12

Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

  • Upload
    others

  • View
    11

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences
Page 2: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

85Cahiers thématiques N°13

Laurent Hodebert

Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost

Expériences croisées, de la réservation des espaces libres au Maroc en 1913 aux arma-tures paysagères du plan d’aménagement de la côte varoise en 1923 et de la région parisienne de 1934.

« Que les dessins de nos parcs servent de plan à nos villes. Il n’est question que d’en toiser le terrain, et d’y figurer dans le même goût des routes qui deviendront des rues, et des carrefours qui feront des places.1 »

Forestier et Prost, deux acteurs de la naissance de l’urbanisme en France

Jean Claude Nicolas Forestier est ingénieur polytechnicien, diplômé de l’École fores-tière de Nancy. Collaborateur de Charles Alphand à ses débuts, il sera conservateur des promenades de Paris pendant quarante ans et réaménagera à ce titre les abords du Château de Vincennes, les jardins du Champ-de-Mars, le parc de Bagatelle ainsi que le parc de Sceaux2. En 1905, il rédige Grandes villes et systèmes de parcs qu’il publiera en 19083. L’ouvrage se situe dans la continuité de l'essai du paysagiste américain Frederick Law Olmsted, Public Parks and the Enlargement of Towns, et des réflexions d'Eugène Hénard sur les espaces libres autour de Paris4. Il y enrichira ces discours, au travers de sa culture de paysagiste et de la lecture des expériences américaines, pour conceptualiser une notion opératoire à grande échelle : le système de parcs.

Forestier fait partie du cercle des intellectuels parisiens qui œuvrent à la mise en place de l’urbanisme comme discipline de projet social et spatial au sein de la section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social qu’il rejoint en 1908. Il sera aussi l’un des membres fondateur de la SFAU en 1911 avec les architectes Tony Garnier, Ernest Hébrard, Eugène Hénard, Léon Jaussely, Henri Prost et le paysagiste Édouard Redont5. Ce groupe actif de personnalités brillantes par leurs réflexions théoriques et leurs succès aux concours in-ternationaux d’urbanisme est à l’origine de la première loi française sur les plans d’amé-nagement et d’extension urbains, dite loi Cornudet votée en 1919.

Si la pensée de Forestier a été particulièrement influente pendant la période de la nais-sance de l’urbanisme comme discipline en France au début du XXe siècle, il aura fallu attendre les années 1990 pour que le travail de Bénédicte Leclerc remette sur le devant de la scène son travail et ses apports théoriques6. À la même période, c’est le paysagiste Michel Desvigne qui s’est saisi de cette idée pour en faire un concept majeur et récur-rent de son travail7.

Henri Prost, quant à lui, est architecte. Issu de l’École des Beaux-Arts, Grand prix de Rome en 1902, il retrouve à la villa Médicis Tony Garnier, Léon Jaussely et Ernest Hé-

Page 3: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

86

brard, ceux-là même qui amorceront une rupture dans les envois de Rome et marque-ront l'histoire de l'urbanisme de l'entre-deux-guerres. De ce groupe, Prost est le seul à mener sans relâche une carrière d’architecte urbaniste et à travailler à l’élaboration de plans d’extension de villes jusqu’à sa mort8. Plus praticien que théoricien, il réalise des plans de grande envergure, notamment pour les principales villes du Maroc, la côte varoise, la région parisienne, les villes d’Alger et d’Istanbul9.

S’il est un fait que les deux hommes se sont côtoyés dans le milieu parisien, il est intéres-sant de voir comment leurs travaux se répondent, comment Forestier met en place les principes du système de parcs au Maroc et sur la région parisienne, et comment Prost les intègre dans les plans d’extension des principales villes marocaines, sur le littoral varois et aussi autour de Paris.

Grandes villes et systèmes de parcs

Le livre de Forestier constitue un ouvrage théorique majeur qui a influencé largement les écrits et traités d’urbanisme qui suivront. Il accompagne le basculement de l’urba-nisme de l’échelle urbaine à l’échelle métropolitaine et celui du paysagisme du jardin au territoire, dans une pensée globale réagissant à l’accélération de l’évolution des villes10.

Les idées de Forestier font rapidement école dans le milieu de l’urbanisme- Robert de Souza, homme de lettres et journaliste, membre du Musée social, publie en 1913 un ouvrage intitulé Nice, capitale d’hiver11. Il est, au travers de cet ouvrage, le témoin de l’influence de Forestier sur ses contemporains architectes urbanistes, dont Jaussely, lau-réat du concours concernant le plan d’extension de Barcelone lancé en 1905, auquel il consacre un chapitre entier « Le nouveau plan de Barcelone », et il publie le plan sché-matique des avenues-promenades et systèmes de parcs, en précisant que grâce à cette disposition la ville fut ajourée d’un treillis de jardins et d’avenues-promenades mettant les grands parcs et la montagne à portée de tous par des coulées vertes ininterrom-pues12. Il fait la synthèse de ces réflexions paysagères en proposant de les appliquer à la ville de Nice, consacrant un chapitre à l’« Esquisse d'un système de parcs ».

Le système de parcs s’appuie sur trois types d’intervention. Ce sont d’une part les sur-faces de jardins et de parcs qui sont hiérarchisées et distribuées suivant des rôles qui varient selon leurs positions dans le système. Il s’agit des équipements de la vie urbaine et métropolitaine, des espaces de détente et de loisir destinés à recevoir des équipe-ments sportifs dans la logique d’hygiène sociale de l’époque. Dans un mouvement d’ou-verture et d’expansion des villes vers leur territoire, leur échelle va croissante : jardins d’enfants, terrains de récréation, petits parcs et jardins de quartier, grands parcs urbains, parcs suburbains et enfin grandes réserves et paysages ; ces trois derniers éléments ren-

Page 4: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

87Cahiers thématiques N°13

II. Terrains communs

1- Abbé Laugier, Traité sur l’architecture, 1755, p. 223.

2- Pour un portrait détaillé de Forestier, voir Racine (Michel) « Jean Claude Nicolas Forestier, 1861-1930 » in Créateurs de jardins et de paysages en France du début du XIXe siècle au XXIe siècle, Actes Sud, ENSP, 2002, p. 137-148.

3- Forestier (Jean Claude Nicolas), Grandes villes et systèmes de parcs, Paris, Hachette, 1906, réédition présentée par Le-clerc (Bénédicte) et Tarrago i Cid (Salvador), Paris, IFA, Nor-ma éditions, 1997.

4- Hénard (Eugène), Études sur l’architecture et les trans-formations de Paris, et autres écrits sur l’urbanisme, Cham-pion, Paris, 1903, réédition L’Équerre (introduction par Jean-Louis Cohen), 1982, et Éditions de la Villette, 2012.

5- Cet article s’appuie sur les travaux des historiens qui ont exploré le rôle des acteurs architectes et paysagistes de cette période : Jean-Louis Cohen, Jean-Pierre Le Dantec, Bénédicte Leclerc et Michel Racine ; on retrouvera les contributions de ces auteurs dans les notes. Voir aussi Gaudin (Jean-Pierre), « Savoirs et savoir-faire dans l’urbanisme en France au début du siècle » in In Extenso, n°11, L’avenir en plan, technique et politique dans la prévision urbaine, 1900-1930, Paris, Champ-Vallon, 1985.

6- Voir l’ouvrage collectif sous la direction de Bénédicte Le-clerc, Jean Claude Nicolas Forestier 1861-1930, du jardin au paysage urbain, Actes du colloque international sur Jean Claude Nicolas Forestier à Paris en 1990, Picard, Paris, 1994.

7- Le paysage en préalable : Michel Desvigne, grand prix de l’urbanisme, sous la direction de Masboungi (Ariella), Paren-thèse, Marseille, 2011, et aussi Natures intermédiaires. Les paysages de Michel Desvignes, Birkhaüser, 2009.

8- L’œuvre de Henri Prost, architecture et urbanisme, Aca-démie d’architecture, Paris, 1960. Voir aussi Pinon (Pierre), « Prost de l’architecte à l’urbaniste » et Cohen (Jean-Louis), « Henri Prost, des grands paysages aux métropoles » in From the Capital of the Empire the Modern City of the Republic: Henri Prost’s Istanbul Plans (1936-1951), direction de Pinon (Pierre), Istanbul, stanbul Research Institute, avril 2010, texte en français sur http://www.citechaillot.fr/fr/expositions/exposi-tions_virtuelles/24495-henri_prost_et_le_plan_directeur_dis-tanbul_1936-1951.html.

9- Concernant la carrière de Henri Prost, voir Frey (Jean-Pierre), « Henri Prost (1874-1959), parcours d’un urbaniste discret (Rabat, Paris, Istanbul…) » in Urbanisme, n°336, Utopie(s), mai-juin 2004, p. 79-87, et celle de l’auteur plus axée sur sa pratique de projet, Hodebert (Laurent), Notice Prost in Créateurs de jardins et de paysages en France du début du XIXe siècle au XXIe siècle, op. cit., p. 170-173.

voyant à l’échelle de la géographie et aux éléments remar-quables du grand paysage métropolitain. Ils servent aussi d’espaces de réserve en prévision des extensions futures des villes.

Le deuxième élément est constitué par les avenues- promenades. Ces lignes de largeur variable relient les sur-faces entre elles et permettent d’assurer la continuité et le déploiement du système de parcs dans le territoire des métropoles. Inspirées des parkways d’Olmsted, ce sont soit des allées des parcs quand elles sont à l’intérieur de ceux-ci, soit des voies de liaison entre les parcs, soit en-core de véritables jardins linéaires13. Ces espaces paysa-gers linéaires assurent les déplacements en intégrant dif-férents modes de transport dans une relation cinétique au paysage.

À ces deux types d’intervention, j’ajouterai la question des points de vue. Ce sont les lieux d’arrêt et de contem-plation du paysage, fixés par des belvédères ou inscrits dans des espaces ouverts. Ce sont les lieux d’ancrage du système de parcs dans le territoire.

Si ce dispositif recherche l’articulation des différents es-paces le composant dans une relation de continuité spa-tiale dynamique avec le paysage, ce système de parcs est aussi un instrument d’amélioration hygiéniste des villes et de maîtrise économique de leurs transformations. La valorisation des terrains limitrophes aux parcs et avenues- promenades doit entraîner des plus-values qui créent un retour sur l’investissement engagé par la puissance pu-blique.

Fondée sur une relation étroite à l’existant, la mise en place du système de parcs nécessite une attention parti-culière aux sites et aux paysages et à leurs éléments spéci-fiques. Ceci n’est possible que par la reconnaissance fine de ces particularismes en arpentant le terrain dans une expérience dynamique et active conduisant à la captation des vues paysagères dans les documents graphiques du

Page 5: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

88

projet. Prost évoque cette pratique du terrain dans un hommage posthume à Forestier : « Son secret était de composer dans la nature et de concevoir sur place […]. On com-prenait toute la puissance de cet homme à le voir sur le terrain même : avant d’imaginer et de tracer, il parcourait, flairait, il voyait tout et déjà, dans son imaginaire, les grandes lignes de réforme ou de création nouvelle traversaient le paysage.14 »

Rabat, le laboratoire marocain du système de parcsPremier espace urbain du dialogue « projectuel » entre Forestier et Prost

En 1913, Lyautey, récemment nommé résident général au Maroc, sollicite Forestier auprès du préfet de la Seine pour une mission de conseil sur le développement des grandes villes impériales marocaines. Sa mission dure six mois. Après une observation attentive du terrain, il a l’occasion d’appliquer in situ les principes de son système de parcs sur les villes de Rabat, Fez, Meknès et Marrakech. Il les explicite dans son « Rap-port des réserves à constituer au-dedans et aux abords des villes capitales du Maroc » et, bien que sa mission soit ponctuelle, il impulse, à la demande de Lyautey, une démarche à la fois respectueuse des villes existantes et prescriptive pour les extensions futures15.

Forestier inscrit ses schémas d’aménagement par rapport aux spécificités topographi- ques du lieu. Il capte les grandes vues sur le paysage des sites dans lesquels les villes sont implantées, repère les jardins existants à protéger et esquisse les jardins à créer à proximité des villes ainsi que le principe d’implantation des principales avenues-prome-nades (fig. 1). Il stipule bien que « c’est à l’aide de ces plans et des réserves considérées immédiatement intéressantes, soit par l’état de la végétation, soit par les aspects ou les vues à conserver […], que l’on pourra établir définitivement un système de promenades publiques et de parcs dans chacune des villes16 ».

Prost arrive au Maroc en novembre 1913, envoyé auprès de Lyautey à l’instigation de Fo-restier. Chargé d’une mission qui va durer une dizaine d’années, il va concevoir et tracer, avec l’équipe d’architectes qu’il met en place, le plan de toutes les villes nouvelles qui vont être accolées aux villes anciennes : Fez, Marrakech, Meknès, Rabat et Casablanca17.

La ville de Rabat constitue le plus bel exemple de cette continuité qui résonne au-jourd’hui comme une véritable collaboration entre les deux hommes de l’art18. Les pres-criptions de Forestier portent, entre autres, sur la protection des jardins de la Ménara, la réservation d’une promenade aux abords de la mer au nord de la ville, un quartier d’habitations bourgeoises desservi par une avenue en corniche bordée d’un jardin, un boulevard-promenade de tour de ville, large d’une centaine de mètres et bordé par

Page 6: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

89Cahiers thématiques N°13

II. Terrains communs

10- Voir l’ouvrage collectif sous la direction de Bénédicte Le-clerc, Jean Claude Nicolas Forestier 1861-1930, du jardin au paysage urbain, op. cit.

11- Souza (Robert de), L’avenir de nos villes, études pratiques d’esthétique urbaine, Nice, capitale d’hiver, Berger-Levrault, Paris, Nancy, 1913.

12- Ibid., p. 415.

13- Cohen (Jean-Louis), « L’invention et la dissémination du parkway » in Cohen (Jean-Louis), Hodebert (Laurent), Lortie (André), Le Parkway dispositif métropolitain, École d’archi-tecture de Paris Villemin, PIR-Ville CNRS, mars 1996, p. 8-37.

14- Prost (Henri), « Hommage à Forestier » in Urbanisme, n°3-4, 1952, p. 74-75.

15- Forestier (Jean Claude Nicolas), Rapport des réserves à constituer au-dedans et aux abords des villes capitales du Maroc. Remarques sur les jardins arabes et de l’utilité qu’il y aurait à en conserver les principaux caractères, décembre 1913, voir Grandes villes et systèmes de parcs, op. cit., p. 159-219.

16- Ibid., p. 185.

17- Voir L’œuvre de Henri Prost, architecture et urbanisme, op. cit., p. 50-119.

18- Bennani (Mounia), « Le système de parcs et jardins publics du début du protectorat français au Maroc : Rabat, le prototype de la ville paysage idéale (1912-1930) », thèse de doctorat de géographie mention « architecture et paysage », co-encadrée par A. Berque et P. Donadieu, EHESS, Paris, 2006. Voir aussi Bennani (Mounia), « Le rôle fondateur du paysage dans la créa-tion des villes coloniales marocaines. Rabat et Marrakech, deux exemples de villes-jardins », Projet de paysage, dossier théma-tique n°7, janvier 2012, www.projetsdepaysage.fr.

19- Prost (Henri), Plan d’aménagement de Rabat, 1916, Archives d’architecture du XXe siècle, Fonds Prost, cote n°343 AA 45/1.

une bande de jardins et de plantations, la protection de la falaise donnant sur le Bou-Regreg et l’aménagement en son sommet d’une « avenue-terrasse qui en suivrait les contours jusqu’à la tour Hassan ».

Forestier dessinera les deux premiers jardins publics, le jardin d’essai et le jardin du Belvédère qui le prolonge. Prost dresse en 1915 un « plan des espaces libres » qui non seulement emprunte cette dénomination à Forestier, mais intègre et élargit cette esquisse pour en faire un plan exemplaire de l’application des principes du paysagiste, mettant ainsi en place le système de parcs de la future capitale du Maroc (fig. 2). Le plan d’aménagement de Rabat dessiné en 1916 reprend cette organisation géné-rale, en disposant une série de jardins à l’intérieur et à l’extérieur des remparts sur des points de vue en hauteur ou dégagés sur le paysage19. Une série d’avenues-prome-nades plantées articulent ces espaces à la Médina et à la

Fig. 1 : Jean Claude Nicolas Forestier, Rabat, Projet d’extension et plan d’une amorce de système de parcs au sud-ouest de la Médina, jan-vier 1914, Fonds Forestier / Cité de l’architecture et du patrimoine / Archives d’architecture du XXe siècle.

Page 7: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

90

ville nouvelle, notamment l’avenue de Casablanca qui traverse le jardin d’essai pour rejoindre une porte dans les remparts, et le boulevard du Dar-El-Maghzen qui articule la résidence générale, la mosquée et la gare vers la Médina située en contrebas20.

Ainsi, Prost profitera de son expérience marocaine pour prolonger les esquisses de Fo-restier à Rabat, Fez et Marrakech, tout en inaugurant de nouveaux territoires de projet comme à Casablanca21, il s’y forgera un savoir-faire fondateur pour sa future carrière.

Le plan d’aménagement de la côte varoise de 1923, la « ville parc » de Henri Prost, sans Forestier

Ces expériences sur les plans d'aménagement et d'extension au Maroc ont aidé à l’éla-boration en métropole d’une législation devant gérer le processus d’évolution des villes. Accélérée par l’urgence des destructions de la Grande Guerre, cette loi est enfin pro-mulguée le 14 mars 1919, après plusieurs années de gestation au Musée social. Sous cette impulsion, le préfet du Var rédige un programme d’aménagement du littoral dont l’objectif est de protéger et de mettre en valeur la côte, tout en organisant « l’ossature de réseau de voies de communications de notre littoral ». Le Syndicat des communes du littoral varois est créé en mai 1922 et désigne, quelques mois plus tard, Henri Prost pour mettre au point le plan d’aménagement de la côte varoise. Si Forestier n’y est pas intervenu, il est intéressant de voir comment son influence règne encore sur le travail de Prost qui intègre ici l’échelle territoriale, avant qu’ils ne se croisent de nouveau sur la région parisienne.

C’est ainsi que Prost engage en 1923 une réflexion qui fait la part belle au paysage22. La couverture de son rapport accompagnant le plan d’aménagement porte d’ailleurs la mention « Architecture – Paysage ». Son expérience lui permet de dresser en moins d’un an le premier plan d’aménagement de cette envergure en France. Il arpente les quelque 200 km de côtes de ces 26 communes avec soin pour en relever les lieux clés qui lui per-mettront de structurer son projet avec une grande précision (fig. 3). Le paysage de cette côte et sa topographie collinaire constituent la matrice du projet territorial de Prost23. La relation au grand paysage est magnifiée par la grande perspective aérienne qu’il dessine pour inscrire ce projet dans une portion du littoral méditerranéen.

Le plan d’aménagement s’articule sur une armature de voies, qui sont autant de décli-naisons des avenues-promenades de Forestier et qui organisent cette frange côtière dans un rapport au sol et au grand paysage ouvert sur l’horizon. Ces voies se déclinent en trois principes suivant leur rôle et leur position sur le littoral, de nombreuses coupes en illustrent les applications sur le terrain.

Page 8: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

91Cahiers thématiques N°13

II. Terrains communs

20- Je mentionne ici les appellations initiales de ces voies, voir L’œuvre de Henri Prost, architecture et urbanisme, op. cit., p. 76-89.

21- Cohen (Jean-Louis), Eleb (Monique), Casablanca. Mythes et figures d’une aventure urbaine, Éditions Hazan, 1998.

22- Hodebert (Laurent), « Le plan d’aménagement de la Côte d’Azur varoise, 1923, Henri Prost, La Ville-Parc », Le Moniteur Architecture – AMC, n°61, mai 1995, p. 60-65.

23- Voir les notes inscrites sur le plan et les cartes de l’album Prost comportant des numéros qui renvoient à un cahier de prescription très précis, Archives départementales du Var, cartes cotes 14 FI 11 à 14 FI 71 et notes cotes 14 FI 72 à 14 FI 108.

24- Prost (Henri), Le plan d’aménagement et la mise en va-leur de la Côte d’Azur varoise, 17 mars 1923, texte du projet présenté au colloque de la SFU à Strasbourg en 1923.

Au plus proche du rivage, c’est « la voie touristique de front de mer » qui doit désenclaver les villages et desser-vir les sites balnéaires. Son profil « devra en toute circons-tance s'adapter à la configuration du sol quel qu'il soit et ces routes ne pourront être plantées uniformément sur toute leur longueur24 ».

Le deuxième dispositif doit anticiper l’évolution des vil-lages en structurant ces futures agglomérations par un réseau de voies urbaines constituant le maillage urbain articulé au littoral et aux gares de chemin de fer situées en retrait. Ce dispositif de « coupe évolutive » doit per-mettre la transformation des routes en voies urbaines en

Fig. 2 : Henri Prost, Rabat, Plan des espaces libres qui ins-talle le système de parcs autour de la ville, 1915, Fonds Prost / Académie d’architecture Forestier / Cité de l’architecture et du patrimoine / Archives d’architecture du XXe siècle ; pu-blié dans L’urbanisme aux colonies et dans les pays tropicaux, tome 1, 1932.

Page 9: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

92

quatre étapes au fur et à mesure de la densification des constructions qui la bordent et du trafic qui s’intensifie25. Ce principe intègre la dimension paysagère car, comme le dit Prost, « ce sont les dimensions de ces futures chaussées qui fixeront la position des arbres que nous voudrions planter immédiatement ».

Enfin, à mi-pente sur les collines, c’est un parkway que projette de dérouler Prost. Il voudrait voir « à flanc de coteaux d’étroites routes à travers bois, presque invisibles dans le paysage. […] Le vrai parti serait de créer des routes à deux sens de circulation nettement divisés. Ces deux branches de la route parcourraient les flancs de coteaux à travers bois et rochers sans être forcément voisines l’une de l’autre, […] et toujours à des niveaux différents26 ».

Prost inscrit son plan d’aménagement dans une vision dynamique du paysage, dans laquelle les collines constituent un système de parcs face à la mer. En 1927, il parle de ce projet comme d’une « Ville-Parc à flanc de coteau, […] caractérisée par de grandes artères, sensiblement horizontales, de largeur variable, recoupées de fréquents points d'arrêts, aux endroits des plus belles vues, tantôt à l'ombre, tantôt en plein midi27 ».

La région parisienne, ultime espace de rencontre de la pensée métropolitaine entre Forestier et Prost

Dans son ouvrage, Forestier dessine ses premières réflexions sur la région parisienne par une série de schémas illustrant la distribution des parcs et bois appartenant à la ville et à l’État. On y trouve notamment deux schémas montrant la structure de la région parisienne en 1790 et 1900, qui par comparaison mettent en évidence l’évolution de la « tache » urbaine par rapport aux grands espaces naturels et forêts du territoire régio-nal. En 1908, il participe au sein du Musée social à la réflexion sur les espaces libres, dans et hors Paris. En 1919 est lancé le concours pour le plan d’extension de Paris dont il critique le manque de programmation et les réponses. Il est entendu par la direction de l’extension du département de la Seine qui lui confie en 1922 l’étude d’un plan des espaces libres sur l’ensemble du département de la Seine28.

Prost a participé au plan d’Eugène Hénard portant sur « l’extension et la transformation de Paris après la suppression des fortifications » en 191029. Mais c’est surtout après avoir travaillé depuis 1928 au Comité Supérieur de l’Aménagement et de l’Organisation Gé-nérale de la Région Parisienne qu’il se voit confier le Plan d’aménagement de la région parisienne en 1932, deux ans après le décès de Forestier. Ce plan, finalisé en 1934, se veut une synthèse des travaux et réflexions sur la région parisienne, ceux des différentes commissions et services techniques de l’État et des communes, dépassant l’échelle des plans précédents.

Page 10: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

93Cahiers thématiques N°13

II. Terrains communs

25- Prost (Henri), « Routes et voies urbaines » in Urbanisme, n°4, juillet 1932, p. 108-111.

26- Prost (Henri), Le plan d’aménagement et la mise en va-leur de la Côte d’Azur varoise, op. cit.

27- Prost (Henri), La Ville-Parc, Société d’étude de la Côte Varoise, 1927.

28- Pour les travaux de Forestier sur Paris et sa région, voir Cohen (Jean-Louis), « L’extension de Paris » in Jean Claude Nicolas Forestier 1861-1930, du jardin au paysage urbain, op. cit., p. 149-163.

29- Cohen (Jean-Louis), Lortie (André), Des fortifs au périph, Paris les seuils de la ville, Paris, Picard, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, 1991 ; voir notamment le chapitre « De la servitude militaire à la servitude sanitaire (1898-1912) », p. 79-109.

30- Programme du plan aménagement de la RP.

Un des points du programme de ce plan intéresse la ques- tion du grand paysage par la définition des « espaces boi-sés à conserver, les principales réserves d’espaces libres à constituer, la protection des sites30 ». La question du grand paysage de la région parisienne est donc un des éléments fondateurs du plan, en parallèle aux problèmes des transports. Pour Prost, « la topographie générale, ri-vières, plaines et collines composent de merveilleux pay-sages », dont les grands parcs et les forêts constituent « d’admirables richesses, non encore compromises31 ».

Fig. 3 : Henri Prost, Plan d’aménagement de la Côte d’Azur varoise 1923, « Plan détaillé – Secteur 3 – Cavalaire – St Tropez », carte illus-trant les principes d’inscription de son projet dans la topographie du littoral et de protection du paysage, publiée dans L’œuvre de Henri Prost, Académie d’architecture, Paris, 1959, p. 137.

Page 11: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

94

Le réseau de grandes voies qui constituent les « avenues-promenades » de ce système de parcs est composé des autoroutes et des « voies touristiques et de circulation régio-nale ». Les premières sont des « voies uniquement réservées au trafic » dont les abords « devront être traités de manière à réaliser […] une sorte de “paysage routier” » dans une « analogie avec l’avenue du Bois de Boulogne » et « à certaines voies anglaises ou américaines bordées de verdure32 ». Les secondes sont des voies rayonnantes qui arti-culent les grands espaces du centre de Paris avec son paysage périphérique33, elles sont reliées entre elles par une voie de rocade plus lointaine. Si la fonction glisse de l’urbain à la dimension métropolitaine, et que l’usage de promenade de ces voies tend à dispa-raître, les dispositifs paysagers accompagnent toujours les tracés34.

Les cinq voies principales « qui auront les caractéristiques d’une autoroute » articulent les grandes séquences d’accès entre Paris et sa périphérie et relient la capitale à l’en-semble du territoire national suivant les quatre directions cardinales. L’inscription pay-sagère des autoroutes est dessinée en plan, mais surtout magnifiée par de larges vues aériennes remarquablement renseignées. Celles-ci nous montrent ces cadrages du ter-ritoire comme des grandes séquences de paysage, inscrivant les voies dans un rapport double au paysage, celui topographique de l’installation au sol et celui des vues pers-pectives. Ainsi, comme le dit Prost, l’autoroute de l’ouest « permettra de découvrir […] la splendide perspective du Palais et du Parc de Versailles35 ».

Un des éléments viaires les plus intéressants de ce plan est certainement « la route des Parcs de l’Ouest » (fig. 4), véritable parkway de l’ouest parisien. Sa fonction est de « conserver à ce Parc du Grand Paris sa belle unité en assurant la liaison des diffé-rents jardins qui le composent » ; cette route permet de relier ensemble cinq grands domaines36. Ce projet est étudié par l’administration des Beaux-Arts ; il est constitué « par une suite de belles allées, de grandes avenues, desservant le centre de chacun des domaines et permettant […] d’y jouir de leurs perspectives, comme aussi de passer de l’un à l’autre à l’abri des voies de grand trafic ».Ainsi, Prost structure un grand système de parcs régional composé d’espaces libres exis-tants et nouveaux, reliés par le tracé des autoroutes, des grandes voies d’entrée et de sor-tie de Paris, des voies touristiques et de la route des Parcs de l’Ouest, complétés par l’ins-cription des grands belvédères à l’échelle régionale. On retrouve ici, dans une installation territoriale large, les trois grands principes du dispositif que Forestier défendait en 1908.

Henri Prost, l’artisan du système de parcs de Forestier

À travers ces allers-retours entre les deux hommes et ces trois expériences de projet, on voit clairement le dispositif du système de parcs s’inscrire comme un élément cen-tral du travail de Prost. Même si le dispositif n’est pas cité directement, il devient un

Page 12: Laurent Hodebert - ecole-paysage.fr · Les influences théoriques et pratiques du « système de parcs » de Jean Claude Nicolas Forestier sur le travail de Henri Prost Expériences

95Cahiers thématiques N°13

II. Terrains communs

31- Prost (Henri), « Exposé général par M. Henri Prost, membre de l’Institut, urbaniste en chef du Comité Supérieur » in « Comi-té Supérieur de l’Aménagement et de l’Organisation Générale de la Région parisienne – Plan général », 14 mai 1934, Archives d’architecture du XXe siècle, Fonds Prost, cote 343 AA 80.

32- « Le plan régional et la grande circulation », Dossier Ré-gion Parisienne, Urbanisme, n°59, novembre-décembre 1937, p. 30-36.

33- Ce sont les routes « de la place de la Concorde au parc de Saint-Cloud par la rive gauche » et « de la rive gauche à Versailles, Bièvre et Palaiseau par les bois de Meudon ». Voir « Le plan régional et la grande circulation », op. cit., p. 47-48.

34- En atteste les nombreuses coupes de voies plantées avec des dispositifs similaires à ceux de la côte varoise dans leur gestion de l’évolution des élargissements et des lignes de plantations, Archives d’architecture du XXe siècle, Fonds Prost, dossier de dessins cote n°343-AA-30/4.

35- Voir le dispositif de protection des sites et des grandes perspectives, « Éléments de paysage – Protection des sites » in « Le plan régional et la grande circulation », op. cit., p. 69-77.

36- Ce sont les domaines de Meudon, Saint-Cloud, Ver-sailles, Marly et Saint-Germain. Voir Prost (Henri), « La route des parcs de l’ouest » in « Le plan régional et la grande cir-culation », op. cit., p. 49-51. Il semble que Prost ait prolongé jusqu’à la forêt de Saint-Germain-en-Laye et Maisons-Laffitte le tracé proposé en 1934 par Camille Lefevre et Robert Danis, qui s’arrêtait à Marly-le-Roi.

37- Prost (Henri), L’urbanisme en Afrique du Nord et sur la Côte d’Azur, 30 novembre 1958, document dactylographié, Archives d’architecture du XXe siècle, Fonds Prost, cote AA/HP/ARC/73/6.

des trois éléments du projet d’urbanisme avec la question de la circulation et de la maîtrise des constructions. En 1958, Prost rend hommage à Forestier dans un texte où il évoque le système de parcs sans le nommer : « L’urba-nisme monumental n’est plus. [...] nos grandes artères n’auront plus pour fond de tableau de vastes édifices, mais des paysages formés par des éléments naturels, tels que collines, montagnes, rivières, forêts, ou par des masses de verdure de création artificielle. C’est la nature qui fournira l’élément décoratif ; la ville moderne n’est plus uniquement une œuvre d’architecte, mais aussi celle de paysagistes [...].37 »

Finalement, Henri Prost aura été un grand artisan du sys-tème de parcs de Forestier ; dépassant l’échelle des plans urbains, il dessinera à l’échelle du territoire les cartes des projets que Forestier n’aura pas eu l’occasion de tracer, mais dont il aura été en quelque sorte l’initiateur.

Fig. 4 : Henri Prost, Plan d’aménagement de la région pari-sienne, 1934, carte de « la route des parcs qui reliera tous les grands domaines de la région ouest et sud-ouest de Paris », publié dans un numéro spécial de la revue Urbanisme consacré à L’aménagement de la région parisienne, n°41, dé-cembre 1935 - janvier 1936, p. 50.