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L'apport des sciences cognitives à l'étude de la perception en vision centrale et périphérique The contribution of cognitive science in the study of perception in central and peripheral vision Unité de Recherche en Sciences Cognitives et Affectives - URECA, Université Charles de Gaulle Lille 3, BP 149, 3, rue du Barreau 59650 VILLENEUVE-d'ASCQ, France INTRODUCTION Les sciences cognitives, que ce soit dans le cadre d'études comportementales ou neuro- cognitives, s'intéressent aux relations existant entre les informations véhiculées par les sys- tèmes sensoriels qui renseignent sur l'état de notre corps et du monde extérieur, et les infor- mations que nous avons stockées en mémoire lors des confrontations antérieures avec notre RFO 155 No. of Pages 11 Yann Coello (Professeur de Psychologie Cognitive et Neuropsychologie) Mots clés Vision Perception Action Sciences cognitives Keywords Vision Perception Action Cognitive science Adresse e-mail : [email protected] RÉSUMÉ Traditionnellement, les recherches en sciences cognitives s'intéressent aux mécanismes de la perception en essayant de modéliser le ltrage des entrées sensorielles, captées par les organes des sens, et leur interprétation sur la base des représentations cognitives construites par l'individu lors des interactions préalables avec son environnement physique et social. Sur la base de nouvelles données issues des recherches comportementales, en neuro-imagerie et de l'étude de patients cérébrolésés, cette conception passive de la vision a été récemment remise en cause, suggérant que la perception visuelle est un mécanisme actif dont les propriétés fonctionnelles sont fortement dépendantes de l'organisation et de la mise en oeuvre de la motricité volontaire. Les arguments scientiques et théoriques supportant cette conception incarnée (embodied) de la perception visuelle sont présentés et discutés en abordant succes- sivement les questions relatives à l'organisation fonctionnelle de la vision, aux propriétés de l'exploration visuelle, au rôle des mécanismes attentionnels et à la contribution fondamentale de l'action dans la perception visuelle. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. SUMMARY Traditionally, research in cognitive science explores perceptual mechanisms by modelling the ltering of sensory input captured by the sense organs and their interpretation on the basis of the cognitive representations constructed by individuals through prior interactions with physical and social environment. Based on the most recent data obtained in behavioural, neuroimaging and stroke patient studies, this passive approach of the visual system has been questioned. A new approach has been proposed suggesting that visual perception is an active mechanism with functional properties strongly depending on the organization and implementation of voluntary actions. Scientic and theoretical arguments supporting this embodied approach of visual perception are presented and discussed by successively addressing the issues of the functional organization of vision, the properties of visual exploration, the role of attentional processes and the fundamental contribution of action in visual perception. © 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Revue francophone d'orthoptie 2014;xx:111 Dossier / Formation Pour citer cet article : Coello Y. L'apport des sciences cognitives à l'étude de la perception en vision centrale et périphérique. Revue francophone d'orthoptie (2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.03.006 http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.03.006 © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. 1

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Revue francophone d'orthoptie 2014;xx:1–11 Dossier / Formation

L'apport des sciences cognitivesà l'étude de la perception en visioncentrale et périphérique

The contribution of cognitive science in the study ofperception in central and peripheral vision

Yann Coello(Professeur dePsychologie Cognitive

Unité de Recherche en Sciences Cognitives et Affectives - URECA, UniversitéCharles de Gaulle Lille 3, BP 149, 3, rue du Barreau – 59650 VILLENEUVE-d'ASCQ,France

et Neuropsychologie)

Mots clésVisionPerceptionActionSciences cognitives

KeywordsVisionPerceptionActionCognitive science

RÉSUMÉTraditionnellement, les recherches en sciences cognitives s'intéressent aux mécanismes de laperception en essayant demodéliser le filtrage des entrées sensorielles, captées par les organesdes sens, et leur interprétation sur la base des représentations cognitives construites parl'individu lors des interactions préalables avec son environnement physique et social. Sur labase de nouvelles données issues des recherches comportementales, en neuro-imagerie et del'étude de patients cérébrolésés, cette conception passive de la vision a été récemment remiseen cause, suggérant que la perception visuelle est un mécanisme actif dont les propriétésfonctionnelles sont fortement dépendantes de l'organisation et de la mise en oeuvre de lamotricité volontaire. Les arguments scientifiques et théoriques supportant cette conceptionincarnée (embodied) de la perception visuelle sont présentés et discutés en abordant succes-sivement les questions relatives à l'organisation fonctionnelle de la vision, aux propriétés del'exploration visuelle, au rôle des mécanismes attentionnels et à la contribution fondamentale del'action dans la perception visuelle.© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

SUMMARYTraditionally, research in cognitive science explores perceptual mechanisms by modelling thefiltering of sensory input captured by the sense organs and their interpretation on the basis of thecognitive representations constructed by individuals through prior interactions with physical andsocial environment. Based on the most recent data obtained in behavioural, neuroimaging andstroke patient studies, this passive approach of the visual system has been questioned. A newapproach has been proposed suggesting that visual perception is an active mechanism withfunctional properties strongly depending on the organization and implementation of voluntaryactions. Scientific and theoretical arguments supporting this embodied approach of visualperception are presented and discussed by successively addressing the issues of the functionalorganization of vision, the properties of visual exploration, the role of attentional processes andthe fundamental contribution of action in visual perception.© 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

INTRODUCTION entre les informations véhiculées par les sys-

Adresse e-mail :[email protected]

Les sciences cognitives, que ce soit dans lecadre d'études comportementales ou neuro-cognitives, s'intéressent aux relations existant

Pour citer cet article : Coello Y. L'apport depériphérique. Revue francophone d'orthop

http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.03.006© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

tèmes sensoriels qui renseignent sur l'état denotre corps et du monde extérieur, et les infor-mations que nous avons stockées enmémoirelors des confrontations antérieures avec notre

s sciences cognitives à l'étude de la perception en vision centrale ettie (2014), http://dx.doi.org/10.1016/j.rfo.2014.03.006

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Figure 1. (A) Distribution de la densité des cônes et des bâtonnets sur la rétine. (B) Variation de l'acuité visuelle en fonction de l'excentricitépar rapport à la fovéa (08).

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environnement physique et social. L'étude de la perceptionvisuelle s'inscrit dans ce champ et vise à mieux comprendrecomment les données sensibles, captées par les organes de lavision, prennent du sens au sein d'une structure cérébralefiltrant les données entrantes à partir des caractéristiquesdu spectre lumineux, mais aussi en fonction des expériencespassées. Cette question devient plus intense dès lors que l'onconstate que la vision est surtout au service de l'action. C'est-à-dire que le système visuel fournit les contenus permettantl'élaboration des intentions comportementales mais, qu'enretour, il est lui-même modulé par le système nerveux centralpour permettre la sélection et le traitement des informationssensorielles contribuant à la réalisation des actes moteursvolontaires. Cet article vise à présenter les données les plusrécentes en sciences cognitives permettant d'envisager, dansce cadre théorique, un début de compréhension du fonction-nement de la vision en s'appuyant sur les données scientifi-ques comportementales et en neuro-imagerie les plusrécentes, ou encore, sur l'étude des déficits perceptifs d'ori-gine neurologiques et fonctionnels.

LA PERCEPTION DANS LA MODALITÉ VISUELLE

L'étude du fonctionnement visuel, que ce soit la perception descènes naturelles, d'images ou d'environnements virtuels,nécessite que l'on s'intéresse, en premier lieu, à la natureet aux propriétés des informations véhiculées par les systèmessensoriels. Sur ce plan, le système visuel humain est carac-térisé par une absence d'homogénéité spatiale résultant de la

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répartition irrégulière des cellules photoréceptrices sur larétine : la vision centrale comprend une densité cellulaireavoisinant les 200 000 photorécepteurs par millimètre carré(les cônes, environ 6 millions) et permet la perception descouleurs et des détails fins (fréquences spatiales élevées)pour l'identification des objets ; tandis que la vision périphé-rique est dédiée à la perception des fréquences spatialesbasses et du mouvement permettant de remplir une fonctiond'alerte, sur la base d'un autre type de photorécepteurs (lesbâtonnets, environ 120 millions, Fig. 1A).La baisse de densité des photorécepteurs, lorsque l'on s'éloi-gne en vision périphérique, notamment les cônes, a un effetimportant sur l'acuité visuelle (Fig. 1B). Alors que l'acuitévisuelle sur les deux degrés de vision centrale est d'environd'une minute d'arc, ce qui permet de discriminer des objetsd'une taille de 3 centimètres à 100 mètres de distance, cetteacuité est divisée par cinq à 108 d'excentricité et par dix à 258d'excentricité, montrant la faible acuité spatiale de la visionpériphérique. L'absence d'homogénéité de la perceptionvisuelle, lorsque l'on maintient le regard en un point fixe, estbien illustrée par les œuvres artistiques de certains peintrescomme celles de Filip Francis (1988). La Fig. 2 montre unepeinture réalisée par cet artiste dont l'objectif était de repro-duire des carrés de même taille en alternant leur couleur surl'ensemble de la toile, mais en maintenant le regard fixe sur lebord gauche du tableau. Alors que le peintre tente de produiredes formes les plus régulières possible, on note une déforma-tion grandissante des tracés au fur et à mesure que l'ons'éloigne en vision périphérique. Ce travail artistique rend ainsiparfaitement compte de l'absence d'homogénéité des infor-mations visuelles sur la rétine et de l'ampleur des déformations

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Figure 2. Tableau : Filip Francis « En regardant à gauche, à la maindroite » (Nov. 88, acrylique sur toile - 100 � 100cm), Coll.Jean-Paul Robin. Courtesy Galerie Jean Brolly, Paris.

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en vision périphérique, attestant en cela de la supériorité de lavision centrale pour la perception visuelle des détails et desformes.La répartition non homogène des photorécepteurs sur la rétinelimite ainsi notre capacité à percevoir, avec précision, lesobjets visuels à la seule vision centrale étalée sur 28 d'anglevisuel. Le développement d'une vision centrale sophistiquée,combiné à la capacité à déplacer avec précision et rapidité lesyeux, constitue une évolution phylogénétique essentielle dontl'objectif est de sélectionner les informations visuelles les pluspertinentes parmi le flux sensoriel entrant [22]. Sur le planscientifique, l'enregistrement des mouvements oculaires per-met d'étudier les mécanismes associés à la sélection desinformations visuelles ainsi que les conditions d'émergencede la vision consciente [10,12]. En s'appuyant sur cetteméthode, les liens entre perception, motricité et conscience

Figure 3. Perception des saillances visuelles. Les zones de contraste luune carte de saillance. L'exploration oculaire spontanée peut être m

similitude de la carte des saillances visuelles et l

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peuvent être mieux appréhendés et les comportements aussidifférents que l'exploration des contenus visuels naturels ouvirtuels, la perception des objets ou encore le traitement dulangage peuvent être mieux compris. En retour, il devientpossible d'étudier comment les mécanismes cognitifs liésà l'intentionnalité ou l'expertise influencent l'explorationvisuelle [3]. L'articulation des données sensibles et des repré-sentations stockées en mémoire représente, en effet, un desaspects fondamentaux de la perception visuelle. Les traite-ments de bas niveau permettent d'extraire les caractéristiquesphysiques des contenus visuels (contrastes, fréquences spa-tiales, couleurs, mouvements, etc. . .). Les processus de hautniveau, quant à eux, permettent de mettre en œuvre desstratégies d'exploration appropriées [13,16]. Les traitementsde bas niveau sont modélisables sous la forme de cartes desaillance qui permettent d'identifier algorithmiquement leszones recelant potentiellement des informations visuelles uti-les [15]. (Fig. 3). Les traitements de haut niveau vont venirmoduler les traitements de bas niveau pour spécifier les zonesd'intérêt qui vont donner lieu à un traitement visuel approfondi,en fonction des intentions et des connaissances préalables del'observateur [14]. (Fig. 4).Cette articulation des traitements sensoriels et des traitementscognitifs dans la perception visuelle fait intervenir des réseauxneuronaux distincts. Alors que les premières étapes du trai-tement visuel repose sur un mécanisme direct (nommé feed-forward) faisant intervenir des structures du mésencéphalecomme le colliculus supérieur (détection des saillances visuel-les, (Fig. 3), et la formation réticulée (déclenchement dessaccades oculaires), l'étape cognitive implique une projection(nommée feedback) de structures corticales comme le champoculaire frontal (frontal eye field) et le cortex pariétal sur lesstructures de traitement sensoriel de plus bas niveau. Le rôlede ces structures corticales est de venir moduler le contrôlevisuel basé sur les cartes de saillance colliculaires contenantl'ensemble des informations présentes dans le champ péri-phérique. Ce mécanisme est bien illustré par l'étude des effetsd'amorçage (priming, connaissance préalable) sur l'explora-tion visuelle (Fig. 4). Lorsque la présentation d'une imageambiguë (image dégradée d'un dalmatien, centre de laFig. 4) est précédée par la présentation d'une image de chien,l'identification du dalmatien est plus rapide et l'explorationvisuelle se centre davantage sur l'objet cible. L'activation

mineux les plus marquées d'une image peuvent être modélisées parodélisée sur une carte des fixations oculaires. On peut noter laa carte des fixations visuelles spontanées [4].

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Figure 4. Représentation d'une image ambiguë (centre-haut) et de l'exploration oculaire de cette image selon que l'information qui précèdeest un chien ou un stimulus neutre (prime ou amorçage). On peut noter que l'activation de la représentation "chien'' favorise la détection du

dalmatien dans l'image ambigüe (effet d'amorçage). L'effet des connaissances préalables sur l'exploration oculaire est dépendant del'influence des champs oculomoteurs frontaux (frontal eye field) sur les structures de contrôle de l'oculomotricité (colliculus supérieur, Figurecentre-bas). Les zones explorées sont représentées par les points colorés, la densité de l'exploration visuelle est matérialisée par la couleur

des points allant du bleu (faible densité) au rouge (forte densité).

Y. CoelloDossier / Formation

d'un concept relié à la cible (chien) induit une modulation dutraitement des saillances visuelles par une action inhibitricedes aires frontales sur les structures de contrôle oculaire(colliculus oculaire), ce qui permet d'identifier plus rapidementle dalmatien dans l'image dégradée et de négliger les saillan-ces visuelles non pertinentes. A l'inverse, l'activation d'unconcept neutre (ville), ne produit pas l'effet d'amorçageescompté et l'exploration visuelle se répartit sur l'ensemblede l'image, principalement guidée par l'ensemble des saillan-ces visuelles.

LES MÉCANISMES DE L'EXPLORATIONVISUELLE

Ainsi, la perception visuelle repose, en premier lieu, sur ladétection des saillances qui, dans une scène visuelle, per-mettent de localiser les variations de luminance, de couleur, detaille ou d'orientation des éléments qui la composent, ainsi queleurs changements au cours du temps. La détection des sail-lances, notamment les contrastes lumineux, revêt un carac-tère adaptatif lié au fait que les contrastes lumineux sontgénéralement associés à un contour visuel permettant delocaliser le bord d'un objet (Fig. 5). La vision est ainsi orientée

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préférentiellement vers la perception des contours et desobjets. Un stimulus visuel sans contour n'attire pas le regardet, de ce fait, ne donne pas lieu à une exploration visuelle (c'estle cas des surfaces homogènes). Ce biais perceptif vers lescontours et les objets peut être à l'origine d'illusions visuelles(Fig. 5). Avant que les mécanismes de reconnaissance n'inter-viennent pour contrôler le regard, l'exploration visuelleconsiste ainsi à détecter les saillances dominantes et, à partirde ces saillances, organiser, de proche en proche, l'explora-tion de la scène visuelle pour reconstruire, pas à pas, lecontenu que l'œil ne perçoit que par bribes successives(Fig. 6). L'expérience réalisée par Findlay [7] illustre parfaite-ment ce mécanisme d'exploration par déplacement progressifdu regard. Dans cette étude, les participants devaient trouverune cible (par exemple une croix rouge) parmi un ensemble de16 distracteurs disposés tout autour de 2 cercles de taillesdifférentes. Parmi les distracteurs, 3 avaient la même formeet la moitié avait la même couleur que la cible. La tâche pourles participants était de déplacer les yeux le plus vite possiblesur la cible pré-spécifiée, en effectuant 64 essais successifs.L'auteur a analysé la précision de la première saccade oculaireuniquement, cette dernière étant censée l'informer de la sail-lance visuelle prioritairement identifiée comme étant en adé-quation avec la cible visuelle. Les résultats présentés sur laFig. 6 sont représentatifs de ce que l'on observe dans une telle

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Figure 5. L'inhibition réciproque des cellules visuelles représente le mécanisme à la base de la détection des contours. Chaque cellulephotosensible inhibant ses voisines, les surfaces homogènes donnent lieu à une activation monotone (a et c). A l'inverse, la présence d'uncontour donne lieu à une hyperactivation du côté du contraste le plus élevé et une hypoactivité du côté du contraste le plus faible (b). Ce

mécanisme, à l'origine de la détection des contours, peut être à l'origine d'illusion visuelle : si l'on fixe le point du centre (bas-droite), le halogris qui n'a pas de véritable contour disparait du champ de la conscience perceptive.

Figure 6. (A) Exemple d'exploration d'une image par enchaînement de saccades oculaires de proche en proche. (B) Représentation despremières saccades oculaires (64 essais) lorsque la tâche consiste à localiser une croix rouge parmi des éléments qui sont des croix

(vertes) ou des carrés et triangles (verts ou rouges) selon que la cible est sur le cercle proche ou éloigné. Sur la droite, un trajet oculairereprésentatif quand la cible est positionnée sur le cercle le plus éloigné. [7].

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situation. Tout d'abord, la distribution des saccades oculairesmontre une grande variabilité, ce qui indique que la simpleidentification d'un objet possédant des caractéristiques parti-culières (croix rouge) reste une tâche difficile pour le systèmevisuel. D'autre part, on note que lorsque la cible se trouve dansl'espace proche du point de fixation (centre du dispositif), l'œilse déplace directement vers la cible avec un taux de succèssatisfaisant équivalent à 64 %. Les déplacements vers les

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stimuli positionnés sur le plus grand cercle, c'est-à-dire au-delà de la cible, sont faibles (2,6 %). A l'inverse, quand la ciblese trouve parmi les éléments positionnés sur le plus grandcercle, seuls 26 % des déplacements oculaires atteignentdirectement la cible. Les erreurs de déplacement vers unélément se trouvant plus proche du point de fixation sont trèsélevées (61 %). Cette étude montre ainsi que l'identificationd'un objet singulier, notamment en vision périphérique, mais

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Figure 7. Amplitude des saccades oculaires lors de l'exploration d'une scène visuelle présentée sur un écran d'ordinateur 220 0

(1600 � 1200 pixels). Les graphiques du haut montrent la distribution de l'amplitude des saccades oculaires et la durée des fixationsoculaires au fur et à mesure que l'exploration visuelle progresse. L'image en bas à gauche représente un exemple des stimuli utilisés. Adroite, le graphique représente le rapport existant entre l'amplitude des saccades et la durée des fixations oculaires. La partie en vert

exprime le fonctionnement de la vision ambiante et la partie en rouge exprime le fonctionnement de la vision focale [18].

Y. CoelloDossier / Formation

dont les caractéristiques sont communes aux autres objetsdispersés aux différents endroits de la scène visuelle, est unesituation complexe pour le système visuel. Par ailleurs, ellemet en évidence que l'exploration visuelle se fait par dépla-cements successifs allant des éléments les plus proches versles éléments les plus éloignés de la scène visuelle.La partie droite de la Fig. 6 décrit le trajet oculomoteur de l'undes participants ayant pris part à cette étude. Après unelatence de 200 ms sur un point de fixation central, l'œil sedéplace en premier lieu vers un stimulus qui l'attire, du fait desa grande proximité avec des éléments de couleur rouge setrouvant à proximité. Puis, notant qu'il ne s'agit pas d'une croix(135 ms), une saccade oculaire est déclenchée vers le bas oùune croix (entourée de couleur rouge) est détectée. Une sac-cade de correction pour repositionner l'œil correctement sur lestimulus a lieu après une latence de 110 ms. Notant unenouvelle fois qu'il ne s'agit pas de la cible (160 ms), le systèmevisuel déclenche une saccade oculaire vers un stimulus rougese trouvant plus haut, mais qui n'est toujours pas la croix(230 ms), avant de, finalement, localiser la cible recherchée.Cette situation expérimentale illustre parfaitement le fonction-nement oculomoteur. Les saillances visuelles (formes, cou-leurs) pilotent l'exploration visuelle avec une organisationtemporelle centrifuge permettant d'amener progressivementle regard des éléments saillants proches vers les élémentssaillants plus éloignés dans l'image.Enfin, lors de l'exploration de nouvelles scènes visuellescomplexes et de grande taille angulaire, le système visuelorganise l'exploration oculaire en deux phases. Une premièrephase consiste à effectuer des saccades oculaires de grandeamplitude et des fixations oculaires de courte durée, parcou-rant l'ensemble de la scène visuelle (pendant environ 10 à

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30 saccades oculaires). Cette phase correspond à la visionambiante qui consiste à percevoir la structure globale de lascène visuelle et à identifier sa catégorie d'appartenance.Cette première phase est suivie d'une seconde phase compo-sée de saccades oculaires de faible amplitude et des fixationsoculaires de longue durée, permettant le traitement plus précisdes différents éléments de la scène visuelle. Cette phasecorrespond à la vision focale qui permet une perception appro-fondie des objets principaux composant la scène visuelle[9,18]. (Fig. 7).

EXPLORATION ET ATTENTION VISUELLES

L'exploration visuelle s'accompagne d'une fluctuation descapacités perceptives liée à deux phénomènes : l'absenced'homogénéité de la distribution des cellules photoréceptriceset la relation stricte existant entre orientation du regard etattention visuelle [19]. Tout d'abord, la densité des photoré-cepteurs étant très forte au centre de l'œil (2 degrés d'anglevisuel correspondant à la fovéa), confère à cette région un rôleprépondérant dans la détection des contours, des formes etdes couleurs. Cette particularité est à l'origine d'une perceptiondifférenciée des informations visuelles selon qu'elles se trou-vent en vision centrale (jusqu'à 5 degrés d'excentricité autourdu point de fixation) ou en vision périphérique (au-delà de5 degrés d'excentricité). D'autre part, la perception visuelledépend de processus attentionnels qui sont intrinsèquementliés aux mécanismes oculomoteurs (théorie prémotrice del'attention visuelle, [21]). Ainsi, le déplacement de l'œil versune saillance visuelle est toujours influencé par la présence

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Figure 8. Dispositif expérimental et orientation de l'œil dans les conditions Rotation et No-rotation. Les graphiques de droite montrent leseffets d'amorçage (en secondes) pour une cible présentée du côté temporal dans les conditions No-rotation (gauche) et Rotation (droite), etselon que l'amorce est valide (même côté que la cible), ou invalide (côté opposé à la cible). L'effet d'amorçage ne s'observe que dans la

condition de vision naturelle sans rotation [5].

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d'autres saillances visuelles. Lorsqu'un distracteur est présentdans la scène visuelle à proximité d'une cible visuelle, latrajectoire de l'œil est déviée en direction du distracteur pourles temps de traitement courts (< 200ms) et à l'opposé dudistracteur pour les temps de traitement plus longs (> 200ms).Un des arguments majeurs en faveur d'un lien entre attentionet oculomotricité a été fourni par Craighero et al. [5] dans uneétude de perception visuelle au court de laquelle l'orientationde l'oeil était initialement manipulée. La tâche consistait à fixerun point central en condition naturelle (No-rotation) ou encondition de positionnement de l'œil en excentricité maximale(Rotation). En excentricité maximale, l'œil peut se déplacer ducôté nasal mais pas du côté temporal, bien que la perceptiond'une cible visuelle reste possible des deux côtés. La tâchepour les participants consistait à appuyer sur un dispositif deréponse dès lors qu'une cible apparaissait d'un côté ou del'autre du point de fixation. Au cours de certains essais, unindice préalable était fourni avant la présentation de la cibleindiquant le côté où celle-ci allait apparaître. L'indice étaitparfois valide (V), parfois invalide (I) c'est-à-dire orienté ducôté opposé à l'apparition de la cible. Quand l'indice étaitvalide, le temps de réaction était réduit, ce qui s'observe dansla Fig. 8, condition No-rotation (la valeur 0 correspond autemps de réponse dans la condition sans indice, un tempsnégatif indiquant un effet de facilitation se traduisant par uneréponse plus rapide que dans la condition sans indice). Al'inverse, quand l'indice était invalide, le temps de réactionaugmentait (effet d'interférence). Les données de la Fig. 8montrent l'effet d'amorçage lié à l'indice quand la cible visuelleétait présentée du côté temporal. On observe que l'effetd'amorçage lié à l'indice est présent quand l'œil est en positionnaturelle (No-rotation), mais disparait quand l'œil est posi-tionné en excentricité maximale (Rotation). L'absence de pos-sibilité de mobiliser l'œil du côté temporal dans la conditionRotation élimine l'effet d'amorçage démontrant, en cela, queattention spatiale et oculomotricité sont intimement liées. Enaccord avec cette théorie, Beauchamp et al. [1] ont montré queles régions cérébrales impliquées dans l'oculomotricité, enparticulier le champ oculaire frontal, le sillon intrapariétal etle cortex latéral occipital, sont également activées lors de laréorientation de l'attention visuelle sans déplacement oculaire.La mise en évidence d'un lien entre perception, attentionet contrôle oculomoteur remarquable sur le plan

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phénoménologique comme sur le plan physiologique, a permisde montrer que la perception est fortement dépendante del'orientation de l'attention, même quand l'œil n'est pas mobiliséactivement. Deubel et Schneider [6] ont réalisé une étude aucours de laquelle les participants devaient fixer un point defixation au centre de l'écran d'un ordinateur (Fig. 9). De part etd'autre du point de fixation, trois cibles de couleur étaientvisibles. Chaque cible contenait en son centre le chiffre huit.700 ms après la présentation du point de fixation, un indicespatial coloré sous la forme d'un triangle apparaissait aucentre de l'écran pendant une durée de 500 à 1000 ms. Ladirection de l'indice spécifiait le côté (droit-gauche) à sélection-ner et sa couleur indiquait la cible vers laquelle il fallait déclen-cher une saccade oculaire. A la suite de ce délai, l'indicedisparaissait ce qui représentait, pour le participant, le signalde déclenchement de la saccade oculaire vers la cible. Ledéclenchement d'une saccade intentionnelle s'effectue géné-ralement avec une latence d'environ 180 ms, ce délai séparantl'apparition du signal de déclenchement de la saccade ocu-laire. Pendant ce temps de réaction, les chiffres 8 présents aucentre des cibles se transformaient en chiffres 2 ou 5 après60 ms et pendant une durée de 120 ms, sauf à un endroit ou le8 se transformait en un E présenté à l'endroit ou en miroir. Aubout de 120 ms de présentation, les chiffres et les lettresdisparaissaient et le participant effectuait la saccade oculaireprogrammée. Après avoir effectué cette saccade oculaire, lesparticipants devaient répondre de manière impérative si le Eprésenté était à l'endroit ou enmiroir. Les expérimentateurs ontexaminé, a posteriori, le pourcentage de bonnes réponses enfonction de la position de la cible sélectionnée pour la saccade,et de l'emplacement du E à l'endroit ou en miroir. Les résultatsobtenus sont stupéfiants (Fig. 9). Les participants sont parve-nus à identifier avec précision l'orientation du E, uniquementdans le cas ou le E à l'endroit ou en miroir était positionnéexactement où se trouvait la cible pour la saccade oculaire. Lalettre restait difficile à percevoir lorsqu'elle était positionnée enun lieu différent de celui de la cible pour la saccade oculaire,même lorsque l'emplacement de la lettre était plus proche de lafovéa que la cible pour la saccade oculaire. Ainsi, l'explorationvisuelle modifie la perception bien avant que le regard nechange de position. Environ 100 ms avant que l'œil necommence son déplacement, la perception est déjà optimiséeet circonscrite à l'endroit où se trouve la cible à atteindre. La

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Figure 9. Organisation temporelle de l'expérience conduite par Deubel et Schneider [6] et résultats de l'expérience. On peut noter que ladétection du E à l'endroit ou en miroir n'est possible que lorsque l'affichage de la lettre coïncide spatialement avec la cible de la saccadeoculaire. Quand la lettre est positionnée sur un autre emplacement que celui de la saccade oculaire programmée, la détection reste au

niveau du hasard (50 %).

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perception en vision périphérique est ainsi déterminante pourla conscience visuelle. Des études complémentaires ont éga-lement montré que l'allocation de l'attention, lors de l'explora-tion visuelle, et l'optimisation de la perception pouvaient sefaire sur plusieurs sites en parallèle lorsque, par exemple, ilfaut déplacer son regard en deux endroits successifs (pro-grammation anticipée d'une séquence de deux saccades ocu-laires, [20,23]. En demandant à des participants de suivreplusieurs cibles se déplaçant aléatoirement, ces expériencesont montré que l'allocation de l'attention visuelle peut se fairesur plusieurs endroits, mais avec une limite de 5 à 6 empla-cements au maximum pouvant être traités en parallèle.

RÔLE DE L'ACTION DANS LA PERCEPTIONVISUELLE

L'exploration visuelle ne sert pas uniquement à déplacer leregard et à identifier les saillances visuelles. Elle permet éga-lement d'identifier les éléments de l'environnement avec les-quels on peut interagir. La vision a ainsi une fonctionadaptative puisqu'elle permet la mise en œuvre de compor-tements adaptés dans un environnement particulier. En consé-quence, on peut s'attendre à ce que la perception visuelle soitbiaisée en direction des propriétés des éléments de l'environ-nement favorisant les comportements adaptatifs. C'est, eneffet, ce qu'ont montré Wykowska et al. [25] dans une étudeconsistant à effectuer une tâche perceptive avant de réaliserun mouvement volontaire de pointage d'un objet avec l'index,ou un mouvement de saisie de ce même objet avec la maindroite. La tâche de pointage impliquait simplement de localiserla cible à atteindre, tandis que la tâche de saisie impliquait, enplus, d'identifier la taille de l'objet à saisir. La tâche perceptiveétait effectuée avant la réalisation de l'action motrice et consis-tait à trouver, parmi un ensemble de 28 points (cercle gris de1.78 d'angle visuel avec un contraste lumineux de 15 cd/m2)présentés sur un écran d'ordinateur, celui qui avait une lumi-nance plus forte (58 cd/m2) ou une taille plus petite (1.18d'angle visuel). L'expérience consistait, ainsi, à tout d'abord

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préparer un mouvement particulier (pointage ou saisie, à partird'une indication fournie par une image pendant 1500 ms)après avoir fixé une croix de fixation (500 ms). Le mouvementindiqué ne devait pas être réalisé tant que la cible à atteindrene s'allumait pas. Les 28 points étaient alors présentés surl'écran d'ordinateur pendant une durée de 100 ms et le sujetdevait identifier si un des éléments variait par sa luminance ousa taille (voir Fig. 10). Le jugement sur la présence-absence dela cible était fourni en appuyant sur une des touches du clavierd'ordinateur. Une fois la tâche perceptive réalisée, le mouve-ment de pointage ou de saisie était effectué en direction del'objet présent en dessous de l'écran d'ordinateur. Les résultatsmontrent que la rapidité de détection de la cible visuelledépendait à la fois de la caractéristique recherchée (contrasteou taille) et du mouvement préparé à l'avance. Tout d'abord, ilest plus rapide de détecter un changement de luminance(500 ms) qu'un changement de taille (570 ms). D'autre part,la détection d'un changement de luminance est plus rapide de80 ms lorsque le mouvement à préparer est un pointage,tandis que la détection d'un changement de taille est plusrapide de 60 ms lorsque le mouvement à préparer est unesaisie. Ainsi, la préparation d'une action modifie directementles capacités du système en facilitant le traitement des don-nées sensorielles utiles pour la réalisation de la tâche motrice[2], pour des résultats similaires).D'autres résultats sont venus corroborer le rôle déterminant del'action pour la perception visuelle. Tout d'abord, sans inter-action avec l'environnement dès le plus jeune âge, la fonctionvisuelle ne se développe pas correctement, même quand lesystème visuel reçoit des stimulations sensorielles. Ce phé-nomène a été démontré pour la première fois par Held et Hein[11] qui, en étudiant la perception visuelle chez le chat, ontmontré qu'un chat qu'on laisse se déplacer et voir le mondeenvironnant, reste aveugle à la perception de l'espace s'il nepeut voir et se déplacer en même temps (les déplacementssont possibles dans l'obscurité, uniquement dans ce cas).Dans leur étude, deux chats issus d'une même portée ontété placés dans l'obscurité pendant une période de 8 à12 semaines. A l'issue de cette période, ils ont été placésdans une pièce éclairée 3 heures par jour, pendant

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Figure 10. Organisation temporelle de l'expérience conduite par Wykowska et al. [25] et résultats de l'expérience. On peut noter que ladétection du changement de luminance est facilitée lorsque le mouvement préparé est un mouvement de pointage, tandis que la détection

du changement de taille est facilitée lorsque le mouvement préparé est un mouvement de saisie.

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6 semaines, mais en étant reliés par un axe horizontal à l'inté-rieur d'un carrousel. Un des chats pouvait marcher le long d'uncercle dans le carrousel, mais quand il se déplaçait, il entraî-nait avec lui l'axe à l'extrémité duquel se trouvait l'autre chatplacé dans un panier. Ce dernier recevait donc les mêmesstimulations visuelles que le premier chat, mais il ne pouvaitjamais mettre en correspondance les stimulations visuellesavec sa propre motricité. Plusieurs tests, effectués au bout de6 semaines de pratique, ont montré que le chat qui a pumarcher dans le carrousel était très adroit et parfaitementadapté à sonmilieu quand on le remettait en liberté. A l'inverse,le chat qui était resté confiné dans le panier, montrait unecécité spatiale. Il ne percevait ni le vide, ni le bord des tables,ni les obstacles présents sur son chemin. Il tombait dans lestrous et percutait les obstacles en ne montrant aucune formed'adaptation à son environnement. Ces travaux, un peuanciens, ont récemment trouvé un renouveau d'intérêt dansle contexte des progrès effectués en chirurgie ophtalmolo-gique. En 2003, l'équipe de Ione Fine de l'Université deWash-ington a eu l'opportunité de tester les capacités visuelles d'unpatient opéré d'une amblyopie visuelle, après 40 années decécité visuelle complète [8]. En effet, Mike May, à l'âge de3,5 ans, a subi une détérioration chimique des deux yeux qui aentraîné une perte totale de la vue. Il ne lui restait que quel-ques sensations de lumière mais aucune perception descontrastes lumineux ou de la forme des objets. Il conservaitles yeux fermés la plupart du temps. La vue lui a été restituéesuite à une tentative réussie de transplantation de cornéeà l'âge de 43 ans associée à l'implantation de cellules sou-ches dans l'œil droit. Il a rapidement retrouvé une acuitévisuelle d'environ 5 dixièmes. Les tests effectués sur sescompétences visuelles ont montré une bonne perceptiondes formes, du déplacement des objets et du mouvementbiologique. Malgré ces performances encourageantes dès ledébut de la période postopératoire, Mike May n'a jamaisréussi à retrouver une perception des volumes ou de la pro-fondeur spatiale. L'absence de mise en relation des informa-tions visuelles avec sa propre motricité, pendant de troplongues années, a empêché Mike May d'accéder à la per-ception visuo-spatiale et à la perception précise des proprié-tés tridimensionnelles de son environnement.

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De manière surprenante, l'expérience motrice peut égalementmodifier les catégories perceptives que nous construisonspour permettre une différenciation des objets rencontrés auquotidien. Sur cette question, Smith [24] a montré que lorsquel'on présente un objet inconnu à un enfant âgé de 2,5 ans,nommé pour l'occasion "wug'', et que l'on demande à l'enfantde l'utiliser en le déplaçant verticalement le long d'un arbre, ouhorizontalement le long d'une route (3 répétitions), le conceptperceptuel de l'objet que va se construire l'enfant va êtreaffecté par l'usage qu'il aura fait de cet objet. En particulier,si après avoir utilisé le "wug'' l'expérimentateur propose deuxautres objets, aucun similaire au "wug'' car plus allongésverticalement ou horizontalement (Fig. 11A), mais en luidemandant d'indiquer "lequel de ces deux objets est unwug ?''. L'enfant ayant utilisé l'objet en faisant des mouve-ments verticaux choisira, dans 70 % des cas, l'objet allongéverticalement, alors que l'enfant ayant utilisé l'objet en faisantdes mouvements horizontaux choisira, dans 70 % des cas,l'objet allongé horizontalement. Le résultat de cette étudemontre, ainsi, comment les données sensibles et les actesmoteurs volontaires interagissent dans la formation desconcepts et l'interprétation des nouvelles informationsvisuelles.Comme nous l'avons vu précédemment, l'exploration visuellenécessite une organisation stratégique des déplacementsoculaires afin que les différentes saillances visuelles puissentêtre explorées, de manières cohérente et efficace, tout enlaissant place à l'intervention des connaissances acquisesaux cours des expériences antérieures. La perception d'uneimage visuelle s'effectue ainsi par superposition des informa-tions obtenues lors des différents déplacements oculaires. Dece fait, on peut s'interroger sur le rôle de l'oculomotricité dansl'appropriation des informations perçues lors de l'explorationd'une scène visuelle. Cette question a été abordée par Olivieret Labiale [17], qui se sont intéressés à la question du perceptvisuel résultant d'une exploration contrôlée des informationsprésentes dans une scène visuelle. Dans l'expérience qu'ilsont conçue, les participants devaient compter le nombre d'élé-ments se trouvant à l'intérieur de points rouges disposés lelong d'un tracé particulier. Le tracé était le même pourl'ensemble des participants, et visible pendant 5 secondes

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Figure 11. (A) Stimuli utilisés dans l'expérience de Smith [24] lors de la phase d'entraînement (wug) et de test (stimuli-test). (B) Stimuli(gauche) et résultats (droite) obtenus lors de l'expérience de Olivier, Labiale & Celse [17].

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avant l'expérience et également tout au long de celle-ci. Sansen informer les participants, les expérimentateurs ont présentéà un groupe de participants les points rouges au niveau desangles du tracé (dessin de gauche sur la Fig. 11B). Dans cecas, les déplacements oculaires étaient congruents avec letracé. Pour un autre groupe de participants, les points rougesse trouvaient positionnés au niveau des angles du tracé à l'ex-ception de deux de ces points (dessin de droite sur la Fig. 11B).Dans ce cas, les déplacements oculaires étaient non-congruents avec le tracé. Les participants effectuaient la tâchede comptage des éléments se trouvant à l'intérieur des pointsrouges, douze fois de suite. A l'issue de cette tâche expérimen-tale, il était demandé aux participants de retrouver parmi 4 des-sins celui qui, seloneux, avait été affiché pendant toute la phaseexpérimentale. Parmi les 4 dessins, on retrouvait le dessincorrespondant à la condition congruente, celui correspondantà la condition non-congruente (c'est-à-dire le tracé oculaire), etdeux dessins-distracteurs ne correspondant ni au tracé vu, ni autracé oculomoteur. Les résultats montrent que les participantsont été fortement influencés par le parcours oculaire effectué.De manière surprenante, les participants du groupe non-congruent rapportent majoritairement (11/18) avoir eu devanteux, pendant l'expérience, le dessin qu'ils ont exploré à l'aide desaccades oculaires, alors que ce dessin ne leur a jamais étéprésenté. Ainsi, cette étudemontreque la perception visuelle nerepose pas sur la simple appréciation des données captées parl'œil, mais que les stratégies d'exploration et l'activité motriceassociées aux traitements des contenus visuels représententune véritable composante de la perception et de la mémorisa-tion visuelle.

CONCLUSION

L'ensemble de ces données montre ainsi que la perceptionvisuelle s'organise pour satisfaire aux fonctions d'identificationet d'alerte qui sont essentielles pour la survie des espèces, etpour le développement des comportements adaptés lors des

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interactions avec l'environnement. De ce point de vue, la visioncentrale et périphérique jouent un rôle fonctionnel complémen-taire. Toutefois, la perception ne consiste pas à simplementinterpréter les données captées par le système visuel. Laperception est avant tout le résultat de l'interaction entredes variables associées au fonctionnement de l'appareil ocu-laire, aux mécanismes de l'attention visuelle et aux modalitésd'interaction physique avec l'environnement. La perceptionvisuelle doit ainsi être considérée, non pas comme un pro-cessus passif d'interprétation des entrées sensorielles, maiscomme un véritable processus actif trouvant ses racines dansles relations entre le corps, la motricité et les données sensi-bles. Mieux comprendre ces relations, c'est-à-dire l'inscriptioncorporelle de la perception, représente un challenge scienti-fique majeur pour les années à venir.

Déclaration d'intérêtsL'auteur déclare ne pas avoir de conflits d'intérêts en relation avec cetarticle.

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