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JEAN – PIERRE ABEL L’AGE DE CAÏN PREMIER TÉMOIGNAGE SUR LES DESSOUS DE LA LIBÉRATION DE PARIS 1947

Abel Jean-Pierre - L'âge de Caïn

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  • JEAN PIERRE ABEL

    LAGE DE CAN

    PREMIER TMOIGNAGESUR LES DESSOUS DE

    LA LIBRATION DE PARIS

    1947

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    AVANT-PROPOS

    Il y aura bientt plus de deux ans que nous avons pour la premire fois, reu le manuscrit de ce livre. Jean-Pierre Abel ne nous l'avait confi que pour savoir de nous ce que valait le travail auquel il venait de consacrer toute une anne. Nous avons beau eu, aprs lecture, lui dire combien ce manuscrit nous avait mu, combien il tait digne d'tre publi, combien il serait utile qu'il le ft, pour taler la vrit a tous les yeux. Jean-Pierre Abel craignait trop pour sa femme et pour son fils, et il ne voulait pas, mme sous le voile de l'anonymat, risquer de les exposer de nouvelles tortures, matrielles ou morales. Vous publierez plus tard, nous disait-il, quand la libert sera revenue, quand il n'y aura plus de danger pour eux.

    Aujourd'hui, Jean-Pierre Abel est mort. Il est mort avant que la libert soit revenue, toute entire, ou du moins avant qu'elle soit l'abri de toute menace. Mais son pouse tient ce que ce manuscrit soit publi, car il lui semble que c'est une espce d'hritage vivant, qu'elle n'a pas le droit de garder pour elle seule. Nous comprenons et respectons ses sentiments. Nous avons seulement tenu, malgr elle, ne pas rtablir, en pre-mire page, le vrai nom de l'auteur. Il ne nous semble pas, en effet, que les temps soient encore si srs que Jean-Pierre Abel, s'il tait encore parmi nous, et voulu courir cette chance. La cruaut et la vengeance rdent encore trop en Europe, et sans doute n'et-il pas voulu y exposer le nom que portent sa femme et son fils.

    L'EDITEUR

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    P R E F A CE

    Ce livre n'est pas un roman. Je ne fais qu'y conter des vnements dont j'ai t le tmoin, bien malgr moi. Sans rien cacher, sans rien changer, sans rien forcer. Les circonstances sont donc des circonstances relles. Les hommes sont des hommes rels, hlas !... Leurs actes sont bien les actes que rellement ils ont commis, comme rellement ils les ont commis. Et je donne les vrais noms, ou, dfaut, les surnoms qu'officiellement ces hommes se donnaient, pour cacher leurs noms...

    D'ailleurs, qui voudrait vrifier celle histoire n'aurait qu' interroger les autres tmoins que je nomme aussi et qui l'ont vcue avec moi. Ceux du moins qui survivent... Mais les morts tmoigneraient encore, par tout le sillage de douleur et de vide qu'ils ont laiss derrire eux... Enfin, il doit y avoir, la Police Judicaire, tout un dossier tabli par le cabinet de M. Pinault, commissaire de police, et, en particulier, par MM. Berthom et Deschamps, inspecteurs de la brigade criminelle, et on y trouverait toutes les confirmations sur les vnements de l'Institut Dentaire.

    Le lecteur m'excusera seulement de n'avoir pas donn mon vrai nom, moi. Il comprendra mes raisons, qui sont de prudence. Car ce livre n'est pas un roman, et les terreurs que j'y conte ont t si relles qu'elles ne sont pas encore cartes de nous... J'ajoute que mon nom importe peu. Il n'est qu'un nom entre autres, entre les centaines des milliers de noms des hommes et des femmes qui ont vcu la Libration comme je l'ai vcue, et qui vivent la Quatrime Rpublique comme je la vis, partout o il y a des terrs, des torturs, des terroriss, partout o il y a des hommes qui vivent el ne peuvent paratre, qui pensent et ne peuvent dire, partout aussi o il manque des hommes qu'on aimait et dont il est dfendu de pleurer et de clbrer la mmoire comme on fait pour des morts. Et si tu veux, ami lecteur, je me donnerai un nom qui leur conviendrait tous, tous les milliers des autres. Ce nom, c'est Abel, tel qu'il est dit dans la Gense, Abel qui souffre et qui meurt par la haine qui est dans le lot humain, Abel qui renat chaque gnration, pour mourir encore par la grande haine rveille etrouge... Et il n'est pas trange que, sorti encore une fois des ombres, l'ternel Abel te parle, ami lecteur, de l'ternel Can.

    A.

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    Et Dieu dit : Qu'as-tu fait ? La voix du sang de ton frre crie de la terre jusqu' moi.

    (Gense.)

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    CHAPITRE PREMIER

    ARRESTATIONS

    Jeunesses.

    C'est le 30 aot qu'ils m'ont arrt... Il tait midi pass, et je regagnais, avec ma femme, notre appartement. Jacques ne parut pas la fentre, d'o il nous guette, l'ordinaire, et d'o il nous fait accueil, grands gestes de ses petits bras. Mais ils taient quatre ou cinq m'attendre sous le porche. Quatre ou cinq de dix-huit vingt ans, avec des brassards sales et l'arme au poing. Des F.T.P. L'un me braqua sa mitraillette sur le ventre, dangereusement. Monsieur Abel, n'est-ce pas ? - Oui. - Eh bien ! montez, et pas un geste, ou je vous abats. Nous montmes donc. Deux F.T.P. devant, deux F.T.P. derrire, et un revolver, duquel s'pouvanta ma femme, sur ma nuque. Tel fut le cortge. L'escalier tait dsert. Mme ma concierge n'osa se montrer.

    Ils taient trois ou quatre autres qui attendaient chez moi. Dans l'antichambre, un jeune ngre, de quinze ans tout au plus, tait confortablement assis. Il contemplait sa mitraillette, avec des yeux de batitude. Et tous, maintenant rassembls autour de nous, ressemblaient assez une quipe de scouts, qui et jou au jeu des gendarmes. Jacques, qui n'a que treize ans, paraissait peine leur cadet. Ils le laissrent nous embrasser, et je sentis qu'il tremblait de tout son corps. Car, tout de mme, ce n'tait pas un jeu. Je demandai pourquoi l'on m'arrtait. Et ils ne purent rpondre. Ils avaient des ordres, dirent-ils. Et le fait est, comme j'ai su depuis, que ces jeunes gens m'ont arrt sans savoir qui j'tais, sans savoir quoi me reprocher. Mme leur chef, qui vint aprs, savait seulement, par ou-dire, que j'avais fait quelque action syndicale, aprs 1940. Il avait dcid de m'arrter, sur cette seule prsomption. Et je parie qu'aujourd'hui il ignore encore ce que j'ai fait, ce que j'ai crit, et ce que j'ai subi, moi aussi, sous l'occupation. Il ne s'tait point embarrass de vaines enqutes. Trop heureux qu'il tait de jouer au capitaine et de faire manoeuvrer ses mitraillettes, ses jouvenceaux, son petit ngre. Je fus, malen-contreusement, une occasion lui offerte d'trenner ses galons neufs, d'essayer sa jeune autorit. Et des milliers nous fmes, ainsi, qu'on a arrts par les chemins et par les rues, au hasard, sur de vagues bruits, sur des propos de concierges. Arrts sans mandat, bien entendu. Et parfois abattus sans quartier. Car tout de mme, ce n'tait pas un jouet qu'il contemplait avec des yeux de batitude, le petit ngre...

    Discussions.

    Mais le pire, ce fut bien quand je compris qu'ils arrtaient ma femme, elle aussi. A vrai dire, Jeanne voulut m'empcher de protester. Elle est ainsi faite que le plus grand malheur, pour

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    elle, est de ne pas partager mes maux. Mai je protestai pourtant. Je soutins que le fait d'tre ma femme ne pouvait tre retenu comme un crime. Enfin je voulus leur faire honte d'arracher, sans motif, une mre son fils. Mais, vraiment, j'tais bien loin du compte, car ils rpondirent qu'ils emmneraient aussi le fils et qu'il ne serait point, ainsi, spar de sa mre. Du coup, la mre se jeta dans la bataille, passionnment. Elle supplia, elle exigea que Jacques ft laiss la maison. Elle fut loquente, pathtique souhait. Je fis, de mon ct, remarquer qu'il y aurait quelque difficult justifier l'arrestation d'un enfant de treize ans. Il n'y a pas apparence, dis-je, qu cet ge, Jacques soit un collaborateur bien dangereux.

    La discussion fut longue, et chaude. Les F.T.P., visiblement, rpugnaient ne pas arrter toute la famille. L'un d'eux fit mine de prendre les intrts de l'enfant. Il demanda ce que deviendrait Jacques, aprs notre dpart. Il voulut nous persuader que le mieux serait de l'emmener avec nous, plutt que de l'abandonner lui-mme. Mais je fus meilleur avocat. Une voisine comparut. Elle s'engagea garder Jacques, provisoirement, et prvenir notre famille, en province, qui se chargerait de lui. Enfin il fut expliqu, en dtail, que Jacques ne manquerait de rien, qu'il retournerait normalement l'cole, ds la rentre, et que les F.T.P. n'avaient pas trop s'inquiter de son sort. Ces arguments avaient du poids. Les F.T.P. en convinrent, d'assez mauvaise grce. Ils promirent que Jacques serait laiss aux soins de la voisine. Mais de l'arrestation de ma femme, aprs cette alerte, je n'osais plus parler. C'tait dj beau d'avoir sauv Jacques. Point ne fallait revendiquer trop. D'ailleurs Jeanne, maintenant rassure quant son fils, tait toute heureuse de me suivre. C'est une femme de rare espce, qui prtend qu'elle respire mal loin de moi...

    Dpart.

    Il nous fut permis, aprs cela, de djeuner, avant de partir. Et nous nous retrouvmes, pour la dernire fois, tous les trois autour de notre table. J'avoue que j'avais faim. Et j'aurais mang deux fois pour une, si j'avais su ce qui m'attendait. Jeanne et Jacques ne mangrent que du bout des lvres. Jeanne tait trop nerveuse pour s'intresser au repas. Et, quant Jacques, son petit univers s'croulait. C'est un enfant qui a des joliesses et des grces de fille. Nous l'avons aim sans retenue. Chacun de nous deux reproche bien l'autre d'tre trop indulgent, mais lui, il dsarme nos essais de svrit par une confiance et par un amour si limpides que tout, l'ordinaire, se rsout dans une embrassade gnrale, tous les trois blottis les uns dans les autres, avec, la ronde, des baisers qui ne peuvent finir. Dans mes heures de gravit, j'avais coutume de dire ma femme que Jacques ptirait d'tre tant gt et qu'il aurait de la peine passer le temps d'preuve qui vient toujours. Je croyais mme ces pdantes paroles, ce qui tait manquer de foi dans notre enfant, comme j'ai enfin compris. Et, pendant ce dernier repas, je guettais le petit visage, et je m'pouvantais de ses yeux secs et subitement

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    cerns, o fuyait un regard d'pouvante. J'osais peine parler, de peur de faire crever tout un dsespoir enfantin. Jeanne, non plus, ne disait mot. A peine une main, parfois, serre par une autre main, jusqu' faire mal, et c'tait tout...

    Pourtant nos jeunes gens, qui attendaient leur chef, ne troublrent point notre repas. Nous les entendions seulement rder dans l'appartement, ou se redire entre eux leurs mots d'ordre, dont le principal tait de guetter ma porte et les visiteurs ventuels, car il tait dcid d'arrter tout individu assez imprudent pour me marquer quelque amiti. Le petit ngre nous surveillait de l'antichambre, assez pacifiquement et toujours contemplant sa mitraillette, avec une batitude inaltre. Mais tout changea quand survint le chef. C'tait un dur, videmment. Et il le fit bien voir, par l'ordre de nous hter et par des ricanements qui ne disaient rien de bon. Je demandai prendre un manteau dans le couloir, dix pas de la salle manger. Mais il ne me fut permis de faire ces dix pas qu'avec un revolver dans le dos. Ensuite, ce furent les adieux. Jacques faisait le brave, et il nous embrassa d'abord sans pleurer. Mais il eut le tort de dire, assez haut, sa mre : Maman, dis, tu reviendras bien ce soir ? Sur quoi le chef rit d'un vilain rire, qui faisait mal, et il dit : Vraiment, le gosse, tu crois encore au Pre Nol ! Moi aussi, je suis parti, et j'y suis rest quatre ans... Tu peux toujours attendre ! Alors Jacques clata en sanglots. En sanglots d'autant plus douloureux qu'il essayait de les contenir, devant nous, pour ne pas nous faire de la peine, et devant eux, pour qu'ils n'eussent pas joie de sa peine. Il a tout de mme du courage, notre petit. Nous l'avons laiss l, avec ses maigres paules, qui sautaient des hoquets.

    Morales.

    Nous l'avons laiss l... Mais ils nous avaient menti... Aprs notre dpart, ils ont gard Jacques vue, tout l'aprs-midi. Le petit ngre fut son gardien et, quand Jacques voulut descendre chez le concierge, le petit ngre le suivit, le tenant au bout de sa mitraillette, avec l'ordre de tirer si l'enfant cherchait fuir. Ils ont interrog Jacques, interminablement, sur moi, sur mes amis, mon activit. Jacques, interminablement, a rpondu qu'il ne savait pas, qu'il ne savait rien. Car il est ttu, aussi, et il n'est point sot. A la fin, ils se sont lasss. Mais ils lui ont fait de la morale. Ils lui ont demand s'il aimait sa patrie. Ils l'ont encourag bien l'aimer. Tu comprends, ont-ils dit, il ne faut pas que tu sois comme ton pre. Ton pre est un criminel, un grand criminel. Il a tortur des femmes. Il a tu des enfants. Il a fait beaucoup de trs vilaines choses que tu comprendras plus tard. Il faut que tu l'oublies. Il faut que tu sois un bon Franais. Oui, ils lui ont dit cela. Ils ont eu l'atroce stupidit de lui dire cela, de dire n'importe quoi pour me salir aux yeux de mon enfant. Jacques m'a tout racont, depuis... Tu sais, m'a-t-il dit, tout serr contre moi, tu sais, papa, moi, je faisais le bon aptre, je ne disais rien, mais je n'en pensais pas moins ! N'y pense plus, mon petit, ne te souviens pas trop. Oublie, maintenant. Retrouve tes jeux, ta joie. Sois un enfant. Sois mon

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    petit enfant, avec des yeux purs. Oublie. Il ne faut pas qu'ils t'aient laiss, dans l'me, de la semence de haine...

    Ils l'ont enfin laiss lui-mme, dans un coin. Et ils ont commenc, devant lui, la besogne pour laquelle, l plupart, ils taient l. Autrement dit, ils ont entrepris le pillage de mon appartement. Jacques, au cours de l'aprs-midi, a vu sans relche passer des valises, des malles pleines de linge, de vtements, de livres, de tout... Aprs la leon de morale, ils lui ont donn ce spectacle, impudemment... Mais sans doute ont-ils, la longue, t gns par le silence de cet enfant, qui regardait. Un enfant, tant c'est faible, cela a des yeux qui jugent intolrablement. Alors ils ont recommenc entre eux, discuter sur le sort de Jacques. Et Jacques coutait... Il n'tait plus question de le laisser la garde de la voisine. Il a entendu quelques-uns qui proposaient de le mettre l'Assistance Publique. Il a mme entendu cette phrase : Il souffrira, l'Assistance. Un fils de criminel, il faut que a souffre... Cela lui fera du bien ! Finalement, l'ide de l'Assistance fut aban-donne, je ne sais pourquoi. On se rabattit sur une solution plus simple, qui fut, dans la soire, de jeter Jacques la rue, tout carrment. La brave voisine osa intervenir, pour que Jacques emportt du moins quelques vtements. Et elle obtint ces petites choses, dont elle fit un paquet. De son ct, Jacques, profitant de la discussion, pensait nous. Il enlevait, dans le dos des F.T.P., quelques botes de nos conserves. C'est, dit-il la voisine, pour envoyer papa et maman, dans leur prison. Les conserves furent donc jointes au paquet. Et Jacques est parti, tout seul, ses hardes et ses botes sur le dos... Tout seul, il a, le petit, travers tout Paris, pied, de notre maison l'autre bout de la ville, vers des amis que, par bonheur, il savait habiter l, et qui l'ont recueilli. Il est arriv la nuit, avec des yeux immenses et courb comme un petit vieux. Il a tout racont, avec des mots qui sortaient enfin, presss, passionns, bgayants. Et il rptait : Il faut faire quelque chose pour mes parents. Il faut faire quelque chose pour les sauver ! Pendant des jours, il a rpt ainsi, tous les amis qu'il a pu voir, qu'il fallait faire, quelque chose pour nous sauver... Il ne disait plus que cela... Notre tout petit, tout seul, travers Paris, avec son baluchon sur le dos... Il y a tout de mme des choses qu'on ne pardonne pas.

    Parenthse.

    ... Mais si !... Qu'ai-je crit ? Pourquoi ne pardonnerais-je pas ? Certes, je ne suis pas catholique, moi. Je ne crois pas en Dieu. Mais je crois dans l'homme... Et il faudrait, pour ne pas pardonner l'homme, imaginer en lui je ne sais, quelle possibilit diabolique de changer, volontairement, toute sa substance en du fiel. Il faudrait qu'il et le pouvoir de se corrompre, consciemment, du dedans, et de rester pourtant lui-mme, dans cette corruption. Mais je ne crois pas ces alchimies d'enfer. Je crois dans l'homme. Et quand je le vois saisi de haine, ardent tuer, ivre de torturer, comme je l'ai vu, comme je l'ai trop vu, pendant ces annes, je pense seulement que, pour un temps, on lui a engourdi I'me, force de

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    souffrance ou force de mensonge. Je le vois apparemment en veil, la bouche pleine d'insultes, le bras charg de coups, mais je sais bien qu'il dort, tout au fond de lui. Je le vois mchant, mais je le sais malheureux.

    Je n'ai eu aucune peine, pendant soixante-seize jours de dtention et d'abominable spectacle, me retenir de har tous les tourmenteurs. J'ai fait constamment effort pour retrouver en eux quelque levain d'humanit. Oui, mme quand ils avaient tu, frocement, mme quand ils avaient ri aux plaintes, aux rles, mme quand ils avaient brl des pieds, arrach des ongles, cras des ventres ou cass du verre dans des vagins. Et j'ai presque toujours, du moins par clairs, retrouv l'homme en eux. Je ne les hais donc pas. A peine veux-je mpriser quelques chefs, qui, pour la plupart, n'ont mme pas l'excuse d'avoir eu leur part enivrante de douleur, et qui sont des politiques de l'espce froide, je veux dire par l des hommes d'abord habiles avec eux-mmes, qui ont l'art d'ignorer le dtail de ce qu'ils ont command et de n'tre attentifs qu' ce qu'ils veulent, sans s'informer des horreurs par o leur route doit passer. Disons un Bayet, si vous voulez... Mais je n'ai pas, je ne veux pas avoir de haine.

    Ou plutt je ne hais que la guerre. Je ne hais que cette bouleversante alerte parmi les hommes, qui les rend tout trangers eux-mmes, qui les vide de leur raison, de leur piti, qui les place dans une telle vacance de la Loi et des meilleures coutumes que tout acte, soudain, devient possible, mme celui qu'ils n'auraient pas voulu... Et si je conte, maintenant, de tels souvenirs, ce n'est point par rancune, ce n'est pas pour me venger de ce que j'ai vu, de ce que j'ai subi, en publiant, inexorablement, comme je l'ai vu, comme je l'ai subi. Non, je vise plus haut. J'cris pour vous, les F.T.P., les F.F.I., les guerriers, et mme pour le petit ngre. J'cris pour vous donner, exactement, l'image de ce que vous avez t, du temps o vous tiez obscurcis, au dedans de vous, par la guerre, par ses fumes. Pour que vous rflchissiez sur cette image. Pour qu'enfin, durablement, vous vous vouliez autres, comme au fond vous tes. Et pour que vous vous retrouviez vous-mmes, confronts cette image, et ne vous reconnais-sant plus

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    CHAPITRE Il

    A L'INSTITUT DENTAIRE

    Paris libr.

    Ils nous emmenrent donc, ce 30 aot... Une automobile attendait en bas. Nous y fmes introduits avec des prcautions extrmes, et tous revolvers braqus, comme si nos F.T.P. avaient craint une folie subite, une fuite toutes jambes. Assis, j'eus me tenir droit, et trs exactement immobile, sous la menace d'un revolver nouveau caressant ma nuque. Jeanne s'indigna. Elle dit que je n'tais pas un malfaiteur, un criminel. Mais le chef ne laissa pas dprcier sa marchandise. Il me tenait, il voulait me tenir pour une prise de choix. Et, visiblement, tous ces jeunes ne voulaient point descendre des hauteurs dramatiques o ils s'taient juchs. Il leur fallait de l'exceptionnel, de l'hrosme trs pur ou de la trahison trs noire. Ils n'acceptaient rien qui ft ordinaire, qui ft entre les deux. On sait, par exemple, qu'ils veulent avoir libr Paris eux tout seuls, avec leurs petits revolvers, avec leurs petites barricades, et qu'il ne faut rien dire du rle, pourtant un peu dcisif, que les chars amricains ont jou dans l'opration. Pareillement, nos F.T.P. faisaient de mon arrestation un exploit d'importance, et il convenait leur honneur que je fusse quelqu'un de redoutable, un vendu notoire, un collaborateur avec un K. L'un d'eux mme se tenait genoux sur l'une des ailes de l'automobile, braquant une mitraillette froce vers une menace invisible, comme s'il y avait eu chance que toute la Cinquime Colonne, soudain, se levt pour moi, d'entre les pavs...

    Nous allions, dans cet appareil, vers des destins inconnus. Et tout Paris, sur la route, claquait de drapeaux... Paris ftait sa libration... Cette fte me fit penser un peu. Et je pensais que les braves gens que je voyais au passage, joyeux sur les trottoirs, devaient s'imaginer qu'ils taient au bout de leurs peines, au bout des horreurs. Ils devaient attendre le charbon, le chocolat, le pain blanc, et toutes les gteries. Pour le moins, ils devaient ne plus penser aux fusillades, aux tortures, aux camps de concentration que comme un mauvais souvenir d'un temps dj ancien. Car l'espce des hommes est incorrigible. Elle, espre toujours que les mmes causes auront d'autres effets. Elle est comme ce mort aux Enfers, dont je ne sais quel littrateur conte l'histoire, et qui eut, avant de revenir sur terre dans une autre carcasse humaine, choisir le mtier qui serait le sien dans une seconde vie. Or ce mort, pendant la premire vie, avait t un voleur, et, comme il convient cet tat, il avait t traqu, pris, battu, emprisonn, tortur, pendu.

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    Mais il choisit pourtant d'tre voleur une seconde fois. Car il esprait qu'en s'y prenant mieux il chapperait aux consquen-ces. L'humanit est comme cela. Nos badauds venaient de faire la guerre, et, comme il est dans le lot de la guerre, ils avaient t affams, vols, viols, tyranniss, torturs, fusills. Or il tait clair que les Allemands partis, ce ne serait point la paix. Ce serait une autre guerre, mener jusqu' la victoire. Mais les badauds ne doutrent point que la guerre, dsormais, irait tout autrement. Ce serait une guerre avec du ravitaillement, avec de la justice, avec de la libert !... Enfin, un amour de guerre, une guerre des Contes Roses ... Hlas, il ne leur fallut pas longtemps pour apercevoir que la guerre tait toujours la mme, et que ses effets taient toujours les mmes, malgr tout un changement de guerriers. Et j'espre, sans trop y croire, que les Franais auront compris quelques vrits. Comme celle-ci, savoir que toute guerre, quelle que soit l'arme qui campe sur le territoire, est toujours une occupation des civils par les militaires, avec les rquisitions, les brimades et les pillages qui s'ensuivent. Ou comme celle-l, savoir que toute guerre, quels que soient les Pouvoirs, est toujours contre la vrit, ce que prouve la censure, et contre la libert, ce que prouvent les camps de concentration, et contre la justice, ce que prouvent les excutions sommaires... Et je dis bien toute guerre. Non point telle ou telle guerre, faite par tels ou tels. Mais toute guerre, faite par n'importe qui1 En ce mois de janvier 1945, o je commence crire mes souvenirs, je vois que dj beaucoup de mes concitoyens se rapprochent de mon ide. Ils dcouvrent qu'il n'y a pas plus de charbon qu'avant, qu'il n'y a pas plus de beurre ou de viande qu'avant, et mme qu'il n'y a gure plus de piti, gure plus de justice, gure plus de Rpublique qu'avant... Vont-ils comprendre, enfin, que c'est la guerre qui prend tout ?

    Le P.C. Fabien.

    Mais, continuons... De ces rflexions, il va de soi que je ne fis que quelques-unes, comme ils nous emmenaient. Car j'tais encore naf. Je n'imaginais pas que nous allions vers des injustices, vers des cruauts qui ne le cderaient en rien au temps des Allemands. Par exemple, je pensais, avec mes ornires d'esprit, qu'au bout de la route je trouverais une vraie prison, de vrais juges, comme au temps rpublicain. Et, naf, je le fus assez pour demander quel mandat on avait contre moi. Ma question heurta un tel silence que, du coup, je fus pris de

    1 Pourtant, je dois la vrit d'attnuer un peu. Des cruauts, des tortures, des tueries telles que celles que je vais conter n'ont presque jamais t le fait des Amricains et des Anglais, aprs le dbarquement. Elles ont, de 1941 1945, et de I'ouest l'est, t le triste monopole des combattants de notre vieux continent. Et j'en tire une peine et une joie. Une peine, car je tiens, par toute ma chair, ce vieux continent, et je n'aime pas en avoir honte. Une joie, car je puis toujours esprer dans l'homme, puisqu'il est encore des peuples qui n'ont pas la maladie de la haine.

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    soupon. Et je demandai s'il y avait un mandat. Sur quoi l'un des F.T.P. me rpondit, se croyant fin : Et qui vous dit que parmi nous il n'y a pas un agent en civil, avec un mandat ? Je n'en demandai pas plus. J'avais compris. Il n'y avait pas de mandat. Je n'en ai jamais vu un. Et nous sommes ainsi des milliers qui avons t arrts par des bandes irrgulires, sur l'ordre des partis ou sur la dnonciation des particuliers. Des milliers qui, pendant des mois, avons tran dans les camps ou dans les prisons, sans que la justice lgale de notre pays et donn l'ordre de nous mettre l. Et tout mls une tourbe de tueurs, de dnonciateurs, de mercantis qui avaient trafiqu avec les Allemands, ou de filles qui avaient couch avec eux... La justice ne s'est proccupe de nous que lorsque nous avons t trop, que lorsqu'il y a eu trop de protestations contre d'incroyables abus. Alors, pour donner une apparence lgale la chose, on a rdig en toute hte des centaines et des centaines d'ordres d'internement qui, pour la plupart, dataient de deux ou trois mois aprs la date de l'internement rel. Ou bien on a fait quelques efforts pour acclrer la libration des dtenus par trop innocents. Mais, parmi ceux qui, arrts en aot, ne sont sortis des camps qu'en dcembre ou qu'au printemps, sans avoir su les raisons de leur aventure, il en est beaucoup qui remchent des haines, maintenant. Et c'est un nuage sur l'avenir...

    Moi, je n'en tais qu'au dbut. Et jallais en voir bien d'autres... L'automobile s'arrta enfin. Mais, la place du commissariat de police ou de la prison o je croyais aboutir, je vis que je me trouvais dans l'avenue de Choisy, devant l'Institut Dentaire. C'est un btiment de style moderne, en briques rouges. Il a t fond par un Amricain, du nom de Eastman. Et, avant guerre, on y apprenait arracher des dents... Mais il tait dans le destin de cet tablissement de connatre d'autres chirurgies. Les F.T.P. l'ont occup en aot 1944, prenant la suite des Allemands qui y avaient install je ne sais lequel de leurs services. Et, pendant prs d'un mois, l'Institut Dentaire a t, sous le nom du P.C. Fabien, l'une de ces prisons prives qui ont pullul en France, aprs la Libration, et o des bandes sans caractre officiel ont tortur et fusill en toute impunit, rglant des comptes personnels ou partisans dans lesquels la justice n'avait pas grand'chose voir. Je sais, par exemple, la fentre du second tage d'o a saut un jeune homme que la torture rendait fou, et qui s'est en tombant bris les jambes si cruellement qu'il a cri toute la nuit, avant d'tre fusill sur un brancard, au matin. Je sais, dans les jardins, dans les beaux jardins, o il fait si bon respirer, le pan de mur sur lequel on retrouvait des morceaux de cervelle clate, aprs la salve des mitraillettes. Je sais par o on descend aux caves, de sinistres caves dans lesquelles quelques-uns de mes compagnons de misre ont t envoys en corve, pour essuyer du sang... Oui, j'en ai quelques souvenirs, de lInstitut. Et jamais je ne pourrai le revoir comme je lai vu, dans ce 30 aot o, du dehors, il paraissait un brave btiment sous le soleil, humant la lumire par tout un peuple de fentres, et construit, visiblement, pour les aises, pour la douceur des hom-mes...

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    Le bureau des entres.

    Nos gardiens nous poussrent travers des couloirs. Nous vmes, en passant, des salles d'tudes, claires, et presque luxueuses, avec des fauteuils, de larges fentres. Par une grande baie, le jardin nous apparut, avec ses massifs, avec ses alles, avec sa pice d'eau. Non, ce n'tait vraiment pas une prison... Notre but tait un vaste vestibule, dall et coup par de grosses colonnes. Au fond tait une porte, avec de doubles battants, par o ne filtrait aucun bruit. Nous devions apprendre, plus tard, que derrire cette porte cent cinquante prisonniers taient immobiles, et que c'tait d'eux que venait tout ce silence... A gauche de la porte, il y avait une espce de bureau, derrire un grand guichet par o on apercevait quelques tables et quelques hommes. Nos jeunes gens nous firent entrer dans ce bureau, et dirent : Regardez, voici de nouveaux pension-naires ! Et de rire... Les autres, dans le bureau, rirent aussi. Ma femme et moi, seuls, tions srieux.

    Je dois dire, pourtant, que les habitants de ce bureau ne nous parurent point trop froces, Nous commencions par les meilleurs, comme si on avait voulu nous mnager des transitions. Au fond trnait un capitaine, de la promotion spontane qu'a fait surgir la Libration. C'tait le capitaine Rivier. Un homme d'une cinquantaine d'annes, bon vivant, aimant la gaudriole, et par dessus tout trs pris de s'entendre parler. Un communiste de l'ancienne espce, qui avait peine se mettre la mode de haine et chez lequel, trs souvent, j'ai vu reparatre l'humain. A ct sigeait un tout petit vieux, maigre, chauve, avec des airs de rat, et qu'on et pris pour le premier clerc d'un notaire provincial. Celui-ci surtout avait de la difficult prendre une mine svre. Il s'y essayait pourtant, assez comiquement. Dans un autre coin, rvassait une dactylographe de l'espce molle, de teint pale, assez jolie, et qui se rvla, par la suite, une trs bonne fille. Enfin, sur un banc, prs d'une fentre, trois F.T.P. taient de garde, harnachs en guerre, et ils nous dvisageaient avec un air blas. Il est vrai qu'ils avaient vu passer du monde, depuis la mi-aot. D'ailleurs, ils taient bien empchs de tuer le temps dans des conversations, car, si l'un tait Franais, l'autre tait un dserteur allemand, et le troisime tait un Polonais, de telle sorte que le trio s'ennuyait ferme, et se proccupait surtout de trouver des cigarettes, pour pouvoir du moins fumer.

    Le clerc de notaire, dont c'tait l'office, entreprit de nous fouiller. Il le fit en grommelant, en fronant les sourcils, et il me disait l'oreille : Si ce n'est pas malheureux, tout de mme, den voir encore un comme a, qui a trahi ! Mais il n'avait pas le ton. Il avait l'air de me faire une remontrance paternelle. D'ail-leurs, il ne portait point d'arme, et c'tait neuf, et rconfortant. Je ne l'ai jamais vu en porter. Il devait en avoir peur... Il nous confisqua cependant tout ce que nous avions dans nos poches : portefeuille, porte monnaie, stylographes, et mon tabac, et nos bijoux, sans compter le sac de ma femme. Mais, pour cela encore, il n'avait pas la manire. Il ne savait pas palper dans les coins, comme font les spcialistes. Il ne vit point

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    ma montre-bracelet, sous ma manche. Et, si j'avais gliss quelque objet dans mes chaussettes, dans mes souliers ou derrire le ruban de mon chapeau, comme j'ai appris le faire, par la suite, il n'y aurait vu que du feu. Il m'a fallu faire connaissance avec les agents, dans les commissariats, pour savoir ce qu'est une vraie fouille... Le clerc de notaire nous confisqua donc tout ce qu'il put dcouvrir, et il se mit en mesure de tout noter, laborieusement. Car, nous expliqua-t-il : Nous ne sommes pas des Allemands, nous ... Nous ne sommes pas des voleurs. Tout vous suivra... N'ayez crainte, nous ne prendrons rien ! Pourtant nous avons eu de la chance, dans la soire, d'obtenir d'eux la permission de reprendre quelques-uns des objets saisis, et d'en reprendre, en cachette, plus qu'ils ne l'avaient permis. Plusieurs semaines aprs, quand on nous emmena ailleurs, il ne restait plus d'argent dans le sac de ma femme, ni aucune trace d'une gourmette en or qu'on lui avait fait quitter. Mais je ne veux pas croire que le clerc de notaire y ait t pour quelque chose. 'est plutt le Polonais, qui s'ennuyait trop...

    Plaidoyer.

    La fouille termine, je comparus devant le capitaine Rivier, pour un premier interrogatoire. Jeanne, mes cts, joua les rles muets. On n'avait point l'interroger, puisqu'elle n'tait l qu'en qualit de ma femme. Et je fus seul sur la sellette. Le capitaine le prit d'assez haut. Vous savez, dit-il, pourquoi vous tes ici ? Et de commencer tout un discours sur la Patrie, sur la trahison, qui menaa de ne pas finir. J'eus peur de ce verbe. Le capitaine, videmment, tait de l'espce moralisante, et, si je le laissais faire, il allait parler tout seul tout le temps, ce qui est un mauvais procd d'instruction. Je le, coupai donc, comme il reprenait souffle. Et, mon tour, sans lui laisser passage pour une parole, je lui dis, tout d'un trait, qu'tant donn que la Rpublique tait rtablie, comme il venait de le proclamer, et la justice revenue, il devait dsormais tre possible, pour des prisonniers, de s'expliquer srieusement, que je ne demandais que cela,mais que j'avais beaucoup dire, et qu'en consquence je le priais de me donner la parole pendant dix minutes, de telle sorte que je pusse, moi l'accus, prsenter proprement ma dfense, et qu'il pt, lui l'accusateur, l'apprcier honntement. Cette loquence porta ses fruits. J'obtins mes dix minutes, et j'en profitais pour dvelopper tout un plaidoyer, que je vais rsumer, pour me prsenter au lecteur.

    Mon crime, c'est d'tre un pacifiste. Tel il fut, toujours, et tel il sera. J'ai donc, dans les syndicats o je militais, bl pour la paix, inlassablement. Et toutes mes vicissitudes viennent de l. Aprs 1919, je fus de ceux qui dnoncrent la duret des traits, qui condamnrent l'occupation de la Ruhr, qui demandrent grce pour l'Allemagne vaincue, et qui, surtout, rclamrent le dsarmement. Les communistes, cette po-que, taient d'accord. Et, comme eux, avec eux, j'ai t, par la droite, tenu pour un mauvais Franais... En 1938, j'ai, par le mme amour de la paix, t un munichois. Et, cette fois, ce furent les communistes qui, ayant vir de bord, me couvrirent

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    d'insultes... Mais c'est en 1940 que mon pacifisme, ce qu'on dit, a pouss trop loin ses consquences. Mon excuse, sans doute, est que quelques millions de Franais (auxquels il serait incongru de le rappeler maintenant) ont t, cette occasion, aussi pacifistes que moi. Tous ensemble, nous avons cru, navement, que la guerre tait finie, qu'elle tait perdue, qu'il fallait en prendre son parti. A vrai dire, nous avions quelques raisons de penser ainsi. Nos armes taient en droute. Les Anglais avaient regagn l'le, lAmrique, par la bouche de Roosevelt, venait de rpondre Paul Reynaud qu'elle ne pouvait rien pour nous, et les Russes, en Pologne, fraternisaient avec les nazis. Il aurait fallu tre une pythie sur trpied pour prvoir que, beaucoup plus tard, notre sort serait remis en question, par une autre guerre l'Est. Il nous parut donc, en novembre 1940, que les propositions faites par les Allemands Montoire taient inespres. Car, si elles n'taient pas mensongres, elles offraient une chance d'chapper l'crasement, de renatre parmi les nations libres, et, en outre, de faire une vraie paix. Enfin c'tait du moins une chance tenter. J'y fus, quant moi, d'autant plus dispos que j'avais toujours voulu la paix avec l'Allemagne, du temps o nous tions des vainqueurs, et je pensai que 'aurait t petit de me djuger, sous prtexte que, maintenant, nous tions des vaincus. Telles furent mes penses, et j'ai eu l'imprudence de les dire. Je les ai mme crites, dans quelques articles qui parurent dans notre presse syndicale.

    Le malheur est que les Allemands nous avaient tromps. Ou du moins ils avaient promis plus qu'ils n'ont pu tenir, bientt dtourns des projets de Montoire et convertis une politique de dur ralisme par la guerre qu'ils soutinrent contre le monde. Ds 1942, je compris que ce que l'Allemagne nous demandait, ce n'tait plus de construire avec elle la paix de l'Europe. C'tait de prendre place dans sa guerre, de prendre part ses haines. Et je ne pouvais le vouloir. Je n'ai pas pu admettre non plus que, sous prtexte de collaboration, on entreprt toute une dmolition de notre rgime, de nos liberts, de nos syndicats, sans parler des horreurs contre les juifs et des svrits contre les francs-maons. Mais il y avait quelque risque engager la lutte visage dcouvert. Nous avons pourtant t quelques-uns prendre ce risque, dans nos syndicats. Nous avons, par notre rsistance Vichy, russi sauver l'essentiel du syndicalisme franais, ses immeubles, ses biens, ses cadres, ses unions dpartementales, ses sections locales, et mme beaucoup de ses militants que nous avons, force de protestations, arrachs aux prisons et parfois pire. D'autre part, dans les conversations que nous avions avec les camarades des syndicats, ou mme dans les circulaires, dans les bulletins que nous rdigions pour eux, nous faisions sournoisement campagne contre la relve, contre les Milices, contre la L.V.F., contre les nouveaux partis. Nous nous runissions aussi pour parler de la Rpublique qui reviendrait, et de ce qu'il faudrait faire pour qu'elle revnt meilleure. Et tout cela n'tait pas sans danger. Car notre action n'tait pas cache, clandestine. Chacun de nous tait en personne sa place, la tte d'un syndicat, et sa signature tait au bas des circulaires,

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    des articles qu'il crivait. Certes, nous usions de ruse, de figures, de priphrases. Mais crire n'a jamais t le fort des syndicalistes. Et il ne se passait gure de semaine sans que l'un de nous ft convoqu par les Allemands, et somm de s'expliquer sur un papier imprudent, et retourn sur le gril, et averti, et menac. D'ailleurs, ce que nous ne pouvions point cacher, c'tait notre refus d'adhrer au P.P.F., aux Milices, toutes les organisations nazies. Et ces organisations n ' e manquaient pas de nous dnoncer aux Allemands comme des gaullistes sournois, comme des rsistants camoufls. Personnellement, j'ai eu l'honneur, plusieurs reprises, d'tre injuri par certains groupements naziformes, qui avaient appris qu'un peu trop ouvertement je manifestais leur gard des sentiments peu amicaux. Et, un beau jour, la Gestapo est venue chez moi, pour faire une perquisition. Mon appartement a t fouill, retourn, et les policiers m'ont emport la moiti de mes livres, dont les titres leur avaient paru subversifs. Puis ils m'ont emmen et, tout un aprs-midi, interrog, engueul, secou, la rue Boissy-d'Anglas. Je m'en suis tir en faisant l'idiot. Du coup, la Rsistance m'a fait sonder par deux des siens, qui m'ont flatt, tap sur l'paule, et qui finalement m'ont fait comprendre que je serais ma place parmi eux. Mais j'ai refus, car je suis pacifiste, et il me rpugnait de me mler une autre besogne de haine et de sang. Bien sr, je leur ai donn d'autres raisons (et je n'ai aussi parl que de ces raisons Rivier). Jai dit que j'tais trop vieux, trop mal en point, et que mieux valait me, laisser continuer, ma manire, ma petite rsistance, d'esprit.

    Lueurs d'espoIr.

    Voil donc ce que, pour ma dfense, j'ai cont, au capitaine Rivier, en prenant quelques prcautions, par exemple quand je parlais de l'U.R.S.S., et en insistant sur mes dmls avec les Allemands. J'tais assez en forme. Les mots me venaient bien, et je savais dj, moiti de ma harangue, que j'avais, auprs du capitaine, gagn la partie. Il s'tait peu peu dtendu, en m'coutant. Parfois il m'avait bien interrompu, tant il aimait parler. Mais ses interruptions avaient t plutt propres m'encourager. Par exemple, quand je parlai de la perquisition de mon appartement par la Gestapo, de mon interrogatoire la rue Boissy-d'AngIas, il s'intressa tout fait et voulut des dtails. Il m'coutait en murmurant : Oui, c'est bien comme , ou en opinant du bonnet, comme quelqu'un qui s'y connat...

    Quand j'eus fini, il me fit, son tour, toute une dclaration. Mais ce fut presque une dclaration d'amiti. Il voulut bien convenir qu' ma faon j'avais fait une espce de rsistance aux Allemands. Mon cas n'tait donc point pendable. Mon seul tort tait de n'avoir pas, en 1940, prvu que lU.R.S.S. se jetterait bientt dans la bataille, et qu'elle nous sauverait tous. Et, sur ce, de dbiter toute une tirade sur la foi qu'il faut avoir dans Staline et dans l'Arme RougePour lui faire plaisir, je m'accusai d'tre un esprit positif, plutt que croyant, et j'avouai qu'en effet j'avais peu pens la victoire qui devait tre, tout

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    occup par la dfaite qui tait. Alors il devint charmant. Il me confia qu' vrai dire presque tout le monde tait dans mon cas, car le Parti Communiste tait le seul qui et vu clair. Et, sur ce, de dbiter toute une tirade sur le Parti, sur ses morts et sur ses mrites. J'coutai poliment. Ce n'tait pas le moment de paratre distrait. Enfin, conclut-il, je ne trouve rien de bien grave dans votre affaire. Je vais faire un rapport au capitaine Bernard, qui commande ici, au bnfice de l'ge, et il dcidera. Peut-tre voudra-t-il vous entendre son tour. Mais je lui proposerai de vous librer tous les deux, sans attendre. Vous pourrez sans doute partir ce soir. Et je suis sr que, d'ici deux ou trois mois, nous combattrons cte cte, dans les mmes rangs. Qu'en pensez-vous ? Je rpondis, prudemment, qu'en effet les militants de gauche feraient mieux de se soutenir et de se rassembler, plutt que de se chercher des poux. Et il fut ravi.

    C'est alors que j'ai fait une sottise. Une sottise qui, sans doute, m'a valu toute la suite des malheurs. Car je crois, la rflexion, qu'ils m'auraient libr, si je n'avais pas compliqu les choses, et provoqu certaines ractions dont je parlerai en leur temps. Rivier aurait peut-tre, convaincu Bernard. Il tait vraiment tout doux, tout bnvole. Il avait dans sa tte, j'en suis sr, l'ide que j'tais un adhrent possible, pour peu qu'on me prt bien... Mais j'tais si loin encore d'imaginer les choses, et je me sentais tellement dans mon droit que, j'ai voulu tre libr dans les formes, et presque avec les honneurs. D'autre part, j'ai voulu tre prudent, prvoyant. Enfin j'ai dit au capitaine Rivier que je voudrais bien qu'en me librant on me donnt une pice attestant que mon cas avait t srieusement examin, et trouv net. Car cette pice assurerait ma tranquillit future. Je souhaite donc, ai-je dit, que vous ne me jugiez pas seulement sur mes paroles. Je voudrais mettre sous vos yeux desdocuments qui confirmeront mes dires, en particulier le texte de certaines circulaires que j'ai adresses mon syndicat, pendant l'occupation, et certains chos qui ont t publis contre moi, dans la presse collaborationniste. Or ces documents sont chez moi, dans une enveloppe que j'ai cache sous un meuble, depuis mes dmls avec la Gestapo. Voudriez-vous les faire prendre ? Ils vous aideront certainement faire partager au capitaine Bernard la conviction que vous avez de mon innocence, et je suis bien sr qu'aprs les avoir examins le capitaine Bernard et vous-mme accepterez, en me librant, deme donner l'espce de certificat que je vous demande. Rivier trouva ma proposition loyale, et trs judicieuse. Mais, au lieu d'envoyer quelqu'un chez moi, il s'est content de tlphoner chez ma concierge et de demander si quelques-uns des jeunes gens qui m'avaient arrt taient encore l. Il y en avait quelques-uns, en effet, et l'un d'eux est venu au tlphone, l'autre bout. Rivier a demand quon prt mes documents, dansleur cachette, et qu'on les apportt l'Institut. Ils vont, m'a-t-il dit en raccrochant, bientt venir. Vous n'avez donc qu' attendre tranquillement. Nous avons donc attendu. Nous tions tout confiants, tout heureux. Il nous semblait que tout allait s'arranger, que tout tait arrang enfin. D'ailleurs tous se mirent en quatre pour adoucir notre attente. Le clerc de notaire, visiblement enchant de n'avoir plus jouer au froce, m'offrit

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    une cigarette. Ensuite il me rendit mon tabac. Ma femme rentra en possession de sa poudre, de son rouge, de tout ce qu'elle voulut. Mais elle n'osa pas reprendre sa gourmette et son argent. En quoi elle eut tort. Enfin, comme j'avouais que nous avions mal djeun, on nous apporta deux sandwiches au beurre, bien gras... C'tait trop beau. a tournait l'idylle...

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    CHAPITRE III

    LA FAUNE

    Masques.

    Cependant, comme nous n'avions pas mieux faire, nous regardions. Et, peu peu, je vis que tout n'tait pas si rose, autour de nous... Je ne sais quand j'ai vu, pour la premire fois, s'ouvrir la porte du fond, la grande porte d'o venait tant de silence. Un homme parut. C'tait un prisonnier. Cerns de fatigue, ses yeux taient immenses, dans un visage qui n'avait point t ras depuis des jours. C'est cela, d'abord, qu'on remarque, dans un prisonnier : cette ombre sous les yeux, ce noir sur les joues. Tels sont les premiers signes de la dchance... Les habits, pourtant, taient encore assez propres, et mme on voyait qu'ils taient de bonne coupe. Mais la dchance n'en tait qu'aggrave, par le contraste entre le vtement, qui tait encore d'un homme libre, et le visage, qui dj tait comme d'un pauvre. Le regard tait terne, vide, comme de quelqu'un qui ne peut plus penser. Un F.T.P. suivait, fusil braqu. Le couple traversa le vestibule, et revint bientt, dans le mme ordre. J'appris plus tard que, de l'autre ct du vestibule, se trouvaient les W.C. Cette disposition des lieux nous donna l'occasion de voir, tout le jour, passer des prisonniers.

    A un moment, Jeanne me serra le bras me pincer, comme une folle. Car il venait un homme de cauchemar. Toute la tte tait boursoufle comme une pomme de terre. Partout le sang, que des coups avaient tir des vaisseaux clats, affleurait la peau, et virait au marron ou au noir. Les lvres taient d'normes engelures vif. Un oeil tait ferm, grotesquement. L'autre, entre des chairs envahissantes, semblait petit et sans expression, comme l'oeil d'un porc. Le clerc de notaire, qui vit l'moi de ma femme, nous dit d'un air gn : Celui-ci, c'est un dur, c'est un de la L.V.F.. Alors, vous comprenez Non, je n'ai pas compris. Je ne comprendrai jamais que, d'un homme, d'autres hommes puissent faire a...

    Ttes tondues.

    Il passa aussi des prisonnires. En gnral, elles avaient meilleure allure que les prisonniers. La femme, en effet, se conserve mieux, dans ces captivits. Du moins quant l'apparence, et dans les premiers temps... Et cela tient, pour une bonne part, ce que son visage se dfait beaucoup moins vite que le visage masculin. Il n'est pas, en quelques jours, envahi par une barbe qui fait sale. D'autre part, il est naturel

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    qu'on retire tout rasoir aux hommes. Car c'est une arme. Mais on ferme facilement les yeux sur un peigne, sur le rouge, sur la poudre de riz. Il est aussi remarquer que la coiffure indfrisable, dont les femmes usent aujourd'hui, tient des semaines, et encore que les femmes savent trs bien s'ajuster les unes les autres, tandis que les hommes sont Incapables de se rendre entre eux le moindre service capillaire ou vestimentaire. Donc les prisonnires, en gnral, se prsen-taient mieux. Et je n'en ai point vu, ce jour-l dont le visage portait la trace de coups.

    Mais nous en vmes, bientt, dont on avait ras les cheveux, jusqu' la peau. Et d'autres auxquelles on avait peint une croix gamme, sur le front ou sur les joues. J'en ai vu d'autres plus tard, Drancy, qui avaient t marques pareillement, mais au fer rouge. Et Jeanne en connut qui portaient ces marques de ferrouge sur les cuisses, sur le ventre... Je n'avais jamais vu de ttes tondues. Mais je trouvai que c'tait pire que tout. Un visage d'homme, tout tumfi, tout ravag, comme je venais d'en voir un, ce n'est pas si inattendu. On peut imaginer que l'homme s'est battu, comme font les hommes, et qu'il n'a pas t le plus fort. Cette horreur a encore un sens... Mais des femmes, sans leurs cheveux, ce n'est plus rien d'humain. Surtout si elles sont jeunes, et si elles ont t jolies, commec'tait souvent le cas. Elles ne veulent pas croire qu'elles ne ressemblent plus des femmes, et c'est piti de les voir faire des mines, des grces de femme, sous ce crne de hideur. Celle laquelle la tonsure totale allait le moins mal tait une petite vieille de soixante dix quatre-vingt ans, qui avait seulement l'air d'un vieux, quand on ne regardait pas aux jupes. Mais je ne puis croire, tant elle tait dcrpite et casse, qu'un Allemand ait pu risquer avec elle le moindre pch, mme quand elle avait ses cheveux.

    D'ailleurs, je me demande encore pourquoi on arrt et tondu les femmes qui ont t convaincues, o souponnes, d'avoir fait l'amour avec des Allemands. Car c'est du racisme, et du pire. Avant guerre, on trouvait mauvais que les Allemands maltraitassent les femmes qui avaient fait l'amour avec des Juifs. Maintenant, on trouve bon de maltraiter les femmes qui ont fait l'amour avec des Allemands, Trs exactement, c'est copier les nazis. C'est gober, tout cru, leur dogme du sang. Je trouve, aussi que c'est placer le patriotisme un peu bas. Et j'ai bien ri, quand on m'a cont ce propos d'une fille forte en gueule ses tourmenteurs : Vous pouvez bien me couper les cheveux, et mme la tte. a, c'est aux Franais... Mais le reste (elle usa d'un terme plus vif), ce fut aux Allemands, ce sera aux Anglais, aux Amricains. a, c'est international ! Ce devait tre une communiste, de l'ancienne orthodoxie... Je dois dire, d'ailleurs, que les F.T.P. avaient eux aussi, dans cette matire, des rminiscences d'internationalisme, Ces femmes Boches ne leur faisaient point peur. Ils couchaient trs bien avec elles, avant de les tondre. Et ils couchaient encore avec elles aprs, malgr le crne d'infamie. Car il y a la politique, et il y a la nature

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    F.T.P.

    Ce 30 aot, nous avons vu aussi beaucoup de F.T.P. Un grand nombre de sections, en effet, amenaient leurs prises l'Institut. Et gardiens et captifs, les uns poussant les autres, arrivaient au bureau de Rivier. Nous tions donc aux premires loges. Et le spectacle en valait la peine. Les F.T.P. taient, en gnral, des jeunes. De beaux jeunes hommes de dix-huit, trente ans qui, en d'autres temps, auraient plutt pourchass les filles. Il est vrai qu'il ne manquait point de F.T.P. femelles. Des espces d'amazones tranant, elles aussi, des armes htroclites, et d'une richesse de langue qui voulait singer le soldat, mais qui voquait plutt le trottoir... Le plus remarquable, dans les deux sexes, tait l'habillement. Chacun tait habill comme il pouvait. Il y en avait qui eussent fait peur, au coin d'un bois. Mais beaucoup taient comme endimanchs. Et j'ai appris par la suite, qu'on n'avait pas de rpugnance, dans ce monde, chausser les bottes ou bien enfiler le vtement des collaborateurs. Voire mme de leurs cadavres.

    Une dtenue m'a cont qu'elle avait t interroge par un bel officier, tout dcor. Et elle avait eu la stupeur de reconnatre l'uniforme, les dcorations que son mari conservait depuis l'autre guerre. La F.T.P. s'tait adjug le tout, y compris les galons, pendant la perquisition... On m'a fait voir aussi, l'Institut un habit qui avait eu des aventures. Il avait, d'abord, t port par un dtenu. Ce premier propritaire avait t fusill, dans les jardins. Et il faut croire que quelqu'un, pendant l'excution, avait veill ce que l'habit ft sauf. Il n'avait pas de tache, ni un trou. Et un de nos gardiens le porta devant nous, tout le temps. Nous nous demandions ce qui s'tait pass, et nous tions partags entre deux suppositions. Les uns pensaient que les F.T.P. avaient d dshabiller le premier pro-pritaire, avant de le tuer. Et les autres qu'ils l'avaient fait coucher et n'avaient tir qu la tte, de manire que le sang ne coult pas sur le vtement... Mais il y avait des dtails plus drles. Beaucoup de ces jeunes gens, et mme de ces jeunes femmes, taient de nouveaux grads. Ils avaient, le plus souvent, cousu eux mmes leur galons. Mais ces communistes, vraiment, avaient encore beaucoup apprendre des usages militaires. Un sergent, par exemple, s'tait trs bien cousu un galon de sous-lieutenant. Et j'ai vu un capitaine, des plus graves, dont les trois galons taient cousus verticalement, tout droit du poignet vers l'paule.

    Agitations.

    Tout ce monde allait, venait, criait, s'agitait, dans un dsordre parfait. Le capitaine Rivier sigeait au-dessus de ce dsordre, dans une srnit jupitrienne. Son bureau, ce que j'ai compris, avait la charge de dlivrer des permis de port d'armes, des ordres de rquisition et des mandats d'arrt, d'une lgalit douteuse. Mais le travail se rsumait prter un tampon, tout venant. Le tampon des F.T.P H ! criait un grand gaillard, moi, je suis du Huitime. Je vais arrter Durand. Il me faut un ordre ! Voici le tampon, rpondait le clerc de

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    notaire. Fais ton ordre. Sur quoi le grand gaillard rdigeai lui-mme, une espce d'ordre, sur le premier bout de papier venu. Il y appliquait un bon coup de tampon. Et en route pour arrter Durand, ou Dupont, volont... Ou bien un autre clamait J'ai un revolver, j'ai un revolver ! Je veux un port d'armes ! Prends le tampon, disait le clerc de notaire. O donc est le tampon ? Qui a le tampon ? Ah ! c'est toi qui l'as ! Passe-lui le tampon. Et pan ! sur un port d'armes, sans plus de faons...

    Parfois Rivier revenait sur terre, et donnait des ordres au Polonais, l'Allemand ou quelques F.T.P. qui tranaient par l. Je l'entendis, une fois, qui se proccupait du ravitaillement en bicyclettes. Il nous faut trois bicyclettes, dit-il. Alors vous irez vous poster sur les Champs-Elyse. Vous ferez descendre trois bourgeois. Et vous ramnerez les vlos. Faites des ordres. Voici le tampon. Une autre fois, il mobilisa un couple de F.T.P. qui tait venu aux nouvelles. C'taient le mari et la femme, deux jeunes tourtereaux en tenue de camping, les jambes nues, le mari avec une mitraillette, la femme le fusil sur l'paule et un revolver la ceinture. Vous, dit le capitaine, vous irez me chercher Canon. Si vous le ramenez mort, je m'en fous. Il a de la chance d'tre vivant. Je l'ai guett trois soirs de suite, pendant la clandestinit. C'est un hasard si je ne l'ai pas descendu. A quoi la jeune femme rpondit : Oh ! moi, je tirerai bien dedans ! Mais, comme ils partaient, le capitaine se ravisa. Non, dit-il, ramenez le plutt vivant. J'ai envie de le passer moi-mme la casserole ! Canon fut ramen une demi-heure plus tard.

    D'ailleurs, il arrivait bien deux ou trois prisonniers par heure. Des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes. Il y en avait qui protestaient. Il y en avait qui ne disaient rien. Il y en avait qui pleuraient, surtout parmi les femmes. C'est tonnant comme les femmes croient la vertu de leurs larmes sur les mles... Et le clerc de notaire, repris de frocit, sautillait tout autour, grommelant et fouillant. Puis on les emmenait au fond du vestibule, et la grande porte deux battants les avalait comme une pastille. A vrai dire, cette porte nous devenait un cauchemar. Et ma femme et moi, assis tout prs l'un de l'autre, nous commencions nous dire (sans le dire l'autre) : Combien de temps resterons-nous du bon ct ?

    Le capitaine Bernard

    Car mes documents tardaient venir. Et le soir tombait... D'autre part, le capitaine Bernard avait t absent tout l'aprs-midi, et il n'avait pu examiner mon cas. Il tait, m'expliqua-t-on, en confrence avec le colonel Rol-Tanguy, le grand chef des F.F.I. et F.T.P. de la rgion parisienne. Et c'est presque tous les jours (si j'en crois Rivier) que Bernard confrait ainsi avec le colonel Rol-Tanguy. Je n'ose croire, pourtant, que le colonel ait t mis au courant de tout ce qui se passait l'Institut... En tout cas, le capitaine Bernard ne vint qu'assez tard, vers vingt heures. Et je l'ai vu, pour la premire fois, accoud au guichet et conversant avec Rivier qui, tout soudain, tait devenu trangement humble et hsitant. Je guettais, de mon coin, la conversation, qui bientt porta sur ma

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    femme et sur moi. Et je fus glac par le regard que Bernard darda vers nous. Un regard sans me, dans un visage sans vie.Je devais, bientt, comprendre que tout l'homme tait comme ce regard. Il n'est pas un de ceux qui ont vcu l'Institut, et qui ont survcu, qui ne se souvienne de ce grand corps maigre, de ces pas sans bruit, de cette bouche mince et muette, de ce visage, assez beau, mais jamais ferm sur des penses de meurtre. Il n'en est pas un qui ne revoie le gros revolver barillet que le capitaine Bernard, toujours, tenait au poing, le doigt sur la gchette, quand il faisait visite aux prisonniers. Mme nos gardiens tremblaient. Quand ils entendaient venir Bernard, ils nous avertissaient, ils nous adjuraient de ne pas bouger, de ne pas souffler mot, de peur qu'une monstrueuse colre n'clatt sur eux comme sur nous. Et l'homme entrait. Mme tout le silence, comme d'un tombeau, mme toute l'immobilit, comme de cadavres, ne pouvaient l'apaiser. Il cherchait du regard, lentement, interminablement. Et son poing, malgr lui, se levait, son doigt caressait la gchette. Je n'ai jamais vu, si vidente, si atroce, une telle envie de tuer.

    L'homme, sans aucun doute, tait fou. Il faut qu'il ait t fou, pour l'honneur de l'espce. Fou de je ne sais quoi, de je ne sais quel organe pourrissant en lui. Peut-tre, le pouvoir lui tait-il mont la tte, comme un alcool. Peut-tre, avait-il souffert, et n'avait-il pu en prendre le dessus. Je ne sais. Au bureau, on disait qu'il avait chou aux examens, sur le chemin de Cen-trale, et qu'il avait dsesprment tran toute une vie de rat, jusqu' la cinquantaine. On disait encore qu'il avait fait beaucoup de prison, une premire fois avant l'armistice, comme dfaitiste, et une seconde fois sous l'occupation, comme communiste. Toujours est-il que, pendant prs d'un mois, ce forcen a t souverain matre l'Institut. C'est lui qui a prsid aux tortures, avec son regard sans me. C'est lui qui a prsid aux fusillades, avec son visage sans vie. C'est lui qui, sa-vamment, a fait de l'Institut son bagne priv, son abattoir particulier, et qui s'y est fortifi, accroch jusqu'au dernier jour, refusant de rendre ses captifs la justice, refusant de s'arrter de tuer, et allant mme jusqu' recevoir la police, coups de grenades, coups de mitraillettes, quand elle tenta de nous dlivrer.

    Le tribunal.

    Nous emes aussi l'occasion de voir quelques-uns de ses seconds, pendant que nous attendions dans le bureau. Marcel, Thomas et Jos. Mais que le lecteur ne s'arrte pas ces noms, ni ceux que les autres F.T.P. se donnaient et que je pourrai citer. La plupart n'taient que des noms de guerre. Seul, je crois, Rivier portait son vrai nom. Les autres, au contraire, usaient des plus grandes prcautions pour que nous ne connussions pas leur identit relle. Je me suis demand, pendant un temps, pourquoi ils tenaient, malgr la Libration, garder l'anonymat. Mais je sais, maintenant, les raisons. La premire, la plus gnrale est que les F.T.P., confusment, prvoyaient qu'un jour il leur serait demand compte des vols, des tortures, des excutions sommaires. Aussi ont-ils pris soin

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    de ne jamais rien dire, ni de leur nom, ni de leur domicile, ni de leur pass, qui pt, par la suite, permettre de retrouver leurs traces. Et c'est ce qui explique que la Libration ait, si souvent, paru comme peureuse, et mme comme honteuse d'elle--mme. Une Libration qui n'osait pas dire son nom...

    Mais il y avait, parfois, d'autres raisons, de nature assez particulire. Jos, par exemple, n'avait pas en vain toute une face de brute. J'ai vu, depuis, sa photographie, la Police Judiciaire. Une double photographie, de face et de profil, comme en ont les habitus de la maison. Et le fait est que le citoyen Jos Pdrossa, n Oran, a t condamn deux reprises pour d'assez dplaisantes escroqueries. Il tait, l'Institut, le grand matre des arrestations, le grand pourvoyeur du bagne. Et l'on comprend qu'il ait cach les sources de son exprience... Quant Marcel et Thomas, ils dissimulaient mal, sous ces prnoms franais, leur nationalit trangre. Marcel tait Italien. Le capitaine Bernard en avait fait son secrtaire, son second. Et le second valait bien le premier. Ce grand gaillard avait lui aussi, tout jamais, dsappris le rire. Mais il tait plus loquace que son matre. D'autant plus loquace qu'il avait grand-peine s'exprimer en franais. Et rien n'tait plus terrifiant que la violence avec laquelle des menaces, des injures mal mches sortaient de son visage jaune Thomas tait un Juif polonais. Petit, fris, trapu, partout furetant, partout glissant le danger de sa face blme. C'tait un spcialiste des rpressions rvolutionnaires. A l'Institut, il reprsentait les Brigades Internationales, et son rle, ce que j'ai cru com-prendre, tait de tout contrler, de tout surexciter, en vertu del'exprience qu'il avait acquise en Espagne. Il exerait sur tous, et mme sur le capitaine Bernard, un pouvoir assez mal dfini, fait la fois de peur et d'horreur. Tous taient un peu comme des apprentis devant ce matre tuer... Le capitaine Rivier me confia qu'en thorie toutes les dcisions d'importance taient prises par une espce de tribunal six ttes, que prsidait Bernard. Ce tribunal tait comme une Socit des Nations. Bernard et Rivier y taient les seuls Franais. Les quatre autres membres taient Thomas, Marcel et deux trangers encore, que je n*ai pas connus, un autre Polonais, je crois, et un Hongrois.

    Destins en suspens

    J'avoue que cette confidence de Rivier et la vision du capitaine Bernard avaient un peu branl notre optimisme. Jusqu'alors nous n'avions eu affaire qu' Rivier, et il tait si accommodant, si rassurant que nous doutions peine de notre prochaine libration. Heureux tions-nous, qui n'entrions que par degrs, et comme pas pas, dans l'pouvante... D'ailleurs, Rivier fit tout ce qu'il put pour nous garder en confiance. Il exposa mon cas, avec chaleur, au capitaine Bernard. Et, vers neuf heures, il s'arrangea pour que je dise, moi-mme, quelques mots cette majest. A vrai dire, l'entrevue manqua de cordialit. Je dis que, si nous devions tre librs, comme Rivier le proposait, il serait humain de nous librer vite, pour nous rendre Jacques. Je demandai que du moins on laisst,

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    sans attendre, partir ma femme. Enfin je ne sais tout ce que je dis. Cet oeil, devant moi, immobile et comme mort, avait de quoi tarir toute loquence. Le capitaine Bernard m'couta sans dire un mot. Puis il dit : Vous tes bien press. Moi, j'ai t en prison pendant des annes. Nous verrous demain. Et il partit.

    Rivier le suivit, et il revint triomphant. Il est dur, dit-il, mais je crois que tout de mme il vous librera. Il lira demain vos documents, et j'insisterai. Il consent dj ce que vous ne passiez pas la nuit avec les prisonniers. Vous resterez ici, avec moi, dans le bureau. Ce n'est qu'une mauvaise, nuit passer. Il nous fit donner des fauteuils, pour que nous puissions nous reposer, tant bien que mal. Et nous avons ainsi pass notre premire nuit l'Institut, assis dans un coin, conversant avec le clerc de notaire, ou bien coutant le capitaine Rivier qui interrogeait des prisonniers, et enfin essayant de dormir, vers trois heures, quand Rivier, de son ct, se coucha tout habill sur un matelas, et ronfla de bon coeur.

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    CHAPITRE IV

    INTERROGATOIRES

    Enqutes.

    Mais il faut, maintenant, que je conte les interrogatoires auxquels j'ai assist, pendant cette nuit et le lendemain. Evidemment, si le lecteur attend que je dcrive les interrogatoires la dure, d'o tant de prisonniers revenaient le visage en sang, il sera du. Je n'ai, moi-mme, rien subi de tel. Et je n'ai assist rien de tel. Je ne crois pas non plus que le bureau de Rivier ait jamais t le thtre de ces festivits. Dans ce vestibule, le bruit aurait t trop grand. Et d'ailleurs il y aurait eu un autre inconvnient, savoir que les fentres donnaient sur la rue. C'est dans les caves ou dans une chambre sourde du deuxime tage que les F.T.P. torturaient leur monde. Et je ne crois pas que Rivier ait t trs passionn de ces spectacles. Il tait, je le rpte, d'humeur assez peu froce. Aussi ne lui avait-on confi que la charge de faire, l'arrive du client, un premier interrogatoire, et que la charge d'instruire les cas bnins. Quand le client tait un dur ou quand il fallait rgler un compte avec lui, c'taient, en gnral, Marcel ou Thomas, seconds par quelques F.T.P. de bonne trempe, qui le menaient au second tage ou aux caves et qui, selon le langage du lieu, le passaient la casserole, trs proprement. Je n'ai donc assist, dans le bureau de Rivier, qu' des instructions presque courtoises. Mais je ne crois pas qu'il soit sans intrt d'en donner une ide.

    Le plus curieux tait peut-tre la manire dont les F.T.P. faisaient leurs enqutes. J'ai, plusieurs reprises, entendu Rivier donner des ordres des jeunes gens qu'il envoyait qurir des renseignements sur tel ou tel. La consigne tait toujours la mme : Vous interrogerez sa concierge. Puis vous verrez le patron du caf le plus proche. Enfin vous demanderez aux camarades ce qu'on pense de lui dans le quartier. Autrement dit, il s'agissait moins de savoir ce que le suspect avait fait que de savoir ce que l'opinion publique pensait de lui. Ou, si vous voulez, le crime tait moins d'tre coupable que d'tre rput pour tel. Et je n'exagre rien, comme on va voir. J'ai mme ide que cette parodie de justice visait, pour une bonne part, la propagande. Les F.T.P. avaient grand souci de faire des arrestations qui fissent plaisir la clientle lectorale. Et c'est pourquoi, avant d'arrter, ils cherchaient connatre ce qu'on penserait de l'arrestation, dans le quartier. Que l'arrestation ft justifie tait un souci plus secondaire. Il suffisait qu'elle ft populaire. Par exemple, arrter un patron, dans un quartier rouge, tait de bonne politique quel que ft le patron. Et c'est aussi par de semblables raisons que je m'explique la rpugnance des F.T.P. librer leurs prisonniers, mme quand

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    il devenait avr que ces prisonniers taient innocents. C'aurait t de mauvaise politique. Car le Parti, tout entier, prchait la svrit, la duret. Dj il faisait reproche la justice officielle de sa faiblesse, de ses lenteurs. Et il aurait t de mauvais exemple que le Parti donnt lui-mme le spectacle d'une porte qui s'ouvrt, mme devant un innocent. moins, bien entendu, que les camarades du quartier n'y vissent un avantage pour la propagande locale... Mais laissons ces considrations. Ou donnons plutt quelques exemples.

    La vieille concierge.

    Il comparut, dans la soire, une petite vieille, qui avait bien soixante-dix ans. J'avoue qu'elle semblait une vieille harpie, si jamais il en fut. C'tait une veuve Stigman, ou quelque chose comme cela. Elle tait concierge je ne sais o. Elle bavarda, pleurnicha, fit mille serments, voqua Dieu et les Saints. Rivier avait peine se tenir de rire. Et, vraiment, dans l'histoire, il n'y avait pas de quoi fouetter un chat. Je compris vaguement que la vieille tait accuse, par ses voisins, d'avoir eu une fille qui avait couch avec un Allemand. Comme la fille tait morte, on avait arrt la mre. Et la mre gmissait, disait que sa fille, des annes avant sa mort, nhabitait plus la loge, qu'elle tait majeure, et que par suite elle - la mre - n'tait responsable de rien. Elle conta mme toute une brouille avec sa fille, pour se dsolidariser tout fait, et pour se faire bien voir. La vieille gale et bien reni toute sa ligne pour se tirer d'affaire.

    Le capitaine Rivier, qui s'amusait fort, fut d'abord assez indulgent. Il voulut bien reconnatre que, d'aprs les donnes de l'enqute, la vieille tait innocente des frasques de sa fille. Elle n'avait point favoris la chose, Elle ne l'avait peut-tre mme pas connue... Et il fallait voir comme la vieille buvait ces mots, et comme elle remerciait ce mon bon monsieur !... Mais Rivier, tout soudain, prit un air froce : Oui, dit-il, vous tes innocente dans cette affaire. Mais j'ai de trs mauvais renseignements sur vous. Dans le quartier, on dit que vous tes une vieille insupportable, que vous avez un sale caractre, que vous passez tout votre temps mdire du voisin, clabauder et radoter partout. Je vais donc vous donner une leon. Je vous garderai ici huit jours. a vous gurira de votre mauvais caractre. Et il renvoya la vieille, toute larmoyante, derrire la grande porte aux deux battants... Cette histoire l'avait mis de bonne humeur. Il s'adressa moi, et me rpta en riant : a lui fera le caractre, et a fera plaisir aux voisins. J'eus la lchet de rire aussi, tant la sanction, toute immrite qu'elle ft, me paraissait de peu d'importance. J'aurai longtemps remords de ce rire. Car je devais apprendre, bien plus tard, ce qu'tait devenue la vieille, qu'on avait garde l, pour faire plaisir aux voisins

    La femme aux bijoux.

    Il vint ensuite une dame D... Je tairai son nom. On compren-dra pourquoi. Mme D. tenait un magasin de parfumerie. Elle avait t arrte, peu de jours auparavant, sur la dnonciation

  • LAGE DE CAN 28

    d'une petite jeune fille, qui avait t une de ses employes, et qu'elle avait renvoye. La jeune fille prtendait que son ex-patronne avait t, pendant la guerre, la matresse d'un Allemand. Mais, au cours de l'aprs-midi, il venait de se produire un coup de thtre. L'amant s'tait prsent, en personne, et il n'avait pas eu de peine tablir, toutes pices en mains, qu'il tait Suisse. Sur quoi, Rivier, saisi d'indignation, avait dpch deux F.T.P. pour ramener la dnonciatrice. Elle comparut aussi, pour une confrontation. Et ce fut une belle prise de becs. La petite jeune fille passa un mauvais quart d'heure. Elle dut avouer que Mme D. l'avait renvoye pour vol. Et il devint alors vident qu'elle n'avait voulu que se venger. Le capitaine Rivier rendit alors un jugement de Salomon. Il dcida de librer Mme D. sur-le-champ et de garder sa place la dnonciatrice. Cela vous apprendra, dit-il, faire de fausses dnonciations. Encore avez-vous de la chance que je sois, un bon bougre. Je vous ferai relcher demain. Mais, par malheur, il se prsenta une petite difficult. Quand on avait arrt MmeD. on lui avait confisqu des bijoux, pour une somme im-portante. Elle voulut, avant de partir, rentrer en leur possession. Et on chercha ces bijoux, ou du moins on fit semblant de les chercher. Mystrieusement, ils avaient disparu. Rivier expliqua qu'on les trouverait mieux, le jour revenu. Et il fut convenu que Mme D. passerait au cours du lendemain, pour recouvrer son bien. Tout se retrouvera, madame, disait le clerc de notaire, tout affable, et sautillant. Nous ne sommes pas des Allemands, nous !... Nous ne sommes pas des voleurs !...

    Mais je veux, avant de continuer le rcit de ces in-terrogatoires nocturnes, terminer l'histoire de Mme D. Elle en vaut la peine. Le lendemain matin, donc, nous fmes rveills par Thomas, qui bgayait de rage devant le guichet. Pourquoi, disait-il Rivier, tout ahuri, pourquoi as-tu libr la femme D. ? -Mais, dit Rivier, j'ai la preuve que tout ce qu'on lui reprochait tait faux. - Ce n'est pas vrai, hurlait Thomas. Moi, je te dis qu'elle a bochi ! Tous les camarades du quartier disent qu'elle a bochi ! Rivier n'y comprenait plus rien. Elle a bochi ? dit-il. Qu'est-ce que tu veux dire ? L'autre rattrapa, grandpeine, un peu de calme et de franais. Je veux dire, expliqua-t-il, qu'elle a couch avec un Boche ! - Non, dit Rivier, c'est un Suisse. Mais Thomas, du coup, bgaya nouveau de fureur. Il accusa Rivier d'tre trop mou, trop tide. Et il dit que le capitaine Bernard, alert, avait dcid d'arrter une seconde fois Mme D. Le pauvre Rivier, tout effondr, rvla que Mme D. allait revenir dans la journe. Bon, dit Thomas. Ne t'occupe plus de l'affaire. Je ferai ce qu'il faut. Et, quand Mme D. vint pour reprendre ses bijoux, il la fit nouveau arrter. Mme D. est reste l'Institut jusqu'au bout. Ensuite, elle a t transfre Drancy, o je l'ai encore vue au dbut de novembre. Elle n'a rien compris ce qui lui est arriv. Moi, j'ai fait deux hypothses, quant son cas. La premire est que son arrestation avait t si hautement, si triomphalement claironne dans le quartier que Thomas, bon politique, a compris qu'une libration si rapide ferait mauvais effet, pour la propagande. Cette hypothse me parait la plus vraisemblable. Mais il se peut aussi que Mme D. ait eu tort de

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    rclamer ses bijoux. Les bijoux taient peut-tre dj lavs ou distribus de petites amies. Il ne fallait pas lever ce livre, Mme D. ! Comment voulez-vous quon laisse en libert quelqu'un qui va crier partout quon l'a vol chez les F.T.P. ?

    Jeunes filles.

    Dans la nuit, nous avons aussi assist l'interrogatoire d'une jeune fille d'une vingtaine d'annes, qui tait la soeur d'un militant du P.P.F. Elle avait t arrte le 26 aot, la place de son frre, qu'on n'avait pu retrouver. C'tait une toute jeune fille, maigre, douce, timide, et qui aurait pu tre jolie, si elle n'avait pas eu si peur. Mais elle avait peur, abominablement. Elle se recroquevillait sur sa chaise, comme si elle avait eu trs froid. Elle pouvait peine parler. Le capitaine Rivier fut pourtant trs paternel, trs doux. La jeune fille, avait t accuse, tout hasard, d'tre elle aussi du P.P.F., puisque son frre en tait. Elle murmura que ce n'tait pas vrai, qu'elle n'avait jamais fait de politique, qu'elle ne savait mme pas ce que c'tait. Et je vous jure bien qu'elle n'avait pas la mine de quelqu'un qui pt y comprendre grand-chose ! Rivier essaya de l'instruire. Il lui parla des crimes de la Milice et du P.P.F.. Il exalta la Rsistance, l'honneur. La petite coutait, sans paratre saisir tous ces mots. Enfin le capitaine, tout chauff, lui parla de la Patrie. Il lui demanda si elle aimait sa Patrie. Et il triompha quand, dans un souffle, elle dit oui. Alors, il poussa plus loin sa leon. Il voulut, puisqu'elle convenait du principe, lui faire admettre les consquences. Bon, dit-il, vous aimez votre Patrie. C'est bien. Mais, dans ce cas, si actuellement vous saviez o est votre frre, que nous recherchons, que feriez-vous ? Nous diriez-vous o il est ? Qu'est-ce qui serait le plus fort en vous, l'amour de la Patrie ou l'amour fraternel ? Voyons, rflchissez ma question. Prenez votre temps. C'est difficile. La pauvre petite, crase par ce problme, resta muette. Mais le capitaine revint la charge, moins d'ailleurspour obtenir une rponse que pour s'entendre nouveau poser une si noble question. Evidemment, il jubilait. Et, tout d'un coup, tourn vers moi, et clignant un oeil complice, il eut ce mot norme : C'est cornlien ! J'en restais tout bant d'admi-ration. Ce capitaine avait du gnie. Le plus beau gnie comique que j'aie jamais vu...

    Finalement, il renvoya la petite fille. Et il en vint une autre, de dix-huit vingt ans, ple, brune, aux longs cheveux plats, et trs efface. Elle tait accuse, elle aussi, d'tre adhrente du P.P.F., et elle s'en dfendit comme elle put. L'interrogatoire, trs vite, tourna court. Et Rivier m'avoua qu'il tait excd d'instruire des cas de si petite importance, o il n'y avait pas de quoi fouetter un chat. Mais je me souviens que la seconde de ces deux jeunes filles, quelques jours aprs, a t admise l'infirmerie, se plaignant de l'estomac et du ventre. L, il fut dcouvert qu'elle avait t, depuis peu, dflore, et qu'elle tait enceinte. La nouvelle provoqua, chez les F.T.P., quelque agitation. Et le bruit courut que l'accident avait quelque rapport avec l'arrestation. C'tait aussi une douce petite fille, qui avait tout apprendre de la politique...

  • LAGE DE CAN 30

    Les durs.

    Les autres interrogatoires auxquels j'ai assist furent moins indulgents, et plus brefs. J'ai vu, par exemple, arriver Canon. Et j'ai dj indiqu que Rivier lui en voulait mort, proprement parler. Cette fois, il ne fut plus accommodant, ni mme bavard. Tu sais, dit-il, ce que tu as fait. Tu as dnonc des patriotes. Tu les as livrs aux Allemands. Tu vas payer, maintenant. Canon essaya d'expliquer que ce n'tait pas lui, que c'tait son associ, et que cet associ tait un gredin qui l'avait dpouill, lui, Canon. Enfin toutes les pauvrets, vraies ou fausses, qu'un captif peut imaginer, quand il a des revolvers dans le dos, et tout un homme de haine, devant lui, qui le brle des yeux. MaisRivier ne s'en laissa pas conter. Emmenez-le, dit-il. Ton compte est bon. Tu seras fusill...

    J'ai vu aussi interroger l'inspecteur Demangeot. Il tait accus d'avoir dnonc aux Allemands plusieurs personnes qui possdaient des armes. Et c'tait un petit homme effondr, qui pleura et qui parla de ses enfants. La premire fois, Rivier ne voulut pas l'entendre. Au bout de deux minutes, il le renvoya, lui aussi, avec le mme verdict : Tais-toi. Ne mens pas. Tu n'as pas d'excuse. Tu seras fusill ! Mais il l'a fait revenir, une demi-heure plus tard. Les larmes avaient d le toucher. Il a demand Demangeot s'il voulait crire sa femme, avant... Il lui a donn de quoi crire. Demangeot a crit, devant nous, toujours pleurant et reniflant. Puis on l'a emmen. Il est rest quelques jours encore l'Institut. Les F.T.P., quand ils le rencontraient, se moquaient de lui, parfois sans mchancet, et ils l'appelaient le mort en sursis...

    Enfin, j'ai vu arriver Klein. Et c'est un des spectacles les plus terribles qu'il m'ait t donn de voir. Ils l'avaient arrt chez lui, l'accusant d'tre de la Gestapo. Mais c'tait un grand gaillard, bti en hercule. Il a d rsister, lutter de tout son torse de statue. Alors ils lui ont log trois balles dans le corps, pour le calmer, Puis ils l'ont peu prs dshabill, je ne sais trop pourquoi, peut-tre pour tre plus srs qu'il ne tenterait pas de fuir, ou de se battre encore, avec ce qui lui restait de force, malgr les trois balles. Ils avaient peur de lui. Il est arriv en chaussettes et en caleon, le torse nu, et tout juste cach par une capote militaire, qu'ils lui avaient jete sur les paules. Il marchait trs droit, les mchoires serres. Il devait horriblement souffrir. Ils ont dit que c'tait un dangereux, et ils l'ont tenu au bout de leurs mitraillettes, debout devant Rivier, qui l'interrogea peine. Tout juste un interrogatoire d'identit. Klein a rpondu avec des mots comme des haches. Puis il est parti, les mchoires toujours serres, le visage tendu par je ne sais quel serment de fer. Il est parti vers la grande porte, vers son destin. C'tait un homme. Je ne sais pas ce qu'il avait fait. Mais c'tait un homme. Et je salue toujours un homme, tant c'est rare...

    D'ailleurs, mme pour Demangeot, mme pour Canon, quel mpris pourrais-je avoir, maintenant ? Et pour tous les autres, que les F.T.P. ont condamns sans les avoir entendus ? Car je n'ai entendu que l'accusation. Peut-tre cette accusation

  • LAGE DE CAN 31

    tait-elle fonde. C'est mme probable. Mais il n'y a pas eu de dfense. On ne leur a mme pas donn le temps d'une explication. Il reste, il me restera toujours, un doute. Et je ne puis penser eux tous, ce grand Klein sans un mot, aux condamns sans mme un avocat, aux fusills sans mme un prtre, je ne puis dsormais penser eux que comme des martyrs. C'est votre faute, vous, les F.T.P. Comment n'avez-vous pas compris qu'en vous htant de les condamner et de les tuer, sans les juger, vous les traitiez comme si vous aviez eu peur de leur dfense, comme s'ils avaient t innocents ?

    La fausse meute.

    Il y eut aussi, vers dix heures du soir, un incident de folie et de violence, dont Jeanne fut pouvante. Rivier se reposait, entre deux interrogatoires, et il conversait avec le clerc de notaire et avec moi, de tout et de rien, trs cordialement. Soudain un prisonnier se prcipita vers le bureau, tout important et tout mu. C'tait un petit bourgeois, court et rond, mais assez vil. Je sais son nom, mais je ne le dirai pas. Car il se peut, aprs tout, que ce soient la captivit et la crainte qui l'aient, pour un temps, mu en ce dnonciateur furtif, duquel tout un massacre aurait pu survenir. Il raconta que, dans la salle, d'autres prisonniers changeaient des signes inquitants, que sans doute une meute se prparait, et qu'il ne voulait ni s'en mler ni en ptir.

    Alors ce fut un beau branle-bas. Rivier courut chez Bernard. Mais Bernard, par bonheur, tait absent. Il ne vint que Thomas, mitraillette au poing, avec quelques F.T.P. de renfort. Tout le monde, dans le bureau, s'arma formidablement, jusqu' la dactylographe, d'espce molle, qui prit un gros revolver dans un tiroir. Des grenades furent distribues, des grenades long manche de bois que chacun se passa la ceinture. Puis la grande porte fut ouverte, deux battants. Tout au milieu, un fusil mitrailleur fut braqu sur la salle aux prisonniers, que nous ne voyions pas. Et la bande, l'air froce, les armes, aux poings, entra dans ce mystre. Jeanne et moi, nous restmes seuls. Je la tenais par les paules, pour qu'elle n'et pas si peur. Et il y eut un interminable quart d'heure de silence lourd, coup par des vocifrations qui nous revenaient, par la porte ouverte, comme des abois. Rivier rentra enfin, avec la dactylographe et le clerc de notaire. Il m'expliqua qu'en effet il se passait des choses suspectes. Il se peut bien, me dit-il, que les durs qui sont dans la salle, les miliciens, les P.P.F. aient t prvenus que la 5e Colonne tentera un coup de main pour les dlivrer, et qu'ils se prparent nous attaquer aussi, du dedans. Mais ils feront bien de se tenir tranquilles, maintenant. Et, tout fier de ses qualits stratgiques, il m'exposa quelles mesures il avait prises. Il avait fait disposer tous les coins de la salle des F.T.P. arms de grenades, de mitraillettes ou de fusils-mitrailleurs. Et il leur avait donn l'ordre de tirer dans le tas, au moindre geste suspect.

    J'ai appris, plus tard, que les prisonniers avaient pass une nuit de terreur, dans une immobilit et un silence dsesprs

  • LAGE DE CAN 32

    par lesquels chacun avait dfendu sa vie. Vainement, ils s'taient creus la tte pour comprendre pourquoi les F.T.P. les accusaient de prparer une rvolte, et d'o tait venue cette ide qu'il se faisait, dans la salle, des signes inquitants. Je sais maintenant, peu prs, ce qui s'tait pass, tant par les confidences du petit bourgeois que par le rcit des tmoins. La cause innocente de tout de tumulte tait un nouveau prisonnier, que Thomas et ses sbires avaient interrog un peu durement, dans la cave, et qui tait remont si battu, si tumfi, et les yeux si meurtris que sans cesse il se passait les mains devant le visage, trangement, comme pour s'assurer qu'il voyait encore, ou comme pour chasser des mouches. On et dit, en effet, qu'il faisait des signes. Le petit bourgeois avait eu peur de cette mimique incomprhensible. De l sa visite Rivier, et toute l'histoire. Pour un peu, toute la salle aurait t nettoye coups de grenades. Je n'ai pas os dire son fait au petit bourgeois. Mais j'espre bien, pour sa pnitence, que les F.T.P. ne lui ont point rendu les cinq cent mille francs qu'ils lui avaient pris et qu'il pleurait encore Drancy, deux mois plus tard.

    Il est vrai que j'ai vu pire, ce soir-l. Un autre prisonnier demanda audience Rivier, vers onze heures. Et il expliqua que, tout compte fait, il tait plutt du ct des F.T.P. que duct des autres. Il se vanta d'avoir appartenu des groupes de choc, dans je ne sais plus quel parti. Enfin il proposa ses services, pour le cas o il manquerait d'hommes pour rprimer une tentative de rvolte. Rivier le renvoya trs gentiment, en lui disant que, si besoin tait, on ferait appel lui. Puis, tourn vers le clerc de notaire, il dit : Plutt un bon point pour lui, n'est-ce pas ? Il n'tait pas dgot, le capitaine Rivier...

    La porte s'ouvre...

    Mais voil des pages et des pages que j'cris sur notre sjour dans le bureau de Rivier. Je m'accroche ces heures de grce. Je m'y complais. On dirait que j'ai peur de franchir la grande porte, en souvenir, comme le 30 et le 31 aot nous avions peur d'avoir la franchir, en fait. Mais, l-bas, le moment tait venu, enfin. Et il faut bien que j'y vienne, maintenant encore, dans ce rcit... D'ailleurs, du 31 aot, je n'ai gure de souvenirs. Peut-tre m'tais-je dj trop accoutum au va-et-vient, jusqu' ne plus saisir de dtails. Ou plutt l'angoisse nous prenait, attendre, tant attendre sans que rien se produist. Nous ne nous proccupions plus que de nous-mmes... La matine, pourtant, se passa bien. Vers dix heures, le capitaine Rivier me demanda de l'aider rdiger, sur mon cas, tout un rapport. Et je suis donc sr qu'il a, noir sur blanc, propos notre libration, en des termes presque chaleureux. Mais il attendait mes documents, pour les joindre son rapport. Et Dieu sait si Jeanne et moi nous les attendions aussi !... Ce retard tait inexplicable. Au dbut de l'aprs-midi, Rivier s'en mut son tour. Il tlphona nouveau chez ma concierge, palabra encore avec quelqu'un de la jeune bande qui nous avait arrts. Mais sans doute y et-il, dans la conversation, quelque chose qui ne lui plt pas. Il dcida de ne plus attendre, de brusquer les choses, et il envoya mon

  • LAGE DE CAN 33

    domicile deux F.T.P., avec ordre de rapporter eux-mmes mes documents. Et nous vmes partir ces deux messagers avec une espce d'adoration.

    Ils revinrent au bout de deux heures. Jeanne leur demanda des nouvelles de Jacques, et ils rpondirent qu'ils ne l'avaient pas vu. A vrai dire, ils eurent, en rpondant, un air gn qui aurait d me faire rflchir. Mais ils apportaient mes documents. Et je crus tout sauv. J'talai mes pices, une une, sous les yeux de Rivier. Je lui lus, je lui fis lire les passages les plus importants. Et, pendant un moment, j'ai vraiment t sr que nous allions tre librs. Rivier avait t trs intress, en particulier, par le texte d'une circulaire, un peu raide que j'avais envoye aux adhrents de mon syndicat et qui contenait des attaques, peine voiles, contre la relve, contre les nationaux-socialistes franais. Vous avez eu du culot, dit-il, d'crire et de diffuser cela. Et sous votre signature, encore ! Il y avait l de quoi vous faire envoyer Dachau ou Buchenwald. Tout cela est trs bon pour vous. Je porte le tout, mon rapport et vos documents, au capitaine Bernard. Je suis certain que vous allez partir. Tirant sa montre, il ajouta mme : Il est vrai que vous habitez loin. Vous serez en retard pour le dner, car il n'y a plus de mtro.

    Nous avons attendu, le coeur battant, jusqu' huit heures. Je ne veux pas croire que Rivier nous ait dups, qu'il nous ait jou toute une comdie. Et je sais un peu ce qui s'tait pass, dans les coulisses. Quelques jours aprs, un F.T.P. m'a cont que, dans l'aprs-midi de ce 31 aot, apprenant que nous avions des chances d'tre librs, les jeunes qui nous avaient arrts taient venus l'Institut, qu'ils avaient protest, et qu'ils avaient tout arrt. Cette histoire est vraisemblable. Ces jeunes librateurs avaient en effet, depuis la veille, entrepris de dmnager, morceau par morceau, tout mon appartement. Cette entreprise tait de longue haleine. Et il leur a fallu plusieurs semaines pour emporter, jour par jour, tout ce qui leur a plu. Ils n'entendaient donc pas tre si tt interrompus. Et moi, j'ai t un sot de soulever la question de mes documents, ce qui a donn Rivier l'occasion de leur tlphoner, de leur envoyer deux F.T.P. de l'Institut, par qui ils ont t sans doute avertis de la menace de nos librations prmatures. Voil du moins ce que j'ai su, et ce que je devine... A huit heures, Rivier alla de nouveau voir Bernard. Il revint tout chang, et presque honteux : Je ne sais, dit-il, ce qu'il y a. Le capitaine Bernard ne veut pas prendre de dcision tout de suite. Je suis navr. J'ai ordre de vous faire entrer dans la salle, avec les autres. Nous nous sommes levs. Un F.T.P., je ne sais lequel, le dserteur allemand, peut-tre, nous a fait signe. Et la grande porte s'est ouverte devant nous...

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    CHAPITRE V

    LES TUEURS

    Cinma.

    La grande porte ouvrait sur une salle de cinmatographe. C'tait l sans doute o, en d'autres temps, les tudiants en dentisterie assistaient des projections relatives leur art. La salle tait haute, vaste, claire droite et gauche par d'immenses fentres qui, partant de hauteur d'homme, montaient jusqu'au plafond. Et, comme elle avanait dans les jardins, la faon d'un promontoire, on pouvait voir, par les fentres, des arbres en feuilles, des arbres en fruits qui penchaient la tte, au moindre souffle, comme vers nous. Mme, en se levant sur la pointe des pieds, on voyait, plus loin, des maisons et, derrire la grille des jardins, l'avenue de Choisy, avec son mouvement, avec des voitures, avec des hommes libres.

    Des fauteuils profonds, munis de larges accoudoirs de bois plat, comme pour prendre des notes, faisaient face l'cran, sagement rangs. Au fond, sous l'cran, une petite scne, haute environ d'un mtre, tenait presque toute la largeur de la salle et ne laissait, droite et gauche, que la place de deux troits rduits, ouvrant face face, et qui avaient d, aux temps studieux, servir au rangement des accessoires. Sur la scne, une longue table, et quelques chaises. Sous l'cran, un grand tableau noir. Et, sur ce tableau, en lettres d'colier appliqu, normes, dominateurs, agressifs, s'talaient ces vers, que je sais maintenant par coeur et qui ont hant, interminablement, nos jours et nos nuits :

    O vous tous qui tes ici,Mditez bien les paroles que voiciVous tes ici devant la justice des ouvriersQui depuis longtemps sont vos prisonniers.Dans cette salle plane le respect de nos mortsQue vous avez assassins toujours tort.Faites un compte rendu de votre conscience.Vous comprendrez que nous avons de la patience,Car pour certains individus qui sont iciLa mort seule les dlivrera de leurs soucis.

    Nous prenons place.

    Je vous jure pourtant qu'il n'y avait pas de quoi rire. Car sur chaque fauteuil tai