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L'atélectasie découverte et délaissée : Claude-Auguste REYNAUD et Nicolas BAILLY * par Ch. TROCME R E S U M E L'atélectasie, phénomène pourtant assez spectaculaire, n'est connue, semble-t-il, que par des initiés. Maintes fois découverte, elle a toujours été de nouveau délaissée. Claude-Auguste Reynaud l'a découverte une première fois en 1831, à l'âge de 27 ans, puis il est retourné dans sa pro- vince : son travail a été purement et simplement ignoré. Nicolas Bailly l'a découverte une deuxième fois en 1844, à l'âge de 27 ans. Son mémoire a eu un retentissement immense ; l'atélectasie a tenu la vedette pendant 35 ans, avant d'être oubliée de nouveau. Bailly était retourné dans sa province et s'en était, lui aussi, désintéressé. Claude-Auguste REYNAUD (1804-1878) Il est le petit-fils de Claude-Dominique Reynaud, financier, receveur général des tailles du diocèse du Puy-en-Velay, anobli par le roi Louis XV, et le neveu de Claude-André-Benoît Reynaud, rebaptisé Solon, qui fut un conventionnel redoutable. Il vient à Paris à l'âge de 17 ans, en 1821, pensant entrer au séminaire de Saint-Sulpice. Mais, passant devant l'Ecole de médecine, entré dans un amphithéâtre, il y entend une leçon d'anatomie et décide de devenir médecin. Nommé interne des hôpitaux, le 14 décembre 1825, il fait tout de suite partie de la phalange des plus brillants et des plus ardents médecins de la jeune Ecole. Avec Andral, Bouillaud, Littré et quelques autres, il fonde en 1828 le Journal hebdomadaire de Médecine, et il lui revient l'honneur d'en * Communication présentée à la séance du 27 octobre 1979 de la Société française d'histoire de la médecine. 441

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L'atélectasie découverte et délaissée :

Claude-Auguste REYNAUD et Nicolas BAILLY *

par Ch. TROCME

R E S U M E

L'atélectasie, phénomène pourtant assez spectaculaire, n'est connue, semble-t-il, que par des initiés. Maintes fois découverte, elle a toujours été de nouveau délaissée. Claude-Auguste Reynaud l'a découverte une première fois en 1831, à l'âge de 27 ans, puis il est retourné dans sa pro­vince : son travail a été purement et simplement ignoré. Nicolas Bailly l'a découverte une deuxième fois en 1844, à l'âge de 27 ans. Son mémoire a eu un retentissement immense ; l'atélectasie a tenu la vedette pendant 35 ans, avant d'être oubliée de nouveau. Bailly était retourné dans sa province et s'en était, lui aussi, désintéressé.

Claude-Auguste REYNAUD (1804-1878)

Il est le petit-fils de Claude-Dominique Reynaud, financier, receveur général des tailles du diocèse du Puy-en-Velay, anobli p a r le roi Louis XV, et le neveu de Claude-André-Benoît Reynaud, rebapt isé Solon, qui fut u n conventionnel redoutable .

Il vient à Paris à l'âge de 17 ans , en 1821, pensan t en t re r au séminaire de Saint-Sulpice. Mais, passant devant l 'Ecole de médecine, en t ré dans un amphi théâ t re , il y en tend une leçon d 'anatomie et décide de devenir médecin . N o m m é in terne des hôpi taux, le 14 décembre 1825, il fait tout de suite par t ie de la phalange des plus br i l lants et des plus a rden t s médecins de la j eune Ecole. Avec Andral , Bouil laud, Li t t ré et quelques au t res , il fonde en 1828 le Journal hebdomadaire de Médecine, et il lui revient l 'honneur d'en

* Communication présentée à la séance du 27 octobre 1979 de la Société française d'histoire de la médecine.

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écrire l 'article de tête : « De la valeur des faits en médecine »*. Après son internat , devenu chef de clinique de Bouillaud, p re sque auss i tô t il démis­sionne (1832), parce que ses pa ren t s le réclament , et qu 'une place de médecin des hôpi taux du Puy est devenue vacante ; et il se mar ie , au Puy, dans la m ê m e année. Ses amis , Andral, Louis, Bouillaud, ont tenté l ' impos­sible pour le re teni r à Paris, tenant son dépar t pour une déser t ion et pour un véri table malheur .

Son œuvre scientifique, qui se t ient tout ent ière dans ses années pari­siennes, est cependant considérable :

1° Un détail séméiologique d 'abord, mais il a son impor tance : c'est à Cl.-A. Reynaud que nous devons la définition et l 'explication du bru i t de f ro t tement de la plèvre dans la pleurésie. Laennec, qui avait observé ce b ru i t de va-et-vient, l 'avait cur ieusement a t t r ibué à de l ' emphysème inter-lobulaire du poumon . Voici ce que Mériadec Laennec, le p r o p r e neveu du grand Laennec, écrit à ce propos , en annota t ion de l 'édition p o s th u me de l 'ouvrage de son oncle (Auscultation médiate, 4" édition, Paris, 1837) : « C'est ici le lieu de rappe le r que le m ê m e M. Reynaud a observé dans la pleurésie le b ru i t de f ro t tement ascendant et descendant , et a reconnu que ce b ru i t était le signe d 'une pleurésie sans épanchement (...). »

2° De l'affection tuberculeuse des singes et de sa comparaison avec celle de l'homme (Mémoire lu devant l 'Académie de médecine, Archives de Médecine, 1831), 20 autopsies de singes du Ja rd in des Plantes : tous , à une exception près , étaient pht i s iques . Ce mémoi re cont ient n o t a m m e n t la pre­mière et la meil leure observat ion possible d 'un poumon en atélectasie massive, sa b ronche souche, enserrée pa r une masse de ganglions tuberculeux, en avait eu sa lumière aplat ie : «(. . . ) Le côté gauche du thorax étai t nota­b lement rétréci (...). Je fus f rappé de l 'état du poumon gauche ; il é tai t tout à fait revenu su r lui-même (...), en t iè rement vidé d'air (...). Cependant , il n 'existait aucune t race de liquide, la plèvre était par fa i tement saine, aucune adhérence ancienne ou récente ne se voyait à sa surface (...). » Et Cl.-A. Reynaud en devine tout de suite le mécan isme : « On se demande ra sans doute , écrit-il, comment il se fait qu 'un parei l obstacle, ayant p u empêcher l 'entrée de l 'air dans le poumon , ne se soit pas opposé à son expulsion, e t que celui qui s'y t rouvai t contenu (...) n 'y ait point été, p o u r ainsi dire, incarcéré . La solution de cet te quest ion ne m e semble pouvoir ê t r e donnée qu 'en supposan t que l'air re tenu a été insensiblement absorbé , co mme cela a t rès p robab lemen t lieu dans l 'état na ture l , p a r la surface in te rne des b ronches et de leurs innombrables ramifications, et co mme il est si f réquent de l 'observer dans l 'emphysème du tissu cellulaire de toutes les par t ies du corps . »

3° Dans un second mémoire , analogue : Mémoire sur l'oblitération des bronches (Mémoire de l 'Académie royale de médecine, 4, 117 (1835), les mêmes idées seront développées, avec les not ions complémenta i res que voici :

* Andral en a écrit le second : « Sur la valeur des théories en médecine ».

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a) « L'obli térat ion d 'une bronche , en t ra înan t celle de tous les r ameaux qui en dérivent ju squ ' à la plèvre, doit, pa r le re t ra i t qui en est la consé­quence, en t ra îner l 'affaissement du t issu pu lmona i re et p rodu i re u n fron­cement (...) de la surface de l 'organe dans le point cor respondant . »

b) En cons ta tan t que les b ronches si tuées dans le voisinage de la par t ie obli térée (et demeurées perméables ) sont t rouvées dilatées, Reynaud est sur le chemin de découvrir l ' authent ique pathogénie des bronchectas ies .

c) Par une intui t ion plus r emarquab le encore, Reynaud annonce le mécanisme de la guérison des cavernes : « Nous avons quelques raisons de penser , écrit-il, que c'est pa r le m ê m e mécan isme que guérissent ou se cicatrisent , dans des cas assez ra res à la vérité, les cavités tuberculeuses . » (Si leur bronche , en effet, vient à s 'oblitérer, leurs parois doivent, pa r résorpt ion, revenir sur elles-mêmes, au tour d 'un éventuel re l iquat crayeux plus ou moins desséché.)

A

Ces t ravaux fulgurants , qui devaient inaugurer une carr ière scientifique prest igieuse, n ' auron t aucune suite. Médecin, puis chirurgien-chef de l 'hôpital du Puy. Cl.-A. Reynaud devient un banal notable de province. Elu conseiller municipal en 1843, il est n o m m é mai re du Puy, le 16 oc tobre 1846, p a r o rdonnance du roi Louis-Philippe. Il m o n t r e dans ces fonctions, avec fer­meté et sans t rop de souci a p p a r e m m e n t de sa popular i té personnelle , de solides quali tés d ' adminis t ra teur . En 1848, p lutôt que de p roc lamer la Républ ique, il démissionne. Il sera des p remie r s , un peu plus tard , à se rallier au Prince-Président . De nouveau n o m m é maire , en 1852, il se pro­nonce en faveur de l 'Empire hérédi ta i re . Des difficultés surviennent , d 'aucuns le jugent altier, acar iâ t re ; il démissionne de la mair ie .

Il a d 'au t res chagr ins . Ses trois enfants lui sont enlevés : un p remie r fils à l'âge de 7 ans ; un au t r e à l'âge de 28 ans, dans des c i rconstances drama­t iques ; une dernière fille lui restai t , qu'il adora i t : elle m e u r t en 1863, à l'âge de 14 ans . Alors, à 60 ans , il renonce, m ê m e à la médecine, et il se ret i re , avec sa femme, a iman te et dévouée, pieuse, et rêvant de l 'avoir tout à elle, dans leur p ropr i é t é du Villard, à une quinzaine de k i lomètres du Puy, en direct ion du Mézenc. C'est un vieux manoi r , il m e t t r a tous ses soins à le r e s t au re r et à l 'enrichir .

On peut alors se le représenter , désabusé, recevant tout de m ê m e encore volontiers des amis , mais passant de longues heures dans sa bibl iothèque. Elle est fort bien garnie, l i t téraire, et voltair ienne, et scientifique aussi , et il est abonné à une ou deux revues. Il avait été médecin légiste pour la Cour d'assises de la Haute-Loire et, recueil lant le fruit de ses observat ions, il s 'occupait encore à la rédact ion d 'un mémoi re sur « La dé te rmina t ion de l'âge d 'un fœtus p a r la dent i t ion, et ses appl icat ions médico-légales ».

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Dans la grisaille de cette fin de carr ière , une page lumineuse encore. C'est, en 1866, l 'arrivée en Haute-Loire de sa cousine p a r alliance, Marie-Caroline Bellanger (la veuve en effet de Benoît-Claude-Brutus Reynaud, son cousin germain : c 'était un graveur de médail les, à Paris , t rès versé aussi dans la mécanique de précision, un h o m m e de valeur, qui venait de mour i r , après six ans de grave maladie) . Cette cousine a q u a t r e ans de moins que lui. Devenue veuve, ayant auprès d'elle un fils de 22 ans , elle revient en Haute-Loire. C'est une femme ins t rui te , intelligente, cultivée. Elle sait la pe in ture et la botanique , la phys ique et l 'as t ronomie, elle est u n e fervente de J.-J. Rousseau. Reçue au Villard à b ra s ouver ts , elle ne s'y a t t a rde que le t emps de se t rouver un logement décent au Puy. Mais il est en tendu que le fils, Emile Reynaud, habi te ra pr inc ipa lement chez son oncle. Or, c'était un garçon d 'une intelligence remarquab le , plein de ta lents . Il « profite » au tan t qu'il est possible, et de cet oncle, ins t ru i t et bienveillant, et de sa bibl iothèque. Il lit, il apprend le latin, le grec, l 'anglais ; il expér imente , il bricole ; il est un cons t ruc teur né, il devient un physicien hors pair...

Pendant la guer re de 1870-71, le chirurgien r ep rend du service à l 'Hôpital du Puy, le neveu s'est enrôlé comme infirmier et lui vient en aide... Mais sur tout , Emile Reynaud est u n inventeur . Et il faut qu'i l suive sa dest inée. Une première fois, en 1873, il veut aller à Paris : tentat ive avortée, il n 'y res te que quelques mois, et revient au Puy. Il est chargé d'ail leurs, au Puy, d 'un cours de physique et de chimie pa r la Municipali té. Mais en 1877, la cousine et le neveu s ' installent définitivement à Paris . C'est une vraie rup tu re , le vieux doc teur (qui avait vér i tablement adopté ce neveu, comptan t en faire son hér i t ier) se résigne t rès mal à cet te séparat ion. E n 1878, m o r t de Cl.-A. Reynaud (p robab lement d 'angine de poi t r ine) . On p rend bien soin de nous préciser qu'il est m o r t en bon cathol ique, p r o m e t t a n t à sa femme que Là-Haut, oui, ils se reverront . Sans doute s'était-il, quelquefois, intel­lectuellement, senti plus p roche de sa cousine déiste qui, pa r scrupule , n 'avait pas fait bap t i se r son enfant .

Emile Reynaud doit ê t re considéré peut-être co mme le vér i table inven­teur du cinéma. Il donne pendan t des années , au musée Grévin, des repré­senta t ion de son Praxinoscope, ob tenan t u n t rès g rand succès. Ce sont des dessins animés en couleurs , de véri tables œuvres d 'ar t , qui lui demanden t beaucoup de t emps et de soin. Les frères Lumière seront ses visi teurs assidus, au point qu'il les juge parfois indiscrets . Il devine d'ail leurs que l 'avenir est au film pho tograph ique ; seulement , il r edou te en m ê m e t emps l 'avilissement, l ' abâ tard issement de son ar t . Il s'y résignera.. . Trop ta rd : le 22 m a r s 1895, l ' industr ie c inématographique est lancée : ce sont les frères Lumière qui en récol teront la gloire, et tou t le profit. Emile Reynaud est mor t , le 9 janvier 1918, dans un hôpi ta l paris ien. Ses fils étaient à la guer re . Sa veuve a gagné sa vie comme caissière, dans un cinéma.

Le vieil oncle qui , lui, avait renoncé à Paris , avait prévu que cet te aven­tu re par is ienne de son neveu n 'about i ra i t à r ien de bon.

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Nicolas BAILLY (1817-1907)

Originaire de Darney, pet i te ville du dépa r t emen t des Vosges, d 'une lignée de maîtres-chirurgiens, d 'un père médecin, Nicolas Bailly é tudia la médecine et devint in terne des hôpi taux de Paris, au concours du 24 décembre 1839. Il a gardé de ses années d ' in ternat u n souvenir exaltant , et il les parachève en publiant , avec F. Legendre, de quelques années son aîné, un mémoi re au t i t re banal : « Nouvelles recherches sur quelques mala­dies des enfants », Archives générales de Médecine, janvier 1844, dest iné à devenir célèbre. De son coup d'essai il avait fait un coup de maî t re . De quoi s'agissait-il ?

Il existait, depuis quelques années déjà, sur les « pneumonies de l'en­tan t », une sor te de malaise. Plus préc isément on butai t , p r inc ipa lement chez de jeunes enfants ayant succombé aux complicat ions de la bronchi te , sur un type de lésion bien part icul ier , tenu d 'abord pour de la pneumonie , mais dont on ne comprena i t p lus t rès bien la signification : c 'étaient des por t ions de poumon généra lement bien délimitées, compactes , violacées, plus ou moins succulentes mais vidées d'air, en re t ra i t sur les par t ies voi­sines ( demeurées roses, légères et perméables) . On avait par lé de splénisa-tion, de carnification, ou parfois encore d 'engouement , p o u r en opposer la texture à celle de la classique hépat isa t ion. D'aucuns se demanda ien t s'il s'agissait bien là d 'une chose inflammatoire, mér i t an t le nom de pneumonie , et cer ta ins n 'avaient pas m a n q u é d'en r e m a r q u e r la ressemblance avec l 'aspect « atélectasique » du poumon d'un fœtus n 'ayant pas respiré . Bailly mon t r e que, par une simple insufflation d'air dans la bronche d'un de ces territoires, on lui redonne aussi tôt son aspect physiologique : rose, aéré, p le inement développé. Il s'agit donc à peine d 'une lésion, p lu tô t d 'un état , et réversible, du parenchyme, qui s'est seulement replié sur lui-même, c'est un « r e tour à l 'état fœtal ». De plus , cet é tat appara î t co mme cons t ammen t et d i rec tement lié à une obl i térat ion de la b ronche dont ce te r r i to i re était t r ibuta i re , obl i térat ion habi tuel lement due à de la bronchi te , facilitée par toutes les causes de débilité du sujet, ou de gêne mécan ique nuisant à la l iberté des voies respi ra to i res .

Cette découverte, conduisant tout de sui te à une définition correc te des broncho-pneumonies , et à une meil leure compréhens ion de leur étiologie, appor ta i t une révolution, de grande conséquence, dans la pneumologie .

Or, il arr iva ceci : c'est que Bailly, sur ces entrefai tes, peut-être u n peu p o u r ra ison de santé, — a-t-il été tuberculeux ? a-t-il c ru l 'être ? nous ne le saurons j amais —, ou pour une a u t r e cause positive, ou p a r une sor te de paresse et de défaut d 'ambit ion, qu i t ta Paris . Il devint, à l ' instigation de son père et lui succédant , médecin-inspecteur des eaux à Bains-les-Bains, dans les Vosges, son pays nata l . Et il se désintéressa des suites de sa découverte .

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Le re ten t i ssement du mémoi re de Legendre et Bailly* est immédia t , et impress ionnant . Dès 1846, Traube , chez le lapin, en p rovoquan t l 'oblitéra­tion d 'une bronche , obt ient la p remière atélectasie expér imenta le . En 1848, West, à Londres ; en 1849, Fuchs , en Allemagne ; en 1850, Gairdner , à Edim­bourg ; en 1853, Rilliet et Barthez, à Paris, dans la deuxième édition de leur livre, qui fait au tor i té , — et je ne cite que des au teu r s impor t an t s , et je n 'aperçois aucun signe d 'une voix d iscordante , tous adop ten t p o u r l 'essentiel les conclusions de Legendre et Bailly. Sous des dénominat ions différentes : é tat fœtal, collapse, apneumatos is , atélectasie acquise, cet te complicat ion mécanique , non lésionnelle, de la bronchi te , — et en dernière analyse de toutes les au t res causes possibles d 'obl i térat ion d 'une b ronche —, est décri te , comprise ; sa réali té, sa fréquence sont universel lement admises . Le s imple geste, inventé p a r Bailly, de l'insufflation de la bronche , a re t i ré tout d 'un coup à la « pneumonie de l 'enfant » son mystère . C'était l'œuf de Colomb.

Mais revenons au texte du mémoi re et regardons-le de plus près . Des passages appara issent , d 'une lumière éblouissante, et ce sont ceux qui nous saisissent d 'abord : ce c r i tè re de l'insufflabilité définit indiscutablement un o rd re de faits nouveau. L'état fœtal est dessiné et campé, son impor tance est embrassée d'un coup d'œil, son étiologie est univoque. E t puis , çà et là, d 'aut res passages, — et qui su rp rennen t pa r leur carac tère ambigu —, et qui p résen ten t comme un défaut... C'est le défaut, la faute originelle, d 'un travail publié en collaborat ion, quand un des au teurs avait quelque chose à dire, mais ne s'est pas senti une au tor i té suffisante : il a senti le besoin de l 'appui d 'un aîné, — et quand ce col labora teur bénévole, mieux in t rodui t dans la carr ière , p lus averti , p lus au couran t de ce qui se sait, de ce qui se dit, croit qu'il y va de son honneur de m e t t r e les idées de son cadet au lit de Procus te de son espr i t t imoré , et de leur rogner les ailes. Legendre n'est pour t an t pas une personnal i té négligeable. C'est un péd ia t re instrui t , un observa teur attentif, s incère et méticuleux. Or, voyons ce que ça donne :

Voici d 'abord Bailly, dans sa vigueur et sa simplici té. Se référant aux p ressen t iments que Rufz avait expr imés déjà, en 1835, dans ces t e rmes :

« Là, le tissu pulmonaire est affaissé, sa coloration est violacée (...), il n'y a pas de crépitation ; l'air paraît entièrement expulsé ; on dirait une portion d'un poumon d'un enfant qui n 'a pas respiré. »

Bailly complète ainsi sa descr ipt ion magis t ra le :

« Lorsqu'en examine le tissu pulmonaire ainsi affecté, on le trouve privé d'air et ne crépitant plus à la pression (...), charnu, compact, mais souple, flasque, d'une pesanteur spécifique plus grande que celle de l'eau (...). Sa consistance est variable suivant la proportion des liquides qui le pénètrent, ordinairement plus grande qu'à l'état normal (...). Sa coupe est lisse, uniforme, nette. On en fait suinter par la pression plus ou moins de sérosité sanguinolente (...). Enfin, l'insufflation fait pénétrer l'air dans toutes les vésicules et rend à l'organe ses caractères physiologiques. »

- Que Rilliet et Barthez intituleront quelquefois, comme par inadvertance, « de Bailly & Legendre ».

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C'est-à-dire qu'il englobe clairement , dans u n e m ê m e définition, réunis pa r le m ê m e cr i tère de l'insufflabilité, divers aspects plus ou moins humides , plus ou moins infiltrés, du poumon . On p o u r r a donc dist inguer, si l 'on veut, des formes différentes, les unes plus sèches, les au t res plus congestives, ou plus œdémateuses , ce ne seront toujours que des variétés d 'un m ê m e é ta t du parenchyme, ressor t issant à une m ê m e étiologie, ce r ta inement à un m ê m e mécanisme. A cet é ta t du parenchyme, il donne toute son impor tance :

« L'altération morbide à laquelle nous donnons le nom d'état fœtal domine tellement toute la pathologie du poumon de la première enfance, qu'elle constitue l'élément le plus général, la forme la plus constante et la plus remarquable des lésions (...) qui s'observent à cet âge (...). »

Que Legendre ait insisté cependant pour que soient dist ingués, et sépa­rémen t décri ts , un état fœtal simple et un état fœtal congestionnel, nous le t rouvons acceptable. Mais voilà qu'il écrit : « L'état fœtal congestionnel est p rodui t pa r un mécan isme différent », et veut insinuer que c'est alors la congestion vasculaire qui pour ra i t avoir eu pour effet d'affaisser les vésicules, avons-nous tor t de considérer que cela ne s 'accorde pas bien avec les passages que nous avons cités ? Avons-nous tor t de dire que c'est « du Legendre » ? La suite le démon t re ra c la i rement .

Deux ans plus tard, en effet, res té seul à Par is , l ibre de s 'exprimer tout à sa guise, Legendre publie, en volume, des Recherches anatomo-pathologi-ques et cliniques sur quelques maladies de l'enfance, Paris , 1846. Ce sont différents mémoires , consacrés à différentes maladies de l 'enfance, pa rmi lesquels « il en est un », dit-il (et c'est le plus considérable d 'ent re eux, occupant environ le t iers du volume), « que nous avons déjà publié, M. Bailly et moi. A cause de l ' importance de ce travail , j ' a i cru convenable de le reprodui re , après lui avoir fait subir quelques changements et y avoir intro­duit quelques addi t ions que je p rends sous m a responsabi l i té . »

Ces « quelques changements » about issent en gros à ceci : que là où Bailly voyait en œuvre un m ê m e processus « dominan t toute la pathologie du poumon de la p remière enfance », Legendre, à force de dist inct ions, ne laisse à ce que lui appelle l 'état fœtal, qu 'une place beaucoup plus l imitée. L'état fœtal congestionnel de Legendre et Bailly devient la congestion lobu-laire, et cesse pour au tan t d ' appar ten i r à l 'état fœtal (alors qu'i l en repré­sentai t cer ta inement la forme la plus fréquente) . E t Legendre in t rodui t , avec cela, encore une t rois ième ent i té , qu'il bapt ise œdème du tissu cellu­laire du poumon. A cet te t rois ième enti té , il consacre d'ail leurs, dans le m ê m e volume (aux complicat ions de la scarlat ine) , tout un chapi t re , du p lus hau t intérêt , et qu'il faut lire, si l'on veut bien comprendre ses façons de voir.

En gros, trois ent i tés différentes :

— l'état fœtal, caractér isé pa r un affaissement s imple du p o u m o n ;

— la congestion lobulaire ;

— l 'œdème pu lmona i re « cellulaire ».

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Il se t rouve, à vrai dire, que ces trois enti tés se ressemblent , puisqu'el les compor ten t , pa r hasard , toutes les trois, un é lément commun, l 'aspect plus ou moins affaissé du pa renchyme, et puisqu'el les r éponden t toutes les t rois de la m ê m e façon à l 'épreuve de l'insufflation. Mais, selon Legendre, il impor te avant tou t de ne pas les confondre.

Voilà la conception de Legendre.

Très ra isonnablement , Rilliet et Barthez, tout en reconnaissant cette diversi té d 'aspects , refuseront de le suivre dans des dis t inct ions aussi bien t ranchées. Pour eux, ces trois « enti tés » :

— l'affaissement simple du poumon ;

— la congestion lobulaire avec affaissement ;

— l 'œdème pu lmona i re avec affaissement,

n 'ont pas seulement des t ra i t s de ressemblance . Elles se rencon t ren t dans des condit ions semblables , chez des sujets semblables , elles p résen ten t en t re elles des formes de t ransi t ion, elles s 'associent m ê m e à l 'occasion, dans le m ê m e temps , chez le m ê m e sujet. Elles sont donc é t ro i tement apparen tées . L'affaissement atélectasique est bien ce qui les caractér ise avant tout , consti­tuan t en t re elles u n é lément commun, décisif et fondamenta l .

Ce que Bailly, en définissant son état fœtal, avait saisi du p remie r coup d'œil.

A

A Bains-les-Bains, not re héros rencont re un tout au t r e univers . Les bains romains , au tou r d 'une source coulant à 32°, ont été relevés, u n Grand Hôtel des Thermes inauguré . Mais l 'endroit est misérable et maussade : il y a là une rou te t rop raide, dont il faudrai t modifier le t racé, des maisons qu'il faudrai t démolir , une usine tomban t en ruines , des p rés marécageux, — et de plus fort mal desservi. Et quand arr ivera le chemin de fer, pour favoriser Plombières , que fréquente l 'Empereur , le t racé ne sera pas celui qu 'on avait espéré, la s ta t ion sera t rop éloignée de la ville. Les défaites de l 'Empire auront , au cont ra i re il est vrai, leur répercuss ion favorable : p a r la pe r t e de l 'Alsace-Lorraine, la rou te de Mézières à Belfort p rend valeur de rocade, d ' intérêt s t ra tégique, et sera classée rou te Nationale. Elle passe p a r Contrexé-ville, Bains-les-Bains, Luxeuil... Voilà les soucis d 'un mai re et conseiller général , d 'un prés ident du Conseil général du dépar tement , voilà la vie seconde de Bailly, sa car r iè re pendan t plus de c inquante ans.

Il a l 'esprit a ler te et jovial, il est cultivé, disert , bienveillant, serviable, et modes te , et il se contente de ce rôle de notable de province, en m ê m e t emps que de médecin, de père de famille, de grand-père. Ses œuvres seront des notices, sur l 'hygiène, sur la géographie locale, sur le musée d 'Epinal , d 'a imables et sages discours, émaillés de ci ta t ions latines, à l 'occasion des d is t r ibut ions des prix, des courses vélocipédiques, des grandes fêtes répu­blicaines. Il est un fervent républ icain : suffrage universel , a l t ru isme et

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fraterni té , solidari té des générat ions successives et de tous les h o m m e s en t re eux, bienveillance, tolérance et serviabilité, voilà ses slogans. Il es t cont re les monarques , les gens de Cour, les a r i s tocra tes « et leurs compères , les gens d'Eglise, tous également opposés à l 'égalité et la souveraineté popula i re ». « Toute légende miraculeuse mise à p a r t », il se réfère cependant à la mora le p rônée p a r Jésus de Nazare th . « D'où je conclus, dit-il, que, p o u r ê t re un vrai chrét ien, il faut ê t re u n vrai républicain, et réc iproquement . Ceux qui séparent Jésus de la démocra t ie n 'on t pas l 'esprit évangélique ».

Le 11 juillet 1897, j ou r de son 80 e anniversaire , Nicolas Bailly s'est t rouvé fêté aussi pour le jubi lé de ses fonctions de mai re . En le célébrant , M. le Préfet des Vosges s'est expr imé ainsi : « Espr i t fin, délicat, écrivain, le t t ré , savant médecin, M. le Docteur Bailly n 'a j amais eu d 'au t re ambi t ion que de res te r dans son coin... » En lisant cet éloge, le cœur se ser re : eh quoi ! avait-il oublié tout à fait sa brève rencon t re de jadis avec la véri té scienti­fique ? N'a-t-il eu j amais aucun r e m o r d s de l 'avoir ensui te délaissée ?

En 1831, à 27 ans, Claude-Auguste Reynaud, AIHP, au tops iant un singe a t te in t de tuberculose , au Ja rd in des Plantes , découvre l 'atélectasie pa r compress ion bronchique et il en devine le mécanisme, il écri t encore, en 1835, un r emarquab le mémoi re sur le m ê m e sujet, puis il l ' abandonne : il s'est mar ié , il est devenu mai re du Puy, conseiller général de la Haute-Loire.

En 1844, à 27 ans , Nicolas Bailly, AIHP, redécouvre l 'atélectasie, chez l 'enfant, et la définit comme la forme la plus cons tan te et la plus remar­quable des lésions variées qui s 'observent à cet âge dans les poumons , mais il l ' abandonne : il s'est mar ié , il est devenu ma i re de Bains-les-Bains, conseiller général.. .

Il faut a jouter seulement que l 'histoire ne se t e rmine pas ainsi. Bailly fut aussi un pè re et un grand-père ambi t ieux p o u r sa descendance. Il avait gardé la nostalgie de ses jeunes ans . Les por t r a i t s l i thographies de ses amis Legendre et Claude Berna rd ornaient les m u r s de son bureau . Une de ses filles épouse un médecin qui fut professeur à la Facul té de médecine de Nancy. Deux de ses petits-fils furent des médecins par t icu l iè rement distin­gués : à Paris , le Dr Boidin, au jourd 'hu i plus que centenai re et doyen des Médecins des Hôpi taux de Paris ; à S t rasbourg , le Pr René-Jacques Simon, professeur honora i re de Clinique chirurgicale. E t la fille de Boidin a épousé un médecin, lui aussi médecin des hôpi taux, et qui a deux filles médecins . Et Bailly déjà se réjouissai t de cet te descendance. . .

Un jour , c'était en 1896 ou 1897, il alla voir son petit-fils Boidin, dans le service où celui-ci étai t a lors externe, à l 'hôpital Boucicaut , et il causa avec le pa t ron . C'était le Professeur Letulle, u n h o m m e du m o n d e et u n notable de la médecine d'alors, et un anatomopathologis te , pour qui, disons-le pa r parenthèse , l 'atélectasie n 'étai t r ien de plus qu 'un aspect microscopique du poumon, pa rmi beaucoup d 'au t res . Aimablement reçu, Bailly causa, par la de son in te rna t de jadis , évoqua ses recherches su r l 'état fœtal, et cet te insufflation du p o u m o n atélectasié, avec u n mélange de fierté et de modes t ie , comme on évoque le souvenir lointain d'un canular , par t icu l iè rement bien réussi .

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Il s'agissait de tout a u t r e chose. Seulement , dans no t re monde scienti fique médical courant toujours après la nouveauté , une véri té qu 'on aban­donne tombe en sommeil p a r m i les ronces. Un des rôles de l 'Histoire de la médecine devrai t ê t re de ne pas laisser a u bo rd de la rou te ce qui pour ra i t servir encore t rès u t i lement à nous éclairer .

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