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L’archipel de Caïn Pierre Perrault et l’écriture du territoire Essai Daniel Laforest Extrait de la publication

L'archipel de Caïn… · c’est le titre de poète qu’il a toujours revendiqué. L’archipel de Caïn est le premier livre à offrir un regard d’ensem-ble sur son travail littéraire

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    Pierre Perrault est surtout connu pour ses films. Il en a réaliséprès de vingt dont Pour la suite du monde, en 1963, et Un payssans bon sens, en 1970. Mais il a aussi écrit et réalisé des émis-sions radiophoniques et il a fait paraître un grand nombre delivres : des transcriptions commentées et illustrées de six de sesfilms, une pièce de théâtre, des récits, des essais et des recueilsde poèmes. Quel que soit son mode d’expression, cependant,c’est le titre de poète qu’il a toujours revendiqué.

    L’archipel de Caïn est le premier livre à offrir un regard d’ensem-ble sur son travail littéraire. Daniel Laforest y questionne lesdéplacements incessants de Perrault à travers le territoire duQuébec – entre la ville et la campagne, entre le familier etl’étranger, entre la parole et l’écoute, entre les images et les motset, partant, entre le Québec et son devenir – afin de compren-dre le rôle fondamental du langage, de la nation et de la culturechez un auteur qu’on s’est trop souvent contenté de lire à recu-lons. Le résultat s’avère fort surprenant.

    Professeur adjoint d’études françaises àl’Université d’Alberta, Daniel Laforestmène des recherches sur les trans-formations des milieux de vie depuisl’après-guerre (urbanité, banlieues,ruralité), et sur leurs représentationsdans les littératures et les discoursculturels au Québec et au Canada. Ils’intéresse également à l’histoire destraditions du réalisme dans la théorie,

    la littérature et les médias visuels. Il a publié des articles surces sujets en Europe et en Amérique du Nord. Il a aussi réuniet mis en forme des textes inédits de Pierre Perrault publiéssous le titre J’habite une ville (Hexagone, 2009). Il a étéFulbright Fellow à la University of California Santa Cruz de2006 à 2008. Il est membre exécutif du Centre de littératurecanadienne à l’Université d’Alberta.

    www.editionsxyz.com

    L’archipel de CaïnPierre Perrault et l’écriture du territoire

    Essai

    Daniel Laforest

    ISBN : 978-2-89261-598-2

    26 $

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  • L’archipel de Caïn

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    Extrait de la publication

  • Daniel Laforest

    L’archipel de Caïn

    Pierre Perrault et l’écriture du territoire

    éditeur

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    Extrait de la publication

  • Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Laforest, Daniel, 1974-

    L’archipel de Caïn : Pierre Perrault et l’écriture du territoire : essai

    ISBN 978-2-89261-598-2

    1. Perrault, Pierre, 1927-1999 — Critique et interprétation. 2. Perrault, Pierre, 1927-1999. Portulan. 3. Perrault, Pierre, 1927-1999. Toutes isles. I. Titre.

    PS8531.E675Z76 2010 C841’.54 C2010-941923-5PS9531.E675Z76 2010

    Les Éditions XYZ bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :– Conseil des Arts du Canada ;– Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développe-

    ment de l’industrie de l’édition (PADIÉ) ;– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) ;– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour

    l’édition de livres.

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines de concert avec le Programme d’aide à l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Conception typographique et montage : Édiscript enr.Graphisme de la couverture : Zirval DesignPhotographie de la couverture : Caspar David FriedrichPhotographie de l’auteur : Helen Wallis

    Copyright © 2010, Daniel LaforestCopyright © 2010, Les Éditions XYZ inc.

    ISBN 978-2-89261-598-2

    Dépôt légal : 4e trimestre 2010Bibliothèque et Archives CanadaBibliothèque et Archives nationales du Québec

    Diffusion/distribution au Canada : Diffusion/distribution en Europe :Distribution HMH DNM-Distribution du Nouveau Monde1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-LussacMontréal (Québec) 75005 Paris, FranceH2K 3W6 Téléphone : 01.43.54.49.02Téléphone : 514 523-1523 Télécopieur : 01.43.54.39.15Télécopieur : 514 523-9969 www.librairieduquebec.frwww.distributionhmh.com

    Imprimé au Canada

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    Extrait de la publication

  • Table des matières

    Introduction Un poème à l’écart de la poésie ................................................ 13

    Première partie La terre trouée de Caïn

    Chapitre 1 Dispositif mobile pour monde hétérogène ................... 29

    Pierre Perrault et Fernand Dumont : un nœud de la modernité québécoise ................................ 34L’expérience territoriale..................................................... 42Le direct en tant qu’expérience .......................................... 48La blessure territoriale ....................................................... 55Caïn et la désappartenance du poète ................................. 62Écrire à l’encontre des Écritures ........................................ 69Un dispositif pour l’oralité ................................................. 79

    Chapitre 2 Les poèmes du décentrement ........................................... 89

    Portulan : à l’écoute d’un silence spatialisé ....................... 89Le mimétisme de l’oralité .................................................. 99

    Chapitre 3 Le solipsisme de Caïn ......................................................... 117

    En désespoir de cause : une voix qui ne suffit plus ........... 117Habiter la misère ............................................................... 122

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  • Deuxième partie L’archipel du direct

    Chapitre 4 De Caïn à Cartier .................................................................. 131

    La terre océanique ............................................................. 131L’investissement de la trace ............................................... 136Parole/geste/lieu : le noyau de la légitimité ...................... 140

    Chapitre 5 Les poèmes de la médiation .............................................. 149

    Toutes isles : crier « terre ! » ............................................... 149La nature parlante.............................................................. 155La relation écouménale ...................................................... 160

    Chapitre 6 Tailler des poèmes dans la rumeur d’un monde étranger .......................................................... 169

    Entre chronique et histoire : l’écriture du trajet ................ 169Entre coutume et tradition : l’écriture de l’expérience ...... 179Esprit de clocher et rumeur ............................................... 182Du figuratif au figural : l’émergence du rhapsode ............. 196

    Troisième partie Le poème accompli

    Chapitre 7 L’espace controversé........................................................... 209

    La réappropriation de soi .................................................. 209Le « pourparler de la carcasse » ......................................... 215L’image dans le texte/Le texte dans l’image ...................... 224

    Chapitre 8 L’espace polyphonique ....................................................... 231

    La « séquence de la trace et des génies » ........................... 231

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  • Au cœur de l’espace polyphonique : l’aède ........................ 240Fermeture de l’espace polyphonique : le « rapaillage » ..... 245

    Chapitre 9 L’espace quelconque ........................................................... 251

    La synthèse impossible ...................................................... 251La « fabrication d’un plan de canot » ................................. 255Proximité et autonomie ..................................................... 261L’espace quelconque et le cinéma ...................................... 266Les pays du poème : Discours sur la condition sauvage et québécoise ...................................................................... 271Habiter l’album .................................................................. 277

    Conclusion ................................................................................ 283

    Bibliographie ............................................................................ 293

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  • The detailed histories indicate eve-rywhere that many old forms, old practices and old ways of feeling survived into periods in which the general direction of new develop-ment was clear and decisive. And then what seems an old order, a “traditionnal” society, keeps appea-ring, reappearing, at bewilderingly various dates : in practice as an idea, to some extent based in experience, against which contemporary change can be measured. The structure of feeling within which this backward reference is to be understood is then not primarily a matter of historical explanation and analysis.

    Raymond Williams, The Country and the City, p. 35

    En donnant le poème comme une configuration de signes sur un espace animé, je ne pense pas à la page d’un livre : je pense aux îles Açores vues comme un archipel de feu.

    octavio Paz, L’arc et la lyre, p. 364

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    J’ai utilisé jusqu’à maintenant le mot cinéma pour les commodités de la conversation. Si on me le conteste, tant mieux. Peut-être Michel [Brault] et moi avons-nous inventé autre chose 1 ?

    Pierre Perrault a écrit davantage qu’il n’a fait de cinéma. Mais à vrai dire il ne s’agit pas réellement de quantité, et pas non plus d’une opposition nette entre deux formes d’expression. Perrault ne s’est jamais considéré comme un cinéaste. « Peut-être avons-nous inventé autre chose » : on peut entendre cela comme une invita-tion qui attend toujours sa réponse. Littérature et cinéma n’ont pas été pratiqués en leur nom propre chez Perrault. Ils se rencon-trent au sein d’un mouvement plus vaste. Et c’est à ce niveau que l’on peut commencer aujourd’hui à s’interroger, pour autant que l’on désire honorer l’invitation.

    Pierre Perrault présente quelque chose d’unique dans la litté-rature québécoise. Il a revendiqué le statut de poète comme légi-timation de chacune de ses entreprises, en plus de désigner aussi

    1. Pierre Perrault, Caméramages, Montréal/Paris, l’Hexagone/Edilig, 1983, p. 10.

    Introduction

    Un poème à l’écart de la poésie

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    L’ARCHIPEL DE CAÏN

    des poètes et des poèmes chez ceux qui n’en demandaient pas tant, au sein des gestes et des discours enregistrés in situ par l’entre-mise de la création radiophonique, du documentaire et du cinéma direct 2. Cela revient à dire que Perrault a fait de la poésie très sou-vent en accomplissant autre chose, qu’il a vu de la poésie là où elle n’est pas censée être. Ce constat est riche à deux niveaux. Il l’est du point de vue de la littérature : Qu’est-ce qu’un poème « à côté » de la poésie instituée ? Comment en harnacher le potentiel critique ? À quel contexte et méthode d’analyse cela nous convie-t-il ? À quel discours sur la littérature ? Mais il l’est aussi du point de vue du politique. Lorsque le détournement du sens conventionnel d’une forme d’art est revendiqué afin d’exprimer le pouvoir associé à un discours « autre », minoritaire, en retrait, voire dissident, c’est un regard également conventionnel porté sur le monde qui est prié de se déplacer, ou du moins de se décentraliser.

    En dépit de la méfiance qu’entretint fréquemment Perrault devant l’épithète, son œuvre demeure essentiellement politique. À tout prendre, on peut supposer que cette méfiance elle-même présageait déjà d’un besoin d’approfondir la notion. En effet, il est vain de considérer l’œuvre selon des catégories partisanes. Alexis Tremblay, dans Pour la suite du monde, tient son vote libéral comme sacré ; Hauris Lalancette dans le cycle des films abitibiens se présente comme député pour le Parti québécois en 1973. Tous deux s’identifient au problème de leur autonomie régionale. Ils constatent la disparition du réseau symbolique qui leur avait per-mis de concevoir cette autonomie, et dans lequel ils avaient appris les mots de leurs revendications. Les couleurs d’époque n’inter-viennent pas à un tel niveau. Le sens que l’on dit ici poli tique provient du fait que le lexique et la gestuelle des deux hommes risquent de n’avoir d’audible et de déchiffrable que leur pittores-que. Une distance croissante s’interpose entre leur expérience

    2. Je propose cette division de l’œuvre audiovisuelle de Perrault. L’enregistre-ment et le montage de la parole d’abord, avec la période radiophonique (1955-1965). L’enregistrement et le montage du geste ensuite, avec la série d’émissions documentaires en voix off Au pays de Neufve-France (1959-1960). Enfin, la conjonction des deux dans les films de cinéma direct (1963-1994).

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  • 15

    INTRODUCTION

    et son déchiffrement dans la réalité nationale. En d’autres mots, c’est l’insuffisance de leur discours qui constitue sa charge poli-tique profonde. Or cette insuffisance est aussi, dans les deux cas, un isolement géographique. Sans magnétophone, sans caméra pour aller à leur rencontre, on n’aurait jamais entendu ni même aperçu les deux hommes. Leurs mots, leur visage et leur gestuelle nous ont marqués grâce au cinéma qui les a mis en forme et nous les a transmis. Alexis Tremblay et Hauris Lalancette se sont égale-ment trouvés ensemble sur de nombreuses pages de Perrault, en paroles et en images, en discours direct ou indirect. Ils sont frères, pressent-on. Mais on ne saurait dire la nature exacte de ce qui les réunit. On connaît mal les contours du lieu conceptuel dans lequel ils se tiendraient ensemble. La signification de ce lieu n’a pas la transparence que présuppose souvent le cinéma direct. L’œuvre de Perrault est politique à ce niveau, en profondeur, en quelque sorte de façon anthropologique, dans la manière dont elle remue les notions consensuelles et propose de nouvelles associations. Mais avant tout, elle l’est avec le regard neuf qu’elle jette sur l’idée de distance au cœur de la nation.

    S’étonner de la conception de la poésie chez Perrault nous fait considérer le rapprochement que ce dernier opère entre le rôle du poète, l’homme ordinaire et le partage de l’espace commun. Il y en a qui parlent, et dont les discours ne sont pas, ne sont plus censés être. Perrault affirme que ce sont ceux-là qui comptent lorsque ce qui s’énonce dans la poésie essaie de dire « pays ». Pour lui, les « gens de peu » ne sont pas moins, ils sont différents. Ils ne sont pas plus bas, près de l’origine : ils sont là-bas, dans ce qu’il a appelé « l’inconnu du connu 3 ». S’il y a là un nationalisme, il est aporétique. S’il y a une conscience nationale, elle est pour sa part contrariée. Puisque pour Perrault il aura fallu se rendre ailleurs, dans l’arrière-pays, afin d’entendre parler et de voir agir, de même aura-t-il fallu écrire vers l’ailleurs, et pour l’ailleurs. Un ailleurs insulaire ou autochtone, au bout du rang ou aux pieds des glaciers, en tous les cas un ailleurs qui à chaque fois s’affranchit de l’espace

    3. Pierre Perrault, La grande allure 2. De Bonavista à Québec, Montréal, l’Hexagone, 1989, p. 101.

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    L’ARCHIPEL DE CAÏN

    abstrait : qui s’actualise et devient lieu, donc différent, autre. Lire l’œuvre de Perrault de cette façon, tel qu’on se le propose ici, c’est prendre acte de l’inaccomplissement, ou mieux, de l’inaboutisse-ment comme force créatrice. Perrault, en ce sens, est radicalement présent. Moderne ? Oui. Mais le Québec littéraire possède de ces modernes qu’il ne reconnaît pas. La modernité de Perrault n’est pas celle d’une avant-garde. Elle n’est pas non plus une idée fran-che du progrès. Elle est la recherche d’une forme correspondant à un état de la réalité irréductible aux seuls critères de compré-hension esthétique. Cette forme est celle du poème qui prolifère au-delà de ses limites consensuelles. Cet état est celui d’un espace commun ponctué de voix hétérogènes et précaires. Ensemble, ils habitent le temps du Québec. Ils l’ont fait jusqu’à hier, le font maintenant et le feront sûrement demain. Perrault demande que l’on pense avec eux.

    Il n’est pas toujours fécond, pour l’analyse, de chercher comme point de départ à embrasser une œuvre entière. Mais il est nécessaire de le faire ici, ne serait-ce que momentanément, afin de démontrer que la perpétuelle actualité politique de Pierre Perrault repose sur un déplacement de la notion « poésie » à la base de son entreprise. Toutefois, ce déplacement n’est pas de nature géné-rique. C’est l’indétermination du mot « poésie » qui occupe chez Perrault l’espace entre l’enregistrement de type field recording, le cinéma et la littérature. Cela nous oblige à interroger non pas simplement les fluctuations de la représentation entre ces trois pôles, mais à leur suite les manières d’être au monde qui y cor-respondent. Dans ce livre, il est donc question d’une poétique au sens fort, c’est-à-dire un pourquoi du poème et de la poésie qui s’énonce dans le mouvement même de l’écriture.

    Perrault incarne ce problème d’une manière fascinante mais difficile à percevoir au sein des lettres. En effet, des attitudes diverses sont aujourd’hui programmées afin d’interpréter (ou de désamorcer) la prétention poétique de son œuvre. Il y aurait là tour à tour une confusion romantique d’avant la science des signes (« Tout parle »), une survalorisation doublée d’une ethnologisation du vernaculaire (la langue maternelle ; l’enracinement national),

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    INTRODUCTION

    ou encore un discrédit de la généricité littéraire en guise de refus des idéologies élitiste, aristocratique ou bourgeoise (la poésie dans la bouche du pauvre). Ces attitudes concernent autant de débats que se partagent l’histoire et les théories de la littérature, mais elles se rejoignent en indiquant une chose commune. Au même titre que le poème-monde des premiers romantiques et la langue-mère des nationalismes européens, Perrault paraît anachronique. Il ne l’est pas nécessairement parce qu’on le lit aujourd’hui, dans l’après-coup. Il semble l’avoir été dans le moment même qui fut le sien, en quelque sorte de façon constitutive. Mais alors, c’était autre chose qu’un anachronisme. L’anachronisme au présent est de la controverse. Et la controverse nécessite son espace phy sique, son territoire de référence afin que soient déroulées et mises à nu certaines catégories parfois trop confortables de l’histoire et de l’identité. Perrault est un écrivain vital à cet égard. Mémoires vernaculaires et structures narratives instituées s’affrontent chez lui non pour la possession mais pour la création de l’avenir. La pratique du direct n’est plus alors l’apanage du cinéma, elle est le présent nécessaire de la poésie : une façon de concevoir et de faire celle-ci, dont le film n’est qu’un visage. Et cette poésie qui sera tou-jours bien plus que l’idée du poème, de l’île aux Coudres jusqu’en Ungava, avec la ville jamais dite en guise de point aveugle, existe sur le mode d’une controverse que l’on qualifiera dans ce livre de territoriale. Parmi les avant-gardes poétiques qu’il côtoya durant les deux premières décennies de son œuvre, à côté d’une moder-nité littéraire au Québec qui entendait creuser la différence d’un sujet à lui-même, Perrault a privilégié l’art de multiplier les sujets afin de scruter leurs interstices. On entrevoit là un tout autre rap-port au discours littéraire, mais aussi à l’espace national et à sa pluralité culturelle.

    Il n’y a pas de pays en amont de l’œuvre de Pierre Perrault. Et il n’est pas assuré que ce qui se trouve en aval puisse davantage prétendre à cette appellation. Ce déplacement de signification par rapport à un référent lui-même mobile — quel pays ? — accentue le caractère intempestif qui marque l’œuvre écrite de part en part. Ce que l’on connaît le plus de Perrault, c’est son cinéma. Il circule

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    L’ARCHIPEL DE CAÏN

    aujourd’hui d’un spectateur et d’une interprétation à l’autre. Mais il le fait également dans le cadre du vaste « poème » qu’imaginait son auteur, ce « dire du fleuve » resté « incomplet » dans les ultimes pages du livre Partismes 4. Demander pourquoi, et comment, revient à s’interroger sur la place, la forme et la valeur de ce poème dans la littérature québécoise. Force nous est de constater que l’on a maintes et maintes fois perçu dans l’œuvre de Perrault une forme d’espace réflexif sur lequel projeter des conceptions préexistantes des imaginaires culturel et national québécois. La notion centrale de pays n’a jamais, en ce sens, été réellement interrogée comme une résultante du travail d’écriture poétique ou cinématographique ; on l’a plutôt, dans la très grande majorité des cas, placée en a priori. Or Perrault ne dit rien, ne chante rien, n’entérine la fierté d’aucune possession. La poésie comme le pays à sa suite, il les cherche d’abord. Et par cette recherche, il les définit en les repoussant toujours un peu plus loin, un peu plus du côté de l’altérité, vers la prochaine occurrence, ou la prochaine découverte, pour employer un mot pri-vilégié de son lexique. Ses propres strophes, puis aussi ses essais, ses interventions critiques, sa voix en somme, prennent part à cette recherche, y baignent, y trouvent un sens autant qu’une direction. Tout concourt ainsi chez Perrault à concevoir le poème comme ce qui tend vers la rencontre. Et cela résume la volonté très forte chez lui de saisir un Québec qui ne cesse de redécouvrir son Amérique. Ce qui a justifié qu’on ait eu recours au terme de « direct » pour désigner un cinéma les pieds dans l’eau exige donc autre chose que le statut restreint d’analogie. On verra dans ce livre que la poétique de Perrault est littéralement une mise en forme du direct, la mise en forme d’un sujet qui est une rencontre perpétuelle.

    Toutefois, le terrain semble déjà occupé. Le cinéma — en par-ticulier le cinéma québécois — a déjà déterminé le registre de ses rapports à la tradition du direct, dont il retire une certaine unité. C’est sans doute pourquoi les films de Perrault, très souvent perçus en concomitance avec le débat national québécois, ont fait surgir leur lot d’explications centrées sur des approches sociohistoriques,

    4. Pierre Perrault, Partismes, Montréal, l’Hexagone, 2001, p. 70.

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    INTRODUCTION

    ainsi que leur lot d’interventions critiques qui ont porté sur la nature vérace ou non de la parole des intervenants, ou qui ont voulu modeler sur ces derniers les catégories archétypales propres à appuyer un récit d’enracinement collectif 5. Du côté des études cinématographiques, un petit nombre de travaux universitaires, de même qu’un assez grand nombre d’articles, ont constitué ce qu’on pourrait appeler un champ perraultien. Dans la majorité des cas toutefois, on a employé des présupposés théoriques qui ne pouvaient permettre de penser les enjeux du direct sis dans l’arti-culation des deux médiums, l’écriture et le cinéma, employés par Pierre Perrault. Si on ne l’a pas fait, c’est sans doute qu’on a pensé la plupart du temps les motifs dominants de ces deux pratiques — l’image, le discours — dans leur parallélisme, occultant la ques-tion sans doute fondamentale de leur coprésence 6. L’importance historique des films de Perrault, Brault, Gosselin, Carrière est en outre soulignée partout, dans nombre d’articles s’intéressant au développement du direct en tant que genre cinématographique documentaire, comme dans les ouvrages principaux dont c’est l’objet 7. Mais là comme précédemment, on omet de questionner

    5. Voir par exemple Michel Brûlé, Pierre Perrault, ou un cinéma national. Essai d’analyse socio-cinématographique, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1974 ; Stéphane-Albert Boulais, La parole de Pierre Perrault, de la genèse au biodrame, thèse (Ph. D.), Université d’Ottawa, 1997 ; Simone Suchet, « Pierre Perrault : le retour aux sources », dans Études canadiennes/Canadian Studies, Revue interdisciplinaire des études canadiennes en France, no 56, 2004, p. 19-25. Voir également le dossier intitulé « Pierre Perrault, un aventurier de la parole », dans la revue L’Action nationale, vol. LXXXIX, no 8, octobre 1999, p. 47-122.

    6. Il y a bien sûr des exceptions. Par exemple, l’approche originale de Michèle Garneau dans son article « Le paysage dans la tradition documentaire qué-bécoise : un regard off sur la parole », CINéMAS, vol. 12, no 1, automne 2001, p. 127-143.

    7. Mentionnons parmi les principaux : Pierre Perrault, Cinéaste de la parole. Entretiens avec Paul Warren, Montréal, l’Hexagone, 1996 ; Michel Larouche (dir.), L’aventure du cinéma québécois en France, Montréal, XYZ éditeur, 1996 ; Gilles Marsolais, L’aventure du cinéma direct revisitée, Laval, Les 400 coups, 1997 ; Guy Gauthier, Philippe Pilard, Simone Suchet, Le documentaire passe au direct, Montréal, VLB, 2003 ; Guy Gauthier, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Armand Colin, 2005 ; Marion Froger, Le cinéma à l’épreuve de la communauté, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2010.

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    Extrait de la publication

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    l’importance du direct comme manière de subjectivation. C’est-à-dire qu’on omet de questionner le fonctionnement et les signifi-cations de la pratique du direct non pas face au langage (où elle se fait procédé), mais dans le langage (où elle se fait sujet et rapport à l’altérité) ; non pas avec l’histoire instituée (où elle se fait agent ou objet), mais contre celle-ci (où elle se fait controverse). On sait comment la pratique du direct devient film, mais comment devient-elle poème ? Si le direct est l’autre nom de la poésie pour Pierre Perrault, celle-ci est alors tout ce qu’on a manqué d’inter-roger dans son œuvre. Et c’est bien avec elle qu’il faut aujourd’hui (re)commencer.

    C’est la littérature de Pierre Perrault qui constitue l’objet de ce livre. Cela dans la mesure où elle attend qu’on l’articule avec des termes qui ne lui sont pas propres — l’expérience, la parole, l’image — et qu’on clarifie de la sorte son lien avec le cinéma. Au premier coup d’œil, l’œuvre littéraire de Perrault apparaît comme un corps bancal, émaillé de points de rupture et d’articulations disjointes. Que dire des premiers poèmes en strophes, ceux des recueils Portulan et Ballades du temps précieux, en regard des « chroniques » de Toutes isles façonnées dans une curieuse lan-gue aux accents quelque peu surannés ? Que faire par ailleurs de l’interdiscursivité qui déjà s’exprime dans ce recueil, quand on sait qu’elle ira grandissante, autant dans les poèmes de En désespoir de cause que dans les nombreux essais, et qu’elle s’illustrera tout par-ticulièrement dans le méconnu Discours sur la condition sauvage et québécoise ? Et comment intégrer dans ce survol la part absolu-ment non négligeable du travail d’écriture perraultien que sont les transcriptions de film commentées et illustrées de photographies de tournage ? L’œuvre écrite de Perrault, on le voit bien, se présente dans l’évidence des écarts qui séparent ses multiples parties. Mais il y a un mouvement subjectif qui traverse et tient entre eux les élé-ments hétérogènes de la constellation. Si celui-ci a déjà eu visage d’homme, d’auteur, nous n’y avons dorénavant plus accès. Reste un désir de poème. Et même une revendication. Reste l’inscription de ce désir dans une écriture à plusieurs entrées, faite d’images, d’une parole subjective et de paroles empruntées, sur le fond d’un uni-

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    INTRODUCTION

    vers traditionnel qui s’essouffle, de manières d’être qui s’étiolent, et d’un espace géographique jamais entièrement conquis.

    Le territoire du Québec est un élément central dans tout ce qui suit. La poétique de Pierre Perrault, c’est un monde qui disparaît alors même qu’un je se fait. Appeler l’effacement de ce monde urba-nisation et le poème épopée du pauvre revient à dédaigner de les penser. Le passage d’un monde à un autre est un problème qui ne cesse pas d’exister parce qu’une histoire, à un moment donné, lui a donné un nom. Si plus personne n’habite les campagnes comme le faisaient Alexis Tremblay ou Hauris Lalancette, le territoire réel n’a pas rétréci pour autant. Il est encore habité et traversé. Traversé physiquement, bien sûr, par tout un chacun, mais aussi traversé, voire recouvert, par un imaginaire pour l’illustration duquel la littérature critique n’a qu’un passé refermé et la trompeuse caté-gorie historiciste de poésie du pays à offrir. À qui s’interroge sur le destin de la mémoire et les projections imaginaires de l’avenir territorial québécois, il est bon de savoir que Pierre Perrault s’est appliqué à en fabriquer les spectres qui aujourd’hui nous hantent. Pourquoi diable a-t-il appelé cela poésie ? Le pari de ce livre est de montrer qu’il l’a fait pour que la représentation de ce qui passe et ce qui se rompt entre un monde et un autre soit un problème posé à la littérature, c’est-à-dire à l’histoire des formes que l’on invente, déplace et transforme dans la langue afin de représenter ce qui arrive, ou ce qui manque. Chez Perrault, une subjectivité choisit de se faire — de parler — en ayant le nez collé sur l’écart violent entre deux mondes. Le « pays », alors, est irrémédiablement rompu. On verra que la littérature est à la fois le lieu et l’objet nécessaire de cette controverse. Parce qu’au Québec elle fut longtemps française et qu’il fallait y voir, certes, mais surtout parce qu’en devenant qué-bécoise elle a oublié que le Québec est un territoire. Si Perrault s’est déplacé pour inventer son destin de poète, c’est parce qu’il n’avait sans doute pas le choix de faire autrement, parce qu’il s’agissait là d’une réponse à un manque probablement fondamental.

    La contemporanéité de l’écriture de Pierre Perrault a un côté revêche dont on ne se détournera pas dans ce livre. Elle oblige à passer du « pays » à la « territorialité », c’est-à-dire d’une notion

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    L’ARCHIPEL DE CAÏN

    hospitalière, symboliquement consensuelle, à son impensé ou son refoulé. Et cela n’est pas une régression. Plutôt une tentative de clarification et de relance critique. Au milieu de discours récents qui, à travers la littérature, voudraient voir dans le Québec et dans une certaine « urbanité » les emblèmes d’une exemplaire mixité culturelle, hybride et sans heurts, toute relecture honnête de Perrault ne peut que tomber avec un bruit discordant. Pourtant, difficile de ne pas pressentir à quel point une telle relecture peut être aussi bienvenue, ne serait-ce qu’au nom de la lucidité critique. La poésie de Perrault n’exprime pas l’appartenance à un territoire commun qu’il faudrait célébrer dans la langue. Elle montre plu-tôt qu’une langue a des écarts qui s’inscrivent dans l’espace et le façonnent. En elle se recontextualise le rapport entre le manque à dire singulier et le manque à dire collectif, qui apparaît désormais comme un problème compréhensible au niveau spatial. On verra ainsi que l’écriture de Perrault est moins une manière d’habiter qu’une mise en forme de ce qui éventuellement entrave et décons-truit l’habitabilité rêvée par les discours identitaires prônant l’ho-mogène. Marque, encore, de son intempestivité parmi les poètes de sa génération : ce n’est pas la difficile accession à une autono-mie collective qui cause un manque et même une blessure chez Perrault, mais l’inverse. Le pays se fissure de partout, et finit par offrir sa face la plus contrariée et hétérogène parce que la figure du poète que projette Perrault au cœur de l’imaginaire territorial québécois est en déficit d’elle-même ou, si l’on préfère, n’arrive pas à se dire légitimement. On verra par conséquent que le man-que autour duquel se construit l’œuvre n’est pas le peuple ou les liens qui font communauté. Ce manque, c’est d’abord celui d’un sol commun, d’un espace de légitimité sur lequel pourraient se retrou-ver les voix multiples, les gestes et les usages de communautés en lambeaux dont le sort est d’exister dans des discours autres sans jamais avoir accès au leur. Mais on ne trouve pas là que matière à atermoiement. Perrault rassemble à travers cela la puissance d’un modèle critique et même subversif. Son œuvre écrite propose l’archipel face à la centralisation ; un espace conceptuel atomisé où sont redistribuées les notions de légitimité, d’autonomie et de

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  • Cet ouvrage composé en Geortgia corps 10 sur 13a été achevé d’imprimer en octobre deux mille dix

    sur les presses de Marquis imprimeur.

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