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LAPIS-LAZULI, AZURITE OU PÂTE DE VERRE? A PROPOS DE KUW ANO ET KUW ANOWOKO DANS LES TABLETTES MYCÉNIENNES par ROBERT HALLEUX Le substantif kuwano apparaît dans deux tablettes de Pylos, Ta 642 et Ta 714. Dans cette dernière tablette, le substantif voisine avec l'adjectif de matière dérivé kuwanijo. On rencontre également kuwano- à Mycènes, dans cinq tablettes Oi (701-705), comme premier terme du composé kuwanowoko. Les tablettes Ta de Pylos inventorient un mobilier de luxe en usant de termes techniques inconnus. Le manque de parallèles dans la grécité posté- rieure nous réduit à choisir entre des hypothèses souvent contradictoires. De Ta 642, qui décrit trois tables ouvragées, seule la première ligne nous intéresse ici: topeza raeja weareja ajamena a 2 ro[ . . .]doPi kuwanoqe parakeweqe [ ... ] enewope[za] " Une table en pierre (?) et en cristal (?) décorée d'aigues marines (?), de kuwano, de paraku [ ], à neuf pieds (?) "1. 1 Transcription de GALLAVOTTI-SACCONI, Inscriptiones Pyliae, p. 119. Lacune de deux signes entre a. et doPi. Au premier, vestiges d'un 1'0. Du second, il ne reste rien (M. LEJEUNE, La désinence -<pt en mycénien, dans BSL 52 (1957), p. 170-201, reproduit dans Mémoires de Philologie mycénienne, Paris, 1958, p. 161, n. 13). M. VENTRIS et J. CHADWICK, Documents n. 239, suppléent un u et lisent &:Me; (Silo ( .. )<pt "avec des eaux de mer" (cf. &:).omJllv'lj, épithète de Thétis dans Iliade, XX, 207). Nous ignorons s'il s'agit d'une matière (aigue-marine, écume de mer?) ou d'un motif décoratif (nautile, Dorothea GRAY, BICS 6 (1959), p. 54; ondulation imitant les vagues, L. PALMER, Minos 5, 1 (1957), p. 63 sq.). Lacune après parakeweqe. Le formulaire de Ta 714 permet de suppléer kurusoqe "et d'or ".

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LAPIS-LAZULI, AZURITE OU PÂTE DE VERRE? A PROPOS DE KUW ANO ET KUW ANOWOKO

DANS LES TABLETTES MYCÉNIENNES

par ROBERT HALLEUX

Le substantif kuwano apparaît dans deux tablettes de Pylos, Ta 642 et Ta 714. Dans cette dernière tablette, le substantif voisine avec l'adjectif de matière dérivé kuwanijo. On rencontre également kuwano- à Mycènes, dans cinq tablettes Oi (701-705), comme premier terme du composé kuwanowoko.

Les tablettes Ta de Pylos inventorient un mobilier de luxe en usant de termes techniques inconnus. Le manque de parallèles dans la grécité posté­rieure nous réduit à choisir entre des hypothèses souvent contradictoires.

De Ta 642, qui décrit trois tables ouvragées, seule la première ligne nous intéresse ici:

topeza raeja weareja ajamena a2ro[ . . . ]doPi kuwanoqe parakeweqe [ ... ] enewope[za]

" Une table en pierre (?) et en cristal (?) décorée d'aigues marines (?), de kuwano, de paraku [ ], à neuf pieds (?) "1.

1 Transcription de GALLAVOTTI-SACCONI, Inscriptiones Pyliae, p. 119. Lacune de deux signes entre a. et doPi. Au premier, vestiges d'un 1'0. Du second, il ne reste rien (M. LEJEUNE, La désinence -<pt en mycénien, dans BSL 52 (1957), p. 170-201, reproduit dans Mémoires de Philologie mycénienne, Paris, 1958, p. 161, n. 13). M. VENTRIS et J. CHADWICK, Documents n. 239, suppléent un u et lisent &:Me; (Silo ( .. )<pt "avec des eaux de mer" (cf. &:).omJllv'lj, épithète de Thétis dans Iliade, XX, 207). Nous ignorons s'il s'agit d'une matière (aigue-marine, écume de mer?) ou d'un motif décoratif (nautile, Dorothea GRAY, BICS 6 (1959), p. 54; ondulation imitant les vagues, L. PALMER, Minos 5, 1 (1957), p. 63 sq.). Lacune après parakeweqe. Le formulaire de Ta 714 permet de suppléer kurusoqe "et d'or ".

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48 Robert Halleux

Le contexte est rien moins qu'éclairan~: nous ne connaissons pas raeja 2

et weareja 3. Leur place et leur suffixe -ejo permettent d'y voir des adjectifs de matière 4 qualifiant la table. Nous n'identifions pas davantage paraku 6,

• M. DORIA, Interpretazioni di testi micenei, Trieste, 1956, p. 7, écarte pour d'évidentes raisons phonétiques *Àot (f)dot" provenant du butin" et *Àdot "lisse ", car le digamma intervocalique serait conservé. Toutefois son interprétation ·péi[ot" légère" (cf. P71[­lhoç) n'est guère plus convaincante, car le sens normal de l'adjectif est" facile" et à cette place on attend plutôt un adjectif de matière.

L'interprétation la meilleure, qui est déjà dans Documents, est *ÀOCe:lot "en pierre" (dérivé de Àiiotç). Voir A. HEUBECK, Mykenisch *ra-o " Stein" und Verwandtes, dans IF 66 (1961), p. 29-34 et C. J. RUIJGH, Etudes du grec mycénien, Amsterdam, 1967, § 151, n. 411 ; 178, n . 547; 203. Le digamma souvent supposé dans Àiiotç est contesté à cause du témoignage mycénien.

Il faudrait alors entendre par topeza raeja une table faite de pierre ou tout au moins décorée principalement de pierre. Confirmation archéologique: fragments d'une table de marbre découverte par C. Blegen en 1954 (C. BLEGEN, The Palace of Nestor Excavations of 1954, dans AJA 59 (1955), p . 34). Cfr A. SALON EN, Die M obel des Alten Mesopotamien, Helsinki, 1963, p . 247-255 : les meubles étaient faits de divers métaux, mais la pierre n'y intervenait que comme décoration.

3 weareja paraît être, comme raeja, un adjectif de matière en -ejo. Il n'est pas coor­donné. "Ceci amène à supposer qu'au point de vue pratique, leurs valeurs ne sont pas homogènes dans la phrase, raeja indique la matière principale de la table, weareja sa principale décoration" (C. J. RUIJGH, Etudes, § 274).

Il est communément rattaché à * féotÀoç, qui serait un doublet de uotÀoç, et devrait donc signifier " en cristal " . Voir L. PALMER dans Minos 5, 1 (1957), p . 61; J. CHADWICK dans Athenaeum 46 (1958), p. 308; P . CHANTRAINE dans Revue de Philologie 33 (1959), p. 250. Réserves d'Emily VERMEULE, Greece in the Bronze Age, Chicago, 1964, p . 341, qui propose "greenwood " sans le justifier.

Aux difficultés phonétiques s'ajoutent des difficultés techniques: le tono wearejo de Ta 714, 1 est-il un " fauteuil de cristal"? Ventris et Chadwick, Documents, 239, propo­saient "of spring type" (*féotp "printemps "), traduction incohérente mais parfaite au point de vue phonétique. Je reviendrai ailleurs sur ce problème et sur d'autres inter­prétations encore moins défendables.

• C. J. RUIJGH, Etudes, § 199 sq. • parakewe est le datif d'un thème en -u- (C. J. RUIJGH, Etudes, § 208). L'association

de paraku avec kuruso en Ta 714, 1, suggère qu'il s'agit d'une matière précieuse: "sans doute nom plus ancien d'une des matières précieuses attestées chez Homère mais non jusqu'ici dans les textes mycéniens, au premier rang &pyupoç, éventuellement ~Àe:X­

"pov" (M. LEJEUNE, La désinence -tpl en mycénien, dans BSL 52 (1957), p . 170-201, reproduit dans Mémoires, p. 180, n. 82).

D'où une foule de conjectures: étain (L. PALMER, Minos 5, 1 (1957), p . 63, sur la foi d'Homère, Iliade, XI, 24-25); étain ou nielle (L. PALMER, The Interpretation of My­cenaean Greek Texts, Oxford, 1963, p. 442); electrum (Dorothea GRAY, BICS 6 (1959), p. 53); argent (Documents); *parargus (F. HOUSEHOLDER, c. r . de PT II, MT II, Do­cuments dans CJ 52 (1957), p . 380); *atppiiyuç apparenté à atppoty[c;, pierre précieuse servant de sceau (M. D. PETRUSEVSKI dans tA 15 (1965), p. 202; C. J. RUIJGH, Etudes, § 209, n. 57); émeraude (M. VENTRIS dans Eranos 53 (1956), p. 117; V. GEORGIEV dans Minoica, Festschrift Sundwall, Berlin, 1958, p . 154; L . STELLA, La civiltà micenea, Rome, 1965, p . 105, n . 21); rapproché de tpotpx[ç (V. GEORGIEV dans Etudes mycéniennes, Paris, 1956, p. 73).

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kuwano et kuwanowoko 49

qui intervient dans la décoration au même titre que kuwano. Vraisembla­blement ce sont là des matières précieuses, sans doute incrustées, mais la forme du motif n'est pas spécifiée.

Ta 714 décrit, avec un formulaire partiellement identique, un fauteuil d'apparat et le tabouret assorti 6:

1 tono wea2rejo ajameno kuwano parakuweqe kurusoqe opikereminija 2 ajamena kuruso adirijaPi seremokaraoreqe kuruso [[qo J~karaoi] kurusoqe

ponikiPi 3 kuwanijoqe ponikiPi 1 taranu ajameno kuwano parakuweqe kurusoqe ku­

rusapiqe kononiPi 1

"Un fauteuil en cristal (?) orné de kuwano, de paraku, d'or. Dossier décoré de figurations humaines en or, d'une tête de seremo en or, [de têtes de bovins] et de griffons (?) en or, et de griffons (?) en kuwano. Un tabouret orné de kuwano, de paraku et d'or, et de konon- en or" 7.

Ici le kuwano n'est plus seulement employé pour des incrustations de forme non spécifiée, comme c'était le cas en Ta 642, 1. Il forme de vrais motifs, puisque kuwanijo, adjectif de matière en -ijo, qualifie un élément de décoration appelé poniki(Pi) , *<pOLVLX(<pL), "griffons" ou "palmettes" 8.

S Transcription des Inscriptiones Pyliae, p. 120. Mais au lieu de seremokaraoi j'adopte seremokaraore, comme l'a suggéré C. Gallavotti dans Rivista di Filologia e di Istruzione classica, N. S. 40 (1962), p. 135-149, spéc. p. 140-141. La lecture est déjà dans IP, note p. 120. Elle a été reprise par Anna Morpurgo, Mycenaeae Graecitatis Lexicon (Rome, 1963), s. V., et récemment confirmée par A. J. Beattie, Some notes on readings in the Pylian Ta tablets, dans Kadmos 6 (1967), p. 120.

Dans ce cas, il faudrait le comprendre comme un instrumental singulier. C'est l'opinion d'E. Risch, Mykenisch seremokaraoi oder seremokaraore, dans SMEA l (1966), p. 53-66. Cfr A. MORPURGO, L'esito delle nasali sonanti in miceneo, dans Atti dell'Aca­demia Nazionale dei Lincei, Rendiconti della Classe di Scienze morali, storiche e ftlologiche, sér. 8, 15 (1960), p. 321-336.

• Tablette traduite dans Documents, n. 244; L. PALMER, Minos 5 (1957), p. 89; L. PALMER, Mycenaeans and Minoans, 2e éd., Londres 1965, p. 163; M. LEJEUNE, Mé­moires de philologie mycénienne, p. 171, n. 51 et Les Forgerons de Pylos, dans Historia X, 4 (1961), p. 409-410. M. Lejeune doit supposer une faute de scribe. Il me parait plus simple de voir, avec C. J. Ruijgh (Etudes, § 269), une coordination à quatre termes, qoukaraoi étant intrus dans la construction.

S Aucune des deux traductions ne s'impose vraiment (voir Documents, p. 344). On a suggéré que 'Porv~~, nom d'un oiseau fabuleux cité chez Hésiode (frg. 171, 4 Rzach = 304, 4 Merkelbach-West) aurait d'abord été appliqué aux griffons et aux sphinx si fré­quents dans l'art mycénien, spécialement sur les ivoires (A. DESSENNE, Le griffon créto­mycénien, dans BCH 81 (1957), p. 203-215). Le sens le plus courant en grec est" pal­mier ", d'où ici "palme, palmette ", motif non moins fréquent (A. FURUMARK, My­cenaean Pottery, Stockholm, 1941, p. 278). Le sens de "pourpre" allégué par M. Doria (Interpretazioni l, p. 25) convient moins bien. Cfr L. PALMER, Minos 5 (1957), p. 64 sq. et Dorothea GRAY, BICS 6 (1959), p. 54.

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50 Robert Halleux

Il est regrettable que nous ne sachions pas de quoi étaient faits table, fauteuil et tabouret. Remarquons que l'adjectif wearejo ne se rencontre que dans ces deux passages, comme s'il s'agissait d'une matière liée au kuwano, voire du support nécessaire à son incrustation.

Le travail du kuwano constituait une véritable spécialité, si nous en croyons cinq des tablettes Oi de Mycènes. Cette série Oi consiste dans huit fragments trouvés dans la " maison de la Citadelle" en 1960. Ce sont de brèves listes de noms (anthroponymes et noms de professions) au datif 9, à qui on attri­bue une certaine quantité de *190, idéogramme non encore interprété 10.

Or, dans cinq tablettes Oi, mention est faite de kuwanowoko 10 bis.

Oi 701, 7 kuwa J1J9Woko1: *190 2 Oi 702,3 kuwano Jwokoi *190 2 Oi 703,2 kU'lfJf!-nowokoi *190 2 Oi 704, 4 kU'lfJf!-1J9[ wokoi *190 nn Oi 705,4 kuwa J1J9Woko[ i

Comme le remarque J. Chadwick 11, le mot n'est attesté avec certitude qu'en 703, 2, mais il peut être restauré ailleurs. Il s'agit d'un datif d'attri­bution, pluriel plutôt que duel.

Ce substantif en -woko correspond aux substantifs grecs en * fopy6ç, noms de profession, car *worg- est la forme à vocalisme ° du thème *werg, " travailler" 12. Il convient donc de comprendre *xuflXvofopyoï:ç "pour les travailleurs du XUIXVOÇ ".

Rejeter ce sens à cause de l'extrême spécialisation qu'il implique serait méconnaître un trait caractéristique de la société mycénienne. En effet, les composés en -woko sont nombreux et divers:

ijerowoko kurusowoko apukowoko dekutuwoko kowirowoko tokosowoko toronowoko

" sacrificateur" (*Le:pofopy6ç) " orfèvre" (*XpuO'ofopy6ç) "fabricant d' !X(.L7tuxe:ç" (*cX(.L7tuxofopy6ç ou *cX(.L7tuxfopy6ç) "fabricant de filets" (* aLX'rufopy6ç) " graveur" (*XOfLÀofopy6ç) "fabricant d'arcs" (*'t'o~ofopy6ç)

"fabricant de sièges" (*6povofopy6ç) 13.

1 Anthroponymes, p. ex. reuko (Oi 705, 2); noms de profession, p. ex. kanapeusi Il foulons" (Qi 701, 5; Qi 704, 2). Le datif pluriel est clair dans kanapeusi.

10 Sur *190, cf. CHADWICK, MT III, p. 57. 10bis Sur Qi 702, cf. Mabel LANG, c. r. de MT III dans American Journal of Phi-

lology, 85 (1964), p. 326. 11 MT III, p. 57, n. 7. 11 Fr. BADER, Les composés grecs du type de 8ljfLLOUpy6ç, Paris, 1965, p. 33 sq. 13 Fr. BADER, op. cil., p. 37-38. Nous ne parlons pas de etowoko et ekosowoko (" tra-

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kuwano et kuwanowoko 51

Comme -woko a le sens vague de "travailler", il ne nous permet pas de dire si le kuwanowoko se livre à une activité de production (comme le toronowoko) ou de transformation (comme le kurusowoko), en d'autres termes, si le kuwano est un produit naturel ou artificiel.

L'obscurité du contexte empêche d'identifier le kuwano par les seules tablettes. Ici comme souvent, le chercheur reste tributaire d'Homère et de ses commentateurs.

Dans le monde homérique, un seul meuble est décoré de XU IX\I OC;;, la table qu'en XI 627-628 de l'Iliade, la captive de Nestor, Hécamède, pousse devant les invités:

~ O"q:>CllL\I 7tpw't"O\l fLè\l è7tL7tpot"YjÀ€ 't"p&7t€~IX\I

XIXÀ~\I xUIX\l67t€~IX\I èO~oo\l

" Devant eux tout d'abord, elle pousse une table, aux pieds de XUIX\lOC;;,

belle et bien polie" 14.

La description est trop précise pour que XUIX\lOC;; ne désigne pas une ma­tière. Dans quelle partie de la table le XUIX\lOC;; apparaissait-il? La traduction " aux pieds de XUIX\lOC;;" est plutôt gênante, car la partie appelée 7tÉ~(X. pour­rait fort bien ne pas être les pieds 15. Le contexte invite à entendre par 7tÉ~(X. "panneau, plaque, tablette supérieure", ce que les commentateurs anciens ont bien compris 18. L'interprétation la plus répandue, celle de Documents, voit dans le XUIX\lOC;; soit le lapis-lazuli, soit une pâte de verre bleue qui est

vailleurs de l'intérieur et de l'extérieur" ?), de noriwoko, pawoko et ]nowoko[, qui sont obscurs.

U D'après la traduction de P . Mazon (Collection des Universités de France) . 16 S. LASER, Hausrat (Gôttingen, 1968) dans F . MATZ et H . G. BUCHHOLZ, Archaeo­

logia Homerica, t. II, fasc. P, p . 56 et 64 sq., avec la bibliographie antérieure. Voir aussi la note de J. CHADWICK citée par V. KARAGEORGHIS, Homerica jrom Salamis (Cyprus) , dans Europa, Festschrijt Grumach (1967), p. 169, n. 8 . Dans l'Iliade, XXIV 272, 7té~7) est une pièce à l'extrémité du timon d'un char, sur laquelle on pose le joug:

K(Xt 1:à !J.È:v e:ù X(x1:É67)MV li.#a1:<fl l7tt pU!J.iii 7tÉ~ 11 l7tt 7tPW1:1J " Ils le posent (le joug) sur le timon bien poli, sur le bout d'avant. "

18 Scholie T à XI 629 (E. MAASS, l, 1887) , p . 416: xu(Xv67te:~(Xv· 7tÉ~cxv e:rw6e: 1:à otXpov xcxÀdv, où 1:àv 7t68cx "7tÉ~11 È7tt 7tPW1:1J" (XXIV 272) xcxt "cXp)'\Jp67te:~cx". oùx !anv oùv xu(Xv67t08cx illcX TIjv eX7tà xucxvoü lxouacxv 1:àv xuxÀov 1:àv l!;w6EV.

" Il appelle 7té~(X le dessus, non le pied[ . . . ] Ce n'est donc pas aux pieds de xucxVOt; mais ayant en xucxvoç le cercle extérieur".

EUSTATHE, commentaire à XI 629 (t. III, p. 60): 87)ÀOL où !J.6vov TIjv eX7tà xucivou lxouacxv 1:0Ùt; 7t68cxt;, x(X6cX xcxt eXp)'\Jp67te:~cx Hye:1:CXL 7) lI; eXpyupou, eXllcX xcxt TI)V lxouacxv xucx­vÉcxv TIjv 7tÉ~cxv, li èan 1:àv ~I;w xuxÀov xcx6ci cpcxaLV ot 7tcxÀcxLoL

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52 Robert Halleux

censée l'imiter 17. En ce cas, il faut admettre que la matière principale de la table, bois, pierre ou métal, n'est pas indiquée. L'adjectif ÈÔ~ooç n'est pas sans importance: le meuble a été poli après incrustation.

Le lapis-lazuli est bien connu en Mésopotamie 18, où il intervient dans la décoration du mobilier 19. En Syrie, un inventaire de meubles de Ras Shamra mentionne" fauteuils, chaises et tabourets incrustés d'or et de lapis-lazuli" 20.

Il est également bien attesté en Egypte 21, où il semble avoir été apporté par des commerçants préhel1ènes qui servaient d'intermédiaires avec la côte syrienne 22. Pour remplacer ce matériau rare et cher, qui venait de l'actuel Badakshan 23, les Egyptiens recoururent très tôt à une pâte de verre colorée en bleu par des oxydes de cuivre et de cobalt 24. L'archéologie atteste l'uti­lisation de cette pâte, notamment pour le cloisonné, dans tout le monde mycénien et en particulier à Chypre 25.

En 1871, C. R. Lepsius suggérait que le xuocvoç homérique était préci­sément cette pâte de verre bleue, hypothèse reprise par W. Helbig et la plu­part des traducteurs d'Homère jusqu'à ce jour 26. En fait, le sens de "pâte de verre" ou "émail" 27 ne convient pas mal aux passages précités.

17 M. VENTRIS-J. CHADWICK, Documents, p. 340; L. PALMER, Interpretation of Mycenaean Greek Texts, p. 338 sq.; Thea Elisabeth HAEVERNICK, Mycenaean Glass, dans Archaeology, 16 (1963), p. 190-193.

18 G. HERRMANN, Lapis-lazuli, the early phases of its trade, dans Iraq 30,1 (1968), p. 21-57.

10 A. SALONEN, Die Mobel des alten Mesopotamien, Helsinki 1963, p. 254-255. 20 C. F. A. SCHAEFFER, Les fouilles de Ras Shamra-Ugarit, dans Syria 31 (1954),

p.38. 21 A. LUCAS, Ancient Egyptian Materials and Industries, 4e éd. par J. R. HARRIS,

Londres 1962, p. 171 et 398-400; J. CROWFOOT PAYNE, Lapis-lazuli in early Egypt, dans Iraq 30, l (1968), p. 58-61.

'" J. VERCOUTTER, L'Egypte et le monde égéen préhellénique, Le Caire, 1956, p. 424-425.

23 R. J. GETTENS, Lapis-lazuli and ultramarine in ancient times, dans Alumni, 19 (1950), p. 342-357.

"' Le verre bleu sombre imite le lapis, le bleu clair la turquoise. Sur les matières colorantes, cuivre (fréquent) et cobalt, voir LUCAS, op. cU., p. 188-189, et F. REMY, Sur la présence de cobalt dans des verres égyptiens anciens. Identification spectrograPhique, dans Bulletin de l'Institut Royal du Patrimoine Artistique, 5 (1962), p. 188-195.

25 R. HIGGINS, Greek and Roman] ewellery, Londres, 1963, p. 23 sq.; Minoan and Mycenaean Art, Londres, 1967, p. 163 sq. A Chypre, on connaît les ornements de verre bleu dans des fauteuils: V. KARAGEORGHIS, Homeric furniture from Cyprus, dans Atti e memorie dei 10 congresso internazionale di micenologia, Rome, 1968, p. 216-221.

U Die Metalle in den aegyptischen Inschriften, dans Abhandlungen der Preussischen Akademie der Wissenschaften, Ph. Hist. KI. 1871; trad. française par J. BEREND, Bi­bliothèque de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, Paris, 1877; W. HELBIG, Das Home­rische Epos, aus den Denkmiilern erliiutert, Leipzig, 1887, trad. fr. par F. TRAWINSKI, Paris, 1894 .

• 7 Pour la commodité de l'exposé, j'emploierai les deux termes, bien qu'ils soient

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kuwano et kuwanowoko 53

Mais le xUrJ.VOC;; n'est pas réservé au mobilier, puisque, dans ce même chant XI de l'Iliade, il orne la cuirasse d'apparat qu'Agamemnon a reçue du roi de Chypre Cinyras. Il orne aussi son baudrier et son bouclier, dont la provenance n'est pas précisée. On peut s'attendre à rencontrer ici le même sens que dans le texte précédent 28.

Voici le passage relatif à la cuirasse (XI, 24-28):

Toü a' ~'t"OL aÉxrJ. O![.LOL ~arJ.v [.LÉÀrJ.voc;; XUOCVOLO awae:xrJ. aè: xpuao'i:o xrJ.t dxoaL xrJ.aaL't"ÉpOLO" XUOCVe:OL aè: apocxovnc;; op<ôpÉXrJ.'t"O 7t"po't"t ae:Lp~V

't"pe:'i:C;; éxoc't"e:p6', LpLaaLV èOLX6't"e:c;;, &C;; 't"e: Kpov(<ôv èv vÉcpe:~ aTIjpL~e:, 't"ÉprJ.C;; [.Le:p67t"<Ôv &v6pw7t"<ôv.

" Cette cuirasse compte dix bandes de smalt sombre, douze d'or et vingt d'étain. Des serpents de smalt sont là qui s'élancent à l'assaut du cou, trois de chaque côté, tout pareils à ces arcs-en-ciel que le fils de Cronos fixe sur un nuage, pour signifier un présage aux mortels. "29

Le bouclier est ainsi décrit (XI, 32-35) 30:

"Av a' ~Àe:'t"' &[.LcpL~p6TI)V 7t"oÀuarJ.(art.Àov &a7t"ŒrJ. 60ÜpLV xrt.À~v, ~v 7t"ÉpL [.Lè:v XUXÀOL aÉxrJ. XOCÀXe:OL ~arJ.v , ~I ., ... 1 .:s; , 1 1 e:v oe: OL o[.LcprJ.I\O~ ,/arJ.v e:e:LxoaL xrJ.aaL't"e:poLO Àe:uxo(, èv aè: [.LÉaoLaLV ~YJv [.LÉÀrJ.VOC;; XUOCVOLO.

" Puis il prend son vaillant bouclier, qui le couvre tout entier, son beau bouclier ouvragé. On y voit sur les bords dix cercles de bronze, et au centre, vingt bossettes d'étain, toutes blanches. Sauf une, au milieu, de smalt sombre. "31

impropres (cfr A. LUCAS, op. cit., p. 193-194). Il est en tout cas téméraire de traduire par" smalt" comme le font par exemple P. Mazon et R. Flacelière. Le smalt est à base d'oxyde de cobalt, ce qui n'est pas prouvé pour le verre mycénien.

28 H. BLÜMNER, article Kyanos dans RE, XI, 2 (1922), col. 2238 . • 9 Traduction de P. MAZON (Collection des Universités de France). 30 Comparez le Bouclier pseudo-hésiodique, 141-143:

1tiiv (J.Èv ycXP xoxÀCJ) T~TtiVCJ) À&UX<";) T' È/..écpotvn

ijÀÉXTpCJ) 0' Ù1tOÀot(J.1tÈç ~7)V xpucr<";) T& cpot&~v<";)

Àot(J.1t6(J.&vov, xutivou 8è: 8LcX 1t-ruX&Ç ijÀ~ÀotVTO.

31 Traduction de P. MAZON.

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54 Robert Halleux

Enfin, voici la description du baudrier (XI, 38-40)

TYjI; a' &~ ocpyupeol; 't"e:Àoc[lwv ~v • ocù't'cXp &7t' ocù't'oü xuocveol; &ÀéÀ~x't'o apocxCùv, xeljlocÀoct aé ot ~crocv

'C'peî:1; &[J.Ijl~cr't'peljléel;, ÉVOI; OCÙXÉvOI; &)(7teljluuî:oc~.

" Le baudrier qui y est attaché est d'argent, mais un serpent de smalt y a déroulé ses anneaux, et ses trois têtes entrelacées s'y voient sortant d'un même cou. "

Les trois pièces sont métalliques: cuirasse et bouclier de bronze, baudrier d'argent. La cuirasse, sans doute du type corselet 32, est incrustée de XUOCVOI;

sous la forme de bandes horizontales (littéralement de " sentiers ") et de deux serpents affrontés héraldiquement 33. Un motif analogue est reproduit sur le baudrier, et la bossette centrale du bouclier, incrusté lui aussi 34, est égale­ment en XUOCVOI;.

Si l'usage des pierres précieuses dans de telles pièces d'armement semble exclu, le champ reste libre pour toute autre hypothèse: l'acier 35, le fer 36

(hypothèses que l'archéologie ne permet pas), l'émail 3? A la rigueur, le ren­flement central d'un bouclier pourrait être émaillé, mais pour une cuirasse, cela paraît plus difficile. L'emploi de l'émail comme incrustation dans des armes n'est guère fréquent dans la civilisation mycénienne 38. Les poignards d'apparat, par exemple, sont incrustés d'or, d'argent et de nielle, amalgame métallique noir à reflets .bleuâtres. Pour nieller une pièce, l'artisan insérait dans des alvéoles ménagées dans la masse du métal, des sulfures de cuivre et d'argent réduits en poudre. La pièce était ensuite mise au four, puis polie 39.

3t W. HELBIG, op. cit., p. 490 sq. de la tr. fr.; H. L. LORIMER, Homer and the Mo­m,ments, Londres, 1950, p. 197 et 208; A. J. B. WACE et F. STUBBINGS, A Companion to Homer, Londres, 1962, p. 509; T. B. L. WEBSTER, From Mycenae to Homer, Londres, 1964, p. 102; A. SNODGRASS, Early Greek Armour and Weapons, Edimbourg, 1964, p. 172-173.

33 Le bon sens suffit pour reconnaître que, dans xuocvem Bpocxov't'e:ç, l'adjectif a le sens de matière et non celui de couleur. Comparez le Bouclier pseudo-hésiodique, 167: les serpents du bouclier d'Héraclès sont xuocve:o~ Xot't'O: v(;i't'ot, !Le:ÀiXv&1)aotv Bs yéve:~ot.

3. Tel est, en effet, le sens de l'adjectif 71'oÀuBot(8otÀoç. Cfr L. LACROIX, A propos de découvertes récentes: la technique de l'incrustation dans l'art créto-mycénien, dans Atti deI settimo congresso internazionale di archeologia classica, vol. l, Rome 1961, p. 251-257. Le bouclier d'Achille (Iliade, XVIII, 564) présente des incrustations analogues: OC!Ltpt Bs xuotvé1Jv XOC7l'e:'t'ov, 71'e:pt B' ~pxoç !:Àotaae: xotaa~'l'épou.

3' J. EVANS, L'âge du bronze, tr. fr. par W. BATTIER, Paris, 1882, p. 14. 38 G. GERMAIN, Genèse de l'Odyssée, Paris, 1954, p. 153 n. 2. 37 W. HELBIG, op. cit., p. 410 et 490 sq., et la plupart des traducteurs. Voir la note

de P. MAZON à Iliade, XVIII, 564. 3d T. E. HAEVERNICK, op. cit., p. 192. 3e Sur le nielle en général, voir M. ROSENBERG, Geschichte der Goldschmiedkunst,

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kuwano et kuwanowoko 55

Cette technique, bien connue de notre Moyen Age, est attestée à Byblos dès 1800 av. J. C.; elle se répandit à Chypre et dans le monde mycénien pour la décoration des armes et de la vaisselle métallique (bol d'Enkomi, coupe de Dendra etc.). Elle a précédé de plusieurs siècles la technique de l'émail, qui présente avec le nielle plus d'une affinité, encore que le nielle soit un métal et l'émail un verre. A. J. B. Wace a suggéré que la cuirasse d'Agamem­non était incrustée de nielle, fLé:ÀexvoÇ XU&.VOLO 40. L'adjectif fLÉ:ÀexÇ oppose-t-il le xuexvoç de la cuirasse au vrai xuexvoç qui aurait une autre teinte? Ou bien est-ce un simple adjectif redondant? Seule une étude de la couleur xu&.ve:oç pourrait nous le dire. L'interprétation par le nielle convient à tous les passa­ges étudiés jusqu'ici.

L'Odyssée ne fait guère d'allusions au xuexvoç. Il n'intervient qu'en VII, 86, pour un usage inattendu, la décoration murale du mégaron d'Alkinoos:

x&'Àxe:Ot fÙv yà:p 't'o"iXOt ÈÀ'Y)Àé:~ex't" Ë!v6ex xext Ë!v6ex Èç fLuXàv È~ oMoti· 7te:pt 8è 6ptyxàç xu&.VOtO

" Du seuil jusques au fond, deux murailles de bronze s'en allaient dérou­lant leur frise d'émail bleu. " 41

La pièce d'apparat décrite par le poète est donc entièrement revêtue de plaques de bronze. Tout autour (de la pièce ou des plaques ?), le xuexvoç constitue un ornement dont la forme se laisse mal identifier 42. Il faut sans doute y voir des raies ou des joints, en tout cas une décoration linéaire 43.

La frise du mégaron de Tirynthe constitue un parallèle archéologique, puisqu'elle contenait notamment des parties en pâte de verre bleu 44• L'identité n'est toutefois pas complète, car, chez Homère, le support du xuexvoç est métallique: des plaques de métal jointoyées ou incrustées de xuexvoç. Si le

Abteilung Niello, Francfort s. M., 1908; M. LÜER et M. CREUTZ, Geschichte der Metall­kunst II, Stuttgart 1909, p. 131-133.

40 A. J. B. WACE cité dans Documents, p. 340; A Companion to Homer, p . 509. Cfr R. J. FORBEs, Bergbau, Steinbruchtatigkeit und Hüttenwesen, G6ttingen 1967, dans F. MATZ et H . G. BUCHHOLZ, Archaeologia Homerica, t. II, fasc . K, p . 17, n . 79 ; R. HIGGINS, jewellery, p . 28; Minoan and Mycenaean Art, p . 140.

(1 Traduction de V. BERARD (Collection des Universités de France). 4. Le substantif 6ptyx6ç apparaît aussi dans l'Odyssée, XVII, 267; le verbe 6ptyx6w

est attesté dans l'Odyssée, XIV, 10. R. DEMANGEL, La frise ionique, Paris 1933, p. 106-108, trouve difficile d'y voir une décoration intérieure.

(3 Interprété comme " joint" de maçonnerie par L. DEROY, La palissade du por­cher Eumée, dans R . Arch., 35 (1950), p. 129-134. Cfr F. CHAMOUX, La porcherie d'Eu­mée, dans REG 65 (1952), p. 281-288, et L. DEROY, Eumée jointoyeur, dans REG 67 (1954) p. 35-38.

" H. SCHLIEMANN, Tirynthe, (Paris 1885), p. 266 sq.; W . HELBIG, op. cit., p . 134.

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56 Robert Halleux

sens de "pâte de verre" est plus commode, le contexte n'exclut pas pour autant celui de "nielle".

L'obscurité constatée au niveau du mycénien se retrouve donc au niveau de l'épopée. Comme à Pylos, le Xû(Xvoç d'Homère décore du mobilier, sans que nous sachions s'il s'agit d'une pierre précieuse, de pâte de verre ou d€' nielle. Il est incrusté dans des pièces d'armement, et l'expression Xû(Xvoç (J.ÉÀ(Xç semble désigner le nielle. Si l'adjectif (J.éÀ(Xç n'est pas redondant, le simple Xû(Xvoç serait une matière plus claire, la pâte de verre par exemple. Enfin, le Xû(Xvoç intervient dans la décoration murale et là ce serait plutôt la pâte de verre.

Face au disparate de ces interprétations, il n'est pas sans intérêt d'étu­dier le champ d'application des composés et des dérivés épiques de Xû(Xvoç au sens de couleur. Dans la langue épique, en effet, le sens de matière et le sens de couleur restent très proches. Par conséquent, situer xuocve:oç sur la palette des couleurs d'Homère et d'Hésiode peut aider à identifier le Xû(Xvoç comme matière.

Par référence au lapis-lazuli et aux pâtes de verre bleu qui le remplacent, on traduit d'ordinaire par" bleu". Il faut bien dire que cette couleur ne convient guère quand ces adjectifs s'appliquent à des êtres vivants et à des parties d'êtres vivants.

C'est le cas pour la mention de XUOCVe:OL &v~pe:ç dans les Travaux et les Jours d'Hésiode (v. 527). Ce sont les nègres, chez qui le soleil se trouve en hiver 45:

ocÀÀ' È7tl xu(XvÉ<ùv ocv~pwv ~lj(J.6v Te: 7t6ÀLV Te: (jTp<Ùtpéh(xL, ~pOC~LOV ~è II(Xve:ÀÀ~ve:(j(jL tp(XdVe:L

" (le soleil) roule au-dessus du peuple et de la cité des hommes noirs, et tarde à briller pour les Hellènes ".

La couleur dont il est fait mention est de toute évidence le noir ou du moins une couleur sombre, mais non le bleu.

Parmi les parties d'êtres vivants, citons les sourcils de Zeus et d'Héra, les cheveux d'Hector et de Dionysos, la barbe d'Ulysse 46. Poséidon a reçu

45 Ce sont les AUHoTt"e:ç, les" visages brûlés" d'Homère. Cfr M. TREU, Von Homer zur Lyrik, Munich 1955, p. 317.

U Iliade, l, 528; XV, 102; XVII, 209 (sourcils) ; Iliade, XXII, 402; Hymne à Dio­nysos (VII,) 5 (cheveux); Odyssée, XVI, 176 (barbe). - Dans l'art de l'Asie antérieure, le lapis-lazuli servait quelquefois pour la chevelure et la barbe d'êtres divins (G. CONTE­NAU, Manuel d'archéologie orientale, t. II, p. 768). L'usage se retrouve dans l'Iran préachéménide (E. Po RADA, AU-Iran, Baden-Baden, 1966, p. 157 et 279). Explication en ce sens chez CH. PICARD, Manuel d'archéologie grecque, t. l, p. 136 n. 1, et G. GER­MAIN, Genèse de l'Odyssée, Paris, 1954, p. 153 n. 2.

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kuwano et kuwanowoko 57

l'épithète traditionnelle de xU~VOX~[TI)ç 47. Le sens de "sombre" doit être préféré au sens de "bleu ", d'autant plus que xu~voX~[TI)ç qualifie un tau­reau, ainsi qu'un cheval divin dont Borée prit la forme 48. A moins que le poète n'ait donné à Poséidon la couleur de son élément, la mer? Par ailleurs, Hadès est xu~voX~[TI)ç dans le premier Hymne à Déméter (v. 347), mais le bleu nuit n'est-il pas la couleur des Enfers?

L'adjectif xucX.veoç ne qualifie le regard qu'à partir de l'Hymne à Diony­sos (VII, v. 14). En revanche, XU~VW7tLç est dit, dès l'Odyssée (XII, 60), du regard d'Amphitrite (couleur de la mer?). Chez Hésiode, XU~VW7tLç est fréquent pour le regard ténébreux des femmes fatales 49.

KucX.veoç exprime aussi la couleur du deuil, particulièrement des habits de Thétis et de Déméter, dont xu~v67te7tÀoç est une des épithètes rituelles 50.

Dans le Bouclier pseudo-hésiodique, les Kères sont dites XU~VÉ~L 51. La compa­raison avec la formule homérique x1jpeç !LÉÀ~LV~L fait penser que la couleur évoquée avoisine le noir ou le bleu caractéristique des Enfers 52.

La notion de "sombre" et d' "opaque" est confirmée par une série d'autres emplois épiques: les nuées d'orage, auxquelles on compare quel­quefois les bataillons, les brumes opaques dont les dieux entourent leurs protégés, les nuées qui enveloppent le Tartare, le " voile noir" qui descend dans les yeux du mourant 53 •

• 7 Iliade, XIII, 563; XIV, 390; XV, 174, 201; XX, 144; Odyssée III, 6; IX, 528, 536 ; Hymne à Poséidon (XXII), 6. Cfr Hymne à Déméter, 347: "ALB71 XUIXVOXlXr't"lX, XIX't"lXcp.&L!LÉVOLcrL &.Vtlcrcr<ilv.

os Iliade, XX, 224: t1t"1t"cp B'dcrtl!Le:vot; 1t"lXpe:ÀÉI;IX't"o XUIXVOXIXL't"Il. - E. DELEBECQUE, Le cheval dans l'Iliade, Paris, 1951, p. 57, ne prend pas position. Comparez le Bouclier d'un PSEUDO-HÉSIODE, 120: t1t"1t"OV 'ApLovlX XUlXvoXlXt't"1)V; et l'Hymne à Hermès (III), 194: 't"IXGpOÇ xua.ve:oç.

o. Hymne à Dionysos (VII), 14, ()!L!LlXcrL XUIXVÉOLcrL; R. MERKELBACH-M. L. WEST, Fragmenta Hesiodea, Oxford, 1967, frg. 23, v. 14 et 27; 25, v. 14; 169, v. 1 (= 12 RZACH1

= 275 RZACH2); 196 v. 8. Comparez Bouclier, v. 7, ~Àe:cpa.p<ilV {mo XUIXVe:a.<ilV (Alcmène), et 357, 0e:!LLcr't"ov671v xUlXvwmv.

60 Iliade, XXIV, 93-94, &ç &plX cp<ilV~crlXcrlX xa.ÀU!L!L' ~Àe: BrIX .&e:a.<ilV xua.ve:ov, 't"oG B' olS 't"L !Le:Mv't"e:pov 1tûe:'t"o ~cr.&Ot;; Hymne l à Déméter, 42, 183,319,360,442. Cfr HÉSIODE, Théo­gonie, 406: A71't"w XUlXv61t"e:1t"Àov.

51 Bouclier, 249: x'ijpe:t; XUa.Ve:IXL, Àe:uxoùç &.plX~e:ücrIXL 686V't"IXt;. 52 Le bleu est la couleur des Enfers chez les Grecs et les Etrusques, du deuil chez

les Romains. F. de Ruy t, Charun, démon étrusque de la mort, (Bruxelles 1934, p. 147), remarque que sur les fresques et les sculptures polychromes d'Etrurie, la chair de Charun est généralement peinte en bleu sombre, couleur qui paraît lui être réservée. Il remarque aussi (p. 189) que le démon mangeur de cadavres Eurynomos peint par Polygnote à la AÉcrx71 de Delphes avait aussi, selon Pausanias X, 28, la chair bleu sombre. Cfr P. GEIGER, Zum Kiltgang; Die blaue Farbe bei den Totenbriiuchen, dans Festschrift für E. Hoffman-Krayer (1916) [non vidiJ.

63 Iliade, IV, 282 (cpa.ÀlXyye:ç XUa.Ve:IXL); XVI, 66 (xua.ve:ov Tp6:J<ilv vÉCPOt;); V, 45, XX, 418, XXII, 402, XXIII, 188, Odyssée, XII, 74, XII, 405 (= XIV, 303) (nuages);

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58 Robert Halleux

Enfin, l'adjectif xuocv61tPcppo.:;, XUOCV01tPcrp€LO':; qualifie maintes fois les "nefs noires" (vlj€.:; !1-ÉÀOCLVOCL). Les proues étaient donc d'une couleur un peu différente du noir.

En résumé, comme l'a remarqué Alice Kober, si le sens de "bleu" se rencontre, le sens de " noir" n'est pas éloigné et la traduction par" sombre " est toujours admissible 54.

Par conséquent, le nom de matière dont cet adjectif a été tiré signifie difficilement l'émail ou la pâte de verre, qui varient du bleu turquoise au bleu d'outremer. Il s'agirait plutôt du nielle, amalgame noir parcouru de reflets bleuâtres.

Après Homère, l'adjectif XUocV€o.:; a continué de vivre 55 et s'est dégagé peu à peu de son support matériel, car le substantif n'est pratiquement pas attesté dans les textes littéraires. Chez Platon, 6 xuocv6.:; (oxyton) désigne une couleur 56, celle des Enfers.

Deux attestations épigraphiques, l'une à Athènes (fin du Ve siècle av. C.), l'autre à Epidaure (début du IVe), bien que trop lacunaires pour éclairer le sens du mot, permettent toutefois de dire qu'il existait toujours dans le vo­cabulaire technique 57.

Aussi, c'est une oeuvre de technicien qui nous fournit les indications les plus précieuses: le De LaPidibus de Théophraste 58. Sur ce texte repose l'interprétation habituelle: xuocvo.:; désignerait d'abord le lapis-lazuli, ensuite son imitation la pâte de verre bleue, enfin et accessoirement un carbonate bleu de cuivre, l'azurite 59.

HESIODE, Théogonie, 745 (Tartare); xUcXveoo; qualifie les sables de Charybde dans Odyssde, XII, 243 et XUOCV67tTepOO; une cigale dans le Bouclier, 393.

6& A. KOBER, The Use of Color Terms by the Greek Poets, New York, 1932, p . 69 sq. ; .. couleur de bronze" pour W. E. GLADSTONE, The colour sense, dont je n'ai pu consulter que la traduction allemande Der Farbensinn, mit besonderer Berücksichtigung der Far­benkenntnisdes Homer, Breslau 1878. Le sens de " sombre" est déjà dans A. DE KEERS­MAECKER, Le sens des couleurs chez Homère, Bruxelles, 1883, p. 95 sq. - Cfr F . E. WALLACE, Color in Homer and in Ancient Art, Northampton 1927; R. d'AvINo, La visione dei colore nella terminologia greca, dans Ricerche linguistiche, 4 (1958) p. 99-134; L. GERNET, Dénomination et perception des couleurs chez les Grecs, dans Problèmes de la couleur, exposés et discussions réunis par 1. MEYERSON, Paris, 1954, p. 318-319.

55 A. KOBER, op. cit., p . 69 sq. 58 Dans le Phédon 113 c, Socrate décrit le pays stygien XpwILoc ~XOVTOC 8Àov o!ov 0

xuocv6o;, (mal traduit par L. Robin" ayant une couleur comme le lapis-lazuli "). Com­parez GALIEN VIII, p . 639: ~;e<TTt yà:p Àéyetv oux cX7tO TOG qlo(VtXOo; wvolLcXa6°ct TO qlmvtxoGv, cXÀÀ' cX7tO TOG qlOtVtxoG TOV qlo(VtXOC, xoc6cX7tep ye xoct TOV xuocvov OUX cX7tO TOG xuocvoG ILiiÀÀov '!J7tep '1'0 xuocvoGv cX7t' bcdvou.

17 Athènes, compte des Propylées, IG 12, 367,7 (5e année433-32), très lacunaire: xuocvou 7tp[OC6ÉVTOo;]. Epidaure, compte de construction de l'Asclépieion IG IV, 1484, xuoc­vou O!v(ÀCJlt, où le contexte (quantité) n'est pas éclairant.

68 Edition D. E. Eichholz (Oxford 1965), avec traduction anglaise. 58 Cfr H. BLÜMNER, Technologie und Terminologie der Gewerbe und Künste bei Grie-

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kuwano et kuwanowoko 59

Le lapis-lazuli est une pierre ornementale dont la couleur bleue provient de la lazurite, un silicate complexe d'alumine. Des paillettes dorées de pyrite éparpillées dans la masse le rendent facilement reconnaissable 60.

Est-ce de cela qu'il s'agit chez Théophraste? Selon lui, le xuocvoç se ren­contre dans les mines de cuivre, mais en petites quantités 61. Sa structure l'apparente à la XpuO"ox6ÀÀoc 62, notre malachite, qui est un carbonate vert de cuivre. Bien mieux, le xuocvoç ocù't'oIflU~Ç, c'est-à-dire le xuocvoç naturel, par opposition à son imitation synthétique, contient de la malachite 63.

Ces premières indications ne se rapportent exactement qu'à une seule pierre, l'azurite. L'·azurite, carbonate bleu de cuivre, se rencontre dans les mines de cuivre, en cristaux ou en masses irrégulières ". Les cristaux sombres d'azurite sont le xuocvoç ~PP"YJv de Théophraste, tandis qu'une variété plus claire est appelée xuocvoç 6"ij)\uç.

La description de Théophraste ne concerne pas le lapis-lazuli, qui n'est pas associé au cuivre et ne contient pas de malachite.

D'autre part, c'est le substantif O"cX1tIfl&LPOÇ qui, dans le De Lapidibus, dé­signe sans équivoque le lapis-lazuli, puisque le O"cX1tIfle:LPOÇ est" comme saupou­dré d'or" (lûO"1te:p Xpu0"61tocO"'t'oç) 65. Cette expression évoque bien les paillettes dorées perdues dans l'outremer de la masse. De plus, Théophraste range le

chen und R6mern, t . IV, Leipzig 1887, p. 499-508; art. Kyanos dans RE XI, col. 2238-2242; Mary Luella TROWBRIDGE, Philological studies in ancient glass (University of Illinois Studies, t. 13, 1930), p. 11-19.

e. R. J. GETTENS, Lapis-lazuli and ultramarine in ancient times, dans Alumni 19 (1950), p. 343-344.

81 THEOPHRASTE, De Lapidibus, 51: e:Ôptaxe:TOtL 8~ 1tctVT'èv TOre; (Le:TctllOLe; TO!e; &pyupe;(ote; X(l(~ xpuadOLe;, lvL(I( 8è X(l(~ èv TOre; X(l(ÀxwpUxdOLe;, OLOV &ppe:vLx6v, 0'0tV8(1(pctKIj, xpuaox6ÀÀ(I(, {...tÀTOe;, èllXP(l(, XU(I(voc;' ÈÀctxLO'TOe; 8è OUTOe; X(I(~ X(I(T'ÈÀctXLaToc.

" On les trouve toutes dans les mines d'or et d'argent, certaines dans les mines de cuivre comme l'arsenic, le réalgar, la malachite, le vermillon, l'ocre et le xuocvoe;, celui-ci le moins abondant et le moins fréquent".

Le XUIXVOC; est cité dans une liste de pierres utilisées comme pigment, mais qui ne sont guère des pierres précieuses. Cfr HIPPOCRATE, Cord. 2, xUctvq> ~ (L(ÀTq> 'Popu~oce; il8wp; LUCIEN, Lexiphane 22, xe:XpwO'(Lévoe; T'ii (L(ÀTq> XOC~ Tij> xuctvq> .

• 2 De Lap. 40: TOC (Lév Èan y'ije; èllam:p èllXPOC XOC~ (L(ÀTOe;, TOC 8è OLOV &(L(LOU xoc6ct1te:p xpuaox6lloc XIX~ xuocvoe;.

Ga De Lap. 39: xuocvoe; OCÔTO'PU~C; ~Xwv èv €OCUTij> xpuaox6llocv. Cfr H. O. LENZ, Mine­ralogie der alten Griechen und Ramer, Gotha, 1861, n . 89 et D . E. EICHHOLZ, ed. cit., p . 35, n . 1. Lepsius trouvait ce passage inadmissible, car le lapis-lazuli, qui pour lui était le xuoc­VOC;, n'a rien à voir avec la malachite. Aussi corrigeait-il arbitrairement xpuaox6llocv en xpuaoxov(lXv "poudre d'or" (op. cit. p . 74) .

6' Des textes parallèles ne laissent aucun doute: le De Mirabilibus A uscultationibus d'un PSEUDO-ARISTOTE, 58, p. 834 b 19, mentionne que le xuocvoe; vient de l'ile de Dé­monèse en Propontide, célèbre pour ses mines de cuivre.

65 De Lap. 23: TWV 8è À(6wv xocl &ll(l(L <1te:pLTIOC~> TUY)(ctVouaLv È~ l'lv xoc~ TOC a'PPocylSLOC yÀU<pOUO'LV, oct (LÈII T'ii ()~e:L (L6110V OLOV TC actp8Lov xoc~ 1) rlXaltLe; xoc~ 1) act7t<pe:Lpoe;' ocüTIl 8'èaT~v

èllO'7te:p XPUa67rlXaTOe;.

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60 Robert Halleux

aocmpELpoç dans les pierres rares, utilisées comme intailles, alors que son XOIX­

voç, sans être fréquent, n'est pas à proprement parler une pierre précieuse 66. Telle est la répartition du lapis-lazuli et de l'azurite.

En fait, le départ entre les deux pierres est difficile à faire sans connais­sances minéralogiques 67 et Théophraste constate que le XOIXVOÇ ocPP"1)V, la va­riété la plus sombre d'azurite, n'est guère différent du aocmpELpoç, le lapis­lazuli. Faut-il ajouter que l'étymologie de aocmpELpoç soulève autant de pro-blèmes que l'origine du lapis-lazuli? 68 .

Ces distinctions une fois établies, le chapitre 55 du De LaPidibus, pas­sage que Lepsius estimait capital, s'éclaire sans difficulté majeure: "Il y a trois espèces de XOIXVOÇ, l'égyptien, le scythique et le chypriote. Le XOIXVOÇ

égyptien est le meilleur pour les pigments non dilués, le XOIXVOÇ scythique pour les pigments dilués. Le XOIXVOÇ égyptien est une préparation, et les auteurs d'ouvrages sur les rois mentionnent le nom du premier roi qui produisit du XOIXVOÇ coulé, par imitation du XOIXVOÇ naturel. Ils mentionnent encore que des tributs venaient de Phénicie et d'ailleurs sous forme de XOIXVOÇ, une par­tie passée au feu, l'autre non. Les broyeurs de peinture disent que le XOIXVOÇ

scythique peut de lui-même produire quatre couleurs: la première, qui est aussi la plus pâle, est préparée avec les particules les plus fines; la seconde, qui est la plus sombre, est préparée avec les plus épaisses" 69.

ca Comparez aux §§ 23 et 51, le § 8 du De Lapidibus: ~tOL· IlÈ: xctl <mcXVtOt 7tcXIL7tctV &lal xctl aILtxpo1 xct6cXm:p f) 're aILcXpctyllot; xct1 -ro acXplltov xctl 6 liv6pocl;. xoc1 ij acX7t<pe:tpOt; xct1 axe:llov ol lv MyCJl -rwv de; -rd: acppctyE8tct yÀU7t-rwv.

Selon R. J. Gettens (op. cit. p. 347 sq.), le lapis-lazuli utilisé dans l'antiquité pro­venait d'une seule mine.

S? Un passage de PLINE, H.N. XXXVII, 119, est révélateur: inest ei (= cyano) aliquando et aureus pulvis, non qualis saPPiris. Cfr H. BLÜMNER, Technologie und Ter­minologie, t. III (Leipzig, 1884) p. 234, 274, 275; H. O. LENZ, Mineralogie, n. 636.

as Les dictionnaires étymologiques grecs (BOISACQ, HOFFMANN, FRISK) rattachent acX7tcpe:tpOt; à l'hébreu saPPir ou au phénicien sapper (Cfr E. MASSON, Recherches sur les plus anciens emprunts sémitiques en grec, Paris, 1967, p. 66 n. 2). Le mot est bien attesté en sémitique au sens de lapis-lazuli (G. GESENIUS, Thesaurus philologicus criticus linguae Hebraeae et Chaldaeae Veteris Testamenti II, 2, Leipzig, 1840, p. 968, s. v. saPPir; Hebraisches und Aramaischcs HandwOrterbuch über das Alte Testament, 17e éd., Berlin, 1915, s. v.). Mais en sémitique même, l'étymologie du mot fait difficulté; il est consi­déré comme un emprunt au sanskrit (R. RUZICKA, Konsonantische Dissimilation in den semitischen Sprachen, dans Beitrage zur Assyriologie VI, 4 (1909) p. 130; M. ELLEN­BOGEN, Foreign Words in the Old Testament, Londres, 1962, p. 125). Le terme sanskrit allégué est sanipriya, "cher à Saturne ", la planète Saturne étant dite nïlaviisas " bleu sombre ". Cependant saniPriya n'apparaît qu'au XIXe siècle, dans le Sabdakalpadruma, lexique sanskrit de Radhakantadeva. La glose est reprise au Sabdiirthakalpataru, lexique manuscrit du début du XIXe. Le mot semble donc reformé à partir d'une langue moderne et ne peut expliquer la forme sémitique.

ao l'bnj Ilè: xu&.vou -rp[oc· 6 Atyu7t'rtot; xctl <6) ~xu61)t;, xct1 -rp(-rOt; 6 KU7tpLOC;. ~ÉÀ'na-roc; Il' 6 AtyU7t-rLOC; de; -rd: &xpct-rct Àe:LWILct-rct, 6 Ilè: ~xu61)C; &lt; -rd: ullctpÉa-re:pct. ~xe:ucta-roc; Il' 6 AlyU7t'rLOC;. Kctl ot ypcXcpOVTE:t; -rd: 7te:pl -rouç ~ctaLÀe:tç xctl -roiJ-ro YPcXCPOUaL, -r(ç 7tpw-roç ~ctaLÀe:uç É7to(1)ae: xu-rov

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kuwano et kuwanowoko 61

Manifestement, Théophraste décrit ici des matériaux utilisés en pein­ture, non des pierres précieuses intervenant dans la joaillerie.

Le XUIXVOC; chypriote s'identifie sans difficulté: il n'y a pas de lapis-lazuli à Chypre, mais de l'azurite en abondance dans les gisements cuprifères, ce que confirme Dioscoride 70.

Les matières colorantes que Théophraste rassemble sous le nom de XUIX'JOC;

égyptien ne sont pas sans analogie avec ce qui précède. Le premier pigment utilisé en Egypte fut, en effet, l'azurite 71, mais on utilisa très tôt un colo­rant synthétique, sorte de poudre de verre composée de silice, de natron et de minerai de cuivre 72. C'est le caeruleum Vestorianum de Vitruve, composé de sable, deflos nitri et d'aes cyprium (azurite?). Quant au tribut de Phénicie, consistait-il en azurite et en verre? Les Annales royales mentionnent un tri­but de hsbd 73, que l'on traduit d'ordinaire par lapis-lazuli. Il faudrait alors admettre que Théophraste, qui cite de seconde main, a commis une confu­sion d'autant plus explicable que le verre, lui, s'appelle XUIXVOC;.

Le XUIXVOC; scythique serait, selon Lepsius, un véritable outremer, à base de lapis-lazuli pulvérisé. Mais, outre que l'archéologie n'en atteste pas l'em­ploi, le caeruleum scythique est, aux dires de Pline 74, moins prisé que le chy­priote, chose surprenante si la pierre de Scythie est le précieux lapis-lazuli. Certes, le Badakshan, patrie du lapis, est compris dans la Scythie antique, mais celle-ci recèle aussi de riches gisements de cuivre et le XUIXVOC; scythique ressortit très probablement au genre des carbonates de cuivre.

Si un examen attentif des textes grecs dénie à XUIXVOC; le sens de " lapis­lazuli ", les autres acceptions subsistent, apparemment irréductibles:

a) Le sens d' " azurite ", carbonate bleu de cuivre, est attesté à une époque assez tardive, mais dans la langue précise et conservatrice d'un techni­cien.

b) Le sens de " pâte de verre ", toujours bleue, colorée par des oxydes de cuivre, n'est pas prouvé avant Théophraste. Il est toutefois hautement

KUOCIIOII (.tL(.t7jO'tX(.t&Voc; TOII OCÙTOcpu'ij, 8wptX Te: 7té(.t7te:a6OCL 7tOCp' lJ.'A>.CùIl Te: KOCt È:K ClIoLII(K7jC; cp6poli KUtXIIOU,

TOÙ (.tEv &:7tUpOU TOÙ 8è 7te:7tUpCù(.tévou. ClIocO't 8'oL Tc): cptXp(.tOCKOC Tp(~OVTe:C; TOII 1:KU&tj1l KUOCIIOII ~1; tocu­

TOÙ 7tOLe:i:1I )(PW(.tOCTOC Ténocpoc, TO (.tèll 7tpWTOIi È:K TWII Àe:7tTOTtXTCùIl Àe:uK6TOCTOV, TO 8è 8euTe:poli ÈK

TWII 7tOC)(U't'tXTCùIl (.te:ÀtXII't'OCTOV.

Texte parallèle: PLINE, HN, XXXIII, 161, à propos du caeruleum: caeruleum harena est. Huius tria genera fuere antiquitus: A egyp tium , quod maxime probatur; Scy­thicum; hoc diluitur facile et, cum teritur, in quattuor colores mutatur, candidiorem ni­grioremve et crassiorem tenuioremve ; praefertur huic etiamnunc Cyprium.

70 DIOSCORIDE, V, 106, ne connaît que le KUa.vOC; chypriote, extrait des mines de cuivre et, en plus grande quantité encore, du sable du rivage. Cfr O. DAVIES, The copper mines of Cyprus, dans BSA 30 (1928-1930). p. 74 sq.

71 A. LUCAS, op. cit., p. 340. 7J VITRUVE, VII, II, I. 7. J. VERCOUTTER, op. cit., p. 424-425. " PLINE, HN, XXXIII, 161, cfr supra.

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62 Robert Halleux

probable dans certains passages de l'épopée, voire dans les tablettes mycé­niennes, mais le sens de " nielle" ne doit pas être exclu.

e) L'adjectif XU~VEOC; et les composés en xucx.vo- se réfèrent parfois à une matière d'un beau bleu sombre, mais plus souvent à une impression gé­nérale de "sombre", avoisinant le noir.

Il s'en faut de beaucoup que ces discordances s'unifient dans un même sens originel: aucune étymologie convaincante n'a été produite jusqu'à ce jour. W. Prellwitz 75 a rapproché xucx.voc; du lituanien svinas, lette svins "plomb ". Mais ces mots ont plutôt été empruntés au slave 76: v. sI. svinici, russe svinée, dont l'étymologie est obscure et le rapport avec xucx.voc; extrê­mement douteux 77.

La comparaison avec le sanskrit syamaJ;, 78 et le lituanien semas 79 "bleu sombre" ne satisfait pas davantage, car ces deux vocables remontent à un thème indo-européen *kye-mo- 80.

L'hypothèse d'un emprunt au sémitique a été émise dès 1895 par P. Jensen 81: xucx.voC; së:rait apparenté à l'akkadien uqnûm " lapis-lazuli" 82. Mais, outre que le terme grec n'a pas le sens de " lapis-lazuli ", la phonétique de l'akkadien rend la correspondance fragile: uqnûm provient de *uqni' um, le q est certain grâce à des formes ougaritiques. En outre, si la voyelle initiale est due à la sémitisation d'un mot étranger, on peut reconstituer *qni'u qui n'a rien de commun avec xucx.voc; 83.

C'est aux documents hittites qu'il appartenait de fournir un terme pa­rallèle dont la correspondance phonétique avec le mycénien est parfaite, même si la sémantique fait difficulté.

Ils attestent, en effet, assez fréquemment 84 l'existence d'un substantif

76 W. PRELLWITZ, Etymologisclzes W 6Yterbuclz der griechiscken Sprache, G6ttingen, 1905, s. V. XOIXVOÇ.

.. E. FRAENKEL, Litauisches etymologisches W 6Yterbuch, II, Heidelberg 1965, p. 1045 s. v. svinas. La comparaison remonte à une note de PERSSON, Beitriige, p. 963, avec doute.

77 M. VASMER, Russisclzes etymologisckes Worterbuch, II, Heidelberg 1955, p. 592 s. v. svinéc.

78 BENFEY dans CURTIUS, Grundzüge der griechischen Etymologie, 5e éd., Leipzig, 1879, p. 546 et 612; W. PRELLWITZ, BB, 30, 176; E. BOISACQ, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, 4e éd. Heidelberg 1950, s. v. xt!J.oov. Cfr O. SCHRADER, Reallexicnn der indogermanischen Altertumskunde, 2e éd. par A. NEHRING, t. l, Berlin 1917-1923, p. 148-149 s. v. Blau.

7t E . FRAENKEL, Litauisckes etymologisches W 6Yterbuch, II, p. 972 s. v . Umas. 80 J. POKORNY, Indogermanisches etymologisckes W 6Yterbuch, l, Berne, 1959, p. 541. 81 P. JENSEN, dans BROCKELMANN, Lexicon Syriacum, lere éd., Halle, 1896, s. v.

qunà'a. 8' P. HAUPT, Istar's azure neck lace, dans Beitriige zur Assyriologie, X (1927), p. 99-

100 (avec littérature antérieure). 83 A. GOETZE, Contributions to Hittite Lexicography, dans Journal of Cuneiform

Studies, l (1947), p. 310 n. 23. 8' Liste des références dans FRIEDRICH, Heth. Wtb., s. v., auquel il convient

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kuwano et kuwanowoko 63

kuwanna-, de genre commun, qui présente tantôt des formes en kuwanna-, tantôt des formes en kunna-, avec la réduction de uwa en u bien connue en hittite 85.

Son sens a été établi par A. Goetze 86, grâce au formulaire de la prière d'Arnuwanda conservée en KUB XVII 21. La formule SA KUBABBAR GUSKIN ZABBAR URUD.{:JI.A de II 15 se reproduit en III 23 sous la forme SA KUBABBAR GU[SKIN] [(ZABBA)R] ku-un-na-na-as. La corres­pondance URUD.{:JI.A = kunnanas 87 lui a permis d'établir que kunnan- est le nom hittite du cuivre. Toutefois, le sumérogramme du cuivre est URUDU et non URUD.{:JI.A. Goetze comprenait la finale {:JI.A comme l'indication d'un pluriel 88, mais en sumérien, quand {:JI.A accompagne le nom d'un métal, il faut lui donner le sens de " mélangé" 89. Par conséquent, si kunnan désigne le cuivre, c'est une espèce de cuivre, du " cuivre mêlé ". Le sens de " cuivre" est également admissible pour KBa IV 2 1 69.

Dans la plupart de ses occurrences, ku(wa)nna est précédé de NA4, dé­terminatif des pierres. Le sens de " minerai" (de cuivre) que C. G. von Bran­denstein a proposé 90 pour KUB XXIV 12 II 7 est à rejeter, car les autres exemples montrent que ku(wa)nna- est une véritable pierre précieuse, employée par exemple dans un collier.

Très éclairant à cet égard est KUB XXXIII 96 1 9-10, avec son double KUB XXXIII 98 (chant d'Ullikummi, fragment du mythe de Kumarbi) 91:

D K u-mar-bi-is-za ZI -ni pi2-an lJa-a[ (t-ta-tar da-as-ki-iz-zi na-at NA'ku-un­na-an ma-a[(-an is-ga-ri-is-ki-iz-zi)]

" Kumarbi prend une bonne décision dans son coeur et l'épingle comme une pierre précieuse. " 92

d'ajouter E. LAROCHE, Etudes de linguistique anatolienne II, dans Revue Hittite et Asianique, 24 (1966), p. 182.

86 J. FRIEDRICH, Hethitisches Elementarbuch, Heidelberg 1960, § 17 ; H . KRO­NASSER, Etymologie der hethitischen Sprache, l , Wiesbaden 1966, § 58, 2.

80 A. GOETZE, Contributions to Hittite Lexicography, dans Journal of Cuneiform Studies. l (1947) p . 307-310.

87 Déjà entrevue par H . EHELOLF. Voir F . SOMMER, Aus Hans Ehelolf's Nachlass, dans Zeitschrift für Assyriologie, N. F ., 12 (1940), p. 12 n . 4.

88 A. GOETZE, op . cit., p . 308, n. 10. n H. LIMET, Le travail du métal au pays de Sumer, au temps de la troisième dy nastie

d'Ur, Liège-Paris 1960, p . 38. 80 C. G. VON BRANDENSTEIN, Hetllitische Gotter nach Bildbeschreibungen in Keil­

schrifttexte, dans Mitteilungen der Vorderasiatisch-Aegyptischen Gesellschaft, 46, 2, (1943), p. 49 n . 2.

81 H. G. GÜTERBOCK, Kumarbi , Mytllen vom churritischen Kronos aus den hethi­tischen Fragmente zusammengestellt, übersetzt und erklart, Zürich-New York 1946 (Istan­buler Schriften, 16), p. 10.

I! H . G. GÜTERBOCK, op. cit., p. 12 et 56 ; A. GOETZE, op. cit., p . 309.

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64 Robert Halleux

Dans la seconde version de ce passage, kunnan est remplacé par NA4NUNUZ "perle, grain de collier ", littéralement" pierre ovoïde" 93.

Une simple homonymie étant exclue, Goetze a proposé le schéma sé­mantique" cuivre, azurite, perle (d'azurite) " 94. Mais aucun passage hittite ne justifie le sens d' " azurite".

Toutefois, la notion de "bleu sombre ", inséparable du XUIXVOÇ grec, a été reconnue dans l'adjectif kuwaliu-, qui qualifie une "vague" en KUB XVII 10 l 26 et dans le substantif kuwalutis qui, en KUB XII 1 III 16, dé­signe une incrustation de ZA.G1N (lapis-lazuli) 95 et que Friedrich traduit " Einlage aus Blaustein ". Il est néanmoins permis de se demander si le sens n'a pas été forcé pour rejoindre kuwannan et, à travers lui, XUIXVOÇ.

Le louvite apporte une confirmation précieuse, quoique partielle: il pos­sède un substantif kuwanzu- 96, avec un suffixe -zu-, et un adjectif de matière kuwanzunaji-, avec le suffixe -najni- comparable à celui du latin aenus 97.

P. Meriggi a interprété kuwanzu- comme un nom du cuivre 98.

Sans donner la solution ultime, le parallèle hittite est susceptible d'éclai­rer le cheminement tortueux de XUIXVOÇ. Y a-t-il eu emprunt de la part du mycénien, comme le prétendait L. Palmer 99? On ne saurait le dire, mais il est capital de constater que XUIXVOÇ fait partie du petit stock de mots que le grec et le hittite possèdent en commun et sont seuls à posséder 100. Le pro­blème qui se pose est moins celui des rapports entre le terme mycénien et le terme hittite que celui de leur commune origine.

Le rapprochement avec le hittite a diminué la probabilité d'un emprunt direct du grec au sémitique 101. W. Belardi 102 a proposé une étymologie indo­européenne fondée sur la comparaison de kuwan- avec le sanskrit s01Ja-

.3 E. LAROCHE, op. cit., p. 183 . • , A. GOETZE, op. cit. p. 310. es H. EHELOLF, Zum hethitischen Lexicon, dans Kleinasiatische Forschungen, 1

(1927), p. 396 . •• E. LAROCHE, Dictionnaire de la langue louvite, Paris, 1959, s. v . kuwanzu-. • 7 E. LAROCHE, c. r. de H. OTTEN Zum grammatikalischen und lexikalischen Bestim­

mung des Luwischen, dans Bibliotheca Orientalis XI (1954), p. 124. 08 P. MERIGGI, Zum Luwischen, dans Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgen­

landes, 53 (1957), p. 223 . •• L. R. PALMER, Luvian and Linear A,dans Athenaeum 46,4 (1958), p. 13. Cfr O.

SZEMERÉNYI, c. r. de M. VENTRIs-J. CHADWICK, Documents, dans Classical Review, n. s. VIII (1958), p. 57.

100 Malgré les difficultés qu'ils soulèvent, il est impossible de ne pas évoquer ici cuprum, nom latin du cuivre, et Kul't"poC;, Chypre.

101 M. L. MAYER, Gli imprestiti semitici in greco, dans Rendiconti dell'Instituto Lom­bardo, Classe di Lettere, 94, 2 (1960), p. 311; Ricerche sul problema dei rapporti fra lingue indoeuropee e lingue semitiche, dans Acme 13 (1960), p. 77 sq.

102 W. BELARDI, Sulla terminologia ittita per i colori, dans Rivista degli studi orien­taU, 25 (1950), p. 32.

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kuwano et kuwanowoko 65

" rouge" (i.-e. *kew-no-) et de kuwal- avec l'arménien nsoyl "splendeur" (i.-e. *ni-kew-lo-). Mais cela n'explique pas, en sanskrit, le sens de "rouge" et la cérébralisation de ~.

En fait, ku(wa)nna- paraît formé sur un thème kuwan- 103 qui pourrait être hourrite: l'anthroponyme hourrite Kuwan- existe dans une tablette d'Alalab. 104. En outre, dans la tablette 435 d'Alalab., qui décrit du mobilier à l'aide de termes techniques hourrites, on trouve kuwannase et kunnase, mais le contexte est perdu lOS, ce qui laisse le sens inconnu.

Nous en sommes réduits aux conjectures pour interpréter ce thème kuwan-, que le hittite et le louvite ont suffixé chacun à sa manière, et que le grec a hérité, peut-être par le préhellénique. La comparaison des faits grecs et hittites permet toutefois de dégager certains traits:

1) Le sens de " cuivre ", attesté en hittite, est le seul que le louvite possède. En grec, il est perdu dès Homère, car le nom grec du cuivre est X(1.À­x6ç, terme d'origine obscure et de sens ambigu, puisqu'il désigne aussi le bronze.

2) Le sens d'azurite, minerai de cuivre, n'est certain qu'en grec, et encore, à date tardive. Toutefois, Théophraste se situe à l'aboutissement d'une longue tradition de lapidaires, dont la langue a conservé des vocables d'une vénérable antiquité. Aucun texte hittite ne fait une mention expresse de l'azurite, et ku(wa)nna- semble y être un terme générique. Il existe peut­être une présomption pour un sens ancien d'azurite dans les deux dérivés kuwaliu- et kuwalutis, qui se réfèrent à un matériau bleu sombre.

3) Dès l'époque homérique, on nomme XUCXVQÇ un verre coloré en bleu par le cuivre, et chez Théophraste un pigment qui est, somme toute, le même verre réduit en poudre. L'extension de sens s'est faite à partir de l'azurite: on a désigné un matériau de même couleur et de même emploi. Le sens de " verre", une fois établi, a peut-être englobé le nielle, dont la technique est assez proche. On expliquerait ainsi comment, dans l'épopée, l'adjectif xu&.­

veoç, formation postérieure, se réfère au verre et au nielle. Il y a donc deux sens fondamentaux, "cuivre" et "azurite". Lequel

est à l'origine de l'autre? La question passera pour vaine, puisque l'azurite est un des minerais du cuivre les plus faciles à travailler, et l'un des premiers à être utilisés en métallurgie. Il est plausible qu'un nom dù cuivre ait été donné à un de ses minerais. Inversement, il n'est pas interdit de supposer

103 H. KRONASSER, Etymologie der hethitischen Sprache, l, Wiesbaden 1966, p. 196, § 111, I.

10' D. J. WISEMAN, The Alalakh Tablets, Londres, 1953, n . 282, 1. 2. Cfr Kuocv'ij, Kuocv(ç, noms de femmes en grec (PAPE-BENSELER, Worterbuch der griechischen Eigen­namen, Braunschweig 1863, s. v.).

105 D. J. WISEMAN, op. cit., 435 1. 10. Il faut lire ku-wa-na-a-se, peut-être précédé de GISTUKUL " arme".

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66 Robert Halleux

qu'un sens fondamental d'azurite ait donné deux sens dérivés, correspondant à la double utilisation de l'azurite: pierre semi-précieuse ornementale et mi­nerai de cuivre traité en métallurgie.

J'incline à préférer cette seconde hypothèse à cause de l'existence du su­mérien KÙ.AN " le métal du ciel" 106, où l'on a coutume de voir le fer météo­rique (" le métal tombé du ciel "). mais qui pourrait être " le métal couleur de ciel ", c'est-à-dire l'azurite. Toutefois, en l'absence d'une interprétation sûre du mot sumérien, je me borne à suggérer ce parallèle.

Quel matériau travaillaient les kuwanowokoi de Mycènes? Certainement pas le lapis-lazuli. Le cuivre n'est guère probable. Le verre demeure l'expli­cation la plus satisfaisante. Les kuwanowokoi, " verriers ", voire" nielleurs ", étaient les auxiliaires des joailliers, des ébénistes, des armuriers. Grâce à eux, le vocabulaire technique des tablettes mycéniennes nous livre une attesta­tion précieuse d'un mot voyageur dont l'itinéraire demeure pour une bonne part inconnu.

Université de Liège

lOI R. FALKENSTEIN, Die neusutnerischen Gerichtsut'kunden, Munich 1957, p. 65 D.5.