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L’architecture : construction de nos souvenirs Neuf souvenirs d’architecture pour regarder autrement Antoine Collet ECOLE NATIONALE SUPERIEURE D’ARCHITECTURE DE LA VILLE & DES TERRITOIRES A MARNE-LA-VALLEE DOCUMENT SOUMIS AU DROIT D’AUTEUR

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Neuf souvenirs d’architecture pour regarder autrement

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Mémoire

Jacques Lucan, Benjamin Persitz

École Nationale Supérieure d’Architecturede la Ville et des Territoires à Marne-la-Vallée

Janvier 2013

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Architecture : construction de nos souvenirs

Neuf souvenirs d’architecture pour regarder autrement

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Regarder autrement c’est étendre, décentrer et surtout repenser notre regard aux choses.

Cela permet à toute action de prolonger et d’enrichir notre connaissance de la réalité.

Arthur Clauss et Antoine Collet

Regarder autrement

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Puis-je vous mener, à travers champs et histoire d’architecture, passant par l’espérance et les provocations, jusqu’aux murs de la Métropole ?

Le Rien et la cécité pour guides, les souvenirs pour seul but.

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Tradition et culture d’un site

Épaisseur temporelle du lieu

L’architecture comme valeur universelle

Le projet comme vecteur de changement

Provocations architecturales

Le projet, lieu de questionnement de la réalité

Donner la mesure du Rien

La cécité comme élément directeur du projet

L’expérience du souvenir

Neuf souvenirs d’architecture

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Il me semble que tout projet, même non-réalisé, puisse marquer l’histoire de l’architecture.

Ce travail présente, à travers neuf souvenirs, une série d’images d’architecture hors site. Chacun de ces souvenirs repense la raison et les moyens d’exister d’un projet non-réalisé ou irréalisable. Nous tenterons de comprendre ce qui fait l’intérêt et l’apport d’un tel travail plutôt que d’y voir simplement une utopie. Les seules traces de ces projets qui demeurent sont les écrits, plans, coupes et dessins de leurs architectes.

En regardant attentivement ces images d’architecture nous tenterons de retrouver les souvenirs d’autres travaux afin de leur constituer une histoire : une mémoire.

Introduction

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Tradition et culture du site

« Puis-je vous mener jusque sur les rivages d’un lac de montagne? Le ciel est bleu, l’eau verte, et tout repose dans une profonde paix. Montagnes et nuages se reflètent dans le lac, maisons, fermes et chapelles aussi. On dirait qu’elles n’ont pas été construites de la main de l’Homme, elles semblent sorties de l’atelier de Dieu, de même les montagnes et les arbres, les nuages et le ciel bleu. Tout respire calme et beauté… Mais qu’est-ce donc là ? Une note discordante dans cette paix ? Comme un criaillement inutile. Au milieu des maisons des paysans qui n’ont pas été faites par eux, mais par Dieu, se dresse une villa. L’œuvre d’un bon ou d’un mauvais architecte ? Je ne sais. Je sais seulement que paix, calme et beauté s’en sont allés.

[…] Le paysan voulait construire une maison pour lui et les siens ainsi que pour ses bêtes et il a réussi. De même que son voisin ou son aïeul avaient réussi. Comme réussit tout animal qui se laisse guider par son instinct. La maison est-elle belle ? Oui, elle est belle, exactement comme sont beaux la rose ou le chardon, le cheval ou la vache. »

Adolf Loos, Architecture, 1910

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Cette première partie introduit ma réflexion par un paysage de montagne décrit par Adolf Loos. Cette image nous est transmise par écrit. C’est une vision d’architecte. Dans ce passage, Adolf Loos décrit un paysage composé d’éléments tous aussi beaux les uns que les autres. Bien que de tailles et d’origines différentes, Adolf Loos traite de la même manière la montagne, la maison du Paysan et le chardon. Ces éléments appartiennent à un même environnement et sont tous les fruits du même auteur : Dieu. Les maisons de paysans, la chapelle, le chemin de fer… bien que construits par la main de l’Homme, ne profanent pas la tranquillité du paysage, au contraire, elles le composent.

Les maisons de Paysans sont là depuis si longtemps qu’elles ont pris racine au pied de ces montagnes. La pierre de leurs murs, extraite à quelques centaines de mètres de là, est envahie par endroits de végétation, la même végétation à laquelle se mêle le chardon.

Toutes les échelles, de tailles et de temps qui composent ce paysage s’entremêlent. Cette architecture vernaculaire est le miroir de l’environnement dans lequel elle s’insère. Cette architecture disparaît au profit de la beauté du paysage. Elle nous montre comment la mémoire d’un lieu, sa nature, sa culture et ses traditions sont une des bases les plus stables pour construire. Le paysan n’a même pas besoin de s’inquiéter de la forme du toit de sa maison pour réussir sa construction et ne pas dénaturer le paysage, car le paysan, tout comme les fleurs et les maisons de la vallée, a grandi dans cet environnement. Il est le gardien des traditions de son pays.

« Le paysan fait le toit. Quelle sorte de toit ? Un beau ou un laid? Il ne sait pas. Le toit. »1

1 Adolf Loos, Architecture, 1910

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Cette forme d’architecture est indissociable du lieu, de la culture et des traditions dont elle est le fruit. Ce n’est pas l’œuvre d’un architecte. Pourtant, l’image, quant à elle, celle transmise par Adolf Loos, est une vision d’architecte qui marquera le monde de l’architecture par sa capacité à extraire d’un paysage de montagne les caractéristiques universelles d’une architecture vernaculaire et donc ultra-locale : son calme, sa beauté et sa justesse.

Cette image d’architecture ne se réfère plus à la mémoire d’une localité. Elle existe alors pour sa capacité à nourrir la mémoire de l’architecture pour son exemple de calme et de beauté.

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L’épaisseur temporelle du lieu

Piranèse (1720-1778) l’archéologue

L’archéologie porte en elle le goût pour l’origine des choses. L’archéologue reconstitue l’histoire à travers la découverte de fragments : ruines, vestiges, ossements… Ce goût pour les ruines et la recherche du fragment se manifeste chez Piranèse. Le XVIIIeme siècle manifeste en général ce retour à l’origine à travers notamment l’entreprise d’importantes fouilles archéologiques, Herculanum en 1719 et en 1738 et Pompéi 1764, et la parution de nombreux ouvrages importants comme les livres de Caylus 1752-67 ou bien l’Essai sur l’architecture de Laugier en 1753. Ce goût pour l’antique et pour le retour aux origines prendra tout son essor à travers le néo-classicisme qui touchera l’Europe entière vers 1780.

Les gravures de Piranèse ne sont pas exactement le reflet de la réalité qu’il pourrait avoir sous les yeux. Dans ses gravures, Piranèse recompose avec les fragments des lieux qu’il peut observer tout en se laissant guider par sa passion et ses convictions. Aborder la réalité par l’imagination est une façon d’aborder le réel dans sa perspective la plus large possible, dépassant ainsi les limites des disciplines,

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(artistique, historique, scientifique…),pour une compréhension plus globale du réel. C’est une « archéologie poétique » que nous présente Piranèse.

Toute archéologie, et celle de Piranèse en particulier, ne peut séparer la connaissance de la conscience esthétique. Le temps dissimule de nombreuses choses rendant le travail de l’archéologue difficile: les fragments retrouvés sont incomplets et insuffisants pour nous restituer directement le passé comme il était. La recomposition de l’histoire à partir de fragments incomplets nécessite de puiser notre savoir au-delà des connaissances qu’ils nous fournissent pour émettre l’idée de ce qui pouvait être.

La méthode de Piranèse témoigne d’une facilité à dépasser les limites que lui impose le passage du temps, à savoir : l’oubli, en s’appropriant les œuvres du passé comme si elles étaient siennes. Cette méthode pourrait être donc comparée à un « court-circuit du temps », ce qui la détacherait alors du travail de l’historien mais la rapprocherait beaucoup de l’attitude névrotique que Freud décrit et tente d’expliquer : aggraver un symptôme jusqu’à le rendre incompréhensible, vital et inguérissable.

Freud et Piranèse partagent tous deux un même goût pour l’origine et une même passion pour Rome. Ils recherchent tous deux, à travers la psychanalyse pour Freud et ses gravures pour Piranèse, leur propre histoire. La Rome qu’ils regardent n’est pas celle d’une période donnée, c’est une Rome faite d’assemblages, ou de « collages», où coexistent les temps étrusques et modernes, où le temps se manifeste dans toute son épaisseur. Ce qui leur importe, c’est la trace. Il s’agit de faire remonter à la surface ce qui est profond, de faire que le passé soit actuel.

Freud prend Rome comme exemple, symbole classique de la ville comme palimpseste selon Rowe, et se pose la question de ce que pourrait se représenter un visiteur sur place connaissant parfaitement les différents stades historiques du développement urbain de la ville. Cet exemple illustrerait la structure de notre psyché : discontinue et

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Vue du Campo Vaccino, Piranèse, 1750

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imparfaite. Bien que cette image soit difficile à se représenter, elle émet au moins l’idée que la structure de notre psyché et celle de la ville sont plus que comparables : elle sont intrinsèquement liées. Ainsi la reconstruction ne serait pas synonyme de remplacement mais de voyages à travers la mémoire du lieu.

« La ville est le Locus de la mémoire.1 »

Sébastien Marot propose l’invention d’un mot équivalent à spacieux2 pour le temps, pour qualifier ces espaces nous permettant de voyager confortablement à travers l’épaisseur du temps.

Inventer c’est se souvenir

Il y a dans les gravures de Piranèse plus qu’un simple fantasme personnel, fruit de son imagination. On y décèle la volonté d’accéder à l’évidence, à l’originel, à l’universel, à travers un fragment retrouvé. Et c’est ce fragment, dans sa matérialité, qui donne au passé son existence actuelle. Cette matérialité est le point d’ancrage de ses gravures dans la réalité, nous permettant de traverser l’oubli et de voyager à travers l’épaisseur du temps. Il n’y a, dans ses gravures, ni véritable point de départ effectif ni point d’aboutissement légitime, dans le temps comme dans l’espace ; elles s’opposent à toute idée de fin. Le monde de Piranèse nous

1 Aldo Rossi, L’architettura della città, 1966 (trad. fr. L’Architecture de la ville, Infolio, 2001)2 Sebastien Marot, L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, ed La vilette 2010

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Piranèse, prison imaginaire, gravure 1er état, 1752

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submerge, reflétant l’image du sublime d’Edmund Burke3. Les gravures de Piranèse nous emmènent au-delà de la réalité

sans but précis. Piranèse déplace les fragments donnant sans cesse à lire de manière différente les objets qu’il dispose. Ses souvenirs se mêlent à ses désirs comme une sorte de rêverie. L’œuvre n’est plus l’image d’une expérience, mais l’expérience même.

Il est simple de constater que Piranèse a un goût particulier pour la souffrance, le malheur et le désastre. Piranèse a souvent été comparé au marquis de Sade4, lui même plus jeune de 20 ans, pour l’intérêt qu’il portait aux corps mutilés, estropiés et autres éclopés présents dans ses gravures. Comme la lacération rend la chair plus vive, le passage du temps rend la matérialité et la construction des bâtiments plus présente ; corps mutilés, façades criblées. Piranèse et Sade renoncent tous deux à la réalité et expriment la connaissance du vide. Le marquis de Sade tente de construire ce vide en énumérant jusqu’à la fin de sa vie toutes les possibilités qu’il y a de détruire un être humain et de jouir de son atroce disparition.

Piranèse quant à lui ne s’en satisfait pas ou ne préfère pas insister sur cette voie. Piranèse, bien que se détachant aussi de la réalité, se raccroche aux fragments de passé qui refont surface à travers ses gravures pour permettre au public de plonger tout entier dans un monde du temps. Il construit et présente une idée atectonique de l’architecture, sans début ni fin précise dans le temps et dans l’espace.

3 Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine du Beau et du Sublime, 1757. Le sublime désigne une qualité d’extrême amplitude, qui transcende le beau. Le sublime est lié au sentiment d’inaccessibilité (vers l’incommensurable). Comme tel, le sublime déclenche un étonnement, inspiré par la crainte ou le respect.4 Donatien Alphonse François de Sade, né le 2 juin 1740 et mort le 2 décembre 1814, est un homme de lettres, romancier, philosophe et révolutionnaire français, longtemps voué à l’anathème en raison de la part accordée dans son œuvre à l’érotisme, associé à des actes impunis de violence et de cruauté (fustigations, tortures, meurtres, incestes, viols, etc.).

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Parmi les œuvres de Piranèse qui reflètent cette idée, il y en a une dont j’aimerais souligner l’importance.

Il Campo Marzio dell’ antica Roma de 1762

Ce plan d’une Rome moderne montre cette volonté de se raccrocher à des fragments de l’histoire pour en inventer une nouvelle. Son plan dont certains fragments sont directement inspirés par une Rome ancienne (Bains impériaux, complexe palatin, villa d’Hadrien) s’oppose clairement à celui de Nolli de 1748 qui, se limitant aux connaissances historiques de l’époque, présente une Rome composée d’objets plus ou moins indépendants les uns des autres. Le plan du champ de Mars de Piranèse témoigne d’un extraordinaire travail de composition mêlant l’archéologie et l’invention, l’objectif et le subjectif, pour un résultat d’une grande richesse architecturale. L’espace urbain de la ville, les rues et les places sont définies directement par l’architecture de ses bâtiments. Les formes urbaines et l’architecture des édifices se tissent les unes avec les autres pour former comme un grand et merveilleux tapis persan.

L’image de Rome que nous présente Piranèse n’appartient ni au passé ni au futur. Cette image produite à partir des souvenirs de Rome, de ses ruines et du talent de Piranèse nous fait voyager à travers l’espace-temps sans début ni fin précis.

Les gravures de Piranèse ont cette capacité, encore aujourd’hui, à marquer le monde de l’architecture par cette aptitude à se jouer du passé pour construire, comme une sorte de rêverie, un univers traversant le temps et l’espace d’un lieu.

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Il Campo Marzio dell’ antica Roma de 1762, détail

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Certains architectes parlent d’architecture de manière à mettre au second plan le lieu et l’époque d’un projet, préférant s’intéresser seulement aux choix découlant des règles mises en place au cours de l’élaboration d’un projet.

L’architecture de Livio Vacchini peut être vue comme une progression. Chaque projet est une tentative de répondre à une question bien précise que l’histoire de l’architecture transporte et transportera toujours. Cette question est sans fin. Chaque projet doit apporter une réponse exacte et atteindre une dimension universelle. Ses projets ne parlent ni de beauté ni de forme mais de « rightness ». Son architecture tente de ne faire référence qu’à elle-même.

La mémoire à laquelle se raccroche l’auteur n’est plus celle d’un lieu, de ses traditions ou de son histoire, mais celle d’une question. La véracité et la pertinence de la réponse sont les seules conditions de l’existence de son projet. Cette posture nécessite de la part de son auteur un grand sens critique à l’égard des œuvres qu’il peut observer et de son propre travail.

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Dans Chefs-d’œuvre, Livio Vacchini nous transmet sa vision de l’histoire à travers une liste de projets devenus pour chacun le moment de penser l’architecture. Les projets sont présentés quasiment de manière chronologique mais la sélection est personnelle.

1 Stonehenge, Grande-Bretagne. 3100-1600 av J.-C.2 Les pyramides de Guizèh, Egypte vers 2650-2560 av J.-C.3 Le Parthénon, Athènes, 448-438 av J.-C.4 Teotihuacan, à 100 km de Mexico, 300 ac J.-C. 450 ap J.C.5 La mosquée de Cordoue, Espagne, 784-987.6 Tikal, Guatemala, 500 av J.-C. – 850 ap J.-C.7 Le quadrilatère de Nonnes, Uxmal, Mexique, 700-1550.8 L’église des Jacobins, Toulouse, 1230-1385.9 La mosquée de Sélim, Edirné, Turquie, 1569-1590.10 L’église Sant’Ivo, Rome, 1642-1660.11 Notre-Dame-du-Haut, Ronchamp, 1950-1955.12 La Nationalgalerie, Berlin, 1965-1968.13 Gymnase de Losone, Suisse, 1990-1997.

Livio Vacchini ne relate quasiment jamais les conditions socio-culturelles et les raisons qui sont à l’origine de ces projets. L’architecte ne nous transmet que l’essentiel, c’est à dire en quoi chacune de ces constructions fut un moment pour penser de manière marquante l’architecture, faisant de chacun de ces projets un chef-d’œuvre de l’histoire de l’architecture. Cette liste, surement incomplète, mais fournissant un panel d’exemples convaincants du fait de son étalement dans le temps, témoigne de cette mémoire à laquelle Livio Vacchini se raccroche pour construire un projet. L’architecte voudrait, par la pertinence de sa réponse à une question soulevée par la plupart des exemples précédants, intégrer cette histoire de l’architecture.

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Stonehenge, Grande-Bretagne, 3100-1600 av J.-C.

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Le dernier exemple est l’un de ses projets : le gymnase de Losone réalisé en 2006. A la différence des autres projets qui sont photographiés, celui-ci est représenté par un plan (bien que le projet soit réalisé depuis 1997).

« Faire un projet signifie s’adonner au plaisir de construire une pensée. » 1

L’objet de ce livre n’est pas de présenter son projet ni d’expliquer sa démarche. Livio Vachinni nous présente ici ce qui le guide dans l’accomplissement de sa tâche. La construction d’une pensée c’est d’abord et avant tout se poser une question. Cette question doit pouvoir s’insérer dans l’histoire que raconte Livio Vachini. Et la réponse doit saisir l’auteur et le spectateur pour sa capacité à leur faire redécouvrir une solution différente à une problématique récurrente. C’est une histoire sans fin, dont la trajectoire se dessine par chacune des réponses abouties. Cette trajectoire sur laquelle le projet se raccroche transcende les logiques de temps et de lieux. Cette histoire de l’architecture saute les époques et les lieux, les traditions et les cultures. C’est une histoire qui ne fait référence qu’à elle-même, dépassant ainsi les raisons qui font naître généralement un projet, c’est à dire une demande, un programme. Cette histoire affranchie du temps et de l’espace permet de revenir sur un projet pour lui faire dire autre chose. C’est un moyen de prolonger son existence au-delà de son usage et de ses caractéristiques premières, qui sont celles de son site et de ses moyens de construction.

Ce projet à Losone ne s’inscrit pas dans l’histoire des terrains de sport, ou bien dans une histoire de l’architecture suisse. Le projet tente de s’inscrire dans l’histoire des chefs-d’œuvre d’architecture depuis Stonehenge. Etrangement, contrairement aux projets précédents, tous présentés photographiés dans leur état actuel, le

1 Chefs-d’oeuvre, Livio Vacchini, Ed du Linteau, 2006

L’architecture comme valeur universelle

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gymnase est illustré sous forme de plan. Ainsi, d’après l’architecte, c’est le plan du bâtiment qui exprime le mieux sa pensée. De nombreuses critiques pourraient lui être faites sur la capacité de son projet à répondre à un programme. Mais à travers ce plan il peut facilement exprimer l’idée forte selon laquelle :

« Le rôle de l’architecture n’est rien d’autre que l’expression de soi-même ; et que par dessus tout, ce n’est pas l’expression de sentiments ».2

Cette histoire de Livio Vachinni nous montre en quoi l’architecture a la capacité de constituer une mémoire hors de son site et, au-delà, de son programme. Cette histoire de l’architecture nourrit le travail de l’architecte. Elle permet à l’architecte de puiser dans sa mémoire des souvenirs, aussi lointains (dans le temps et l’espace) soient-ils, pour nourrir l’élaboration de son projet.

2 Livio Vacchini : L’implacable nécessité du tout, Jacques Lucan, 1994

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Le Parthénon, Athènes, 448-438 av J.-C.

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Le Gymnase de Losone, Suisse, 1997

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Le traité de Jacques Perret paraît en 1601, sous henri IV. Cet ouvrage s’intitule Des fortifications et artifices. Architecture et perspective et est découpé en trois parties.

La première rassemble les plans et perspectives de cités idéales, à l’image de la citadelle de Turin ou de celle de Milan. Ces cités aux tailles et à la complexité variables sont néanmoins toutes composées des mêmes éléments : pavillons d’angle, maisons en rang, terrasses et arcades.

La seconde partie du traité rassemble trois modèles de temples protestants. (Petit, moyen et grand).

La troisième partie traite de différents types de constructions privées : métairies, habitations, maisons, châteaux et pavillon royal.

C’est un mélange de types de bâtisses sans précédents.Cet ouvrage est l’œuvre d’un Protestant, dont le texte paru trois

ans après l’Edit de Nantes prend les dimensions d’un manifeste. Jacques Perret se présente comme passionné de mathématiques : balistique et dessins géométriques sont ses outils. Mais son traité est plus qu’un simple inventaire de fortifications qui continuerait un travail déjà commencé par ses prédécesseurs, comme celui de

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Jean Errard1 sur l’art de la fortification. Jacques Perret se sert ici de l’apparence simple et connue de l’intitulé de son traité, et donc du contenu attendu par ses lecteurs, pour y présenter un travail énonciateur de ses convictions.

Les édifices sont décrits de manière tout à fait précise. Leurs dimensions, leurs contenances, leur dispositions les uns par rapport aux autres. Mais les idées que soulèvent ces gravures ne sont pas énoncées clairement.

« Ce huguenot2 (nom péjoratif donné aux protestants), manifestement atteint par le délire obsidional qui travail ses coreligionnaires, met le temple au centre des immeubles, le protège d’un faisceau de pavillons. La ville de Perret n’est que le rassemblement de ces immeubles, défendue par une enceinte sommairement tracée. »

Pérouse de Monclos.

Le travail de Perret ne se concentre pas sur le dessin et la construction de nouvelles fortifications « infranchissables » comme l’entendrait tout bon ingénieur militaire, mais sur la description de bâtiments, forteresses mais aussi et surtout des temples, des habitations et des maisons. Ces bâtiments développent par leur apparence et leur fonctionnement une certaine uniformité. Ils expriment en général un caractère de verticalité. Leur structure est fortement exprimée par les planchers en façades et les pilastres, formant comme une sorte de grille d’ossature. Et pour tous ces bâtiments, les ouvertures

1 Jean Errard (né vers 1554 et mort en 1610) était un mathématicien et ingénieur militaire lorrain, initialement au service de la cour Ducale de Lorraine, qui, converti au protestantisme, s’est engagé au service du roi de France Henri IV. Introducteur en France de la fortification italienne, il est ainsi un précurseur de Vauban.2 Le terme huguenot est l’ancienne appellation donnée par leurs ennemis aux protestants français pendant les guerres de religion.

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Ville à seize bastion et citadelle pentagonale, gravure, 1610.

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sont généreuses et très nombreuses. Cette volonté de se détacher des fortifications pour mettre en

avant l’architecture de la ville, dans un traité sur les fortifications elles-mêmes, rappelle les mots de Machiavel dans Discorsi sopra la prima deca di Titi Livio (1512-19) :

« Les bonnes armées sans les forteresses suffisent à se défendre, les forteresses sans les bonnes armées ne peuvent pas vous défendre. Et cela se voit par l’expérience de ceux qui ont été considérés excellents dans les façons de gouverner et dans les autres choses, comme les Romains, et les Spartiates. En effet les Romains n’édifiaient pas de forteresses, les Spartiates non seulement se passaient d’elles mais ne permettaient pas à leurs villes d’avoir des murs ; parce qu’ils voulaient que la vertu des particuliers, et aucun autre moyens (…) le défendît. (…) Le Prince qui peut donc réunir une bonne armée peut se passer de bâtir des forteresses ; celui qui n’a pas de bonne armée ne doit pas en bâtir ».

Ainsi Perret développe l’image d’une architecture plus ouverte, plus partagée pour des rapports sociaux différents. Une ville plus dense et ouverte garantirait peut-être un meilleur échange entre les habitants pour une société basée sur le rapport et l’échange plus que sur la crainte. Ceci pourrait garantir un fort sentiment d’appartenance à la communauté, sentiment primordial quand la cité est en danger.

Ses édifices marquent une certaine forme de démesure. Certains sont pour l’époque, du point de vue structurel, très surprenants. En effet, seul l’acier pourra trois siècles plus tard permettre la construction de ce genre d’édifices. Jacques Perret présente en 1601 une conception totalement in abstracto de l’architecture. Perret se détache de tout ordre, de tout retour à l’Antique, de toute localisation, de toute commodité et de toute forme de rationalité constructive. Comme si il se débarrassait de l’architecture contemporaine pour mettre en

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Villes à 23 bastion et citadelle hexagonale en plan, gravure, 1610

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avant une vision très personnelle, invraisemblable pour l’époque, mais très parlante aujourd’hui. Ce n’est pas un recueil technique qui développerait tels ou tels principes constructifs de murailles ou tels ou tels plans de citadelles imprenables. Non, le contenu de ce recueil est bien loin de ce que Jacques Perret, passionné de mathématiques, annonce. C’est un savoir protestant. Par sa posture nihiliste, son savoir architectural et géométrique, Jacques Perret présente en 1601 des édifices ressemblant étrangement à ceux des XIXeme et XXeme siècle. Comme ceux que construiront William Le Baron Jenney en 1884 : le «Home insurance building»3 qui sera l’une des premières structures métalliques de grande hauteur à Chicago, ou bien les œuvres de son homonyme du XXeme siècle, Auguste Perret.

Cette étrange ressemblance entre l’architecture de Chicago et celle de Jacques Perret ne serait pas si étonnante si l’ordre chronologique des événements était inversé. Pourtant l’œuvre de Jacques Perret les devance de deux-cent cinquante ans. Le lien entre ces deux formes d’architecture, celle de Chicago, par exemple, et celle de Jacques Perret, n’est pas évident mais permet néanmoins de montrer que l’œuvre de cet architecte n’était pas totalement utopique. Ce traité d’architecture témoigne de sa liberté de s’affranchir des conditions programmatiques et techniques de l’époque pour donner une nouvelle image de l’architecture. C’est une démarche qui espère trouver dans l’architecture la possibilité de modifier les rapports humains, pour une société différente.

Cette histoire, loin de l’utopie, raconte la vision d’un homme dont la réflexion et les images qu’il en tire se basent sur l’espoir du changement et non la réalité de son époque.

3 Home Insurance Building, Chicago, 1884 : base en granit, poutres de fonte, éléments en fer forgé ; poutres en acier à partir du septième étage.

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Grand pavillon, Jacques Perret, gravure, 1610

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En 1969, dans le numéro de juillet-août de Domus paraissent les travaux de deux jeunes groupes d’architectes italiens, Archizoom et Superstudio, sous le titre de « Libération des images ».

Il s’agit de dessins réalisés dans le but d’illustrer leur vision de la société, et de proposer des projets de métropole. Ce n’est pas la préfiguration d’une une société meilleure mais une tentative de restituer les termes réellement utopiques de notre société actuelle à travers l’observation du système capitaliste. Leur démarche illustre une volonté de vouloir accepter tout ce qui existe. Ces deux groupes n’imaginent pas une société utopique mais proposent des structures monoformes dont l’utopie du contenu, inspiré par le système économique contemporain, ne s’exprimerait qu’en terme quantitatif.

C’est la lecture du texte de Tafuri « Pour une critique de l’idéologie architecturale » et l’étude de l’image du Champs de mars de Piranèse1 qui permettent aux archizooms d’entrevoir la possibilité

1 ibid. p24

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de poursuivre une réflexion critique par l’image sans tomber forcément dans l’utopie. Ils annoncent leur travail comme la volonté de refonder le patrimoine inventif par la création d’images.

Superstudio

« Le monument continu, un modèle architectural pour une urbanisation totale ».

En nous invitant à re-regarder les constructions linéaires humaines telles que la muraille de Chine ou bien les autoroutes qui, comme des parallèles et méridiens, témoignent de l’incroyable capacité humaine à agir pour ordonner le monde dans lequel nous évoluons, les membres de Superstudio nous présentent leur « monument continue » à travers diverses situations. Dans la nature, dans la ville, à coté ou sur un monument historique, à New-York…Leur monument ne présente pas de matérialité précise : parfois opaque ou transparent et souvent réfléchissant, seule une grille orthogonale dessinée au trait apparaissant quasiment tout le temps le distingue du volume blanc. Ces constructions sont si monumentales qu’elles apparaissent comme sublimes et essentielles, à la manière du «rationalisme exalté»2 de Boullée. C’est une architecture extra-historique qui trouve sa dimension créatrice dans la seule définition de l’emprise du monument. C’est une architecture sans ville.

2 Aldo Rossi, Introction à Boullée dans «Essai sur l’art et l’architecture de Louis-Etienne Boullée», 1967

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Superstudio Le monument continue 1969- St Moritz revisité, Collages papier, pastels,(40,6cm x 47 cm)

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Superstudio, Le monument continue sur les falaises 1969, collages papiers , pastels (40,6cm x 47 cm)

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Le monument continue sur lac de montagne, 1969,collage papier, crayons de couleurs, pastels, (40,6cm x 47 cm)

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Archizoom

Le travail de Archizoom s’intitule : « No-stop city ». Pour Tafuri l’architecte producteur d’objets est inadéquat face à la mise à jour des technologies de production et à la rationalisation du marché. Les archizoom tentent d’aller plus loin que la simple « crise de l’objet » déjà énoncée par Adolf Loos, en regardant l’architecture de Mies Van Der Rohe qui est pour eux l’architecte qui explore en cette période « les franges laissées à l’architecture » à travers « le neutre, le vide, le langage d’une absence. » En s’inspirant donc de l’open-space et de « The architecture of the well tempered environnement » de Reyner Banham qu’ils étendent à l’échelle du territoire, ils nous présentent le « degrés zéro » de la forme urbaine. Ils substituent à la grille de rues et d’ilots un plan continu et totalement indéfini. No-stop city n’est pas la ville du futur mais les présupposés des nouveaux types de connaissances. C’est une sorte de plan de Mies poussé à l’extrême, dissolvant alors toute forme d’objet, effaçant la ville décrite par Aldo Rossi dans « Architecture de la ville ». C’est la forme du « global village »3 de McLuhan de 1964. La ville actuelle est dépassée du fait que l’Homme retrouve ses caractéristiques de nomade. Grâce à l’amplification électrique et donc l’amplification de l’information, l’homme peut facilement se remettre à voyager sans perdre les intérêts de la sédentarisation : l’énergie à portée de main et la connexion avec le reste du monde, peu importe l’endroit sur Terre. Les premières images, inspirées par l’infini du monument continu de Superstudio, paraissent dans le Casabella de juillet-août de 1970 sous le titre de « Machines gigantesques pour la production de conditions sociales ».

3 Le village planétaire, est une expression de Marshall McLuhan, tirée de son ouvrage The Medium is the Message paru en 1967, pour qualifier les effets de la mondialisation, des médias et des technologies de l’information et de la communication.

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Archizoom, No-Stop city, 1969, plan tramé, dactilographie

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Les premières images sont réalisées à la machine à écrire en utilisant la ponctuation et des signes typographiques. Ils obtiennent ainsi des trames de maille carrée et des indications de division du plan selon des principes Miessiens. Ils dénoncent par cette action les principes même de « l’architecture figurative », les solutions spectaculaires et technologiques, utilisées à l’époque par d’autres jeunes architectes regroupés sous le nom d’Archigram.

L’essence de cette ville est le plan continu qui deviendra plus tard la surface neutre. L’atmosphère de leur ville est celle d’une saison quelconque sous un ciel uniformément grisâtre. C’est un modèle pour la métropole parfaite du capitalisme contemporain. C’est un univers où artificiel et naturel sont devenus indissociables, où l’architecture est la nature sont des exceptions. Un environnement structuré dans lequel évolue l’Homme de manière totalement libre au gré de ses pulsions créatrices. C’est une ville sans architecture.

Une culture de l’image

Les images sont pour eux le moyens d’utiliser un outil propre à l’architecture pour construire et expliquer leur « Idéologie et théorie de la Métropole ». C’est un langage graphique permettant de donner vie à l’élaboration créative du processus même. L’utopie est instrumentale : les dessins présentés sont utopies car ils sont faits de manière à présenter le projet de la manière la plus optimale (la plus explicite et générale possible). Elle se représente elle même par les dessins. Elle ne préfigure pas un modèle différent du système actuel mais présente une hypothèse critique du système lui-même.

Dans le travail de Superstudio et d’Archizoom il y a en quelque sorte la volonté de se décrocher de l’idée simple de l’utopie. Une Anti-utopie pour le monument continu de Superstudio et une Utopie critique, voire même une critique de l’utopie dans la non-stop city de Archizoom. C’est l’expression d’une vision radicale poussée par un contexte socio-culturel en ébullition.

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Les images de leur architecture ont enrichi cette manière de penser l’architecture et les images d’architecture qui en découlent, une vision déjà présente dans le plan Voisin de Le Corbusier et toujours présente dans les images de KGDVS, par exemple.

« Une architecture sans centre ni image, sans peuple ni pouvoir, une architecture libératoire correspondant à cette démocratie de masse. Une ville sans qualité conçue pour un homme sans qualité préconstituée. Un degré zéro à partir duquel tout est possible. Une vision dédramatisée et laïque de l’histoire. » 4

« Leurs images n’expriment pas une nouvelle forme d’architecture avec un nouveau vocabulaire et une nouvelle esthétique ; mais une nouvelle approche, une nouvelle énergie critique en architecture »5.

4 Branzi lors d’une lecture à Rotterdam le 30 octobre 2001.5 Id

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Archizoom, structure urbaine monoforme,collage papiers, crayons 1970

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Archizoom, no stop city,, passage interne, bois, métal, papier, verre, miroirs 1971

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Superstudio The first City, Lithographie, 1971

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City Walls. Project for the New City in the Republic of Korea, KGDVS, Dogma, 2005

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Etienne-Louis Boullée (1728-1799) rédige durant la décennie de 1780 un traité sur l’art présentant sa vision de l’architecture et une série de projets non-réalisés. Souvent qualifiés de révolutionnaires, ces projets sont tous des bâtiments publics d’une ampleur très importante: un projet de museum, un projet de bibliothèque, d’opéra, de cénotaphe, de temple et divers autres thèmes.

Boullée introduit son traité en réfutant catégoriquement l’idée de Vitruve selon laquelle l’architecture serait l’art de bâtir. Pour Boullée, l’art de bâtir, bien que primordial pour l’architecture car nécessaire et essentiel, est la partie scientifique de l’architecture. La conception d’une image précédant toute construction est une étape cruciale de tout projet d’architecture. Une seconde et importante idée de Boullée est qu’il n’y a pas d’idée qui n’émane de la nature. L’architecte est, selon ses mots, le metteur en œuvre de la nature.

« J’ai donc refermé tous les livres. Il en est un seul ouvert à tous les yeux, c’est celui de la nature. »1

1 J-J Rousseau, Profession de foi du vicaire Savoyard.

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Louis-Etienne Boullée est aujourd’hui connu pour ses sublimes gravures qui pourraient en quelque sorte illustrer les propos de Edmund Burke dans sa recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau paru en 1757. Boullée utilise lui-même le terme de «sublime», mais comme un beau superlatif, en y associant néanmoins l’idée de grandeur et de légère frayeur :

« L’image du grand a un tel empire sur nos sens qu’en la supposant horrible elle excite toujours en nous un sentiment d’admiration. Un volcan en éruption vomissant la flamme et la mort est une image horriblement belle. » v 90

C’est cet aspect sublime, présent dans ses gravures, où immensité et étonnement se mêlent, qui font le succès de ses images. Ses planches et son discours témoignent néanmoins d’une réelle profondeur architecturale qui pourrait parfaitement illustrer les propos de Colin Rowe :

« L’architecture sert des besoins concrets, utilitaires, elle est façonnée par des idées et des projections de l’imaginaire, qu’elle a la capacité d’ordonner, de cristalliser et de rendre visible »2.

Bien que théoriques, tous les projets de l’architecte répondent

à un programme et à des contraintes bien spécifiques. C’est d’ailleurs souvent à partir des ces besoins que Boullée développe les particularités de ses projets, comme notamment les questions d’accessibilité, de sécurité et de circulation. Le projet d’opéra par exemple est basé sur sa capacité à pouvoir évacuer en un temps record la totalité du public en cas d’incendie, ce qui explique la présence d’un si grand nombre d’accès et leur taille démesurée, dessinant ainsi les façades du bâtiment et le caractère si poreux du plan.

2 Colin Rowe, Mathématique de la villa idéale et autres essais sur l’architecture, Architectures utopiques, 1947.

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Le projet qui nous intéressera plus particulièrement est celui de Métropole (ou basilique) réalisé en 1781-1782 poursuivant des recherches commencées pour le projet d’église de la Madeleine à Paris.

Boullée commence toujours par énoncer le problème et l’attente produit par le programme auquel il tente de fournir une solution. Pour ce projet, il s’agit de présenter un édifice accueillant les cérémonies religieuses. Il préconise tout d’abord de se remplir de son sujet au point de n’avoir que lui comme source d’inspiration. Mais comment donner à ce temple la proportion de celui à qui il s’adresse : Dieu ? Les édifices de la sorte, ont pour lui, toujours été proportionnés à la faiblesse de ceux qui les concevaient, sans tenter de réellement s’élever à la hauteur attendue. C’est pour l’architecte, ne pouvant aller plus loin que les limites de son esprit, une tâche effrayante à laquelle Boullée veut proposer une nouvelle solution.

La richesse et la noblesse des plans ne suffisent pas. Le bâtiment doit par sa seule présence faire éprouver un sentiment de vénération et inspirer le respect profond.

Les images de son projet affirment un véritable et important retour à la colonnade antique.

« Un temple de la sorte doit nous paraître l’Univers »

Par cette affirmation Boullée veut montrer que pour ce genre de projet, l’architecte doit très franchement dépasser la nécessité et produire une image la plus frappante et la plus grande possible. Il développe ici l’art du grand, non pas seulement l’expression d’une vaste étendue, mais l’art d’agrandir les images produites par l’architecture du lieu. La répétition et la disposition des objets dans l’espace peuvent, comme les très nombreuses colonnes du bâtiment, offrir une impression de grandeur. Une impression d’immensité est, par exemple, produite en prolongeant l’étendue des allées de sorte que leur fin échappe au regard du spectateur.

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L’effet de l’ensemble ne doit surtout pas en réduire l’étendue. Cette immensité recherchée n’est pas seulement due à la dimension des choses. Elle recherche le fait d’être hors de portée. Louis-Etienne Boullée nous ramène ici à une image tirée des beautés de la nature. Le spectacle qui s’offre aux yeux de l’alpiniste arrivant au sommet d’une montagne peut exprimer un sentiment d’immensité à travers tous ces sommets se multipliant à l’horizon, clairement hors de portée du spectateur.

Dans son projet le nombre de colonnes est incalculable, et aux yeux du spectateur elles semblent se répéter à l’infini mais restent tout de même, de par leurs dimensions, identifiables comme objet. La disposition de cette infinité de colonnes sépare les nefs centrales des bas-côtés. Un jeu d’ombres et de lumières rentre en jeu. Il recherche ici à donner un caractère propre à sa construction. Mais, ne sachant pas où trouver sa référence dans les édifices qu’il a pu jusqu’à ce jour observer, il se retourne une nouvelle fois vers la nature. Il se rappelle alors des effets sombres et mystérieux qu’il avait observés dans une forêt. C’est avec ce genre d’effet qu’il décide d’introduire la lumière dans son temple. Ce type de comparaison est fréquent à cette époque comme l’illustre Laugier en 1753 et son retour à la cabane primitive faite de quatre arbres de la forêt.

La lumière du temple fera ressentir le bonheur et la joie, ou le dramatique et le lugubre. Le spectateur doit pourvoir, en déambulant à travers l’édifice, passer de l’éclat de la lumière à l’ombre des ténèbres sans s’apercevoir d’où provient la lumière.

Une fois la structure disposée pour soutenir les dômes et les voûtes, Boullée empreinte au style gothique l’art de dissimuler l’effet imposant attendue d’une telle structure. Même une gigantesque construction peut donner l’impression d’être soutenue miraculeusement par la multiplication de ses points porteurs.

Il dispose autour des points d’appuis une multitude de colonnes dissimulant ainsi les corps massifs et porteurs au spectateur. La colonnade en saillie, pourtant de même dimension que toutes

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Boullée, plan du projet de métropole, 1778

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les autres colonnes, ne porte finalement qu’un petit balcon, mais permet de détacher visuellement et ainsi dissimuler depuis le sol la voûte des colonnes qui la supportent. Les véritables points porteurs des voûtes sont en second plans. La voûte apparaît alors comme un ciel dont l’éclairage naturel évolue au gré des nuages. Cette dissociation des éléments permet l’indépendance des ordres et un retournement classique à l’angle.

En coupe, apparaît le système d’éclairage naturel. Trois voussures successives se cachent l’une de l’autre depuis le sol et se confondent avec le volume général du dôme dissimulant ainsi les arrivées de lumières de l’édifice donnant à la coupole sa lumière éclatante sans en énoncer le fonctionnement. Ces effets de Lumière sont le fruit du travail de Boullée. Ils sont vus pour Boullée comme un enrichissement pour l’architecture en permettant un éclairage naturel indirect dont l’origine, pour le spectateur, est inconnue. C’est pour lui une proposition à la fois neuve et philosophique, incomparable à celle de Mansart, aux Invalides, affirme-t-il, qui réduit à néant son effet en perçant directement dans le dôme des ouvertures sur l’extérieur. La lumière peut alors pénétrer directement dans l’édifice donnant au spectateur l’explication d’une partie du dispositif lumineux et ainsi la perte de toute sensation de sublime. Boullée observe la nature et en détourne ses caractéristiques pour les intégrer de manière indirecte et sublime à son édifice.

L’œuvre théorique de Boullée est décrite comme une série de projets autonomes les uns des autres, et de fait, ils le sont. Chaque projet développe ses caractéristiques propres. Chaque image témoigne de l’importance d’un élément précis par projet. Boullée développe cette envie par la répétition d’éléments bien caractéristiques : la colonne pour la métropole, les portes pour le colisée, les livres pour la bibliothèque nationale... Certains sont des propositions purement théoriques non situées, d’autres sont le fruit d’un projet existant. Tous représentent un travail de composition

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Boullée, coupe sur le dôme, projet de métropole, 1778

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de volumes simples et austères. Pourtant, étant quasiment tous présents dans son essai sur l’art, nous pouvons affirmer que Boullée tente de théoriser l’architecture à travers la poétique de compositions architecturales spécifiques. Aldo Rossi interprète l’œuvre de Boullée dans son introduction de la traduction italienne, comme le manifeste de l’autonomie de l’architecture à pouvoir réfléchir de soi-même, non pas sur des choses abstraites, mais sur la conception d’architecture exceptionnelle et finie. Boullée semble, à travers ses divers exemples, établir quelques principes logiques grâce auxquels il serait possible de régler tout problème, et donc pouvant être appliqués à l’architecture en général. Cette vision fait exister l’œuvre de Boullée dans la réalité de l’architecture et de ses recherches théoriques.

Mais ceci n’explique toujours pas pourquoi ses projets sont si grands et donc totalement irréalisables.

Une critique du modèle urbain

Les recherches de Pier Vittorio Aureli publiées récemment sous le titre « The possibility of an absolute architecture » tentent d’aller plus loin que l’introduction d’Aldo Rossi. L’auteur s’efforce de montrer en quoi l’œuvre de Boullée reflète avec une forte dimension critique les caractéristiques du développement Urbain de Paris des XVIIeme et XVIIIeme siècles. Ce faisant, l’œuvre de Boullée se voit raccrochée à une mémoire à laquelle une série de projets autonomes et totalement théoriques ne serait pas forcément raccrochée : la mémoire des villes.

Dans son ouvrage, les projets de Boullée sont réduits, de manière pertinente, à une série de monuments anonymes composés de volumes simples dans lesquels la circulation joue un rôle très important. Avec l’expansion de Paris, l’architecture devient plus une affaire de diffusion de modèles d’architecture et de circulation. Les principes de Boullée ne sont pas seulement applicables à des

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monuments autonomes coupés de la réalité, mais expriment une vision critique de l’expansion des villes. La taille de ses édifices illustre une nouvelle vision de l’espace public énoncée par le classicisme français et ses applications urbaines. En dépassant les styles, Pier Vittorio Aureli voit dans l’architecture de Boullée l’idée de vastitude et d’uniformité de l’espace urbain. Comme il avait déjà été fait avec l’œuvre d’Andrea Palladio, l’auteur rattache l’œuvre de Boullée aux figures caractéristiques de l’époque comme le carré, les axes, l’hôtel particulier, la place, le boulevard, la place des Vosges et met en relation directe Boullée et le plan de Pierre Patte3 de 1765 où la ville est composée de vides mis en relation par des axes. L’œuvre de Boullée serait en quelque sorte le négatif de ce plan. Son architecture devient ainsi un élément de critique de sa réalité. Pour lutter contre l’expansion infinie de la Ville, Boullée propose ici son « degré zéro » de la métropole composée de volumes simples et anonymes qui viserait à contrôler l’expansion de la ville. On retrouve ainsi dans les plans et gravures de Boullée certaines analogies du classicisme français, colonnades, alignements, boulevards et places. Les objets de Boullée, indépendants les uns des autres, témoignent, tout comme le Champs de Mars de Piranèse, de l’infinité de la ville composée d’objets identifiables. L’architecture de Boullée, tout comme celle de la ville, n’est qu’une structure, mais cette structure immobile doit pouvoir exprimer et susciter le mouvement.

« Ce n’est pas la norme qui fait l’exception, mais l’exception qui

produit l’ordre nécessaire à l’application de normes. »4

Le travail de Boullée ne rejette en aucun cas les traditions

3 Assistant de Jacques-François Blondel, il termine son Cours d’architecture après la mort de celui-ci en 1774 et se charge de le faire éditer. Il est lui-même l’auteur d’un ouvrage intitulé Monuments érigés en France à la gloire de Louis XV (1765).4 Carl Schmitt

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du classicisme français qui modifient l’architecture de Paris. Au contraire son architecture les met en avant (uniformité, prédominance de l’horizontalité, spatialité concave des cours d’hôtels et places royales et la vaste étendue de la ville émergente) à travers d’exceptionnelles compositions subjectives dans des formes finies. Boullée critique la ville moderne qui dissout l’architecture au profit de son expansion massive. Il propose alors une série de vastes monuments publics rassemblant les figures et expériences des formes urbaines de l’époque. Il montre alors ici la capacité de l’architecture à contrôler par des espaces clos et finis les caractéristiques de cette ville moderne.

Il reste à mon sens, dans l’œuvre de Boullée, un caractère encore inexpliqué par l’introduction d’Aldo Rossi et par les recherches de Pier Vittorio Aureli.

Le projet de métropole n’est pas dessiné pour être construit. Sa taille est bien trop importante. Boullée pense que toutes les ressources que nous offre la nature ont peut-être été épuisées à tenter de s’élever si haut. Il essaye alors ici de faire exister son bâtiment dans un autre monde, dans l’imaginaire de chacun. C’est peut être par ce détournement de la réalité que Boullée peut tenter d’élever son projet de temple à la hauteur du Créateur. Cela reflète cette volonté d’ancrer son bâtiment au-delà de la réalité connue. Tous les projets présentés jusqu’ici ont cette même volonté.

Bien que Louis-Etienne Boullée réfute le travail de Piranèse, le considérant trop imaginaire, manquant de programme et de fin, ces deux hommes et tous les autres ici rassemblés, expriment dans leurs œuvres cette sublime capacité à faire exister leur architecture dans l’imaginaire de chacun, donnant à voir la réalité autrement. Ce n’est pas la volonté de présenter une autre réalité, mais simplement de regarder autrement la réalité.

Bien que ce projet de Métropole décrit ci-dessus soit irréalisable

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Rapprochement coupe du museum de Boullée 1778 (à gauche) et Temple de Piranèse 1753(à droite)

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de par ses dimensions extraordinaires, le vocabulaire architectural employé et la logique structurelle mise en place par Boullée ne témoignent pas d’un tel détachement de la réalité, au contraire.

Face à l’édifice les hommes apparaissent comme des insectes. L’échelle intérieure du bâtiment, exprimée en façade, est gigantesque mais accessible comme en témoigne la porosité des plans. Le lieu est vaste mais sans surprise, il n’y a pas d’étage ni de séparation forte des espaces. Les cycles de la nature sont même intégrés à l’édifice. Les nuages se forment sous l’extraordinaire hauteur du dôme. La présence des nuages dans les gravures de Boullée est banale. Mais ce sont généralement des ciels nuageux peints sur la surface d’un dôme ou d’une voûte. Dans une des gravures intérieures de la Métropole, la présence d’un véritable nuage est incontestable. Pourtant malgré l’extraordinaire hauteur du bâtiment, celle-ci ne permettrait pas la formation d’un tel nuage, au mieux la brume pourrait peut être s’infiltrer par les voussures de la coupole et dissimuler la plus haute voûte du bâtiment. Mais qu’importe, la présence de ce nuage dans cette gravure est bien réelle et témoigne de l’ambition de Boullée de transcender la réalité.

Un cri silencieux

Les plans et élévations de la Métropole sont facilement comparables à celle de la villa Rotonda de Palladio. L’ornementation de l’architecture de Palladio et mise en valeur par l’aspect lisse de ses façades. Le projet de Métropole témoigne aussi de ce goût du lisse. Mais de par ses dimensions extraordinaires, les « blancs » des façades de la Métropole, qui prenaient le sens d’un silence de l’ornementation chez Palladio, prennent ici la dimension d’un cri. C’est un cri plus puissant que celui de la maison de l’architecte relaté par Adolf Loos au début de ce mémoire. Les murs lisses de La

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Boullée, vue intérieure du projet de métropole, 1778

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Métropole sont le cri silencieux d’une « merveille »5égale à l’œuvre du Créateur, beaucoup plus imposant qu’un petit hiatus dans le paysage. La force de ce cri silencieux témoigne d’une indiscutable stabilité du bâtiment dans le temps et l’espace. C’est un monument dont le cri est étouffé par la profondeur du silence qu’il impose au paysage.

Louis Etienne Boullée, tentant de s’élever à la hauteur de celui à qui s’adresse le bâtiment : le Créateur, relève un défi périlleux étant donné l’inconnu que cela implique. Cette absence de but précis, sinon celui de l’inconnu même, entraîne cette architecture au-delà de l’architecture. Louis-Etienne Boullée donne ici, à travers ses plans, coupes, perspectives et textes, la mesure de l’inconnu, autrement nommé ici : le Rien. C’est une architecture qui par son épaisseur, sa richesse, nous entraîne dans une réalité incluant l’imaginaire de chacun, acceptant les bons et mauvais côtés d’une telle œuvre : l’impossibilité de sa construction mais l’éternel imaginaire qui en découle.

5 La langue pré-moderne de l’église use du mot « mirabilia » pour désigner un prodige ou un miracle ; on nomme « merveille » le signe étonnant qui témoigne de la puissance de Dieu. Les notes manuscrites de Vignoles publiées en 1583 montrent la merveille moderne à l’œuvre dans la théorie de la perspective. Elle enseigne aux arts du dessin la manière de réaliser une parfaite imitation avec des lignes trompant merveilleusement les yeux du spectateur.

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Boullée, vue extérieure du projet de métropole, 1778

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Like the painting of blind man

Les écrits de Lyotard à propos du travail de Francis cherchent à faire ressurgir leur aspect sublime.

« Ses écrits ne sont pas une apologie de l’omniprésence du visible et un chant de la magnificence des couleurs, mais une leçon des ténèbres. »

Il tente de nous faire ressentir ce caractère de transcendance que recherche Francis à travers son travail, à dépasser la seule signification des couleurs qu’il dépose sur ses toiles. Ses peintures et leurs couleurs, selon Lyotard, nous rappellent le rien-même, le noir, qu’elles nous font aussi oublier.

« -Peut-être, dit Sam Francis, « voir » est une illusion. Je ne le sais vraiment pas. Je ne crois pas que je peux « voir » l’image dans sa plénitude jusqu’au moment où je l’ai faite. Le procès de peindre est un procès de dévotion pour cette image. »

« -Je ne dis pas que tu vas commencer à voir mais, si Dieu le veut, tu vas commencer peut-être à cesser de regarder » répond Lyotard.

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Devons-nous croire entièrement en ce que nos yeux voient ? Est-ce la seule et unique manière de regarder la réalité ? Les choses visibles ne sont qu’une petite partie de notre monde. Il existe dans le reste, que nous appelons le Rien, une profondeur sans limite. C’est pour le souvenir de ce rien que Sam Francis peint.

Dire (le) rien n’est pas la même chose que de ne rien dire. Les tableaux colorés de Sam Francis trouvent en permanence un équilibre entre les deux extrêmes de Malevitch, de noir sur blanc et blanc sur blanc.

« Plus grande sera la luxuriance des couleurs, plus grand sera le rappel du blanc ou du noir oublié. »1

Le blanc. Cette couleur rassemble en elle toutes les autres. La présence de n’importe qu’elle couleur annonce déjà, en quelques sortes celle du blanc. Et le noir, déjà disparu depuis qu’une première couleur a été énoncée, ne peut être ressenti que dans le Rien. L’action de peindre n’est autre que l’action de perdre ce rien. Francis ne cesse de peindre cette perdition. Ce Rien qui ne peut qu’être oublié, doit être rappelé ou remarqué par quelque-chose qui n’est pas tout à fait rien.

« C’est simple : le deuil, c’est « l’autre m’a quitté. Vive moi ! »; La mélancolie, c’est « l’autre m’a quitté. Je suis un pauvre type ».2

Sam Francis peindra jusqu’à la fin de ses jours la perte de ce Rien et affirmera vouloir en faire le deuil à chaque œuvre. Mais Lyotard, par sa leçon de ténèbres, nous montre que c’est la mélancolie sinon le deuil du Rien répété pour chaque peinture qui guide le travail de Francis. Dans la mélancolie, le deuil ne sera jamais fait, et donc le travail jamais terminé. Poussant le peintre à «essayer, réessayer, rater et rater mieux encore.»(Beckett).

1 Sam Francis Leçon de ténèbres «like the painting of a blind man », Jean-François Lyotard, Leuveun University Press, 2010.2 Souvenir de Lyotard en Séminaire à Paris vers 1980.

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Sam Francis white painting, 1950, oil on canvas 200 x 160 cm

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Sam Francis, Opposites, 1950, 200 x 160 cm

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Ainsi, plongée dans la mélancolie, chaque œuvre n’est que la marque de la possibilité de tout refaire autrement. La forme finale de l’œuvre choisie par l’artiste n’est autre que le témoin d’une quête personnelle sans fin. Chaque étape n’est qu’une étape en plus, sinon un échec. Une chose est sure : personne ne pourrait mieux réussir.

Il y a dans les gestes insignifiants du peintre Sam Francis la volonté de contrer la trop significative couleur. Car les mains qui guident le regard du peintre, l’entraînent au-delà des choses visibles. Le peintre s’exerce à voir là où le visible n’est pas. Il cesse ainsi de regarder et laisse revenir la trace du Rien. Quelque chose alors se voit. Ce blanc, réminiscence du Rien, du tout autre, d’une infinie profondeur, plus enivrant qu’une simple tâche de couleur tombée sur la toile.

Cette vision, peut être mélancolique de cette peinture, nous montre une vision plus profonde que celle des yeux d’un spectateur qui pourraient s’arrêter à la description de formes et de couleurs sur la toile. Cette peinture n’est pas un discours de la forme, ni même un simple exercice colorimétrique. C’est un souvenir du Rien. Ce Rien jamais visible ni palpable en réalité, peut être observé lorsque notre confiance en la vue est dépassée, que notre regard est modifié. Tout comme Boullée qui dépassait la réalité en regardant au-delà, Lyotard nous pousse à voir là où il n’y a rien de visible. C’est là où se trouve le sujet de Sam Francis, la véritable profondeur de ses œuvres, dans lesquelles se retrouveraient sûrement Piranèse et Boullée pour leur goût du sublime et du vide.

« Sam Francis peint une perdition, la perte dont s’engendre la jouissance de voir. »3

3 Ibid

Donner la mesure du rien

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Sam Francis, Not All I See Is There, 1969 Acrylic on canvas 240x300cm

Sam Francise In lovely blueness, 1955-57, Oil on canvas, 300x700cm (page suivante)

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En 1958, Jacques Lusseyran s’installe en Virginie. Là, il convoque ses souvenirs et témoigne de son parcours de résistant français pendant la guerre. Il sera déporté à l’âge de 20 ans, entre janvier 1944 et mai 1945, au camps de Buchenwald. Il raconte ensuite sa passion pour la littérature française qu’il enseigne dans les universités américaines. Poursuivant son récit, Jacques Lusseyran nous décrit les paysages de cette Amérique qu’il découvre.

Jacques Lusseyran est aveugle depuis l’âge de 8 ans.

La vue est probablement le sens auquel nous faisons le plus confiance. Au point, peut être, d’oublier que l’image que nous avons du monde n’est pas faite par nos yeux mais par notre cerveau.

Benton Mackaye1, ingénieur forestier, décrivit beaucoup les mêmes paysages que Jacques Lusseyran. Benton Mackaye, dans

1 Membre de la « Wilderness society » il publie en 1921 un arcticle : Le trail des Appalaches, le projet d’un plan régional, présentant l’exploitation et consevation d’un territoire. Son domaine comme le nomme Patrick Gueddes est : La géotechnique.

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une logique d’arpenteur, scénarise et regarde le paysage au-delà de ce qui est visible. En compagnie de Gueddes, il mettra en place « l’Appalachian Trail », qui est un projet d’exploitation et de conservation du territoire. La régulation des eaux et donc des forêts, des flux de population et des villes, sera son domaine.

On retrouve dans les écrits Mackaye et de Lusseyran une certaine similarité, dans la manière de regarder et de nous transmettre un territoire. Les éléments du paysage ne sont jamais décrits de manière précise et localisée. L’environnement nous est transmis dans sa globalité. Les histoires que nous transmettent ces deux hommes sont scénarisées bien que le sujet à travers lequel nous voyageons à la lecture de leurs œuvres est, lui, bien réel. L’aller-retour permanent entre souvenirs et présent rend le discours très consistant.

L’un est ingénieur forestier, passionné d’exploration et dévoué à organiser le territoire Américain à l’échelle des fleuves, des forêts et des villes, l’autre est aveugle.

« Si j’attrape un son du Blue Ridge (montagne de Virginie), un courant du Blue Ridge je connais aussitôt cette montagne tout entière, et la connais de toutes les façons à la fois : je la vois aussi. Quant à vous, votre chance est la même : regardez-la de tous vos yeux, et aussitôt vous l’entendrez, la pèserez, la palperez.

Je n’ai pas à justifier le fait, car ce n’est pas moi qui ai filé le tissu du monde— ce tissu qui ne comporte pas de trou. Mais j’ai le droit de tenir ce fait longuement et précieusement dans ma pensée, et de vous inviter à me suivre. »2

Jacques Lusseyran étend ces observations à l’architecture même. Affirmant pouvoir connaître l’intégralité d’une maison en en palpant de ses mains les premières briques. De même peut-il ressentir Paris, Paris tout entière et rien d’autre, par l’air qui le frappe en sortant d’une voiture face au Luxembourg. Évidemment sa main posée sur

2 Le monde commence aujourd’hui, Jacques Lusseyran, 1959, Ed Silène

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le mur de brique, ne lui apprend pas que dix centimètres plus loin, le mur est fendu. Elle lui en apprend aussi très peu sur la pente du toit, ou bien sur les distorsions et l’équilibre de l’ensemble. Mais ce n’est la faute ni de la main, ni de la brique : c’est sa faute.

« A chaque instant je connais, du monde, juste ce que je mérite d’en connaître. La mesure de ma connaissance est celle de mon désir, de mon attention. (…)

L’attention seule commande : c’est elle qui fait l’univers. »3

La manière qu’on a d’aborder les choses est souvent progressive. Partant d’une idée préconçue que la réalité la plus dense, celle qualifiée de « matérielle », est constituée de parties successives. Le mouvement de notre analyse, guidée par nos yeux, va d’un point à un autre, pour former ce que nous appelons le chemin de la connaissance. C’est malheureusement une connaissance réduite du monde de ne se fier qu’à l’image que nos yeux nous en donnent. C’est une connaissance basée sur l’apparence des choses, leurs formes, leurs couleurs, incapable de se décrocher du présent et limitée par des barrières matérielles que nos yeux sont incapables de dépasser. Cette connaissance du monde nous laisse penser que nous connaissons les choses une fois les avoir vues dans leur intégralité et reconstituées dans notre cerveau. Mais c’est une démarche très laborieuse et limitée. Pour compenser cette impossibilité à connaître les choses dans leur intégralité, nous nous en construisons une idée, une idée réductrice.

« Nous voyageons ainsi à la surface du monde, sans prendre garde que nous confondons le miroitement de l’étoffe, sa raideur ou son poli, ses dessins, avec l’étoffe elle-même ».4

3 Ibid.4 Ibid.

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Jacques Lusseyran éprouve le sentiment que l’attention au monde tel qu’il est, et non à l’idée que nous en avons, est la clef de notre perception. Car, pour lui, le Monde s’offre à nous à chaque instant et ce qui nous empêche de le percevoir, c’est le bruit que nous faisons à son sujet dans notre tête.

« Ah ! L’artificielle misère, et comme il serait plus simple de faire attention ! »5

Pour comprendre ce qu’est ce phénomène d’attention de Jacques Lusseyran, nous pouvons le comparer à celui de la mémoire. De même que les premières notes d’une mélodie, retrouvées par hasard, s’accrochent aux suivantes et ressuscitent la musique tout entière, la première attention provoque la venue (ou le retour) d’une portion de monde tout entière. Pour Lusseyran, nous ne découvrons jamais un paysage, par exemple, nous le redécouvrons. Le monde nous est donné à chaque instant. Il suffit d’y être attentif et nous le connaîtrons. Il ne s’agit pas de l’inventer, mais d’en ressentir le souvenir. Comme si ce monde était « un tissu sans trou », ou grille tridimensionnelle, préexistant, dont les limites ne sont données que par notre attention aux choses et à leur caractère préexistant.

Jacques Lusseyran, aveugle depuis l’âge de 8 ans, partage son entière confiance en la préexistence du « souvenir des choses » en lui. C’est une manière de dépasser les idées préconçues et de rendre son esprit le plus attentif possible à son environnement. C’est cette extrême attention qui lui permet de percevoir le monde dans la plus large globalité. L’attention révèle cette absolue préexistence (ou coexistence) de toutes les parties du monde en lui.

Ainsi notre regard ne devrait jamais se laisser guider par nos yeux mais par le monde même et la mémoire que nous en avons. La

5 Ibid.

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réalité apparaît comme un souvenir, témoignant du monde dans son unité, sa cohérence et sa logique. Ces souvenirs n’appartenant pas à un temps donné (passé, présent, ou même futur) de par leur préexistence, ils nous permettent aussi à chaque instant de modifier notre regard sur les choses sans pour autant s’extraire de la réalité.

Pour Jacques Lusseyran, il existe bien sûr un passé, mais il affirme que toutes les personnes dont il nous parle dans son livre sont encore là et bien vivantes. Ces gens, mêmes morts, appartiennent toujours au monde qui est le sien.

« Toute la vie nous est donnée dans chaque seconde. Le monde commence aujourd’hui. »6

6 Ibid.

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Installation de Junya Ishigami,Biennale de Venise, 2009

Cette structure mesure 13m de long, pour 4m de large et 4m de haut (7m par 33m lors de son installation à Nagoya au Japon). Junya ishigami tente de comprendre avec cette expérience à échelle 1 jusqu’à quel point l’architecture fait de l’architecture. Il repousse ici très loin les limites structurelles d’une architecture en utilisant des poteaux ultra fins de 0.9mm pour une hauteur de 4m de haut travaillant en compression, et des éléments en traction quasiment invisibles de 0.02mm permettant d’ériger les poteaux ultra fins. Ces poteaux sont stabilisés en treize points et dans les quatre directions par ces invisibles éléments en tension. La dimension de ces éléments ne s’apparente plus à celles habituellement présentes en architecture. La dimension de ces poteaux est semblable à la dimension d’une goutte d’eau de pluie oscillant entre 0.2mm et 2mm.

Ces poteaux ultra-fin sont faits à la main en enroulant des éléments de carbone doux formant d’extrêmement fines tiges. Ils sont ensuite peints en blanc, ce qui rigidifie légèrement l’ensemble

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et fixe le carbone. Les éléments de tension sont en polyacrylate d’un diamètre de 0.02mm et ne sont perçus que par de la lumière réfléchie

L’intérêt que je porte à ce projet est dû à sa capacité à repousser les limites statiques et perceptives d’une construction, ne nécessitant pourtant que des moyens techniques rudimentaires.

Quasiment invisible, cette structure peut, sous l’effet d’une pression de quelques grammes au mauvais endroit, complètement disparaître.

Les limites de la réalité Jusqu’à quel point une architecture se manifeste-elle physiquement

et définit ainsi un espace ? Ce genre d’expérience est normalement réalisé à petite échelle sur des portions de bâtiment. Ici, elle est faite à échelle 1 sur une structure entière.

Pour Junya Ishigami, c’est une tentative de faire une transparence encore jamais réalisée en architecture. Une transparence comme l’air. C’est à dire tenter de faire disparaître la différence entre le vide d’un espace créé par une structure et cette structure même. Ainsi pouvons nous avancer l’idée qu’une telle expérience tente de montrer que ce n’est pas la perception du rien qui nécessite une grande attention (idée pour le moins évidente) mais la construction et la perception de son souvenir. Comme nous l’avons vu précédemment avec Sam Francis, le rien est difficilement appréciable autrement qu’à travers son souvenir. Si bien que l’œuvre de l’architecte n’est pas de construire le Rien, mais d’en rappeler la présence. Cette construction qui a nécessité une dizaines de stagiaires et ouvriers Japonais pendant près de 3 mois témoigne de l’extrême attention portée à la structure nécessaire pour un résultat des plus légers et quasiment invisible. Ici pourrait être vue une certaine forme d’attention analogue, mais architecturale, à celle de Jacques Lusseyran.

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Architecture as air, plan et coupe, Bienniale de Venise, 2009

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Le rien présent dans cette salle de la Corderie de Venise existe, mais est modifié une fois que n’importe quel objet est déposé dans la salle. Le souvenir de ce rien peut effectivement rester dans notre esprit. Mais Junya Ishigami va ici plus loin qu’une telle évidence. Sa construction n’exprime pas non plus l’interprétation formelle du souvenir que nous avions de cette salle avant son intervention (idée d’une pertinence très faible). Junya Ishigami ne décide pas non plus de ne rien faire dans cette salle.

L’architecte construit une maquette d’étude à échelle 1 d’une grande simplicité statique reprenant l’archétype du temple, mais d’une incroyable finesse et légèreté, témoignant de la très grande précision et de la patience des ouvriers Japonais. Les plans, coupes et détails montrent à quel point les calculs de structure ont été poussés bien au-delà du conventionnel. C’est un projet d’une extrême complexité et c’est une fois sa structure perçue que nous pouvons en apprécier toute la profondeur et l’éloquence. L’installation si fragile est quasiment invisible aux yeux du spectateur. Le soir même de l’inauguration, un chat sauta au travers des fils en tension et détruisit trois mois de travail d’une quinzaine d’ouvriers japonais, ce qui n’empêcha pas Junya Ishigami de remporter le Lion d’or.

La force de cette installation, déjà presque absente quand elle se tient debout, est de se présenter comme un souvenir. L’installation ne présente pas le souvenir d’une structure, car elle est de fait une structure. Cette structure, ne représentant quasiment rien physiquement, a nécessité un travail colossal. Pourtant, la mesure du Rien qu’elle nous donne à ressentir semble avoir toujours été là. L’installation une fois détruite par le chat semble toujours être là, n’exprimant rien d’autre que le souvenir du Rien de cette salle.

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Architecture as air, coupe détail d’assemblage échelle 5:1, Bienniale de Venise, 2009

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Architecture as air, Junya Ishigami, Bienniale de Venise, 6 juin 2009Avant le passage du chat

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Architecture as air, Junya Ishigami, Bienniale de Venise, 7 juin 2009Après le passage du chat.

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A travers cette histoire, j’aimerais montrer en quoi la manière de regarder les choses est importante et en quoi nos yeux peuvent nous faire défaut. Il est facile que rien ne se présente sous nos yeux une fois rentré dans cette salle. L’erreur serait ici de ne faire confiance qu’à ses yeux. Mais Junya Ishigami ne fait que donner la mesure, dans la réalité, de quelque chose de préexistant en nous depuis toujours. Nous n’en faisons qu’en voir le souvenir. En entrant dans cette salle, on ne voit quasiment rien et cela n’est pas rien. Ce que cette expérience apporte à l’architecture est peut être une forme de matérialité de ce Rien et du souvenir permanent que nous en avons.

À travers ces huit histoires précédentes, le Rien et son souvenir sont retrouvés, exploités, au-delà de la réalité visible, dans des textes, gravures, images, plans et coupes. Il est en 2009, à Venise, en quelque sorte construit pendant un instant. Ce Rien voué à n’exister qu’à travers son souvenir est devenu, l’espace d’un très court instant, réel. Mais ce trop court instant de réalité du Rien ne manifeste-t-il pas plus les limites de notre réalité que sa profondeur ? Ce Rien, que je pourrais appeler le « tout autre », souvent déniché lorsque notre regard est modifié, porteur d’espérance et de changement, n’est t-il pas condamné à exister qu’à travers notre imaginaire ?

Alors, n’est-ce pas le souvenir en général, sinon le Rien, qui ressort de cette expérience ?

N’est-ce pas le souvenir, semblant préexister et survivre à l’installation de Junya Ishigami, qui permet par une attention particulière de nous révéler toutes les caractéristiques de notre monde selon Lusseyran. Où se trouve le souvenir de ce rien que recherche Sam Francis à travers ce qui n’est pas visible sinon déjà en lui ?

Comment Boullée et Piranèse font-ils pour plonger leur esprit au-

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delà de la réalité et témoigner à travers leurs images d’architecture d’une si grande profondeur, dont la pertinence marque l’histoire de l’architecture, si cette profondeur n’est pas déjà présente dans le monde réel ?

Jacques Perret, Branzi et ses amis, ne trouvent-ils pas directement dans la réalité du quotidien les signes de leur architecture nouvelle ?

Comment Vachinni pourrait-il nous transmettre sa vision personnelle de l’architecture si celle-là n’était pas déjà présente en nous ?

Et n’est-ce pas ce souvenir de calme et de beauté qui prédomine chez Adolf Loos sur la réalité d’un paysage de montagne meurtri ?

« sorry it’s broken » Junya Ishigami, Biennale de Venise 2009

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Cette histoire montre qu’il est possible de voir dans des projets même irréalisables, les souvenirs de notre réalité.

Ces projets, libres de toute contrainte extérieure, expriment une idée forte et claire en exploitant au maximum les avantages d’une telle liberté. L’observateur ne dispose que d’images pour se représenter le projet de l’architecte. Il doit, si il veut comprendre et « voir » le projet, rechercher dans sa mémoire les souvenirs que ces images d’architecture peuvent suggérer. Ces souvenirs sont le seul et unique lien que ces projets d’architecture entretiennent avec la réalité. C’est par l’intérêt porté à ces souvenirs que ces projets participent de la mémoire de l’architecture. L’attention dépasse alors l’aspect formel et graphique de l’image pour s’intéresser aux réelles valeurs du projet.

Ne pourrait-on alors regarder notre environnement autrement, et considérer l’architecture comme la constructions de souvenirs ?

«What will be has always been.»Louis Kahn

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Blibliographie

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101

Adolf Loos, Ornement et crime, Architecture, 1910

Vue de campo Vaccino Piranèse 1750

Didier Laroque, Le discours de Piranèse, Ed. de la passion, 1999

L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, Sébastien Marot, Ed. La Villette, 2010.

Chefs-d’oeuvre, Livio Vacchini éd du Linteau, 2006

Livio Vacchini : L’implacable nécessité du tout, Jacques Lucan, 1994

Des fortifications et artifices, architecture et perspective, Jacques Perret 1601

Réflexions sur l’architecture, Didier Laroque, Ed. Manucius, 2010

Exit Utopia, Martin Van Schaik & Otakar Macel, ed Prestel, 2004

De la vague pop à la surface neutre. Archizoom Associati 1966-1974. Roberto Gargiani, 2007

No-Stop city, Andrea Branzi, librairie de l’architecture et de la ville, 2006.

Réflexions sur l’architecture, Didier Laroque, Ed. Manucius, 2010

Etienne-Louis Boullée, l’architecte visionnaire et classique, J-M Pérouse de Monclos, Hermann Ed, 1993

Architecture : Essais sur l’Art, Etienne-Louis Boullée, 1780-1790

The possibility of an absolute architecture, Pier Vittorio Aurelli, MIT press, 2011

Sam Francis Leçon de ténèbres «like the painting of a blind man », Jean-François Lyotard, Leuveun University Press, 2010.

Le monde commence aujourd’hui, Jacques Lusseyran, Silène, 1959

Junya Ishigami: Small images, INAX, 2008

he Japan Architect 79, Junya Ishigami, 2010

Another Scale of architecture, Junya Ishigami, Toyota museum of Art, 2010

ECOLE N

ATIONALE

SUPERIE

URE D’ARCHITECTURE D

E LA V

ILLE &

DES TERRITOIR

ES A M

ARNE-LA-V

ALLEE

DOCUMENT SOUMIS

AU D

ROIT D’AUTEUR

Page 100: L’architecture : construction de nos souvenirsmes.marnelavallee.archi.fr/mes/072012380.pdf · 11. Il me semble que tout projet, même non-réalisé, puisse marquer l’histoire

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