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RENE HUYGHE L'ART ENTRE LE VISIBLE ET L'INVISIBLE L/n croit volontiers que l'art a pour fonction de figurer le visi- ble, du fait que c'est en celui-ci qu'il puise son langage. Peut-être, au contraire, sa fonction essentielle est-elle de figurer l'invisible, cet invisible dont, dès les origines, l'homme a eu le sentiment angoissant, en percevant des forces qui le dépassaient et dont il était le jouet ; il les a localisées d'abord dans une présence tan- gible : arbre, source, rocher, puis il les a incarnées en des figures surhumaines : les Dieux, mais faites à sa semblance, concevables, donc rassurantes. Ce n'est que tardivement et rarement qu'il s'est élevé à pressentir ce qui échappe à ses moyens de perception et d'imagination : l'inconnu, l'inconnaissable. Il y fallut la trouée de l'élan mystique. Aussi l'art a-t-il été utilisé avant tout par ce besoin de se représenter le divin : on lui a demandé de donner figure humaine à l'inconcevable et de le mettre ainsi à notre portée. Byzance, l'Islam sont parmi les rares civilisations à avoir parfois proscrit cette réduction à l'image reconnaissable. Parallèlement, les théo- logies n'ont pu résister à la tentation de tout mettre à la portée de la pensée et du raisonnement humains. Se représenter, conce- voir, ces faux-fuyants... mais l'homme ne cède-t-il pas irrésisti- blement à la conviction naïve qu'il n'y a rien — qu'il ne peut rien exister — au-delà de lui-même et de ses concepts ?

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RENE HUYGHE

L'ART ENTRE LE VISIBLE ET L'INVISIBLE

L / n croit volontiers que l'art a pour fonction de figurer le visi­ble, du fait que c'est en celui-ci qu'il puise son langage. Peut-être, au contraire, sa fonction essentielle est-elle de figurer l'invisible, cet invisible dont, dès les origines, l'homme a eu le sentiment angoissant, en percevant des forces qui le dépassaient et dont il était le jouet ; il les a localisées d'abord dans une présence tan­gible : arbre, source, rocher, puis il les a incarnées en des figures surhumaines : les Dieux, mais faites à sa semblance, concevables, donc rassurantes. Ce n'est que tardivement et rarement qu'il s'est élevé à pressentir ce qui échappe à ses moyens de perception et d'imagination : l'inconnu, l'inconnaissable. Il y fallut la trouée de l'élan mystique.

Aussi l'art a-t-il été utilisé avant tout par ce besoin de se représenter le divin : on lui a demandé de donner figure humaine à l'inconcevable et de le mettre ainsi à notre portée. Byzance, l'Islam sont parmi les rares civilisations à avoir parfois proscrit cette réduction à l'image reconnaissable. Parallèlement, les théo­logies n'ont pu résister à la tentation de tout mettre à la portée de la pensée et du raisonnement humains. Se représenter, conce­voir, ces faux-fuyants... mais l'homme ne cède-t-il pas irrésisti­blement à la conviction naïve qu'il n'y a rien — qu'il ne peut rien exister — au-delà de lui-même et de ses concepts ?

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Du Moyen Age à la Renaissance

C'est ainsi qu'à la mesure du déclin de la vie spirituelle se sont développés à la fin du Moyen Age, d'une part, la théologie dogmatique et raisonneuse ; d'autre part, le réalisme de la repré­sentation. A u xv'' siècle, la Sorbonne succombe aux ratiocina-tions, de plus en plus intolérantes, dont le fruit ultime sera l'In­quisition ; et, dans l'art, les images-symboles ou les évocations font place à un rendu positif croissant. Ce sont là les deux signes que le divin s'éloigne et que l'homme va tout ramener à sa mesure. Il n'est que de suivre, alors, dans les miniatures, de génération en génération, la montée du rendu réaliste.

Toutefois, peu à peu, par une sorte de compensation instinc­tive, l'espace va s'étaler autour de l'homme et ouvrir des éten­dues croissantes. On le voit dans le retable de l'Agneau mys­tique, sommet du rendu réaliste, où s'affirme la tentation à laquelle cède l'homme du xv*" siècle de tout ramener à lui, à sa figure, à sa semblance — à sa complaisance. Mais, en même temps, voici que la nature le réduit, l'absorbe, lui impose une autre transgression de sa personne en lui ouvrant l'échelle de l'infini. C'est donc au moment majeur de la croissance du « posi­tif», que le réel, porté au pinacle, laisse ainsi transparaître derrière lui une renaissance de l'inconnu, dans l'étendue même de l'espace. Par une conséquence logique, ce sont les pays du Nord, que leur constitution bourgeoise vouait au réalisme terre à terre, qui virent naître, sous le couvert de la nature, ce glis­sement à un nouveau dépassement, à un nouveau vertige, dont la perte du sacré les avait frustrés.

De son côté, l'Italie, où la constitution princière s'était maintenue, avec la vie de cour, fut moins directement exposée à la platitude bourgeoise et à son positivisme frustrant ; de plus, la forte empreinte de la civilisation byzantine avait préparé la rentrée en scène de la pensée grecque, qui, par-delà Byzance, réintroduisait Platon : le vide laissé par la disparition du sacré chrétien médiéval favorisa un renouveau éclatant de l'idéalisme, confirmé par l'importance que prit l'académie platonicienne à Florence. Cette impulsion contribua puissamment à l'élan de la Renaissance et à un rééquilibrage de la vie intérieure : au Vatican, la mise en balance par Raphaël de la Dispute du Saint-

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Sacrement et de l'Ecole d'Athènes en fut le plus éclatant témoi­gnage.

Rien de tel dans le Nord, où le vide laissé par l'extinction de la ferveur médiévale n'était comblé par aucune compensation analogue. De tout leur génie, quelques grands artistes témoignè­rent alors de ce malaise et cherchèrent à y porter un contre­poids instinctif. C'est ainsi que, tout d'abord, le rapport homme-espace commença à s'inverser : alors qu'auparavant la figure humaine prédominait par sa taille et que la nature apportait tout au plus un décor, un fond, cette dernière conquit un espace croissant, où l'importance de l'homme se réduisait : il cessa peu à peu d'être le roi de l'Univers ; il s'y inscrivit, y trouva une place ; bientôt, il s'y perdra.

Le changement fut amorcé, dès le début du siècle, avec Jan Van Eyck et son grand retable de l'Agneau mystique : dans la composition encore savamment ordonnée, les personnages se multiplient, en groupes nombreux, où ils se perdent et, de partout, la verdure, les feuilles drues montent comme une marée où ils commencent à être enfouis dans l'étendue de l'horizon ; des demeures, des clochers se perdent dans la végétation.

La cassure se marque, à la fin du siècle, avec Jérôme Bosch et Pierre Brueghel, qui se séparent de l'art environnant, comme les romantiques le feront au xix* siècle, et pour des raisons analogues. Au réel étouffant, Bosch oppose l'imaginaire, comme une fuite. Ses personnages, jetés dans les phantasmes de l'absurde, s'accumulent, grouillent, s'éparpillent dans un espace, où ils abandonnent le devant de la scène et qui ne leur apporte souvent même plus un plan de stabilité ; ils y sont le jouet de métamor­phoses délirantes, où la raison n'a plus de prise. Avec Brueghel, qui se place dans son sillage, le fourmillement humain s'épanche dans un champ accru, où, parfois, la perspective accroît la pro­fondeur sans toutefois y introduire cet ordre rationnel qui en assure la maîtrise dans l'école italienne. Ici, l'espace n'est plus dominé ; l'homme s'y perd ; parfois, comme dans les Aveugles, il n'en voit plus les pièges, et il culbute en chaîne. La raison humaine est devenue impuissante à le protéger, à régenter les faits. Dulle Griet amplifie les catastrophes où le jette sa folie, dénoncée déjà par Jérôme Bosch dans le Char de foin, entraî­nant derrière lui l'humanité, du pape et de l'empereur au simple maraud. A u même moment, Sébastien Brandt écrivait cette Nef

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des fous qui inspira à Bosch un autre tableau, et Erasme publiait son Eloge de la jolie, dont le retentissement fut si énorme. Livré à lui-même et à sa raison, l'homme reste désemparé, doute de son sort, doute de sa pensée ; il se sent perdu dans l'immensité du monde.

La peinture, au même moment, découvrait la petitesse de l'événement humain. Brueghel peignait la Mort de Porsenna. Mettant à profit le choc que lui avait apporté son passage des Alpes pour accéder à l'Italie, le peintre a situé cet épisode, qui avait frappé la mémoire des hommes, dans un site de montagnes altières. Comme Léonard de Vinci le sera bientôt, il est frappé par la disproportion entre l'être humain et les cimes, dont le sommet, entré dans la région des neiges et des glaces, transperce les nuées et s'y perd, pour devenir invisible à nos yeux. Mais il ne se borne pas, comme Léonard, à les évoquer au fond de son tableau ; il y situe l'action. Dès lors, l'armée de Porsenna, s'efforçant de franchir la barrière des crêtes, perd son échelle humaine : cette masse redoutable de guerriers, qui veut changer l'Histoire, n'est plus qu'un fourmillement dérisoire d'insectes en migration. Son chef, le personnage illustre dont le nom a vaincu le temps, et même cet épisode capital que fut sa mort, ne repré­sentent pas plus, perdus dans ce grouillement humain, lui-même insignifiant, qu'un grain de sable parmi d'autres — et l'œil le distingue avec peine.

A u xv* siècle, l'homme n'a plus le regard fasciné par le divin : réduit à lui-même, il ne peut plus que constater sa peti­tesse dans le temps comme dans l'espace ; ce même siècle n'est-il pas hanté par la mort, depuis les Danses des morts, les confron­tations du squelette et des humains que répètent les tableaux et les gravures de Baldung-Grùn ou de Durer, jusqu'au Transi de Ligier Richier ?

Mais Brueghel le sait aussi, la nature n'est pas qu'immen­sité : elle est déchaînement de ses forces qui nous emportent ; elle est l'océan et ses tempêtes entraînant les orgueilleuses mais fragiles nefs humaines : la Baie de Naples est là pour nous le rappeler. Brueghel, le Drôle, l'a-t-on surnommé : singulier malen­tendu...

C'est parmi ces peuples du Nord et de l'Est, dont la fixation géographique n'a pas étouffé, au fond de leur être, le souvenir

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de leur nomadisme primitif, emporté dans l'inconnu et ses mena­ces, que s'est éveillée le plus vite la conscience de la petitesse des hommes, quand la pensée de Dieu ne les soutient plus. Peut-être est-ce Altdcrfer qui l'a manifestée le plus âprement dans cette Bataille d'Alexandre où tout est réuni : la misérable multitude des armées, leur insignifiance, celle de leurs victoires comme de leurs chefs, en face de l'immensité écrasante de l'Univers, que démontrent l'étendue des plaines, de l'océan, mais aussi l'évoca­tion des astres dans le ciel sans limites. Que reste-t-il de l'homme quand il ne sait plus se raccrocher qu'à ses exploits illustres, à sa gloire, pour croire en lui-même ? Cessant de se tourner vers le divin pour se hausser au-delà et au-dessus de soi, il reste seul en face de sa dérisoire petitesse, de sa misérable brièveté dans l'infini de l'espace et du temps.

C'est dans le nord de l'Europe, où la fascination platoni­cienne de l'absolu n'est pas là pour le soutenir, que l'artiste enregistre et manifeste cet effrayant constat.

Le baroque et l'infini

E n Italie, l'art de la Renaissance avait trouvé un refuge dans la fixité du temps, par l'équilibre symétrique des composi­tions et leur immobilité sacrée, de même que dans la fixité de l'espace, saisi dans le filet rigoureux de la perspective ramenant tout vers un point central. Cette immuabilité conjurera pendant près d'un siècle l'ébranlement qui secoue et emporte les plus lucides, les plus sensibles d'entre les âmes septentrionales et germaniques.

Mais les forces trop longtemps contraintes et conjurées vont bientôt ébranler cette stabilité et rejeter les formes au courant qui emporte tout : l'histoire de l'art a suivi ce réveil, lorsque, grâce à l'école de Vienne, elle a pris conscience du phénomène que l'on a appelé le baroque. De Michel-Ange à Tintoret s'est amplifié cet élément nouveau qui devait orienter l'art vers le rendu de deux éléments immatériels : la force qui bouscule les formes et les emporte dans son élan — la lumière qui les dissout dans le jeu des ombres. Si, par là, l'accent d'éternité et d'absolu que la Renaissance platonicienne avait conféré à l'art se trouva dissipé, la libération du mouvant, qu'il vînt de l'élan dynamique

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ou du jeu des lumières, prépara des ressources pour le jour où le langage du sacré se chercha une nouvelle expression. L'espace devint le champ de leur action et prit ainsi une présence inédite, alors qu'auparavant il n'était que le lieu abstrait de l'établisse­ment des formes. Ce mode d'expression plus étendu put prêter ses ressources à la quête du spirituel et du sacré qui, après le désarroi et la lacune de la fin du Moyen Age, demanda à repren­dre un élan nouveau.

Il y eut le choc de la découverte de l'espace et de son immensité sans limites. Le cercle étroit où régnait l'homme éclata de toutes parts. L'Europe, jusque-là confinée sur elle-même, franchit les océans en quête de terres ignorées, de continents entiers : elle s'aperçut qu'ils avaient mené, parallèlement à elle, leur propre vie avec des civilisations inconnues. Christophe Colomb révéla l'Amérique, Vasco de Gama parcourut le monde. Les cercles étroits qui confortaient l'homme dans sa suffisance de lui-même éclatèrent de partout, tombèrent en morceaux. Le fleuve-océan qui, pour les Anciens, cernait et limitait la Terre, céda la place aux étendues sans fin.

Sans fin ? Mais la Terre, elle-même, qui constituait le centre du monde, et autour de laquelle gravitaient les astres et les cieux, ainsi que l'enseignait le système de Ptolémée, ne fut plus qu'une planète jetée dans l'espace. Comme les autres, elle tourne, s'obsti­nait à proclamer Galilée : elle n'est plus le point fixe par rapport auquel tout se situait dans l'Univers. Le système de Copernic la remit à sa place, minime dans le système solaire, et le Soleil lui-même ne fut plus qu'un astre parmi les autres, parmi les myriades d'autres. Les théologiens auront beau tempêter, sévir : leurs certitudes s'effondrèrent ; la ferveur de la foi succomba aux rigueurs du peu connu Van Wynen, dit Ascanuis qui, à la fin du xvn e siècle, montre le tourbillon des mondes jetés dans la nuit de l'espace sans bornes (au musée de Dublin).

Et la fuite éperdue de la pensée, à travers un Univers hier inconcevable, se poursuit toujours plus loin, toujours plus loin. sans limites. Sans limites ? Mais alors faut-il concevoir... l'in­fini ? A coup sûr. Giordano Bruno l'affirme alors et jette l'homme en face de cet éloignement sans terme d'un Univers où la Terre, le Soleil, le système solaire ne sont plus que poussières. Et l'homme, poussière de cette poussière...

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La fausse quiétude de la Renaissance, fondée sur le recours platonicien à l'absolu, à l'Idée, se trouva ébranlée. En témoigne le progressif déclin de l'art italien, à partir du xvi' siècle. Le xvif , dès ses débuts, avoue un épuisement. Un regain reli­gieux a beau s'amorcer ; créant la Réforme, il ébranle l'Eglise et son unité. Et quelle que soit la ferveur avide de Pascal, il ne peut retenir son cri terrible : « Le silence éternel des espaces infinis m'effraie ! » Eternité du temps... Infini de l'espace... Effroi de l'esprit... Jamais encore l'homme n'a été mis ainsi en face de son propre néant. Si la science, qui s'amorce alors, va lui redon­ner des certitudes et une grandeur nouvelle en face du monde. ce ne sera jamais qu'en face du monde de la matière. Et la déré-liction de l'esprit, menacé d'étouffement, de négation, n'en sera que plus profonde.

Le renouveau spirituel du xvn' siècle

Le xviT siècle, de ce fait, appela un réveil de la quête spirituelle. Port-Royal en est un exemple marquant, et l'on com­prend que Pascal, dans son angoisse, se soit désespérément rat­taché à ce sursaut. L'art, comme toujours, est un témoin infail­lible : le xvn e siècle, en France, s'ouvrit sur un renouveau de la vie intérieure et de sa vocation, dont on sentait qu'elle était le seul garant d'une plénitude et d'un équilibre humains recouvrés. Alors que Rubens se fiait à l'exaltation des forces, manifestées physiquement, le Bruxellois Philippe de Champaigne donnait toute sa fervente intensité à un renouveau de la vie profonde, que venait d'amorcer, en la seconde moitié du xvi e siècle, la vogue du portrait : comme Pascal, il se rallia à Port-Royal ; il plia son savant réalisme nordique à traduire la présence spirituelle, pous­sée jusqu'à l'illumination mystique, dans son Ex-voto, de 1662, où figurent sa fille, Catherine, et la mère Angélique Arnauld.

E n Espagne, où le Greco venait de rallumer la flamme de la ferveur intérieure, le réalisme croissant du métier se mit au service des intensités de la foi : tandis que Murillo multipliait les Immaculées Conceptions en leur mouvement ascensionnel, Zur-baran n'affirmait superbement la matière que pour en faire le réceptacle où brûle le feu de l'esprit et se prépare son élan vers le divin.

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E n France, de même, Georges de L a Tour, méprisé jusqu'à être oublié par le matérialisme du xix* siècle, ressuscité par notre temps, qui souffre du même étouffement, intégra dans la réalité la plus affirmée en ses dehors la présence de l'âme ; cette nou­velle lumière transperce les ombres accumulées par Caravage dans sa recherche de la densité concrète. Là est la grandeur de La Tour : non pas « peintre de la réalité », mais « peintre de la vie spirituelle » ! Notre temps l'a bien compris et s'est senti fasciné par cette flamme intérieure rallumée dans la densité de formes marmoréennes.

Mais c'est en Hollande, dans cette Hollande qui semblait vouée au positivisme asphyxiant de sa société de marchands, fascinés par le seul concret, c'est là qu'allait éclater l'inquiétude, puis la révolte la plus puissante de l'âme étouffée. Claudel a remarqué le contraste inhérent à ce peuple qui, replié sur ses intérieurs astiqués, est jeté, s'il ouvre ses volets, en présence d'horizons plats et sans limites, que prolonge la mer. C'est la découverte que firent ses peintres sortis de leurs ateliers et deve­nus paysagistes.

Certes, plusieurs d'entre eux, dont le plus éminent est Hob-bema, y transportèrent la minutie réaliste, attentive à la forme d'une feuille ou à la couleur d'une tuile, mais plusieurs autres, surtout ceux que fascina la mer, cette évasion de la Hollande casanière, découvrirent son étendue, son ouverture sur l'infini, où font défaut les formes ; ils portèrent leur attention sur les forces en action, qui se transmettent de vague en vague ou font rouler les nuées dans le ciel. Ils se laissèrent griser par les tem­pêtes qui malmènent les navires, ces créations de l'homme. Tels furent Van Goyen ou Backhuysen.

D'autres éprouvèrent ce même vertige devant le simple étale­ment des plaines. Philippe de Koninck ne se lassa pas de laisser perdre le regard jusqu'à la fascination par-dessus les champs, par-delà l'horizon sans borne et les nuées roulant et s'étageant dans le ciel. Il se montre bien proche de Rembrandt, son aîné seulement de treize ans, qui, dans ses rares paysages, que ce soit à l'huile ou au lavis, laisse éperdument courir le regard vers un au-delà toujours renouvelé, dans le glissement des ombres et des lumières.

Mais le plus grand dans ce domaine fut peut-être leur cadet, Jacob Ruysdaël, que l'on confond trop aisément avec les autres

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paysagistes hollandais, qu'il surclasse si nettement. Nous savons sa ferveur religieuse, ses attaches avec les mennonites. Comme les portraitistes qui font jaillir une âme du regard, lui, c'est du vide qu'il fait monter, sinon une présence, du moins une interro­gation spirituelle. Il ne montre la réalité, et sous ses aspects les plus fidèles, que pour faire éclore une méditation sur tout ce qui dépasse l'homme et ses préoccupations immédiates ; celui-ci perd sa dimension dans l'immensité où on le voit, tout petit, s'éloigner sur les chemins, où bientôt on ne le distinguera plus ; mais il s'engloutit aussi dans le temps, où le fleuve de l'énergie s'écoule sans répit pour ne jamais revenir : dans le ciel, les souffles, plus ou moins violents, de l'air, roulent et emportent des nuées tou­jours effacées, toujours recommencées ; le sol lui-même n'est qu'un perpétuel glissement, celui, éperdu, des taches de soleil qui courent et vont se résorber dans l'ombre, emportées par le vent qui pourchasse les nuages. Tout ce que perçoit le regard de l'homme s'en va sans répit, comme les chemins, comme les passants, comme le torrent, écumant sur les rocs, dont il aime montrer les bondissements écumeux — et comme la vie aussi. Souvent dans le flot s'est abattu un arbre mort, qui bientôt s'épar­pillera dans les vagues. Il aime parfois aussi dresser les ruines d'un château médiéval, celui de Brederode, par exemple, dont les murs s'effritent et sont condamnés à l'écroulement. Qu'im­porte, alors, le passant qui s'éloigne ? Il se perd déjà sur la route ou dans l'ombre des bois.

Et, un jour, Ruysdaël nous a menés à ce Cimetière juif d'Amsterdam, dont subsistent les vestiges et, parmi eux, sont reconnaissables quelques-unes des tombes que lui-même a peintes. Ainsi, l'homme s'efface, comme les ruines, comme les arbres, comme les nuées, emporté par cette tempête sans répit qu'est le temps. Que reste-t-il ? Seulement l'infini...

On comprend comment, deux siècles plus tard, au début du xix'' siècle, l'âme d'un Georges Michel, devant la stérilisation matérialiste de la société bourgeoise triomphante et de son art, a trouvé dans Ruysdaël l'inspiration libératrice. Lui aussi, ne fût-ce, au sortir de Paris, que dans la plaine de Montmartre, alors déserte, il a ressuscité le spectacle des souffles de l'air, les glissements de la lumière et de l'ombre, les émouvantes et insta­bles architectures du ciel ; il s'est attaché aux ailes des moulins à vent qui couronnaient, alors, les collines et scandaient cette

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fuite incessante et éperdue. L 'homme ne risque-t-il pas de s'y perdre ? L e xix*1 siècle l'a bien senti, en particulier Alfred de V i g n y quand il montre, dans la Nuit des oliviers, Jésus lui-même abandonné et quêtant une réponse : « Mais le ciel reste sourd, et Dieu ne répond pas... »

Le retour à la vie intérieure

L a conscience du vide est un constat ; elle n'est pas une réponse. L a vie intérieure, placée en face du matérialisme ration­nel que lui propose le monde extérieur, ne trouve plus où nourrir sa substance ; et notre conscience profonde, ce que naguère encore on osait appeler notre âme, réclame de vivre selon ses propres aspirations et sa propre nature, auxquelles jadis le sacré répon­dait. Or , depuis longtemps, l'iconographie religieuse était fixée dogmatiquement et traditionnellement, souvent même figée. L 'âme aspirait à se retrouver et à se reconquérir. Dès le x v n ' siècle, l 'Espagne, comme la France, en ont laissé d'intenses témoigna­ges, de Zurbaran à Georges de L a Tour . M a i s c'est la Hollande, où l'oppression du positif était plus lourde, plus étouffante qu'ailleurs, qui suscita le plus grand sursaut vers les profondeurs intérieures frustrées. Ce fut l'œuvre de Rembrandt.

C'est Rembrandt qui tenta le plus prodigieux retour à la vie de l'âme, rétablie dans sa priorité. Il comprit tout le parti que l 'on pouvait tirer de l'ombre, dont les caravagesques, particu­lièrement en Hollande, avaient déployé toutes les ressources tech­niques ; il s'en servit pour estomper le monde physique, le dis­soudre dans les ténèbres, afin qu'y éclatent mieux les lumières de l'âme. Il se met en quête de celles-ci dès sa première manière réaliste, en interrogeant sans répit les vieillards, leur regard qui se fait plus profond au sein du déclin physique. Il aborde même le philosophe, qu'il montre de plus en plus reclus dans l'obscu­rité de sa retraite, où, par la lecture, par la méditation, il tisonne le foyer de la vie intérieure. Parfois, même, il fait jaillir l'autre lumière, celle qui naît des profondeurs inconnues : telle celle qui éclate pour le seul regard de Faust, dans une gravure célèbre. Cette lumière rejoint parfois le surnaturel : ce sera alors l'écla­tement du « Mané , Théccl, Phares » durant le Festin de Bal-thazar ; ce sera encore celle que l'ange apporte au vieillard Tobie.

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E n même temps, les portraits de Rembrandt, d'abord mon­dains, étalant les richesses positives des broderies et des bijoux, ou attachés à l'expression démonstrative de sentiments déterminés qu'il aimait étudier sur son propre visage dans un miroir, glissent progressivement à l'ombre pour n'en plus extraire que la pré­sence intérieure émanant des mains, du visage, et surtout du regard. Cette lumière qui émane, au lieu d'être seulement réflé­chie, qui monte des profondeurs, il en perçoit aussi la chaleur : celle de l'amour. Elle transfigure le couple de la Fiancée juive ; elle transfigure les paupières closes du vieillard Siméon aveugle ; elle se sublimise dans le divin, dans le Christ : ainsi elle est, dans le Pèlerins d'Emmaiis, dont il multiplie les versions, la lumière qui émane tout à coup du Christ révélé, mais que ne perçoivent pas les yeux du serviteur, car ils ne savent voir que les réalités terrestres. Hélas ! par la logique du destin, en cette Hollande du xvii0 siècle, à mesure que Rembrandt pénétrait plus avant le secret « qui git dans la Ténèbre », le public bourgeois, dérouté, se détachait de lui, l'abandonnait à la misère. C'est le juste retour des « choses ».

Et la leçon de Rembrandt sera perdue. Il faudra le sursaut du XIX*1 siècle pour qu'elle porte vraiment ses fruits, de même que celle de Vermeer, encore plus secrète, encore plus mysté­rieuse, voilée d'un apparent réalisme, dans lequel elle est enclose comme la lumière de la perle, qu'il a tant aimée, l'est au cœur de sa forme lisse et ronde. Il faudra encore que, tout au long du x v n r siècle, l'art cherche à donner à la réalité le ragoût des attraits sensuels, malgré la fugitive espérance ouverte par Watteau et lointaine encore comme Vile de Cythère. Il faudra même que, sur ce x v n r siècle, le néo-classicisme referme le piège de son réalisme cru, associé aux conventions de l'académisme en voie de formation. Tout sembla alors perdu, dans la sécheresse du trompe-l'œil et des règles. Pourtant, de cet excès même devait jaillir un sursaut effréné : ce fut le romantisme.

La libération romantique

Ce sursaut s'ébaucha, d'abord, derechef, dans cette Europe du Nord, anglo-saxonne ou germanique, que n'avait point vrai­ment pénétré le rationalisme positif des peuples latins. C'est de

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ce sursaut que le romantisme reçut son impulsion première. Dès le X V I H ' 1 siècle, surgit l'étrange, le surprenant William Blake. D'un seul coup, il assuma le retour total au mystère du sacré, en puisant son inspiration dans la Bible et dans sa part la plus mystérieuse, la plus prémonitoire : les prophètes. A dater de lui, allaient progressivement s'inverser de fond en comble les ten­dances de l'art contemporain : à l'emprise croissante de la réalité extérieure, du visible, allait se substituer la vision : le recours à l'imagination.

Au-delà d'elle, Blake pressentait ses sources dans cet incons­cient que découvrira seulement le xix* siècle. Mieux encore : Blake devina la part que le songe pouvait prendre à cette appro­che des couches les plus profondes de la psyché. Il imagina le Songe de la reine Christine. Il accomplit une subversion paral­lèle dans l'expression plastique : le baroque avait bousculé la stabilité formelle de la renaissance classique ; à la suite de Michel-Ange, libérant la puissance du muscle, créateur du mou­vement, de Tintoret, transformant au surplus la perspective en une projection accélérée dans l'espace, il eut recours au gra­phisme de l'exécution pour libérer les tracés dynamiques, les mouvances onduleuses, les sillages inscrivant avec fluidité la vitesse d'un élan. A quelle profondeur de l'hérédité puisait donc cet Anglo-Saxon pour retrouver ainsi l'impulsion d'écriture des peuples nomades, que l'Histoire suit depuis l'art des migrateurs de la plaine euro-asiatique, depuis aussi l'orfèvrerie des Scythes, jusqu'aux méandres enlacés des Vikings, puis de la miniature irlandaise du haut Moyen Age ? Avec Blake débouchait dans l'art tout le contrepied de ce que la culture gréco-latine avait stabilisé, formulé, harmonisé, puis inculqué à la tradition occi­dentale.

Dès lors, la voie était ouverte : dans son sillage immédiat apparut Fùssli, germanique par son origine suisse, anglais par son implantation. Fidèle au même esprit du graphisme en flexions et en arabesques, il poussa plus avant la descente dans les couches profondes, primordiales du psychisme, et, par-delà les zones rationnelles et intellectuelles, il se pencha sur les visions oniriques du sommeil : le Cauchemar est un thème qu'il a traité à plusieurs reprises.

Cependant qu'en France la déesse Raison trônait sur les autels de la Révolution et affirmait cette unicité rationnelle qui,

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appuyée sur le positivisme matériel, allait créer le déséquilibre du xix1' siècle industriel et bancaire, l'art, parallèlement à la littéra­ture, s'affirmait comme le refuge où se préparait la reviviscence des besoins complémentaires de la vie spirituelle et affective. Les deux courants que nous avons suivis, celui qui, par le paysage, met en face de l'infini et celui qui, au-delà du rationnel, redonne vie aux aspirations inconscientes, allaient converger au début du X I X e siècle dans l'œuvre d 'un Allemand : Caspar Dav id Friedrich, résolument méconnu en France jusqu'à ces toutes dernières années. ( E n 1 9 3 1 , j 'avais vainement essayé d'attirer l'attention sur lui dans la revue que je dirigeais, l'Amour de l'art.)

A u premier abord, C D . Friedrich semble prolonger la vision minutieuse et exacte de la nature pratiquée par les Hollandais. M a i s , en lui, toute apparence appelle invinciblement un sens et suscite la contemplation, vite devenue méditation. U n Lever de lune sur la mer devient dépassement du visible accessible : la mer est immensité sans fin, la nuit restitue aux évidences le secret qu'elles avaient perdu. E t , par-delà, c'est la Lune centre mystérieux... L e spectateur, qu'il nous montre très souvent face au mystère des choses, nous tourne le dos, absorbé par sa contem­plation, mais il n'est là que comme la présence de notre regard absorbé par l'infini : tantôt c'est une femme qui, arrivée au bord des terres, affronte l'océan sans bornes ; tantôt un homme qui, monté jusqu'à la cime d'une montagne, pressent, par-delà les nuages, l'ouverture de l'immensité.

E t voici que ce regard, qui veut aller au-delà des choses présentes, appelle la renaissance du sacré : qu'il peigne une forêt dans la montagne, l 'abord du mystère de ses profondeurs, et il y fait apparaître, dans l'ombre, un calvaire ; par-delà se dresse une église, ou renaît l'élan du gothique, dont le secret était perdu depuis le M o y e n A g e , ce M o y e n Age dont on comprend main­tenant le prestige ressuscité pour les romantiques.

O n saisit dès lors comment, en France aussi, la réaction contre l'académisme s'empara du M o y e n Age jusqu'à répandre dans l'architecture la passion du néo-gothique, illustrée par V i o l -let-le-Duc. E n peinture, Delacroix est un exemple éclatant de ce retour au M o y e n A g e : il y puise l'inspiration de nombre de ses toiles maîtresses. M a i s son génie l'emporte plus loin que cette nostalgie historique ; dans ses grandes décorations il élabore les thèmes revendicateurs des recours à l'esprit : au Louvre, c'est

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le Triomphe d'Apollon qui, entouré des autres grands dieux, fait triompher la lumière spirituelle sur les ténèbres matérielles qu'in­carne le serpent Python ; enfin, chef-d'œuvre ultime et testament moral, c'est la chapelle des Saints-Anges, à Saint-Sulpice, où l'ar­change Michel semblablement écrase le dragon du mal, mais où, surtout, se déploie la Lutte de Jacob avec l'ange. Maurice Barrés a pu, à juste titre, voir là le « Mystère en pleine lumière ». Jacob s'est écarté de la caravane, chargée de marchandises, et, dans la solitude de la nature, il rencontre l'Ange ; il l'assaille de toutes ses forces viriles. L'Ange, à la fois intermédiaire et protecteur du mystère divin, ne cède pas d'un pas, mais il marque Jacob d'une blessure ineffaçable. L'iconographie religieuse, dans une église, dépasse ainsi ses propres limites consacrées : l'épisode biblique devient l'affrontement suprême de la pensée humaine et du secret qui dépasse sa capacité : Dieu.

A la fin du siècle, à l'heure du symbolisme, Odilon Redon, dont notre temps n'a pas fini de mesurer l'ampleur, sera hanté à son tour par le thème de Delacroix et fera s'élancer vers le ciel illimité le Quadrige d'Apollon, à moins que, plus dramatique que celui de Jacob, il ne médite sur l'échec de Phaéton dans sa tentative pour monter à l'assaut du royaume solaire.

Se libérer de la matière

Paradoxalement, c'est dans le domaine du paysage que va se poursuivre cette poussée libérant du positivisme, par un effort constant pour éliminer la matière et sa densité, effort qui aboutira à l'impressionnisme. A u début du siècle, les Michallon, les Valen-ciennes compensent les ordonnances poussinesques de leurs toiles par des études sur nature, où ils s'appliquent à définir les volu­mes par la seule lumière qui en marque les plans. Or la lumière est énergie pure : n'est-elle pas la contrepartie, impalpable, de la matière, de sa densité qui se concrétise dans les formes ? Avec elle, la physique nous enseigne que l'on passe du monde des molé­cules et de leurs agrégats à celui des photons et de leurs ondes. Avec elle, on quitte donc le monde concret des solides pour entrer dans celui des vibrations et de l'intensité.

Ce passage, amorcé timidement par les premiers paysagis­tes, encore classiques, du xix° siècle, devait se précipiter irrémé-

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diablement avec leur continuateur, Corot. Il débuta comme eux, mais il finit au seuil de l'impressionnisme, et c'est dans son œuvre que l'on peut suivre ce passage irréversible. Le premier Corot, que l'on appelle si justement « d'Italie », débuta dans le sillage immédiat de Valenciennes : la lumière découpe la sil­houette des arbres, modèle le cylindre de leurs troncs, marque les facettes diversement éclairées des architectures. Mais, bientôt, une sorte de vertige de l'eau, du fluide, offre sa transition à Corot. Les solides se désagrègent ; troncs et branches perdent leur consis­tance, sinuent, ondulent comme des fumées ; et les feuillages s'élèvent comme des vapeurs qui se seraient un moment conden­sées. La seconde manière de Corot s'affirme, en même temps que son goût pour l'eau, les étangs, les surfaces liquides, où les réalités positives se dissolvent en reflets dans ces miroirs du ciel et de ses clartés. La transmutation s'accomplit avec le goût des heures changeantes, où la lumière se fait encore plus impalpa­ble : le matin, le crépuscule, moments de transition où tout échappe à la fixité.

Cette vocation du fluide, du liquide retentit même sur les paysagistes plus fidèles à la tradition, tels que Daubigny. Ne quittons pas Corot sans observer combien est révélateur de la même tendance son penchant pour la musique : nombre de ses figures féminines tiennent un instrument, de même que son Orphée, chantant le soir sur sa lyre, adossé à un tronc qui monte inconsistant comme un filet de vapeur se perdant dans le crépus­cule. La musique qui, à l'opposé de l'architecture et de la sculp­ture, restées les arts dominants depuis la Renaissance, n'a plus à faire avec la matière : elle n'est plus qu'une projection dans le temps, modulée par les accents de la vie intérieure.

Cette élimination de la matière, à laquelle aspirait sourde­ment la peinture de paysage, allait trouver son accomplissement dans l'impressionnisme. O n peut suivre dans ses étapes chrono­logiques, et plus particulièrement dans l'œuvre du plus accompli d'entre ses représentants, Claude Monet, cette conjuration pro­gressive de la matière, à quoi le xixe siècle « bien-pensant » avait tenté de réduire la vision du monde. A la densité concrète des « choses », que Corot avait commencé à contrebalancer par le recours à la fluidité de plus en plus évanescente, l'impressionnisme oppose l'énergie pure de la lumière. Par sa touche divisée, sans cesse plus systématiquement, jusqu'au postimpressionnisme, appelé

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de ce fait, souvent « pointillisme », il décompose la consistance des choses ; par son analyse de la lumière, ramenée à ses éléments constituants, il fait passer la vision de l'observation des formes à celle de la vibration colorée. N'est-ce point, d'ailleurs, la voie où la physique elle-même s'engage jusqu'à ne plus voir dans la matière qu'un aspect possible de l'énergie et jusqu'à définir celle-ci en relation avec la lumière et sa vitesse ? C'est chose faite avec la fameuse équation d'Einstein. Il y a là, ouvert par l'art et poursuivi jusque dans la science, un rejet de la notion périmée de matière au bénéfice de celle d'énergie.

E n même temps, l'espace, ce domaine consacré de l'instal­lation des formes, devient de plus en plus solidaire du temps, qui consacre, au contraire, son instabilité. C'est ainsi que l'im­pressionnisme s'attache de plus en plus aux aspects fugitifs qu'enregistre l'œil, les mêmes formes revêtant des apparences différentes selon les variations de la lumière, que traduit sa décom­position chromatique. Monet s'attache à souligner ces mutations des réalités réputées fixes par ses « séries », où le même motif, par exemple les Meules ou la Cathédrale de Rouen, se métamor­phose au gré des heures et des changements de l'éclairage.

C'est encore Monet qui, âgé, établi dans sa retraite de Giverny, pousse à l'extrême cette méditation optique, en se consa­crant inlassablement à la série des Nymphéas. Il ne cherche plus que les reflets des cieux changeants dans l'eau mouvante où éclosent les fleurs aquatiques, comme suspendues entre deux infi­nis. Il parvient ainsi à une vision presque métaphysique, où ce qui est réputé réalité n'est plus qu'apparence mouvante, ouvrant sur l'indéterminé. L a vision passe à la contemplation ; parvenu là, l'Occident rejoint presque la pensée de l'Orient, par-delà le concret et le rationnel.

t i n effet, engagé dans cette voie, l'art va renoncer à la falla­cieuse objectivité que recherchait le réalisme : avec le xx° siècle, il n'usera plus des apparences que comme d'un langage traduc­teur du psychisme individuel ; le surréalisme le poussera jusque dans les ombres irrationnelles de l'inconscient. Bien plus, renon­çant résolument à ces apparences mêmes, l'art ne cherchera plus bientôt que les ressources inédites à tirer du mode d'expression plastique, lignes et couleurs, en le poussant jusqu'à l'abstraction.

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Ainsi, au milieu du xx° siècle, la répulsion pour le déséquilibre créé par le positivisme atteint l'extrême opposé et crée un désé­quilibre inverse.

L'art des dernières générations peine dans son effort pour retrouver un rééquilibrage satisfaisant de ce dualisme de l'homme, tourné par ses sens et sa raison vers le monde extérieur, mais, par son essence même, vers les valeurs subjectives de la durée intérieure. L'Occident, qui est amené par ses préoccupations deve­nues exclusivement utilitaires et pratiques jusqu'à un point de rupture, où il ne pourrait plus que s'affaisser et ne plus remplir la fonction profonde d'une civilisation, saura-t-il prendre cons­cience à son tour de sa déviation unilatérale ? Parvenu jusqu'à l'amputation d'une part essentielle de l'humain, saura-t-il recou­vrer les aspirations essentielles de notre être profond ? La question, qui est une question vitale, est posée désormais de façon pressante. L'avenir de notre civilisation dépend de la réponse qu'elle saura y apporter.

R E N E H U Y G H E de VAcadémie française