapporte une réponse lorsqu’il publie L’Origine desespèces.

Dès l’introduction, en présentant son ouvrage au lec-teur, il annonce les deux constats sur lesquels repose sathéorie. D’une part, les animaux ou les végétaux issus desmêmes parents présentent, dès la naissance, une grandevariété de caractères qu’ils peuvent transmettre à leurspropres descendants. D’autre part, comme l’a notéMalthus à propos de l’homme, n’importe quelle espècevivante tendrait à se multiplier en proportion géomé-trique et à envahir toute la terre si la plus grande partiedes individus qui la composent n’était pas éliminée àchaque génération. De ces deux constats on peut inférerque tous les êtres vivants, les plantes comme les animaux,sont engagés dans une lutte pour l’existence, etcomprendre que celle-ci préserve les variations quisont avantageuses à l’organisme dans les conditions« complexes et quelquefois changeantes » de son milieude vie. Cette sélection naturelle, répétée sur un grandnombre de générations, aboutit à la production de nou-velles formes. Les treize chapitres du livre sont employés

1. Sur Humboldt et de Candolle, cf. Jean-Marc Drouin, Réinventerla nature. L’écologie et son histoire, Paris, DDB, 1991.

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à développer et à justifier cette hypothèse, puis à montrersa fécondité.

Les chapitres 1 à 5 expliquent la formation des espèces.Le premier porte sur la variation chez les plantes culti-vées et les animaux domestiques ; le deuxième sur lavariation à l’état sauvage. Le troisième est consacré à lalutte pour l’existence, pris au sens le plus large, c’est-à-dire en incluant la lutte entre des organismes de la mêmeespèce ou d’espèces différentes, mais aussi la lutte contreun milieu hostile, en un mot tout ce qui maintient l’effec-tif de l’espèce à un niveau constant. Le quatrième cha-pitre traite de la sélection naturelle, comparée à lasélection artificielle, et aborde le thème de la « sélectionsexuelle » : le choix du partenaire le plus attrayant estinvoqué pour expliquer des caractéristiques sans valeuradaptative apparente comme le plumage de certainsoiseaux 1. Ce chapitre est illustré d’un diagramme, souventreproduit, qui représente le mode théorique de filiation desespèces, la divergence entre formes voisines, l’extinction decertaines branches, etc. Enfin, le cinquième chapitre estconsacré aux « lois de la variation », domaine dans lequel,dit Darwin, « notre ignorance est profonde ». On mesureen lisant ce chapitre que la force de la théorie darwinienneest de pouvoir s’accommoder de cette ignorance : les varia-tions sont soumises à la sélection naturelle, quelles quesoient les causes qui les ont provoquées.

Les chapitres 6, 7 et 8 sont constitués d’une série deréponses aux objections qui pourraient être faites à lathéorie de la sélection naturelle. Le sixième chapitres’intitule précisément « Difficultés de la théorie »,Darwin y répond aux arguments qu’on pourrait tirer dela perfection de certains organes, tels que l’œil, ou àl’inverse de l’existence d’organes inutiles. Cela l’amène àformuler deux idées : la première, qu’il rattache au vieil

1. La « sélection sexuelle » est rapidement traitée dans L’Origine desespèces ; elle est exposée en détail dans La Descendance de l’homme.

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adage Natura non facit saltum 1, est que la sélection natu-relle n’agit qu’en profitant de légères variations, laseconde est que l’adaptation des organes n’est pas néces-sairement parfaite puisqu’il suffit qu’elle permette àl’organisme de l’emporter dans la lutte pour la vie. Leseptième chapitre tente l’application de la théorie de lasélection naturelle aux instincts, en particulier à ceux desinsectes sociaux. Le huitième aborde la question del’hybridation : pour Darwin la distinction entre espèce etvariété n’est qu’une différence de degré et non de nature,il lui faut donc expliquer pourquoi les hybrides obtenusen croisant des espèces différentes sont stériles, tandisque les métis résultant d’un croisement entre deux varié-tés d’une même espèce ne le sont pas. Il le fait de manièreassez embarrassée en montrant l’incertitude des donnéesen ce domaine.

Après avoir consacré trois chapitres à discuter pointpar point les objections qu’on pourrait lui faire, Darwinentreprend de montrer la valeur explicative de sa théorieappliquée aux problèmes de la paléontologie (chapitres 9et 10), puis de la géographie des plantes et des animaux(chapitres 11 et 12), et enfin des fondements de la classifi-cation (chapitre 13), c’est-à-dire précisément aux troisgrands thèmes de recherche de l’histoire naturelle. Réca-pitulations et conclusions occupent le quatorzième etdernier chapitre 2.

En ce qui concerne la paléontologie, Darwin doitd’abord répondre à une objection possible et, à cet égard,le neuvième chapitre pourrait aussi bien être rattaché auxprécédents. Comment expliquer en effet qu’on n’ait

1. « La nature ne fait pas de saut » : principe formulé par Leibniz,dans la Préface des Nouveaux Essais sur l’entendement humain (Paris,GF Flammarion, 1966, p. 40), et par Linné, Philosophia botanica(Stockholm, 1751, p. 27).

2. La sixième édition anglaise et la traduction française, rééditée en1980 chez Maspéro, comportent quinze chapitres, Darwin ayant rajoutéun chapitre après le chapitre 6 pour répondre à de nouvelles objections.

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jamais retrouvé dans les fossiles une série complète mon-trant la transformation progressive d’une espèce en uneautre ? Pour Darwin, qui s’abrite ici derrière l’autorité– considérable à l’époque – de Lyell, cette absences’explique par l’état incomplet et lacunaire des « archivesgéologiques ». Mais il n’en reste pas à cette positiondéfensive ; dans le chapitre suivant il rassemble des don-nées relatives à la « succession géologique des êtres orga-nisés », telle que l’apparition successive d’espècesnouvelles, la permanence de certaines formes, le caractèreirréversible des extinctions, et s’emploie à montrer quetous ces faits demeurent inexplicables si les espèces sontimmuables tandis qu’ils s’éclairent si l’on admet qu’ellesse sont modifiées graduellement sous l’action de la sélec-tion naturelle. L’argument final de ce chapitre est celuide la parenté entre les formes fossiles et les formesactuelles dans la faune d’une région donnée. Ce thèmeannonce les deux chapitres suivants consacrés à la distri-bution géographique des espèces actuelles, un autre pointd’ancrage de sa théorie 1.

Darwin aborde d’emblée la biogéographie par sonpoint obscur : le climat et les autres conditions physiquesne suffisent pas à rendre compte de tous les faits concer-nant la répartition des plantes et des animaux à la sur-face du globe. Ce constat a été fait par la plupart desauteurs qui se sont occupés de ce sujet dans la premièremoitié du XIXe siècle 2. Cependant aucune explicationsatisfaisante n’avait été proposée. Or la théorie de la« descendance avec modifications » permet d’expliquer àla fois les ressemblances – les espèces d’un même groupe

1. Les premières lignes de l’introduction sont significatives à cetégard.

2. Cf. en particulier pour les végétaux, le texte d’Augustin Pyramusde Candolle cité ci-dessus, paru en 1820 dans le Dictionnaire dessciences naturelles et publié ensuite sous forme d’essai. Darwin connais-sait ce texte, auquel il se réfère en plusieurs endroits de son œuvre.

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qui vivent dans une même région du globe ont une ori-gine commune relativement proche – et les différences, lasélection naturelle ayant agi différemment dans desmilieux différents. L’exemple des îles Galápagos a prisvaleur d’archétype. La communauté d’origine expliqueque la faune de cet archipel se rapproche plus de cellesdu continent américain que de celle des îles du Cap-Vert,au large de l’Afrique. La sélection naturelle, quant à elle,rend compte des différences que présentent les espècesdes îles Galápagos par rapport à celles du continent etpeut même être invoquée à propos des différences obser-vées d’une île à l’autre.

Après la succession géologique et la distribution géo-graphique, il reste à Darwin à traiter du troisième grandthème de recherche de l’histoire naturelle : la méthodenaturelle de classification. Dans ce domaine plusqu’ailleurs, Darwin, loin de faire table rase du passé,s’appuie sur le travail de ses prédécesseurs. Le fondementrationnel de la classification des êtres vivants, ce qui ladistingue d’un simple classement artificiel d’objets quel-conques, est d’être l’expression d’une généalogie, mais ceprincipe était jusqu’ici resté inconnu aux naturalistes eux-mêmes. En d’autres termes pourquoi placer le Dauphinparmi les mammifères plutôt que parmi les poissonssinon par une intuition obscure que ce qui le rapprochedes seconds ne résulte que d’une adaptation récente aumode de vie aquatique tandis qu’un lien plus originel lerattache aux premiers ? Passant en revue les principalesrègles méthodologiques de la classification, Darwin vajusqu’à dire que l’ascendance commune est le lien que lesnaturalistes « ont cherché inconsciemment 1 » à traversles différents principes par lesquels ils ont réglé leurtravail.

1. Cf. infra, chapitre 13.

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À la lumière de ce dernier chapitre, L’Origine desespèces apparaît comme un effort d’élucidation de la pra-tique naturaliste, une entreprise méthodique pour déga-ger la rationalité qui la sous-tend. Darwin a mené à bience projet et a renouvelé par là le champ des sciences bio-logiques, mais il l’a fait en s’appuyant toujours sur l’his-toire naturelle de son époque. C’est ce que confirme sabiographie qui est avant tout celle d’un naturaliste, à lafois géologue, zoologiste et botaniste.

II. ESQUISSE BIOGRAPHIQUE

a) Les années de formation

Charles Darwin naît le 12 février 1809 à Shrewsbury,dans le Shropshire, un des quatre comtés anglais quijouxtent le pays de Galles.

L’un de ses grands-pères, mort en 1795, est JosiahWedgwood, célèbre céramiste et industriel, l’autre, morten 1802, est Érasme Darwin, à la fois poète, médecin,naturaliste et philosophe, toujours cité lorsqu’on évoqueles premières versions de l’évolutionnisme, mais qui estégalement l’auteur d’un curieux poème didactique, LesAmours des plantes, publié en 1789, dans lequel il détailleavec ravissement les multiples combinaisons érotiquesqu’évoque le système sexuel de Linné 1. Josiah Wedgwoodet Érasme Darwin étaient deux figures marquantes de la« Lunar Society » de Birmingham, qui comptait égale-ment dans ses rangs James Watt, l’inventeur, et JosephPriestley, le chimiste 2. Cette société – ainsi nomméeparce que ses membres profitaient des soirées éclairées

1. Les étamines représentent les « maris », les organes femelles quiforment le pistil, les « épouses ».

2. Cf. Adrian Desmond et James Moore, Darwin, Londres, MichaelJoseph, 1991, p. 5-12.

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par la lune pour se réunir, évitant ainsi de rentrer chezeux dans l’obscurité – rassemblait des esprits libéraux etnon conformistes, attentifs au développement dessciences et des techniques. Si Érasme Darwin peut êtreconsidéré comme un libre penseur, le courant dominantdans ce milieu était plutôt celui des unitariens, ces chré-tiens dissidents dont le nom rappelle que, poussés par ledésir de revenir à la pureté originelle du christianisme, ilsrefusaient même le dogme de la Trinité.

Le père de Charles, Robert Darwin, n’a pas la cultureencyclopédique d’Érasme, mais il jouit d’une granderéputation comme médecin, grâce à un pouvoir de dis-cernement qui fait merveille dans les maux d’origine psy-chologique. Charles a huit ans lorsque sa mère,Susannah, de santé délicate, meurt en 1817. C’est sa sœurCaroline, de neuf ans son aînée, qui s’occupe de son édu-cation avant son entrée à l’école. Les études secondairesà Shrewsbury reposent avant tout sur la mémorisation etse limitent presque exclusivement au grec et au latin. Lejeune Charles ne se distingue ni par ses résultats ni parson application. En revanche, il manifeste un goût trèsvif pour la chasse et les collections. Ces activités qui,rétrospectivement, peuvent paraître significatives, commeles expériences de chimie auxquelles l’associe son frèreaîné, passent alors aux yeux des adultes qui l’entourentcomme la marque d’un incurable dilettantisme qui laissemal augurer de son avenir.

Les années passées à l’université ne démentent pas cessombres pressentiments. Entré à l’université d’Édimbourgen octobre 1825 pour suivre des études de médecine,Charles, rebuté par l’aridité des cours, est impressionnépar la souffrance des malades au point qu’assistant àl’opération d’un enfant il s’enfuit avant la fin 1. Comme

1. Rapportant ce souvenir dans son autobiographie, rédigée en 1876,Darwin ajoute : « Ceci se passait en effet avant l’époque bénie du chlo-roforme », cf. Charles Darwin, L’Autobiographie…, Paris, Belin, 1985,p. 34.

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à Shrewsbury, il réserve son énergie aux activités de loisirdans lesquelles l’histoire naturelle prend une place crois-sante : il collecte des invertébrés marins dans les flaquessur la grève et assiste aux séances de plusieurs sociétéssavantes. L’été, pendant les vacances, il excursionne àpied ou à cheval dans le pays de Galles. Enfin, d’aprèslui, c’est à Édimbourg qu’il entend pour la première foisquelqu’un – il s’agit de Robert E. Grant – développer etsoutenir les idées de Lamarck.

Prenant acte de l’inappétence de son fils pour la car-rière médicale et ne voulant pas qu’il reste dans l’oisiveté,Robert Darwin l’engage à devenir pasteur. Charles hésite.Il voit là une possibilité de s’établir à la campagne.L’exemple de Gilbert White et de son « Histoire naturellede Selborne » atteste d’ailleurs que la charge d’uneparoisse rurale est compatible avec une activité natura-liste suivie 1. D’un autre côté, il craint de ne pas pouvoiradmettre tous les articles de foi de l’Église anglicane. Endéfinitive, il accepte la proposition de son père et partétudier la théologie à Cambridge. À en croire son auto-biographie, il passe là trois années fertiles en beuveries eten parties de chasse, mais peu fructueuses du point devue intellectuel. Il prend toutefois plaisir à lire les Preuvesdu christianisme et la Théologie naturelle de WilliamPaley 2. Ces livres, qui entendaient démontrer l’existencede Dieu et sa sagesse par la perfection de ses œuvres, eten particulier par l’adaptation des organismes à leurmilieu de vie, l’intéressent par la logique de leur argu-mentation.

Par ailleurs, il collectionne avec passion les coléoptèreset se lie d’amitié avec le professeur de botanique John

1. Gilbert White, The Natural History of Selborne [1788-1789], Har-mondsworth, Penguin, 1977. Ce livre a exercé une influence profondesur des générations de naturalistes amateurs.

2. Sur Paley, cf. Jean-Marc Drouin et Charles Lenay (éds), Théoriede l’évolution. Une anthologie, Paris, Presses Pocket, 1990, p. 41-52.

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Stevens Henslow, dont il fréquente la maison et qu’il suitdans ses promenades quotidiennes. Sur son conseil et parson entremise, il entre en contact avec le professeur degéologie Adam Sedgwick qu’il accompagne au paysde Galles. Henslow apprécie les qualités de Darwin aupoint que c’est à lui qu’il songe lorsqu’il apprend que lecommandant d’un bateau de la Navy, qui s’apprête àpartir pour une mission cartographique autour dumonde, cherche un jeune naturaliste volontaire pour par-tager sa cabine… 1.

b) Le voyage du Beagle et les publicationsde géologie et de zoologie

Le capitaine s’appelle Robert Fitz-Roy, le navire leBeagle, et ce voyage, qui va durer près de cinq ans, du27 décembre 1831 au 2 octobre 1836, constitue d’aprèsDarwin lui-même de loin l’événement le plus importantde sa vie 2. Il lit. Il collecte. Il classe. Il observe. Il corres-pond avec sa famille, avec des amis et avec plusieurs natu-ralistes. L’étudiant dissipé se transforme en travailleuracharné. Les îles du Cap-Vert, les forêts brésiliennes, lespampas, la Terre de Feu, les Galápagos, le Pacifique,autant d’étapes, autant d’exemples qu’on retrouveensuite dans son œuvre.

À son retour, Darwin s’établit à Cambridge, où setrouvent ses collections, puis, après son mariage avecsa cousine Emma Wedgwood en 1839, à Londres où ildemeure jusqu’en 1842. Malgré les premières atteintesd’une maladie chronique qui ne le quittera plus jusqu’àla fin de sa vie – troubles psychosomatiques ou maladiede Chagas contractée en Argentine, nul ne sait – ce sontdes années fructueuses. Il prépare la publication de son

1. Il y avait à bord du Beagle un autre naturaliste, appointé par laNavy comme chirurgien, du nom de Robert McKormick.

2. Charles Darwin, L’Autobiographie…, Paris, Belin, 1985, p. 59.

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journal de voyage, qui paraît en 1839 1. À côté de ce livre,appelé à un véritable succès de librairie, il s’attache parailleurs à l’exploitation systématique de la documenta-tion qu’il a collectée : en 1842, il publie un travail sur lastructure et la distribution des récifs de corail ; en 1844,une étude sur les îles volcaniques ; en 1846, des observa-tions géologiques sur l’Amérique du Sud. Il dirige enmême temps la Zoologie du voyage du Beagle (1840-1843), dont chaque volume est confié à un spécialiste dudomaine considéré.

Depuis septembre 1842, Charles s’est installé avecEmma et leurs enfants à Down, dans le Kent, où il res-tera jusqu’à la fin de sa vie. Là, vivant à la campagnemais à peu de distance de la capitale, libéré de tout soucifinancier par la fortune de sa femme, il se consacre entiè-rement à son œuvre. Ses publications lui valent l’estimedes géologues et en particulier celle de Lyell. Désireuxd’assurer sa réputation en zoologie, il entreprend, en1846, une monographie sur un groupe d’invertébrés, lesCirripèdes. À l’état adulte, ces crustacés marins se fixentsur un support, inerte ou vivant, soit directement, dansle cas des Balanes, soit par un pédoncule, dans le cas desAnatifes. Darwin leur consacre deux gros volumes qui luicoûtent huit années de travail et qui paraissent le premieren 1851 et le second en 1854.

Ainsi, de 1837 à 1854, Darwin apparaît comme unnaturaliste, descripteur exact et minutieux. C’est l’imagequ’on trouve par exemple chez Michelet en 1857 dansL’Insecte. Voulant faire œuvre de vulgarisateur, l’histo-rien décrit la construction des récifs de corail, et ajouteen note :

Sur le monde vivant, sur les procédés qu’il suit encoreaujourd’hui pour se créer de petits mondes, sur ces humbles

1. Le journal, publié en 1839, a fait l’objet en 1845 d’une rééditionet, en 1875, d’une traduction française, Voyage d’un naturaliste autourdu monde.

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constructeurs qui font de si grandes choses, nous devonstout aux navigateurs anglais, aux Nelson, aux Darwin, etc.Ce sont ces observateurs minutieux et très exacts, timidesordinairement dans leurs assertions, qui ont été les plushardis, ayant vu le mystère même, et pris la nature sur lefait. Lire Darwin (résumé avec génie par Lyell) pour cetteprodigieuse manufacture de craie, disputée alternativementpar les poissons et les polypes, qui en construisent des îleset bientôt des continents 1.

Cependant, dans le secret de son cabinet et de sa cor-respondance, cet observateur minutieux formule quelquesassertions qui n’ont rien de timide…

c) L’abandon du fixisme

En 1837, Darwin ouvre un carnet de notes danslequel il entreprend d’inscrire tous les faits pouvant serapporter à la transformation des espèces. Il commencedès lors à dépouiller une abondante littérature sur lasélection pratiquée par les éleveurs et les horticulteurs.En octobre 1838, l’année suivante, la lecture de l’Essaide Malthus sur la population lui apporte un élémentde réflexion qu’il considère comme décisif 2. En 1842,il rédige une esquisse d’une trentaine de pages danslaquelle il construit une théorie de l’origine desespèces par la sélection naturelle. Deux ans plus tard,en 1844, il développe cette théorie dans un secondmanuscrit de plus de 200 pages. Il hésite cependant àpublier prématurément sur ce sujet. Dans une lettresouvent citée adressée à son ami le botaniste JosephHooker le 11 janvier 1844, il accompagne l’expres-sion de sa conviction que les espèces ne sont pas

1. Jules Michelet, L’Insecte [1857], Paris, Hachette, 1884, p. 377.2. Cf. Thomas Robert Malthus, Essai sur le principe de population…

[1798], Paris, INED, 1980.

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immuables de cette boutade révélatrice : « c’est commesi j’avouais un meurtre 1 ».

Cette même année 1844 paraît un ouvrage anonyme,Les Vestiges de la Création 2. L’auteur, Robert Chambers,est un journaliste intéressé par l’histoire naturelle. Sonlivre développe une vision évolutionniste de l’histoire dumonde vivant mais il n’apporte aucun fait nouveau etne repose que sur une information de seconde main. Ildéchaîne contre lui non seulement les réactions desmilieux religieux attachés au sens littéral de la Bible, maisaussi celles des scientifiques qui lui reprochent son carac-tère purement spéculatif et relèvent diverses inexacti-tudes.

Cet épisode ne peut qu’inciter Darwin à la prudence,d’autant qu’il estime n’avoir pas résolu encore tous lesproblèmes posés par sa théorie. Enfin, en 1856, cédantaux instances de Lyell, il entreprend la rédaction d’ungrand voyage sur les espèces. Il est à mi-parcours de sarédaction lorsqu’il reçoit le 18 juin 1858, envoyée del’archipel des Moluques, une lettre écrite par AlfredRussel Wallace, un naturaliste voyageur alors peu connu,qui s’emploie à collecter des spécimens en Asie du Sud-Est après avoir voyagé quelques années auparavant enAmazonie. La lettre est accompagnée d’un court essaidont Wallace demande s’il mérite d’être publié. Or danscet essai Darwin retrouve, exprimées autrement, les idéesessentielles de sa théorie. Les deux hommes ont déjàéchangé quelques lettres, mais suffisamment évasivespour que soit exclue toute idée de plagiat. Darwin est

1. « I am almost convinced (quite contrary to the opinion I startedwith) that species are not (it is like confessing a murder) immutable »,The Correspondance of Charles Darwin, éd. F. Burkhardt & S. Smith,Cambridge, Cambridge University Press, vol. 3, 1987, p. 1-3.

2. [Robert Chambers], Vestiges of the Natural History of Creation,Londres, John Churchill, 1844. Cette édition a été réimprimée en fac-similé avec une introduction par Gavin de Beer et une bibliographie,New York, Leicester University Press, 1969.

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effondré, ne voulant pas se montrer déloyal avec sonjeune collègue, il voit lui échapper la priorité d’une théo-rie qui lui a coûté vingt ans de recherches. Aussitôt, ilécrit à Lyell et à Hooker. Ceux-ci, qui connaissent bien letravail de Darwin, lui proposent une solution à laquelle ilacquiesce après quelques hésitations. Ils organisent uneséance spéciale de la Société linnéenne de Londres, le1er juillet 1858. Là, ils présentent, d’une part, un extraitdu manuscrit rédigé par Darwin en 1844, ainsi qu’unelettre qu’il avait adressée en 1857 au botaniste américainAsa Gray, d’autre part l’essai envoyé par Wallace et inti-tulé Sur la tendance des variétés à s’écarter indéfinimentdu type primitif 1.

Wallace se montrera satisfait de cette solution et rienn’affectera l’estime réciproque des deux hommes malgréquelques désaccords sur le concept de sélection et malgrésurtout la différence de sensibilité politique. Wallace,d’origine sociale plus modeste que Darwin, attend de sonactivité intellectuelle qu’elle lui donne les moyens devivre. Par ailleurs, son anticonformisme l’entraîne à serapprocher de courants d’idées – du spiritisme au végéta-risme – et à sympathiser avec des mouvements sociaux– féminisme, socialisme – bien éloignés, les uns commeles autres, de l’univers mental de Darwin.

La querelle de priorité, ou l’injustice, ayant été évitées,Darwin, pressé là encore par ses amis, entreprend decondenser en un volume son grand manuscrit inachevésur les espèces. C’est ce livre qui paraît en novembre 1859sous le titre On the Origin of Species by Means of NaturalSelection 2.

1. On the Tendancy of Varieties to Depart Indefinitely from OriginalType. Pour une traduction française de cet essai, des textes de Darwinainsi que d’autres documents concernant cet épisode, cf. Jean-MarcDrouin et Charles Lenay (éds), Théories de l’évolution. Une anthologie,Paris, Presses Pocket, 1990, p. 63-99.

2. Sur les éditions successives, les traductions et les principes qui ontprésidé à l’établissement du texte présenté ici, cf. infra la notice deDaniel Becquemont.

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Le succès de librairie est immédiat et les réactions fortvives. L’hostilité chez certains scientifiques et surtout dansles milieux religieux est bien connue. On a souvent rap-porté la passe d’armes entre Wilberforce, l’évêque angli-can d’Oxford, et le zoologiste Thomas Huxley, lechampion de Darwin – ou, comme il le disait lui-même,son « bull-dog » –, à la réunion annuelle de l’Associationbritannique pour l’avancement des sciences, en juin 1860,moins d’un an après la sortie du livre. Wilberforce deman-dant à Huxley s’il descend du singe par son grand-père oupar sa grand-mère, Huxley lui rétorque en substance qu’ilrougirait plutôt d’avoir un ancêtre comme l’évêque qui semêle de problèmes qu’il ne connaît pas dans le seul but deles embrouiller 1. Cependant d’autres critiques, surtouten France, viennent de milieux non religieux, et inverse-ment certains chrétiens, comme le botaniste Asa Gray,se refusent à opposer création et évolution. Darwin, quisemble être passé au cours de sa vie du protestantisme libé-ral au déisme puis à l’agnosticisme, est affecté par ces polé-miques pour des raisons essentiellement familiales. Plusdéterminantes sont pour lui les critiques scientifiques, enparticulier celles portant sur le problème de la variation 2.Elles l’amèneront à modifier constamment, au fil des sixéditions successives, L’Origine des espèces, au point d’enobscurcir parfois le propos.

d) La suite de l’œuvre

La publication de L’Origine des espèces est le pointculminant de la carrière de Darwin, elle n’en est pasl’aboutissement.

1. Sur cet épisode et sur l’attitude des différents courants de la théo-logie victorienne, cf. Daniel Becquemont, Darwin, darwinisme, évolu-tionnisme, Paris, Kimé, 1992, p. 151-158 et 249-274.

2. Sur ces critiques, cf. Jean Gayon, Darwin et l’après-Darwin, Paris,Kimé, 1992, p. 95-112.

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Dès les mois suivants il commence à rassembler sesnotes sur La Variation des plantes et des animaux domes-tiques. Le livre ne sort qu’en 1868. Avant cela est paru,en 1862, une étude sur La Fécondation des orchidées.Darwin consacrera plusieurs autres ouvrages à la biolo-gie végétale : Les Plantes insectivores (1875), Les Effetsde la fécondation croisée et de la fécondation directe dansle règne végétal (1876), Les Différentes Formes de fleursdans les plantes de la même espèce (1877), La Facultémotrice dans les plantes (1880) 1.

À côté de ces travaux sur les plantes, Darwin se préoc-cupe aussi d’appliquer ses conceptions à l’espècehumaine. À peine évoquée dans le dernier chapitre deL’Origine des espèces, la filiation entre l’homme et desformes antérieures de vie animale se déduisait logique-ment de la théorie, ce que ne manquèrent pas de faireadversaires et partisans. Pour dissiper toute ambiguïtésur ce point, et en même temps pour développer ses idéessur le rôle que joue le choix du partenaire dans le déve-loppement des caractères sexuels secondaires, Darwinrédige La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle(1871) 2. Y sont abordés la parenté entre l’homme et lesautres mammifères – en particulier les singes – ainsi queles rapports entre les différents groupes humains, leurunité d’origine et leur hiérarchie supposée. Ce sont desthèmes qu’on retrouve l’année suivante dans l’ouvragequ’il consacre à ce que nous appellerions aujourd’hui lacommunication non verbale : L’Expression des émotionschez l’homme et les animaux (1872) 3.

Ainsi se mêlent les vues sur l’homme – souvent auda-cieuses, parfois lourdement engluées dans les idéologies

1. Pour des raisons de commodité, les livres de Darwin sont donnésici sous le titre de leurs traductions françaises.

2. Sur le mot « descent » voir supra p. 8, n. 2.3. Cf. Anne-Marie Drouin-Hans, La Communication non verbale

avant la lettre, Paris, L’Harmattan, 1995.

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inégalitaires – et les expérimentations ingénieuses sur laphysiologie végétale. Jusqu’à ce dernier texte sur Le Rôledes vers de terre dans la formation de la terre végétale(1881), qui semble comme le pendant agreste de l’étudesur les récifs de corail par laquelle il s’était fait connaîtredu monde savant.

III. QUERELLES ET CONTROVERSES

L’œuvre de Darwin se clôt comme elle s’était ouvertequarante ans plus tôt : la patience de l’observation natu-raliste qui construit une théorie explicative mime etdévoile la lente genèse de l’inerte monumental – sol ourécif – par le vivant imperceptible – ver ou polype. LireL’Origine des espèces à cette lumière, en oubliant uninstant le fracas des controverses, évite bien des malen-tendus mais n’en épuise pas le sens et ne résout pas tousles problèmes. Le bruit et la fureur ne se laissent pas sifacilement oublier. À son corps défendant peut-être, ouplus sciemment qu’il le laisse entendre, qu’importe, Dar-win instaure un changement dans la pensée dont l’impactdépasse largement le seul champ de l’histoire naturelle.Par sa portée, ce changement a pu être comparé, d’unepart, à la révolution héliocentrique, liée aux noms deCopernic et de Galilée, et, d’autre part, à la mise en scènede l’inconscient par la psychanalyse. Le rapprochementest fait par Freud lui-même en termes explicites et qui, sinous les acceptons, peuvent nous inviter à voir dans lapersistance de certaines réactions hostiles au darwinismele symptôme d’un anthropocentrisme latent 1. Maisl’explication est peut-être trop facile et ne peut dispenserde présenter quelques-unes de ces réactions.

1. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse [1916], Paris,Payot, 1970, p. 266-267.

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a) Une fausse querelle : création ou évolution

Certains croyants, longtemps majoritaires dans leursÉglises, sont attachés à une interprétation littérale destextes bibliques sur la création du monde. Sous sa formeextrême, longtemps dominante et qu’on rencontre encoreaujourd’hui, cette interprétation exige que toutes lesespèces aient été créées par Dieu, en une semaine, il y aenviron 6 000 ans et sous l’aspect que nous leur connais-sons aujourd’hui. Sous ses formes modérées, « concor-distes », cette attitude admet que les « jours » soient enfait des « ères » et tolère une marge de transformationadaptative à condition de laisser l’homme à l’écart.

Dans les mêmes Églises, d’autres penseurs, certains paropportunisme et d’autres par conviction, ont d’embléemis en garde leurs hiérarchies contre les dangers de nou-velles affaires Galilée. Le nom de Teilhard de Chardinest devenu, aux yeux du grand public cultivé, le symboled’une réconciliation entre création et évolution, mais lui-même a été précédé dans cette voie. Ainsi la participationen 1909 de l’Université catholique de Louvain aux fêtesdu centenaire de Darwin ayant ému certains catholiques,le chanoine Henri de Dorlodot, géologue et théologien,s’emploie à démontrer « que l’on ne peut trouver dansl’Écriture sainte, interprétée d’après les règles catho-liques, aucun argument contre la théorie de l’évolutionnaturelle, même absolue 1 ». Contre ceux qui prétendenttirer de la Genèse une description chronologique, il relèvela contradiction qui surgit alors entre les deux récits dela Création. Dans le premier, l’homme et la femme sontcréés ensemble le sixième jour, après les plantes et lesanimaux. Dans le second, Adam est modelé en argile,avant les animaux et les plantes et avant sa compagneÈve. Pour expliquer comment la vérité du texte biblique

1. Henri de Dorlodot, Le Darwinisme au point de vue de l’orthodoxiecatholique, Louvain, Vromant, 1921, p. 13.

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n’est pas contradictoire pour lui avec son caractère allé-gorique, il n’hésite pas à employer une comparaison quia dû surprendre certains de ses lecteurs :

[…] peut-on mieux peindre l’œuvre de la civilisation desbarbares conquérants par l’Église des Gaules, que ne le faitla chanson du Bon Roi Dagobert ? Le premier couplet dessined’un trait de maître la situation. Les barbares, quoiqueconvertis – et depuis longtemps – au christianisme, n’étaientencore capables de rien de bon quand on les abandonnait àeux-mêmes. Ce n’est qu’en se soumettant aux leçons et auxréprimandes de l’Église gallo-romaine qu’ils ont fini par secomporter en gens civilisés ; et cela petit à petit, comme lefait sentir la multiplicité des couplets […] la chanson du BonRoi Dagobert est de l’histoire figurée et populaire : aussi lesinvraisemblances et les anachronismes n’y ont rien dedéplacé 1.

L’analyse du chanoine belge a sans doute influencéTeilhard de Chardin qui le cite, en juin 1921, dans unarticle de la revue Études sur « la question du transfor-misme ». Elle a également été remarquée par le frèreMarie-Victorin, botaniste et promoteur de la culturescientifique au Québec 2. Le contraste est saisissant avecles positions longtemps incertaines ou contradictoires dela hiérarchie catholique, et plus encore avec la persistancedu fondamentalisme protestant dans le sud des États-Unis. On sait que ce courant religieux, longtemps connuà travers le procès intenté en 1925 à un jeune enseignantdu Tennessee coupable d’avoir enseigné l’évolution à sesélèves, se manifeste aujourd’hui en réclamant qu’onintroduise le « créationnisme » comme une théorie scien-tifique dans les cours de sciences naturelles, et de manièreplus générale par la théorie de l’Intelligent Design.

1. Ibid., p. 21.2. Cf. Robert Rumilly, Frère Marie-Victorin et son temps, Montréal,

1949, p. 96-97.

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b) Débats philosophiques et controversesscientifiques

À ce sectarisme de certains milieux religieux a réponduchez nombre de scientifiques une posture défensivequ’on pourrait résumer par les trois propositions sui-vantes :

1° l’évolution est un fait,2° la théorie darwinienne est la seule théorie capable

d’expliquer ce fait,3° ce fait et cette théorie apportent une caution scienti-

fique à la vision matérialiste de l’univers.On a souvent présenté ces trois propositions comme

indissociables. C’est une idée qui a été d’autant mieuxreçue qu’elle a pu s’appuyer sur l’autorité scientifiqued’auteurs comme Jacques Monod 1. Cependant, le lienentre les trois thèses mérite réflexion.

La troisième thèse est tout simplement le retournementde l’argument du dessein ou, comme le disent les Anglais,du « Design ». Cet argument, cher à la théologie natu-relle, revient à dire que l’agencement des organismes esttellement complexe et tellement réussi qu’il est impos-sible qu’il n’ait pas été conçu par une intelligence créa-trice. Si l’on admet la théorie darwinienne, cet argumenttombe de lui-même et il est assuré que Darwin quiconnaissait bien la théologie naturelle a voulu rendrecompte, scientifiquement et non plus religieusement, desfaits d’adaptation. De là à voir dans le mécanisme aléa-toire de la variation et de la sélection, dans le « brico-lage » de l’évolution, une démonstration du matérialisme,il n’y a qu’un pas, mais il n’est pas évident qu’il soit légi-time de le franchir. Comme le savent les logiciens, réfuterla prémisse sur laquelle s’appuie une thèse n’est pas équi-valent à démontrer la thèse contraire. Vouloir tirer unemétaphysique de la théorie darwinienne – comme vouloir

1. Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970.

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en tirer une politique, ce qui est encore plus courant etplus lourd de conséquences – c’est oublier que précisé-ment la nature que nous montre Darwin est une naturemuette : elle ne raconte plus à l’homme la gloire de Dieu,mais elle ne peut pas non plus lui enseigner la soumissionà l’ordre établi, pas plus que le courage de se révolter,elle ne peut pas même lui dire si le ciel est vide ou s’ilreste sourd à sa désespérance. La théorie darwinienne aprofondément marqué nos modes de pensée mais elle nepeut nous tenir lieu de philosophie.

Le lien entre les deux premières thèses, le fait de l’évo-lution et la valeur de la théorie darwinienne, pose unautre genre de problème. Il s’agit de savoir s’il y a placepour des théories scientifiques non darwiniennes quiadmettent l’évolution comme un fait tout en différant deDarwin en ce qui concerne son mécanisme.

À cet égard, l’histoire des sciences ne peut se substituerà la science elle-même mais elle peut apporter plusieurséléments de réponse.

Tout d’abord l’importance de l’œuvre de Lamarckmontre qu’une théorie de la transformation des espècesa pu exister avant 1859. Darwin récuse certes touteparenté avec son prédécesseur, mais ses déclarations àcet égard ne sont pas totalement convaincantes. Quellesqu’eussent pu être ses hésitations et ses limites, la théoriede Lamarck se proposait de transformer la classificationdes êtres vivants en généalogie, et cette tentative a intro-duit en biologie et en géologie ce que nous appelonsaujourd’hui l’idée d’évolution.

Peut-on soutenir cependant qu’après la publication deL’Origine des espèces il n’y a plus désormais place pourd’autres théories scientifiques de l’évolution ? Là encorela périodisation la plus élémentaire permet de répondrenégativement.

Dans la lettre même où il exprime à Darwin sonapprobation enthousiaste, Thomas Huxley formule deuxobjections appelées à un grand avenir : premièrement,

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écrit-il, « vous vous êtes encombré d’une difficulté inutile,en admettant sans réserve que Natura non facit saltum »,deuxièmement, ajoute-t-il, « si l’action prolongée des fac-teurs physiques a aussi peu d’effet que vous le supposez,on ne voit pas comment les variations se produisent 1 ».En d’autres termes, pourquoi ne devrait-on admettre quede petites modifications graduelles presque insensibles,dont la seule accumulation est censée expliquer toutes lestransformations, et comment expliquer la variabilité sielle n’est pas le produit de facteurs extérieurs ?

On le voit, d’emblée, même les plus farouches partisansdu darwinisme se sont posé ce type de questions.

c) La postérité du darwinisme

La première période va de 1859 à 1900. La plupart desscientifiques se rallient à l’idée d’évolution ou, commepréfèrent le dire certains, de « transformisme ». Le paral-lélisme ébauché par Darwin entre le développement del’embryon et l’évolution de l’espèce est repris et vulgarisépar plusieurs auteurs. Le darwinisme est intégré – au prixde quelques réinterprétations – dans une philosophieévolutionniste qui doit sans doute plus à Spencer qu’àDarwin lui-même, quand il n’est pas tout simplementtransféré au domaine politique sous la forme du darwi-nisme social. Paradoxalement, cette popularité de la doc-trine cache une grande perplexité des scientifiqueseux-mêmes. Tout d’abord l’âge que certains physiciens,comme lord Kelvin, donnent alors à la Terre – 40 mil-lions d’années, cent fois moins que le chiffre admisaujourd’hui – ne laisse guère de temps pour une évolu-tion lente. D’autre part, la théorie de l’hérédité par

1. Lettre de Huxley à Darwin du 23 novembre 1859, in Life andLetters of Charles Darwin, éd. F. Darwin, Londres, 1887, vol. 2, p. 231.Sur le principe que la nature ne fait pas de saut, cf. supra p. 15, n. 1.

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mélange à laquelle adhère Darwin ne permet pas de com-prendre comment peut se maintenir un taux de variationsuffisant pour assurer la descendance avec modification.Les biologistes se partagent sur la transmission descaractères acquis. En la refusant Weismann durcit lathéorie darwinienne. À l’inverse, Haeckel ou les néo-lamarckiens français considèrent que la variation estdirectement soumise à l’action du milieu et constitue dece fait le facteur essentiel de l’évolution, la sélection nejouant qu’un rôle secondaire de validation a posteriori 1.

La deuxième période, qui correspond au premier tiersdu XXe siècle, est marquée par l’émergence de la géné-tique classique. Les lois de l’hérédité, formulées en 1865par Mendel, à propos de l’hybridation végétale sont redé-couvertes en 1900 par Hugo De Vries, Carl Correns etErich von Tschermak 2. Elles semblent apporter la preuveque l’hérédité ne peut concerner que des caractères dis-crets, discontinus, et que par conséquent la conceptiondarwinienne, essentiellement continuiste, ne peut rendrecompte de l’évolution. Ainsi cette période a pu êtreconsidérée plus tard comme l’éclipse du darwinisme, uneéclipse dont il faut cependant noter qu’elle n’aboutit pasà refuser l’idée transformiste.

La troisième période, des années 1930 aux années1960, est celle du triomphe posthume de Darwin. Une« théorie synthétique de l’évolution », souvent qualifiéede néo-darwinisme, se constitue par la rencontre de natu-ralistes, de généticiens, de paléontologues, de mathémati-ciens… Comme le dira plus tard l’un de ses critiques,« elle consiste essentiellement en deux choses : une théo-rie du changement génétique et une extrapolation de

1. Cf. Jean-Marc Drouin et Charles Lenay (éds), Théories de l’évolu-tion. Une anthologie, Paris, Presses Pocket, 1990, p. 11-13, dont nousreprenons ici plusieurs formules.

2. Charles Lenay (éd.), La Découverte des lois de l’hérédité. Uneanthologie, Paris, Presses Pocket, 1990.

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cette théorie à tous les aspects de l’évolution y comprisla macroévolution 1 ». Rien ne résume mieux l’esprit decette théorie que l’exemple de la Phalène du Bouleau(Biston betularia), qu’on retrouve dans tous les manuels,les ouvrages de vulgarisation, les expositions. Cepapillon, dont les ailes claires se confondent avec le troncdu bouleau, comprend aussi une forme sombre. Cetteforme a longtemps été rare dans la campagne anglaisecar les individus sombres étaient immédiatement repéréspar les prédateurs. Avec l’industrialisation les supports sesont noircis et la forme sombre s’est trouvée avantagée.Mais la proportion peut se modifier à nouveau si la pol-lution régresse… On a ici un véritable cas d’école quimontre la sélection naturelle – dont l’agent est ici l’oiseauprédateur – provoquant une modification de l’espèce.Peut-on considérer que tous les changements évolutifs,y compris ceux qui concernent l’apparition de groupesentiers, de nouveaux plans d’organisation, se sont faitssur la base de tels changements ? C’est sur ce point, etnon sur la réalité des changements eux-mêmes, que lathéorie synthétique, ou néo-darwinienne, s’est trouvéemise en cause depuis le début des années 1970.

La quatrième période commence avec les années 1970et nous y sommes encore. Elle a vu la théorie synthétiquecontestée : du côté de la biologie moléculaire, du côté dela paléontologie et même du côté de la systématique.

Jusqu’à la fin des années 1960, les développementsspectaculaires de la biologie moléculaire ont permisd’étendre le champ du modèle darwinien et ont sembléconforter la théorie synthétique. Dans un deuxièmetemps ils ont entraîné un certain nombre de révisionset favorisé l’apparition d’hypothèses concurrentes. Parmi

1. Niles Eldredge, « La macroévolution », La Recherche, 1982,vol. 13, n° 133, p. 616-626.

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elles, la théorie neutraliste a été proposée par un généti-cien japonais, Kimura 1, en 1968. Elle affirme que « lesformes mutantes qui participent à l’évolution molécu-laire de chaque gène sont à peu près équivalentes dupoint de vue sélectif, c’est-à-dire qu’elles font aussi bienle travail en termes de survie et de reproduction de l’indi-vidu 2 ». En réalité, comme le remarque Jean Gayon,cette « théorie d’une évolution non darwinienne n’est pasune théorie non darwinienne de l’évolution », elles’applique au niveau des molécules et non à celui desorganismes 3. Si elle s’impose un jour au biologiste, lathéorie neutraliste ne fera que marquer une limite endeçà de laquelle la sélection ne peut opérer.

Présentée et défendue par des paléontologistes, la théo-rie des équilibres intermittents, ou théorie des équilibresponctués, de Niles Eldredge et Stephen Jay Gould, nedoit pas seulement sa notoriété aux talents de communi-cation de ses promoteurs. Contrairement à la théorieneutraliste, la théorie des équilibres intermittents faitintervenir des caractères directement perceptibles sur lesfossiles. Elle porte avant tout sur le rythme de l’évolution.Là où les néo-darwiniens voient une lente accumulationde changements graduels, les tenants de la théorie deséquilibres intermittents proposent une successiond’explosions évolutives rapides – à l’échelle géologique –et de longues périodes stables. Comme l’écrit Eldredge :

En réalité les séries fossiles dans de nombreux cas nemontrent aucune tendance évolutive au sein des populationsd’une espèce donnée (c’est le phénomène de la stase évolu-tive). Par contre, on observe fréquemment une tendance évo-lutive lorsqu’on passe d’une espèce à l’autre 4.

1. Motoo Kimura, La Théorie neutraliste de l’évolution, trad. franç.Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle Bibliothèque scientifique », 1990,p. 32-124.

2. Kimura, citée par Jean Gayon, Darwin et l’après Darwin, Paris,Kimé, 1992, p. 401.

3. Ibid., p. 408.4. Niles Eldredge, « La macroévolution », art. cité.

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Ainsi les deux difficultés soulevées par Huxleyreviennent aujourd’hui sur le devant de la scène. Tandisque la biologie moléculaire repose en termes nouveauxla question de la variabilité, la paléontologie met à rudeépreuve le principe selon lequel la nature ne fait pas desaut. La systématique elle-même, discipline apparem-ment tranquille, confortée plutôt qu’ébranlée par la réin-terprétation généalogique de Darwin, est maintenantdivisée en plusieurs écoles rivales. La plus connue d’entreelles, le cladisme, entend construire une classificationphylogénétique, donc la plus proche possible d’une généa-logie. Ses tenants tendent cependant à sortir du gradua-lisme néo-darwinien. Ils paraissent plus favorables à lathéorie des équilibres ponctués, tout en soulignant qu’ilsne sont liés à aucune théorie particulière sur les méca-nismes de l’évolution. Comme le dit par provocation l’unde ses défenseurs, « une bonne théorie de l’évolution naî-tra d’une bonne systématique, et non l’inverse 1 ».

Toutes ces controverses, loin de marquer une crise del’évolution comme voudraient le croire certains, attestentla vitalité de ce champ de recherche. Elles invitent à lireou à relire L’Origine des espèces, non pour y trouver dequoi trancher des débats que le temps seul pourra arbi-trer, mais pour y retrouver dans sa fraîcheur premièrecette révolution que Freud comparait à celle de Galiléeet à celle qu’il avait lui-même opérée. Aucun résumé nepeut dispenser de cette lecture. Comme le remarquentLéon Chertok et Isabelle Stengers à propos de la compa-raison faite par Freud : contrairement à la révolutiongaliléenne, la révolution darwinienne « n’a pas eu pourrécompense la découverte de lois générales, et la possibi-lité de juger les phénomènes au nom de ces lois » :

La théorie darwinienne progresse non pas en établissantdes rapports généraux de causalité, mais en compliquant

1. Gareth Nelson cité par Pascal Tassy, L’Arbre à remonter le temps,Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 283.

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toujours plus les raisons de l’évolution. Elle impose au biolo-giste l’exploration d’un labyrinthe de causes et d’effets, ellese traduit par la nécessité d’une multitude de récits, reconsti-tuant, de manière hypothétique, la manière dont unensemble de causes se sont articulées pour produire un frag-ment d’évolution 1.

Au-delà de son indéniable portée critique, la plusgrande valeur de L’Origine des espèces est peut-être denous rappeler que la science aussi est multiple.

Jean-Marc DROUIN.

1. Léon Chertok et Isabelle Stengers, L’Hypnose, blessure narcissique,Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1990.

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NOTES SUR LES ÉDITIONSFRANÇAISES ET ANGLAISESDE L’ORIGINE DES ESPÈCES

La première édition de l’ouvrage de Charles Darwinintitulé On the Origin of Species by Means of NaturalSelection, or the Preservation of Favoured Races in theStruggle for Life fut publiée à Londres le 24 novembre1859, suivie d’une deuxième à peu près identique en jan-vier 1860. Il ne s’agissait, dans l’esprit de Darwin, qued’un résumé d’une œuvre plus complète qu’il avait com-mencée à rédiger en 1856, et qui ne vit jamais le jour 1.Pressé par le temps et la crainte de se voir devancé parA.R. Wallace dans l’exposé de sa théorie 2, Darwin rédi-gea L’Origine des espèces à la hâte, ce qui expliquel’absence de notes, d’appareil critique et de référence pré-cise aux auteurs cités. Une troisième édition anglaiseparut en avril 1861, qui comportait déjà des modifica-tions substantielles, en particulier un court chapitreintroductif (la « Notice historique sur le progrès de l’opi-nion relative à l’origine des espèces avant la publicationde la première édition du présent ouvrage »).

1. Ce manuscrit inachevé a été édité par R.C. Stauffer, Charles Dar-win’s « Natural Selection » : Being the Second Part of his Big SpeciesBook Written from 1856 to 1858, Cambridge University Press, 1975.

2. Voir à ce sujet la traduction des textes de Darwin et de Wallacede 1858, Théories de l’évolution, J.-M. Drouin et C. Lenay (éds), Paris,Agora, Press Pocket, 1989.

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L’éditeur anglais, John Murray, envoya en sep-tembre 1861 une copie de cette troisième édition àClémence Royer, qui se chargea de la traduction en fran-çais. Le livre parut en 1862 chez Guillaumin, précédéd’une longue préface de Clémence Royer, pamphlet posi-tiviste consacré au triomphe de la pensée du progrès surl’obscurantisme religieux, et à l’évolution de l’humanitésous l’effet de la « concurrence vitale », où les thèses dar-winiennes apparaissent souvent comme une simple illus-tration des théories de Clémence Royer. La traduction(intitulée De l’origine des espèces par sélection naturelleou Des lois de transformation des êtres organisés), com-prenait de nombreuses notes, certaines précieuses pourla traduction de termes techniques, d’autres consistant encommentaires, parfois critiques, sur l’œuvre de Darwin.

Le traducteur allemand, Bronn, ayant également intro-duit avec sa traduction (1860) un certain nombre de cri-tiques, Darwin ne s’en offusqua tout d’abord pas outremesure. « Mlle Royer affirme que la sélection naturelle etla lutte pour la vie expliqueront toute la moralité, lanature de l’homme, la politique, etc. ! ! », écrit-il dans sacorrespondance 1. Quelques années plus tard, son juge-ment était déjà nettement plus négatif : « L’introductiona été pour moi une surprise totale, et je suis certainqu’elle a nui à mon livre en France », écrivait-il en 1867 2.

Entre-temps parut en Angleterre une quatrième édi-tion (1866), déjà plus volumineuse, et une deuxième édi-tion française (toujours d’après la troisième éditionanglaise, 1866). En janvier 1868, Darwin publia un nou-vel ouvrage, traduit la même année en français par lenaturaliste suisse J.-J. Moulinié, Variations des animauxet des plantes à l’état de domestication, publié chezReinwald.

1. Life and Letters of Charles Darwin, Londres, John Murray, 1887,vol. 2, p. 387.

2. Ibid., vol. 3, p. 73.

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NOTES SUR LES ÉDITIONS 41

C’est alors qu’intervint la rupture entre Darwin et satraductrice, qui se préparait à publier une troisième édi-tion française de L’Origine avec quelques commentairessupplémentaires sur le nouvel ouvrage : « Outre sonénorme préface à la première édition, elle a ajouté uneseconde préface m’injuriant comme si j’étais un pickpo-cket… J’ai donc écrit à Paris, et Reinwald est d’accordpour sortir très vite une nouvelle traduction à partir dela cinquième édition, qui sera en concurrence avec sa[celle de Clémence Royer] troisième édition 1. »

La cinquième édition anglaise parut en 1869, suivied’une sixième en 1872 (remodelée en 1876). En France,la troisième édition française de la traduction Royer (tou-jours établie sur la troisième édition anglaise) parut en1870 chez Guillaumin. En 1873, Reinwald publia la nou-velle traduction de J.-J. Moulinié (éditée par EdmondBarbier), établie sur la cinquième et la sixième édition.Enfin, en 1876, après la mort de Moulinié, parut chezReinwald une troisième traduction, celle d’Edmond Bar-bier, établie sur la dernière édition anglaise faite du vivantde Charles Darwin, et considérée comme définitive.

Le fait qu’il existe actuellement en France trois traduc-tions d’éditions anglaises différentes ne contribue pas àclarifier l’interprétation de la pensée de Darwin. Mais,au-delà des questions de traduction, il faut convenir quele problème principal réside dans les différences, dans letexte anglais lui-même, entre les diverses éditions, de1859 à 1876. Pour l’ensemble des versions, il est néces-saire de se reporter à la gigantesque édition variorum, enanglais, de Morse Peckham 2. La sixième édition de 1876comporte 150 pages de plus que la première édition de1859, et une phrase sur trois a été plus ou moins rema-niée. Darwin y a ajouté un chapitre supplémentaire (le

1. Ibid., vol. 3, p. 110.2. The Origin of Species. A Variorum Text, M. Peckham (éd.), Phila-

delphie, University of Pennsylvania, 1959.

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chapitre VII de la traduction Barbier et de la traductionMoulinié), consacré aux « objections diverses faites à lathéorie de la sélection naturelle ». Autre exemple : leterme forgé par Spencer, « survival of the fittest » – « sur-vivance du plus apte » ou « persistance du plus apte »suivant les traductions –, et si souvent attribué à Darwin,est absent de la première édition et n’apparaît – commesynonyme de sélection naturelle – qu’à partir de la cin-quième édition.

À l’époque, bien évidemment, chaque nouvelle éditionde L’Origine des espèces fut considérée comme un pro-grès dans l’élaboration de la théorie, une élucidation plusapprofondie des problèmes et difficultés suscités par lesthèses darwiniennes. Mais il en va de nos jours différem-ment. Les dernières éditions (surtout les cinquième etsixième) reflètent le climat de polémiques entre Darwinet ses partisans d’une part, ses détracteurs d’autre part.Au fil des éditions, L’Origine des espèces engagea un véri-table dialogue avec ses contradicteurs, ce qui contribue àalourdir le texte de nombreuses digressions, et à mettremoins en relief les thèses originales de Darwin sur lasélection naturelle 1.

Qui plus est, Darwin en vint, au fil des éditions, àmodifier quelque peu sa théorie. Tenté de faire desconcessions aux critiques qui lui furent faites sur lanature et la cause des variations, il diminua dans les der-nières éditions le rôle attribué à la sélection naturelle,concédant à l’action directe du milieu une certaineimportance (qu’il niait ou diminuait le plus possible dansla première édition), ajoutant à la sélection naturelle unensemble de causes impliquant, plus ouvertement quedans la première édition, l’hérédité des caractères acquis.« J’admets maintenant que, dans les premières éditions

1. Sur les polémiques du vivant de Darwin et leur influence sur lesdiverses éditions de L’Origine des espèces, cf. D. Becquemont, Darwin,darwinisme, évolutionnisme, Paris, Kimé, 1992, chap. VII.

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NOTES SUR LES ÉDITIONS 43

de L’Origine des espèces, j’ai probablement attribué unrôle considérable à l’action de la sélection naturelle ousurvivance du plus apte. J’ai donc modifié la cinquièmeédition de cet ouvrage de manière à limiter mesremarques aux adaptations de structure… la sélectionnaturelle a été l’agent modificateur principal, bien qu’elleait été largement aidée par les effets héréditaires del’habitude, et un peu par l’action directe des conditionsde vie 1 », affirme-t-il dans La Descendance de l’homme.Une autre différence concerne le rôle de l’isolement, quijoue un rôle certain dans la première édition, et qui luiparaît de moins en moins important au fil des éditions.

En Angleterre, les éditions Penguin ont choisi récem-ment de rééditer la première édition, qui exprime unevision plus claire et vigoureuse de la théorie darwinienne.

Ce choix présente certes quelques inconvénients, enparticulier celui de réintroduire dans le texte de L’Originedes espèces quelques détails que Darwin considéraitcomme erronés et qu’il supprima par la suite (parexemple dans le chapitre IX, p. 350-351), mais ces incon-vénients sont largement compensés par l’édition, inéditeen français, d’une première version de la théorie darwi-nienne, plus concise et plus ferme, et débarrassée d’ungrand nombre de réponses évasives – et parfois contra-dictoires – à ses critiques contemporains.

Un autre inconvénient concernait le texte français,étant donné qu’il n’a jamais existé de traduction de cettepremière édition. Nous avons choisi de travailler à partirde la traduction d’Edmond Barbier, en reconstituant letexte original par de nombreuses suppressions (dont celled’un chapitre entier) et en ajoutant notre propre traduc-tion des passages supprimés par Darwin dans les éditionssuivantes (une vingtaine de pages environ). Il a parunécessaire d’effectuer un minimum de corrections devocabulaire, pour mieux faire ressortir l’importance et la

1. La Descendance de l’homme, Paris, Reinwald, 1891, p. 62.

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fréquence de certains termes (sélection naturelle, varia-tions, action directe des conditions de vie, structure, etc.).

Ces inconvénients nous semblent largement compenséspar la présentation inédite de la première édition deL’Origine des espèces au public français.

Daniel BECQUEMONT

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L’ORIGINE DES ESPÈCES

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INTRODUCTION

Lors de mon voyage, à bord du navire le Beagle enqualité de naturaliste, j’ai été profondément frappé parcertains faits relatifs à la distribution des êtres organisésqui peuplent l’Amérique méridionale et par les rapportsgéologiques qui existent entre les habitants actuels et leshabitants éteints de ce continent. Ces faits semblent jeterquelque lumière sur l’origine des espèces – ce mystère desmystères – pour employer l’expression de l’un de nos plusgrands philosophes. À mon retour en Angleterre, en1837, je pensai qu’en accumulant patiemment tous lesfaits relatifs à ce sujet, qu’en les examinant sous toutesles faces, je pourrais peut-être arriver à élucider cettequestion. Après cinq années d’un travail opiniâtre, jerédigeai quelques notes ; puis, en 1844, je résumai cesnotes sous forme d’un mémoire, où j’indiquais les résul-tats qui me semblaient offrir quelque degré de probabili-té ; depuis cette époque, j’ai constamment poursuivi lemême but. On m’excusera, je l’espère, d’entrer dans cesdétails personnels ; si je le fais, c’est pour prouver que jen’ai pris aucune décision à la légère.

Mon œuvre est actuellement (1859) presque complète.Il me faudra, cependant, bien des années encore pourl’achever, et, comme ma santé est loin d’être bonne, mesamis m’ont conseillé de publier le résumé qui fait l’objetde ce volume. Une autre raison m’a complètementdécidé : M. Wallace, qui étudie actuellement l’histoirenaturelle dans l’archipel malais, en est arrivé à desconclusions presque identiques aux miennes sur l’originedes espèces. L’année dernière il m’envoya un mémoire à

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ce sujet, avec prière de le communiquer à sir CharlesLyell, qui le remit à la Société linnéenne ; l’excellentmémoire de M. Wallace a paru dans le troisième volumedu journal de cette société. Sir Charles Lyell et le docteurHooker, qui tous deux étaient au courant de mes travaux– le docteur Hooker avait lu l’extrait de mon manuscritécrit en 1844 –, me conseillèrent de publier, en mêmetemps que le mémoire de M. Wallace, quelques extraitsde mes notes manuscrites.

Le mémoire qui fait l’objet du présent volume estnécessairement imparfait. Il me sera impossible de ren-voyer à toutes les autorités auxquelles j’emprunte cer-tains faits, mais j’espère que le lecteur voudra bien se fierà mon exactitude. Quelques erreurs ont pu, sans doute,se glisser dans mon travail, bien que j’aie toujours eugrand soin de m’appuyer seulement sur des travaux depremier ordre. En outre, je devrai me borner à indiquerles conclusions générales auxquelles j’en suis arrivé, touten citant quelques exemples, qui, je pense, suffiront dansla plupart des cas. Personne plus que moi ne comprendla nécessité de publier plus tard, en détail, tous les faitssur lesquels reposent mes conclusions ; ce sera l’objetd’un autre ouvrage. Cela est d’autant plus nécessaire que,sur presque tous les points abordés dans ce volume, onpeut invoquer des faits qui, au premier abord, semblenttendre à des conclusions absolument contraires à cellesque j’indique. Or, on ne peut arriver à un résultat satisfai-sant qu’en examinant les deux côtés de la question et endiscutant les faits et les arguments ; c’est là chose impos-sible dans cet ouvrage.

Je regrette beaucoup que le défaut d’espace m’empêchede reconnaître l’assistance généreuse que m’ont prêtéebeaucoup de naturalistes, dont quelques-uns me sontpersonnellement inconnus. Je ne puis, cependant, laisserpasser cette occasion sans exprimer ma profonde grati-tude à M. le docteur Hooker, qui, pendant ces quinze

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dernières années, a mis à mon entière disposition ses tré-sors de science et son excellent jugement.

On comprend facilement qu’un naturaliste qui abordel’étude de l’origine des espèces et qui observe les affinitésmutuelles des êtres organisés, leurs rapports embryolo-giques, leur distribution géographique, leur successiongéologique et d’autres faits analogues, en arrive à laconclusion que les espèces n’ont pas été créées indépen-damment les unes des autres, mais que, comme les varié-tés, elles descendent d’autres espèces. Toutefois, enadmettant même que cette conclusion soit bien établie,elle serait peu satisfaisante jusqu’à ce qu’on ait pu prou-ver comment les innombrables espèces habitant la terrese sont modifiées de façon à acquérir cette perfection deforme et de coadaptation qui excite à si juste titre notreadmiration. Les naturalistes assignent, comme seulescauses possibles aux variations, les conditions exté-rieures, telles que le climat, l’alimentation, etc. Cela peutêtre vrai dans un sens très limité, comme nous le verronsplus tard ; mais il serait absurde d’attribuer aux seulesconditions extérieures la conformation du pic, parexemple, dont les pattes, la queue, le bec et la langue sontsi admirablement adaptés pour aller saisir les insectessous l’écorce des arbres. Il serait également absurded’expliquer la conformation du gui et ses rapports avecplusieurs êtres organisés distincts, par les seuls effets desconditions extérieures, de l’habitude, ou de la volonté dela plante elle-même, quand on pense que ce parasite tiresa nourriture de certains arbres, qu’il produit des grainesque doivent transporter certains oiseaux, et qu’il portedes fleurs unisexuées, ce qui nécessite l’intervention decertains insectes pour porter le pollen d’une fleur à uneautre.

L’auteur des Vestiges de la Création dirait, je suppose,qu’après un certain nombre de générations, un certainoiseau a donné naissance au pic, et une certaine planteau gui, et que tous deux ont été créés parfaits tels que

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nous les voyons aujourd’hui ; mais cette affirmation n’estpas, me semble-t-il, une explication, car elle néglige tota-lement les cas de coadaptation des êtres vivants entre euxet par rapport à leurs conditions de vie.

Il est donc de la plus haute importance d’élucider quelssont les moyens de modification et de coadaptation. Toutd’abord, il m’a semblé probable que l’étude attentive desanimaux domestiques et des plantes cultivées devaitoffrir le meilleur champ de recherches pour expliquer cetobscur problème. Je n’ai pas été désappointé ; j’ai bientôtreconnu, en effet, que nos connaissances, quelque impar-faites qu’elles soient, sur les variations à l’état domes-tique, nous fournissent toujours l’explication la plussimple et la moins sujette à erreur. Qu’il me soit doncpermis d’ajouter que, dans ma conviction, ces études ontla plus grande importance et qu’elles sont ordinairementbeaucoup trop négligées par les naturalistes.

Ces considérations m’engagent à consacrer le premierchapitre de cet ouvrage à l’étude des variations à l’étatdomestique. Nous y verrons que beaucoup de modifica-tions héréditaires sont tout au moins possibles ; et, ce quiest également important, ou même plus importantencore, nous verrons quelle influence exerce l’homme enaccumulant, par la sélection, de légères variations succes-sives. J’étudierai ensuite la variabilité des espèces à l’étatde nature, mais je me verrai naturellement forcé de traiterce sujet beaucoup trop brièvement ; on ne pourrait, eneffet, le traiter complètement qu’à condition de citer unelongue série de faits. En tout cas, nous serons à même dediscuter quelles sont les circonstances les plus favorablesà la variation. Dans le chapitre suivant, nous considére-rons la lutte pour l’existence parmi les êtres organisésdans le monde entier, lutte qui doit inévitablementdécouler de la progression géométrique de leur augmen-tation en nombre. C’est la doctrine de Malthus appliquéeà tout le règne animal et à tout le règne végétal. Commeil naît beaucoup plus d’individus de chaque espèce qu’il

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n’en peut survivre ; comme, en conséquence, la lutte pourl’existence se renouvelle à chaque instant, il s’ensuit quetout être qui varie quelque peu que ce soit de façon quilui est profitable a une plus grande chance de survivre ;cet être est ainsi l’objet d’une sélection naturelle. En vertudu principe si puissant de l’hérédité, toute variété objetde la sélection tendra à propager sa nouvelle formemodifiée.

Je traiterai assez longuement, dans le quatrième cha-pitre, ce point fondamental de la sélection naturelle.Nous verrons alors que la sélection naturelle causepresque inévitablement une extinction considérable desformes moins bien organisées et amène ce que j’ai appeléla divergence des caractères. Dans le chapitre suivant,j’indiquerai les lois complexes et peu connues de la varia-tion. Dans les cinq chapitres subséquents, je discuterailes difficultés les plus sérieuses qui semblent s’opposer àl’adoption de cette théorie ; c’est-à-dire, premièrement,les difficultés de transition, ou, en d’autres termes, com-ment un être simple, ou un simple organisme, peut semodifier, se perfectionner, pour devenir un être haute-ment développé, ou un organisme admirablementconstruit ; secondement, l’instinct, ou la puissance intel-lectuelle des animaux ; troisièmement, l’hybridité, ou lastérilité des espèces et la fécondité des variétés quand onles croise ; et, quatrièmement, l’imperfection des docu-ments géologiques. Dans le chapitre suivant, j’examineraila succession géologique des êtres à travers le temps ;dans le douzième et dans le treizième chapitre, leur distri-bution géographique à travers l’espace ; dans le quator-zième, leur classification ou leurs affinités mutuelles, soità leur état de complet développement, soit à leur étatembryonnaire. Je consacrerai le dernier chapitre à unebrève récapitulation de l’ouvrage entier et à quelquesremarques finales.

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On ne peut s’étonner qu’il y ait encore tant de pointsobscurs relativement à l’origine des espèces et des varié-tés, si l’on tient compte de notre profonde ignorancepour tout ce qui concerne les rapports réciproques desêtres innombrables qui vivent autour de nous. Qui peutdire pourquoi telle espèce est très nombreuse et trèsrépandue, alors que telle autre espèce voisine est très rareet a un habitat fort restreint ? Ces rapports ont, cepen-dant, la plus haute importance, car c’est d’eux quedépendent la prospérité actuelle et, je le crois fermement,les futurs progrès et la modification de tous les habitantsde ce monde. Nous connaissons encore bien moins lesrapports réciproques des innombrables habitants dumonde pendant les longues périodes géologiques écou-lées. Or, bien que beaucoup de points soient encore trèsobscurs, bien qu’ils doivent rester, sans doute, inexpli-qués longtemps encore, je me vois cependant, après lesétudes les plus approfondies, après une appréciationfroide et impartiale, forcé de soutenir que l’opiniondéfendue jusque tout récemment par la plupart des natu-ralistes, opinion que je partageais moi-même autrefois,c’est-à-dire que chaque espèce a été l’objet d’une créationindépendante, est absolument erronée. Je suis pleinementconvaincu que les espèces ne sont pas immuables ; je suisconvaincu que les espèces qui appartiennent à ce quenous appelons le même genre descendent directement dequelque autre espèce ordinairement éteinte, de même queles variétés reconnues d’une espèce quelle qu’elle soit des-cendent directement de cette espèce ; je suis convaincu,enfin, que la sélection naturelle a joué le rôle principaldans la modification des espèces, bien que d’autresagents y aient aussi participé.

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Chapitre I

DE LA VARIATION DES ESPÈCESÀ L’ÉTAT DOMESTIQUE

Causes de la variabilité. – Effets des habitudes. – Variationpar corrélation. – Hérédité. – Caractères des variétés domes-tiques. – Difficulté de distinguer entre les variétéset les espèces. – Nos variétés domestiques descendentd’une ou de plusieurs espèces. – Pigeons domestiques,leurs différences et leur origine. – La sélection appliquéedepuis longtemps, ses effets. – Sélection méthodiqueet inconsciente. – Origine inconnue de nos animaux domes-tiques. – Circonstances favorables à l’exercice de la sélectionpar l’homme.

Quand on compare les individus appartenantà une même variété ou à une même sous-variété de nosplantes cultivées depuis le plus longtemps et de nos ani-maux domestiques les plus anciens, on remarque toutd’abord qu’ils diffèrent ordinairement plus les uns desautres que les individus appartenant à une espèce ou àune variété quelconque à l’état de nature. Or, si l’onpense à l’immense diversité de nos plantes cultivées etde nos animaux domestiques, qui ont varié à toutes lesépoques, exposés qu’ils étaient aux climats et aux traite-ments les plus divers, on est amené à conclure que cettegrande variabilité provient de ce que nos productionsdomestiques ont été élevées dans des conditions de viemoins uniformes, ou même quelque peu différentes decelles auxquelles l’espèce mère a été soumise à l’état de

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nature. Il y a peut-être aussi quelque chose de fondé dansl’opinion soutenue par Andrew Knight, c’est-à-dire quela variabilité peut provenir en partie de l’excès de nourri-ture. Il semble évident que les êtres organisés doivent êtreexposés, pendant plusieurs générations, à de nouvellesconditions d’existence, pour qu’il se produise chez euxune quantité appréciable de variation ; mais il est toutaussi évident que, dès qu’un organisme a commencé àvarier, il continue ordinairement à le faire pendant denombreuses générations. On ne pourrait citer aucunexemple d’un organisme variable qui ait cessé de varierà l’état domestique. Nos plantes les plus anciennementcultivées, telles que le froment, produisent encore de nou-velles variétés ; nos animaux réduits depuis le plus long-temps à l’état domestique sont encore susceptibles demodifications ou d’améliorations rapides.

On s’est demandé à quelle période de la vie agissentgénéralement les causes de la variabilité, quelles qu’ellessoient, pendant le développement précoce ou tardif del’embryon, ou bien au moment de la conception. Lesexpériences de Geoffroy Saint-Hilaire montrent qu’untraitement contre nature de l’embryon provoque desmonstruosités, et l’on ne peut établir de distinction claireentre les monstruosités et les simples variations. Mais jesuis fortement enclin à penser que la cause la plus fré-quente de variabilité peut être attribuée au fait que leséléments reproducteurs mâles et femelles ont été affectésavant l’acte de conception. Plusieurs raisons me le fontcroire, mais la principale est l’effet remarquable que laréclusion ou la culture ont sur les fonctions de l’appareilreproducteur, appareil qui semble bien plus sensible quetoute autre partie de l’organisation à l’action de toutchangement dans les conditions de vie. Rien n’est plusfacile que d’apprivoiser un animal, mais rien n’est plusdifficile que de l’amener à reproduire en captivité, alorsmême que l’union des deux sexes s’opère facilement.Combien d’animaux qui ne se reproduisent pas, bien

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qu’on les laisse presque en liberté dans leur pays natal !On attribue ordinairement ce fait, mais bien à tort, à unecorruption des instincts. Beaucoup de plantes cultivéespoussent avec la plus grande vigueur, et cependant ellesne produisent que fort rarement des graines ou n’en pro-duisent même pas du tout. On a découvert, dansquelques cas, qu’un changement insignifiant, un peu plusou un peu moins d’eau par exemple, à une époque parti-culière de la croissance, amène ou non chez la plante laproduction des graines. Je ne puis entrer ici dans lesdétails des faits que j’ai recueillis sur ce curieux sujet ;toutefois, pour montrer combien sont singulières les loisqui régissent la reproduction des animaux en captivité, jepuis constater que les animaux carnivores, même ceuxprovenant des pays tropicaux, se reproduisent assez faci-lement dans nos pays, sauf toutefois les animaux appar-tenant à la famille des plantigrades, alors que les oiseauxcarnivores ne pondent presque jamais d’œufs féconds.Bien des plantes exotiques ne produisent qu’un pollensans valeur comme celui des hybrides les plus stériles.Nous voyons donc, d’une part, des animaux et desplantes réduits à l’état domestique se reproduire facile-ment en captivité, bien qu’ils soient souvent faibles etmaladifs ; nous voyons, d’autre part, des individus, enle-vés tout jeunes à leurs forêts, supportant très bien la cap-tivité, admirablement apprivoisés, dans la force de l’âge,sains (je pourrais citer bien des exemples), dont le sys-tème reproducteur a été cependant si sérieusement affectépar des causes inconnues, qu’il cesse de fonctionner. Enprésence de ces deux ordres de faits, faut-il s’étonner quele système reproducteur agisse si irrégulièrement quandil fonctionne en captivité, et que les descendants soientun peu différents de leurs parents ?

On a dit que la stérilité était le fléau de l’horticulture,mais, selon notre point de vue, nous devons la variabilitéà la même cause qui produit la stérilité, et la variabilitéest la source de toutes les plus belles productions de nos

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jardins. Je puis ajouter que, de même que certains ani-maux se reproduisent facilement dans les conditions lesmoins naturelles (par exemple, les lapins et les furetsenfermés dans des cages), ce qui prouve que le systèmereproducteur de ces animaux n’est pas affecté par lacaptivité, de même aussi, certains animaux et certainesplantes supportent la domestication ou la culture sansvarier beaucoup, à peine plus peut-être qu’à l’état denature.

On pourrait aisément donner une liste de plantes queles jardiniers appellent des « plantes folles », c’est-à-diredes plantes chez lesquelles on voit surgir tout à coup unbourgeon ou une pousse présentant un caractère nou-veau et parfois très différent de celui du reste de la plante.Ces bourgeons peuvent se propager par greffe, etc. etparfois par semis. Ces variations brusques sont très raresà l’état de nature, mais assez fréquentes chez les plantescultivées, et dans ce cas il est clair que le traitement subipar la plante mère a affecté un bourgeon ou une pousse,et non les ovules ou le pollen. Mais la plupart des physio-logistes admettent qu’il n’y a aucune différence essen-tielle entre un bourgeon et un ovule dans les premièresphases de leur formation, de sorte qu’en fait les varia-tions brusques des plantes confirment mon opinion quiattribue la variabilité au fait que les ovules ou le pollen,ou les deux, ont été affectés par le traitement que lesparents ont subi avant l’acte de conception. De tels casprouvent également que la variabilité n’est pas nécessai-rement liée, comme certains auteurs l’ont supposé, àl’acte générateur.

Les jeunes plants d’un même fruit, et les petits d’unemême portée, sont parfois considérablement différents lesuns des autres, quoique les parents et leur progéniture,comme Müller l’a remarqué, aient été apparemment sou-mis aux mêmes conditions de vie, et cela montre le peud’importance des effets directs des conditions de vie encomparaison avec les lois de reproduction, de croissance,

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et d’hérédité ; car, en cas d’action directe des conditionsde vie, si l’un des jeunes avait varié, tous auraient proba-blement varié de la même manière. En cas de variation, ilest très difficile d’estimer ce qu’il faut attribuer à l’actiondirecte de la chaleur, de l’humidité, de la lumière, de lanourriture ; j’ai l’impression que ces agents n’ont que trèspeu d’effets directs sur les animaux, mais apparemmentplus dans le cas des plantes. Les expériences récentes deM. Buckman sur les plantes me semblent extrêmementprécieuses à cet égard. Lorsque tous ou presque tous lesindividus exposés à certaines conditions sont affectés dela même manière, le changement semble à première vueêtre directement dû à ces conditions ; mais dans certainscas l’on peut montrer que des conditions tout à faitcontraires produisent des modifications de structure sem-blables. Je pense que l’on peut néanmoins attribuer unepetite somme de changements à l’action directe desconditions de vie : par exemple dans certains casl’accroissement de taille à l’augmentation de nourriture,la couleur à certaines sortes d’aliments et à la lumière, etpeut-être l’épaisseur de la fourrure au climat.

L’habitude exerce également une influence considé-rable : par exemple sur les plantes transportées d’un cli-mat dans un autre. Chez les animaux son influence estplus considérable encore : ainsi, proportionnellement aureste du squelette, les os de l’aile pèsent moins et les osde la cuisse pèsent plus chez le canard domestique quechez le canard sauvage. Or, on peut incontestablementattribuer ce changement à ce que le canard domestiquevole moins et marche plus que le canard sauvage. Nouspouvons encore citer, comme un des effets de l’usage desparties, le développement considérable, transmissible parhérédité, des mamelles chez les vaches et chez les chèvresdans les pays où l’on a l’habitude de traire ces animaux,comparativement à l’état de ces organes dans d’autrespays. Tous les animaux domestiques ont, dans quelques

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pays, les oreilles pendantes ; on a attribué cette particula-rité au fait que ces animaux, ayant moins de causesd’alarmes, cessent de se servir des muscles de l’oreille, etcette opinion semble très fondée.

Les variations sont soumises à bien des lois ; on enconnaît imparfaitement quelques-unes, que je discuteraibrièvement ci-après. Je désire m’occuper seulement ici dela variation par corrélation. Des changements impor-tants qui se produisent chez l’embryon, ou chez la larve,entraînent presque toujours des changements analogueschez l’animal adulte. Chez les monstruosités, les effets decorrélation entre des parties complètement distinctessont très curieux ; Isidore Geoffroy Saint-Hilaire cite desexemples nombreux dans son grand ouvrage sur cettequestion. Les éleveurs admettent que, lorsque lesmembres sont longs, la tête l’est presque toujours aussi.Quelques cas de corrélation sont extrêmement bizarres :ainsi, les chats qui ont les yeux bleus sont ordinairementsourds. Certaines couleurs et certaines particularitésconstitutionnelles vont ordinairement ensemble ; je pour-rais citer bien des exemples remarquables de ce fait chezles animaux et chez les plantes. D’après un grand nombrede faits recueillis par Heusinger, il paraît que certainesplantes incommodent les moutons et les cochons blancs,tandis que les individus à robe foncée s’en nourrissentimpunément. Les chiens dépourvus de poils ont la denti-tion imparfaite ; on dit que les animaux à poil long etrude sont prédisposés à avoir des cornes longues ou nom-breuses ; les pigeons à pattes emplumées ont des mem-branes entre les orteils antérieurs ; les pigeons à bec courtont les pieds petits ; les pigeons à bec long ont les piedsgrands. Il en résulte donc que l’homme, en continuanttoujours à choisir, et, par conséquent, à développer uneparticularité quelconque, modifie, sans en avoir l’inten-tion, d’autres parties de l’organisme, en vertu des loismystérieuses de la corrélation.

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Les lois diverses, absolument ignorées ou imparfaite-ment comprises, qui régissent la variation, ont des effetsextrêmement complexes. Il est intéressant d’étudier lesdifférents traités relatifs à quelques-unes de nos plantescultivées depuis fort longtemps, telles que la jacinthe, lapomme de terre ou même le dahlia, etc. ; on est réelle-ment étonné de voir par quels innombrables points deconformation et de constitution les variétés et les sous-variétés diffèrent légèrement les unes des autres. Leurorganisation tout entière semble être devenue plastiqueet s’écarter légèrement de celle du type originel.

Toute variation non héréditaire est sans intérêt pournous. Mais le nombre et la diversité des déviations destructure transmissibles par hérédité, qu’elles soient insi-gnifiantes ou qu’elles aient une importance physiolo-gique considérable, sont presque infinis. L’ouvrage lemeilleur et le plus complet que nous ayons à ce sujet estcelui du docteur Prosper Lucas en deux gros volumes.Aucun éleveur ne met en doute la grande énergie destendances héréditaires ; tous ont pour axiome fondamen-tal que le semblable produit le semblable, et il ne s’esttrouvé que quelques théoriciens pour mettre en doute lavaleur absolue de ce principe. Quand une déviation destructure se reproduit souvent, quand nous la remar-quons chez le père et chez l’enfant, il est très difficile dedire si cette déviation provient ou non de quelque causequi a agi sur l’un comme sur l’autre. Mais, d’autre part,lorsque parmi des individus, évidemment exposés auxmêmes conditions, quelque déviation très rare, due àquelque concours extraordinaire de circonstances, appa-raît chez un seul individu, au milieu de millions d’autresqui n’en sont point affectés, et que nous voyons réappa-raître cette déviation chez le descendant, la seule théoriedes probabilités nous force presque à attribuer cette réap-parition à l’hérédité. Qui n’a entendu parler des cas d’albi-nisme, de peau épineuse, de peau velue, etc., héréditaires

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chez plusieurs membres d’une même famille ? Or, si desdéviations rares et extraordinaires peuvent réellement setransmettre par hérédité, à plus forte raison on peut sou-tenir que des déviations moins extraordinaires et pluscommunes peuvent également se transmettre. Lameilleure manière de résumer la question serait peut-êtrede considérer que, en règle générale, tout caractère, quelqu’il soit, se transmet par hérédité et que la non-transmission est l’exception.

Les lois qui régissent l’hérédité sont pour la plupartinconnues. Pourquoi, par exemple, une même particula-rité, apparaissant chez divers individus de la mêmeespèce ou d’espèces différentes, se transmet-elle quelque-fois et quelquefois ne se transmet-elle pas par hérédité ?Pourquoi certains caractères du grand-père, ou de lagrand-mère, ou d’ancêtres plus éloignés, réapparaissent-ils chez l’enfant ? Pourquoi une particularité se transmet-elle souvent d’un sexe, soit aux deux sexes, soit à un sexeseul, mais plus ordinairement à un seul, quoique non pasexclusivement au sexe semblable ? Les particularités quiapparaissent chez les mâles de nos espèces domestiquesse transmettent souvent, soit exclusivement, soit à undegré beaucoup plus considérable au mâle seul ; or, c’estlà un fait qui a une assez grande importance pour nous.Une règle beaucoup plus importante et qui souffre, jecrois, peu d’exceptions, c’est que, à quelque période de lavie qu’une particularité fasse d’abord son apparition, elletend à réapparaître chez les descendants à un âge corres-pondant, quelquefois même un peu plus tôt. Dans biendes cas, il ne peut en être autrement ; en effet, les particu-larités héréditaires que présentent les cornes du grosbétail ne peuvent se manifester chez leurs descendantsqu’à l’âge adulte ou à peu près ; les particularités queprésentent les vers à soie n’apparaissent aussi qu’à l’âgecorrespondant où le vers existe sous la forme de chenilleou de cocon. Mais les maladies héréditaires et quelques

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autres faits me portent à croire que cette règle est suscep-tible d’une plus grande extension ; en effet, bien qu’il n’yait pas de raison apparente pour qu’une particularitéréapparaisse à un âge déterminé, elle tend cependant àse représenter chez le descendant au même âge que chezl’ancêtre. Cette règle me paraît avoir une haute impor-tance pour expliquer les lois de l’embryologie. Cesremarques ne s’appliquent naturellement qu’à la pre-mière apparition de la particularité, et non pas à la causeprimaire qui peut avoir agi sur des ovules ou sur l’élé-ment mâle ; ainsi, chez le descendant d’une vache àcourtes cornes et d’un taureau à longues cornes, le déve-loppement des cornes, bien que ne se manifestant quetrès tard, est évidemment dû à l’influence de l’élémentmâle.

Puisque j’ai fait allusion à la réversion vers les carac-tères primitifs, je puis m’occuper ici d’une observationfaite souvent par les naturalistes, c’est-à-dire que nosvariétés domestiques, en retournant à la vie sauvage,reprennent graduellement, mais invariablement, lescaractères du type originel. On a conclu de ce fait qu’onne peut tirer de l’étude des races domestiques aucunedéduction applicable à la connaissance des espèces sau-vages. J’ai en vain cherché à découvrir sur quels faitsdécisifs on a pu appuyer cette assertion si fréquemmentet si hardiment renouvelée ; il serait très difficile, en effet,d’en prouver l’exactitude, car nous pouvons affirmer,sans crainte de nous tromper, que la plupart de nos varié-tés domestiques les plus fortement prononcées ne pour-raient pas vivre à l’état sauvage. Dans bien des cas, nousne savons même pas quelle est leur souche primitive ; ilnous est donc presque impossible de dire si le retour àcette souche est plus ou moins parfait. En outre, il seraitindispensable, pour empêcher les effets du croisement,qu’une seule variété fût rendue à la liberté. Cependant,comme il est certain que nos variétés peuvent accidentel-lement faire retour au type de leurs ancêtres par

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quelques-uns de leurs caractères, il me semble assez pro-bable que, si nous pouvions parvenir à acclimater, oumême à cultiver pendant plusieurs générations, les diffé-rentes races du chou, par exemple, dans un sol trèspauvre (dans ce cas toutefois il faudrait attribuer quelqueinfluence à l’action directe de la pauvreté du sol), ellesferaient retour, plus ou moins complètement, au typesauvage primitif. Que l’expérience réussisse ou non, celaa peu d’importance au point de vue de notre argumenta-tion, car les conditions d’existence auraient été complète-ment modifiées par l’expérience elle-même. Si on pouvaitdémontrer que nos variétés domestiques présentent uneforte tendance à la réversion, c’est-à-dire si l’on pouvaitétablir qu’elles tendent à perdre leurs caractères acquis,lors même qu’elles restent soumises aux mêmes condi-tions et qu’elles sont maintenues en nombre considérable,de telle sorte que les croisements puissent arrêter, en lesconfondant, les petites déviations de conformation, jereconnais, dans ce cas, que nous ne pourrions pasconclure des variétés domestiques aux espèces. Mais cettemanière de voir ne trouve pas une preuve en sa faveur.Affirmer que nous ne pourrions pas perpétuer nos che-vaux de trait et nos chevaux de course, notre bétail àlongues et à courtes cornes, nos volailles de racesdiverses, nos légumes, pendant un nombre infini de géné-rations, serait contraire à ce que nous enseigne l’expé-rience de tous les jours. J’ajouterai que, lorsque lesconditions de vie changent à l’état de nature, il existeprobablement des variations et des réversions de carac-tère ; mais c’est la sélection naturelle, comme on l’expli-quera par la suite, qui déterminera jusqu’à quel point lesnouveaux caractères qui apparaissent seront préservés.

Quand nous examinons les variétés héréditaires ou lesraces de nos animaux domestiques et de nos plantescultivées et que nous les comparons à des espèces trèsvoisines, nous remarquons ordinairement, comme nous

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N° d’édition : L.01EHPN000244.N001Dépôt légal : novembre 2008

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