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Eric Petitalot nous avait confié dans Carnets d’Expé n°3 son projet de traversée de l’Alaska. C’est chose faite : Eric est bien rentré après 3 mois d’un été bien rempli. C’est avec plaisir que nous vous livrons le récit d’une aventure vécue de l’intérieur et en osmose avec la nature... L e vol transatlantique Nord reliant Londres à Vancouver est plus qu’un voyage dans l’espace, plus qu’un voyage dans le temps. Cette ligne de fuite éphémère croise les régions de vide, de néant que sont le Groenland, la Terre de Baffin, le Nunavut. Les images entr’aperçues au travers des hublots sont sublimes et dantesques à la fois. Elles sont la représentation de la guerre fratricide entre la terre et l’eau. Ces immensités, antres de la démence du vent et du froid, occasions de vagabondages métaphysiques, sont un sas vers un « nouveau monde ». Whitehorse, Territoire du Yukon, Canada. Ce matin de mai, il fait –10°C sous la tente. J’ai mal dormi cette nuit. Sûrement le décalage horaire (-9 heures) mais surtout ce parcours à venir que j’ai refait mille fois dans ma tête : de Whitehorse, suivre en kayak le fleuve Yukon sur 1 500 kilomètres jusqu’au village de Fort Yukon en Alaska. De là, sac au dos, direction plein nord pour une traversée du parc Arctic National Wildlife Refuge sur 700 kilomètres afin de rejoindre le village de Kaktovic sur la mer de Beaufort sous 70° de latitude nord. L’appel de la « Grande Terre » Traversée de l’Alaska Traversée de l’Alaska Carnets 63 d’Expé 62 Carnets d’Expé Bivouac sur le haut de la rivière Chandalar encore prisonnier des glaces Le parc Arctic National Wildlife Refuge, royaume des caribous Textes et photos : Eric Petitalot

L’appel de la « Grande Terre » Traversée de l’Alaska · Ces immensités, antres de la démence du vent et du froid, occasions de vagabondages métaphysiques, sont un sas vers

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Eric Petitalot nous avait confié dans Carnets d’Expé n°3 son projet de traversée de l’Alaska. C’est chose faite : Eric est bien rentré après 3 mois d’un été bien rempli. C’est

avec plaisir que nous vous livrons le récit d’une aventure vécue de l’intérieur et en osmose avec la nature...

Le vol transatlantique Nord reliant Londres à Vancouver est plus qu’un voyage dans

l’espace, plus qu’un voyage dans le temps. Cette ligne de fuite éphémère croise les régions de vide, de néant que sont le Groenland, la Terre de Baffin, le Nunavut. Les images entr’aperçues au travers des hublots sont sublimes et dantesques à la fois. Elles sont la représentation de la guerre fratricide entre la terre et l’eau. Ces immensités, antres de la démence du vent et du froid, occasions de vagabondages métaphysiques, sont un sas vers un « nouveau monde ».Whitehorse, Territoire du Yukon, Canada. Ce matin de mai, il fait –10°C sous la tente. J’ai mal dormi cette nuit. Sûrement le décalage horaire (-9 heures) mais surtout ce parcours à venir que j’ai refait mille fois dans ma tête : de Whitehorse, suivre en kayak le fleuve Yukon sur 1 500 kilomètres jusqu’au village de Fort Yukon en Alaska. De là, sac au dos, direction plein nord pour une traversée du parc Arctic National Wildlife Refuge sur 700 kilomètres afin de rejoindre le village de Kaktovic sur la mer de Beaufort sous 70° de latitude nord.

L’appel de la

« Grande Terre »

Traversée de l’Alaska

Traversée de l’Alaska

Carnets 63 d’Expé

62 Carnets d’Expé

Bivouac sur le haut de la rivière Chandalar encore prisonnier des glaces

Le parc Arctic National Wildlife Refuge, royaume des caribous

Textes et photos : Eric Petitalot

Sur le fleuve Yukon

Le Yukon est plus qu’un fleuve ; voilà un siècle il a été une route, il a drainé des milliers de personnes atteintes de la

fièvre de l’or. Un espoir incroyable. Tout au long de son cours, il y a des vestiges de ce « gold rush ». Pour qui veut les décrypter, ils sont encore empreints de vie, de rêves.Le lac Laberge (100 kilomètres de long), dernier endroit à se libérer des glaces, ouvre la porte à la navigation. Ses eaux sont d’un bleu azur, d’un bleu d’été pur. En quelques minutes, le vent d’est lève des vagues. L’air est alors saturé d’embruns glacés qui fouettent le visage, et les ombres, plus hautes, foncent les eaux qui redeviennent les eaux noires de l’automne. Le soir, sur une berge face au soleil couchant, le bivouac est somptueux.Hootalinqua – ancien poste de la police montée, ancienne mine d’or – est à la confluence du Yukon et de la Teslin (« la rivière qui descend des montagnes » dans le dialecte des indiens Tlingits). Les eaux lourdes du fleuve et celles rapides de la rivière, marron, chargées d’arbres mettent des kilomètres pour se confondre, pour se mélanger. Après quelques jours de navigation, la dimension est prise. Tout est démesuré. Les forêts sont immenses, impénétrables, les eaux violentes, insondables, la pluie soudaine, drue, le vent imprévisible, dément parfois, le soleil permanent, brûlant. Et puis il y a ce sentiment de bien-être qui mûrit au fond de moi, une sensation de liberté, d’être dehors, dans un grand dehors. Sensation aussi d’être en osmose avec la nature,

d’apprécier sa beauté et bien sûr son côté sauvage, inattendu, indomptable.

Passage du village de Carmack. Ce nom résonne de joie et de détresse. Il y a un siècle, quelques chanceux ont découvert de l’or, ont fait fortune ici, d ‘autres y ont “miséré” au sein d’un climat des plus hostiles (l’hiver, les températures flirtent avec les –55°C).Carmack, c’est aussi le passage des Five Fingers. Ces rapides suscitent toujours respect et appréhension. A la sortie d’un méandre, le fleuve se rétrécit des 2/3. Là, dans cet entonnoir, 4 immenses blocs rocheux qui semblent tombés du ciel sont

plantés, figés en terre. Des 5 doigts liquides, j’emprunte celui de droite qui est le plus large. Prisonnier du courant incroyable de cette veine d’eau, je crois l’image accélérée tant les vagues des hauts-fonds arrivent vite. Dans un complet

désordre, ces vagues d’un mètre cinquante “jouent’ avec l’embarcation. L’eau est si dure que chaque coup de pagaie semble se planter dans du béton. Des claques d’eau glacées me fouettent le visage, m’aveuglent, m’incitent à pagayer encore plus vite, encore plus fort. Tout s’emballe dans cette « bagarre de rue ». Et puis, aussi soudainement qu’il a commencé, le combat prend fin.A la confluence avec la White river, descendant des montagnes du Kluane, le spectacle se dévoilant devant moi est inouï. Comme à chaque printemps, la débâcle libère la nature de l’emprise de la glace. Destin inéluctable que cette libération, cette renaissance. Les arbres sur les berges des cours d’eau sont

les premiers témoins – à leurs dépens – de la fonte des glaces. Arrachés, démembrés, portés par la furie des eaux, ils errent de-ci de-là au fil du fleuve. Les confluences sont à l’image d’un champ de bataille, un désordre indescriptible y règne. Posés sur les hauts-fonds ou sur une tête d’île, les plus gros troncs sont alignés dans le sens du courant comme pour un nouveau départ.Monceaux erratiques, sentinelles du temps, ces amas de bois mort érodés et blanchis font partie intégrante du fleuve. Ils sont sa vie, son âme, son décor.Parfois des traces de civilisation m’interpellent. Deux drapeaux – l’un canadien, l’autre américain – plantés côte à côte, matérialisant ainsi la frontière au milieu de ce « nulle part » me paraissent dérisoires, incongrus même. Ce soir la tente reste pliée, je passe la nuit dans une cabane de trappeur. L’intérieur est simple, essentiel. La construction de bois donne une senteur enivrante et une atmosphère de sécurité, de quiétude. Je m’y sens tout de suite bien ; il est de ces sensations que l’on ne peut pas toujours expliquer.Chaque détail, chaque instrument (le poêle à bois, les gamelles, la hache…) évoquent des vies, des histoires, celles-là même, découvertes ou imaginées au travers de mes lectures d’adolescent. Des rêves d’enfants que je réalise, une insatiable quête dans ces contrées où l’imaginaire et le concret se tiennent par la main.

En croisant le cercle polaire arctique, j’arrive dans les Flats Yukon. Le fleuve, contraint de suivre un corridor, passe d’un relief tourmenté à une platitude assez déconcertante. Il prend alors ses aises, écarte les bras. Les méandres sont plus tortueux, facétieux. Sur ce fleuve parfois large d’une dizaine de kilomètres, ma progression s’effectue dans un dédale d’îles, d’îlots, de bancs de gravier, d’amoncellements de bois. Pour suivre le courant principal, il me faut veiller sur la moindre bulle d’air ou plume d’oiseau qui dérive. Il me faut aussi scruter les rives lors des croisements, des rencontres de flux, et veiller aux vaguelettes qui annoncent

64 Carnets d’Expé

Traversée de l’Alaska

Carnets 65 d’Expé

« Après quelques jours de navigation, la dimension est prise.

Tout est démesuré. »

Double page en fondVu du kayak, au ras de l’eau, le ciel est immensément grand…

Les rapides des « Five Fingers »

Itinéraire, en bleu navigation sur le Yukon, en rouge marche vers Kaktovik, en mauve retraite vers Arctic Village

Ci-dessous Passage des « Five Fingers »

les hauts-fonds. Cette platitude semble monotone mais elle me demande une attention de tous les instants.Le long du fleuve, accrochées à la rive, les roues à saumons tournent. Placé à des endroits judicieux, ce moyen de pêche ancestral – 2 paniers diamétralement opposés mus par la force du courant – va d’abord capturer le king. Il est le premier des salmonidés à remonter les rivières où il est né, pour y pondre et y mourir.Ce matin, dans un ciel bleu azur, les nuages s’étirent à l’infini. Assis dans le kayak, au ras de l’eau, le regard levé, le ciel me paraît immensément grand. J’ai l’impression de faire partie du paysage. Le vent n’est pas encore levé, l’eau est étale, ce silence inhabituel est lourd. Indicible sensation d’être vraiment “ailleurs”.

Et puis c’est l’arrivée à Fort Yukon. Après avoir navigué un mois durant, au gré d’eaux tumultueuses ou parfois plus assagies. Après des bivouacs tous plus somptueux les uns que les autres, passés dans cette « auberge aux 1000 étoiles », au gré des humeurs d’une météo plutôt favorable, cette dérive dans l’oubli prend fin. Brusquement. Un matin, au lieu de plier la tente, je plie le kayak. Sentiment bizarre que de remettre les pieds sur terre, comme arrêté en plein vol !

Sur la piste des caribous

La chaîne montagneuse de Brooks, située dans le nord-est de l’Alaska a été en 1960 décrétée « Zone Sauvage ». Vingt ans plus tard, le congrès américain vote l’Alaska Land Act qui double la surface de cette zone et la passe en « Refuge », la préservant plus encore de l’impact humain. Vivant sous ces latitudes, les esquimaux Inupiats et les indiens Athabascans contribuent aussi à la préservation de cet héritage ancestral.Là-haut se trouve donc ce refuge magique d’où je suis revenu changé. Cette contrée est si grande, si isolée, si rude que je m’y suis retrouvé comme au temps des premiers explorateurs : face à moi.Mon itinéraire dans la traversée de l’Arctic National

Wildlife Refuge suit pour une grande partie le cheminement séculaire de la migration des caribous. Ces bêtes à l’instinct grégaire passent le long et rigoureux hiver dans les forêts de pins à l’intérieur des terres, se nourrissant de mousses et de lichens. Puis avec le printemps, la débâcle libérant les cols enneigés, elles vont traverser la chaîne de Brooks et gagner le North Slope, les immenses plaines côtières de la mer de Beaufort. Là, elles pourront mettre bas, paître en relative tranquillité (les moustiques étant très nombreux…). L’accouplement se fera et, l’hiver revenant, les bêtes rejoindront l’abri des forêts. Plusieurs centaines de milliers de caribous vivent ainsi, semi-nomades, au rythme de l’hiver et de jours meilleurs.

Des températures caniculaires inhabituelles vont avoir des conséquences sur ma progression. Brûlant les immenses forêts de pins, ravageant mon terrain de jeu, d’importants incendies me contraignent à partir 100 kilomètres plus au nord, du petit village de Venetie. A remonter la vallée glaciaire de la rivière Chandalar, j’ai l’impression de marcher dans le jardin d’un géant. Elle est immensément longue : 150 kilomètres soit pour moi une semaine de marche. À chaque pas le paysage semble s’éloigner et moi courir derrière lui. Les teintes sont nombreuses et intenses. Entre les verts vifs et attirants des marécages et les verts laiteux des lits de rivières à sec, je ne sais que choisir : enlisement ou galets sournois ? Dans ce « bush d’Alaska » ma vitesse de progression est ridicule (2 à 3 km/h) et exige des efforts énormes.Les autochtones disent qu’il y a 2 saisons en Alaska : l’hiver : pendant 6 mois, le froid et la neige immobilisent les corps et la nuit arctique malmène les âmes, et les jours meilleurs : les 6 autres mois, le printemps, l’été et l’automne défilent, se bousculent. En juin et juillet, les jours s’allongent à l’infini, le crépuscule et l’aube se tiennent par la main. Toute vie - qu’elle soit animale ou végétale - est alors fécondée par le soleil. Tout renaît.Dans ce monde immobile, les variations de luminosité donnent du mouvement, passant des brumes matinales à l’estompe du soir. Puis le soleil, allant flirter avec l’horizon, se cache derrière le relief, un halo orangé sature alors le ciel, modifiant les ombres, adoucissant les formes.Quel que soit l’étage de végétation dans lequel je progresse, les forêts de pins denses, les fouillis inextricables d’aulnes, les marécages ou les empilements instables de rochers des lits de rivières à sec, les embûches sont permanentes. Le choix de l’itinéraire est subtil et seule l’intuition permet de voir et d’analyser, de sentir l’espace qui invite au passage. Les semaines défilent, mes sens ici exacerbés renaissent, sortent de la léthargie inhérente au monde civilisé. Cette jachère, de

nouveau cultivée, est inondée d’informations. Mon esprit est alors tout entier tendu vers l’émotion, vers un monde authentique.

J’arrive au pied de Guilbeau Pass, une des brèches dans les montagnes de Brooks. Dans cette trouée entre deux systèmes climatologiques (continental et arctique), calme et tempêtes se succèdent en quelques heures dans une exubérance éolienne capricieuse. Dans la montée vers le col, la vallée se rétrécit et, tout au fond, le torrent est tumultueux. Dans chaque courbe, il ronge les versants, créant des à-pics. Le passage dans les pentes d’éboulis instables est incontournable. Plusieurs fois l’inclinaison s’accentue, à chacun de mes pas le sol fuit, l’équilibre devient précaire. 200 mètres plus bas, le torrent attire. Sortant de la gueule de ce monstre, des grondements résonnent jusque dans les rochers alentour. L’arrivée au col est à l’image de la nature ici : surprenante et superbe. La montagne a, dans le fantasque de sa désolation et de son érosion, une beauté sculpturale. Le lac, aux eaux froides et transparentes, d’un vert insolent, piège le regard. Le ciel bleu pastel, vide de nuage, est immense dans sa nudité. Le soleil, permanent à cette saison est, ici plus qu’ailleurs, synonyme de vie. Ces quatre éléments s’unissent dans une chorégraphie divine. Ce bout de terre est indicible de calme et de sérénité… pour

l’instant. Et sur ce paysage, sur ce tableau d’impressionniste comme un dernier coup de pinceau - celui qui donne la lumière -, un troupeau de caribous passe. J’ai alors, là devant moi, le fruit de ma quête, ce que je suis venu chercher ici ; la pureté des émotions, des impressions, ce bien-être qui s’imprègne au plus profond de moi m’arrache des larmes. Après une nuit calme et réparatrice, mon réveil est majestueux. Soleil levant sur le lac, la crête des vaguelettes piège des étincelles de lumière. Une myriade de diamants scintille sur cet écrin vert émeraude. La journée de repos que je passe ici à apprécier ce spectacle divin mais éphémère est une plénitude !

Sur l’autre versant des Brooks, le climat arctique sévit. Le ciel est gris, nuageux, il fait 5°C, le vent oscille entre 50 et 60 km/h. Sur 200 kilomètres, je longe le bord de la rivière Hulahula. Ses affluents sont nombreux, leur franchissement délicat. Le matin étant le meilleur moment pour les traverser, je plante le bivouac sur la rive. Avec ces eaux nées là-haut de la fonte des neiges, surgit un vent froid. Une haleine glaciaire hante ces failles descendant des cimes. Ma nuit est froide, humide et psychologiquement

66 Carnets d’Expé

Traversée de l’Alaska

Carnets 67 d’Expé

« Dans ce bush d’Alaska ma vitesse de progression est ridicule et exige des efforts énormes »

Les animaux furent les seules rencontres de ce voyage

Au nord de Fort-Yukon, les incendies font rage

assez redoutable car malgré le grondement des eaux, j’entends le roulement d’énormes galets dans le fond de la rivière, bousculés par la force du courant. Je ne peux alors pas m’empêcher de penser aux gestes précis, fermes et lourds qu’il me faudra effectuer au milieu de ces eaux marron tumultueuses.Avec ces températures anormalement élevées, la fonte importante des neiges éternelles et des glaciers grossit les cours d’eau, faisant du moindre ruisselet un torrent furieux.À 3 jours de marche du but - le village de Kaktovik sur la mer de Beaufort -, je suis stoppé par la démence de la rivière Esebuk, progéniture diabolique du glacier du mont Michelson. 2 jours et 3 nuits à attendre une hypothétique baisse du niveau des eaux. Pendant des heures j’arpente la rive en quête d’un point faible, d’une combinaison de contre-courants, de rochers me permettant de poser pied sur l’autre berge. Submergé par les pluies glacées, l’humidité ambiante, le sol gelé (permafrost) gorgé d’eau et la débâcle des glaciers, je suis en train de couler. Des pans entiers d’illusions se délitent. A l’instar de Christophe Colomb, je rêve de m’agenouiller sur cette terre promise : l’autre rive. Haut sur le cours de la rivière, un rétrécissement dû à

un éboulement m’apparaît comme l’unique point faible - s’il en est un - de la débauche de puissance de ces eaux. De chaque côté trône un empilement chaotique de rochers, tels des avant-ponts avec au centre le courant principal qui est lisse tant il est profond et violent. 4 mètres, il fait juste 4 mètres de large. Le pas d’un géant ou l’insidieuse façon de me faire comprendre que je ne suis qu’un Homme ! Après 600 kilomètres de marche, serais-je arrêté dans mon élan par 4 mètres ? Je ne peux me résoudre à faire demi-tour sans tenter ce pas de géant. Dès les premiers mètres, les eaux glacées figent les articulations, raidissent les muscles. Je me jette dans le courant, pataugeant dans l’espoir de rejoindre l’autre rive. Une immense gifle glacée d’une force diabolique me projette sur les rochers en aval de la rive de départ. Le choc est violent, une douleur venant de la hanche gauche me transperce et me coupe le souffle. Je m’accroche alors au rocher comme à une corde au-dessus du vide. La douleur et l’hypothermie me paralysent. L’instinct de survie remontant de mon tréfonds me prend par la main, me fait réagir. Plus tard, au chaud dans le duvet avec une hanche douloureuse - mais pas cassée -, je me remémore ce plongeon où je me suis délibérément livré

corps et âme au destin. La rage et la hargne du guerrier m’ont quitté, je suis maintenant dans une phase d’acceptation.L’espoir - ou la chance - d’une évolution favorable de la météo (plus froide) ne devant pas être pris en compte, l’implacable comptage - 8 jours de nourriture restante, 14 jours théoriques de marche pour rallier Arctic village - m’impose une retraite « à marche forcée ».

Plus que 50 kilomètres pour arriver - enfin - à Arctic village. Depuis plusieurs jours déjà, la fumée des incendies voile l’horizon, l’odeur de brûlé est entêtante. Le vent de sud fait progresser les flammes parallèlement à mon itinéraire, mais parfois, il tourne à l’est et les pousse alors dans ma direction. Les oiseaux volent au ras des arbres, les caribous apeurés traversent devant moi ; tous fuient les flammes et vont se réfugier vers les lacs. Je progresse dans les marécages, coincé entre les forêts de pins et les lacs salvateurs. Les 13 heures de marche quotidiennes sont empreintes d’un sentiment de fuite. Sentant les flammes proches, malignes, je passe les deux dernières nuits enroulé dans la couverture de survie. Je veille, les yeux égarés aux confins de la voûte céleste.Arctic village, 22h30. Tel un zombi, amaigri, vidé, comme si quelque chose s’était évaporé en moi, le visage hagard, j’arrive devant la maison de Jimmy, un indien Athabascan. Je laisse tomber mon sac à dos et m’affale par terre. Sans un mot, il se lève de sa chaise, entre chez lui et revient avec une tasse de café qu’il m’offre. La boisson est chaude et goûteuse à souhait. Les larmes montent, je suis sur un nuage.

Le retour est difficile car il y a comme ça des aventures dont on ne garde que des soifs, à peine le temps de humer, de poser pied, d’entrevoir. Trop d’images m’appellent encore…Tellement de moments forts vécus là-bas : joie intense, instants de bonheur irradiant le cœur et l’âme. Mais aussi, livré aux éléments dans une nature rude, des moments de doute, d’autres « sur le fil ». Une plénitude d’émotions peu souvent atteinte avec, latent, un sentiment de frustration au travers de ces lignes : oui, la frustration de ne pas

pouvoir faire partager, faire vivre aussi fidèlement que je les ai vécus, tous ces moments d’une si rare intensité.

Le poème de Robert.W.Service est d’une redoutable vérité :

Il y a un pays où les montagnes sont sans nom,Et toutes les rivières s’y écoulent

Dieu sait où ;Il y a des vies errantes et sans but,Et la mort qui tient juste à un fil ;

Il y a des épreuves indicibles ;Il y a des vallées désertes et figées ;

C’est le Pays – oh ! il m’appelle et m’appelle,Je veux y retourner – et je le ferai.

Lors de ce périple j’aurai traversé 25

rivières

A gaucheLa nourriture

lyophilisée, quasi incontournable

En basEffets de lumières à l’arrivée de l’orage

68 Carnets d’Expé

Carnets 69 d’Expé

« J’ai alors, là devant moi, le fruit de ma quête,ce que je suis venu chercher ici. »

Traversée de l’Alaska

Départ pour 600 km dans le bush alaskan