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L'attention conjointe dans le jeu didactique : une approche proxémique Ce texte a pour objet de reconsidérer, au sein du processus didactique modélisé par la notion de « jeu », les formes spécifiques de l'attention conjointe. Il s'agit de réussir à décrire ces formes dans lesquelles sont entremêlés dans l'action les éléments verbaux et non verbaux, en considérant que ces derniers ne peuvent être rendus en terme de « messages » qui seraient « émis » et « reçus », à l'image de ce que produit une théorisation de la communication de type télégraphique (Shannon, 1948, Jakobson, 1963), mais nécessitent pour leur compréhension une analyse en termes d'agencements, ce que permet l'approche proxémique par la notion de « distance » (Hall, 1966, Forest, 2006). Nous nous proposons à cet effet de traiter deux exemples, en lecture et en mathématiques 1 , l'action étant conduite dans les deux situations par le même professeur, dans la même classe et avec les mêmes élèves. Le premier cas, portant sur la lecture, a déjà fait l'objet d'une publication (Forest, 2009) centrée sur les aspects épistémologiques ; la reprise et le rapprochement de ce premier cas avec un second poursuit un double but de comparaison critique, et de reprise théorique. Comparaison critique, car il s'agit de montrer comment la proxémique permet, au sein de la TACD, de rendre compte de la conjonction de l'action dans ses dimensions corporelles et spatiales, et dans le même mouvement comment cette conjonction ne peut être réellement comprise sans considérer les transactions didactiques qui en fondent la valeur. Reprise théorique car il s'agit d'éprouver dans cette description les notions de jeu d'apprentissage et de jeu épistémique (Sensevy, à paraître, Marlot, Santini et Loquet dans la première partie de cet ouvrage), cette mise au travail ayant pour effet d'en tester la pertinence et la portée. Il s'agit en tout cas de réussir à montrer comment la question des formes de l'attention conjointe 2 dans les jeux didactiques peut être traitée dans ses dimensions corporelles et spatiales, lesquelles dimensions ne peuvent non plus se comprendre sans référence aux enjeux épistémiques de la situation. Quelques repères théoriques Les fondements théoriques qui réunissent les auteurs de cet ouvrage ont déjà été largement exposés dans les chapitres précédents. Rappelons que la Théorie de l'Action Conjointe en Didactique, tout en considérant le primat des savoirs, s'intéresse à l'action dans les situations de diffusion de ces savoirs, cette action étant fondamentalement considérée comme conjointe (Sensevy, 2007, à paraître). Pour modéliser cette action, la TACD utilise la notion de jeu, en la déclinant en plusieurs niveaux d'analyse emboîtés. Le jeu didactique (premier niveau d'analyse) est spécifié par un paradoxe, le « paradoxe du professeur » (Brousseau, 1998) qui interdit à celui-ci de communiquer directement le savoir à l'élève. Celui-ci devra ainsi produire les comportements attendus de son propre chef, faisant du jeu didactique un jeu de seconde main, jeu du professeur sur le jeu de l'élève. Le professeur va donc engager l'élève dans une succession de jeux d'apprentissages (deuxième niveau d'analyse) ou il s'agira à chaque fois pour l'élève, dans un certain milieu et sous un certain contrat, de réussir à produire un certain comportement, une action en situation témoignant d'un savoir, lui-même modélisé en terme de jeu épistémique (troisième niveau d'analyse). L'usage de la notion de jeu met pour chaque niveau l'accent sur le « faire » en considérant à la suite de Austin (1962/1970) que dire, c'est également faire, permettant ainsi d'échapper au dualisme entre savoir et action. 1 Les données que nous utilisons ont été recueillies dans le cadre d'une recherche plus large (Sensevy, 2007b), qui répond à un appel à projet, "contexte sociaux des apprentissages", lancé en mai 2003 par le Programme Incitatif de la Recherche en Education et Formation (PIREF). 2 Cf le texte de Go, dans cet ouvrage.

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L'attention conjointe dans le jeu didactique : une approche proxémique

Ce texte a pour objet de reconsidérer, au sein du processus didactique modélisé par la notion de « jeu », les formes spécifiques de l'attention conjointe. Il s'agit de réussir à décrire ces formes dans lesquelles sont entremêlés dans l'action les éléments verbaux et non verbaux, en considérant que ces derniers ne peuvent être rendus en terme de « messages » qui seraient « émis » et « reçus », à l'image de ce que produit une théorisation de la communication de type télégraphique (Shannon, 1948, Jakobson, 1963), mais nécessitent pour leur compréhension une analyse en termes d'agencements, ce que permet l'approche proxémique par la notion de « distance » (Hall, 1966, Forest, 2006).

Nous nous proposons à cet effet de traiter deux exemples, en lecture et en mathématiques1, l'action étant conduite dans les deux situations par le même professeur, dans la même classe et avec les mêmes élèves. Le premier cas, portant sur la lecture, a déjà fait l'objet d'une publication (Forest, 2009) centrée sur les aspects épistémologiques ; la reprise et le rapprochement de ce premier cas avec un second poursuit un double but de comparaison critique, et de reprise théorique. Comparaison critique, car il s'agit de montrer comment la proxémique permet, au sein de la TACD, de rendre compte de la conjonction de l'action dans ses dimensions corporelles et spatiales, et dans le même mouvement comment cette conjonction ne peut être réellement comprise sans considérer les transactions didactiques qui en fondent la valeur. Reprise théorique car il s'agit d'éprouver dans cette description les notions de jeu d'apprentissage et de jeu épistémique (Sensevy, à paraître, Marlot, Santini et Loquet dans la première partie de cet ouvrage), cette mise au travail ayant pour effet d'en tester la pertinence et la portée.

Il s'agit en tout cas de réussir à montrer comment la question des formes de l'attention conjointe2 dans les jeux didactiques peut être traitée dans ses dimensions corporelles et spatiales, lesquelles dimensions ne peuvent non plus se comprendre sans référence aux enjeux épistémiques de la situation.

Quelques repères théoriques

Les fondements théoriques qui réunissent les auteurs de cet ouvrage ont déjà été largement exposés dans les chapitres précédents. Rappelons que la Théorie de l'Action Conjointe en Didactique, tout en considérant le primat des savoirs, s'intéresse à l'action dans les situations de diffusion de ces savoirs, cette action étant fondamentalement considérée comme conjointe (Sensevy, 2007, à paraître).

Pour modéliser cette action, la TACD utilise la notion de jeu, en la déclinant en plusieurs niveaux d'analyse emboîtés. Le jeu didactique (premier niveau d'analyse) est spécifié par un paradoxe, le « paradoxe du professeur » (Brousseau, 1998) qui interdit à celui-ci de communiquer directement le savoir à l'élève. Celui-ci devra ainsi produire les comportements attendus de son propre chef, faisant du jeu didactique un jeu de seconde main, jeu du professeur sur le jeu de l'élève. Le professeur va donc engager l'élève dans une succession de jeux d'apprentissages (deuxième niveau d'analyse) ou il s'agira à chaque fois pour l'élève, dans un certain milieu et sous un certain contrat, de réussir à produire un certain comportement, une action en situation témoignant d'un savoir, lui-même modélisé en terme de jeu épistémique (troisième niveau d'analyse). L'usage de la notion de jeu met pour chaque niveau l'accent sur le « faire » en considérant à la suite de Austin (1962/1970) que dire, c'est également faire, permettant ainsi d'échapper au dualisme entre savoir et action.

1 Les données que nous utilisons ont été recueillies dans le cadre d'une recherche plus large (Sensevy, 2007b), qui répond à un appel à projet, "contexte sociaux des apprentissages", lancé en mai 2003 par le Programme Incitatif de la Recherche en Education et Formation (PIREF).

2 Cf le texte de Go, dans cet ouvrage.

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Il va donc s'agir pour le professeur de faire faire, en agissant de fait dans une certaine distance à l'élève, que le professeur doit laisser agir en propre, et une certaine distance au milieu, sur lequel son intervention ne peut avoir pour effet de dévoiler directement ce qui est visé. Cette action pourra prendre appui sur un système d'attentes spécifique au savoir, construit sur la base de la répétition et d'habitudes (le contrat didactique), et sur un système d'objets matériels et symboliques et des rapports organisés à ces objets (le milieu).

L'action conjointe suppose une attention conjointe (Eilan, 2005, Go dans cet ouvrage), question sur laquelle nous reviendrons en conclusion de ce chapitre. Nous considérons en effet dans les analyses qui suivent que la conjonction de l'action et de l'attention dans le milieu, compte tenu de la grammaire spécifique du jeu didactique, dépend fortement des aspects corporels et spatiaux, lesquels permettent de communiquer plus facilement sur les relations que les aspects strictement verbaux (Bateson, 1972). Notre travail considère donc les dimensions corporelles et spatiales comme contribuant de façon significative aux transactions didactiques, à travers l'élaboration conjointe d'un système de place (topogenèse), d'un système d'objets (mesogenèse) et d'une avancée du temps (chronogenèse).

Pour décrire ces actions corporelles et spatiales, nous les réduisons en faisant appel à la proxémique, qui est à la fois un concept et une méthode d'observation, moyen de rendre compte de des comportements spatiaux initié par l'anthropologue E. T. Hall (1963, 1966). La notion de « distance didactique » (Forest, 2006) spécifie la proxémique aux situations d'enseignement-apprentissage. Nous nommons « proxémie » du professeur l'ensemble des comportements qu'il met en œuvre, suivant sa culture, ses habitudes et le type de situation, pour organiser les distances avec les élèves et avec les objets. Nous considérons ainsi que par le jeu des regards, postures et positions conjoints avec ceux des élèves, le professeur à tout moment rend plus ou moins proches ou lointains certains objets du milieu. Il produit ainsi des configurations qui lui permettent d'agir simultanément sur les dimensions collectives et individuelles de la relation didactique.

Nous avons nommé ces configurations « agencements didactiques » (Forest, ibid.), appellation qui permet de conserver une particularité des comportements non-verbaux mise en évidence par Gregory Bateson (op. cit.), à travers la distinction « analogique-digital » (ibid, Wilder, 1998, Forest, 2009, Sensevy, à paraître) : ceux-ci entretiennent un rapport de grandeur avec la relation qu'ils signifient, au contraire des comportements verbaux qui sont soumis à un certain arbitraire du signe (De Saussure, 1964). La notion d'agencement (Forest, 2009) est empruntée à Deleuze (Deleuze & Parnet, 1977, Deleuze & Guattari, 1980) ; elle permet, comme le souligne Go (dans cet ouvrage), d'intégrer dans les descriptions la dimension instituante et créatrice de l'action didactique conjointe, au contraire d'une vision étroitement disciplinaire contenue dans d'autres notions comme celle de dispositif. Dans une telle perspective, les aspects verbaux et non-verbaux sont étroitement entrelacés3 ce qui suppose un mode de traduction et d'écriture spécifique, donnant à voir de façon synoptique ces différents aspects des transactions didactiques (Sensevy, à paraître).

Nous allons maintenant développer notre propos à travers deux exemples qui sont tirés de séances qualifiées comme « ordinaires », au sens où la seule consigne donnée au professeur était dans les deux cas de produire une leçon, de mathématiques et de français, qui corresponde à sa pratique habituelle dans cette matière à ce moment de l'année. Ces exemples ont pour fonction de rendre visibles des techniques mises en œuvre par le professeur pour organiser une attention conjointe à des objets matériels et symboliques, attention à la fois collective et différentiée suivant les élèves. La juxtaposition des deux exemples permet de constater que ces techniques produisent des effets qui dépendent fortement de la « densité épistémique » des objets à propos desquels cette attention est convoquée.

3 « L’unité réelle minima, ce n’est pas le mot, ni l’idée ou le concept, ni le signifiant, mais l’agencement. C’est toujours un agencement qui produit les énoncés. Les énoncés n’ont pas pour cause un sujet qui agirait comme sujet d’énonciation, pas plus qu’ils ne se rapportent à des sujets comme sujets d’énoncé. L’énoncé est le produit d’un agencement, toujours collectif, qui met en jeu, en nous et hors de nous, des populations, des multiplicités, des territoires, des devenirs, des affects, des événements » (Deleuze & Parnet, p. 65).

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Il convient de noter que la classe dans laquelle les deux séances ont été filmées comporte un double cours (CP et CE1) ; dans ce cas, le professeur s'occupe de chaque niveau à tour de rôle, l'un ou l'autre niveau étant occupé à d'autres tâches de façon autonome. Nous nous intéresserons uniquement à l'action d'enseignement auprès des CP, qui sont regroupés dans la partie droite de la classe.

Première situation : la petite poule rousse

Présentation de la leçon

Il s'agit d'une leçon de lecture, filmée dans le cours préparatoire au mois de novembre. Si l'on exclut la portion de séance où les CP sont occupés à une tâche de copie (0-13') pendant que le professeur s'occupe des CE1, la leçon nous avons observée s'articule en trois parties :

1. Une partie 1 (12') comprend une réminiscence de l'histoire de la petite poule, à travers le rappel successif d'actions et de déclarations qu'elle effectue, qui donne lieu à un travail de comparaison de formes verbales.

2. Une partie 2 (20') comprend la lecture suivie de deux portions successives du texte, recopiées sur un tableau papier, la deuxième portion étant cachée par un pli au début, et n'étant dévoilée que lorsque la première est lue complètement.

3. Une partie 3 (15') consiste en un travail individuel sur feuille, à partir des éléments de l'histoire.

L'épisode que nous proposons est extrait de la première partie, étude comparative menée par le professeur qui porte sur des formes verbales. Ces formes réfèrent toutes à des actions effectuées par « la petite poule rousse »4, une histoire étudiée en classe quelques jours auparavant avec un autre professeur. Le professeur enquêté est en effet déchargé de sa classe une partie de la semaine, pour des activités de formation. L'exercice de comparaison qui est proposé aux élèves suit le fil de la réactualisation de l'histoire.

Deux familles de formes, correspondant à l'infinitif et au futur des verbes, sont ainsi énoncées par le professeur et les élèves qui s'appuient, dans leur rappel du récit, sur l'usage de deux points de vue différents : le point de vue du lecteur pour la forme infinitive (par exemple "faucher"), et le point de vue de la petite poule pour la forme future (par exemple "je faucherai). Comme indiqué, cette leçon a déjà été présentée dans un article précédent (Forest, 2009), mais nous allons maintenant nous placer dans une perspective un peu différente pour en donner l'analyse didactique, en termes de jeu d'apprentissage et de jeu épistémique.

Analyse didactique

Un état intermédiaire du tableau, visible sur l'image 1

4 Pour ceux qui ne connaissent pas cet album de jeunesse, on y voit une poule qui demande (sans succès) de l'aide à d'autres animaux pour planter du blé, faucher, moudre, pétrir et cuire et finalement manger de la galette. Lorsque tout est fini, les animaux sont d'accord pour manger, mais la petite poule dit "je la mangerai". La version de l'histoire utilisée dans cette classe est celle de Byron Barton (1993).

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permet d'illustrer le jeu que la maîtresse se propose de faire jouer par les élèves. S'il s'agit de se remémorer une histoire, cette réminiscence n'est pas le cœur du jeu d'apprentissage, tel qu'on aurait pu par exemple le concevoir avec des élèves plus jeunes dans un travail sur la perception des structures de la narration. Cette réminiscence, organisée dans les rappels successifs de ce que la petite poule a « fait » (par exemple « faucher ») ou de ce que la petite poule, a dit (par exemple « je faucherai »), supporte de fait une activité plus élaborée, qui prend appui sur la reconnaissance d'étiquettes affichées successivement au tableau. Concrètement, une fois le jeu engagé, l'observation de la vidéo montre que les élèves, pour chaque action et chaque énonciation de la poule, devront d'abord reconnaître la bonne étiquette, et ensuite la mettre au bon endroit : c'est cette reconnaissance de la bonne étiquette et du bon emplacement qui fonde le jeu d'apprentissage effectivement joué.

Quels sont les jeux épistémiques « en actes » que l'on peut inférer de la pratique des élèves ? Si un jeu épistémique de reconstruction d'une structure narrative est effectivement joué, comme en témoignent les questions du professeur (et après, la petite poule, qu'est-ce qu'elle a dit, .../... qu'est-ce qu'elle a fait, etc.), on peut surtout observer que le gain au jeu d'apprentissage ci-dessus décrit est conditionné par un jeu de comparaison morphologique (Marec-Breton, Gombert & Colé, 2005) : les formes qui sont présentées aux élèves sont à la fois identiques (elles présentent le même radical) et différentes (par la présence du « je » et des terminaisons). Ce jeu de comparaison morphologique permet au professeur d'engager dans le même temps un jeu de comparaison grapho-phonologique : il s'agit de mettre en rapport des graphèmes (ici « er » et « ai ») et des phonèmes (ici [e] et [ε]). Cette mise en rapport est évidemment très prégnante en phase d'apprentissage de la lecture, puisque c'est elle qui permet, d'une façon générale, le déchiffrage, puis la prononciation et donc l'identification de mots inconnus. Mais on note également un jeu de reconnaissance directe5 dans l'identification du mot « je », souvent connu des élèves quelquefois dès la grande section, car souvent rencontré sous sa forme écrite. Ces trois jeux épistémiques en acte renvoient au jeu épistémique source de la lecture, dans ses dimensions complexes : les élèves ont affaire à un « texte » où ils trouvent du connu, et de l'inconnu.

Un mot également sur le jeu de la construction du futur d'un verbe à partir de son infinitif par l'ajout du suffixe « ai » : ce jeu, dont on voit ici une représentation dans la disposition des étiquettes en ligne et en colonnes, est pratiqué à l'oral intuitivement par beaucoup, mais ne relève pas de l'explicite pour des élèves de cet age. Ils sont donc confrontés à une comparaison morphologique qui si elle n'est pas vraiment explicitée est déjà exposée, et qui sert l'identification grapho-phonologique, tout en étant servie par elle. On peut trouver une source endogéne (scolaire) de ce jeu en actes dans le jeu épistémique scolaire de conjugaison, mais également se projeter au-delà de la simple pratique de lecture, pour engager la maîtrise des pratiques lettrées d'écriture avec l'usage adéquat des temps et de leur orthographe.

Vient s'ajouter un jeu épistémique consistant à disposer des éléments en lignes et en colonnes, suivant leurs propriétés, ou plutôt ici à reconnaître des propriétés à partir d'une telle disposition : ce jeu épistémique, qui est généralement relié au domaine des mathématiques, fait l'objet d'un apprentissage spécifique dès la dernière année de maternelle mais il est loin d'être maîtrisé par tous les élèves en CP.

Résumé du début de la leçon

Le professeur va donc mettre en scène les variations morphologiques qui soutiennent le jeu d'apprentissage, en s'appuyant également sur la structure narrative de l'histoire : il sépare les actions de la petite poule, matérialisées par leurs verbes à l'infinitif, dans la colonne de gauche (ce que la petite poule rousse a fait, par exemple "faucher"), et ses dire dans la colonne de droite (ce que la petite poule rousse a dit, par exemple "je faucherai"). Ces expressions verbales sont soumises aux élèves l'une après l'autre, dans un certain ordre, pour une activité de comparaison. Le professeur s'appuie à la fois sur le code (présence-absence du "je" et de la terminaison en "ai"), et sur le sens du texte (ce qu'a dit ou ce qu'a fait la poule rousse dans l'histoire).

5 C'est à dire sans que le lecteur y porte une attention consciente.

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Le moment que nous allons détailler se situe à la 16ème minute de la leçon. Résumons ce qui a précédé. En tout début de leçon, le professeur a d'abord effectué un rappel de l'histoire, étudiée précédemment avec le professeur remplaçant ― Alors vous aussi, Jeudi, Jeudi avec Géraldine,...vous avez continué "la petite poule rousse"....

Le professeur met ensuite en place les premiers éléments du jeu (qui respecte la chronologie de l'histoire), en montrant une première étiquette, je planterai : ― Je planterai (en montrant l'étiquette) vous vous rappelez de celui-là ? Et il affiche cette première étiquette au tableau.

Il demande ensuite à un élève un peu distrait, Y16, ce que la petite poule a fait après ; ― elle a fauché, répond l'élève. Le professeur montre alors une deuxième étiquette, faucher, en demandant aux élèves : ― c'est le mot faucher + vous êtes d'accord avec Y1 ? Devant l'approbation des élèves, il affiche alors cette deuxième étiquette au tableau en demandant : ― la petite poule rousse quand elle a parlé, elle, qu'est-ce qu'elle a dit ?

― Je faucherai , répondent les élèves. ― Alors , reprend le professeur en désignant l'étiquette "faucher", est-ce que c'est vraiment ce mot là, je faucherai ? ― Oui répondent les élèves, ― Oui ? c'est celui-là, je faucherai ?, insiste le professeur ― Non , répond un élève, parce qu'il fallait "je" ; ― Ah, il fallait je" reprends le professeur, et il insiste : et quoi encore ? Nous en arrivons en moment analysé.

Analyse proxémique d'un agencement didactique

Le photogramme suivant (image 2) est extrait au moment où le professeur sollicite la classe : "et quoi encore ?"

P : Et quoi encore ? ++

Celui là c'est quoi + tu m'as dit tout à l'heure ++ c'est quoi celui là ?

Y1 : Faucherai

Si l'on considère l'énoncé, on constate les attentes du professeur sont portées par la parole (et quoi encore ?) : il s'agit de chercher quelque-chose en plus du "je" déjà identifié et confirmé dans l’interaction précédente. Si l'on considère maintenant les éléments autres que verbaux, on constate que pendant le même temps le milieu, en tant que domaine d'attention, est redéfini avec la main : il s'agit de regarder la fin du mot "faucher", spécifiquement pointé avec un des doigts, mais aussi une place vide dans la disposition des étiquettes au tableau. L'action conjointe suppose une attention conjointe (Eilan & al., 2005)7, dont on peut voir une matérialisation par la proxémie du professeur associée à l'agencement des objets du milieu.

6 Les élèves ont été ainsi anonymés pour signifier que les comportements décrits, tout en étant spécifiques, résultent des contraintes de la situation et non seulement des caractéristiques intrinsèques de l'élève.

7 Nous reviendrons sur cette question en conclusion.

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La disposition des étiquettes présente en effet une particularité que nous avons schématisée ci-dessus par des points d'interrogation : les espaces vides y sont signifiants. Le milieu est ici "dense" du point de vue épistémique, et on y trouve entre autres la différence morphologique entre les formes infinitive et conjuguée de ce verbe du premier groupe, déjà évoquée. La disposition en colonnes rend possible dans la première un regroupement objectif des formes infinitives, et dans la seconde des formes futures, avec la présence ce second cas du pronom personnel "je", et de la terminaison "ai". Est aussi présente la signification grapho-phonologique autour des terminaisons "er" et "ai". Ceci est d'autant plus « spectaculaire » que la réponse à la question du professeur suppose que les élèves fasse une comparaison entre une forme écrite (faucher) et une forme orale (je faucherai) invisible, mais rendue visible, d'une certaine façon, par son absence indiquée dans le tableau : les élèves sont ainsi exposés aux formes infinitives et futures dans leurs similitudes et leurs différences (écrite et orales), sans que ces similitudes et ces différences soient clairement ni énoncées, ni écrites : c'est aux élèves de mener ce travail.

La position corporelle oblique maintenue par le professeur lui permet d'être proche à la fois du groupe, du tableau, et de l’élève interrogé Y1. La disposition des étiquettes au tableau, la position du professeur, et sa gestuelle matérialisent à la fois le temps et la place laissés aux élèves et le type de rapport au milieu qui est attendu : il s'agit à la fois de regarder les étiquettes, de les comparer entre elles, mais aussi, implicitement, avec les éléments symboliques présents dans l'histoire ("planter" et "je faucherai" ne sont pas affichés). La signification s'enrichit d'un regard et d'une indication vers Y1, qui tend à rapprocher ce dernier du contenu indiqué également du doigt à côté de l'espace vide (l'étiquette "faucher").

Si l'on revient aux énoncés, la question est différente de la précédente ; on est passé de "c'est celui-là je faucherai ?" dans l'instant précédent, à "Celui là, c'est quoi ?" , ce qui témoigne d'une léger retour en arrière dans la chronogenèse.

L’élève Y1 (caractérisé par le professeur au cours des entretiens comme distrait, et plutôt lent) est ainsi invité à re-préciser le contenu de l'étiquette, contenu qu'il a déjà identifié précédemment. Mais s'il est directement sollicité, la responsabilité de la réponse est également dévolue à la classe par la position du professeur, oblique et en retrait, permettant d'une certaine façon une dévolution « différentielle » : rien n'empêche en effet certains élèves de continuer à chercher dans le milieu matériel et symbolique la réponse à la question précédente, et donc à jouer le jeu épistémique de la comparaison. La réponse inexacte de Y1 montre qu'il n'est effectivement pas encore entré dans ce jeu-là. Il semble plutôt chercher la réponse dans le discours précédent du professeur (la petite poule, qu'est-ce qu'elle a dit ?), jouant le jeu épistémique de remémoration, celui qu'il maîtrise sans doute le mieux, alors que le professeur cherche à organiser une attention non seulement à l'histoire, simple support, mais au contenu et à l'agencement des étiquettes.

Organiser l'attention conjointe à un milieu, pour tous les élèves

On peut avancer que le professeur met ici en œuvre une technique de dévolution, différenciée tout en restant collective, dévolution qui est bien celle d'un rapport adéquat à un milieu. Compte tenu des significations didactiques portées par ce milieu, la dévolution par le professeur, à travers son effacement didactique (Forest, 2006) et sa sollicitation à la fois simultanée et différenciée des élèves, a bien des effets en terme de topogenèse : chacun trouve une place dans le savoir. Cette vignette illustre par ailleurs la façon dont les phénomènes corporels matérialisent d'une certaine façon l'idée de trilogue (Schubauer-Leoni, 1997) : le discours du professeur, tout en s'adressant à Y1, est sur-adressé à la classe. On touche ici, il me semble, aux spécificités du processus d'attention conjointe dans l'action didactique en classe ordinaire : le professeur s'appuie dans ce cas sur la densité épistémique du milieu qu'il a agencé pour que chacun puisse y jouer un jeu à sa portée.

Le comportement proxémique du professeur matérialise en effet, selon notre analyse, à la fois son souci de faire avancer la leçon, et sa préoccupation d'organiser l'attention de tous les élèves, y compris ceux dont elle pense pour des raisons diverses que cette attention doit être particulièrement

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soignée8. On voit Y1 en être ici le principal bénéficiaire, mais il n'est pas dit qu'il en soit le seul. Cette hypothèse est confirmée par l'analyse plus complète que nous avons effectuée par ailleurs de cette leçon (Forest, 2009).

On peut malgré tout s'interroger, à la suite de Marlot (dans cet ouvrage), sur le mécanisme électif éventuellement à l'œuvre, en constatant que les questions spécifiques du professeur à Y1, d'un point de vue épistémique, n'engagent pas le même jeu que celui nécessaire au gain ultérieur dans le jeu d'apprentissage. Il s'agit en effet pour Y1 de se rappeler, puis de confirmer l'action déjà rappelée et l'étiquette déjà nommée (Celui-là, c'est quoi ?) ; alors que pour la classe entière, il s'agit déjà de comparer ("c'est celui-là je faucherai ?"), et les jeux épistémiques identifiés (comparaisons morphologique et grapho-phonologique, usage du tableau à double entrée dans ses dimensions sémiotiques) sont bien sollicités pour les réponses. On voit ici le professeur pris entre la nécessité de faire avancer le temps didactique, et celle de ne laisser personne en dehors de l'action. La suite verra d'ailleurs le professeur rectifier la réponse de Y1 (non ce n'est pas celui-là, je faucherai), en tournant son regard vers la classe, mais tout en maintenant Y1 proche par l'indication du bras. Ce regard vers la classe suscitera l'émergence d'une réponse sur la terminaison par un autre élève ,Y4 (ai !) qui sera mise à profit par le professeur pour faire avancer la leçon.

Mais on peut aussi remarquer que Y1 bénéficie des mêmes injonctions que les autres à la comparaison, qui sont adressées à toute la classe, et on voit parallèlement que sa proximité est initiée et maintenue par le corps du professeur avec un milieu didactique dont l'analyse met en valeur la densité épistémique, même si celle-ci, le concernant, ne produit pas encore d'effets observables du point de vue des jeux épistémiques effectivement joués. On pourrait même conjecturer qu'ici le collectif joue en faveur de l'individuel, en permettant aux actions de se répéter, et aux élèves au départ les plus éloignés du savoir de s'acculturer progressivement aux jeux épistémiques en actes en les voyant jouer par les élèves les plus avancés, l'attention au milieu et aux jeux étant orchestrée par la proxémie et les énoncés du professeur.

La qualité du milieu est dans ce cas indissociable de la capacité du professeur à y organiser l'attention conjointe des élèves. On peut considérer pour s'en persuader le rapport qu'entretient Y1 aux jeux de comparaison, en le rapprochant du rapport qu'entretiennent les autres élèves avec la question de la formation du futur. Si à cet instant précis de l'action, Y1 n'est pas encore sensible aux jeux épistémiques de comparaison, pour autant son attention est maintenue, conjointement à celle des autres, et orientée vers « le bon endroit ». Les conditions sont donc réunies pour que cette attention produise des effets, même si ces effets ne sont pas attestés à ce moment. De même, il y a peu de chances que l'attention des élèves au milieu produise à cet instant de la chronogenèse un effet sur leur capacité à jouer le jeu de la conjugaison des verbes du premier groupe au futur, mais l'organisation même du milieu et du système d'attention produit par le professeur ne peut que les rendre sensibles à sa construction. Nous reviendrons sur ces questions en conclusion.

Exemple 2 : mathématiques, les suites de nombres

Présentation de la leçon

Cette deuxième leçon, de mathématiques, se déroule dans des conditions comparables à la leçon de lecture en ce sens qu'il s'agit des mêmes élèves, avec le même professeur pendant la même année scolaire. La leçon prend place cette fois-ci au mois de mars, et elle porte sur les "suites de nombres". Les nombres dont il est question étant compris entre 1 et 100, et il s'agira pour les élèves de produire des suites de nombres consécutifs, à partir de nombres entiers naturels donnés par le professeur. Contrairement à l'exemple précédent, nous avons ici choisi de traiter de l'analyse didactique après la description, afin de laisser le lecteur prendre connaissance de la situation, ce qui évitera de penser l'action du professeur a priori en termes de « manque ».

Cette séance comporte 5 parties, réparties comme ci-dessous sur une durée totale de 46'.

8 Voir à ce sujet le texte de Go, dans le présent ouvrage

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Nous nous intéresserons à la partie 4, mettant ainsi en œuvre une analyse de grain comparable à la précédente. La compréhension des enjeux justifie toutefois ici une description de l'ensemble, qui permet de mettre en évidence un changement de jeu d'apprentissage sur cette partie 4 avant d'en développer l'analyse.

Dans la première partie de la leçon (de 0' à 11'20, découper des étiquettes de nombres), le professeur a donné à chaque élève une bande de papier où figurent des nombres (69, 70, 71, 77, 78, 79, 80, 82, 84 et 85), à découper en étiquettes, pendant qu'il s'occupe des CE1. Cette activité de découpage permet de constituer un milieu matériel qui, en l'absence d'autre consigne du professeur, induit de la part de certains élèves (en particulier Y2) un jeu de rangement par ordre croissant. Après un moment d'hésitation lors de son retour avec les CP, le professeur prend appui sur ce rangement spontané pour faire lire les nombres en commençant par un élève (Y2), et vérifier que tous les élèves sont capables de les comparer et de les ranger.

Dans la deuxième partie (de 11'20 à 27'05, trouver une suite...), le professeur propose alors aux élèves le jeu d'apprentissage qu'il avait prévu : constituer des suites de nombres consécutifs en disposant sur leur table les étiquettes découpées. P : Vous allez trouver une façon d'avoir + une suite de nombres c'est à dire des nombres qui se suivent + comment, avec ces nombres-là, vous pouvez me trouver vous me les placez sur la table je voudrais une suite de nombres c'est-à-dire des nombres qui se suivent +/ Ha + ha, c'est quoi ? Par exemple si je prends + 82 et 84 dans ta liste, est-ce que 82 et 84 se suivent ?

En s'appuyant sur ce contre exemple, le professeur engage les élèves dans le jeu, à savoir constituer, par écrit, " une bande de nombres qui se suivent devant vous + on peut mettre plus de deux, peut-être ++ essayez de me trouver des suites de nombres + on essaye." Il retourne ensuite travailler auprès des CE1. Il revient ensuite auprès des CP pour une correction collective, qui consiste en la lecture par les élèves des "suites" qu'ils ont trouvées. Il apparaît qu'un élève, Y1, est en difficulté. Le professeur va travailler avec cet élève, et pour ce faire, il va donner une nouvelle tâche à faire aux autres CP ce qui nous conduit à la partie suivante.

Dans cette troisième partie (de 27'05" à 36'48", écrire des nombres qui se suivent...), le professeur demande aux élèves d'écrire des suites de nombres à partir d'une collection qu'il écrit au tableau, comme reproduit ci-contre :

Le professeur fait lire chaque nombre à haute voix par les élèves, et donne ensuite la consigne : Alors avec cette suite de nombres qui est là + enfin ces nombres qui sont là plus exactement je vais vous demander mais là vous n’avez plus les étiquettes je vais vous demander de me chercher là une suite de nombres sur une feuille de brouillon

Le jeu d'apprentissage est maintenant différent, puisqu'il s'agit de choisir des nombres au tableau pour les écrire de façon à constituer des suites, et non plus de manipuler des étiquettes. Les élèves de CP travaillent individuellement pendant que le professeur consacre du temps à Y1. Il semble toutefois que certains élèves n'aient pas interprété correctement la demande du professeur, ce qui conduit celui-ci à intervenir : Je euh + les enfants je ne vous ai pas demandé de me les classer du plus petit au plus grand je re-précise j’ai pas dû être claire tout à l’heure c’est je vous demande de

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me trouver une suite de enfin une ou plusieurs suites de nombres.

Le professeur reprend plusieurs fois l'expression "suite de nombres", qui paraît devoir être comprise des élèves. On constate ici la difficulté objective à faire la différence entre un rangement du plus petit au plus grand (85-90-96 par exemple), tel que le sens commun du mot « suite » peut le signifier, et un rangement de nombres consécutifs (comme par exemple 88-89-90) impliqué par le sens mathématique de « suites », qui est celui de la situation. Le professeur s'occupe ensuite un court moment des CE1 avant de revenir vers les CP.

La quatrième partie de la séance (de 36'48" à 43'08", dire pourquoi...) voit un changement dans l'enjeu de la situation : il ne va plus s'agir de produire des suites, mais de justifier le résultat. Le professeur envoie en effet un élève, Y7, au tableau avec la consigne suivante : il va entourer de la même couleur là les nombres qui peuvent faire une suite.

Le jeu d'apprentissage pour l'élève change donc de nouveau : ce n'est pas la même chose de recopier sur une feuille des nombres qui se suivent, et d'entourer au tableau des nombres dans une collection désordonnée, en choisissant ceux qui se suivent. Dans le premier cas, l'écriture des nombres sur le brouillon permet de les disposer de façon à ce qu'ils se suivent, au sens de "être disposés dans un ordre croissant les uns à la suite des autres". C'est ce qu'ont d'ailleurs réalisé certains élèves, dont Y7 qui est au tableau, en recopiant tout ou portion de la bande numérique. L''écriture réalisée peut être visuellement comparée à tout moment à des portions de cette bande. Dans le deuxième cas, entourer des nombres dans une collection telle que disposée au tableau est plus difficile, surtout en l'absence de la notion mathématique de « successeur », sur laquelle nous serons amenés à revenir. La succession n'y est en effet pas visible directement, alors qu'elle l'est dans le premier cas où les nombres se suivent simplement parce qu'ils sont les uns à la suite des autres.

Y7 y arrive malgré tout, avec moult hésitations et en étant fortement guidé par le professeur. Ce dernier demande alors : est ce que vous êtes d’accord avec sa suite ? Y1, c’est bon cette fois là ? Alors je reprends je réécris sa suite et le professeur réécrit ainsi la suite au tableau : 82-83-84-85. Puis il continue : Alors comment on peut être sûr qu’ils se suivent ? Comment on peut être sûr qu’ils se suivent ?

Cet épisode voit en quelque sorte l'intrigue didactique "se nouer", et nous allons analyser dans le moment qui suit le recopiage par le professeur des nombres entourés par Y7, et la mise en scène d'une contradiction avec une autre liste de nombres (12, 43, 54, 65), dont seuls les chiffres des unités se suivent alors que le chiffre des dizaines varie, contradiction dont il espère sans doute une formulation de règle qui pourrait s'exprimer ici en termes de dizaine et d'unité.

Un premier agencement didactique

On se rappelle qu'avant le moment collectif que nous analysons avait eu lieu un travail individuel de constitution de suites, au brouillon, à partir de ces mêmes nombres écrits au tableau.

La caméra mobile a permis de capter le travail préalable de l'élève Y7. On peut constater qu'il avait copié une suite continue de nombres entre 80 et 99, et non recopié des suites à partir seulement des nombres proposés au tableau.

C'est ce même élève Y7 qui a été envoyé au tableau, et il a entouré (non sans difficultés) des nombres "qui se suivent" (82, 83, 84, 85). Le professeur vient de les recopier au tableau sous la forme d'une suite. Il interroge maintenant une autre élève, alors que Y7 est toujours au tableau.

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Y5 : ...3, 4, 5

Le professeur pointe successivement les nombres au fur et à mesure qu'un élève les lit. Le regard du professeur accompagne leur désignation au tableau.

Y7, au tableau, est maintenant tourné vers les nombres et vers le professeur.

C'est une élève du fond, Y5 non visible sur l'image, qui suggère la référence à la fin des nombres écrits. Le corps du professeur reste tourné vers l'ensemble des élèves, pendant que son regard guide leur regard vers le tableau, et son doigt rythme l'énoncé de Y5 en le rapportant aux nombres écrits. L'effet d'ostension induit par l'agencement corporel ci-dessus décrit associé à la récitation des nombres est visible sur Y7 et Y2 (au premier rang), et également sur les CE1, effet annexe, non visible sur cette portion d'image, mais qui atteste de l'efficacité du procédé. Le jeu épistémique d'énumération, avec usage de la comptine numérique est ici convoqué, comme justification de la « suite ».

Ce moment montre une alternance "classique" des regards du professeur entre les éléments de référence et la classe, comparable à celle analysée dans la leçon de lecture, que l'on peut considérer comme une forme efficace pour ce qui concerne la gestion de l'attention conjointe. L'analyse des moments juste précédents, et des suivants (non détaillée ici) montre pourtant une grande hésitation des élèves, en particulier de Y2, pourtant souvent prompte à se manifester.

P : Alors qu’est ce qui se suit là alors ?

P : +++++++

Le professeur regarde la classe, puis touche légèrement les cheveux de Y7 en le regardant rapidement avant de retourner son regard vers la classe.

Le professeur recule encore en s'effaçant devant le tableau et en continuant de regarder vers la classe (avec silence).

Cette première production est considérée comme insuffisante par le professeur, comme l'indique son énoncé. Il cherche à obtenir d'un autre élève, (Y5) la dénomination de la notion d'unité, et ceci au bénéfice de tous les élèves qui doivent également regarder la suite écrite.

Le professeur fait de nouveau preuve ici d'une grande expertise proxémique, en réussissant à s'effacer devant un milieu qu'il met en scène, organisant une attention conjointe des élèves à ce

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milieu tout en préservant dans le même temps la place d'un élève au tableau (aspect affectif et souci d'équité). Mais cette expertise ne semble pas produire les effets attendus : l'idée d'unité n'est pas produite.

Un second agencement didactique

Pour essayer d'obtenir des élèves la réponse à la question "pourquoi c'est une suite ?", le professeur a maintenant écrit au tableau, juste en dessous de la suite 82-83-84-85, une autre série de nombres, 12-23-54-65, qui ne suivent pas (au sens où ils ne sont pas consécutifs), mais dont les chiffres des unités se suivent. Il enrichit ainsi le milieu9 en produisant une série qui ressemble à la suite précédente, à l'exception du chiffre des dizaines. Il espère sans doute de la comparaison entre les deux l'extraction des propriétés de l'objet étudié.

P : tu m’as dit 2, 3, 4, 5, et bah ici j’ai bien mis 2, 3, 4, 5, moi ?

Regard et indication vers le tableau

Regard vers les élèves et indication vers le tableau

Regard et indication vers le tableau

Regard vers les élèves et indication vers le tableau

Le professeur cherche à mettre les élèves devant la contradiction entre les deux séries. Sa position est effacée, en oblique par rapport au tableau, ce qui a déjà pour effet de mettre en valeur ce dernier. L'effet de mise en scène est renforcé par une alternance des regards vers le tableau et vers la classe, accompagné d'indications de la main. Cet ensemble de techniques associant effacement et guidage du regard conduit à rapprocher les élèves de ce qui est écrit tout en leur laissant la place, comme déjà observé dans la séance de lecture, chez ce professeur et chez d'autres.

Le professeur reformule ensuite plusieurs fois sa demande en indiquant de nouveau les deux séries : il s'agit de dire pourquoi ça c'est une suite de nombres, et ça c'est pas une suite de nombres. La question est accompagnée de reculs qui soulignent que la topogenèse serait plutôt du côté des élèves. Tu as changé le début dira un élève, c'est pareil quand-même répondra un autre. Le professeur maintient sa position effacée sans reprendre ces questions du "pareil" et du "différent" évoquées par les élèves.

9 Ce phénomène est désigné par Assude & al. (op. cit., p. 15) sous le nom d'expansion du milieu, et il témoigne d'une grande expertise, même si cette expansion ne produit pas ici les résultats qu'on pourrait en attendre.

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P : comment ?

Un élève : on passe des nombres

P : On passe des nombres alors c’est à dire que quand je regarde ...

Le professeur regarde le tableau en pointant sa main ouverte entre les deux séries de nombres.

Le regard de Y7 suit celui du professeur.

On observe toujours l'efficacité du professeur dans les formes proxémiques qu'il met en œuvre au service de l'attention conjointe. On peut considérer que l'idée de "passer des nombres", évoquée par l'élève, contient d'une certaine façon "en creux" une idée, celle de successeur, surtout si on la relie à la bande numérique. Pour que les nombres fassent une suite, on doit pouvoir en effet les dire dans l'ordre (de la bande numérique), sans avoir à en "passer" un seul (de cette bande), sinon, on n'a pas affaire à une suite. Mais pas plus que la précédente basée sur la comparaison, cette idée n'est relayée par le professeur. Comme précédemment, celui-ci joint le geste (il regarde) à la parole (je regarde). Mais ce regard n'est pas informé par un langage (dizaine, unité, le nombre avant, le nombre après, ...) ni par des techniques (ajout de 1, comparaison avec la bande numérique) qui permettraient de travailler dans le milieu proposé.

Par l'effet du comportement proxémique du professeur, la dévolution du rapport au milieu est maintenue, à ceci près que ce milieu n'offre pas ici les possibilités de rétroactions qui permettraient l'émergence d'un jeu épistémique adéquat. Les élèves continuent pourtant de chercher dans les éléments matériels indiqués le quelque chose qui permettrait de dire ce que souhaite le professeur, quelque chose qui ferait que l'on est sûr que c'est (ou que ce n'est pas) une suite. Mais ni les éléments matériels ni les éléments langagiers ne permettent la justification demandée.

Une analyse didactique10

La question didactique va se cristalliser autour des différents sens du mot « suite », qui dans le langage courant peut signifier une série croissante ou décroissante de nombres quelconques, mais qui en langage mathématique suppose une régularité. Si l'on considère l'action qui vient d'être décrite, on peut identifier plusieurs jeux épistémiques selon le niveau que l'on souhaite considérer.

L'usage de la comptine numérique pour le comptage est présent, jeu épistémique qui émerge et permet une première approche par comparaison : c'est une suite parce que 3, 4, 5,... A partir du contre-exemple, le jeu du comptage en base 10 accompagné des principes de la numération de position avec les notions de dizaine, et d'unité sont également convoqués. Mais la demande de justification (pourquoi c'est une suite, au sens mathématique) renvoie à un niveau plus élaboré de l'activité mathématique, consistant en l'administration de la preuve. L'identification de ce jeu épistémique source nous amène à considérer la construction de la suite des entiers naturels en mathématiques.

Les nombres entiers naturels peuvent être définis de façon relativement intuitive comme les nombres qui permettent de compter les objets quand ils sont en quantité discrète. Mais leur définition formelle en mathématiques n'en a été formulée qu'au 19ème siècle (Wikipedia, 2010). Nous nous contenterons ici de formuler en langage "ordinaire" les éléments de la théorie qui sont

10 Cette analyse doit beaucoup à celle réalisée par Assude, Mercier et Sensevy (2007) à propos de cette même séance.

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impliqués dans cette définition de la façon suivante :

• tout nombre naturel a un successeur, et un seul,

• tout nombre naturel sauf zéro est le successeur d'un nombre,

• le successeur d'un nombre naturel s'obtient en ajoutant une unité à ce nombre,

Cette formulation permet de faire ressortir l'importance de la notion de successeur dans la définition des naturels, et du même coup sa nécessité dans la situation.

Quels jeux épistémiques sont effectivement joués par les élèves ? L'usage de la comptine numérique, et la comparaison entre des nombres (plus grand, plus petit que) sont produits, soutenus par la frise numérique, affichée dans la classe. Celle-ci permet aux élèves ne maitrisant pas forcément encore l'usage des dizaines de se repérer par comparaison de leurs « suites » avec un extrait de la frise, lors de la manipulation des étiquettes. La question devient plus difficile lorsque les nombres ne sont plus manipulables sur des étiquettes, mais présentés en désordre sans possibilité d'une organisation progressive par essai et erreur, ou par recopiage à partir de la frise. Cette difficulté a conduit Y7 à produire sur son cahier non pas une suite comprenant juste les nombres qui se suivent, mais un large extrait de cette frise.

Le jeu d'apprentissage se corse lorsque Y7, envoyé au tableau, doit entourer « les nombres qui se suivent » sans pouvoir les écrire, et ses hésitations en témoignent. C'est peut-être ce qui conduit le professeur à prendre la main, pour ré-écrire d'abord la suite elle-même en demandant une justification, puis à proposer le contre exemple pour aider à cette justification. Le jeu épistémique émergent de la numération de position, avec identification des dizaines et unités, pouvait-il être joué ? C'est sans doute ce qu'envisage le professeur lorsqu'il propose le contre exemple (12-23-54-65). Mais mettons nous-même ce jeu en acte en essayant une formulation : « une série de nombres sont considérés comme une suite si et seulement si leurs chiffres des unités se suivent alors que le chiffre des dizaines reste le même », La production de ce type d'énoncé suppose la maîtrise de ces notions encore en construction au CP, et présente donc de grandes difficultés pour des élèves de cet age. Mais en admettant qu'ils y parviennent, cette formulation devra encore être complexifiée pour rendre compte de la suite « 89-90 », par exemple.

La production de la justification demandée semble bien relever d'un jeu épistémique spécifique, autour de la notion de successeur, jeu épistémique dont nous avons évoqué la source dans l'activité mathématique (la création de la suite des entiers). Il faudrait pouvoir dire, par exemple que « c'est une suite, parce que chaque nombre, sauf le premier, est obtenu en ajoutant 1 », ou encore, que « chaque nombre est le successeur » du précédent (ce qui nécessiterait un travail d'explication et d'exemple sur la notion de successeur, dont il faudrait apprécier l'utilité dans ce cas).

Dans l'analyse des programmes officiels à propos de cette séance, Assude et al (2007) notent que le type de tâche demandé aux élèves y est bien répertorié, sous la forme d'une compétence : "produire des suites orales et écrites de 1 en 1, de 10 en 10, de 100 en 100 (en avant ou en arrière), à partir de n’importe quel nombre, en particulier citer le nombre qui suit ou qui précède un nombre donné." .../... "Les régularités des suites de nombres écrits en chiffres peuvent être mises en évidence par l’utilisation de compteurs ou de calculatrices (suites obtenues par des séquences « +1 », « -1 », « +10 », « -10 », « +100 » ou « -100 »). Un apprentissage essentiel en début de cycle 2 est celui qui consiste à considérer que « ajouter 1 » (ou « retrancher 1 ») et dire ou écrire le nombre suivant (ou précédent) donnent le même résultat."

Une séquence d'addition "+1" est donc évoquée dans les programmes, mais comme Assude et al. le remarquent aussitôt, "les mots successeur ou prédécesseur ne sont pas utilisés. Ils sont remplacés par les expressions nombre suivant ou nombre précédent .../... Ces expressions ne posent pas problème si la suite de référence est une suite de nombres consécutifs mais si ce n'est pas le cas, il peut y avoir une confusion et par exemple le nombre suivant 81 dans la liste -77-79-81-83 est 83" (ibid.).

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On voit dans l'analyse des extraits que cette notion de successeur, qui n'est pas explicite dans les programmes, n'est visiblement pas non plus accessible au professeur. Cette inaccessibilité pose la question des ressources nécessaires au travail documentaire du professeur, au sens de Gueudet & Trouche (2010). L'absence de mention dans les documents de référence d'un jeu épistémique identifié comme jeu source ne permet pas au professeur, à moins qu'il ne soit lui-même familier de cette région des mathématiques, d'en percevoir l'importance. Il lui est donc impossible de considérer pendant la préparation la difficulté de fond (liée à la justification), et il ne pourra en conséquence faire référence à des techniques explicites (l'ajout de 1) ou implicites (par comparaison avec des objets présents dans la classe comme la bande numérique) lors des questions qu'il posera aux élèves concernant la validation de leur travail. Le jeu épistémique adéquat ne peut ainsi être joué ni par le professeur, ni par les élèves.

En l'absence de cette ressource pour l'action, le jeu épistémique qui est implicitement convoqué repose sur une identification pour chaque nombre du chiffre des unités en rapport avec celui des dizaines, qui réfère à la numération décimale de position, mieux connue du professeur. Mais ce jeu, outre qu'il présente encore beaucoup de difficultés pour des élèves de cet âge, est très difficilement jouable pour la justification demandée, ainsi que nous l'avons vu.

Attention, formes proxémiques et efficacité didactique

La mise en scène de la contradiction par ajout d'un élément dans le milieu (la liste 12-43-54-65) témoigne bien de l'expertise du professeur et de sa capacité générale à mettre les élèves devant des contre-exemples qui obligeraient à produire un discours sur une pratique jusque là intuitive. On retrouve également cette expertise dans les "mises en scène" successives soutenues par des éléments proxémiques déjà évoqués précédemment : regards, postures, effacements, gestion différentielle des élèves. Informés par ces "ritournelles proxémiques", les élèves continuent de chercher dans les éléments matériels indiqués le quelque chose qui permettrait gagner au jeu d'apprentissage, quelque chose qui ferait que l'on est sûr que c'est (ou que ce n'est pas) une suite, mais sans succès.

Pouvoir gagner à coup sûr au jeu de la comparaison entre l'exemple et le contre-exemple implique en effet la maîtrise d'un vocabulaire (dizaine, unité, nombre qui vient avant, nombre qui vient après, …) qui permette, en lien avec les objets déjà présents dans la classe (la bande numérique, en particulier celle produite par les élèves eux-mêmes), de décrire la situation et d'objectiver en termes mathématiques cette comparaison offerte par le milieu construit par le professeur. Le jeu épistémique source, forme d'administration de la preuve en mathématique, est très exigeant et sa mise en acte dans la classe s'avère relativement complexe.

Les actions verbales et non verbales du professeur tendent bien à obtenir l'attention des es élèves d'abord à une suite, puis une non-suite, et à faire en sorte que les élèves regardent, puis disent ce qui caractérise une série comme "suite". Mais le professeur ne met pas à disposition les formes, matérielles et langagières, qui permettraient cette caractérisation. Les notions qui sont implicitement désignées (unités, dizaines) ne sont pas nommées, pas plus que ne sont utilisées des expressions (nombre avant, nombre après) qui permettraient, en relation avec la bande numérique, de jouer le jeu épistémique adéquat. En l'absence de ces éléments langagiers, le milieu11 ne peut fournir à lui seul les rétroactions permettant aux élèves de gagner au jeu d'apprentissage.

Le professeur semble d'ailleurs lui-même bien conscient de ses difficultés propres à mettre en actes ce que nous avons modélisé comme jeu épistémique source, l'administration de la preuve. En témoignent ses énoncés en fin d'épisode qui font écho à celui d'une élève : P - ça, c’est un sacré problème alors ... N'est-ce pas Y6 ? - Élève - c'est un groooos - P -

11 - On peut éventuellement conjecturer que le milieu constitué par le nombres en désordre au tableau était peut-être plus adapté à une avancée théorique, car il entraînait l'impossibilité de "voir" les suites produites. Il aurait donc pu conduire à le professeur à exiger la mise en visibilité de justifications autres, sans doute plus accessibles que celle qu'il poursuit. Une telle proposition serait évidemment à discuter avec le professeur dans la perspective d'une ingénierie coopérative, pour pouvoir être envisagée en classe.

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A ben, c'est un gros problème, ça. Constatant qu'il ne parvient pas à ses fins, il engagera les élèves dans la fabrication d'un compteur en carton, qui matérialise d'une certaine façon la justification demandée : à chaque action, le compteur affichera le successeur chiffré de tout nombre chiffré déjà inscrit. Le gain au jeu d'apprentissage sera ainsi pris en charge, malgré tout, par un artefact qui est porteur dans sa conception de la notion de successeur.

Attention conjointe et proxémie didactiquePour parler d'attention conjointe, il ne suffit pas, comme le précise Eilan (2005) que deux personnes focalisent leur regard sur le même objet, chacune ayant la conscience de cet objet. Il faut également que cette attention portée à l'objet, qui n'est d'ailleurs pas forcément un objet matériel, soit mutuellement manifeste, c'est à dire que chacun ait la conscience de l'attention de l'autre à l'objet12. « La scène d'attention conjointe, dit Tomasello (1999/2004), fournit le contexte intersubjectif au sein duquel se produit le processus de symbolisation..../... [son] identité et [sa] cohérence découlent de la compréhension que l'adulte et l'enfant ont de ce qu'ils font ensemble » (p. 95)13.

Dans le cas des situations didactiques, la situation se complique du fait que la conscience de l'objet chez chacun des participants, dans le cas d'objets inconnus des élèves, n'est pas la même : l'objet enseigné par le professeur, et sur lequel il porte son attention ne peut être directement «perçu » par l'élève puisqu'il doit justement être « appris ». Le contrat didactique intègre donc une sorte de clause de confiance, qui supporte cette attention de l'élève : l'élève doit être convaincu que ce que le professeur lui donne à voir sous certains aspects, déjà connus, recouvre d'autres aspects qu'il pourra percevoir proprio motu en prêtant attention aux agencements didactiques produits. Mais la réalisation de cette attente suppose bien évidemment que le professeur dispose des ressources suffisantes pour pouvoir y reconnaître lui-même ces aspects14. On a donc une attention tout aussi nécessairement conjointe et dissymétrique, qui suppose d'un côté de l'élève une confiance et un certain « confort affectif » le rendant capable de supporter un inconfort cognitif dû à la difficulté à résoudre le problème posé, et du côté du professeur une certaine assurance sur les possibilités dont il dispose pour faire en sorte d'offrir à l'attention des élèves un milieu permettant l'avancée du savoir visé.

Dans les deux exemples proposés, une part de l'expertise du professeur, et sans doute de son efficacité réside vraisemblablement dans sa capacité à construire des formes organisatrices des processus d'attention, formes conjointes que notre méthodologie peut mettre en évidence. L'usage ici de la notion de « formes » renvoie à celui d'agencement, déjà évoqué : tout en signifiant les aspects à la fois analogiques et digitaux des phénomènes que nous cherchons à décrire, elle rend compte de leur spécification au jeu didactique. Certains agencements peuvent ainsi être reconnus comme des formes, par la répétition régulière de leur occurrence chez les professeurs, celle d'effacement didactique (Forest, 2006) par exemple. Ces formes sont spécifiques au jeu didactique et en particulier à la nécessité de réticence (Senvevy et Quilio, 2002) qui le caractérise. On peut également constater que si une partie des indications est assumée par l'agencement des positions, regards et posture, les indications non-verbales s'accompagnent d'autres indications contenues dans les énoncés.

Nous avons vu dans le premier exemple comment le milieu, constitué entre autres par la disposition

12 On perçoit ici, à travers le mot « objet » la difficulté à ne pas réduire à une matérialité statique des phénomènes qui relèvent plutôt de processus et d'agencements. Le terme « milieu » et son pendant dynamique de « mesogenèse » présentent de ce point de vue quelques avantages.

13 La capacité d'apprendre (et d'enseigner), de ce point de vue, découle directement de la capacité de percevoir son congénère comme « agent intentionnel », capacité qui apparaît chez les petits d'homme entre 9 et 12 mois, et qui est absente ou très rare chez les singes anthropoïdes (Tomasello, op. cit.)

14 Comme l'indique Go dans son chapitre, c'est d'une certaine façon l'instituteur qui fait l'élève, en l'instituant dans sa pratique d'étudier, qui institue en lui un rapport d'étude au savoir.

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matérielle au tableau des étiquettes comportant les formes verbales, contribue dans une large mesure aux progrès des élèves vers la connaissance visée. Le professeur peut faire acte de réticence, et par un comportement proxémique approprié mettre en scène la nature et l'agencement de ces ostensifs, dans des formes que l'on peut identifier comme spécifiques au jeu d'apprentissage souhaité, permettant ainsi la comparaison morphologique sous-jacente. Cette comparaison est apparue comme soutenue par l'introduction au bon moment dans le milieu d'énoncés pertinents (ce que la petite poule rousse a dit, ce qu'elle a fait, commentaires sur la distinction er-ai, etc.), et surtout eux aussi conformes aux jeux épistémiques visés.

Dans le deuxième exemple, le milieu ne contient pas en son sein les éléments nécessaires à la résolution par les élèves du problème posé : dire pourquoi c'est une suite. Comme il a été indiqué dans l'analyse didactique, la notion théorique de successeur n'est pas accessible au professeur, ce qui peut expliquer l'absence des formes langagières adéquates, ou l'absence de référence à la bande numérique telle qu'elle a été par exemple reconstruite par Y7 sur son brouillon. Les élèves et le professeur ne disposent donc pas d'une technique simple (par référence à l'addition de 1 dans le premier cas, par comparaison avec la bande numérique dans le second) pour décider à coup sûr qu'une suite de nombres (au sens de liste ordonnée) est une suite de nombres (au sens de nombres consécutifs). Ils ne peuvent donc jouer le jeu épistémique permettant le gain.

Dans les deux exemples, on constate pourtant une matérialisation dans la proxémie du professeur du souci d'équité par le maintien de tous les élèves dans des formes didactiques d'attention conjointe à un milieu. Mais au delà de leur reconnaissance par le chercheur, l'analyse de ces formes d'attention suppose de prendre en compte les contraintes des jeux épistémiques qui émergent dans la situation. L'efficacité didactique, si elle dépend sans doute de la capacité à organiser l'attention conjointe, dépend dans le même temps de la possibilité pour le professeur de reconnaître, mobiliser et produire au moment opportun des formes adéquates au savoir, et en particulier celles qui relèvent des aspects verbaux. En reformulant une conclusion de Marlot dans le chapitre 5 de cet ouvrage, on pourrait conjecturer qu'une faible densité épistémique des agencements didactiques, par absence de certaines formes adéquates aux jeux épistémiques sources, aurait un impact négatif sur les apprentissages d'autant plus important que les élèves disposent d'un faible capital d'adéquation.

Cette conjecture est convergente avec l'analyse de la séance 1, où l'on peut constater que l'énoncé sollicité par le professeur auprès de Y1 n'a pas une densité épistémique aussi grande que celui provenant de Y4. Mais la densité épistémique du milieu donne malgré tout la possibilité à Y1, engagé et maintenu dans la relation didactique par les sollicitations du professeur, de trouver éventuellement à un moment ultérieur les éléments qui lui permettront de reconnaître la présence du je, du « ai » ainsi que la différence « er »- « ai ». Ce n'est sans doute pas le cas dans la séance de mathématiques, dans laquelle l'élève Y1 considéré comme peu avancé par le professeur n'intervient pas ou très peu, et où le professeur préfère s'appuyer sur les élèves Y7, mais aussi Y5 ou Y2, élèves à plus fort capital et principaux bénéficiaires des interactions denses dans cette portion de séance sur les suites. Efficacité et équité dépendraient ainsi de l'agencement pertinent et simultané de formes proxémiques d'attention conjointes à un milieu, à condition que puissent être produites par le professeur dans ce milieu les formes verbales et non verbales spécifiques au savoir visé. Ceci suppose que le professeur, dans l'étude qu'il mène pour préparer sa leçon, puisse lui-même avoir accès aux ressources nécessaires pour percevoir et pratiquer les jeux épistémiques sources.

Si cette conclusion n'est pas indifférente du point de vue de la recherche, elle n'est pas non plus insignifiante du point de vue de la formation professionnelle, comme de la conception de ressources pour le professeur, et elle entraîne quelques réserves concernant l'usage de la vidéo pour l'analyse de pratique. Le film de classe donne en effet à voir des distances et des corps qui s'agencent dans des formes en analogie avec nos perceptions courantes, ce que ne permettent pas ou peu des descriptions verbales. Elle renferment de ce fait une séduction qui découle de leur nature même. Il ne faudrait pas que la mise en valeur de ces techniques, et de leur forme, fasse oublier les situations très spécifiques, didactiques, dans lesquelles elles prennent sens. Ce risque est sans doute d'autant plus important que l'on a affaire à des débutants, par essence plus sensibles de par leur angoisse ou

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leurs difficultés, aux traits de surface des phénomènes observées au détriment de leur signification profonde. Ces réserves peuvent être levées si l'analyse de pratique permise par la vidéo s'inscrit dans des dispositifs plus larges incluant un réel travail épistémique, dispositifs dont on pourra trouver une esquisse dans la dernière partie de ce livre.

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