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GEORGES-OLIVIER CHÂTEAUREYNAUD L’autre rive

L’autre rive

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gEORgES-OLIVIER CHâTEAUREyNAUd

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Né en 1947 à Paris, georges-Olivier Châteaureynaud est nouvel-liste et romancier. Il a publié notamment La Faculté des songes, prix Renaudot 1982, Le Démon à la crécelle, et Singe savant tabassé par deux clowns, bourse goncourt de la nouvelle 2005.

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« Le romancier, dit-on, crée son propre univers. Univers ! Le mot est écrasant, et monde, qu’on pour-rait lui préférer, à peine moins. Pour ne pas se haus-ser trop du col, quel serait le diminutif d’univers ? Universicule ? Univerinet ? Pour monde, c’est tout trouvé : petit monde. gardons petit monde ; le roman-cier crée son petit monde. Il l’instaure en principe en une phrase, la première, et il en est lui-même l’alpha et l’oméga plus ou moins occulte. Il propose au lec-teur d’en devenir le ressortissant tout le temps que durera sa lecture. dans la dimension où nous nous aventurons chaque fois que nous ouvrons un roman, l’auteur a tous les droits. Tous. C’est lui qui a tout fait. Le ciel et la terre, les mers et les monts, les arbres et le vent, les maisons, les rues, les passants, tout est à lui, à bien y réfléchir tout est lui. Ce monde de substitution n’est constitué que de ses mots-atomes, de ses phrases-molécules. Sa syntaxe y tient lieu de chimie, sa grammaire de physique, son vocabulaire de table des éléments… Il a fixé la valeur de pi et la vitesse de la lumière, l’amplitude des marées, la date des équinoxes, le montant de la fortune d’Eugène Rougon et la couleur des yeux de la fille aux yeux d’or. Face au scriptor pantocrator, il reste au lecteur un droit inaliénable : si cette Création bis le révolte ou l’ennuie, si le démiurge le bassine, il referme le livre et bonsoir !

Cette absolue liberté du romancier, j’ai décidé d’en user une bonne fois dans L’Autre Rive. d’abord,

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il est temps : après quarante ans d’écriture, j’ai assez exploré et cartographié mon petit monde, j’en ai assez escaladé les cimes, sondé les gouffres, sillonné les océans et relevé les amers pour tenter d’en don-ner aujourd’hui une image non plus partielle mais globale. Je l’ai peuplé, aussi, d’une humanité d’ores et déjà récurrente dans nombre de mes histoires, et dont on retrouvera ici quelques représentants. Alors j’avoue, j’ai cédé, toutes proportions gardées, à la tentation zolo-balzacienne. Je le savais depuis longtemps, il ne restait qu’à le revendiquer, mes cent nouvelles et mes huit romans écrits au bonheur la chance (et la suite j’espère bien) composeront au bout du compte un seul et même rêve éveillé repris de jour en jour, comme nous redémarrons chaque nuit le seul rêve qui nous habite. C’est une espèce de comédie humaine endormie, ou l’histoire surnatu-relle d’une famille sous la Ve République, que j’écris à l’aveuglette.

Tous, nous vivons au bord du Styx, le fleuve des morts des Anciens. Chacun le franchira un jour pro-che ou lointain, à bord de la barque d’un certain Charon. Les personnages de mon roman le savent d’autant mieux qu’ils en sont riverains. Face à l’autre rive, Ecorcheville, la cité des secrets et des menson-ges, des questions sans réponse, des amours sans espoir, dresse ses palais, ses gratte-ciel aux deux tiers vides, son orphelinat sinistre, son hôtel de ville néogothique flamboyant, sa cathédrale désaffectée transformée en cabinet de tératologie, car les eaux du fleuve déposent sur la berge des créatures étran-ges, mortes ou vives, sirène, centaure, satyre. À Ecorcheville où l’esclavage n’a jamais été aboli, où

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des pelotons d’exécution mécaniques permettent de s’autofusiller pour un prix modique, trois familles patriciennes se partagent depuis toujours le pouvoir et l’argent. Tandis que le vent apporte de l’Erèbe des pluies chargées de salamandres, et que les notables ourdissent en secret un projet grandiose, un ado-lescent paumé, fils adoptif d’une chirurgienne deve-nue embaumeuse, tente de percer le mystère de ses origines… Sa mère naturelle, la tragédienne Lola Balbo, a sacrifié Benoît Brisé à sa carrière, mais est-il le fils naturel du gigolo Macassar, du brocanteur Bogue, ou du concertiste Blandeuil, seul virtuose d’un instrument unique ? Autour de lui, un épais brouillard de mystères semble constituer la matière même de la vie. En compagnie de ses amis Onagre et Cambouis, fils de famille désinvoltes, et d’une sau-vageonne, l’orpheline Fille-de-Personne, il écume sa ville natale, cité du bout du bout du monde, dernier arrêt avant l’au-delà. »

georges-Olivier Châteaureynaud

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Aimé Propinquor était mort par balles. Six balles très exactement, leurs impacts groupés sur le côté gauche de la poitrine : un suicide parfait, une réus-site éclatante, la preuve de l’efficacité des machines implantées en plusieurs points d’Ecorcheville. Les essais préalables à l’installation des machines in situ avaient été conduits par l’inventeur en personne, l’in-génieur et architecte Benito guardicci, un des frè-res de Leonello, le verrier. Le troisième guardicci, guido, le journaliste, les avait longuement analysés dans ses articles. Ils avaient démontré que le chif-fre de douze balles, les fameuses, les sacramentelles douze balles dans la peau des pelotons d’exécution classiques, était inadapté dans le contexte d’un envi-ronnement urbain. L’appareil était basé sur le prin-cipe du photomaton et visait à n’occuper sur la voie publique qu’un espace restreint. dans l’esprit de son concepteur, sa vocation était celle d’un équipement d’usage courant, non d’un pôle d’attraction suscep-tible d’engorger la circulation des piétons. Il fallait aussi compter qu’une configuration offrant douze automates-fusilleurs, treize avec l’automate-officier chargé de donner le coup de grâce, et donc treize bouches à feu, aurait compliqué la machinerie et augmenté son prix de revient et ses frais d’entre-tien. On s’était donc rabattu sur un modèle à six fusils, avec un menu proposant une option à trois fusils, bien entendu moins chère, dans un souci de justice sociale. N’était-il pas naturel de permettre

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aux budgets modestes d’accéder eux aussi à ce mode d’autolyse moderne ? L’automate-officier était lui-même débrayable à volonté, ce qui réduisait d’autant le coût de la séquence. Un an après la mise en service, les statistiques permettaient d’observer que le gros de la clientèle s’en tenait à la formule à six balles. Seuls les plus démunis se contentaient de trois. Fort de cette constatation, Benito guardicci envisageait d’introduire malgré tout la formule à douze balles, assortie d’un tarif plus élevé, dans les beaux quartiers d’Ecorcheville. Justice n’est pas nivellement ; une clientèle aisée peut se montrer exi-geante et réclamer un traitement VIP jusqu’à son dernier souffle. Une autre leçon tirée de la première année d’exercice était que le coup de grâce – payant – était souvent considéré comme superflu par les petites gens, étant donné la précision radicale de la salve lâchée par le peloton mécanique. A-t-on jamais vu personne survivre à six, ou même à trois balles en plein cœur, selon la formule retenue par l’utilisateur ? Ou bien, avec une naïveté enfantine, s’imaginait-on que ce projectile, le dernier, celui qu’on recevait en principe après avoir perdu conscience, faisait mal, sous prétexte qu’il était tiré à bout portant ? En tout cas, pour beaucoup l’argent du coup de grâce était de l’argent gâché, et l’on s’épargnait volontiers cette dépense. Aimé Propinquor lui-même s’en était dis-pensé. Avarice ? sûrement pas ! Cet homme-là avait donné tout au long de sa vie l’image d’une prodi-galité sans borne. Ce n’était pas à l’instant du tré-pas qu’il allait s’amender. Coquetterie, plutôt, chez lui. Si le corps était décati, le visage était demeuré beau jusque dans la vieillesse et la mort. Quand on

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les croisait en ville, le mot « patricien » montait à la bouche, que ce fût à la vue de Superbe ou à celle d’Aimé. Celui-ci était loin d’avoir mérité un tel titre, évocateur d’une haute conception de sa famille et de soi-même, et dans les meilleurs des cas, de ver-tus civiques et politiques. Il n’avait guère donné là-dedans, et même il faisait profession de s’en moquer. Patricien de la bamboula, aristocrate de la faridon, ça oui, avec ce mélange de morgue et d’élégance qu’on appelle la classe, et un visage qui lui valait toutes les indulgences. Sans doute s’était-il refusé à abîmer ce beau masque, peut-être dans la vague idée qu’il pourrait encore s’avérer utile ? En théorie la machine de Benito guardicci était parfaite. Un ingé-nieux dispositif commandait le pointage des armes et permettait à chacun d’ajuster leur tir convergent en fonction de sa taille et de sa corpulence. Une fois le prix encaissé par le biais d’un écran tactile et d’un banal monnayeur, de minces arceaux de fer se refermaient d’eux-mêmes sur l’autocondamné pour l’immobiliser et le maintenir dans la bonne posi-tion. Pour ce qui était de l’escamotage du corps à la fin du processus, une trappe s’ouvrait derrière le poteau, celui-ci pivotait sur lui-même et s’inclinait vers l’avant tandis que les arceaux rentraient dans leurs logements. Le cadavre libéré tombait dans une bière provisoire qui coulissait ensuite dans une mor-gue à barillet. Une équipe municipale passait soir et matin à bord d’un fourgon sanitaire pour la vider, la nettoyer, approvisonner le peloton en munitions et emporter les corps. Tout cela fonctionnait de la façon la plus satisfaisante. Cependant l’imperfection inhérente aux œuvres humaines s’exprimait dans

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une infime part d’impondérable. Suivant la tension nerveuse et musculaire du sujet à la seconde où la salve le foudroyait, il arrivait qu’en s’effondrant il tournât plus ou moins la tête, ou qu’il la renfonçât plus ou moins dans ses épaules. Véhiculé sur un petit chariot guidé par un rail, l’automate-officier recon-naissable à son épaulette et à son pistolet glissait jusqu’à la hauteur du moribond présumé. C’est à ce stade que les calculs de l’inventeur et l’étalonnage si minutieusement étudié par lui pouvaient être pris en défaut par le facteur aléatoire du degré de réactivité du sujet à la commotion provoquée par les balles. Le coup de grâce, si cette option avait été choisie, pouvait alors aussi bien atteindre la tempe, comme il est de tradition, que frapper en pleine figure, de biais ou de face, fracassant le front ou le menton, crevant un œil ou arrachant le nez à moitié. de tels dérapages n’étaient pas du goût des familles, aux-quelles le défunt était rapporté dans un état déplo-rable. Le bruit de cet inconvénient s’était répandu, contribuant sans doute à la désaffection qui touchait le coup de grâce, puisqu’on était sûr de recevoir son content de mitraille sans avoir besoin d’en user. Tous ces détails, Benoît les tenait de Louise, à qui rien de ce qui avait trait à la mort n’était étranger. Leonello guardicci, qui lui fournissait les yeux de verre des-tinés aux créatures qu’elle naturalisait, ne tarissait pas sur l’invention de son frère.

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