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Université de Franche-Comté École doctorale Langages, espaces, temps, sociétés Doctorat Archéologie Pierre Ouzoulias L’économie agraire de la Gaule : aperçus historiographiques et perspectives archéologiques Texte èse dirigée par M. le Professeur François Favory et soutenue le 1 er février 2006 Jury M. Ch. Goudineau, Professeur au Collège de France, président M. J. Andreau, Directeur d’études à l’EHESS, rapporteur M. J.-M. Carrié, Directeur d’études à l’EHESS M. Ph. Leveau, Professeur émérite de l’université de Provence, rapporteur M. D. Paunier, Professeur émérite des universités de Lausanne et de Genève

L’économie agraire de la Gaule : aperçus

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Page 1: L’économie agraire de la Gaule : aperçus

Universiteacute de Franche-ComteacuteEacutecole doctorale Langages espaces temps socieacuteteacutes

Doctorat

Archeacuteologie

Pierre Ouzoulias

Lrsquoeacuteconomie agraire de la Gaule aperccedilus historiographiques et perspectives archeacuteologiques

Texte

egravese dirigeacutee par M le Professeur Franccedilois Favoryet soutenue le 1er feacutevrier 2006

Jury

M Ch Goudineau Professeur au Collegravege de France preacutesidentM J Andreau Directeur drsquoeacutetudes agrave lrsquoEHESS rapporteur

M J-M Carrieacute Directeur drsquoeacutetudes agrave lrsquoEHESSM Ph Leveau Professeur eacutemeacuterite de lrsquouniversiteacute de Provence rapporteurM D Paunier Professeur eacutemeacuterite des universiteacutes de Lausanne et de Genegraveve

Mais le goucirct de lrsquoHistoire leur eacutetait venu le besoin de la veacuteriteacute pour elle-mecircmePeut-ecirctre est-elle plus facile agrave deacutecouvrir dans des eacutepoques anciennes Les auteurs eacutetant loin

des choses doivent en parler sans passion Et ils commencegraverent le bon Rollinlaquo Quel tas de balivernes raquo srsquoeacutecria Bouvard degraves le premier chapitrelaquo Attends un peu raquo dit Peacutecuchet en fouillant dans le bas de leur biliothegraveque ougrave srsquoentassaient

les livres du dernier proprieacutetaire un vieux juriconsulte maniaque et bel esprit et ayant deacuteplaceacutebeaucoup de romans et de piegraveces de theacuteacirctre avec un Montesquieu et des traductions drsquoHorace ilatteignit ce qursquoil cherchait lrsquoouvrage de Beaufort sur lrsquoHistoire romaine

Tite-Live attribue la fondation de Rome agrave Romulus Salluste en fait honneur aux TroyensdrsquoEacuteneacutee Coriolan mourut en exil selon Fabius Pictor par les stratagegravemes drsquoAttius Tullus si lrsquoon encroit Denys Seacutenegraveque affirme qursquoHoratius Coclegraves srsquoen retourna victorieux et Dion qursquoil futblesseacute agrave la jambe Et La Mothe Le Vayer eacutemet des doutes pareils relativement aux autres peuples

On nrsquoest pas drsquoaccord sur lrsquoantiquiteacute des Chaldeacuteens le siegravecle drsquoHomegravere lrsquoexistence deZoroastre les deux derniers empires drsquoAssyrie Quinte-Curce a fait des contes Plutarque deacutementHeacuterodote Nous aurions de Ceacutesar une autre ideacutee si le Vercingeacutetorix avait eacutecrit ses commentaires

LrsquoHistoire ancienne est obscure par le deacutefaut de documents Ils abondent dans la moderne etBouvard et Peacutecuchet revinrent agrave la France entamegraverent Sismondi

Gustave Flaubert Bouvard et Peacutecuchet chapitre IV

Crsquoeacutetait une ferme de bonne apparence On voyait dans les eacutecuries par le dessus des portesouvert de gros chevaux de labour qui mangeaient tranquillement dans des racircteliers neufs Le longdes bacirctiments srsquoeacutetendait un large fumier de la bueacutee srsquoen eacutelevait et parmi les poules et lesdindons picoraient dessus cinq ou six paons luxe des basses-cours cauchoises La bergerie eacutetaitlongue la grange eacutetait haute agrave murs lisses comme la main Il y avait sous le hangar deux grandescharrettes et quatre charrues avec leurs fouets leurs colliers leurs eacutequipages complets dont lestoisons de laine bleue se salissaient agrave la poussiegravere fine qui tombait des greniers La cour allait enmontant planteacutee drsquoarbres symeacutetriquement espaceacutes et le bruit gai drsquoun troupeau drsquooies retentissaitpregraves de la mare

Gustave Flaubert Madame Bovary premiegravere partie chapitre II

INTRODUCTION

E TRAVAIL tire son origine drsquoune constatation deacutesabuseacutee Dans la preacuteface drsquoun livreconccedilu en 1991 comme un manifeste Claude et Georges Bertrand observaient que

malgreacute ses preacutetentions lrsquoarcheacuteologie agraire nrsquoexistait pas Sans objectif clairement deacutefinideacutepourvue drsquoune meacutethode speacutecifique elle nrsquoeacutetait le plus souvent qursquoun laquo conglomeacuterat derecherches raquo sans projet drsquoensemble 1 Quinze ans plus tard malgreacute de nombreuses recherchesnovatrices il nrsquoest pas outrancier de consideacuterer que ce bilan conserve globalement une certaineacuiteacute dans le domaine de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine Certes comme le leurdemandaient Claude et Georges Bertrand les archeacuteologues ont inteacutegreacute agrave leur pratique lesobjets les reacutesultats et parfois les meacutethodes des sciences naturalistes et de la geacuteographie delrsquoespace Mais cet amalgame nrsquoest pas toujours accompagneacute drsquoune reacuteflexion sur le statut et lafonction fondamentale de la discipline notamment dans ses rapports avec un discourshistorique qui puise sa matiegravere essentiellement dans les sources eacutecrites

C

Refusant drsquoassumer toutes les responsabiliteacutes que lui imposerait sa neacutecessaire eacutemancipationlrsquoarcheacuteologie peine agrave tracer une voie originale en dehors de la primauteacute de lrsquoeacutecrit Partanthormis quelques travaux reacutecents les recherches archeacuteologiques consacreacutees aux campagnes de laGaule semblent souvent porteacutees par des conceptions historiques qursquoelles nrsquoont pas veacuterifieacuteesdans lrsquoinstance de la documentation qursquoelles produisent et dont la validiteacute est parfois contesteacuteepar les historiens eux-mecircmes Cette alleacutegeance agrave des dogmes deacuteclinants est drsquoautant plustroublante que les historiens sont les premiers agrave reconnaicirctre aux sources archeacuteologiques unevaleur intrinsegraveque qui permettrait drsquoappreacutehender selon de nouvelles perspectives heuristiquesdes questions historiographiques anciennes

Des postulats comme ceux de la preacutepondeacuterance du grand domaine de lrsquoautarcie de la villade lrsquoeacuteconomie naturelle de la petite ferme paysanne du deacuteveloppement irreacutepressible du faire-valoir indirect et de lrsquoarchaiumlsme structurel de lrsquoagriculture antique poursuivent donc dans denombreux travaux drsquoarcheacuteologie gallo-romaine une existence tranquille et autonome Ancreacutesdans une tradition historiographique parfois tregraves ancienne ces scheacutemas srsquoimposent commeautant drsquoarguments drsquoautoriteacute et avec encore plus de force qursquoils sont lrsquoaboutissement deconstructions theacuteoriques tregraves eacutelaboreacutees qui ne se laissent pas appreacutehender et deacutemonterfacilement

Sans discuter de la validiteacute des nombreuses approches qui entreprennent de favoriserlrsquoeacutemergence drsquoune discipline renouveleacutee dans ses meacutethodes et ses objets il est apparu utile dereacutefleacutechir dans ce meacutemoire agrave la preacutegnance et agrave la pertinence de plusieurs des concepts autourdesquels le corps de doctrine de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine srsquoest progressivementconstitueacute La meacutethode historiographique a sembleacute la plus adapteacutee pour poursuivre cetteambition De faccedilon tout agrave fait acadeacutemique le travail a donc consisteacute agrave repeacuterer dans laproduction historique moderne les ideacutees fortes les reacutevisions majeures et les tournantseacutepisteacutemologiques deacutecisifs gracircce auxquels se sont construits les discours successifs sur les

1 Bertrand Bertrand 1991 p 16

Introduction 4

campagnes gallo-romaines Srsquoeacutelargissant graduellement la recherche srsquoest naturellement porteacuteesur les contextes drsquoeacutelaboration de ces ideacutees Quiconque a essayeacute de retirer du sol la racine drsquouneronce sait que cette tacircche est ardue Des rhizomes et un enchevecirctrement de reacuteseaux souterrainsque lrsquoon ne soupccedilonnait pas se deacutecouvrent soudain et obligent souvent agrave poursuivre lrsquoopeacuterationdans les parcelles voisines De la mecircme faccedilon lrsquoexercice de geacuteneacutealogie entrepris agrave lrsquooccasion dece meacutemoire a conduit rapidement dans des territoires disciplinaires limitrophes et il a falluconvenir que lrsquohistoire agraire de la Gaule eacutetait difficilement dissociable de celle de lrsquoItalie et deRome et qursquoelle ne pouvait ecirctre correctement analyseacutee sans une connaissance preacutealable desdeacutebats sur la nature de lrsquoeacuteconomie antique

Le champ drsquoinvestigation devenait alors trop vaste et puisqursquoil faut bien assigner des limitesagrave toute entreprise humaine il fut deacutecideacute de conduire ce travail historiographique enprivileacutegiant quelques thegravemes dont lrsquoeacutetude pouvait agrave la fois eacuteclairer les deacutebats anciens sur lescampagnes de la Gaule et permettre de comprendre certaines des proprieacuteteacutes des recherchesactuelles Examinant les travaux historiques de la seconde moitieacute du XVIIIe s il est ainsiapparu que le regard porteacute par les fondateurs de la science eacuteconomique sur lrsquoAntiquiteacute avaittregraves tocirct imposeacute des objets et des cadres de reacuteflexions qui conservaient encore aujourdrsquohui unecertaine actualiteacute Depuis lors les eacutechanges entre les deux disciplines ne se sont jamaiscomplegravetement interrompus et il est peu original de constater que quelques-unes des grandeseacutevolutions de la penseacutee eacuteconomique ont plusieurs fois deacutetermineacute lrsquoapparition de courantshistoriographiques majeurs

Tout en ayant pleinement conscience que les ambitions modestes de ce meacutemoire nepermettaient pas de conduire une analyse pousseacutee des interactions qui unissent ou opposent lespoints de vue des eacuteconomistes et des historiens sur lrsquoAntiquiteacute il a sembleacute utile de srsquoattacher agravedeacutecrire lrsquoeacutemergence de plusieurs de ces outils conceptuels de deacuteterminer lrsquoampleur de leurappropriation ou de leur rejet par les speacutecialistes de Rome et de la Gaule et finalement dereconnaicirctre leur assimilation plus ou moins consciente par les archeacuteologues qui srsquointeacuteressentaux campagnes gallo-romaines Afin de comprendre les connexions et la coheacuterence de ces ideacuteesavec les theacuteories eacuteconomiques qui les ont porteacutees ce projet imposait de preacutesenter rapidementces systegravemes de penseacutee Ce meacutemoire mecircle donc de maniegravere peut-ecirctre un peu heacuteteacuteroclite desdescriptions archeacuteologiques tregraves pointues et des commentaires des travaux drsquoA Smith de J-B Say de J Simonde de Sismondi ou des membres influents de lrsquoeacutecole historique allemandedrsquoeacuteconomie Ces paragraphes scolaires et neacutecessairement incomplets ne se placent pas sur lemecircme plan que les exeacutegegraveses qui leur ont eacuteteacute consacreacutees Ils nrsquoont pas drsquoautre dessein que detenter de restituer des filiations oublieacutees aujourdrsquohui en espeacuterant que cette recherche depaterniteacute incite les archeacuteologues agrave prendre conscience de lrsquoobsolescence de la fragiliteacute ou aucontraire de la pertinence de reacutefeacuterences qursquoils utilisent sans toujours connaicirctre lrsquoorigine Selonces mecircmes principes un chapitre devait ecirctre entiegraverement deacutedieacute agrave lrsquoanalyse marxiste de lrsquohistoireet de lrsquoeacuteconomie antiques aux travaux de M Weber de K Polanyi et de M I Finley Lamatiegravere en a eacuteteacute rassembleacutee mais faute de temps elle nrsquoa pu ecirctre complegravetement ordonneacutee etpreacutesenteacutee dans ce meacutemoire Si le jury trouve quelque inteacuterecirct au travail qui lui est soumis cenouveau chapitre pourrait ecirctre ajouteacute agrave une version corrigeacutee du texte preacutesent

Cependant lrsquohistoire agraire de lrsquoAntiquiteacute ne se confond pas complegravetement avec celle deseacutecoles eacuteconomiques qui ont pu srsquoy inteacuteresser Elle srsquoest aussi construite autour de deacutebats et deconflits historiographiques majeurs qui continuent encore drsquoinfluencer son parcours reacutecentAinsi lrsquoeacutetude des campagnes gauloises est fortement domineacutee par les discussions sur les causesles modaliteacutes et les conseacutequences des deux conquecirctes celle de Rome et des peuplesgermaniques Ces interrogations immeacutemoriales ont pris un tour tregraves particulier dans lecontexte speacutecifique de lrsquohistoire des Eacutetats europeacuteens aux XIXe et XXe s Des thegravemes comme

Introduction 5

lrsquoincorporation de la Gaule agrave lrsquoEmpire la laquo romanisation raquo de ces territoires les formes de cetteacculturation et les relations du nouvel ensemble avec la puissance conqueacuterante sont entreacutees enreacutesonance avec les preacuteoccupations philosophiques et politiques de toute une geacuteneacuterationdrsquohistoriens sur le rocircle et la fonction de lrsquoEacutetat et de la nation du droit et des institutions delrsquoindividu et de la socieacuteteacute De cela il fallait rendre compte non seulement parce que cesreacuteflexions sont domineacutees par les imposantes statures de N Fustel de Coulanges Mommsen et C Jullian mais aussi parce que ces deacutebats et les constructionshistoriographiques qursquoils ont susciteacutees preacutedisposent toujours de faccedilon latente de nombreusesrecherches actuelles

Enfin les recherches documentaires reacutealiseacutees pour ce meacutemoire ont fait apparaicirctre le profitque lrsquoon pouvait tirer drsquoune petite histoire de lrsquoeacutemergence de la discipline archeacuteologique et plusparticuliegraverement de sa composante gallo-romaine et rurale Des bribes de cette reacuteflexioneacutepisteacutemologique sur le statut de lrsquoarcheacuteologie et ses rapports avec les autres disciplines sontpreacutesenteacutees de maniegravere disperseacutee tout au long de ce meacutemoire Malgreacute quelques escapades dansles productions de la Belgique et des pays de langue allemande cette analyse est tropethnocentriste pour ecirctre complegravetement efficace Elle meacuteriterait donc drsquoecirctre approfondie etsurtout eacutelargie agrave drsquoautres pays europeacuteens

Organiseacutee autour de ces trois thegravemes principaux lrsquohistoriographie proposeacutee dans cemeacutemoire nrsquoambitionne donc pas drsquoecirctre exhaustive Elle ne constitue qursquoun parcours subjectif etpartiel dans une production qui nrsquoa pu ecirctre appreacutehendeacutee globalement Selon la belle formulede J-M Carrieacute elle tente simplement de reconstituer un laquo roman des origines raquo et drsquoidentifierlaquo ses fantasmes et ses fixations raquo 2 en espeacuterant que cet exercice ait quelques vertus heuristiquesAfin de faciliter la compreacutehension de ces geacuteneacutealogies des scheacutemas de synthegravese des relationsentre les auteurs et les ideacutees preacutesenteacutees dans ce meacutemoire ont eacuteteacute ajouteacutes dans les annexes agrave uninventaire des œuvres eacutetudieacutees

Soucieux de ne pas laisser le lecteur face agrave une tabula rasa agrave partir des enseignements tireacutesde ces analyses historiographiques il a sembleacute utile de clore ce meacutemoire par une reacuteflexion pluspersonnelle sur lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine Comme elle ne pouvait srsquoappuyer sur uncorpus complet et solidement eacutetabli elle a pris la forme drsquoun essai theacuteorique illustreacute dequelques exemples suggestifs Lrsquousage deacuteterminera si les outils forgeacutes agrave cette occasion sont utilespour mieux appreacutehender le reacuteel Quelle que soit cette reacuteussite ce dernier chapitre preacutesente aumoins lrsquointeacuterecirct de dessiner les contours de recherches qursquoil serait judicieux drsquoentreprendre pourrenouveler certaines des connaissances acquises sur les campagnes gallo-romaines

Alors que lrsquoaventure intellectuelle commenceacutee il y a pregraves de trois ans touche maintenant agrave safin je souhaite exprimer toute ma gratitude agrave M le Professeur Franccedilois Favory qui a accepteacutede diriger ce travail en a faciliteacute grandement la reacutealisation agrave lrsquouniversiteacute de Franche-Comteacute et aeacuteloigneacute agrave plusieurs reprises de ma nef fragile les eacutecueils administratifs qui srsquoeacutetaient dresseacutes sursa route Ainsi je nrsquooublie pas que son intervention efficace a obligeacute le ministegravere de la culture agravehonorer sa signature et a permis mon deacutetachement aupregraves du CNRS Ma reconnaissance vaaussi aux membres de la section no 32 du comiteacute national de la recherche scientifique quimrsquoont fait confiance et ont favoriseacute ce deacutetachement ainsi qursquoaux collegravegues de la maison delrsquoarcheacuteologie et de lrsquoethnologie Reneacute Ginouvegraves de Nanterre qui mrsquoont si gentiment accueilliCet hommage srsquoadresse tout particuliegraverement agrave Mme Fanette Laubenheimer agrave Fernand Avilaet agrave lrsquoeacutequipe de la bibliothegraveque de la MAE

2 Carrieacute 1983 p 244

Introduction 6

Pendant ces trois anneacutees de recherche jrsquoai beacuteneacuteficieacute du soutien de lrsquoaide et du renfort denombreux collegravegues et amis Je leur suis redevable drsquoavoir pu mener cette entreprise jusqursquoagraveson terme Il me plaicirct donc de remercier chaleureusement Jean-Luc Collart et Laure Nuningerpour les informations qursquoils mrsquoont apporteacutees mes collegravegues Isabelle Catteddu Patrick Lemaireet Jean-Marc Seacuteguier qui ont tregraves geacuteneacutereusement mis leur documentation de fouilles agrave madisposition le docteur Edgard Viscon pour son aide eacutemolliente Claire Carillon EacutelianeMontmartin Moustapha Nehmeacute Lola Sleptzoff et Dany Torchy qui ont inlassablement lucorrigeacute et amendeacute tous les textes que je leur ai soumis

Enfin sa grande modestie ducirct-elle en souffrir il convient de dire ici sans retenue tout ceque ce travail doit aux discussions aux leccedilons agrave la confiance et agrave lrsquoamitieacute que nrsquoa cesseacute demrsquoaccorder Paul Van Ossel depuis ce jour de juillet 1984 ougrave il mrsquoa demandeacute de fouillerlrsquoUS 8003 de la villa de la Bosse-Marniegravere En relisant ce meacutemoire jrsquoai sincegraverementlrsquoimpression drsquoavoir seulement mis en forme des ideacutees des critiques et des interrogations dontil mrsquoa fait profiter Je souhaite que ce travail soit accueilli comme lrsquohommage drsquoun eacutelegraveve agrave sonmaicirctre et jrsquoespegravere ne pas ecirctre indigne de cette filiation intellectuelle

Chapitre ILA SECONDE CHUTE DE ROME

rsquoHISTOIRE de lrsquoeacuteconomie antique est une discipline jeune Cl Nicolet 1 a montreacute que soneacutemergence est intimement lieacutee agrave un changement drsquoattitude des historiens vis-agrave-vis de

lrsquoAntiquiteacute et agrave la prise de conscience par les Modernes de la singulariteacute dans lrsquohistoire delrsquohumaniteacute du processus de deacuteveloppement que connaissent les nations europeacuteennes agrave la findu XVIIIe s LrsquoAntiquiteacute nrsquoest plus un modegravele qursquoil faut imiter mais un objet drsquoeacutetude qursquoilconvient drsquoanalyser de maniegravere critique Ce nouveau regard porteacute sur les civilisations anciennespermet agrave la fois de refonder la discipline historique et de saisir par la comparaison lrsquooriginaliteacuteet la supeacuterioriteacute des socieacuteteacutes occidentales modernes

L

Lrsquoeacuteconomie qui se constitue agrave cette eacutepoque en tant que discipline autonome ne pouvaitrester eacutetrangegravere agrave ce mouvement Ses fondateurs les Physiocrates en France et A Smith auRoyaume-Uni pour des raisons diffeacuterentes srsquoattachent agrave deacutecrire un systegraveme eacuteconomique dontla performance repose sur la liberteacute et lrsquoesprit drsquoentreprise des individus Les socieacuteteacutes antiquesleur fournissent agrave ce titre des exemples de fonctionnements eacuteconomiques qursquoils jugent agravelrsquoopposeacute de leurs principes Ce faisant leur critique recoupe celle des historiens quiambitionnent de renouveler lrsquoeacutetude de lrsquoAntiquiteacute et qui souhaitent lrsquoappreacutecier en fonction dedeux critegraveres que leur donne la philosophie des Lumiegraveres la liberteacute et la raison

Ce chapitre se propose drsquoeacuteclairer ce double mouvement effort des historiens pour repenserlrsquoAntiquiteacute selon de nouvelles normes et tentatives des premiers eacuteconomistes de comprendre lessocieacuteteacutes du passeacute agrave la lumiegravere des meacutecanismes eacuteconomiques qursquoils essaient drsquoisoler Laconfrontation de leurs points de vue et les controverses avec leurs opposants permettent decomprendre les avatars drsquoun mouvement de penseacutee qui trouve ses origines dans les eacutecrits desPhysiocrates et son aboutissement dans Lrsquoeacuteconomie politique des Romains publieacutee par A Dureaude La Malle en 1840

I Les Physiocrates et le primat de lrsquoagriculture

LrsquoAntiquiteacute est peu preacutesente dans les travaux des eacuteconomistes qui ont constitueacute sous le nom dePhysiocratie une doctrine coheacuterente sur le rocircle de lrsquoagriculture dans le processus de creacuteationdes richesses et de deacuteveloppement de la socieacuteteacute Lrsquoinfluence de cette theacuteorie sur les conceptionsde leurs contemporains sur le renouveau de lrsquoagronomie et sur les travaux des eacuteconomistes dela fin du XVIIIe s comme A Smith ou Th R Malthus meacuterite toutefois drsquoecirctre examineacutee avecattention On verra aussi que les thegraveses des Physiocrates ont directement ou indirectement

1 Nicolet 1988 p 15-18

Chapitre I La seconde chute de Rome 8

nourri les travaux des historiens qui se sont inteacuteresseacutes agrave lrsquoeacuteconomie agraire de Rome de la findu XVIIIe s jusqursquoagrave nos jours

La Physiocratie est une œuvre collective qui srsquoest constitueacutee par gloses successives agrave partirdes ideacutees de Fr Quesnay 2 Elle repose sur ses travaux theacuteoriques et sur les commentairesparfois tregraves deacuteveloppeacutes drsquoun petit groupe de savants animeacutes par la mecircme deacutevotion pour lestravaux de leur maicirctre et totalement investis dans la diffusion de sa penseacutee Les bases dusystegraveme physiocratique sont poseacutees par Fr Quesnay dans les articles laquo Fermiers raquo et laquo Grains raquoqursquoil eacutecrit pour lrsquoEncyclopeacutedie de Diderot et drsquoAlembert en 1756 et 1757 Elles sont ensuitereprises et exposeacutees drsquoabord de faccedilon tregraves theacuteorique dans le Tableau Eacuteconomique (1758) puisplus pratique dans lrsquoAnalyse de la formule arithmeacutetique du Tableau Eacuteconomique (1766) Cesprincipes eacuteconomiques sont ensuite commenteacutes et appliqueacutes dans des reacuteflexions geacuteneacuterales surlrsquoorganisation sociale par ses disciples au rang desquels il faut citer Mirabeau 3 Dupontde Nemours 4 Le Mercier de La Riviegravere 5 lrsquoabbeacute Baudeau 6 et Le Trosne 7 Il revient agraveDupont de Nemours drsquoavoir rassembleacute les eacutecrits de Fr Quesnay dans Physiocratie ouconstitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain 8

Selon les Physiocrates seule la terre est geacuteneacuteratrice de richesses Lrsquoaction conjugueacutee de lanature du travail de lrsquohomme et des investissements du proprieacutetaire produit annuellement desbiens qui sont consommeacutes par les autres strates de la socieacuteteacute Mais le revenu de la nationsrsquoaccroicirct uniquement quand la valeur de ces biens est supeacuterieure au coucirct des deacutepenses eneacutequipement et en travail qui leur ont eacuteteacute consacreacutees Une fois ces investissements retireacutes ontrouve lrsquoaction du sol qui correspond agrave lrsquoessence mecircme de ce qui est produit Les Physiocratesdeacutecrivent cette part comme le laquo don gratuit de la terre raquo

Les activiteacutes industrielles ne creacuteent pas veacuteritablement de richesse car le travail humain nefait qursquoajouter de la valeur agrave des biens qui sont produits par drsquoautres agrave partir des ressources dela nature Quant au commerce il est totalement steacuterile puisque le vendeur et lrsquoacheteur netransforment en aucune maniegravere les objets de leur neacutegoce Sa fonction qui nrsquoest pas inutile estsimplement de faire circuler le plus efficacement possible les biens de consommation

Ce principe geacuteneacuteral de la formation de la richesse deacutetermine la composition et la fonctiondes classes sociales Ainsi les Physiocrates distinguent la classe productive qui est composeacutee desindividus travaillant la terre seuls ou avec des employeacutes la classe des proprieacutetaires fonciers et laclasse steacuterile qui rassemble tous les autres 9 Ils consacrent de longs deacuteveloppements au rocirclefondamental joueacute dans leur systegraveme par les proprieacutetaires du sol Selon eux ces derniersinterviennent indirectement dans le processus de production en distribuant aux fermiers deslaquo avances raquo qursquoils reacutecupegraverent ensuite sous la forme drsquoune rente Crsquoest donc leurs investissementsdans les exploitations par lrsquoachat de terres drsquoeacutequipements ou le deacuteveloppement de nouvellestechniques qui deacuteterminent la productiviteacute de lrsquoagriculture Comme le deacuteclare Fr Quesnaydans la Philosophie rurale 10 laquo La bonne culture suppose donc des avances suffisantes pour2 Franccedilois Quesnay 1694-17743 Victor Riquetti marquis de Mirabeau (1715-1789) pegravere du reacutevolutionnaire4 Pierre Samuel Dupont de Nemours est neacute agrave Paris en 1739 et mort agrave Eleutherian Mills dans le Delaware en

18175 La biographie de Pierre Le Mercier de La Riviegravere est peu assureacutee il serait neacute agrave Paris vers 1720 ougrave il meurt en

1793 ou 17946 Nicolas Baudeau 1730-17927 Guillaume-Franccedilois Le Trosne 1728-17808 Cet ouvrage est publieacute agrave Leyde en 1767 et agrave Paris en 17689 Analyse du Tableau Eacuteconomique (Physiocrates 1846 p 58)10 La Philosophie rurale a eacuteteacute publieacutee en 1763 par Mirabeau mais le chapitre VII drsquoougrave est tireacutee cette citation

a eacuteteacute reacutedigeacute par Fr Quesnay agrave lrsquoexception du premier et du dernier paragraphe

Chapitre I La seconde chute de Rome 9

lrsquoexploitation un profit assureacute pour lrsquoexploitant et ailleurs diverses deacutepenses pourlrsquoameacutelioration des qualiteacutes deacutefectueuses des terres deacutepenses qui pour la plupart doivent ecirctrefaites par le proprieacutetaire raquo 11 Quand ces laquo avances raquo sont reacuteduites agrave leur minimum le revenude la terre diminue et nrsquoalimente plus que les seuls producteurs il nrsquoy a plus de richesse et lesautres classes de la socieacuteteacute cessent drsquoecirctre alimenteacutees

La fonction du proprieacutetaire est donc tout agrave fait essentielle crsquoest son comportementeacuteconomique qui deacutetermine la vigueur de lrsquoagriculture De plus en consommant le produit dela rente fonciegravere il alimente en richesse les autres classes de la socieacuteteacute Cette analyse qui estlogiquement deacuteduite de la perception qursquoont les Physiocrates de lrsquoorigine de la richesse peutaussi ecirctre consideacutereacutee comme une justification de la proprieacuteteacute priveacutee et des privilegraveges dontbeacuteneacuteficient leurs deacutetenteurs Pour bien comprendre cette position il faut se rappeler que leroyaume de France subit agrave cette eacutepoque des crises frumentaires reacutecurrentes conseacutequencesdrsquoune stagnation chronique de la production agricole La Noblesse qui deacutetient la quasi totaliteacutedes terres est consideacutereacutee comme la principale responsable de cette situation car elle consacrelrsquoessentiel de ses revenus fonciers agrave des deacutepenses somptuaires Dans ce deacutebat les Physiocratesqui deacutefendent les vertus politiques drsquoune monarchie parlementaire agrave lrsquoanglaise prennentclairement position en faveur de lrsquoordre eacutetabli et considegraverent que la domination de la proprieacuteteacutefonciegravere et de ceux qui la possegravedent deacutecoule laquo naturellement raquo de lrsquoimportance de laproduction agricole dans la formation des richesses Les laquo deacutepenses steacuteriles raquo des proprieacutetairessont justifieacutees car elles viennent reacutecompenser les investissements qursquoils consacrent agrave lareproduction et agrave lrsquoentretien du patrimoine 12

Ce qui est condamnable pour eux ce nrsquoest donc pas que les proprieacutetaires touchent unerente alors qursquoils ne participent pas directement agrave la production mais plutocirct qursquoilsnrsquoinvestissent pas assez dans lrsquoagriculture Les Physiocrates deacutefendent donc un projet politiquequi incite les proprieacutetaires agrave diriger plus de capitaux vers la production agricole et agrave diminuerleurs investissements dans la laquo classe steacuterile raquo Ensuite ils souhaitent que les proprieacutetairesprennent la tecircte drsquoun large mouvement de modernisation de lrsquoagriculture qui doit ecirctreencourageacute par lrsquoEacutetat en deacuteveloppant par exemple les acadeacutemies et les socieacuteteacutes agronomiquesFr Quesnay dans ses deux articles de lrsquoEncyclopeacutedie deacutecrit avec beaucoup de preacutecisions lesobjectifs et les modaliteacutes de cette reacutevolution agricole

Il preacuteconise drsquoaugmenter la quantiteacute de fumure apporteacutee agrave la terre en favorisant lastabulation des animaux nourris gracircce aux prairies artificielles 13 Il conseille aux fermiers dereacutealiser les labours avec des chevaux car leur travail est plus rapide et plus efficace Le coucirct deleur acquisition peut ecirctre financeacute par le deacuteveloppement drsquoun assolement qui permet drsquoaccroicirctrela rentabiliteacute de la terre 14 Enfin il considegravere qursquoil est possible de rationaliser les travauxagricoles en les reacutealisant dans le cadre drsquoexploitations plus grandes et mieux doteacutees en mateacuterielIl faut laquo cultiver en grand raquo pour multiplier les deacutepenses et augmenter les profits 15 LesPhysiocrates qui srsquoinspirent des meilleurs expeacuteriences reacutealiseacutees en Grande-Bretagne et dans lesprovinces les mieux cultiveacutees du royaume comme lrsquoIcircle-de-France deacutefendent un reacutegime agrairequi assure des droits sucircrs et permanents au fermier en mecircme temps que des baux de longue

11 Quesnay 1971 p 160 Pour cette citation et toutes les autres de ce chapitre lrsquoorthographe et la typographieont eacuteteacute moderniseacutees Seuls les titres des ouvrages sont citeacutes dans leur version drsquoorigine

12 Analyse du Tableau Eacuteconomique (Physiocrates 1846 p 68)13 Article Grains (Physiocrates 1846 p 273)14 Article Fermiers (Physiocrates 1846 p 222-226)15 Article Fermiers (Physiocrates 1846 p 246)

Chapitre I La seconde chute de Rome 10

dureacutee qui lui permettent drsquoinvestir dans son exploitation comme srsquoil srsquoagissait de sa propreterre 16 Le fermier doit devenir un veacuteritable entrepreneur 17

Dans le deacutebat souvent tregraves theacuteorique sur les avantages respectifs de la grande exploitationen faire-valoir direct du domaine en fermage et de la petite proprieacuteteacute les Physiocratesdeacutefendent clairement le fermage car ils considegraverent que ce reacutegime agraire est le seul quigarantisse lrsquoapport continu de capitaux dans lrsquoagriculture Cette conclusion ne repose pas surun raisonnement argumenteacute mais plutocirct sur le constat de la supeacuterioriteacute de lrsquoeacuteconomie agrairede lrsquoAngleterre du XVIIIe s Ils conseillent donc drsquoabandonner le faire-valoir direct au profit dufermage y compris dans les colonies des Antilles qui utilisent pourtant une main-drsquoœuvreservile

Les Physiocrates et plus particuliegraverement Le Mercier de La Riviegravere qui a eacuteteacute intendant dela Martinique ne portent pas de jugement moral sur lrsquoesclavage mais considegraverent que la traiteparce qursquoelle permet aux proprieacutetaires de remplacer leurs esclaves tous les dix ans environ nefavorise pas lrsquointroduction de meacutethodes culturales plus rationnelles et moins consommatricesde main-drsquoœuvre Ils proposent donc drsquoabolir progressivement la traite et de donner une partiedes terres en fermage aux esclaves La reproduction de la main-drsquoœuvre servile sur le domaineeacutevitera le recours agrave la traite et les esclaves devenus fermiers srsquoinvestiront davantage danslrsquoexploitation de la terre sous la conduite eacuteclaireacutee du maicirctre 18

Le second volet du projet politique des Physiocrates concerne la liberteacute de produire etdrsquoeacutechanger Les impocircts indirects qui entravent la circulation des marchandises les restrictions agravelrsquoexportation des grains les corveacutees et de maniegravere geacuteneacuterale toutes les mesures qui peacutenalisent lesexploitants dans leur activiteacute et la vente de leurs produits sont deacutenonceacutes avec virulence Lesaccents libeacuteraux de cette condamnation ne doivent pas masquer la veacuteritable intention desPhysiocrates qui est de favoriser la circulation de la richesse Lrsquoanalyse de cette diffusion occupeune place tregraves importante dans lrsquoœuvre des Physiocrates Relativement complexe elle deacutecrit lescomportements et la fonction des flux de produits de capitaux et de monnaies Ces diffeacuterentscourants srsquoeacutequilibrent dans un circuit qui est deacutecrit de faccedilon theacuteorique dans le TableauEacuteconomique Cette contribution particuliegraverement novatrice agrave lrsquohistoire de lrsquoanalyse eacuteconomiquene sera pas traiteacutee ici 19 Elle montre toutefois le caractegravere tregraves acheveacute et complet de la theacuteoriedes Physiocrates

Lrsquoobjectif de la Physiocratie est drsquoexpliquer lrsquoaccumulation de la richesse et de fournir desoutils conceptuels qui permettent drsquoappreacutecier de faccedilon quantitative sa circulation et in finela productiviteacute drsquoune socieacuteteacute Ce faisant les Physiocrates ont la certitude drsquoavoir deacutecouvert leslois immuables qui gouvernent toutes les socieacuteteacutes et de pouvoir en les utilisant analyser etreacutesoudre en termes eacuteconomiques les problegravemes sociaux et politiques de leur temps En reacutealisantce projet ils ont parfaitement conscience de jeter les bases drsquoune nouvelle discipline et derenouveler totalement le mode drsquoappreacutehension des socieacuteteacutes humaines Ce programme estclairement revendiqueacute en 1768 par Dupont de Nemours dans De lrsquoorigine et des progregraves drsquounescience nouvelle

Il y a donc une route neacutecessaire pour approcher le plus qursquoil est possible de lrsquoobjet de lrsquoassociation entreles hommes et de la formation des corps politiques Il y a donc un ordre naturel essentiel et geacuteneacuteral qui

16 Article Grains (Physiocrates 1846 p 279)17 Le programme de reacuteformation agricole deacutefendu par les Physiocrates est analyseacute en deacutetail par G Weulersse

(1984 chap II)18 Gauthier 2002 p 6419 Agrave ce propos A Barregravere dans son histoire de lrsquoanalyse eacuteconomique observe que laquo Le systegraveme

physiocratique amorce pour la premiegravere fois une interpreacutetation coheacuterente et syntheacutetique de la productionet de la consommation par la circulation des flux moneacutetaires [hellip] raquo (Barregravere 1994 p 173)

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renferme les lois constitutives et fondamentales de toutes les socieacuteteacutes un ordre duquel les socieacuteteacutes nepeuvent srsquoeacutecarter sans ecirctre moins socieacuteteacutes sans que lrsquoeacutetat politique ait moins de consistance sans que sesmembres se trouvent plus ou moins deacutesunis et dans une situation violente un ordre qursquoon ne pourraitabandonner entiegraverement sans opeacuterer la dissolution de la socieacuteteacute et bientocirct la destruction absolue delrsquoespegravece humaine Voilagrave ce que ne savait pas Montesquieu [hellip] 20

Cet laquo ordre naturel raquo preacuteside agrave lrsquoorganisation de toutes les socieacuteteacutes car il est dicteacute par laforme des relations que lrsquohomme entretient avec la nature Lrsquoimperfection et la ruine desgouvernements ne sont que la conseacutequence de lrsquoincapaciteacute des hommes agrave comprendre et agravesuivre ces lois naturelles 21 Lrsquoabbeacute Baudeau est peut-ecirctre le seul parmi les Physiocrates agravepercevoir que cette deacutemonstration peut devenir un principe drsquoanalyse historique En effetgracircce agrave la Physiocratie il est possible drsquoeacutetudier et de juger les socieacuteteacutes du passeacute en fonction dela faccedilon dont elles ont appliqueacute ou au contraire combattu les laquo regravegles de lrsquoordre naturel raquo Leseacutequations du Tableau Eacuteconomique et les preacuteceptes du bon gouvernement constituent autantdrsquooutils au service de lrsquohistorien Agrave peine constitueacutee lrsquoeacuteconomie part deacutejagrave agrave la conquecircte dessources historiques Le passage dans lequel lrsquoabbeacute Baudeau confie au lecteur lrsquoampleur de cettereacuteveacutelation meacuterite drsquoecirctre citeacute en totaliteacute

[hellip] si vous voyez cette race preacutecieuse [les fermiers] estimeacutee autant qursquoelle doit lrsquoecirctre si vous trouvezpartout lrsquoinstruction lrsquoexpeacuterience reacutepandant de plus en plus de grandes lumiegraveres sur toutes les branchesde lrsquoart productif si vous ne voyez ni gecircnes ni contraintes ni vexations qui avilissent qui subjuguentqui deacutepouillent et deacutegoucirctent les cultivateurs si vous voyez le fonds de leurs richesses drsquoexploitationsrsquoaccroicirctre de plus en plus et srsquoemployer de plus en plus aux travaux fructifiants des trois regravegnes diteshardiment que lrsquoEacutetat prospegravere au grand avantage de toute lrsquohumaniteacute Je ne puis me dispenser ici decommuniquer agrave mes lecteurs une reacuteflexion qui leur paraicirctra peut-ecirctre de quelque utiliteacute Combiendrsquohistoires de regravegnes et drsquoempires changeraient totalement de face eacutetant relues et jugeacutees drsquoapregraves cetteconsideacuteration si simple et je crois si certaine 22

Cette citation montre bien que la Physiocratie est eacutegalement une philosophie de lrsquohistoireLe progregraves humain nrsquoest qursquoun long cheminement vers la deacutecouverte et lrsquoobservation deslaquo regravegles de lrsquoordre naturel raquo Les œuvres des Physiocatres contiennent drsquoailleurs plusieurspassages consacreacutes aux processus historiques qui expliquent lrsquoeacutemergence des socieacuteteacutes modernesoccidentales Le Moyen Acircge est ainsi consideacutereacute comme une peacuteriode au cours de laquelle lesconditions drsquoune exploitation raisonneacutee des ressources agricoles eacutenumeacutereacutees ci-dessus par lrsquoabbeacuteBaudeau se sont mises progressivement en place Agrave lrsquoinverse la deacutecadence de Rome srsquoexpliqueessentiellement par son incapaciteacute agrave deacutevelopper et agrave proteacuteger la classe des producteurs 23 LaReacutepublique dans les premiers siegravecles de Rome avait su concevoir un systegraveme politiqueharmonieux soucieux de favoriser les inteacuterecircts de lrsquoagriculture Le deacuteveloppement de la grandeproprieacuteteacute aux deacutepens des classes moyennes les importations de grains et leur distributiongratuite agrave la plegravebe romaine lrsquoaugmentation des impocircts indirects ont ruineacute cet eacutequilibre etprovoqueacute la disparition de lrsquoEmpire On connaicirct le succegraves historiographique de cette thegravese LesPhysiocrates sont sans doute les premiers agrave consideacuterer que lrsquohistoire de Rome peut ecirctre eacutetudieacutee

20 Physiocrates 1846 p 337-338 les italiques sont de lrsquoauteur21 Le Mercier de La Riviegravere Lrsquoordre naturel et essentiel des socieacuteteacutes politiques 1767 (Physiocrates 1846 p 527)22 Premiegravere introduction agrave la philosophie eacuteconomique ou Analyse des Eacutetats policeacutes 1771 (Physiocrates 1846

p 701)23 laquo Rome a su vaincre et subjuguer beaucoup de nations mais elle nrsquoa pas su gouverner Elle a spolieacute les

richesses de lrsquoagriculture des pays soumis agrave sa domination degraves-lors la force militaire a disparu ses conquecirctesqui lrsquoavaient enrichie lui ont eacuteteacute enleveacutees et elle srsquoest trouveacutee livreacutee elle-mecircme sans deacutefense au pillage et auxviolences de lrsquoennemi raquo Analyse du Tableau Eacuteconomique (Physiocrates 1846 p 69)

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par lrsquoanalyse des ses institutions et de son eacuteconomie agraires Agrave tout le moins leurs travauxmarquent lrsquoirruption de lrsquoeacuteconomie dans lrsquohistoire de lrsquoAntiquiteacute

Il est neacuteanmoins difficile drsquoeacutetablir une continuiteacute historiographique directe entre lestheacuteories physiocratiques et le renouveau de lrsquointeacuterecirct des historiens pour les problegravemes agrairesLe systegraveme physiocratique a eacuteteacute complegravetement discreacutediteacute par la Reacutevolution qui a totalementbouleverseacute lrsquoordre laquo naturel raquo que Fr Quesnay et ses disciples croyaient immuable et parlrsquoessor de lrsquoindustrie qui est rapidement apparue comme la principale productrice de richesseLa Physiocratie eacutetait dans ses principes et son projet politique beaucoup trop associeacutee aulaquo royaume agricole raquo de la France du XVIIIe s pour lui survivre au-delagrave de ce siegravecle Il nrsquoendemeure pas moins que les reacuteflexions des Physiocrates sur le rocircle de lrsquoagriculture ont alimenteacuteles œuvres des premiers eacuteconomistes laquo classiques raquo A Smith Th R Malthus J-B Say et unpeu plus tard de K Marx par lrsquointermeacutediaire de D Ricardo Crsquoest aussi dans leurs travaux queles historiens de lrsquoeacuteconomie antique du deacutebut du XIXe s puisent bon nombre de leursconceptions et de leurs outils meacutethodologiques sans toujours srsquoapercevoir qursquoils doivent leurformulation agrave lrsquoeacutecole physiocratique

II Les eacuteconomistes laquo classiques raquo et lrsquoAntiquiteacute

Les eacuteconomistes ont pris lrsquohabitude de rassembler sous le terme de laquo classique raquo les travauxproduits par un petit nombre de penseurs entre la fin du XVIIIe s et le deacutebut du XIXe s Ilsconsidegraverent en effet que les œuvres drsquoA Smith de J-B Say de Th R Malthus et de DRicardo forment un corps de doctrine qui fonde un courant de la penseacutee eacuteconomique qui sedeacuteveloppe pendant tout le XIXe s et compte encore aujourdrsquohui de nombreux repreacutesentantsLrsquoorigine de ce mouvement est agrave chercher dans la publication par A Smith 24 de lrsquoEnquecircte surla nature et les causes de la richesse des nations (1776) 25 Ce travail fondateur a eacuteteacute poursuivi etapprofondi par J-B Say 26 dans son Traiteacute drsquoeacuteconomie politique (1803) et surtout dans le Courscomplet drsquoeacuteconomie politique pratique (1828-1829) Tous reconnaissent agrave ce dernier ouvrage lemeacuterite drsquoavoir exposeacute clairement et selon un plan meacutethodique les ideacutees formuleacutees de faccedilonparfois confuse par A Smith Toutefois son apport ne se limite pas agrave un commentaire ou agraveune glose savamment ordonneacutee des principaux eacuteleacutements de la Richesse des nations Surplusieurs points J-B Say critique les conclusions de son maicirctre et propose des interpreacutetationsdivergentes 27 Th R Malthus 28 qui nrsquoest pas seulement lrsquoauteur de lrsquoEssai sur le principe depopulation 29 srsquoest attacheacute quant agrave lui au problegraveme de la formation de la richesse dans sesPrincipes drsquoeacuteconomie politique (1820) 30 Le dernier nom associeacute agrave lrsquoeacutecole laquo classique raquo est celuide D Ricardo 31 Il convient neacuteanmoins de reconnaicirctre que ses ideacutees exposeacutees dans son œuvremaicirctresse Principes de lrsquoeacuteconomie politique et de lrsquoimpocirct 32 sont originales et divergent de celles

24 Adam Smith 1723-179025 An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations26 Jean-Baptiste Say 1767-183227 On doit agrave J A Schumpeter la laquo reacutehabilitation raquo des travaux de J-B Say (Schumpeter 1983 p 161) cf

aussi Barregravere 1994 p 34128 Thomas Robert Malthus 1766-183429 An Essay on the Principle of Population as it Affects the Future Improvement of Society La premiegravere eacutedition de

1798 est anonyme la seconde est publieacutee agrave Londres en 180330 Principles of Political Economy Considered with a View to their practical Application31 David Ricardo 1772-182332 On the Principles of Political Economy and Taxation est publieacute en 1817

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drsquoA Smith sur plusieurs des positions essentielles de sa theacuteorie Il propose ainsi pour se limiterau champ drsquoinvestigation de ce meacutemoire une interpreacutetation de la constitution de la rentefonciegravere fondamentalement diffeacuterente de celles drsquoA Smith et de J-B Say

Au-delagrave de leurs divergences la posteacuteriteacute a reacuteuni ces savants au sein drsquoune mecircme eacutecole carcomme le souligne A Barregravere leurs œuvres ont largement contribueacute apregraves celles desPhysiocrates agrave la constitution drsquoun systegraveme drsquoeacuteconomie politique reposant sur lrsquoanalyse delrsquoactiviteacute eacuteconomique et la deacutetermination des regravegles geacuteneacuterales qui lrsquoorganisent 33 Ce meacutemoirenrsquoa pas pour dessein drsquoexposer dans le deacutetail les diffeacuterentes theacuteories qui se rattachent agrave cesystegraveme Il est neacuteanmoins utile de montrer en quoi il se distingue de celui des Physiocrates etsurtout de comprendre la place et la fonction qursquoil reacuteserve agrave la production agricole

Les Physiocrates on lrsquoa vu srsquoeacutetaient donneacutes pour tacircche de deacutecouvrir les lois laquo naturelles raquoimmanentes qui reacuteglaient lrsquoorganisation de la production et partant celle de toute socieacuteteacutehumaine Ce projet comprenait neacutecessairement une dimension morale et philosophique Lestenants de lrsquoeacutecole laquo classique raquo ont au contraire la certitude de travailler uniquement sur desfaits eacuteconomiques autonomes qursquoils appreacutehendent de maniegravere objective et scientifique Leursconstructions theacuteoriques reposent en effet sur un postulat qursquoils jugent constitutif de toutesocieacuteteacute humaine dans leurs activiteacutes eacuteconomiques les individus deacuteterminent essentiellementleur conduite en fonction de leur profit et de leur volonteacute de srsquoassurer des conditions de viemeilleures Les institutions eacuteconomiques naissent naturellement de la confrontation et delrsquoadaptation reacuteciproque de ces inteacuterecircts individuels Sans contrainte exteacuterieure et agrave la conditiondu respect des liberteacutes des individus les socieacuteteacutes srsquoorganisent harmonieusement et de faccedilonautonome La richesse des nations ne repose pas sur lrsquoagriculture comme dans le systegravemephysiocratique mais sur la somme et lrsquoagencement des inteacuterecircts personnels

Les Physiocrates concevaient lrsquoeacuteconomie comme le reacutesultat drsquoeacutechanges entre des classesayant des objectifs speacutecifiques A Smith et ses continuateurs ont une vision laquo atomiste raquo de lasocieacuteteacute Ils lrsquoimaginent comme un organisme mis en mouvement par le simple jeu desinteractions entre les individus qui le composent En cherchant le bonheur chaque hommecontribue au progregraves de la socieacuteteacute comme srsquoil eacutetait guideacute par une laquo main invisible raquo Agrave lrsquoeacutechelleinternationale les relations entre les Eacutetats obeacuteissent aux mecircmes principes Les eacutechanges entreles nations ne sont pas qualitativement diffeacuterents des rapports eacuteconomiques qui unissent lesindividus

Il srsquoagit bien sucircr drsquoun nouveau dogme qui doit beaucoup aux conceptions de D Hume surles passions comme moteur de lrsquoaction Les reacuteflexions de Voltaire et plus encore de D Diderotsur lrsquoorganisation du vivant ont nourri un courant de la penseacutee des Lumiegraveres qui a pu aussiinfluencer les reacuteflexions des eacuteconomistes laquo classiques raquo Dans le Recircve de drsquoAlembert 34D Diderot deacutecrit ainsi un organisme qui se faccedilonne et se complexifie progressivement gracircceaux interactions de ses composants essentiels 35 La socieacuteteacute telle que la conccediloit A Smith seconstruit selon le mecircme principe Mais le parallegravele srsquoarrecircte lagrave car D Diderot admet sansdifficulteacute que cette croissance peut aboutir agrave la naissance drsquoun monstre alors que leseacuteconomistes laquo classiques raquo ne doutent pas que lrsquoenrichissement individuel en lrsquoabsence decontrainte conduise les nations vers le progregraves

Crsquoest parce qursquoils sont persuadeacutes de la capaciteacute naturelle des socieacuteteacutes humaines agrave sedeacutevelopper harmonieusement que les eacuteconomistes laquo classiques raquo comme les Physiocrates mais

33 Barregravere 1994 p 33334 Le Recircve de drsquoAlembert aurait eacuteteacute eacutecrit en 1769 mais il est publieacute pour la premiegravere fois en 1830 Les ideacutees

deacuteveloppeacutees par D Diderot sont toutefois deacutejagrave en partie preacutesentes dans lrsquoœuvre de J Locke35 laquo [hellip] une machine qui srsquoavance agrave sa perfection par une infiniteacute de deacuteveloppements successifs raquo Recircve de

drsquoAlembert (Diderot 1951 p 907)

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pour des raisons diffeacuterentes deacutefendent la liberteacute drsquoentreprendre Ils considegraverent donc quelrsquounique rocircle de lrsquoEacutetat est de la preacuteserver en renonccedilant agrave toute intervention dans le domaineeacuteconomique La loi de lrsquooffre et de la demande doit devenir le seul principe reacutegulateur de cessystegravemes et il suffit pour cela de veiller au respect de la libre concurrence Pour J-B Saylrsquoexemple agrave suivre nrsquoest plus celui du Royaume-Uni mais de la jeune nation des Eacutetats-UnisdrsquoAmeacuterique 36

Lrsquoapport essentiel des eacuteconomistes laquo classiques raquo reacuteside dans le rocircle fondamental qursquoilsattribuent au travail En rupture totale avec la penseacutee des Physiocrates ils considegraverent que larichesse provient de la valeur que le travail ajoute agrave toutes les productions humaines Il nrsquoy adonc plus de laquo classe steacuterile raquo Lrsquoindustrie est au contraire le secteur de lrsquoeacuteconomie dans lequel ilse creacutee le plus de richesse Lrsquoeacutepargne lrsquointeacuterecirct et le capital sont des facteurs qui contribuent agraveameacuteliorer et agrave deacutevelopper ce processus productif Le cycle de formation de la richesse reposesur la consommation qui elle mecircme deacutecoule de la neacutecessiteacute pour les hommes de se procurer cequi leur manque Il est alimenteacute en permanence par la satisfaction de leurs besoins vitaux etamplifieacute par le deacutesir drsquoacqueacuterir le superflu 37 J-B Say considegravere mecircme que la production a uneffet drsquoentraicircnement sur la consommation et que se sont finalement les produits qui creacuteent lesbesoins la demande et les marcheacutes 38

Le nombre maximum de consommateurs nrsquoest deacutetermineacute que par la quantiteacute de denreacuteesproduite par une nation 39 On sait que ce problegraveme a eacuteteacute eacutetudieacute par Th R Malthus Leseacuteconomistes laquo classiques raquo ont une foi absolue en la capaciteacute drsquoaccroissement de lrsquoindustrieqursquoils jugent sans limite 40 Ils ont en revanche parfaitement conscience du faible niveau dedeacuteveloppement de lrsquoagriculture de leur eacutepoque et considegraverent qursquoelle nrsquoest pas en mesure de sedeacutevelopper dans les mecircmes conditions Sa croissance est limiteacutee par la fertiliteacute du sol et agrave ladifficulteacute de la division du travail 41 Ils ont neacuteanmoins la certitude que les progregraves delrsquoindustrie profitent eacutegalement agrave lrsquoagriculture et que ces deux branches de lrsquoeacuteconomie sontindissociables Il nrsquoy a pas pour eux de seacuteparation entre la campagne et la ville lrsquoaugmentationde la consommation accroicirct le nombre de citadins et ouvre ainsi des deacuteboucheacutessuppleacutementaires aux productions agricoles 42

Le rocircle essentiel que les eacuteconomistes laquo classiques raquo attribuent agrave lrsquoindustrie dans le processusde production de la richesse les amegravene agrave envisager lrsquoAntiquiteacute avec un autre regard que celuides Physiocrates Pour A Smith et J-B Say ce qui caracteacuterise avant tout les socieacuteteacutes antiqueset les distingue fondamentalement de celles de lrsquoEurope moderne crsquoest lrsquoabsence dedeacuteveloppement du secteur artisanal Les Physiocrates attribuaient le deacuteclin des socieacuteteacutesantiques aux carences de leurs reacutegimes agraires les eacuteconomistes laquo classiques raquo pensent que crsquoestle faible essor de leur laquo industrie raquo qui est responsable de lrsquoeacutetat archaiumlque de leur agriculture etfinalement de leur stagnation Autrement dit la croissance des productions artisanales encreacuteant des consommateurs aurait pu offrir agrave lrsquoagriculture antique les nouveaux marcheacutes qui

36 laquo Il est preacutecieux pour lrsquohumaniteacute qursquoune nation entre les autres se conduise en chaque circonstancedrsquoapregraves des principes libeacuteraux raquo (Say 1841 p 145)

37 laquo Ce sont les besoins geacuteneacuteraux et constants drsquoune nation qui lrsquoexcitent agrave produire afin de se mettre enpouvoir drsquoacheter et qui par lagrave donnent lieu agrave des consommations constamment renouveleacutees et favorables aubien-ecirctre des familles raquo (Say 1841 p 147)

38 laquo [hellip] crsquoest la production qui ouvre des deacuteboucheacutes aux produits raquo (Say 1841 p 138) Cette observation deJ-B Say a eacuteteacute incorporeacutee dans le credo de la penseacutee eacuteconomique laquo classique raquo sous le nom de laquo loi desdeacuteboucheacutes raquo

39 Say 1841 p 14840 Smith 1995 p 19441 Say 1841 p 9742 Smith 1995 p 194 et 783 Say 1841 p 144

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auraient permis de la sortir de sa leacutethargie Le changement de perspective par rapport agrave lavision des Physiocrates est radical Toute lrsquoattention est maintenant porteacutee sur la laquo productionindustrielle raquo Ce qursquoil convient drsquoexpliquer ce nrsquoest plus le retard de lrsquoagriculture qui est uneconseacutequence mais lrsquoabsence de deacuteveloppement du secteur artisanal responsable de tous lesmaux des socieacuteteacutes antiques

A Smith et J-B Say perccediloivent clairement le Moyen Acircge comme une peacuteriode au cours delaquelle ont eacutemergeacute les formes drsquoorganisation eacuteconomique et sociale qui se sont ensuitedeacuteveloppeacutees agrave la Renaissance puis agrave la peacuteriode moderne pour finalement permettre lrsquoavegravenementdes socieacuteteacutes capitalistes de leur temps LrsquoAntiquiteacute leur apparaicirct au contraire comme unmoment figeacute de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute une peacuteriode qui ne connaicirct durant les dix siegravecles deson existence aucune eacutevolution majeure du point de vue de lrsquoeacuteconomie Lrsquoagriculture etlrsquoartisanat loin de se perfectionner ont mecircme fortement deacuteclineacute avec la fin de lrsquoEmpireromain Pour eux le problegraveme majeur est donc drsquoexpliquer cette stagnation

Les reacuteponses apporteacutees par les eacuteconomistes laquo classiques raquo agrave cette question ne sont pasentiegraverement originales et empruntent une partie de leur argumentaire agrave la penseacutee desPhysiocrates En effet ils considegraverent comme ces derniers que le blocage de la socieacuteteacute antiqueest la conseacutequence de lrsquoincapaciteacute des Anciens agrave traiter les problegravemes en fonction de critegravereseacuteconomiques La formulation la plus claire de cette ideacutee se trouve comme souvent danslrsquoœuvre de J-B Say laquo Les eacutecrits des anciens leur leacutegislation leurs traiteacutes de paix leuradministration des provinces conquises annoncent qursquoils nrsquoavaient aucune ideacutee juste sur lanature et les fondements de la richesse sur la maniegravere dont elle se distribue et sur les reacutesultatsde sa consommation raquo 43 On connaicirct la posteacuteriteacute de ce constat que lrsquoon retrouve en destermes similaires jusque dans Lrsquoeacuteconomie antique de M I Finley 44

A Smith avance une autre explication compleacutementaire de la preacuteceacutedente Il considegravere que lasocieacuteteacute antique est incapable drsquoeacutevoluer et de progresser car elle repose essentiellement surlrsquoesclavage Comme il est impossible de demander agrave un esclave drsquoecirctre inventif tout le processuseacuteconomique srsquoest trouveacute bloqueacute et condamneacute agrave la reproduction de tacircches simples etreacutepeacutetitives 45 Cela est vrai pour la production industrielle mais aussi et surtout pourlrsquoagriculture La deacutenonciation de lrsquoesclavage drsquoA Smith repose davantage sur ses conceptionsmorales et religieuses que sur une analyse comparative des diffeacuterents modes de production Ilne peut imaginer selon ses principes qursquoune socieacuteteacute puisse prospeacuterer en privant une partie deses membres de leur liberteacute

Opposeacutes aux Physiocrates sur le rocircle de lrsquoagriculture dans lrsquoeacutelaboration de la richesse leseacuteconomistes laquo classiques raquo nrsquoen partagent pas moins lrsquoessentiel de leurs conclusions sur laqualiteacute des reacutegimes agraires ou la fonction du proprieacutetaire Comme les Physiocrates leseacuteconomistes laquo classiques raquo considegraverent que le fermage est le meilleur systegraveme car il permet dedissocier la proprieacuteteacute de lrsquoexploitation Le fermier qui dispose de baux de longue dureacutee agrave lacondition qursquoils soient garantis par le proprieacutetaire a la possibiliteacute drsquoinvestir dans lrsquoexploitationsans risquer drsquoen perdre le produit Il peut cultiver sa ferme avec autant drsquoapplication que srsquoilsrsquoagissait de son propre bien De son cocircteacute le proprieacutetaire possegravede drsquoimportants capitaux qursquoilconsacre agrave des investissements de longue dureacutee comme la creacuteation de routes ou lrsquoaccroissementdu domaine A Smith et J-B Say arrivent agrave ces conclusions par des raisonnements qui sontpourtant fondamentalement diffeacuterents de ceux des Physiocrates Ils appliquent en effet agravelrsquoeacuteconomie agricole les outils qursquoils utilisent pour analyser la production industrielleLrsquoexploitation agricole perd sa speacutecificiteacute elle est assimileacutee agrave une entreprise artisanale J-B Say43 Say 1841 p 1744 Finley 1975 p 2145 Smith 1995 p 781

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deacutecrit mecircme lrsquoagriculture comme laquo une manufacture de produits agricoles raquo 46 Quand ledomaine est affermeacute tout ce passe finalement comme si le fermier eacutetait agrave la tecircte drsquouneentreprise loueacutee au proprieacutetaire du sol 47

On a vu plus haut que cette perception de lrsquoeacuteconomie rurale eacutetait largement influenceacutee parla situation des campagnes britanniques A Smith et J-B Say considegraverent qursquoelles constituentle point drsquoaboutissement drsquoune agriculture eacutevoluant vers plus de rationaliteacute et de productiviteacuteCrsquoest drsquoailleurs agrave lrsquoaune de ce modegravele qursquoils examinent lrsquohistoire de lrsquoeacuteconomie ruraleeuropeacuteenne Le premier deacutenonce de faccedilon virulente lrsquoemploi des esclaves dans lrsquoagriculture 48Srsquoappuyant sur les eacutecrits de Pline et de Columelle il considegravere que le grand domaineesclavagiste est responsable du deacuteclin de lrsquoeacuteconomie rurale italienne Agrave lrsquoinverse il pense que ledeacuteveloppement du fermage le renforcement des droits du tenancier et lrsquoallongement des bauxsont agrave lrsquoorigine de lrsquoexpansion agricole des socieacuteteacutes meacutedieacutevales 49 Cet essor a eacuteteacute amplifieacute agrave lafin du Moyen Acircge par lrsquoaccroissement des populations urbaines et la multiplication desrelations commerciales 50 J-B Say reprend et approfondit cette analyse en srsquoattachantdavantage agrave lrsquohistoire de lrsquoesclavage Son interpreacutetation de lrsquoapparition du servage est drsquoailleursoriginale pour lrsquoeacutepoque

Il estime qursquoau deacutebut du Moyen Acircge la fin des conflits lieacutes aux invasions ne permet plusaux laquo successeurs des conqueacuterants raquo de se procurer facilement des esclaves Ils sont donc obligeacutesdrsquoorganiser leur reproduction en les installant avec leur famille sur des lots du domaineLrsquoesclave beacuteneacuteficie drsquoune semi-liberteacute et cultive cette terre pour son compte Il doit eneacutechange des prestations en nature qursquoil effectue sur la partie du domaine que le maicirctreexploite en faire-valoir direct Cette concession se transforme en une quasi proprieacuteteacute au profitdu serf qui ne peut toutefois quitter sa terre Lrsquoattachement agrave la glegravebe est pour le maicirctre lagarantie de ne pas ecirctre totalement deacuteposseacutedeacute de son bien 51 Dans la grande controverse sur lanature du colonat et lrsquoorigine du servage J-B Say peut-ecirctre parce qursquoil en ignore les termesapporte une contribution singuliegravere car essentiellement fondeacutee sur des argumentseacuteconomiques Il nrsquoest pas loin de consideacuterer en effet que la relation du colon au maicirctre reposedavantage sur un contrat synallagmatique que sur un rapport de force Ce sont donc descontraintes eacuteconomiques qui ont obligeacute les proprieacutetaires agrave modifier la condition des esclaves etfavoriseacute ainsi lrsquoapparition du servage J-B Say srsquoeacutecarte radicalement de la thegravese classiqueencore tregraves vigoureuse agrave son eacutepoque qui attribuait la fin de lrsquoesclavage agrave lrsquoessor duchristianisme

En conclusion de son eacutetude historique J-B Say considegravere que le reacutegime foncier fondeacute surle servage nrsquoeacutetait pas tregraves productif car il limitait consideacuterablement les investissements des serfset du seigneur Lrsquoabsenteacuteisme de ces derniers leur goucirct pour les deacutepenses non productivescontribuegraverent finalement au blocage de lrsquoeacuteconomie agraire 52 Le salut vint du deacuteveloppement

46 Say 1852 p 20547 Say 1841 p 41348 laquo Il ressort me semble-t-il de lrsquoexpeacuterience de tous les temps et de toutes les nations que lrsquoouvrage fait par des

esclaves quoiqursquoil paraisse ne coucircter que leur entretien est en deacutefinitive le plus cher de tous Un homme quinrsquoacquiert point de proprieacuteteacute ne peut avoir drsquoautre inteacuterecirct que de manger autant que possible et detravailler aussi peu que possible raquo Smith 1995 p 444

49 Smith 1995 p 44850 A Smith consacre tout le chapitre IV de la Richesse des nations agrave la preacutesentation et agrave lrsquoexplication de ce

pheacutenomegravene51 Say 1852 p 22852 Say 1852 p 229

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du fermage et de lrsquoessor du commerce et de lrsquoindustrie qui modifiegraverent radicalement lesrapports sociaux 53

En apparence les analyses historiques drsquoA Smith et de J-B Say aboutissent agrave desconclusions tregraves proches de celles des Physiocrates On ne saurait srsquoen eacutetonner si lrsquoon estimeavec J A Schumpeter 54 que la Richesse des nations ne renferme aucune ideacutee neuve mais queson seul meacuterite est drsquoavoir incorporeacute dans un systegraveme de penseacutee coheacuterent toutes lesobservations et les conceptions produites par la reacuteflexion sur lrsquoeacuteconomie durant tout leXVIIIe s Cela est sans doute vrai quand on observe comme le fait le savant autrichienlrsquoeacutevolution de la penseacutee eacuteconomique sur la longue dureacutee La comparaison entre la meacutethodedrsquoanalyse historique des Physiocrates et celle de laquo lrsquoeacutecole classique raquo illustreacutee par les passagespreacutesenteacutes plus haut oblige toutefois agrave ecirctre plus nuanceacute Les premiers ont eacutetudieacute lrsquohistoire delrsquohumaniteacute en fonction drsquoun principe non deacutemontreacute que lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes occidentales arapidement frappeacute drsquoobsolescence En placcedilant lrsquoindividu au cœur du processus historique lesseconds ont semble-t-il refondeacute la discipline Ils ont en effet donneacute agrave lrsquohistorien le moyendrsquoexpliquer rationnellement le deacuteveloppement des socieacuteteacutes humaines en montrant que leshommes et les nations qursquoils composent sont en dernier ressort reacutegis par la neacutecessiteacute deconsommer Ce deacutesir peut ecirctre nieacute contrarieacute ou deacutetourneacute il nrsquoen deacutetermine pas moinslrsquoorganisation et le deacuteveloppement des collectiviteacutes Lrsquoessor de lrsquohumaniteacute peut alors ecirctreconsideacutereacute comme un long cheminement vers une socieacuteteacute ideacuteale dans laquelle rien ne contrarielrsquoaccumulation de la richesse Son histoire est celle des obstacles et des blocages imposeacutes parles individus et les institutions aux principes de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo

Quelles ont eacuteteacute les influences de ces conceptions sur le travail des historiens Les filiationssont difficiles agrave eacutetablir car selon la tradition acadeacutemique de lrsquoeacutepoque les historiens ne citentque les sources antiques et rarement les travaux de leurs confregraveres Les reacutefeacuterences aux œuvresdes eacuteconomistes laquo classiques raquo sont donc rares et ne permettent pas drsquoeacutetablir avec certitude lageacuteneacutealogie des eacutechanges entre les deux disciplines Le problegraveme ne se pose drsquoailleurs pas en cestermes Les champs disciplinaires de lrsquohistoire et de lrsquoeacuteconomie ne sont pas agrave cette eacutepoqueaussi preacuteciseacutement borneacutes qursquoaujourdrsquohui A Smith nrsquoa pas le sentiment de changer dediscipline lorsqursquoil traite de Rome ou du Moyen Acircge occidental De mecircme nombredrsquohistoriens partagent les objectifs des premiers eacuteconomistes Crsquoest le cas de G-M Butel-Dumont dont les travaux seront plus preacuteciseacutement examineacutes dans les paragraphes agrave venirEnfin il serait fautif drsquoimaginer que la science eacuteconomique est sortie tout armeacutee du cerveaudes fondateurs de laquo lrsquoeacutecole classique raquo Son eacutemergence est la conseacutequence drsquoun mouvementintellectuel tregraves vaste qui touche lrsquoensemble des disciplines qui agrave cette eacutepoque srsquointeacuteressent agravelrsquohomme dans ses relations avec la nature et ses semblables Lrsquohistoire et singuliegraverement cellede lrsquoAntiquiteacute a connu comme lrsquoeacuteconomie une eacutevolution eacutepisteacutemologique qui aprofondeacutement renouveleacute ses objectifs et ses meacutethodes Il est piquant de noter agrave ce titre quelrsquoexemple le plus brillant de cette nouvelle faccedilon drsquoeacutecrire lrsquohistoire lrsquoHistory of the Decline andFall of the Roman Empire 55 drsquoEd Gibbon a commenceacute de paraicirctre en 1776 la mecircme anneacuteeque la Richesse des nations

Ed Gibbon nrsquoest pas isoleacute dans son temps il est lrsquoheacuteritier drsquoun mouvement de penseacutee qui sedeacuteveloppe durant tout le XVIIIe s et modifie progressivement le regard porteacute sur lrsquoAntiquiteacuteCe patient travail de deacutemystification a eacuteteacute eacutetudieacute avec beaucoup de rigueur parM Raskolnikoff Il trouve ses preacutemices dans les travaux de Louis de Beaufort (1703-1795) qui

53 Say 1852 p 50354 Schumpeter 1983 p 262-26355 Une traduction en franccedilais paraicirct la mecircme anneacutee chez Debure Elle a eacuteteacute reacutealiseacutee par Leclerc de Septchecircnes

qui aurait eacuteteacute aideacute par Louis XVI

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est lrsquoun des premiers agrave comprendre la neacutecessiteacute de soumettre agrave la critique les sources eacutecritesleacutegueacutees par lrsquoAntiquiteacute 56 Il nrsquoest pas possible de rendre compte ici de lrsquoanalysehistoriographique tregraves preacutecise meneacutee par M Raskolnikoff Un sort similaire doitmalheureusement ecirctre reacuteserveacute aux travaux essentiels de Cl Nicolet sur la formation delrsquohistoire eacuterudite de lrsquoAntiquiteacute 57 Dans les paragraphes suivants on se contentera drsquoeacutevoquerbriegravevement les thegraveses en preacutesence en privileacutegiant les deacutebats relatifs agrave lrsquoeacuteconomie Deuxmeacutemoires preacutesenteacutes agrave lrsquoAcadeacutemie royale des Inscriptions et Belles-Lettres agrave lrsquooccasion de sonprix de 1776 fourniront la matiegravere et lrsquoargument de ce bilan

III Le laquo deacutesenchantement raquo de lrsquoAntiquiteacute

En 1776 lrsquoAcadeacutemie royale des Inscriptions et Belles-Lettres propose pour son prix unedissertation sur le sujet suivant De lrsquoEacutetat de lrsquoagriculture chez les Romains depuis lecommencement de la Reacutepublique jusqursquoau siegravecle de Jules Ceacutesar relativement au Gouvernement auxMœurs et au Commerce Deux contributions ont eacuteteacute publieacutees Dans la premiegravere L-Eacute Arcegraveremontre que la Reacutepublique romaine doit ses succegraves aux vertus morales de ses citoyens Ce sonttous des paysans qui vivent au grand air ont des mœurs simples et deacutefendent avec courage lebien commun 58 Les guerres de conquecirctes leur ont donneacute le goucirct de la rapine et les ontdeacutetourneacutes de lrsquoagriculture Le luxe a fini de les corrompre et a provoqueacute la ruine delrsquoEmpire 59

Dans le second meacutemoire G-M Butel-Dumont 60 deacuteclare en preacuteambule laquo Pour peu qursquoonapprofondisse le sujet proposeacute par lrsquoAcadeacutemie royale des Inscriptions on ne tarde pas agravereconnaicirctre que les Romains nrsquoexcellaient point agrave beaucoup pregraves en tout raquo 61 Il dresse ensuiteun tableau seacutevegravere de lrsquoagriculture romaine Les Romains peu inventifs nrsquoont deacuteveloppeacuteaucune technique agricole nouvelle 62 Leur agriculture est archaiumlque et peu productive 63 etles proprieacutetaires qui nrsquoont pas la possibiliteacute de deacutevelopper les cultures de leurs choix doiventsubir les interventions de lrsquoEacutetat qui ne respecte mecircme pas la proprieacuteteacute priveacutee 64 Lrsquoessor delrsquoeacuteconomie rurale eacutetait de toute faccedilon bloqueacute par lrsquoabsence drsquoindustrie et de marcheacutes 65Lrsquoapprovisionnement gratuit de Rome le deacuteveloppement des grandes exploitations et lrsquooisiveteacutede leurs proprieacutetaires provoquegraverent le deacuteclin et la chute de lrsquoEmpire 66 Il achegraveve ce reacutequisitoire

56 Son œuvre majeure Dissertation sur lrsquoincertitude des cinq premiers siegravecles de lrsquohistoire romaine est parue agraveUtrecht en 1738 (Raskolnikoff 1992 p 5-21)

57 Le lecteur se reportera principalement aux premier et quatriegraveme chapitres de La fabrique drsquoune nation(Nicolet 2003)

58 Arcegravere 1777 p 38-4159 Arcegravere 1777 p 69 et 5060 Georges-Marie Butel-Dumont (1723-1788) a publieacute sa contribution en 1779 sous le titre Recherches

historiques et critiques sur lrsquoadministration publique et priveacutee des terres chez les romains depuis lecommencement de la Reacutepublique jusqursquoau siegravecle de Jules-Ceacutesar

61 Butel-Dumont 1779 p V62 Butel-Dumont 1779 p 13463 Butel-Dumont 1779 p 13664 Butel-Dumont 1779 p 9565 laquo Les Romains meacuteprisaient le commerce et les arts ils en abandonnaient lrsquoexercice aux esclaves Nouvelle

preuve du peu drsquohabiliteacute de ce peuple dans lrsquoeacuteconomie inteacuterieure des Eacutetats Sans lrsquoactiviteacute du commerce sanslrsquoindustrie des arts les campagnes languissent Si le laboureur nrsquoa pas lrsquoassurance de deacutebiter avantageusementses denreacutees il ralentit ses travaux Or les arts et le commerce lui fournissent des matiegraveres drsquoeacutechange et desconsommateurs raquo (Butel-Dumont 1779 p 112-113)

66 Butel-Dumont 1779 p 354-363

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en concluant que lrsquoagriculture nrsquoa eu aucune influence sur les mœurs des Romains 67 A Smithnrsquoest pas citeacute mais il aurait sans conteste appreacutecieacute de retrouver des ideacutees proches des siennesdans ce meacutemoire soutenu lrsquoanneacutee de la publication de la Richesse des nations La comparaisondes deux dissertations soumises agrave lrsquoAcadeacutemie est eacuteloquente Il est rare de trouver danslrsquohistoriographie des opinions contemporaines aussi divergentes Il srsquoagit non seulement drsquoundeacutesaccord profond sur la place et le rocircle de lrsquoagriculture dans la socieacuteteacute romaine mais surtout dedeux conceptions radicalement opposeacutees de lrsquohistoire antique

L-Eacute Arcegravere est lrsquoheacuteritier drsquoune tradition philosophique qui appreacutehende lrsquoAntiquiteacute dansune perspective plus morale qursquohistorique Les œuvres des Anciens sont consideacutereacutees comme lesteacutemoignages de comportements et drsquoinstitutions qursquoil convient drsquoeacutetudier de critiquer oudrsquoimiter Lrsquoattitude adopteacutee par les historiens est le plus souvent emprunteacutee drsquoune profondedeacutevotion Ils nrsquoignorent pas les drames de lrsquoAntiquiteacute ses crises et la deacutepravation de quelques-uns de ses protagonistes mais ils continuent de penser que Rome au-delagrave de ces deacuteviances asu trouver lrsquoharmonie sociale dans des institutions fondeacutees sur un habile partage des pouvoirsMalgreacute son titre lrsquoHistoire des Reacutevolutions arriveacutees dans le gouvernement de la ReacutepubliqueRomaine publieacutee en 1719 par lrsquoabbeacute de Vertot 68 est une brillante illustration de cette thegravese etde cette conception de lrsquohistoire romaine Cet ouvrage a connu un eacutenorme succegraves dans toutelrsquoEurope du XVIIIe s et a eacuteteacute reacuteeacutediteacute en France une trentaine de fois jusqursquoen 1830 69Lrsquoabbeacute Vertot y deacuteveloppe une ideacutee simple la Reacutepublique a adapteacute son organisation sociale audeacutesir croissant de liberteacute des citoyens romains Cette eacutevolution srsquoarrecircte sous le PrincipatAuguste offrant la prospeacuteriteacute au peuple romain en eacutechange de sa liberteacute 70 On sait que cetteglorification de la Reacutepublique romaine traverse tout le XVIIIe s jusqursquoagrave la peacuterioderomantique et connaicirct un regain exceptionnel au moment de la Reacutevolution Tous leshistoriens ne la partageaient pas mais un grand nombre drsquoentre eux eacutetudiaient lrsquohistoireantique selon les mecircmes principes Montesquieu dans ses Consideacuterations sur les causes de lagrandeur des Romains et de leur deacutecadence publieacutees anonymement agrave Amsterdam en 1734poursuit un but qui est finalement agrave peu pregraves le mecircme que celui de lrsquoabbeacute Vertot Il veutmontrer que lrsquohistoire de Rome peut se comprendre comme un affaiblissement continu desvaleurs morales qui ont fait le succegraves de la Reacutepublique Les conseacutequences de cette supposeacuteedeacutecadence sur lrsquoeacuteconomie lrsquoagriculture ou le commerce ne sont pas examineacutees Les aspectsmateacuteriels de la civilisation antique sont aussi absents de LrsquoEsprit des Lois qui comprendpourtant de nombreux chapitres consacreacutes agrave lrsquoAntiquiteacute 71 Comme lrsquoeacutecrit Cl Nicolet laquo Montesquieu fournit un bon exemple de cette utilisation de lrsquoAntiquiteacute dans une perspectiveen quelque sorte intemporelle [hellip] raquo 72

Le parti adopteacute par G-M Butel-Dumont est radicalement diffeacuterent Avocat au Parlementde Paris et conseiller du Roi il a consacreacute plusieurs travaux agrave lrsquoeacuteconomie Il est ainsi letraducteur en 1754 des Traiteacutes sur le commerce et sur les avantages qui reacutesultent de la reacuteductionde lrsquointerest de lrsquoargent de J Child et il publie lrsquoanneacutee suivante une Histoire et commerce descolonies angloises dans lrsquoAmeacuterique septentrionale Il est surtout lrsquoauteur drsquoun traiteacute dont le titrereacutesume parfaitement sa doctrine eacuteconomique Theacuteorie du luxe ou Traiteacute dans lequel onentreprend drsquoeacutetablir que le luxe est un ressort non seulement utile mais mecircme indispensablementneacutecessaire agrave la prospeacuteriteacute des eacutetats (1771) Il y critique avec vigueur les thegraveses des Physiocrates67 Butel-Dumont 1779 p 48368 Reneacute Aubert de Vertot drsquoAubœuf (1655-1735) est plus connu sous le nom drsquoabbeacute de Vertot69 Agrave Paris par le Bureau des eacutediteurs70 laquo Ce prince par une conduite si habile accoutuma insensiblement des hommes libres agrave la servitude et rendit

une monarchie nouvelle supportable agrave drsquoanciens reacutepublicains raquo (Aubert de Vertot 1719 p 858)71 De lrsquoEsprit des lois est publieacute en 174872 Nicolet 1988 p 17 note 10

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sur lrsquoorigine de la richesse et leur oppose une conception chreacutematistique de lrsquoeacuteconomie quirepose sur la liberteacute des individus et la capaciteacute reacutegulatrice de leurs interactions 73 Agrave propos delrsquoAntiquiteacute il reconnaicirct agrave Rome le meacuterite drsquoavoir eacutetendu agrave son empire les beacuteneacutefices de sonmarcheacute Il considegravere ainsi que lrsquointroduction du laquo Luxe raquo en Gaule a favoriseacute sondeacuteveloppement 74 G-M Butel-Dumont aborde donc lrsquoAntiquiteacute et la question poseacutee parlrsquoInstitut avec la volonteacute de lrsquoeacutetudier en toute objectiviteacute selon les critegraveres que lui offre ladiscipline eacuteconomique naissante Son analyse de lrsquoagriculture romaine ne diffegravere pas dans sesobjectifs de celle des colonies anglaises qursquoil a reacutealiseacutee une vingtaine drsquoanneacutees plus tocirct Ilnrsquoeacutecrit pas une histoire de lrsquoeacuteconomie antique mais plutocirct une eacuteconomie de lrsquoAntiquiteacute Sonœuvre est fortement influenceacutee par les travaux de D Hume qui touchent agrave la fois agrave laphilosophie agrave lrsquohistoire et agrave lrsquoeacuteconomie

Maicirctre et ami de son compatriote eacutecossais A Smith D Hume 75 a publieacute plusieurs eacutetudesdrsquoeacuteconomie qui nrsquoont trouveacute leurs lecteurs que bien des anneacutees apregraves leur publication Il doitsa ceacuteleacutebriteacute dans son pays agrave son Histoire de lrsquoAngleterre et en France agrave ses textesphilosophiques Eacutecrivant avant les Physiocrates il deacutefend une vision de lrsquoeacuteconomie selonlaquelle le deacutesir de consommation des individus joue un rocircle essentiel Son eacuteclectisme curieuxlrsquoamegravene agrave srsquointerroger sur lrsquooriginaliteacute des socieacuteteacutes de son temps notamment par rapport agravecelles de lrsquoAntiquiteacute Il traite de ce problegraveme dans plusieurs de ses œuvres mais surtout dansson Essai sur la population des nations anciennes 76 Il srsquoagit drsquoune reacutefutation des thegravesessoutenues par plusieurs historiens dont le docteur R Wallace 77 Ce dernier dans unedissertation prononceacutee quelques anneacutees auparavant devant la Socieacuteteacute philosophiquedrsquoEacutedimbourg soutenait que la population de lrsquoEurope eacutetait bien infeacuterieure en nombre agrave celledu monde antique 78 Son argumentaire tregraves partial ne meacuterite pas drsquoecirctre preacutesenteacute dans ledeacutetail Il participe drsquoune vision de lrsquohistoire du monde selon laquelle les socieacuteteacutes humainesconnaissent comme les individus un acircge drsquoor puis une lente et inexorable deacutecadence Lachronologie de ce processus varie selon les peuples Rome a par exemple connu son acmeacute sousla Reacutepublique et la Gaule dans les derniers temps de son indeacutependance Avant lrsquoarriveacutee deCeacutesar la Gaule jouissait drsquoinstitutions harmonieuses qui lui assuraient une population queR Wallace estime agrave trente-deux millions drsquohabitants 79 Fortement amoindrie par la guerre deconquecircte elle nrsquoa que tregraves peu profiteacute du gouvernement de Rome pour demeurer stablejusqursquoagrave son eacutepoque 80

De son cocircteacute D Hume pense que les textes antiques ne permettent pas de soutenir cettehypothegravese et que drsquoun point de vue philosophique les socieacuteteacutes contemporaines occidentalesont connu des eacutevolutions et un progregraves geacuteneacuteral qui les placent au-dessus des peuples anciens

73 laquo Si quelques particuliers peuvent consommer au-delagrave de leurs faculteacutes il est physiquement impossible agrave unenation drsquoen faire autant Lrsquointeacuterecirct respectif des hommes srsquoy oppose Ils se font obstacle les uns aux autres etla chose publique gagne plus par lrsquoeacutemulation geacuteneacuterale neacutee du Luxe qursquoelle ne perd par les fautes ougrave il peutfaire tomber raquo (Butel-Dumont 1771 p 89)

74 Butel-Dumont 1771 p 116-117 et 12075 David Hume 1711-177676 Cet essai fait partie des Seize Discours publieacutes de 1742 agrave 1752 dans le recueil intituleacute Essays Moral Political

and Literary La premiegravere traduction en franccedilais est lrsquoœuvre de lrsquoabbeacute Le Blanc en 175477 Robert Wallace 1697-177178 Sa communication porte le titre suivant A Dissertation on the Numbers of Mankind in Ancient and Modern

Times in which the Superior Populousness of Antiquity is Maintained Elle est publieacutee agrave Eacutedimbourg en 1753apregraves la parution de lrsquoessai de D Hume Une premiegravere traduction franccedilaise reacutealiseacutee par Eacute de Joncourt estpublieacutee agrave Londres en 1754

79 Wallace 1769 p 8880 laquo En un mot de quelque maniegravere qursquoon envisage la chose cette partie de lrsquoEurope paraicirct avoir eacuteteacute infiniment

plus peupleacutee du temps de Ceacutesar qursquoelle ne lrsquoa jamais eacuteteacute depuis et nrsquoavoir jamais recouvreacute lrsquoeacutetat florissantdans lequel lrsquohistoire la repreacutesente avant que ce fameux conqueacuterant lrsquoeucirct deacutevasteacutee raquo (Wallace 1769 p 92)

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Sa deacutemonstration montre bien que la querelle sur la population de lrsquoAntiquiteacute est une desformes drsquoun conflit beaucoup plus important qui porte sur la conception de lrsquohistoire et de sapratique R Wallace un des heacuterauts de lrsquoautre camp en a parfaitement conscience Il deacuteclareainsi dans son Examen critique du discours politique de M Hume qursquoil publie agrave la suite de saDissertation historique laquo Ceux qui ont lu le Discours de M Hume sur la population desanciennes nations auront sans doute observeacute que ce savant auteur deacuteprise lrsquoAntiquiteacute exalteles siegravecles modernes et srsquoefforce de prouver par tous les arguments que lui fournit un geacutenie vifet brillant que ce qursquoon dit de la supeacuterioriteacute des temps anciens sur les modernes nrsquoest pas aussicertain que le preacutetendent les admirateurs outreacutes de lrsquoAntiquiteacute raquo 81

D Hume revendique complegravetement le parti pris moderniste que lui reproche soncompatriote eacutecossais Il eacutetudie lrsquohistoire pour montrer la singulariteacute de la civilisation antique etprouver lrsquoexistence drsquoune rupture fondamentale drsquoun saut qualitatif eacutevident dans lrsquoessor dessocieacuteteacutes occidentales Pour lui lrsquohistoire a un sens dans la double acception du terme Ellemegravene les nations vers plus de bonheur et de sagesse par lrsquoaction du progregraves et de la liberteacute Lestemps anciens ne sont pas des paradis perdus mais des mondes ougrave reacutegnaient la misegravere lacorruption et lrsquoarbitraire Il considegravere ainsi qursquoaucun des chefs-drsquoœuvre leacutegueacutes par lrsquoAntiquiteacutene pourrait nous faire oublier que cette socieacuteteacute reposait sur une pratique absolumentcondamnable lrsquoesclavage Il est moralement injustifiable au regard des critegraveres philosophiquespromus par lrsquoEurope des Lumiegraveres et il est responsable du retard eacuteconomique et politique de lacivilisation antique 82 D Hume dresse un tableau tregraves sombre du reacutegime esclavagiste romain lrsquoItalie est couverte drsquoinnombrables ergastules qui abritent une population drsquoesclaves composeacutesde captifs qui ne se reproduisent pas et que leurs maicirctres remplacent gracircce aux guerres deconquecirctes conduites par lrsquoEmpire 83 Le sort de la grande masse des citoyens libres ne vaut pasmieux En comparaison la situation sociale des populations des nations europeacuteennes estindeacuteniablement plus favorable 84

La controverse entre R Wallace et D Hume ne seacutevit pas seulement agrave Eacutedimbourg mais danstoute lrsquoEurope de cette seconde moitieacute du XVIIIe s En France un conflit similaire opposelrsquoabbeacute de Mably 85 et ses Entretiens de Phocion (1764) agrave Fr-J de Chastellux 86 qui lui reacutepondavec un ouvrage intituleacute De la feacuteliciteacute publique ou consideacuterations sur le sort des hommes dans lesdiffeacuterentes eacutepoques de lrsquohistoire (1772) 87 Le premier expose sa conception pessimiste delrsquoeacutevolution drsquoune humaniteacute qui srsquoeacuteloigne irreacutemeacutediablement de la perfection de la civilisationantique des premiers temps au fur et agrave mesure du deacuteveloppement du commerce et delrsquoaccroissement de la richesse 88 Le second partage totalement la position critique de D Humesur lrsquoAntiquiteacute Anglophile il a drsquoailleurs rencontreacute le philosophe eacutecossais agrave Paris en 1759 Ilsoutient qursquoil est possible drsquoadmirer la grandeur de Rome tout en essayant de comprendrecomment elle a assis sa supeacuterioriteacute 89 Il deacutefend agrave propos de lrsquohistoire romaine une thegraveseradicalement opposeacutee agrave celle de lrsquoabbeacute Vertot Selon lui les guerres meneacutees par Rome eacutetaient

81 Wallace 1769 p 19182 laquo [hellip] lrsquoesclavage en geacuteneacuteral est contraire au bonheur et agrave la multiplication du genre humain [hellip] raquo Hume

1966 p 11783 Hume 1966 p 109-11484 laquo Mais celui qui considegravere les choses de sang-froid trouvera que la nature humaine en geacuteneacuteral jouit

reacuteellement de plus de liberteacute dans les gouvernements mecircme les plus arbitraires de lrsquoEurope qursquoelle nrsquoen ajamais joui dans les plus florissantes peacuteriodes des anciens temps raquo (Hume 1966 p 108)

85 Gabriel Bonnot abbeacute de Mably (1709-1785) est le fregravere de Condillac86 Franccedilois-Jean de Beauvoir chevalier puis marquis de Chastellux 1734-178887 Cet ouvrage est publieacute anonymement chez M-M Rey agrave Amsterdam88 Mably 1986 note 1 p 124-13189 laquo [hellip] celui qui mesure un eacutedifice ne preacutetend pas le renverser [hellip] raquo (Chastellux 1989 p 197)

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pour elle un moyen drsquoassurer sa survie et de pallier lrsquoimperfection de ses institutions 90 Laconquecircte lui permettait de satisfaire son deacutesir de rapine et de contenir la reacutevolte du peuple Ilpense que sa soif de supreacutematie et ses luttes incessantes avec ses voisins sont autant de preuvesde ses faiblesses et de son incapaciteacute agrave assurer le bonheur de ses citoyens gracircce agrave ses ressourcespolitiques et eacuteconomiques 91 Cette opinion eacuteminemment humaniste est paradoxalementeacutemise par un militaire qui a participeacute avec le grade de Mareacutechal de camp agrave la guerredrsquoindeacutependance ameacutericaine sous les ordres de Rochambeau 92

Il nrsquoest pas sans inteacuterecirct pour lrsquohistoriographie de lrsquoAntiquiteacute de noter que Fr-Jde Chastellux a eacuteteacute eacutelu agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise en 1775 Rien drsquoeacutetonnant agrave ce que lrsquoanneacuteesuivante lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres couronne le meacutemoire de G-M Butel-Dumont Le courant historique repreacutesenteacute au deacutebut du XVIIIe s par les travaux deL de Beaufort venait en quelque sorte de triompher Les plus hautes institutions acadeacutemiquesfranccedilaises acceptaient pregraves drsquoun demi-siegravecle plus tard que lrsquoAntiquiteacute pucirct ecirctre appreacutehendeacutee defaccedilon critique et pire encore avec les instruments drsquoune discipline encore balbutiante lrsquoeacuteconomie En 1786 lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres confirme son choix enhonorant de son prix la contribution drsquoun savant veacutenitien Fr Mengotti 93 au concours qursquoellelance sur le thegraveme Lrsquoeacutetat du commerce chez les Romains depuis la derniegravere guerre Puniquejusqursquoagrave lrsquoavegravenement de Constantin agrave lrsquoempire 94 Celui-ci partage totalement le point de vuecritique deacutefendu par Fr-J de Chastellux ou G-M Butel-Dumont Mais en tant que futurpreacutesident de lrsquoadministration financiegravere en Veacuteneacutetie 95 son analyse eacuteconomique de lrsquoAntiquiteacuteva plus loin Ainsi examinant les eacutechanges de Rome avec ses voisins il est sans doute lepremier agrave consideacuterer que sa balance du laquo commerce exteacuterieur raquo est deacuteficitaire 96 Une nouvelleeacutetape est franchie dans lrsquohistoire de lrsquoeacuteconomie antique celle de lrsquoanalyse quantitative

Cette faccedilon reacutesolument moderne drsquoaborder les socieacuteteacutes anciennes est tout agrave fait novatricepour lrsquoeacutepoque En distinguant Fr Mengotti lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres nesoutient pas seulement le repreacutesentant drsquoune histoire critique de lrsquoAntiquiteacute elle encourageaussi un courant de penseacutee qui propose aux chercheurs de nouveaux objets et de nouvellesmeacutethodes Peu nombreux sont les historiens qui agrave cette eacutepoque suivent cette voie On peutciter par exemple A Dureau de La Malle en France et A Boeckh 97 en Allemagne Laproduction du premier sera eacutetudieacutee en deacutetail un peu plus loin Le second est lrsquoauteur drsquouneEacuteconomie politique des Atheacuteniens 98 publieacutee en 1817 Son sujet nrsquointeacuteresse pas directement cemeacutemoire mais ses objectifs et sa meacutethode illustrent parfaitement le tournant eacutepisteacutemologique

90 laquo Je nrsquoai fait qursquoindiquer ces horribles trageacutedies ces temps de meurtres et de carnage ougrave Rome agiteacutee par lesdiscordes civiles vengeait elle-mecircme les nations abattues mais les opprimait encore Cette reacutepubliquevictorieuse et expirante ressemblait agrave un malade dont les entrailles sont deacutevoreacutees par une fiegravevre ardente maisdont les bras encore robustes reccediloivent des crises de la douleur une force plus eacutenergique et plusdangereuse raquo (Chastellux 1989 p 241)

91 laquo La guerre est malheureusement un grand moyen de gouvernement Elle occupe tous les esprits ellesrsquoimplifie toutes les formules elle eacuteloigne toutes les discussions Aussi suis-je tregraves porteacute agrave croire que les roisqui ont toujours le plus fait la guerre ne sont pas ceux qui ont eu le plus de geacutenie et que les princespolitiques sont drsquoautant plus supeacuterieurs aux princes guerriers que lrsquoart de gouverner est plus difficile quecelui de commander raquo (Chastellux 1989 p 250)

92 Dans le mecircme registre il soutient que laquo Les conquecirctes drsquoAlexandre furent un signal de deacutepravation pourlrsquohumaniteacute raquo (Chastellux 1989 p 231)

93 Franccedilois Mengotti 1749-183094 La dissertation de Fr Mengotti est publieacute agrave Padoue en 1787 sous le titre Del commercio dei Romani dalla

prima guerre punica a Constantino95 Nicolet 1988 p 22 note 1896 Nicolet 1988 p 2397 Auguste Boeckh 1785-186798 Die Staatshaushaltung der Athener

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pris par la discipline historique agrave la fin du XVIIIe s et au deacutebut du XIXe s Dans lrsquointroductionde son livre A Boeckh revendique et assume pleinement sa volonteacute de ne rien ceacuteder agravelrsquoapologie traditionnelle de lrsquoAntiquiteacute laquo Jrsquoai pris la veacuteriteacute pour but et mrsquoinquiegravete peu si leculte sans restriction des anciens en reccediloit quelque atteinte [hellip]raquo 99 On est loin despreacutecautions oratoires avec lesquelles Fr-J de Chastellux meacutenageait son lecteur Il affirmeensuite que lrsquoeacutetude de lrsquoeacuteconomie est non seulement possible mais qursquoelle est indispensablepour comprendre le fonctionnement des socieacuteteacutes antiques 100 Ce faisant A Boeckh assigne agravelrsquohistorien une nouvelle mission celle de laquo comprendre les deacutetails de la vie dans lrsquoAntiquiteacute raquoLa connaissance historique nrsquoest plus seulement celle des eacuteveacutenements des institutions et deshommes remarquables mais doit inteacutegrer la totaliteacute des activiteacutes humaines Jusqursquoagrave preacutesent leslaquo menus faits raquo des Anciens nrsquointeacuteressaient que les Antiquaires Lrsquoun des premiers drsquoentre euxB de Montfaucon 101 avait ainsi preacutesenteacute dans les cinq volumes de son Antiquiteacute expliqueacutee etrepreacutesenteacutee en figures (1719) les objets les monuments et les textes qui permettentdrsquoappreacutehender les coutumes les pratiques et la vie quotidienne des Anciens Autant de sujetsque la science officielle chargeacutee drsquoeacutecrire la grande histoire ignorait superbement Peu agrave peulrsquoideacutee srsquoeacutetait imposeacutee selon laquelle tous ces vestiges mateacuteriels pouvaient apporter sur lessocieacuteteacutes antiques un autre eacuteclairage que celui des textes En France dans la seconde moitieacute duXVIIIe s lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres a encourageacute leur collecte et inciteacute leshistoriens par le biais de concours agrave srsquointeacuteresser agrave des aspects de la civilisation antique peueacutetudieacutes

Crsquoest ainsi que lrsquoagriculture est proposeacutee comme sujet du concours de 1774 On a vu plushaut que le prix est finalement accordeacute en 1776 agrave G-M Butel-Dumont Il ne faudrait pas enconclure pour autant que lrsquoagronomie antique eacutetait ignoreacutee avant cette date Au contraire lesœuvres des agronomes nrsquoont jamais cesseacute drsquoecirctre lues et commenteacutees Mais ce corpus est abordeacutesans esprit critique jusque vers 1750 Nonobstant le caractegravere parfois deacutesuet de certaines despratiques rapporteacutees par Columelle ou Pline lrsquoagriculture des Anciens est consideacutereacutee par leshistoriens et les agronomes comme un modegravele qursquoil convient drsquoimiter Dans la seconde moitieacutedu XVIIIe s lrsquointeacuterecirct que les eacutelites europeacuteennes portent agrave lrsquoameacutelioration des techniquesagraires modifie progressivement cette perspective La valeur de lrsquoagriculture antique estcontesteacutee par les tenants de la laquo reacutevolution agronomique raquo dans le deacutebat qui les opposent auxpartisans de la tradition Leur attitude participe de lrsquoexamen critique de lrsquoAntiquiteacute eacutetudieacute plushaut tout en eacutetant indissociable de lrsquoeacutemergence et de la constitution drsquoune scienceagronomique fondeacutee sur des principes rationnels

IV Reacuteforme agraire et agronomie antique

Lrsquointeacuterecirct pour lrsquoagronomie ne date pas du XVIIIe s La publication en 1600 du Theacuteacirctredrsquoagriculture et meacutesnage des champs drsquoO de Serres 102 est traditionnellement consideacutereacutee commele point de deacutepart en France drsquoune nouvelle faccedilon drsquoenvisager lrsquoagriculture Il nrsquoen demeure

99 Boeckh 1828 p 3100 laquo Une famille ne peut prospeacuterer sans eacuteconomie un Eacutetat qui est une communauteacute de familles formeacutee par la

nature elle-mecircme ne saurait se dispenser drsquoeacutetablir un ordre bien entendu dans les revenus neacutecessaires agrave sesdeacutepenses Comme presque tous les rapports de lrsquoEacutetat et des particuliers sont confondus dans le maniementdes inteacuterecircts communs on ne peut comprendre les deacutetails de la vie dans lrsquoAntiquiteacute sans connaicirctre lesfinances ni connaicirctre les finances sans scruter la vie publique et la composition inteacuterieure de lrsquoEacutetat raquo(Boeckh 1828 p 2-3)

101 Bernard de Montfaucon 1655-1741102 Olivier de Serres 1539-1619

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pas moins que lrsquoagronomie constitueacutee en science connaicirct au XVIIIe s un essor sans preacuteceacutedentSavants et membres des classes dirigeantes prennent conscience dans la premiegravere moitieacute de cesiegravecle de lrsquoeacutetat globalement archaiumlque de lrsquoagriculture du royaume de France Ce sentimentsrsquoimpose agrave eux avec drsquoautant plus de force que les reacutegions les plus dynamiques de la Grande-Bretagne sont engageacutees dans un mouvement de reacuteforme du systegraveme agraire et demodernisation des techniques agricoles qui commencent agrave porter ses fruits Les travaux desagronomes britanniques connaissent un succegraves croissant en France et les meacutethodes culturalesqursquoils preacuteconisent sont expeacuterimenteacutees de lrsquoautre cocircteacute de la Manche avec des reacuteussites diversesCes proprieacutetaires eacuteclaireacutes qui tentent de moderniser leurs exploitations trouvent un puissantrelais dans le mouvement physiocratique Agrave partir de 1760 le pouvoir royal encourage ceprocessus en suscitant la creacuteation dans tout le royaume de socieacuteteacutes drsquoagriculture

Lrsquoessor de lrsquoagronomie en France durant cette peacuteriode a eacuteteacute eacutetudieacute par A J Bourde qui lui aconsacreacute trois tomes drsquoune somme qursquoil nrsquoest pas possible de reacutesumer ici 103 En ce quiconcerne directement ce meacutemoire il montre que lrsquoanalyse critique de lrsquoagronomie antique sedeacuteveloppe progressivement dans le courant de la seconde moitieacute du XVIIIe s 104 Les tenantsde lrsquoagriculture moderne deacutenoncent lrsquoarchaiumlsme des techniques agricoles antiques et nrsquoont pasde difficulteacute agrave montrer qursquoelles reposent sur des pratiques empiriques parfois totalementirrationnelles Leurs opposants considegraverent au contraire que lrsquoeacuteconomie rurale antique eacutetaitarriveacutee au moment de son acircge drsquoor agrave un eacutetat de perfection dont il faut srsquoinspirer pourreacutesoudre les difficulteacutes des agricultures modernes Cette position est soutenue notamment parceux qui combattent au nom de la tradition lrsquoexpeacuterimentation de techniques nouvelles Lestravaux de L-B Desplaces illustrent bien cette attitude Dans lrsquointroduction agrave sa traduction dulivre XVIII de lrsquoHistoire naturelle de Pline-lrsquoAncien il glorifie les techniques simples heacuteriteacuteesdes Anciens et patiemment ameacutelioreacutees par des geacuteneacuterations de paysans Il fulmine contre lestheacuteories agronomiques qui ne reposent pas sur une pratique eacuteprouveacutee par la tradition etceacutelegravebre les Anciens qui eacutetaient cultivateurs laquo par expeacuterience et non par systegraveme raquo 105 Cettesanctification de lrsquoagriculture antique se double drsquoun rejet virulent des meacutethodes importeacuteesdrsquooutre-Manche et de lrsquoapproche scientifique de lrsquoagriculture Il est ainsi lrsquoauteur drsquounmanifeste dont le titre reacutesume le projet Preacuteservatif contre lrsquoAgromanie 106 En fait drsquoagromaniecrsquoest plus lrsquoanglomanie de certains qui est deacutenonceacutee Lrsquoattitude anti-moderniste de L-B Desplaces nrsquoa pas surveacutecu aux succegraves de lrsquoagronomie laquo rationnelle raquo En revanche sa visionidyllique de lrsquoagriculture romaine fut partageacutee jusque vers le milieu du XIXe s En 1834 J-B Rougier de La Bergerie pense toujours que lrsquoagriculteur de son temps a beaucoup agraveapprendre de la pratique des Anciens 107

De faccedilon plus surprenante ce parti est partageacute par des agronomes qui expeacuterimentent surleurs propres terres les techniques nouvelles Crsquoest le cas par exemple drsquoA Dickson 108 agrave quilrsquoon doit un traiteacute drsquoagriculture dans lequel il expose les observations qursquoil a reacutealiseacutees dans sonexploitation eacutecossaise 109 Retireacute sur ses terres il consacre la fin de sa vie agrave la reacutedaction drsquounessai sur lrsquoagriculture antique dont la publication posthume date de 1788 110 Son objectif est

103 Bourde 1967104 Bourde 1967 p 449105 Desplaces 1765 p Xxj106 Le Preacuteservatif contre lrsquoAgromanie ou lrsquoagriculture reacuteduite agrave ses vrais principes est publieacute agrave Paris en 1762 chez J

T Heacuterissant107 Rougier de La Bergerie 1834 p 3108 Adam Dickson 1721-1776109 A Treatise of Agriculture est publieacute agrave Eacutedimbourg en 1762110 The Husbandry of the Ancients est publieacute agrave Eacutedimbourg et Londres en 1788 La traduction franccedilaise date de

1802

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avant tout social et moral Il cherche agrave montrer que le haut niveau technique et eacuteconomiqueatteint par lrsquoagriculture romaine est la conseacutequence de lrsquoinvestissement important que lesproprieacutetaires consacrent agrave leurs terres 111 Il considegravere que ses contemporains anglais formentune classe oisive qui se deacutesinteacuteresse totalement de lrsquoexploitation de la terre Il souhaite doncque lrsquoagriculture britannique srsquoinspire du modegravele antique et que les proprieacutetaires srsquoengagentdirectement ou par lrsquointermeacutediaire de leur fermier dans la gestion de leur domaine Son partipris moral en faveur de lrsquoagriculture antique le pousse agrave lui attribuer un tregraves haut niveau dedeacuteveloppement technique Mecircme srsquoil admet que les connaissances theacuteoriques des modernessont mieux eacutetablies que celle des Anciens 112 il soutient que les pratiques agricoles antiquessont supeacuterieures agrave celles de ses contemporains 113 Cette affirmation nrsquoest pas argumenteacutee etsrsquoappuie sur des interpreacutetations fantaisistes des textes agronomiques Surtout A Dikson nrsquoa pascompris que les agricultures romaine et eacutecossaise appartiennent agrave des systegravemes agrairesfondamentalement diffeacuterents

Sa position est cependant tregraves isoleacutee En effet les tenants de lrsquoagriculture nouvelle adoptentgeacuteneacuteralement vis-agrave-vis de lrsquoAntiquiteacute une attitude radicalement opposeacutee Ils deacutenoncent avecvirulence les pratiques agraires anciennes qursquoils considegraverent comme archaiumlques et responsablesde la stagnation de la production agricole Ils leur opposent les techniques agronomiquesnouvelles qui reposent sur une approche rationnelle et meacutethodique des problegravemes agrairesJ Tull 114 un de leurs premiers repreacutesentants britanniques consacre ainsi le chapitre IX de sonNew Horse-Houghing Husbandry 115 agrave la critique des preacuteceptes virgiliens en matiegraveredrsquoagriculture La comparaison entre les techniques agricoles antiques et modernes devient parla suite lrsquoun des modes privileacutegieacutes de promotion de la reacuteforme agraire Son objectif est demontrer que tous les maux de lrsquoagriculture proviennent de la jachegravere Sa suppression est doncla condition indispensable du progregraves Elle neacutecessite lrsquoemploi massif des engrais le recours agrave laprairie artificielle la culture des plantes fourragegraveres et le labour agrave lrsquoaide du cheval Cesperfectionnements deacutefinissent les caracteacuteristiques drsquoun nouveau systegraveme agraire dont la miseen place progressive a eacuteteacute qualifieacutee abusivement de reacutevolution agricole Ce programme demodernisation est deacutefendu avec des nuances selon les auteurs par les agronomes britanniqueset en France par les Physiocrates On se souvient qursquoil est notamment exposeacute par Fr Quesnaydans lrsquoarticle laquo Grain raquo de lrsquoEncyclopeacutedie Il permet de deacutefinir en neacutegatif les carences de lamauvaise agriculture et singuliegraverement lrsquoarchaiumlsme des techniques agricoles antiques Rome estainsi accuseacutee drsquoavoir inventeacute et propageacute la pratique deacutetestable de la jachegravere et il est reprocheacuteaux Anciens de ne pas avoir compris lrsquoimportance des prairies artificielles et des engrais Pourne citer qursquoun exemple il est tregraves reacuteveacutelateur que dans son meacutemoire G-M Butel-Dumont

111 Dickson 1802 tome I p 76-77112 Dickson 1802 tome I p 17113 laquo On mrsquoaccusera sans doute de partialiteacute pour les anciens si je ne conviens pas que les modernes les

surpassent dans la construction de leur charrues mais nous ne connaissons pas assez la forme des leurs pouren faire une juste comparaison Jrsquoobserverai seulement que par le peu de passages des auteurs qui en parlentil paraicirct que les anciens avaient toutes les espegraveces de charrues que nous connaissons aujourdrsquohui en Europequoique peut-ecirctre drsquoune construction infeacuterieure Ils avaient des charrues sans versoirs et avec versoirs sanscoutres et avec coutres sans roues et avec des roues ils avaient des socs agrave pointe large et agrave pointe eacutetroite ils avaient mecircme ce que je nrsquoai pas trouveacute jusqursquoagrave preacutesent chez les modernes non seulement des socs avecdes pointes et des cocircteacutes tranchants mais encore avec des sommets eacuteleveacutes en coupants raquo (Dickson 1802tome I p 351-352)

114 Jethro Tull 1674-1741115 Le titre exact de cet ouvrage est The new horse-houghing husbandry or An essay on the principles of tillage

and vegetation wherein is shewn a method of introducing a sort of vineyard-culture into the corn-fields in orderto increase their product and diminish the common expence by the use of instruments lately invented Il estpublieacute agrave Londres et Dublin en 1731 La seconde eacutedition posthume de 1751 porte le titre Horse-hoeinghusbandry hellip Il est traduit en franccedilais par H-L Duhamel Du Monceau en 1750 sous le titre Traiteacute de laculture des terres

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preacutesente un portrait de lrsquoagriculture romaine qui est lrsquoexacte antithegravese du modegravele deacutefendu parFr Quesnay 116 De faccedilon geacuteneacuterale il nrsquoest pas abusif de consideacuterer que pour tous ces auteurslrsquoeacutetude de lrsquoagriculture antique est une faccedilon drsquoaborder les problegravemes agronomiques de leurtemps Ainsi dans la controverse sur les avantages respectifs de la petite et de la grandeexploitation qui srsquoest deacuteveloppeacutee en France dans la deuxiegraveme moitieacute du XVIIIe s les textesdes Agronomes latins sont systeacutematiquement utiliseacutes par les deacutefenseurs de la premiegravere Lapetite proprieacuteteacute chanteacutee par Virgile a toutes les vertus alors que tous srsquoaccordent pour penseravec Pline que le grand domaine a perdu lrsquoItalie 117 Cette deacutenonciation nrsquoest pas originale etreprend globalement lrsquoargumentaire deacuteveloppeacute par les Physiocrates ou A Smith Pour lesesprits des Lumiegraveres le grand domaine est fonciegraverement pernicieux car il repose sur la pratiquede lrsquoesclavage et un systegraveme fondeacute sur la privation de liberteacute ne peut ecirctre porteur de progregravesLa proprieacuteteacute esclavagiste romaine est drsquoailleurs de plus en plus souvent rapprocheacutee desplantations coloniales franccedilaises ou ameacutericaines que de nombreux eacuteconomistes dont lesPhysiocrates 118 et les laquo classiques raquo 119 considegraverent comme voueacutees agrave lrsquoeacutechec

Il nrsquoest pas utile de multiplier les exemples pour montrer que le plus souvent lrsquoagricultureantique nrsquoest pas eacutetudieacutee pour elle mecircme mais dans une perspective fortement influenceacutee pardes deacutebats contemporains Lrsquoanalyse porte drsquoailleurs essentiellement sur les traiteacutes desAgronomes et les repreacutesentations figureacutees Les objets archeacuteologiques ne sont presque jamaisexamineacutes Les travaux sur lrsquoagriculture romaine consistent bien souvent en un commentaire delongs passages tireacutes des traiteacutes de Varron ou de Columelle Les meilleures de ces exeacutegegravesesreposent sur une meacuteprise En effet leurs auteurs eacutetudient ces sources anciennes sanscomprendre qursquoelles deacutecrivent pour lrsquoessentiel un systegraveme agraire speacutecifique agrave lrsquoItalie Pour euxles pratiques deacutecrites par les Agronomes sont appliqueacutees dans lrsquoensemble de lrsquoEmpire romainIls les comparent donc aux techniques les plus deacuteveloppeacutees de lrsquoEurope septentrionale

Ce deacutecalage est particuliegraverement sensible dans les commentaires consacreacutes agrave la charrueDrsquoune maniegravere geacuteneacuterale le terme araire est inconnu des auteurs qui travaillent sur lrsquoagricultureantique car ils ne comprennent pas les diffeacuterences fonctionnelles qui existent entre les deuxinstruments Lrsquoaraire est consideacutereacute comme une charrue archaiumlque qui nrsquoa pas eacutevolueacute Crsquoestlrsquoexplication adopteacutee par exemple par Th Hale dans son ouvrage intituleacute A Compleat Bodyof Husbandry 120 Une analyse attentive des pages qursquoil consacre au charruage montre qursquoil neperccediloit pas la speacutecificiteacute de lrsquoaraire parce qursquoil nrsquoa pas complegravetement compris toutes lesfonctions drsquoune charrue 121 Il insiste en effet sur le rocircle du coutre mais sous-estime lrsquoactiondu versoir Cette meacuteconnaissance est partageacutee par bon nombre des agronomes de son temps etsrsquoexplique par leur difficulteacute agrave analyser clairement les processus de reacutegeacuteneacuteration du solTh Hale en digne heacuteritier de J Tull considegravere que lrsquoobjectif du charruage est de briser leplus finement possible les laquo moleacutecules du sol raquo Lrsquoaction de lrsquoengrais et donc de la charruepour lrsquoenfouir est jugeacutee secondaire

Cette vision partisane de lrsquoagriculture antique influence la plupart des travaux qui lui sontconsacreacutes jusque vers la fin du XVIIIe s Progressivement les chercheurs tentent drsquoabandonnerce point de vue pour analyser de faccedilon plus objective les techniques agricoles antiques On a

116 Butel-Dumont 1779 p 136117 Butel-Dumont 1779 p 54 et 361-363118 Cf ci-dessus la position de Le Mercier de La Riviegravere119 La comparaison entre ces deux systegravemes esclavagistes est deacuteveloppeacutee notamment par A Blanqui (1842

p 121)120 La premiegravere eacutedition a eacuteteacute publieacutee agrave Londres en 1756 Elle est traduite en franccedilais par J-B Dupuy-

Demportes et publieacutee agrave Paris en quatre volumes chez P-G Simon entre 1761 et 1764 sous le titre LeGentilhomme cultivateur ou Corps complet drsquoagriculture

121 Hale 1762 p 228

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vu que lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres avait joueacute un rocircle deacutecisif dans cemouvement en les incitant agrave srsquointeacuteresser agrave drsquoautres sources que celles des Agronomes Lesconseacutequences beacuteneacutefiques de son action sont illustreacutees par plusieurs travaux parmi lesquels ilfaut reacuteserver une place particuliegravere agrave ceux drsquoA Mongez 122 et L Reynier 123 publieacutes tous lesdeux en 1818 Le premier dans son Meacutemoire sur les instruments drsquoagriculture employeacutes par lesanciens illustre son commentaire des textes agronomiques de repreacutesentations drsquooutils ou descegravenes de moisson qursquoil a copieacutees sur des reliefs antiques Il porte beaucoup drsquoattention auxpassages que les Agronomes consacrent agrave lrsquoagriculture gauloise et reconnaicirct qursquoelle avait atteintun haut niveau de deacuteveloppement 124 Il appuie sa deacutemonstration drsquoune preacutesentation du vallusqursquoil complegravete drsquoune restitution graphique que lrsquoon doit sans doute compter parmi les toutespremiegraveres (Planche 1)

Cette perspective de recherche est deacuteveloppeacutee et approfondie la mecircme anneacutee parL Reynier dans un ouvrage dont le titre souligne bien lrsquoextrecircme nouveauteacute du propos Delrsquoeacuteconomie publique et rurale des Celtes des Germains et des autres peuples du Nord et du Centre delrsquoEurope Srsquoagissant de la Gaule sa deacutemonstration est simple Il remarque que lrsquoon trouve dansles textes antiques des mentions de plantes drsquooutils ou de techniques agraires agrave partirdesquelles il est possible de restituer les grands traits de lrsquoagriculture gauloise Il soutient que lesystegraveme agraire de lrsquoItalie du Nord tel qursquoil est deacutecrit par Virgile est radicalement diffeacuterent decelui du reste de lrsquoItalie et doit ecirctre rapprocheacute de celui des Gaulois 125 Une fois reconstitueacuteelrsquoagriculture gauloise apparaicirct originale et supeacuterieure agrave celle des Romains dans bien desdomaines par exemple celui de la charronnerie 126 Le vallus et la faux deux inventionsgauloises confirment la qualiteacute de leur technologie et lrsquoexcellence de leurs pratiquesagraires 127 Apregraves la conquecircte les Gallo-Romains ont conserveacute leurs techniques mais lespreacutelegravevements imposeacutes agrave la Gaule par Rome ne leur ont pas permis de les deacutevelopper et de lesperfectionner davantage 128

Les contributions de ces deux savants teacutemoignent en France du profond renouvellementdes objectifs et des meacutethodes des recherches consacreacutees agrave lrsquoagriculture antique A Mongez etL Reynier sont parmi les premiers agrave confronter les donneacutees des textes agronomiques agrave cellesdes autres sources Leur inteacuterecirct particulier pour les outils agricoles et leurs fonctions attestesans conteste de lrsquoeacutemergence drsquoune approche archeacuteologique de lrsquoagriculture antiqueL Reynier a appliqueacute cette meacutethode agrave drsquoautres civilisations mais il est symptomatique qursquoil aitporteacute en premier lieu son attention sur les peuples de lrsquoEurope septentrionale 129

Cet inteacuterecirct nouveau srsquoexplique bien entendu par la curiositeacute naissante avec laquelle lrsquoEuropepreacute-romantique regarde la Gaule drsquoavant la conquecircte En France ce mouvement est marqueacutepar la fondation de lrsquoAcadeacutemie celtique en 1805 la publication des Martyrs de Rde Chateaubriand en 1809 et de Lrsquohistoire des Gaulois drsquoAugustin Thierry en 1828 130 Lrsquoeacutetudedrsquoune autre agriculture que celle de lrsquoItalie antique devient possible Elle acquiert drsquoautant plus

122 Lrsquoabbeacute Antoine Mongez dit lrsquoAicircneacute (1747-1835) a eacuteteacute membre du Tribunat Il est pour cette raison exclu delrsquoInstitut en 1816 puis eacutelu agrave lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1818

123 Jean-Louis-Antoine Reynier dit Louis Reynier 1762-1824124 Mongez 1818 p 56125 Reynier 1818 p 416126 Reynier 1818 p 413-414127 Reynier 1818 p 427-437128 laquo La Gaule ayant plutocirct deacutechu que prospeacutereacute sous la domination romaine son industrie et son commerce ont

eacuteteacute loin drsquoen eacuteprouver aucune ameacutelioration raquo (Reynier 1818 p 382)129 Il a ensuite composeacute dans le mecircme esprit une Eacuteconomie publique et rurale des Perses et des Pheacuteniciens

(1819) des Arabes et des Juifs (1820) des Eacutegyptiens et des Carthaginois (1823) et enfin des Grecs (1825)130 Goudineau 2001 p 20-21

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drsquoexistence qursquoelle se rattache agrave des civilisations clairement distinctes de la socieacuteteacute romaine lesGermains les Celtes hellip Ce qursquoil advient de lrsquoeacuteconomie rurale des peuples soumis par Romenrsquoest pas encore clairement perccedilu Ainsi L Reynier nrsquoimagine pas que lrsquoagriculture de la Gauleait connu une eacutevolution originale apregraves la conquecircte mecircme srsquoil exclut que Rome lui ait imposeacuteses pratiques culturales En fait il ne lui est pas possible drsquoeacutetudier ce processus de fusion oudrsquoacculturation pour utiliser un mot qui nrsquoexiste pas agrave lrsquoeacutepoque car il nrsquoappreacutehende pasdistinctement les speacutecificiteacutes des deux systegravemes agraires Il a vu que lrsquoagriculture du nord delrsquoItalie comporte un certain nombre de traits originaux qui permettent de la distinguer de celledes autres reacutegions de la Peacuteninsule mais il ne conccediloit pas que ces particulariteacutes puissentconstituer un ensemble coheacuterent Autrement dit L Reynier comme la grande majoriteacute de sescontemporains analyse lrsquoeacuteconomie rurale antique selon des perspectives qui nrsquointegravegrent pas lesconnaissances agronomiques de son temps On ne saurait le lui reprocher quand on connaicirct lejugement que les agronomes portent sur les pratiques agricoles antiques

De faccedilon plus geacuteneacuterale il faut bien reconnaicirctre que rares sont les chercheurs qui arriventau deacutebut du XIXe s agrave eacutetudier lrsquoagriculture antique de maniegravere globale crsquoest-agrave-dire en essayantde lrsquoappreacutehender selon plusieurs points de vue agronomique culturel et eacuteconomique On avu plus haut qursquoA Boeckh dans son Eacuteconomie politique des Atheacuteniens avait poursuivi avecune certaine reacuteussite ce programme Il convient maintenant de preacutesenter lrsquoEacuteconomie politiquedes Romains drsquoA Dureau de La Malle qui lui fait eacutecho Cet ouvrage est publieacute en 1840 maisreprend la matiegravere de nombreux meacutemoires preacutesenteacutes agrave lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres dans le premier tiers du XIXe s Crsquoest lrsquoun des premiers auteurs agrave consacrer autant deplace agrave lrsquoagriculture romaine agrave lrsquoeacutevolution de la population rurale en fonction des effets deslois agraires et agrave lrsquoinfluence du reacutegime de la proprieacuteteacute et de lrsquoesclavage sur les productionsA Dureau de La Malle traite de tous ces problegravemes en ayant parfaitement assimileacute les conceptsdes eacuteconomistes laquo classiques raquo qursquoil cite souvent agrave lrsquoappui de ses deacutemonstrations Enfin il a lusur ces sujets la plupart des travaux de ses contemporains britanniques et allemands comprisLa preacutesentation de son livre permet donc drsquoappreacutecier lrsquoeacutetat des connaissances de son temps surlrsquoeacuteconomie et lrsquoagriculture antique Publieacutee en 1840 son œuvre peut ecirctre consideacutereacutee commelrsquoaboutissement du mouvement drsquoanalyse critique de lrsquoAntiquiteacute examineacute dans les paragraphespreacuteceacutedents

V Lrsquoœuvre drsquoA Dureau de La Malle un aboutissement

Avant drsquoexaminer dans le deacutetail lrsquoEacuteconomie politique des Romains il nrsquoest pas inutile depreacutesenter rapidement sa biographie pour saisir lrsquooriginaliteacute de sa formation et comprendrelrsquointeacuterecirct de son œuvre Son pegravere Jean-Baptiste est originaire de la colonie franccedilaise drsquoHaiumlti ougraveil est neacute en 1742 Il eacutetait lrsquoami de Buffon et de drsquoAlembert et a traduit les œuvres de plusieursauteurs latins On lui doit notamment des traductions de Tacite Tite-Live Salluste etSeacutenegraveque Deacuteputeacute en 1802 membre de lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres il a eacuteteacute eacuteluagrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise en 1804 131 et meurt agrave Paris en 1807Son fils Adolphe Jules Ceacutesar Auguste Dureau de La Malle est neacute agrave Paris en 1777 ougrave il meurten 1857 Il est agrave la fois lrsquoheacuteritier de lrsquoeacuterudition classique de son pegravere et le repreacutesentant drsquounefamille originaire de la plus importante colonie franccedilaise des Antilles Il se preacutesente comme letrisaiumleul drsquoun gouverneur de lrsquoicircle nommeacute par Louis XIV et deacuteclare qursquoil y posseacutedait trois

131 Il srsquoagit agrave cette eacutepoque de la Classe de la Langue et Litteacuterature franccedilaises cf Franquet de Franqueville1895 notice 211 p 150

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fermes 132 Son grand-pegravere Laurent Dureau eacutetait en fait proprieacutetaire drsquoune importantesucrerie agrave Limonade 133 Il nrsquoen demeure pas moins qursquoAdolphe manifeste dans ses travaux unesensibiliteacute particuliegravere pour lrsquoeacuteconomie agraire et les problegravemes de lrsquoesclavage et de lacolonisation sur lesquels il semble posseacuteder des connaissances pratiques qursquoil tire sans doute deses expeacuteriences de proprieacutetaire agrave Haiumlti Son œuvre est marqueacutee par son inteacuterecirct pour cesquestions qursquoil aborde tregraves souvent dans une perspective historique Dans les recherches qursquoilconsacre agrave ce qursquoon appelle agrave lrsquoeacutepoque lrsquohistoire naturelle on trouve par exemple un essai surles varieacuteteacutes antiques de frecircnes 134 et lrsquoorigine des ceacutereacuteales 135 une eacutetude sur le climat et laqualiteacute des sols antiques et modernes de lrsquoItalie et de lrsquoAndalousie 136 et une histoire de ladomestication des animaux 137 Il srsquointeacuteresse aussi agrave la colonisation de lrsquoAlgeacuterie par lesFranccedilais 138 qursquoil essaye de comparer agrave celle des Romains ou des Vandales 139

Il est eacutelu membre correspondant de lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1814 etmembre reacutesidant en 1818 140 Il contribue activement agrave la vie scientifique de cette institutionen reacutedigeant de nombreux meacutemoires sur des sujets varieacutes et en participant aux travaux de lacommission des antiquiteacutes nationales pour laquelle il reacutedige plusieurs rapports Son inteacuterecirctpour lrsquoarcheacuteologie nationale naissante se manifeste eacutegalement par la reacutealisation de plusieursfouilles dans lrsquoOrne ougrave il posseacutedait une reacutesidence de campagne Il deacutegage ainsi en 1832plusieurs piegraveces de la villa gallo-romaine drsquoArcisse qursquoil a deacutecouverte dans son domaine deMauves-sur-Huisne 141

Ses connaissances sont vastes et eacuteclectiques Il publie des travaux de geacuteographie sur desmilieux aussi diffeacuterents que le bocage percheron 142 et les rivages de la Meacutediterraneacutee 143 Enfinon lui doit des œuvres poeacutetiques comme une traduction en vers de lrsquoArgonautique de ValeacuteriusFlaccus 144 un poegraveme sur Bayart 145 et un autre sur les Pyreacuteneacutees 146 il eacutecrit mecircme en 1816un livret mis en musique par L Cherubini Le mariage de Salomon

Ses recherches sur lrsquoeacuteconomie antique ont eacuteteacute exposeacutees dans plusieurs meacutemoires preacutesenteacutes agravelrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres entre 1824 et 1828

132 Dureau de La Malle 1840 t II p 160133 Archives nationales dossier E 164 Jean-Baptiste Dureau a eacuteteacute anobli en achetant sous lrsquoAncien reacutegime la

charge de secreacutetaire du roi maison et couronne de France en la chancellerie pregraves le parlement de Nancy134 Antiquiteacute botanique meacutemoire ou dissertation sur les espegraveces de frecircnes connus des anciens Paris 1804135 Recherches sur lrsquohistoire ancienne lrsquoorigine et la patrie des ceacutereacuteales et nommeacutement du bleacute et de lrsquoorge Paris

Crochard 1826136 Climatologie compareacutee de lrsquoItalie et de lrsquoAndalousie anciennes et modernes Paris Hachette 1849137 Histoire ancienne et moderne de nos animaux domestiques et de nos plantes usuelles publieacutee dans les Annales des

sciences naturelles en juin 1829138 Province de Constantine recueil de renseignemens pour lrsquoexpeacutedition et lrsquoeacutetablissement des Franccedilais dans cette

partie de lrsquoAfrique septentrionale Paris Gide 1837139 Histoire des guerres des Romains des Byzantins et des Vandales accompagneacutee drsquoexamens sur les moyens employeacutes

anciennement pour la soumission de la portion de lrsquoAfrique septentrionale nommeacutee aujourdrsquohui lrsquoAlgeacuterie ParisF Didot fregraveres 1852

140 Franquet de Franqueville 1895 notice 337 p 197141 Caumont 1833 p 431 Bernouis 1999 p 153142 Description du Bocage percheron des moeurs et coutumes des habitans Paris De Fain 1823143 Geacuteographie physique de la mer Noire de lrsquointeacuterieur de lrsquoAfrique et de la Meacutediterraneacutee Paris Dentu 1807144 Argonautique de Valeacuterius Flaccus ou la Conquecircte de la toison drsquoor poeumlme traduit en vers franccedilais par Mr

Adolphe Dureau de Lamalle Paris Michaud 1811145 Bayart ou la Conquecircte du Milanais Paris C Gosselin 1824146 Les Pyreacuteneacutees poegraveme Paris Giguet et Michaud 1808

Chapitre I La seconde chute de Rome 30

ndash Recherches sur lrsquoaffaiblissement de la population et des produits de lrsquoItalie pendant le septiegravemesiegravecle de Rome lu le 14 octobre 1824 147

ndash Recherches sur lrsquoeacutetendue et la population de Rome lu le 23 deacutecembre 1825 148 ndash Meacutemoire sur la population libre de lrsquoItalie sous la domination de la Reacutepublique romaine lu le3 mars 1826 149

ndash Meacutemoire sur le systegraveme meacutetrique des Romains lu le 11 juin 1826 150 ndash Meacutemoire sur lrsquoagriculture romaine depuis Caton le censeur jusqursquoagrave Columelle lu le 27 avril1827 151

ndash Meacutemoire sur les lois agraires et celles qui ont eacutetabli chez les Romains les distributions gratuitesde bleacute lu le 29 feacutevrier 1828 152

ndash Meacutemoire sur lrsquoadministration romaine en Italie et dans les provinces pendant le dernier siegraveclede la Reacutepublique lu le 13 juin 1828 153

ndash Examen des causes geacuteneacuterales qui chez les Grecs et les Romains durent srsquoopposer audeacuteveloppement de la population et en favoriser lrsquoaccroissement dans lrsquoempire persan 154

LrsquoEacuteconomie politique des Romains peut ecirctre consideacutereacutee comme la synthegravese des travauxqursquoA Dureau de La Malle a consacreacute sa vie durant agrave lrsquoeacuteconomie antique et aux problegravemesagraires de Rome Ses perspectives de recherches sont complegravetement tributaires desconceptions historiographiques modernistes dont les paragraphes preacuteceacutedents ont tenteacute deretracer la genegravese Il adopte ainsi une position critique vis-agrave-vis de lrsquoAntiquiteacute et souligne agraveplusieurs reprises que le jugement de ses contemporains est souvent fausseacute par lrsquoadmirationqursquoils vouent aux productions intellectuelles des Anciens 155 Il constate par exemple que niMontesquieu ni lrsquoabbeacute Vertot nrsquoont compris et eacutetudieacute lrsquoinfluence des lois agraires sur le reacutegimefoncier et lrsquoeacutevolution de lrsquoagriculture italienne 156

Son analyse de lrsquoeacuteconomie antique est tregraves influenceacutee par les dogmes et les concepts delrsquoeacuteconomie laquo classique raquo Il considegravere ainsi que la prospeacuteriteacute drsquoune nation deacutepend de la liberteacutequi est laisseacutee aux entrepreneurs de la faciliteacute des capitaux agrave circuler rapidement dans toutesles strates de la socieacuteteacute de la protection dont beacuteneacuteficie la proprieacuteteacute priveacutee et de lrsquoexistencedrsquoune classe moyenne qui srsquoinvestit dans le commerce et lrsquoindustrie Ces principes deacutefinissentune socieacuteteacute eacuteconomiquement ideacuteale agrave laquelle il compare les socieacuteteacutes antiques Son jugementne peut ecirctre que neacutegatif Comme tous ses devanciers il srsquointerroge alors sur les raisonsprofondes qui ont empecirccheacute le deacuteveloppement de lrsquoeacuteconomie antique et lrsquoeacutemergence de modesde production annonciateurs de lrsquoeacuteconomie moderne Sa reacuteponse est sans conteste influenceacuteepar les thegraveses de Th R Malthus qursquoil cite agrave plusieurs reprises

147 Meacutemoires de lrsquoInstitut royal de France Acadeacutemie des inscriptions et Belles-Lettres 1839 tome 12 secondepartie p 328-355

148 Ibid 1839 tome 12 seconde partie p 237-285149 Ibid 1833 tome 10 p 461-512150 Ibid 1839 tome 12 seconde partie p 286-327151 Ibid 1838 tome 13 p 413-528152 Ibid 1838 tome 12 seconde partie p 404-463153 Ibid 1838 tome 12 seconde partie p 356-403154 Ibid 1840 tome 14 seconde partie p 305-333155 Dureau de La Malle 1840 t I p 408156 Dureau de La Malle 1840 t II p 255

Chapitre I La seconde chute de Rome 31

A Dureau de La Malle estime que ce sont les classes dirigeantes qui ont sciemment bloqueacutela transformation de lrsquoeacuteconomie romaine 157 Leur objectif fondamental eacutetait de maicirctriserlrsquoaugmentation de la population afin de preacuteserver leurs droits et leurs privilegraveges 158Lrsquoaccroissement de la population leur serait apparu non pas comme un facteur de progregraves maiscomme un pheacutenomegravene qui pouvait menacer lrsquoordre social eacutetabli agrave leur profit Les eacutelites pourse proteacuteger ont donc imposeacute agrave la socieacuteteacute romaine des entraves agrave son deacuteveloppement quiexpliquent lrsquoarchaiumlsme de son organisation eacuteconomique Les obstacles apporteacutes agrave la circulationdes biens lrsquoabsence drsquoune bourgeoisie commerccedilante la faiblesse de lrsquoaccumulation descapitaux et les coucircts eacuteleveacutes du creacutedit sont des conseacutequences de cette politique eacuteconomiquecoercitive Pour la mecircme raison les Anciens ont ignoreacute des notions familiegraveres des Modernescomme la libre concurrence lrsquoeacuteconomie de marcheacute ou la formation des prix 159

Sur ce point preacutecis lrsquoanalyse drsquoA Dureau de La Malle va plus loin que celle deseacuteconomistes et des historiens citeacutes plus haut Les Physiocrates A Smith ou J-B Say pensaientque le blocage supposeacute de lrsquoeacuteconomie antique eacutetait une conseacutequence de la meacuteconnaissanceqursquoavaient les Anciens des regravegles de lrsquoeacuteconomie politique A Dureau de La Malle pense quelrsquoeacuteconomie romaine eacutetait archaiumlque et incapable drsquoeacutevoluer en raison de la volonteacute des classesdirigeantes Elle a eacuteteacute organiseacutee volontairement selon des regravegles radicalement diffeacuterentes decelles qui reacutegissent les socieacuteteacutes occidentales contemporaines Elles expliquent les particulariteacutesdu systegraveme eacuteconomique des Romains et notamment le retard de leur agriculture

Le bilan qursquoA Dureau de La Malle dresse de lrsquoeacutetat de lrsquoagriculture romaine est en effetseacutevegravere Il deacutenonce agrave la fois le caractegravere archaiumlque des techniques agraires et la natureradicalement mauvaise du reacutegime foncier qui se met en place agrave la fin de la Reacutepublique Ilreprend sans grande originaliteacute agrave propos de leur systegraveme de culture les critiques formuleacuteespar les agronomes du XVIIIe s

[hellip] un systegraveme drsquoassolement vicieux une jachegravere biennale lrsquoignorance des proceacutedeacutes de lrsquoalternance desreacutecoltes la rotation trop freacutequente du bleacute sur les mecircmes terres lrsquoinsuffisance et la mauvaise preacuteparationdes engrais le peu drsquoextension donneacutee aux prairies artificielles le petit nombre de bestiaux reacutepartis surles cultures lrsquoimperfection des meacutethodes et des instruments aratoires lrsquousage vicieux de brucircler leschaumes sur place au lieu de les convertir en fumier cent autres pratiques funestes qursquoil serait trop longdrsquoeacutenumeacuterer tel est le tableau affligeant mais fidegravele que nous offre dans son ensemble lrsquoagriculturegrecque et romaine 160

Il poursuit son analyse en consacrant plusieurs chapitres aux rendements agricoles etsinguliegraverement agrave celui du bleacute Il montre agrave ce propos que le rapport de dix voire quinze pourun mentionneacute par Varron est exageacutereacute Sa deacutemonstration est originale et meacuterite drsquoecirctrerapidement preacutesenteacutee 161

157 laquo [hellip] agrave Rome les lois les preacutejugeacutes et lrsquoopinion publique semblaient avoir uni leurs efforts et srsquoecirctre pourainsi dire concerteacutes dans le but de deacutetruire en Italie la production des richesses raquo (Dureau de La Malle1840 t II p 368)

158 laquo Le systegraveme fondamental des gouvernements grec et romain eacutetait drsquoentraver la marche de la population libreou esclave celui des Eacutetats modernes de favoriser son accroissement raquo (Dureau de La Malle 1840 t Ip 429)

159 laquo enfin les principaux eacuteleacutements dont se compose notre eacuteconomie politique pour ce qui concernelrsquoaccroissement de la richesse nationale et sa distribution entre les diffeacuterentes classes de la socieacuteteacute eacutetaient deschoses totalement ignoreacutees des philosophes anciens non pour avoir eacutechappeacute agrave leur sagaciteacute mais bien parune suite neacutecessaire de la constitution politique et parce que les faits qui sont la matiegravere drsquoune telle sciencene pouvaient pas se preacutesenter agrave leur esprit raquo (Dureau de La Malle 1840 t I p 5)

160 Dureau de La Malle 1840 t I p 426-427161 Dureau de La Malle 1840 t II p 119-125

Chapitre I La seconde chute de Rome 32

Elle srsquoappuie sur une analyse contradictoire des sources antiques disponibles et sur deseacutetudes ethnologiques de plusieurs provinces de lrsquoItalie du XIXe s qursquoil a lues ou reacutealiseacutees luimecircme sur place A Dureau de La Malle met agrave profit ses connaissances sur la qualiteacute des sols etperccediloit clairement lrsquooriginaliteacute du systegraveme agraire meacutediterraneacuteen Il conclut que les rendementsmoyens de lrsquoAntiquiteacute devaient srsquoapprocher du ratio de quatre ou cinq pour un Ce rapport estmentionneacute par Pline et Columelle mais crsquoest eacutegalement celui qursquoA Dureau de La Malle acalculeacute au cours de lrsquoenquecircte qursquoil a reacutealiseacutee en Toscane Le rapprochement entre les deux typesde donneacutees constitue lrsquooriginaliteacute et la force de sa deacutemonstration En revanche il nrsquoexpliquepas pourquoi lrsquoagriculture romaine qursquoil a deacutecrite comme structurellement archaiumlque arrivefinalement agrave produire autant que certaines provinces de lrsquoItalie moderne mecircme srsquoil srsquoagit desmoins compeacutetitives Tout ce passe comme si A Dureau de La Malle agrave lrsquoissue drsquoune eacutetudefondeacutee sur une critique des sources et des comparaisons ethnologiques judicieuses produisaitdes faits qursquoil nrsquoarrivait pas agrave inteacutegrer agrave un argumentaire qui condamne a priori la valeur delrsquoagriculture antique Lrsquohistorien et le naturaliste travaillent selon des perspectives qui ne serecoupent pas La posteacuteriteacute nrsquoa retenu que sa critique de lrsquoagriculture antique et complegravetementignoreacute le caractegravere novateur de sa deacutemonstration dont lrsquoobjet et la meacutethode sont demeureacutesrelativement atypiques durant tout le XIXe s et une partie du XXe s Apregraves A Dureaude La Malle rares sont les historiens agrave tenter drsquointeacutegrer dans un discours unique desinformations produites par lrsquohistoire lrsquoarcheacuteologie ou lrsquoagronomie

Sa preacutesentation du reacutegime agraire romain et de ses eacutevolutions durant lrsquoEmpire est enrevanche plus conventionnelle A Dureau de La Malle organise son argumentaire autour de ladeacutenonciation du grand domaine esclavagiste Pour autant il nrsquoy a pas dans son ouvrage decondamnation de lrsquoutilisation des esclaves Il pense mecircme qursquoil est possible drsquoen tirer lemeilleur parti agrave condition de les traiter conformeacutement aux preacuteceptes paternalistes exposeacutes parVarron Il souligne que plusieurs colons eacuteclaireacutes de Saint-Domingue utilisent ces meacutethodes etobtiennent drsquoexcellents reacutesultats 162 Il critique en revanche le recours agrave lrsquoesclavage de masse etcompare les ergastules romaines aux cales des navires neacutegriers 163 Il considegravere surtout que ledeacuteveloppement des grands domaines est responsable de la ruine de la petite et moyennepaysannerie et de la crise de lrsquoagriculture italienne 164 Son analyse de lrsquoeacuteconomie rurale delrsquoEmpire romain repose essentiellement sur une opposition entre la petite et la grandeexploitation La premiegravere favorise lrsquointensification du travail et donc lrsquoaccroissement de laproductiviteacute de la terre Elle permet de nourrir plus de bouches de mieux peupler lescampagnes et drsquooffrir des deacuteboucheacutes aux produits de la ville Il cite lrsquoexemple de la Hollande etde la Limagne qui sont cultiveacutees comme des jardins et connaissent de fortes densiteacutes depopulation 165 Il reprend enfin les poncifs de lrsquohistoire romaine sur la valeur morale de laReacutepublique romaine et de ses citoyens-paysans 166

La grande exploitation a au contraire tous les vices Elle provoque la deacutesertification descampagnes et A Dureau de La Malle compare leurs proprieacutetaires aux colons franccedilais drsquoAlgeacuteriequi possegravedent de grandes surfaces de terrain qursquoils ne cultivent pas 167 Isoleacutes dans leursdomaines les aristocrates romains pratiquent une eacuteconomie autarcique qui empecircche le

162 Dureau de La Malle 1840 t II p 77163 Dureau de La Malle 1840 t II p 51164 laquo La concentration des richesse dans quelques familles privileacutegieacutees et lrsquoaccroissement prodigieux du nombre

des esclaves nrsquoont-ils pas causeacute en partie la diminution progressive des produits naturels ou industriels delrsquoItalie et par suite neacutecessaire la diminution de la population de cette contreacutee raquo (Dureau de La Malle1840 t II p 219)

165 Dureau de La Malle 1840 t II p 225-226166 Dureau de La Malle 1840 t II p 277167 Dureau de La Malle 1840 t II p 221

Chapitre I La seconde chute de Rome 33

deacuteveloppement des bourgs et des villes 168 Lrsquoabsence de marcheacute prive agrave son tour lesproductions agricoles de deacuteboucheacute et explique la deacutecadence de lrsquoeacuteconomie agraire de lrsquoEmpireromain Cette deacutenonciation du caractegravere nuisible de la grande exploitation se confond avec lacondamnation de leurs proprieacutetaires Ils forment une classe oisive qui dilapide ses richessesdans des investissements qui ne profitent pas agrave la terre Leur corruption est responsable de laruine de lrsquoEmpire romain A Dureau de La Malle pense comme ses contemporains que lereacutegime foncier ideacuteal doit reposer sur une seacuteparation du capital et de lrsquoexploitation et sur lagarantie offerte aux fermiers de pouvoir beacuteneacuteficier de baux fixes et de longue dureacutee 169

Malgreacute drsquoindeacuteniables lacunes lrsquoEacuteconomie politique des Romains est lrsquoun des rares ouvragesavec celui drsquoA Boeckh sur Athegravenes agrave preacutesenter une synthegravese relativement complegravete desconnaissances de lrsquoeacutepoque Il teacutemoigne de la preacutegnance au deacutebut du XIXe s des thegraveses delrsquoeacuteconomie laquo classique raquo sur les travaux des historiens de lrsquoAntiquiteacute Lrsquoeacuteconomie antique nrsquoesteacutetudieacutee que par comparaison avec celle des socieacuteteacutes modernes occidentales Son analyse nourritune antithegravese qui oppose lrsquoarchaiumlsme des civilisations antiques agrave la moderniteacute des nationseuropeacuteennes Cette confrontation amegravene une critique radicale de la socieacuteteacute romaine quinrsquoeacutepargne aucun de ses domaines Lrsquoagriculture antique fait ainsi lrsquoobjet drsquoune analyse danslaquelle est deacutenonceacute son faible niveau technique et le caractegravere fonciegraverement neacutefaste du reacutegimeagraire La fin de lrsquoEmpire romain apparaicirct comme la conseacutequence logique drsquoun processus quise caracteacuterise par la disparition de la petite et de la moyenne proprieacuteteacute lrsquoextension du grandedomaine autarcique et la corruption des eacutelites

Ce scheacutema de penseacutee laisse peu de place agrave une eacutetude technique objective des pratiquesculturales La plupart des historiens ne comprennent drsquoailleurs pas les speacutecificiteacutes du systegravemeagraire de lrsquoItalie antique qursquoils eacutetendent agrave lrsquoensemble de lrsquoEmpire Drsquoune maniegravere geacuteneacuteralelrsquoagriculture romaine est analyseacutee en fonction des critegraveres de lrsquoagronomie moderne On luiattribue des pratiques que lrsquoon considegravere alors comme responsables du retard de lrsquoagriculturedu royaume de France la jachegravere le faible recours aux engrais lrsquoabsence de prairie artificielleetc Rares sont les historiens qui essayent de comprendre la logique interne des textesagronomiques A Dureau de La Malle a tenteacute cette expeacuterience en eacutetudiant les rendementsagricoles On a vu que ses a priori neacutegatifs sur lrsquoagriculture antique ne lui ont pas permis drsquoentirer toutes les conclusions Cette deacutemarche est porteacutee avec plus de succegraves par des historiensqui integravegrent les outils agricoles agrave leur domaine drsquoeacutetude Crsquoest dans leurs travaux que lrsquoontrouve pour la premiegravere fois des reacutefeacuterences agrave lrsquoeacuteconomie agraire de la Gaule Ils teacutemoignent delrsquoapparition de nouveaux objets de recherche et de lrsquointeacuterecirct des historiens pour des questionsjusqursquoalors ignoreacutees lrsquoagriculture gauloise avant la conquecircte les rapports entre Rome et sesprovinces le statut eacuteconomique de la Gaule dans lrsquoEmpire romain

Cette eacutevolution est sans conteste une des conseacutequences de lrsquoattrait renouveleacute des historiensfranccedilais du deacutebut du XIXe s pour lrsquohistoire des Celtes et de la Gaule Ce deacuteplacement ducentre drsquointeacuterecirct des antiquisants explique peut-ecirctre lrsquooubli dans lequel est tombeacute rapidementen France lrsquoEacuteconomie politique des Romains La critique contemporaine lui a pourtant trouveacutequelques meacuterites car en 1903 ce livre est traduit en italien et complegravete le second tome dupremier volume de la Biblioteca di storia economica dirigeacutee par V Pareto et Et Ciccotti qui estchargeacute de recueillir pour cette collection les textes sur lrsquoeacuteconomie antique trouve neacuteanmoinsque lrsquoœuvre drsquoA Dureau de La Malle nrsquoa pas les mecircmes qualiteacutes que lrsquoEacuteconomie politique desAtheacuteniens drsquoA Boeckh Il estime que le savant allemand agrave la diffeacuterence du Franccedilais conduit

168 Dureau de La Malle 1840 t II p 82169 Dureau de La Malle 1840 t I p 62

Chapitre I La seconde chute de Rome 34

ses deacutemonstrations avec plus drsquoassurance fait preuve drsquoune plus grande largeur de vue etsurtout utilise abondamment les sources eacutepigraphiques 170 Autrement dit A Dureaude La Malle appartient agrave une eacutecole historique dont les meacutethodes sont devenues deacutesuegravetes parrapport agrave celles de lrsquohistoriographie allemande Crsquoest pourtant dans les travaux des auteurs delangue allemande que lrsquoon trouve les commentaires les plus circonstancieacutes de lrsquoEacuteconomiepolitique des Romains Mais signe des temps ils sont en contradiction complegravete avec lesconclusions drsquoA Dureau de La Malle Une page de lrsquohistoriographie de lrsquoeacuteconomie antiquevient drsquoecirctre tourneacutee

170 Ciccotti 1903 p LXI

Chapitre IILrsquoHISTORIOGRAPHIE ALLEMANDEDU XIXE SIEgraveCLE ET LA QUESTION

DE LA NATION

A REacuteVOLUTION franccedilaise passeacutee et la parenthegravese du Premier Empire refermeacutee nul nedoutait que la croissance eacuteconomique retrouveacutee allait apporter aux peuples de nouveau

en paix la feacuteliciteacute propheacutetiseacutee par A Smith Pourtant des voies discordantes commenccedilaient agravese faire entendre Drsquoaucuns srsquoinquieacutetaient des conditions de vies des travailleurs et trouvaientque les progregraves de lrsquoindustrie loin drsquoavoir reacutesorbeacute les ineacutegaliteacutes de richesse les avaient aucontraire exacerbeacutees Ils en eacutetaient arriveacutes agrave se demander si la theacuteorie laquo classique raquo necomportait pas quelques faiblesses Eacutetait-il raisonnable de penser que la seule loi du marcheacutepucirct reacutegler les relations sociales Le devoir des Eacutetats nrsquoeacutetait-il pas au contraire drsquointervenir dansle domaine de lrsquoeacuteconomie pour imposer le respect de principes dont deacutependait lrsquoeacutequilibre de lanation Toutes ces questions eacutetaient deacutebattues des solutions pratiques eacutetaient proposeacutees maispeu drsquoeacuteconomistes poussaient leur analyse jusqursquoagrave une remise en question mecircme partielle desdogmes de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo J Simonde de Sismondi fut lrsquoun des premiers au toutdeacutebut du XIXe s agrave faire part de ses inquieacutetudes sur la situation sociale de lrsquoEurope de sontemps et agrave proposer une theacuteorie eacuteconomique en bien des points divergente de celle drsquoA Smithet de ses continuateurs Son inteacuterecirct pour lrsquohistoire et notamment pour celle de lrsquoAntiquiteacutedonne agrave ses travaux une importance de premier plan pour les problegravemes analyseacutes dans cemeacutemoire

L

I La critique de J Simonde de Sismondi

Jean Charles Leacuteonard Simonde de Sismondi (1773-1842) est neacute agrave Genegraveve Sa famille drsquoorigineitalienne a fui la France au XVIIe s apregraves sa conversion au protestantisme Il apprend lesmeacutetiers du commerce agrave Lyon puis srsquointeacuteresse aux problegravemes de lrsquoagriculture lors de ses seacutejoursen Angleterre et en Toscane ougrave il se reacutefugie au moment de la Reacutevolution franccedilaise Ilaccompagne Mme de Staeumll en Allemagne et en Italie puis occupe diffeacuterentes fonctionsadministratives et politiques dans son pays natal Il enseigne agrave la fin de sa vie la philosophie etlrsquohistoire

Son œuvre tregraves abondante teacutemoigne de son double inteacuterecirct pour lrsquohistoire et lrsquoeacuteconomieCes deux disciplines sont pour lui totalement compleacutementaires et contribuent agrave son objectiffondamental qui est de comprendre le fonctionnement et lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes humaines en

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 36

eacutetudiant toutes leurs composantes intellectuelles politiques morales et religieuses Il y a doncun lien meacutethodologique fort qui unit ses travaux drsquoeacuteconomistes De la Richesse commercialepublieacutee en 1803 1 Nouveaux principes drsquoeacuteconomie politique publieacutes en 1819 2 agrave ses eacutetudeshistoriques parmi lesquelles on peut citer les huit volumes de lrsquoHistoire des reacutepubliquesitaliennes du moyen acircge 3 les trente et un volumes de lrsquoHistoire des Franccedilais 4 et lrsquoHistoire de lachute de lrsquoEmpire romain et du deacuteclin de la civilisation de lrsquoan 250 agrave lrsquoan 1000 5

J Simonde de Sismondi a beaucoup voyageacute il a pu ainsi comparer la situation eacuteconomiquedes principaux pays europeacuteens Il tire de ses observations un bilan contrasteacute Certes lrsquoessor delrsquoindustrie est agrave lrsquoorigine drsquoun accroissement sans preacuteceacutedent des richesses mais celui-ci nrsquoa paseacutegalement profiteacute agrave toutes les classes sociales Les dispariteacutes se sont accrues et la situation desplus pauvres srsquoest consideacuterablement deacutegradeacutee Il a clairement le sentiment que lesgouvernements font fausse route en laissant les ineacutegaliteacutes se deacutevelopper de la sorte Sa positionest tout drsquoabord morale il ne peut admettre que les Eacutetats au nom des principes de lrsquoeacuteconomiede marcheacute srsquointerdisent de corriger ou drsquoatteacutenuer les conseacutequences des dysfonctionnementseacuteconomiques les plus criants Il leur demande donc drsquointervenir en vertu de leurs obligationsmorales

[hellip] le dogme fondamental drsquoune concurrence libre et universelle a fait de tregraves grands progregraves danstoutes les socieacuteteacutes civiliseacutees il en est reacutesulteacute un deacuteveloppement prodigieux dans les pouvoirs delrsquoindustrie mais souvent aussi il en est reacutesulteacute une effroyable souffrance pour plusieurs classes de lapopulation Crsquoest par lrsquoexpeacuterience que nous avons senti le besoin de cette autoriteacute protectrice que nousinvoquons elle est neacutecessaire pour empecirccher que des hommes ne soient sacrifieacutes aux progregraves drsquounerichesse dont ils ne profiteront point 6

Son point de vue est celui drsquoun humaniste qui est intimement persuadeacute que lesgouvernements doivent agir en fonction de lrsquointeacuterecirct de tous 7 En tant qursquoeacuteconomiste sesobservations de terrains lrsquoamegravenent agrave reacutefleacutechir sur la validiteacute pratique de la theacuteorie eacuteconomiquelaquo classique raquo Agrave plusieurs reprises dans ses ouvrages il soutient avec beaucoup de veacuteheacutemenceque ses reacuteflexions ne font que continuer la penseacutee drsquoA Smith en aucun cas il ne souhaitesrsquoeacutecarter de la meacutethode de lrsquoEacutecossais dont il reprend sans discussion les outils analytiques 8 Ilest en revanche persuadeacute que lrsquoanalyse des faits eacuteconomiques produits par les socieacuteteacuteseuropeacuteennes depuis la publication de la Richesse des nations oblige agrave examiner de nouveau lesconclusions drsquoA Smith Cette position peut paraicirctre contradictoire Comment est-il possibleen effet de srsquoopposer aux dogmes de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo tout en acceptant a priori cesprincipes sur la reacutegulation du marcheacute ou la libre concurrence

On pourrait consideacuterer dans un premier temps qursquoil srsquoagit de preacutecautions destineacutees agravemeacutenager un lecteur reacutesolument acquis aux ideacutees de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo Il faut se rappeler1 De la Richesse commerciale ou Principes drsquoeacuteconomie politique appliqueacutes agrave la leacutegislation du commerce Genegraveve J

J Paschoud an XI (1803)2 Nouveaux principes drsquoeacuteconomie politique ou de la Richesse dans ses rapports avec la population Paris Delaunay

18193 Histoire des reacutepubliques italiennes du moyen acircge Zurich H Gesner 1807-18094 Histoire des Franccedilais Paris Treuttel et Wuumlrtz 1821-1844 Le trentiegraveme volume a pour auteur A Reneacutee

J Simonde de Sismondi a publieacute agrave Paris en 1839 chez les mecircmes eacutediteurs un abreacutegeacute de cette histoire sousle titre Preacutecis de lrsquohistoire des Franccedilais

5 Histoire de la chute de lrsquoEmpire romain et du deacuteclin de la civilisation de lrsquoan 250 agrave lrsquoan 1000 Paris Treuttel etWuumlrtz 1835

6 Sismondi 1819 p 557 laquo Le gouvernement est institueacute pour lrsquoavantage de tous les hommes qui lui sont soumis il doit donc avoir

sans cesse en contemplation lrsquoavantage de tous raquo (Sismondi 1819 p 8)8 Sismondi 1819 p 52-53

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 37

que J Simonde de Sismondi publie ses Nouveaux principes drsquoeacuteconomie politique en 1819 crsquoest-agrave-dire une quinzaine drsquoanneacutees apregraves la publication du Traiteacute drsquoeacuteconomie politique de J-B Say etagrave une eacutepoque qui voit le triomphe des theacuteories de lrsquoeacutecole laquo classique raquo en Europe y comprisdans les Eacutetats de langue allemande ougrave elles ont eacuteteacute reccedilues un peu plus tardivement

Pourtant lrsquoalleacutegeance du Genevois agrave la meacutethode et aux principes drsquoA Smith estparfaitement sincegravere Il partage complegravetement les reacuteflexions de ce dernier sur lefonctionnement interne de lrsquoeacuteconomie et les modaliteacutes de lrsquoaccumulation de la richesse Sesdivergences portent sur la validiteacute geacuteneacuterale de cette analyse J Simonde de Sismondi estintimement persuadeacute que lrsquoeacuteconomie telle que la pratique A Smith ne permet pas agrave elle seulede comprendre les activiteacutes de lrsquohomme dans la socieacuteteacute Il lui reproche drsquoavoir bacircti sa theacuteoriesur une abstraction celle drsquoun individu dont le comportement eacuteconomique est guideacute par lesimple deacutesir de consommer en dehors de toutes autres consideacuterations Il considegravere que cethomo œconomicus est une creacuteation de laboratoire utile pour construire un modegravele theacuteoriquemais insuffisante pour comprendre la socieacuteteacute et ses eacutevolutions Il a lrsquointime conviction quelrsquohomme et la collectiviteacute agrave laquelle il appartient ne peuvent ecirctre appreacutehendeacutes seacutepareacutement ilsconstituent un ensemble indissociable qui doit ecirctre eacutetudieacute dans sa totaliteacute et dans toute sacomplexiteacute De ce postulat il deacuteduit des regravegles de conduite pour les gouvernants et unemeacutethode pour lrsquoeacuteconomiste et lrsquohistorien

Il deacutemontre aux premiers qursquoil nrsquoest pas possible drsquoassurer la feacuteliciteacute drsquoune nation si toutesles classes sociales ne participent pas aux beacuteneacutefices du progregraves 9 Il ne croicirct pas quelrsquoenrichissement de quelques-unes soit suffisant pour assurer le bonheur de la socieacuteteacute si celamet en peacuteril lrsquoeacutequilibre du corps social 10 Pour autant le projet de J Simonde de Sismondinrsquoest pas reacutevolutionnaire et celui-ci a nourri toute sa vie les plus vifs ressentiments contre lesideacuteaux de 1789 Le Genevois ne souhaite pas lrsquoavegravenement drsquoune socieacuteteacute nouvelle maisdemande que lrsquoon srsquoattache agrave corriger les dysfonctionnements qui la menacent 11 Lesgouvernements doivent ecirctre selon lui perpeacutetuellement guideacutes par la volonteacute de preacuteserverlrsquoharmonie sociale qui repose sur lrsquoeacutequilibre entre la consommation le deacuteveloppement ducapital et lrsquoaccroissement des revenus 12 Un eacutecart trop important entre ces diffeacuterentes valeurspeut plonger une socieacuteteacute dans la crise Il montre par exemple que lrsquoaugmentation du volumedes capitaux disponibles est souvent agrave lrsquoorigine drsquoun accroissement des productions qui ne peutecirctre absorbeacute que si la consommation croicirct dans les mecircmes proportions Le niveau de lafabrication se proportionne donc en fonction de la quantiteacute de capitaux qui cherche agravesrsquoemployer Si le marcheacute reste stable une crise de surproduction peut survenir et menacer agraveterme tout lrsquoeacutedifice eacuteconomique Cette analyse est agrave lrsquoopposeacute de celle des eacuteconomisteslaquo classiques raquo et notamment de la loi des deacuteboucheacutes formaliseacutee et eacutenonceacutee quelques anneacuteesplus tard par J-B Say J Simonde de Sismondi a perccedilu tregraves tocirct dans le XIXe s que ledeacuteveloppement du capitalisme pouvait connaicirctre des agrave coups des phases de stagnation ou dereacutegression 13

Agrave lrsquoinverse des partisans de Fr Quesnay ou drsquoA Smith le Genevois est donc intimementpersuadeacute que les gouvernements doivent intervenir dans le domaine eacuteconomique quand cela

9 laquo La richesse est un bien lorsqursquoelle reacutepand lrsquoaisance dans toutes les classes raquo (Sismondi 1819 p 9-10)10 laquo [hellip] une nation ne nous a point paru croicirctre en opulence par la seule augmentation de ses capitaux mais

seulement lorsque ses capitaux en croissant reacutepandaient aussi plus drsquoaisance sur la population qursquoilsdevaient faire vivre raquo (Sismondi 1819 p 54)

11 laquo Lrsquoordre social perfectionneacute est en geacuteneacuteral avantageux au pauvre aussi bien qursquoau riche et lrsquoeacuteconomiepolitique enseigne agrave conserver cet ordre en le corrigeant non pas agrave le renverser raquo (Sismondi 1819 p 10)

12 Sismondi 1819 p 12513 J A Schumpeter souligne la clairvoyance de son analyse des crises de croissance du capitalisme (Schumpeter

1983 p 64)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 38

est neacutecessaire et il pense que la doctrine du laquo laissez faire laissez passer raquo est responsable desgraves deacutesordres dont souffrent les socieacuteteacutes europeacuteennes de son eacutepoque Il œuvre donc pourque lrsquoeacuteconomie politique ne soit pas seulement une science analytique mais un outil aux mainsdes gouvernants qui ont agrave cœur de deacutevelopper et de proteacuteger lrsquoharmonie sociale pour le biende tous

Pour J Simonde de Sismondi lrsquohistoire est un moyen drsquoeacutetudier la nature et les eacutevolutionsdes eacuteconomies politiques des civilisations du passeacute Ce programme nrsquoest plus tout agrave fait celuides eacuteconomistes laquo classiques raquo et des historiens eacutetudieacutes au chapitre preacuteceacutedent quisrsquointeacuteressaient davantage agrave lrsquoessor des socieacuteteacutes modernes mais nrsquoest pas non plus un retour auxpreacuteoccupations de Montesquieu qui srsquoattachait agrave comprendre la fonction des institutionsJ Simonde de Sismondi eacutecrit une histoire qui fait une large place aux problegravemes eacuteconomiquesmais sans oublier leur dimension sociale Ses critegraveres drsquoanalyse ne sont plus uniquement ceuxde lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo ils integravegrent les preacuteoccupations sociales qui distinguent justementses travaux eacuteconomiques de la theacuteorie laquo classique raquo

Ce renouvellement meacutethodologique est particuliegraverement sensible dans lrsquoHistoire de la chutede lrsquoEmpire romain et du deacuteclin de la civilisation Cet ouvrage a eacuteteacute reacutedigeacute agrave partir des eacuteleacutementsreacuteunis pour un cours professeacute agrave Genegraveve en 1820 et 1821 14 La critique lrsquoa seacutevegraverement jugeacute etlrsquoa consideacutereacute comme une pacircle compilation de lrsquoHistory of the Decline and Fall of the RomanEmpire drsquoEd Gibbon Il est vrai que J Simonde de Sismondi puise librement dans la matiegraverereacutecoleacutee par Ed Gibbon mais sa meacutethode et ses objectifs nrsquoont rien de comparable LeGenevois veut avant tout eacutecrire une histoire de lrsquoeacuteconomie de cette peacuteriode alorsqursquoEd Gibbon nrsquoy a consacreacute que quelques pages Analyseacutee dans la perspectivehistoriographique de ce meacutemoire lrsquoHistoire de la chute de lrsquoEmpire romain et du deacuteclin de lacivilisation apparaicirct au contraire comme une œuvre tout agrave fait originale en rupture avec lestravaux sur lrsquoAntiquiteacute analyseacutes dans le chapitre preacuteceacutedent Son introduction comporte enfinune reacuteflexion tout agrave fait novatrice sur le rocircle de lrsquohistoire dans ses rapports avec les autresdisciplines qui sera examineacutee plus bas

LrsquoHistoire de la chute de lrsquoEmpire romain et du deacuteclin de la civilisation ne peut ecirctre eacutetudieacuteeseacutepareacutement Son contenu doit ecirctre rapprocheacute des nombreux passages que J Simondede Sismondi a consacreacutes agrave la civilisation romaine notamment dans ses œuvres eacuteconomiquesLa synthegravese de ses travaux permet de comprendre lrsquooriginaliteacute de certaines de ses conceptionsqui marquent sans conteste un tournant dans lrsquohistoriographie de lrsquoeacuteconomie antique

Tout drsquoabord J Simonde de Sismondi ne partage pas lrsquoanalyse de J-B Say sur lesconceptions eacuteconomiques des Anciens Contrairement agrave ce dernier il estime en effet qursquoilsavaient des connaissances empiriques sur le commerce les impocircts ougrave la monnaie mais qursquoils nese souciaient pas de les mettre en pratique dans lrsquointeacuterecirct de tous car les classes dirigeantesnrsquoavaient drsquoattention que pour leur seul profit

Mais tandis que chaque partie de la richesse publique avait une theacuteorie cette richesse elle-mecircme nrsquoenavait aucune Les anciens avaient consideacutereacute la richesse publique comme un fait dont ils ne srsquoeacutetaientjamais soucieacutes de rechercher la nature ou les causes Ils lrsquoavaient entiegraverement abandonneacutee aux effortsindividuels de ceux qui srsquooccupaient agrave la creacuteer et lorsque le leacutegislateur eacutetait appeleacute de quelque maniegravereagrave les limiter il croyait encore nrsquoavoir affaire qursquoagrave des inteacuterecircts individuels et il ne fixait jamais sonattention sur lrsquointeacuterecirct peacutecuniaire de la geacuteneacuteraliteacute 15

14 Salis 1932 p 439 Une traduction anglaise est parue agrave Londres chez Longman en 1834 A History of thefall of the Roman empire comprising a view of the invasion and settlement of the barbarians Elle est inconnuedes principaux biographes de J Simonde de Sismondi et il nrsquoa pas eacuteteacute possible de deacuteterminer si elle constituela premiegravere eacutedition

15 Sismondi 1819 p 15

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 39

Le deacutesaccord avec la position exprimeacutee par J-B Say dans son Traiteacute drsquoeacuteconomie politiquepublieacute une quinzaine drsquoanneacutees plus tocirct 16 peut paraicirctre purement formel il est en faitfondamental et deacutevoile lrsquooriginaliteacute de la deacutemarche du Genevois J-B Say reprochaitfinalement aux Anciens de ne pas connaicirctre et donc de ne pas utiliser les notions eacuteleacutementairesde lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo Pour J Simonde de Sismondi les systegravemes eacuteconomiques antiquesse caracteacuterisent surtout par lrsquoabsence drsquoinstitution favorisant notamment la redistribution dela richesse dans lrsquoensemble du corps social Les Anciens nrsquoignorent pas totalement lesmeacutecanismes drsquoaccumulation de la richesse ils savent faire des affaires et lrsquoampleur de certainesfortunes personnelles montre de faccedilon exemplaire qursquoil leur eacutetait possible de srsquoenrichirautrement que par la conquecircte ou la rapine Mais ces connaissances eacuteconomiques mecircme tregravesempiriques nrsquoeacutetaient mises en œuvre que par les individus Elles eacutetaient inconnues desgouvernements et des institutions car il nrsquoeacutetait pas dans leurs attributions de srsquoen occuper Pourreacutesumer laconiquement lrsquoopposition entre les thegraveses de J-B Say et celles de J Simondede Sismondi on pourrait dire que le premier reproche aux Anciens de ne pas avoir dechreacutematistique alors que le second les condamne de ne srsquoecirctre occupeacute que de cela En drsquoautrestermes le Genevois pense que les speacutecificiteacutes de lrsquoeacuteconomie antique ne srsquoexpliquent pas par lameacuteconnaissance des techniques de gestion mais par lrsquoorganisation de la socieacuteteacute et la volonteacute deseacutelites de deacutetourner les richesses agrave leur seul profit

Cette position srsquoinspire bien eacutevidemment de ses conceptions sociales et de sa deacutenonciationdes deacutesordres causeacutes par une eacuteconomie obeacuteissant aux seuls meacutecanismes de la concurrence Ellenrsquoen a pas moins le meacuterite de faire clairement apparaicirctre lrsquooriginaliteacute des socieacuteteacutes antiques parrapport agrave celles du monde moderne Elle propose ainsi une nouvelle faccedilon de lire lrsquohistoire delrsquoeacuteconomie qui nrsquoest plus complegravetement redevable des dogmes de lrsquoeacutecole laquo classique raquo Commeon le verra plus loin cet effort a eacuteteacute prolongeacute plus tard par les historiens et eacuteconomistes delangue allemande qui ont essayeacute de caracteacuteriser le systegraveme eacuteconomique des diffeacuterentes peacuteriodeshistoriques

La deuxiegraveme originaliteacute des travaux de J Simonde de Sismondi sur lrsquoAntiquiteacute reacuteside danslrsquoimportance qursquoil accorde aux problegravemes agraires Pour lui en effet la civilisation romaine estavant tout rurale et agricole Il ne meacutesestime pas lrsquoimportance de la ville dans lrsquoorganisation dela socieacuteteacute ni la part de lrsquoartisanat dans son deacuteveloppement eacuteconomique mais considegravere quelrsquoeacutevolution de la production agricole et les mutations du reacutegime agraire sont deacuteterminantespour expliquer le fonctionnement de la socieacuteteacute romaine ses crises et son deacuteclin Son analyse dela fin de lrsquoEmpire romain repose ainsi essentiellement sur une description des conseacutequencessociales de ce qursquoil appelle la crise agraire

Elle trouve selon lui son origine dans le deacuteveloppement des grandes exploitationsesclavagistes Il ne condamne pas lrsquoinstitution en tant que telle mecircme srsquoil est farouchementopposeacute pour des raisons morales et religieuses agrave la traite des noirs et agrave la colonisation meneacuteepar les puissances occidentales Mais il pense que le recours exclusif agrave des esclaves dans lesexploitations agricoles a eu des conseacutequences sociales catastrophiques Il a en effet priveacute detravail les paysans libres qui vivaient ou compleacutetaient leur revenu en louant leurs bras auxgrands proprieacutetaires 17 Cette population nrsquoa eu drsquoautre ressource que de rejoindre la ville etgrossir les rangs drsquoune plegravebe qui devait deacutejagrave sa survie aux distributions alimentaires Cette fuitea fragiliseacute lrsquoeacuteconomie agraire romaine Elle a accentueacute la concentration de la proprieacuteteacute etprovoqueacute la disparition de la classe des petits et moyens proprieacutetaires Ce pheacutenomegravene aeacutegalement eu des conseacutequences neacutefastes sur le volume de la production car J Simonde

16 Cf supra chapitre I p 1517 Sismondi 1819 p 178

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de Sismondi estime que le travail servile nrsquoest pas tregraves productif et que les rendements agricolessont toujours plus eacuteleveacutes quand un terrain est exploiteacute directement par son proprieacutetaire 18 Surce point preacutecis son analyse diverge de celle des eacuteconomistes laquo classiques raquo et des agronomes dela fin du XVIIIe s qui procircnaient la seacuteparation du capital foncier et de lrsquoexploitation La prise deposition du Genevois est toutefois plus motiveacutee par des consideacuterations sociales que par uneanalyse eacuteconomique de la productiviteacute des diffeacuterents reacutegimes agraires Il estime que lrsquoexistencedrsquoune classe de petits proprieacutetaires est indispensable car elle garantit lrsquoeacutequilibre social descampagnes et finalement la peacuterenniteacute de toute la socieacuteteacute

La reacutepublique romaine puis lrsquoEmpire auraient ducirc se donner les moyens de proteacuteger la petiteproprieacuteteacute Il constate que les classes dirigeantes parce qursquoelles ne deacutefendaient que leur inteacuterecirctimmeacutediat se sont opposeacutees agrave toute reacuteforme Il compare cette situation agrave celle de lrsquoAngleterrede son temps et observe que pour des raisons similaires le gouvernement britannique estincapable de restreindre les appeacutetits des grands proprieacutetaires terriens 19

La crise agraire a mis en peacuteril lrsquoeacutequilibre social sur lequel reposait la socieacuteteacute romaine Unconflit est neacute entre le monde des villes qui accueille une plegravebe toujours plus importante et lacampagne qui est partageacutee entre quelques grands proprieacutetaires exploitant leur domaine avecdes armeacutees drsquoesclaves Il considegravere que les conseacutequences de cette crise ont eacuteteacute encore plusdestructrices pour la socieacuteteacute gauloise qursquoil eacutetudie plus preacuteciseacutement dans son Histoire desFranccedilais Il soutient en effet que les populations rurales ont ducirc affronter en plus de larapaciteacute des grands proprieacutetaires le poids insupportable des impocircts que Rome imposait auxprovinces conquises 20 La plegravebe rurale fut rapidement ruineacutee par ce double fleacuteau et lescampagnes gauloises devinrent finalement lrsquoapanage de quelques-uns 21 La structure sociale dela Gaule en fut profondeacutement et deacutefinitivement alteacutereacutee

On annonccedilait un progregraves rapide de la civilisation et des richesses parce que les riches devenaientdeacutemesureacutement riches mais les pauvres drsquoautre part eacutetaient devenus bien plus pauvres ils avaient perdutoute participation agrave la proprieacuteteacute de la terre dans les campagnes ils avaient renonceacute agrave tous les travauxindustriels dans les villes et ils srsquoeacutetaient abandonneacutes agrave un goucirct effreacuteneacute pour les plaisirs et les spectacles 22

Durant lrsquoAntiquiteacute tardive la bureaucratisation et la militarisation de lrsquoadministrationimpeacuteriale en empecircchant toute mobiliteacute sociale ont acceacuteleacutereacute ce processus de deacutesagreacutegation 23J Simonde de Sismondi pense donc que lrsquoEmpire romain srsquoest plus effondreacute sur lui-mecircmeqursquoil nrsquoa eacuteteacute abattu par les invasions 24 Drsquoailleurs il soutient que les Francs nrsquoont pas eu agrave fairela guerre pour instaurer leur pouvoir en Gaule 25 les Gallo-Romains leur ont confieacute uneautoriteacute qui nrsquoeacutetait plus exerceacutee

Cet empire eacutetait encore assez vaste pour former une redoutable monarchie il lui restait des terres dessujets des richesses mais il ne lui restait point un peuple romain un peuple ougrave chaque homme senticirct

18 Sismondi 1819 p 17919 Sismondi 1819 t II p 34020 Sismondi 1839 p 1621 laquo Bientocirct toutes les plaines fertiles de la Gaule devinrent lrsquoune apregraves lrsquoautre la proprieacuteteacute de quelque seacutenateur

[sic] La population native en disparaissait absolument elle ceacutedait la place aux esclaves importeacutes de tous lespays barbares auxquels les Romains faisaient la guerre elle se retirait dans les villes et lagrave elle se fondait dansla derniegravere classe du peuple elle apprenait drsquoelle la langue latine et en mecircme temps lrsquooisiveteacute et les vices deRome raquo (Sismondi 1839 p 17)

22 Sismondi 1839 p 1623 Sismondi 1837a p 1024 Sismondi 1837a p 11125 Sismondi 1837a p 163

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qursquoil avait une patrie Degraves que les ordres cessegraverent drsquoarriver de Rome les provinciaux ne se crurent pointlibres mais se demandegraverent de qui ils devraient les recevoir agrave lrsquoavenir Les Gaulois cherchegraverent autourdrsquoeux agrave qui vouer leur obeacuteissance un petit chef franc ne tarda pas agrave se preacutesenter pour la leurdemander 26

Il nrsquoy a donc pas eu de conflit majeur entre les Francs et les populations gallo-romainesApregraves la bataille de Soissons Clovis a installeacute les veacuteteacuterans de son armeacutee sur des domaines quieacutetaient abandonneacutes ou qui appartenaient au fisc 27 Les populations germaniques arriveacutees agrave leursuite nrsquoont pas eu de difficulteacutes agrave trouver des terres tant les campagnes de la Gaule avaientsouffert de la paupeacuterisation de la plegravebe rurale et de la disparition de la petite proprieacuteteacute 28 Fortsde leurs traditions les nouveaux venus ont fortement investi dans la terre et relanceacute ainsi uneeacuteconomie agricole agonisante 29 Les guerriers de Clovis resteacutes sous les armes ont quant agrave euxconstitueacute une petite classe drsquoindividus partageant les mecircmes valeurs qui a fortifieacute la nouvellesocieacuteteacute La Gaule a ainsi retrouveacute une coheacuterence sociale qursquoelle avait perdue Revivifieacutee ellereprend son essor comme laquo [hellip] entraicircneacutee par des circonstances qui dominent la race toutentiegravere raquo 30

Que peut-on retenir de la faccedilon dont J Simonde de Sismondi preacutesente lrsquohistoire delrsquoEmpire romain et de sa disparition notamment en Gaule Une partie de son argumentaireest tout agrave fait traditionnelle mecircme si le Genevois se distingue par son deacutesir drsquoanalysersysteacutematiquement les problegravemes drsquoun point de vue social Comme drsquoautres avant lui et apregraveslui il voit dans le deacuteveloppement de la grande exploitation esclavagiste la cause principale dudeacuteclin des institutions qui avaient jusque lagrave assureacute le succegraves de Rome Lrsquoantagonisme qursquoilimagine entre les villes et les campagnes est en revanche un thegraveme plus original Cette ideacutee luivient sans doute de lrsquoobservation des campagnes anglaises qui ont eacuteteacute en tregraves peu de tempsvideacutees de populations allant grossir les villes industrielles Il nrsquoen demeure pas moins que lavision drsquoune ville antique qui deacutepense les richesses drsquoune campagne dont la capaciteacute productivedeacutecline progressivement a connu une posteacuteriteacute importante jusqursquoagrave nos jours

La nouveauteacute du propos de J Simonde de Sismondi est plus agrave rechercher dans les passagesqursquoil consacre agrave la Gaule Il faut drsquoabord souligner que les historiens qui srsquointeacuteressent agravelrsquoeacuteconomie de la Gaule sont encore tregraves peu nombreux dans la premiegravere moitieacute du XIXe sCertes Franccedilois Guizot (1787-1874) et Augustin Thierry (1795-1856) publient ou reacutedigent agravepeu pregraves agrave cette eacutepoque des ouvrages qui bouleversent fondamentalement et pour longtempslrsquohistoriographie franccedilaise de la Gaule mais leur inteacuterecirct pour les problegravemes eacuteconomiques estrelativement limiteacute J Simonde de Sismondi place au contraire lrsquoeacuteconomie et lrsquoanalyse de lasocieacuteteacute au centre de son argumentaire Ce parti pris ne lrsquoincite malheureusement pas agraveentreprendre une eacutetude deacutetailleacutee de lrsquoagriculture gallo-romaine Il possegravede pourtant desconnaissances agronomiques qui lui permettent de srsquoy inteacuteresser J Simonde de Sismondi esten effet lrsquoauteur drsquoun Tableau de lrsquoagriculture toscane 31 tregraves moderne dans sa meacutethode et sesobjectifs qui comprend notamment une preacutesentation deacutetailleacutee des techniques agraires de cettereacutegion 32 Les travaux entrepris par A Mongez et L Reynier et rapidement commenteacutes dans lechapitre preacuteceacutedent demeurent donc isoleacutes En fait la plupart des historiens de la secondemoitieacute du XIXe s abandonnent les techniques agricoles agrave la compeacutetence des naturalistes et des

26 Sismondi 1839 p 2527 Sismondi 1837a p 17528 Sismondi 1837a p 90 13629 Sismondi 1819 p 18630 Sismondi 1837b p 931 Le Tableau de lrsquoagriculture toscane est publieacute agrave Genegraveve chez J J Paschoud en 180132 Sur lrsquointeacuterecirct agronomique du Tableau cf Sofia 1999

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archeacuteologues pour eacutetudier lrsquoagriculture antique essentiellement par le biais des textesagronomiques du droit et des institutions

J Simonde de Sismondi ne srsquoimagine pas que les campagnes gauloises aient pu connaicirctre unautre destin que celui qursquoil attribue agrave lrsquoeacuteconomie rurale italienne Il pense donc que lrsquoextensionde la grande exploitation esclavagiste a videacute le monde rural de sa substance et finalementcomplegravetement ruineacute lrsquoeacuteconomie agricole Il estime en revanche que ce processus a connu undeacuteveloppement plus important en Gaule Il consacre ainsi de nombreuses pages agrave deacutecrire lamisegravere des campagnes gauloises et la diminution drastique du nombre de paysans Si cettedeacutepopulation est plus aigueuml en Gaule qursquoen Italie crsquoest que les impocircts preacuteleveacutes par Rome yeacutetaient plus importants

En fait la deacutesertion des campagnes gauloises srsquoimpose agrave lui comme une neacutecessiteacute historiqueTout drsquoabord elle sanctionne un processus social qursquoil condamne la disparition de la petiteproprieacuteteacute ensuite et surtout elle lui permet drsquoexpliquer le succegraves de lrsquoentreprise franque LesFrancs nrsquoont pas eu agrave combattre car les populations gauloises priveacutees de toute coheacutesion socialenrsquoavaient aucune raison de leur reacutesister Enfin la deacuteprise agricole permet aux Germains dedisposer de terres libres mais anciennement cultiveacutees qursquoils peuvent exploiter selon leurspropres traditions sociales et techniques agrave lrsquoeacutecart des populations gallo-romaines Leurorganisation sociale est ainsi preacuteserveacutee de la dilution dans la culture gallo-romaine pourconstituer le noyau solide de la nouvelle civilisation La reacutegeacuteneacuteration de la Gaule est assureacutee agravela fois par des populations qui introduisent un reacutegime agraire plus sain car fondeacute sur la petiteexploitation et des seigneurs de la guerre qui remplacent les anciennes eacutelites totalementcorrompues

Comme on le verra plus loin cette vision de la situation de la Gaule agrave la fin de lrsquoEmpire aeacuteteacute reprise et deacuteveloppeacutee par de nombreux auteurs de lrsquoeacutecole historique allemande Elle connaicirctencore aujourdrsquohui une certaine actualiteacute Drsquoun point de vue historiographique elle nrsquoest pastotalement neuve et reprend nombre des ideacutees deacutejagrave deacuteveloppeacutees par lrsquoabbeacute Dubos dans sonHistoire critique de lrsquoeacutetablissement de la monarchie franccedilaise dans les Gaules publieacutee en 1734 Laquestion de la constitution du royaume franc et plus geacuteneacuteralement des origines de la France anourri une intense controverse qui a dureacute en France jusqursquoau milieu du XXe s Cl Nicoletvient de lui consacrer un ouvrage qui comble fort heureusement une lacune delrsquohistoriographie franccedilaise 33 Plusieurs de ses conclusions inteacuteressent directement ce meacutemoireet seront preacutesenteacutees dans le prochain chapitre On se contentera maintenant de montrer lasingulariteacute de la position de J Simonde de Sismondi en la comparant agrave celle exposeacutee parFr Guizot

En 1823 agrave peu pregraves agrave lrsquoeacutepoque ougrave J Simonde de Sismondi commence la reacutedaction de sonHistoire des Franccedilais Fr Guizot ouvre le premier de ses Essais sur lrsquohistoire de France 34 par ladeacuteclaration suivante

La chute de lrsquoEmpire romain en Occident offre un pheacutenomegravene singulier Non seulement la nation nesoutient pas le gouvernement dans sa lutte contre les Barbares mais la nation abandonneacutee agrave elle-mecircmene tente pour son propre compte aucune reacutesistance Il y a plus rien dans ce long deacutebat ne reacutevegraveleqursquoune nation existe agrave peine est-il question de ce qursquoelle souffre elle subit tous les fleacuteaux de la guerredu pillage de la famine un changement complet de destineacutee et drsquoeacutetat sans agir sans parler sansparaicirctre Ce pheacutenomegravene nrsquoest pas seulement singulier il est sans exemple 35

33 Nicolet 200334 Les Essais sur lrsquohistoire de France sont publieacutes agrave la suite de la nouvelle eacutedition commenteacutee que Fr Guizot

consacre aux Observations sur lrsquohistoire de France de lrsquoabbeacute de Mably Dans les nombreuses eacuteditions suivantesseuls les Essais sont publieacutes

35 Guizot 1842 p 1

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Dans ce passage Fr Guizot expose en apparence une vision de la Gaule agrave la fin de lrsquoAntiquiteacutequi est tregraves proche de celle de J Simonde de Sismondi la Gaule srsquoest laisseacutee conqueacuterir parceqursquoelle nrsquoavait plus drsquoidentiteacute plus drsquoacircme Fr Guizot explique dans la suite de son essai que laconcorde sociale sur laquelle reposait la nation gauloise srsquoest briseacutee avec la disparition de laclasse moyenne qui a eacuteteacute lrsquoinstrument et la victime du despotisme impeacuterial 36 Fr Guizot etJ Simonde de Sismondi deacutecrivent dans des termes similaires lrsquoeacutetat de la Gaule mais leursconceptions de la nation les opposent fonciegraverement Le premier introduit lrsquoideacutee de nation danslrsquoeacutetude de la Gaule pour des raisons politiques qui tiennent agrave la fois agrave sa vision de lrsquohistoire et agravesa deacutefense des ideacuteaux de la monarchie de Juillet 37 Sa conception de la nation est en partielrsquoheacuteritiegravere de la philosophie des Lumiegraveres 38

Pour J Simonde de Sismondi la nation est lrsquoeacuteleacutement qui complegravete et donne un sens agrave latheacuteorie eacuteconomique classique Ne croyant pas que lrsquoeacuteconomie se reacuteduise agrave la somme desinteacuterecircts priveacutes le Genevois est persuadeacute que les individus agissent aussi par reacutefeacuterence agrave desvaleurs spirituelles qui les deacutepassent La nation est pour lui cette entiteacute supra-humaine quitranscende les individus et les pousse agrave srsquoinvestir pour le bien de la socieacuteteacute Crsquoest une force quela science eacuteconomique ne peut clairement deacutefinir mais qui assure pourtant la coheacutesion ducorps social Elle a donc une dimension historique qui conditionne les faits eacuteconomiques LaGaule de Clovis est ainsi bien plus que lrsquoamalgame de populations de cultures diffeacuterentes quise donnent agrave un moment de leur histoire un mecircme chef Crsquoest un eacutetat drsquoesprit qui a sa propreexistence et qui dicte leur conduite aux acteurs de lrsquohistoire

Cette perception de la nation est eacutetrangegravere agrave lrsquoesprit des Lumiegraveres et tregraves diffeacuterente de celledeacutefendue par Fr Guizot Elle est plus sucircrement lrsquoheacuteritiegravere drsquoun mouvement de penseacutee qui estrepreacutesenteacute dans la premiegravere moitieacute du XVIIIe s par Giambattista Vico (1668-1744) CeNapolitain soutient dans ses Principi di una scienza nuova intorno alla natura delle nazionipublieacutes en 1725 que les individus sont lieacutes au sein des socieacuteteacutes par des relations qui nereposent pas uniquement sur la raison mais laquo un sens commun crsquoest-agrave-dire un jugement sansreacuteflexion qui est geacuteneacuteralement porteacute et senti par toute une classe par tout un peuple par toutune nation ou par le genre humain tout entier raquo 39 Il en tire la conclusion qursquoil peut existerindeacutependamment du temps et de lrsquoespace des regravegles universelles dans la formation etlrsquoeacutevolution des nations Il pense ainsi qursquoelles empruntent de faccedilon agrave peu pregraves systeacutematiquedes stades de deacuteveloppement de trois types les gouvernements divins ou theacuteocratiques lesgouvernements heacuteroiumlques ou aristocratiques et les gouvernements humains 40

La philosophie de lrsquohistoire de J Simonde de Sismondi nrsquoest pas aussi systeacutematique et rienne prouve qursquoil ait partageacute la vision cyclique de J-B Vico Elle est plus vraisemblablement laconseacutequence drsquoun double deacutesenchantement lrsquoessor des nations nrsquoest pas guideacute par les progregravesde la raison et leur deacuteveloppement eacuteconomique ne deacutepend pas uniquement de lrsquoaccumulationdes richesses Les theacuteories eacuteconomiques ou historiques sont donc incomplegravetes si ellesnrsquointegravegrent pas la dimension sociale et laquo nationale raquo des groupes humains Pour cette raisonJ Simonde de Sismondi deacutenonce lrsquoeacuteconomie abstraite et purement speacuteculative telle qursquoelle estpratiqueacutee par D Ricardo et son eacutecole 41 et les travaux historiques qui se contententdrsquoaccumuler les dates et les faits

36 Guizot 1842 p 337 Nicolet 2003 p 11138 Nicolet 2003 p 11239 Citeacute par Eacute Breacutehier dans son Histoire de la philosophie (Breacutehier 1983 p 326)40 Vico 1827 p 29541 Sismondi 1819 p 58

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Pour lui la mission de lrsquohistoire nrsquoest pas de comprendre lrsquoessor geacuteneacuteral de lrsquohumaniteacute vers leprogregraves mais de saisir ce qui fait agrave un moment donneacute lrsquooriginaliteacute drsquoune socieacuteteacute Le destin dechaque peuple est ainsi isoleacute et eacutetudieacute seacutepareacutement J Simonde de Sismondi ne croit pas agrave unehistoire universelle qui unifierait les histoires nationales dans un mouvement geacuteneacuteral surtoutsi celui-ci est orienteacute selon les objectifs de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo Il pense plutocirct que lessocieacuteteacutes passeacutees et preacutesentes ont des personnaliteacutes et des potentialiteacutes diffeacuterentes Chaquenation tient ainsi son destin entre ses mains et a la possibiliteacute de faire fructifier son heacuteritage ouau contraire de srsquoen deacutetourner au risque de disparaicirctre Ainsi lrsquoEmpire romain nrsquoa pas suentretenir les valeurs de la Reacutepublique et srsquoest effondreacute par manque drsquoeacutenergie La Gaulerevivifieacutee et fortifieacutee par lrsquoapport germanique a au contraire prolongeacute son existence pourdevenir la France

De faccedilon plus theacuteorique J Simonde de Sismondi considegravere que toutes les socieacuteteacutes ont ducircreacutesoudre au cours de leur deacuteveloppement des conflits sociaux internes Certaines ont trouveacutedes solutions qui leur ont permis de continuer drsquoexister Drsquoautres paralyseacutees par desantagonismes inconciliables se sont trouveacutees bloqueacutees et ont disparu Lrsquohistoire est unediscipline qui permet drsquoeacutetudier ces diffeacuterentes expeacuteriences et drsquoen tirer des enseignements pourle preacutesent Elle est en cela lrsquoauxiliaire indispensable de la science eacuteconomique telle que laconsidegravere J Simonde de Sismondi Il appelle de ses vœux une discipline plus geacuteneacuterale qui sedonnerait pour objectif de comprendre lrsquoorganisation et le fonctionnement de la socieacuteteacute parlrsquoeacutetude de toutes ses composantes et agrave laquelle lrsquohistoire fournirait ses mateacuteriaux

Quand on la considegravere dans son ensemble la science sociale embrasse tout ce que les associationshumaines peuvent faire pour lrsquoavantage geacuteneacuteral et pour le deacuteveloppement moral de lrsquohomme Quand onla considegravere dans ses ramifications on trouve qursquoon doit ranger au nombre des sciences politiques etmorales la politique constitutive la leacutegislation la science administrative lrsquoeacuteconomie politique la sciencede la guerre ou de la deacutefense nationale la science de lrsquoeacuteducation la science enfin la plus intime de toutescelle de lrsquoinstruction morale de lrsquohomme fait ou la religion Agrave toutes ces sciences en partie speacuteculativeslrsquohistoire srsquounit sans cesse comme en formant la partie expeacuterimentale elle est le registre commun desexpeacuteriences de toutes ces sciences 42

Les travaux de J Simonde de Sismondi ont eacuteteacute accueillis en France et au Royaume-Unidans une relative indiffeacuterence Sans doute parce que le rayonnement intellectuel et politique delrsquoeacutecole laquo classique raquo laissait peu de place agrave une theacuteorie aussi peu orthodoxe que la sienne Enrevanche ils connurent un succegraves immeacutediat aupregraves des eacuteconomistes de langue allemande quidans le contexte tregraves particulier de lrsquounification remettaient en question les principesdrsquoA Smith et srsquointerrogeaient sur le rocircle de la nation dans le deacuteveloppement eacuteconomique

II Lrsquoeacutecole historique allemande drsquoeacuteconomie et la nation

Les guerres napoleacuteoniennes puis les traiteacutes de 1815 firent naicirctre chez les partisans de lrsquouniteacuteallemande de profondes deacuteceptions Les milieux intellectuels prirent conscience de lrsquoabsence dereacuteelle volonteacute politique de la grande majoriteacute des Eacutetats allemands et de lrsquoimportance de leurrocircle dans la construction drsquoun veacuteritable sentiment national Historiens et eacuteconomistesparticipegraverent activement agrave ce mouvement par leurs travaux mais aussi par un engagementpolitique qui constitue une des originaliteacutes de la penseacutee allemande du XIXe s On ne peut

42 Sismondi 1837a p 2 Il reacutesume plus loin sa penseacutee en une phrase que nrsquoaurait pas deacutesavoueacutee F Braudel laquo Lrsquohistoire est le deacutepocirct geacuteneacuteral des expeacuteriences de toutes les sciences sociales raquo (Sismondi 1837a p 6)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 45

dissocier complegravetement leurs ideacutees leurs objectifs et leurs faccedilons drsquoappreacutehender le monde descirconstances qui aboutirent apregraves un cheminement difficile et chaotique agrave la proclamationdrsquoun nouvel Empire allemand agrave Versailles le 18 janvier 1871

Histoire politique et eacuteconomie furent ainsi intimement mecircleacutees dans les travaux denombreux intellectuels qui avaient le sentiment de participer agrave lrsquoeacutedification de la nationallemande Cette attitude explique en grande partie lrsquooriginaliteacute des theacuteories historiques eteacuteconomiques produites agrave cette eacutepoque et surtout la volonteacute de nombreux penseurs de doterlrsquoAllemagne en gestation drsquooutils et de concepts adapteacutes aux speacutecificiteacutes de sa situationhistorique

Dans le premier tiers du XIXe s Friedrich List (1789-1846) est parfaitement repreacutesentatifde cet eacutetat drsquoesprit Il prit ainsi une part active dans la campagne en faveur du Zollverein uneunion douaniegravere creacuteeacutee en 1834 entre la Prusse la Hesse-Darmstadt la Baviegravere et leWurtemberg Son action politique en faveur de cet espace commercial lui est inspireacutee par sesreacuteflexions sur le deacuteveloppement eacuteconomique et son rocircle dans la constitution drsquoune nationmoderne qursquoil expose de faccedilon complegravete en 1841 agrave la fin de sa vie dans un traiteacute intituleacute Systegraveme national drsquoeacuteconomie politique 43 Fr List est intimement persuadeacute que seul lrsquoessorindustriel permettra la naissance de la nouvelle Allemagne Il constate amegraverement qursquoagrave soneacutepoque cette croissance est bloqueacutee par le caractegravere essentiellement agricole de lrsquoeacuteconomie dela plus grande partie des Eacutetats de langue allemande par lrsquoabsence de politique volontaristenationale et par la plus grande compeacutetitiviteacute des produits manufacturiers britanniques

Son analyse repose sur une eacutetude historique du deacuteveloppement eacuteconomique drsquoune nation laquo Dans le deacuteveloppement eacuteconomique des peuples il faut distinguer les principales phases quevoici lrsquoeacutetat sauvage lrsquoeacutetat pastoral lrsquoeacutetat agricole lrsquoeacutetat agricole et manufacturier enfin lrsquoeacutetatagricole manufacturier et commercial raquo 44 Lrsquoeacutetat agricole se caracteacuterise par lrsquoarchaiumlsme desinstitutions un niveau de vie tregraves bas et lrsquoabsence drsquoincitation eacuteconomique 45Lrsquoindustrialisation fait progresser la socieacuteteacute vers le stade suivant 46 Sans elle lrsquoeacuteconomie agrairemanque de capitaux et finit par deacutecliner complegravetement 47 Sur ce point preacutecis Fr List partagecomplegravetement lrsquoopinion drsquoA Smith et de ses adeptes Cette convergence meacuterite drsquoecirctresouligneacutee car comme on le verra Fr List a geacuteneacuteralement deacutefini ses conceptions eacuteconomiquespar opposition agrave celles de lrsquoeacutecole laquo classique raquo qursquoil preacutefegravere drsquoailleurs appeler lrsquolaquo Eacutecolereacutegnante raquo Il considegravere donc que le deacuteveloppement de lrsquoindustrie favorise celui de lrsquoagricultureet lrsquoapparition drsquoun marcheacute inteacuterieur qui agrave son tour va stimuler la production de biens Lrsquoeacutetapesuivante correspond agrave lrsquointensification des eacutechanges et agrave lrsquoapparition drsquoun commerceinternational 48 Fr List estime que les Eacutetats de langue allemande les plus avanceacutes se trouventau seuil de ce stade de deacuteveloppement et que la supeacuterioriteacute industrielle du Royaume-Uni lesempecircche drsquoaller plus loin La concurrence des produits britanniques moins chers et demeilleure qualiteacute entrave lrsquoessor de lrsquoindustrie allemande et in fine la construction de lrsquouniteacuteallemande Il ne srsquooppose pas agrave la liberteacute du commerce international mais considegravere que les

43 Das nationale System der politischen Oumlkonomie Stuttgart und Tuumlbingen J G Cottarsquoscher Verlag 1841-184244 List 1851 p 65 F List fait un usage immodeacutereacute des italiques dans cette citation comme dans toutes celles

tireacutees de son œuvre le parti a eacuteteacute pris de les supprimer systeacutematiquement45 laquo Sous le reacutegime de lrsquoagriculture pure et simple regravegnent lrsquoarbitraire et la servitude la superstition et

lrsquoignorance le manque de civilisation de relations de moyen de transport la pauvreteacute lrsquoimpuissancepolitique enfin raquo (List 1851 p 238)

46 List 1851 p 6947 laquo Pour arrecircter le rabougrissement de lrsquoagriculture drsquoune nation et pour le faire graduellement cesser lorsque

drsquoanciennes institutions lrsquoon produit le moyen le meilleur indeacutependamment des encouragements agravelrsquoeacutemigration consiste dans une industrie manufacturiegravere raquo (List 1851 p 257-258)

48 List 1851 p 72

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regravegles du libeacuteralisme eacuteconomique favorisent les nations les plus deacuteveloppeacutees crsquoest-agrave-dire agrave soneacutepoque le Royaume-Uni LrsquoAllemagne en gestation a le devoir de proteacuteger son industrienaissante pour laquo deacutevelopper et perfectionner sa nationaliteacute raquo 49 Il lui sera de nouveau possibledrsquoouvrir ses frontiegraveres lorsqursquoelle aura rattrapeacute son retard eacuteconomique

Lrsquoun des objectifs du systegraveme eacuteconomique de Fr List est de justifier ce protectionnismeComme le souligne A Barregravere laquo sa theacuteorie nrsquoest qursquoune reacuteponse agrave une probleacutematique issuedrsquoune situation historique raquo 50 Neacuteanmoins sur plusieurs points elle prolonge et approfonditles reacuteflexions de J Simonde de Sismondi sur la fonction eacuteconomique de la nation et son rocircledans le deacuteveloppement des socieacuteteacutes humaines Reprenant en partie lrsquoargumentaire duGenevois Fr List reproche agrave A Smith et lrsquoeacutecole laquo classique raquo de nrsquoavoir envisageacute lrsquoeacuteconomieqursquoagrave lrsquoeacutechelle de lrsquohumaniteacute en construisant le mythe drsquoune reacutepublique commerccedilante planeacutetairedont les regravegles srsquoappliqueraient agrave toutes les nations 51 En humaniste il partage leur ideacuteal drsquounefeacutedeacuteration de tous les peuples 52 mais constate qursquoelle nrsquoexiste pas et que dans le mondeoccidental qui englobe maintenant les Eacutetats-Unis les nations sont en lutte pour leurheacutegeacutemonie 53 En drsquoautres termes il estime que laquo Lrsquoeacutecole [classique] a admis comme reacutealiseacute uneacutetat de choses agrave venir raquo 54 Il lrsquoaccuse de promouvoir une eacuteconomie laquo cosmopolite raquo etmateacuterialiste qui ne srsquointeacuteresse qursquoaux inteacuterecircts des individus et ignore les responsabiliteacutes moraleset politiques des Eacutetats 55 Son projet consiste agrave replacer la nation au centre des preacuteoccupationsdes eacuteconomistes laquo Le trait caracteacuteristique du systegraveme que jrsquoexpose crsquoest la nationaliteacute Toutmon eacutedifice est construit sur lrsquoideacutee de la nation comme intermeacutediaire entre lrsquoindividu et legenre humain raquo 56

Fr List soumet donc les concepts de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo agrave un examen critique qui leconduit agrave reconstruire la theacuteorie eacuteconomique autour de la notion de laquo forces productives raquoElles sont constitueacutees de tout ce qui contribue au deacuteveloppement de lrsquoeacuteconomie et de lasocieacuteteacute Elles comprennent aussi les institutions le droit et la religion 57 Fr List eacuteprouve lesplus grandes difficulteacutes agrave expliquer preacuteciseacutement la faccedilon dont les diffeacuterentes composantes de lasocieacuteteacute reacuteagissent ensemble pour deacuteterminer la marche de lrsquoeacuteconomie J A Schumpetertrouve agrave juste raison que crsquoest un concept beaucoup trop flou pour servir agrave lrsquoanalyseeacuteconomique elles ne sont qursquolaquo une eacutetiquette donneacutee agrave un problegraveme non reacutesolu raquo 58Historiquement on comprend bien qursquoen proposant cette notion de laquo forces productives raquoFr List veut montrer que lrsquoeacuteconomie drsquoune nation ne peut ecirctre eacutetudieacutee en faisant abstractionde tout ce qui constitue son identiteacute culturelle 59 Il reprend ainsi les critiques formuleacutees parJ Simonde de Sismondi agrave propos de lrsquoeacuteconomie abstraite et theacuteorique pratiqueacutee parD Ricardo et ses eacutelegraveves

Fr List est porteur drsquoun projet beaucoup plus vaste qui srsquointeacuteresse agrave lrsquoensemble de la socieacuteteacuteet dont lrsquoobjectif est drsquoen comprendre le fonctionnement et lrsquoeacutevolution Lrsquoeacuteconomie nrsquoest plusalors qursquoune des disciplines au service de cette ambition Lrsquohistoire joue un rocircle de premier49 List 1851 p 6450 Barregravere 1994 p 65551 List 1851 p 21052 List 1851 p 21653 List 1851 p 21554 List 1851 p 21955 List 1851 p 27956 List 1851 p 4257 List 1851 p 23658 Schumpeter 1983 p 17659 laquo On ne saurait guegravere imaginer de loi ou drsquoinstitution publique qui nrsquoexerce plus ou moins drsquoinfluence sur

lrsquoaccroissement ou sur la diminution de la puissance productive raquo (List 1851 p 236)

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plan parce qursquoelle est un moyen drsquoappreacutehender et de comprendre sur la longue dureacutee laformation et lrsquoeacutevolution des nations

Une nouvelle fois on ne peut que souligner la convergence de sa deacutemarche avec celle deJ Simonde de Sismondi Comme ce dernier Fr List ne partage pas la vision des Lumiegraveresdrsquoune histoire de lrsquohumaniteacute constitueacutee de lrsquoeacutemancipation successive des nations et de leurconversion aux lois de la raison et de la liberteacute fucirct-elle celle drsquoentreprendre dans la versionprocircneacutee par les eacuteconomistes laquo classiques raquo Pour autant il ne renonce pas agrave toute histoireuniverselle mais considegravere qursquoelle doit ecirctre appreacutehendeacutee en fonction des histoires nationales Ila ainsi la claire conscience drsquoune nation qui se construit par lrsquoappropriation de son heacuteritage etdans les relations qursquoelle noue avec ses voisines

Lrsquoeacutetat actuel des peuples est le reacutesultat de lrsquoaccumulation des deacutecouvertes des inventions desameacuteliorations des perfectionnements des efforts de toutes les geacuteneacuterations qui nous ont preacuteceacutedeacutees crsquoestlagrave ce qui constitue le capital intellectuel de lrsquohumaniteacute vivante et chaque nation nrsquoest productive quedans la mesure ougrave elle a su assimiler cette conquecircte des geacuteneacuterations anteacuterieures et lrsquoaccroicirctre par sesacquisitions particuliegraveres 60

Il faut bien reconnaicirctre toutefois que le combat meneacute par Fr List en faveur de lrsquouniteacuteallemande a fortement influenceacute sa vision de la nation Pour ne citer qursquoun exemple il soutientainsi que le nouvel Eacutetat allemand doit non seulement reacuteunir les peuples de langue allemandemais aussi se doter drsquoune eacuteconomie forte qui lui assure une place de premier plan en Europe Ilestime donc neacutecessaire que la confeacutedeacuteration germanique future englobe la Hollande et leDanemark afin de lui donner ce qui lui manque le plus aujourdrsquohui des ports une flotte etdes colonies 61 Il ne srsquoagit pas pour lui drsquoune annexion mais du retour naturel de peuples ausein de la nation allemande agrave laquelle ils ont toujours appartenu On comprend bien que lemodegravele de deacuteveloppement qui inspire agrave Fr List cette revendication est celui de lrsquoEmpirebritannique Elle nrsquoen deacutevoile pas moins une ideacutee de la nation qui nrsquoobeacuteit pas aux critegraveres qursquoila lui mecircme formuleacutes les Hollandais et les Danois ne parlent pas lrsquoallemand et leurs deuxnations connaissent depuis longtemps des destins distincts de celui de lrsquoAllemagne Cetteincorporation est imposeacutee par la volonteacute de donner au futur Eacutetat allemand une baseeacuteconomique et politique suffisamment large Lrsquohistoire en fournit la justification Hollandaiset Danois ont appartenu agrave une communauteacute nationale germanique ancienne qui nrsquoexiste pluspolitiquement mais a surveacutecu culturellement Lrsquohistoire est ainsi sommeacutee de fournir lesarguments drsquoune volonteacute politique et eacuteconomique qui lui dicte ses objectifs

Il srsquoagit bien sucircr drsquoun exemple pris dans lrsquoœuvre de Fr List et on ne peut lui reprocher defaire lrsquoapologie de la supeacuterioriteacute de la race allemande Il exprime drsquoailleurs agrave plusieurs reprisesdes sentiments tregraves hostiles aux premiers Germains qursquoil rend responsables du retard industrielde lrsquoAllemagne 62 cet anathegraveme srsquoexpliquant sans doute par le conflit politique qui lrsquoa opposeacuteaux grands proprieacutetaires fonciers Il nrsquoen demeure pas moins que lrsquoopinion de Fr List montrecombien dans le contexte tregraves particulier de lrsquounification allemande histoire politique eteacuteconomie sont intimement lieacutees

60 List 1851 p 23761 List 1851 p 28262 laquo La plus grande partie du sol dans lrsquoancienne Germanie eacutetait employeacutee en pacircturages et en garennes Les

esclaves et les femmes se livraient agrave une agriculture encore insignifiante et grossiegravere Les hommes libressrsquooccupaient exclusivement de guerre et de chasse Telle est lrsquoorigine de toute la noblesse germanique Cettenoblesse ne cessa durant le Moyen Acircge drsquoecirctre oppressive pour lrsquoagriculture hostile agrave lrsquoindustriemanufacturiegravere et de fermer les yeux aux avantages qursquoen sa qualiteacute de proprieacutetaire du sol elle aurait retireacutesde la prospeacuteriteacute de lrsquoune et de lrsquoautreraquo (List 1851 p 159)

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Fr List srsquoest tregraves peu inteacuteresseacute agrave lrsquoAntiquiteacute mais le deacutetour par son œuvre srsquoimpose pourcomprendre comment la theacuteorie eacuteconomique qui se construit agrave cette eacutepoque en Allemagneporte en elle une conception de la nation qui agrave son tour bouleverse totalement la maniegraveredrsquoeacutecrire lrsquohistoire heacuteriteacutee des Lumiegraveres Drsquoun point de vue eacutepisteacutemologique enfin la volonteacuteexprimeacutee par Fr List drsquoappreacutehender la civilisation dans toute sa complexiteacute a pourconseacutequence drsquoabolir les frontiegraveres entre les disciplines histoire et eacuteconomie participent aumecircme projet Il nrsquoest plus possible drsquoeacutetudier les faits eacuteconomiques isoleacutement sans srsquoattacherdans la mecircme deacutemarche agrave comprendre la gestation lrsquoeacutevolution et le deacuteclin des systegravemeseacuteconomiques qui leur donnent leur sens Ces tendances lourdes de lrsquohistoriographie allemandedu XIXe s encore balbutiantes dans lrsquoœuvre de Fr List se renforcent et srsquoexacerbent dans lestravaux des eacuteconomistes que lrsquoon regroupe sous le vocable drsquoeacutecole historique allemandedrsquoeacuteconomie (Historische Schule der Nationaloumlkonomie)

Il est drsquousage de distinguer 63 au sein de ce mouvement de penseacutee des fondateursrepreacutesenteacutes par W Roscher (1817-1894) B Hildebrand (1812-1878) Ch Knies (1821-1898) J K von Rodbertus-Jagetzow (1805-1875) et une jeune eacutecole historique composeacutee enautres de G Schmoller (1838-1917) L Brentano (1844-1931) K Buumlcher (1847-1930) etA Wagner (1835-1917) Il est piquant de noter que les travaux de plusieurs de ces savantssont revendiqueacutes agrave la fois par les eacuteconomistes et les historiens Pour prendre un cas exemplaireJ K von Rodbertus-Jagetzow est ainsi preacutesenteacute par les uns comme un eacuteconomiste descivilisations du passeacute ou par les autres comme un historien des eacuteconomies anciennesLrsquoincertitude ne meacuterite pas drsquoecirctre trancheacutee et souligne une nouvelle fois le mouvement defusion des deux disciplines

Pour bien appreacutecier le contexte dans lequel ces travaux sont eacutelaboreacutes il convient de sesouvenir de lrsquoimportance prise par la science historique en Allemagne durant tout le XIXe sCet essor sans preacuteceacutedent qursquoil faut se reacutesoudre agrave nrsquoeacutevoquer que tregraves succinctement est marqueacutepar un profond renouvellement des meacutethodes des mateacuteriaux et des objectifs de lrsquohistorien Ildeacutebute degraves la fin du XVIIIe s par une volonteacute de rationaliser et de conceptualiser lrsquoeacutecriture delrsquohistoire en distinguant clairement la collecte lrsquoeacutedition et lrsquointerpreacutetation des sources 64 Lacommunauteacute historique allemande se mobilise alors dans un effort collectif prodigieux pourrassembler de faccedilon meacutethodique et critique les sources disponibles Ce travail est parexemple illustreacute par la publication des Monumenta Germaniaelig Historica agrave partir de 1819 oulrsquoeacutelaboration du Corpus inscriptionum latinarum agrave lrsquoinitiative de lrsquoacadeacutemie de Berlin en 1858Citer ces deux entreprises hors du commun revient agrave ceacuteleacutebrer la dimension elle aussiexceptionnelle de lrsquoœuvre de Theodor Mommsen (1817-1902) Le savant a participeacute agrave lareacutedaction des MGH et a dirigeacute la reacutealisation du CIL pour lequel il a eacutegalement assureacute lareacutedaction de plusieurs volumes dont le tome V consacreacute agrave la Gaule cisalpine 65 Son travail deconstitution et de reacuteflexion sur les sources forme le socle drsquoune entreprise plus vaste drsquoeacutetudede la civilisation romaine qui aboutit pour ne citer que deux exemples agrave la publication delrsquoHistoire romaine en 1854 et du Droit public de 1871 agrave 1888

Les travaux des eacuteconomistes citeacutes au paragraphe preacuteceacutedent mettent agrave profit cedeacuteveloppement de lrsquohistoire tout en partageant ses ambitions de comprendre lefonctionnement on pourrait mecircme dire lrsquoorganisation fondamentale des socieacuteteacutes anciennesCes efforts drsquoanalyse srsquoaccompagnent drsquoune volonteacute eacutevidente drsquoisoler les speacutecificiteacutes des socieacuteteacutesmodernes en les rapprochant de celles du passeacute Les meacutethodes de ces eacuteconomistes sont souvent

63 Cf Barregravere 1994 p 658-660 J A Schumpeter preacutefegravere reacuteserver le terme drsquoeacutecole historique agrave G Schmolleret ses disciples (Schumpeter 1983 p 179)

64 Escudier 2003 p 75665 Nicolet 1985 p XXV

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comparatives et leurs champs de recherche tregraves vaste englobent freacutequemment plusieurspeacuteriodes historiques Ils procegravedent ainsi agrave de grandes synthegraveses dont le principe est decaracteacuteriser les systegravemes eacuteconomiques qui se sont succeacutedeacutes dans le temps Cette ambition estparticuliegraverement sensible dans lrsquoœuvre de W Roscher qui se donne pour dessein de rechercheret drsquoeacutetudier des lois qui reacutegissent le deacuteveloppement eacuteconomique des nations G Schmollerselon des modaliteacutes diffeacuterentes partage ce programme Avant de preacutesenter leurs contributionsil faut preacuteciser que plusieurs de leurs collegravegues dont B Hildebrand et J K von Rodbertus-Jagetzow se posent des questions plus concregravetes et y reacutepondent par des eacutetudes certes moinsambitieuses mais heureusement plus preacutecises et moins geacuteneacuterales

Wilhelm Roscher eacutetait professeur drsquoeacuteconomie politique agrave lrsquouniversiteacute de Leipzig Il a eacutecritplusieurs ouvrages sur lrsquoAntiquiteacute et notamment sur Thucydide Il srsquointeacuteresse tregraves tocirct agravelrsquoeacuteconomie politique de lrsquoAntiquiteacute 66 Son œuvre foisonnante compte des eacutetudes surlrsquoeacuteconomie de lrsquoAllemagne moderne et contemporaine et un cours drsquoeacuteconomie geacuteneacuterale 67 quicomprend notamment les Principes drsquoeacuteconomie politique 68 et un Traiteacute drsquoeacuteconomie politiquerurale 69 Le premier de ces deux ouvrages a fait lrsquoobjet de vingt-six eacuteditions jusqursquoen 1922 etlui a valu avec lrsquoensemble de son œuvre une immense notorieacuteteacute 70

Le rayonnement intellectuel et le poids acadeacutemique de Gustav Schmoller ne sont pasmoindres Il a enseigneacute dans les universiteacutes de Halle et de Strasbourg et acheveacute sa carriegravereacadeacutemique comme professeur drsquoeacuteconomie politique agrave lrsquouniversiteacute de Berlin Il a creacuteeacute en 1872avec A Sombart la Verein fuumlr Sozialpolitik cercle de reacuteflexions qui est agrave lrsquoinitiative de tregravesnombreuses enquecirctes de terrain rassembleacutees dans une collection qui ne compte pas moins decent quatre-vingt-huit volumes 71 Il est agrave la tecircte drsquoune eacutecole dont la penseacutee est propageacutee parune revue qui porte son nom les Schmollers Jahrbuch fuumlr Gesetzgebung 72 Son œuvre culmineavec les Principes drsquoeacuteconomie politique 73 Conseiller de Bismarck il est membre du ConseildrsquoEacutetat de la Prusse agrave partir de 1884 et de la Chambre haute du Parlement prussien agrave partirde 1899

Les travaux de G Schmoller et de son eacutecole se distinguent de ceux de W Roscher par desquestions de meacutethode qui ne seront pas analyseacutees ici Ils marquent aussi un glissement tregravessensible des conceptions de lrsquoeacutecole historique allemande sur le rocircle de lrsquoEacutetat et de la nation quisera en revanche preacutesenteacute ci-dessous Ce parti pris certes tregraves reacuteducteur permet drsquoexposer lestravaux de lrsquoeacutecole historique allemande en fonction drsquoun point de vue qui inteacuteressedirectement le sujet traiteacute dans ce meacutemoire il offre lrsquoavantage de reconduire rapidement lelecteur dans les Gaules

66 Il fait paraicirctre degraves 1849 un article sur ce sujet (Uber das Verhaltniss der national Œkonomie zum klassischenAlterthum) dans les Berichten der historisch-philologischen Klasse der Koumlnigl Saumlchsischen Gesselschaft derWissenschaften Une traduction italienne a eacuteteacute reacutealiseacutee pour le volume 11 de la Biblioteca di storia economicade V Pareto

67 System der Volkswirthschaft ein Hand- und Lesebuch fuumlr Geschaumlftsmaumlnner und Studierende68 Die Grundlagen der Nationaloumlkonomie la premiegravere eacutedition date de 1854 et la traduction franccedilaise utiliseacutee ici

a eacuteteacute reacutealiseacutee agrave partir de la seconde eacutedition allemande69 Nationaloumlkonomik des Ackerbaues und verwandten Urproductionen ein Hand- und Lesebuch fuumlr Staats- und

Landwirthe est publieacute en 186170 J A Schumpeter eacutecrit ainsi agrave propos de W Roscher laquo [hellip] on aurait du mal agrave trouver un autre eacuteconomiste

de cette peacuteriode qui ait joui agrave ce point drsquoun respect quasi universel en Allemagne et ailleurs raquo (Schumpeter1983 p 180)

71 Ils forment les Schriften des Vereins fuumlr Sozialpolitik72 Le titre exact est Schmollers Jahrbuch fuumlr Gesetzgebung Verwaltung und Volkswirtschaft im deutschen Reiche73 Grundriszlig der Allgemeinen Volkswirtschaftslehre est publieacute agrave Leipzig chez Dunker et Humblot de 1900 agrave 1904

Les quatre livres ont eacuteteacute reacutepartis en cinq volumes dans lrsquoeacutedition franccedilaise parue de 1905 agrave 1908

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Dans la ligneacutee des œuvres de J Simonde de Sismondi et de Fr List W Roscher etG Schmoller deacutenoncent les deacutefauts de la penseacutee drsquoA Smith et de lrsquoeacutecole laquo classique raquo Ilsreconnaissent la valeur heuristique de leurs concepts mais leur reprochent drsquoavoir deacuteveloppeacuteune theacuteorie qui laisse de cocircteacute la nation et lrsquoEacutetat en isolant les faits eacuteconomiques de leursubstrat 74 Ils considegraverent que le comportement des acteurs eacuteconomiques nrsquoest pas autonomeet qursquoil deacutepend largement du mode drsquoorganisation des socieacuteteacutes 75 Les institutions influencentles modes de production des individus qui agrave leur tour agissent sur les premiegraveres Le travail delrsquohistorien et de lrsquoeacuteconomiste consiste agrave comprendre ces interactions et leurs eacutevolutions dans letemps W Roscher a une perception finaliste de ce processus Il pense que la langue lareligion les arts les sciences le droit lrsquoeacuteconomie et lrsquoEacutetat interagissent selon des principes quifondent laquo lrsquoacircme raquo drsquoun peuple (Volksgeist) et deacuteterminent selon un plan preacutedeacutefini lrsquoaction desindividus et le destin des socieacuteteacutes 76

G Schmoller tout en reconnaissant lrsquoimportance du Volksgeist a une vision plusdynamique de lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes Il conccediloit leur deacuteveloppement comme la conseacutequencedrsquoune lutte entre des forces qui tentent de preacuteserver lrsquoordre eacutetabli et un mouvement de fondqui conduit agrave sa transformation 77 Mais les deux auteurs srsquoaccordent pour penser que le droitet lrsquoEacutetat jouent un rocircle fondamental dans lrsquoorganisation et lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes Ilsconstituent son squelette et deacuteterminent ainsi lrsquoaction des hommes dans les domaines delrsquoeacuteconomie de la culture et de la religion 78 Tout ce passe comme si le droit et lrsquoEacutetat formaientle substrat de la socieacuteteacute lrsquoinfrastructure sur laquelle elle srsquoeacutelegraveve

Th Mommsen arrive par drsquoautres chemins agrave des conclusions similaires Comme lrsquoeacutecritCl Nicolet il envisage lrsquoEacutetat romain comme laquo hypostase suprecircme de la collectiviteacute raquo 79 Sonorganisation connaicirct des eacutevolutions dans le temps mais les principes sur lesquels il reposesurvivent agrave tous les changements de reacutegimes jusqursquoagrave la fin de lrsquoEmpire 80 Lrsquoeacutetude du droit estalors un moyen drsquoappreacutehender la logique interne de lrsquoEacutetat et donc le fonctionnement de toutela socieacuteteacute romaine 81 Plusieurs auteurs allemands inversent mecircme les rapports de causaliteacute etconsidegraverent que lrsquoEacutetat a une existence speacutecifique indeacutependante de celle des individus qui lecomposent Leopold von Ranke (1795-1886) deacuteclare par exemple agrave propos des Eacutetats laquo Aulieu de ces vagues conglomeacuterats qui se forment pour toi comme des formations nuageuses agrave

74 laquo En effet selon lrsquoeacuteconomiste allemand les instruments de lrsquoeacuteconomie politique classique agrave commencer parle rocircle du self interest ne peuvent avoir de fonction analytique importante que si on les insegravere dans le cadredrsquoune eacuteconomie reacutegleacutee et deacutetermineacutee par lrsquointerdeacutependance structurelle des relations eacuteconomiques et decelles-ci avec drsquoautres pheacutenomegravenes hors eacuteconomie raquo (Gioia 2000 p 33)

75 laquo Lrsquoeacuteconomie publique est autre chose qursquoune simple juxtaposition drsquoune multitude drsquoeacuteconomies priveacuteestout aussi bien qursquoun peuple est plus qursquoune simple agreacutegation drsquoindividus et la vie du corps humain autrechose qursquoun pur amalgame de principes chimiques raquo (Roscher 1857 p 23)

76 laquo Lrsquoorganisme porte en lui une loi de succession pour les degreacutes divers de deacuteveloppement aussi bien qursquounetendance interne qui pousse vers leur reacutealisation sans qursquoil eacutechappe agrave la neacutecessiteacute drsquoecirctre favoriseacute par lescirconstances exteacuterieures raquo (Roscher 1857 p 25)

77 G Schmoller livre de faccedilon tregraves syntheacutetique sa penseacutee profonde dans une communication faite devantlrsquoAcadeacutemie des sciences de Berlin et publieacutee en 1905 dans la Revue internationale de sociologie laquo Chaquesocieacuteteacute grandissante donne au point de vue historique le spectacle drsquoun processus social de diffeacuterenciationauquel srsquooppose lrsquouniteacute drsquoorigine de langue de race puis lrsquouniteacute des mœurs de la religion de lrsquoeacuteducationenfin lrsquouniteacute du droit de la leacutegislation de la puissance de lrsquoEacutetat Lrsquoeacutetat reacuteel est une diagonale de ces deuxtendances antagonistes raquo (Schmoller 1905b p 4)

78 Roscher 1857 p 3179 Nicolet 1985 p XXX80 laquo Ce sont donc tregraves exactement les rapports entre la magistrature le peuple (et aussi un troisiegraveme terme

bien difficile agrave inteacutegrer vraiment le Seacutenat) qui par leurs variations historiques mais conformeacutement agrave desprincipes dont on retrouvera toujours la trace sous-jacente agrave travers toute lrsquohistoire romaine deacuteterminent lastructure mecircme de lrsquoEacutetat romain raquo (Nicolet 1985 p XXX)

81 Thomas 1984 p 35

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 51

partir de la theacuteorie du contrat je vois [hellip] moi des reacutealiteacutes spirituelles des creacuteations originalesde lrsquoesprit humain on peut dire mecircme des penseacutees de Dieu raquo 82 Pour extrecircme qursquoelle soitcette proclamation a neacuteanmoins le meacuterite de montrer que cette conception de lrsquoEacutetat srsquoestconstitueacutee en srsquoopposant agrave celle deacutefendue par les Lumiegraveres

W Roscher nrsquoest pas loin de la partager quand il considegravere que la nation et lrsquoEacutetat sontorganiseacutes selon des lois dont certaines ont eacuteteacute dicteacutees par la volonteacute divine Il pense plusgeacuteneacuteralement que la structure de lrsquoEacutetat deacutetermine lrsquoorganisation de la socieacuteteacute et non lrsquoinverseClasses et individus se voient ainsi assigneacutes des rocircles selon un ordre immanent qui impose aussisa logique aux relations eacuteconomiques W Roscher deacutefend une politique eacuteconomique et socialedont lrsquoobjectif essentiel est de preacuteserver cette harmonie sociale preacutedeacutetermineacutee Les individuspeuvent srsquoenrichir mais dans des proportions qui ne mettent pas en peacuteril lrsquoexistence des classesles plus pauvres 83 LrsquoEacutetat doit veiller agrave la juste reacutepartition des fruits de la croissance 84 et aumaintien drsquoun certain eacutequilibre entre les trois sources du revenu la rente fonciegravere le salaire etle revenu du capital 85 Les deacuteseacutequilibres non corrigeacutes menacent lrsquointeacutegriteacute du corps social etfragilisent la nation Cette laquo leacutesion de lrsquoorganisme social raquo 86 pervertit les eacutelites et provoque unecrise morale W Roscher considegravere que lrsquohistoire de Rome est le meilleur exemple de ceprocessus de deacutesagreacutegation

Chez les nations en deacutecadence le luxe a coutume de prendre un singulier caractegravere de deacuteraison etdrsquoimmoraliteacute On consacre des frais eacutenormes agrave des jouissances insignifiantes et lrsquoon fait souvent de ladeacutepense pour la deacutepense au lieu de nrsquoecirctre qursquoun moyen elle devient le but Le beau et lrsquoagreacuteable cegravedentla place aux goucircts tourmenteacutes et effeacutemineacutes Le plus grand exemple de ce genre de luxe Rome lrsquoa fourniau temps de lrsquoempire 87

Il ajoute laquo On ne saurait rencontrer dans lrsquohistoire de spectacle plus odieux que celui dudeacuteveloppement eacutenorme il faut mecircme dire de la domination incontesteacutee des vices les pluscontraires agrave la nature aux temps de la deacutecadence des peuples de lrsquoAntiquiteacute LrsquoEacutegypte et laSyrie paraissent avoir eacuteteacute le foyer primitif de cette peste drsquoimmoraliteacute raquo 88

Il faudrait ecirctre naiumlf pour ne pas reconnaicirctre dans cette condamnation des laquo comportementssortis raquo drsquoEacutegypte et de Syrie une attaque antiseacutemite agrave peine voileacutee La lecture des chapitres quisuivent ce passage confirme que W Roscher a une lecture laquo raciale raquo de lrsquohistoire des socieacuteteacutesIl pense que laquo lrsquohomogeacuteneacuteiteacute raquo drsquoune nation est un critegravere qui doit ecirctre pris en compte car ilpeut deacuteterminer son eacutevolution Ainsi les laquo populations compactes raquo 89 reacutesistent mieux que leslaquo nations composites raquo aux peacuterils qui les menacent 90 W Roscher introduit dans sa theacuteorieeacuteconomique un facteur racial qui modifie radicalement la deacutefinition de la nation qursquoil a luimecircme proposeacutee au deacutebut de ses Principes Il voyait alors la nation comme le reacutesultat derelations complexes entre les eacuteleacutements constitutifs de la socieacuteteacute la langue la religion les arts

82 Phrase citeacutee par J-Y Calvez (2001 p 121)83 laquo On peut donc regarder la coexistence reacuteguliegravere de la grande de la moyenne et de la petite fortune comme

la condition neacutecessaire de la prospeacuteriteacute eacuteconomique des nations raquo (Roscher 1857 t 2 p 177)84 Roscher 1857 t 2 p 16685 Roscher 1857 t 2 p 16786 Roscher 1857 t 2 p 20887 Roscher 1857 t 2 p 24788 Roscher 1857 t 2 p 31389 Roscher 1857 t 2 p 32990 laquo Plus est heureuse la constitution ethnographique et sociale drsquoun peuple agrave plus lrsquoesprit public y est

deacuteveloppeacute meilleures sont les formes de son organisation politique et moins il sera exposeacute agrave ce danger [ladeacutecadence] raquo (Roscher 1857 t 2 p 368)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 52

la science le droit lrsquoeacuteconomie et lrsquoEacutetat 91 En consideacuterant que ces valeurs sont transmisesheacutereacuteditairement par les individus comme des caractegraveres geacuteneacutetiques il admet qursquoil puisseexister au sein de la nation diffeacuterentes classes de citoyens unis par des liens de sang Il est alorspossible de deacuteterminer historiquement une nation primordiale dans laquelle tous les individuspartageraient la mecircme culture et les mecircmes laquo caracteacuteristiques ethniques raquo Tous les eacuteleacutementssont reacuteunis pour eacutelaborer le mythe de lrsquoorigine germanique de la nation allemande Lrsquohistoire aune nouvelle mission qui est de saisir les speacutecificiteacutes de cette communauteacute agrave ses deacutebuts etdrsquoillustrer son destin jusqursquoagrave lrsquoeacutepoque moderne

Ce programme est repris et consideacuterablement deacuteveloppeacute par G Schmoller De faccedilon toutfait agrave fait symptomatique il preacutefegravere le terme de peuple (Volk) agrave celui de nation qui ne lui paraicirctpas assez preacutecis Il deacutefinit le peuple selon cette formule laquo [hellip] les peuples sont des uniteacutesphysiologiques et psychologiques auxquelles sert de base la communauteacute de sang et drsquoesprit etqui affirment pendant un grand nombre de geacuteneacuterations et de siegravecles un certain caractegraveredeacutetermineacute raquo 92 Il reconnaicirct que cette conception est agrave lrsquoopposeacute de celle transmise par laphilosophie des Lumiegraveres 93 et revendique une analyse raciale de lrsquohistoire des socieacuteteacutes tregraveslibrement inspireacutee des theacuteories sur lrsquoeacutevolution de Ch Darwin 94

[hellip] nous admettons comme point de deacutepart qursquoil existe diffeacuterents types de races et de peuples reacutesultantde la transmission heacutereacuteditaire de proprieacuteteacutes corporelles et intellectuelles et de la transmission actuelle desideacutees des mœurs et des institutions et constituant autant de caractegraveres ne changeant que peu agrave peu tregraveslentement 95

La preacutehistoire la linguistique et lrsquoethnographie sont des disciplines dont lrsquoobjet est decomprendre les processus drsquoindividualisation des laquo races raquo et les lois qui preacutesident agravelrsquoorganisation des peuples 96 Lrsquohistoire permet de suivre dans le temps les avatars de cescommunauteacutes primordiales Elle explique que la nation allemande moderne ait conserveacute engrande partie la laquo composition ethnique raquo les traditions culturelles et les valeurs agrave lrsquoorigine dela formation de la communauteacute germanique

Ruumlmelin rappelle que le 11e de nos ancecirctres vivait du temps de Luther le 32e avec Charlemagne et quele 60e vraisemblablement immolait des chevaux agrave Thor et agrave Odin dans les steppes de la Haute Asie Laquestion se pose si les liens du sang ne font pas cependant que nous avons avec ce 60e ancecirctre plus deressemblance qursquoavec un negravegre et un Indien ce negravegre et cet Indien eussent-ils grandi avec nous et reccedilunotre eacuteducation 97

De la mecircme faccedilon la conservation des speacutecificiteacutes raciales des peuples explique lesdiffeacuterences culturelles que lrsquoon observe aujourdrsquohui entre les nations europeacuteennes Agrave titredrsquoexemple voici comment G Schmoller caracteacuterise la nation franccedilaise laquo Lrsquoapparence laforme est pour le Franccedilais le principal la socieacuteteacute est son eacuteleacutement domineacute par les

91 Roscher 1857 p 3092 Schmoller 1905a t 1 p 33893 laquo Au XVIIIe siegravecle la science de lrsquoEacutetat de la socieacuteteacute et de lrsquoeacuteconomie politique part au contraire de la

croyance en lrsquoeacutegaliteacute naturelle des hommes En conseacutequence elle cherche agrave eacutetablir lrsquoessence de la nature delrsquohomme en geacuteneacuteral de lrsquohomme abstrait et agrave expliquer par lagrave les institutions sociales raquo (Schmoller 1905at 1 p 338)

94 Schmoller 1905a t 1 p 34595 Schmoller 1905a t 1 p 35996 Schmoller 1905a t 1 p 339-34097 Schmoller 1905a t 1 p 349

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 53

preacuteoccupations de la mode il vit pour ecirctre vu admireacute distingueacute raquo 98 Lrsquoeacutetude des peuples offrela possibiliteacute de les caracteacuteriser mais aussi de les classer qualitativement Les peuples laquo indo-europeacuteens raquo sont ainsi au sommet de la pyramide raciale juste au-dessus des laquo Seacutemites raquo quiont parfois une influence pernicieuse sur les nations europeacuteennes laquo Sur beaucoup de pointsils furent [les Seacutemites] les maicirctres des Indo-Europeacuteens et par les Juifs ils agissent encorepartout aujourdrsquohui plus ou moins dans les Eacutetats indo-germaniques comme un eacuteleacutement de vieet de perturbation agents tantocirct de progregraves tantocirct de deacutecadence raquo 99 Parmi les eacuteleacutements delaquo perturbation raquo G Schmoller cite les theacuteories sociales de K Marx qui ne sont que deslaquo constructions intellectuelles qui nrsquoatteignent pas la reacutealiteacute raquo 100 Mais mecircme les peupleslaquo indo-europeacuteens raquo ne disposent pas de faculteacutes identiques et en toutes choses la racegermanique est remarquable W Sombart fils du fondateur de la Verein fuumlr Sozialpolitik etdernier repreacutesentant de lrsquoeacutecole historique allemande au deacutebut du XXe s apporte la conclusionfinale

Nous autres Allemands nous avons le droit drsquoaller par le monde fiers la tecircte haute animeacutes de laconviction profonde drsquoecirctre le peuple de Dieu De mecircme lrsquoaigle emblegraveme de lrsquoAllemagne plane au-dessus de tous les autres animaux de mecircme lrsquoAllemand doit sentir sa preacuteeacuteminence sur le ramassis depeuples qui lrsquoentoure et qursquoil voit grouiller agrave une distance infinie au-dessous de lui 101

La juxtaposition et le rapide commentaire des passages que Fr List W Roscher etG Schmoller consacrent agrave la nation sa fonction ses origines et son rocircle historique montrentbien lrsquoeacutevolution des thegraveses de lrsquoeacutecole historique allemande dans ce domaine Elle accompagnecomme les historiens de lrsquoAllemagne lrsquoont montreacute le processus de constitution de lrsquoEacutetatmoderne allemand de son eacutemergence agrave sa volonteacute de constituer la principale nationeuropeacuteenne On passe ainsi de lrsquoaffirmation de lrsquoexistence drsquoune nation allemande agrave laneacutecessiteacute de lui donner une identiteacute politique sous la forme drsquoun Eacutetat puis apregraves la premiegravereguerre avec la France agrave lrsquoaffirmation de la puissance et de la supeacuterioriteacute drsquoun Reich preacutedestineacuteagrave diriger le concert des nations 102 Nul ne conteste que ce sentiment a habiteacute si ce nrsquoestconduit la majoriteacute des historiens et eacuteconomistes allemands de la seconde moitieacute du XIXe spour se limiter agrave ces deux disciplines Cela ne veut pas dire qursquoils aient tous partageacute les thegravesesraciales et pangermanistes de G Schmoller Th Mommsen a par exemple exprimeacutepubliquement le deacutegoucirct que lui inspiraient ces ideacutees politiques On sait aussi qursquoil acourageusement pris position contre le militarisme et lrsquoautoritarisme de O von Bismarck 103Pour autant mecircme lui qui ne srsquoest jamais deacuteparti drsquoune conception libeacuterale et humaniste de lasocieacuteteacute nrsquoest pas loin de consideacuterer comme G Schmoller que les nations ont comme lesindividus des personnaliteacutes qursquoelles conservent parfois au-delagrave des siegravecles Ainsi reprenant enlrsquoactualisant le portrait que Strabon 104 propose des Gaulois il deacuteclare

98 Schmoller 1905a t 1 p 37499 Schmoller 1905a t 1 p 368100 Schmoller 1905a t 1 p 370101 W Sombart Haumlndler und Helden Munich 1915 p 143 Passage citeacute par H Pirenne (1919 p 19)102 Dreyfus 1996 p 11103 Nicolet 1985 p XXIV-XXV104 laquo La race qursquoon appelle aujourdrsquohui dans son ensemble race gallique ou galatique est passionneacutee de guerre

prompte agrave la colegravere et vite porteacutee agrave se battre mais au demeurant fruste de mœurs et sans vices raquo laquo Agrave lasimpliciteacute et agrave lrsquoexubeacuterance des Gaulois srsquoajoutent beaucoup drsquoirreacuteflexion beaucoup de vantardise et unegrande passion de la parure [hellip] Agrave cause de cette leacutegegravereteacute de caractegravere la victoire les rend insupportablesmais la deacutefaite les plonge dans la stupeur raquo (Strabon Geacuteographie IV 4 2 et IV 4 5)

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Dans tous les temps dans tous les lieux vous les voyez toujours les mecircmes faits de poeacutesie et de sablemouvant agrave la tecircte faible au sentiment profond avides de nouveauteacutes et creacutedules aimables etintelligents mais deacutepourvus du geacutenie politique leurs destineacutees nrsquoont pas varieacute telles elles furentautrefois telles elles sont de nos jours 105

Mais que lrsquoon ne se meacuteprenne pas sur lrsquoobjectif de ce chapitre Son ambition nrsquoest pas demontrer que toute la science historique allemande a eacuteteacute corrompue par des ideacutees politiquescondamnables et encore moins de juger de la qualiteacute des travaux historiques en fonction deleur permeacuteabiliteacute aux theacuteories exposeacutees par G Schmoller Neacuteanmoins il est incompreacutehensibleque les synthegraveses les plus reacutecentes consacreacutees agrave lrsquoeacutecole historique allemande passentcomplegravetement sous silence lrsquoantiseacutemitisme aveacutereacute et le parti pris racial de W Roscher etG Schmoller Ces deux auteurs nrsquoont pas exprimeacute dans des notes de bas de page des proposde circonstance inspireacutes par la situation politique du moment et nrsquoayant aucune relation avecleurs theacuteories Il a eacuteteacute montreacute que leurs conceptions raciales de lrsquohistoire et de la socieacuteteacutedeacutecoulent drsquoanalyses historiques et eacuteconomiques parfaitement argumenteacutees Rien ne justifie decacher les aspects les plus sombres de leurs travaux pas mecircme la reacuteconciliation franco-allemande ou la volonteacute de toute une geacuteneacuteration de construire une Europe qui seraitdeacutefinitivement agrave lrsquoabri des deacuterives nationalistes qursquoelles soient allemandes ou franccedilaisesW Roscher et G Schmoller eacutetaient les plus eacuteminents repreacutesentants de leur discipline Lesecond disposait drsquoun pouvoir consideacuterable dans les institutions acadeacutemiques Ses opinions surlaquo lrsquoineacutegaliteacute des races raquo eacutetaient non seulement acceptables par la grande majoriteacute de sescollegravegues mais aussi largement reprises dans des travaux historiques moins ambitieux consacreacutesagrave lrsquohistoire europeacuteenne

Pour revenir au sujet de ce meacutemoire il convient de reconnaicirctre qursquoil nrsquoest pas possible derendre compte objectivement des eacutetudes sur la Gaule la chute de lrsquoEmpire et la formation desroyaumes barbares sans comprendre ce qursquoelles doivent aux thegraveses illustreacutees par les travaux deW Roscher et G Schmoller En effet plusieurs geacuteneacuterations drsquoarcheacuteologues et drsquohistoriensallemands ont appreacutehendeacute nolens volens les relations entre Rome la Gaule et la Germanie agrave lalumiegravere de conceptions sur la nation et la supeacuterioriteacute de la laquo race germanique raquo deacutejagrave largementdeacuteveloppeacutes dans les ouvrages de W Roscher et G Schmoller Il aurait eacuteteacute passionnantdrsquoeacutetudier les avatars de ces ideacutees dans les travaux des archeacuteologues allemands et de montrercombien les trois guerres franco-allemandes et lrsquoannexion agrave deux reprises de lrsquoAlsace et de laMoselle ont successivement relanceacute et conditionneacute le deacutebat Lrsquoampleur de la tacircche oblige agrave nepas trop srsquoeacuteloigner de lrsquoaxe de recherche privileacutegieacute ici Il a donc eacuteteacute choisi de se limiter auxtravaux de W Roscher et G Schmoller ce qui permettra de bien comprendre le lien qui existeentre leurs theacuteories eacuteconomiques et leurs conceptions raciales de la nation On constatera enfinque certaines des hypothegraveses avanceacutees ne sont pas sans eacutecho dans les travaux archeacuteologiques lesplus reacutecents consacreacutes agrave cette peacuteriode

III La Gaule les Germains et la fin de lrsquoEmpire

La laquo theacuteorie raquo de la conservation heacutereacuteditaire des speacutecificiteacutes culturelles drsquoune nation a inciteacutecomme on lrsquoa vu historiens et archeacuteologues agrave srsquointeacuteresser agrave lrsquoorigine de la laquo communauteacutegermanique raquo Cette recherche se fonde essentiellement sur une analyse de La Germanie deTacite et des passages que Ceacutesar consacrent aux Germains dans la Guerre des Gaules Lessources archeacuteologiques ne sont destineacutees qursquoagrave illustrer les interpreacutetations tireacutees de ces deux

105 Mommsen 1985 t II p 214

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textes Pour la plupart des historiens Tacite et Ceacutesar deacutecrivent la socieacuteteacute germanique dans sonorganisation ideacuteale telle qursquoelle a toujours existeacute Ils considegraverent que La Germanie et la Guerredes Gaules attestent de lrsquooriginaliteacute culturelle et politique de la civilisation germanique sanscomprendre les objectifs politiques qui poussent les deux auteurs antiques agrave distinguer lespopulations gauloises situeacutees agrave lrsquoest du Rhin de celles qui vivent agrave lrsquoouest Les remarques deTacite sur la pureteacute de la race germanique 106 nourrissent fort agrave propos la vision historique deW Roscher et G Schmoller Les Germains formaient une socieacuteteacute parfaite dans salaquo composition ethnique raquo et dans son organisation sociale 107 Lrsquoimportance de la cellulefamiliale lrsquoattachement au clan (Sippe) et agrave la tribu assuraient la coheacuterence et la force drsquounesocieacuteteacute germanique dans laquelle les diffeacuterentes classes vivaient en harmonie Lrsquoaristocratie sechargeait de deacutefendre la peacuterenniteacute de cet ordre social agrave lrsquointeacuterieur comme agrave lrsquoexteacuterieur eneacutechange de la proprieacuteteacute de la terre Selon W Roscher et G Schmoller au tournant de lrsquoegraverebien que primitifs par leur deacuteveloppement eacuteconomique les Germains constituaient un peuplemoralement et socialement tregraves eacutevolueacute 108 Les vertus de leur organisation sociale ont eacuteteacutepreacuteserveacutees et transmises agrave la socieacuteteacute allemande moderne Il appartient agrave la nation allemande dene pas srsquoeacuteloigner de ce modegravele en preacuteservant les valeurs de cet heacuteritage

La socieacuteteacute gallo-romaine a au contraire sombreacute tregraves vite dans le deacutesordre Sous lrsquoEmpire ledeacuteveloppement de la ville a provoqueacute la deacutesertion des campagnes qui nrsquoeacutetaient plus exploiteacuteesque par des grandes latifundia regroupant quatre-vingts agrave cent personnes dont une majoriteacutedrsquoesclaves 109 Agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute les dispariteacutes sociales sont agrave leur comble On ne trouveplus que des tregraves riches et des tregraves pauvres Lrsquoaristocratie gallo-romaine a eacuteteacute remplaceacutee par uneeacutelite qui tire son pouvoir de lrsquoimportance prise par un Eacutetat qui a deacutetourneacute agrave son profitlrsquoensemble du systegraveme eacuteconomique 110 La production agricole a eacuteteacute deacutelaisseacutee et les capitaux nesont plus investis que dans des opeacuterations financiegraveres La socieacuteteacute est devenue laquo capitaliste raquo pour W Roscher et G Schmoller cela veut dire que le revenu des capitaux a supplanteacute celuides salaires et du foncier Son deacuteveloppement extravagant met en peacuteril tout lrsquoeacutedifice social etdeacutetruit lrsquoidentiteacute de la nation La Gaule nrsquoest plus que la juxtaposition heacuteteacuterogegravene drsquoindividusayant perdu tout inteacuterecirct pour la collectiviteacute une structure artificielle (Kunstwerk) 111

Le destin de la Gaule agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute crsquoest lrsquohistoire de la rencontre entre despopulations socialement aneacuteanties et un peuple fort qui a su conserver son identiteacute et sesvaleurs Mais il nrsquoy a pas eu de fusion ou drsquoamalgame entre les deux eacuteleacutements Les Germainsapportent agrave la Gaule les guerriers et les paysans qursquoelle nrsquoavait plus 112 Ainsi la nouvelle socieacuteteacute

106 laquo Pour moi je me range agrave lrsquoopinion de ceux qui pensent que les peuples de la Germanie pour nrsquoavoir jamaiseacuteteacute souilleacutes par drsquoautres unions avec drsquoautres tribus constituent une nation particuliegravere pure de toutmeacutelange et qui ne ressemble qursquoagrave elle-mecircme De lagrave vient que lrsquoapparence physique elle aussi autant que lachose est possible en un si grand nombre drsquohommes est la mecircme chez tous yeux farouches et bleuscheveux drsquoun blond ardent grands corps et qui nrsquoont de vigueur que pour un effort violent raquo (TaciteGermania IV 1-2)

107 laquo Les corps grands et magnifiques de la race germanique les cheveux blonds les yeux bleus la dureteacutebrutale lrsquoorgueil inflexible la fideacuteliteacute sans reacuteserve la pureteacute de la vie de famille surprenaient deacutejagrave lesRomains raquo (Schmoller 1905a t 1 p 376)

108 laquo La plupart des peuples barbares vivent drsquoune maniegravere deacutereacutegleacutee Aussi les anciens Germains formaient-ilsainsi que le fait observer Tacite une brillante exception raquo (Roscher 1857 t 2 p 292)

109 Schmoller 1905a t 2 p 77110 laquo Lrsquouniformiteacute de lrsquoEacutetat et la centralisation du pouvoir objets drsquoexeacutecration pour la veacuteritable aristocratie sont

alors poursuivies dans leurs derniegraveres conseacutequences Au lieu des hommes les capitaux seuls comptentdeacutesormais pour quelque chose toute la vie deacutepend de lrsquoEacutetat afin que les maicirctres qui le gouvernent leshommes puissamment riches dominent sans controcircle raquo (Roscher 1857 t 2 p 170)

111 laquo Quand un peuple reacuteduit en atomes nrsquoest plus qursquoune espegravece de troupeau il ne faut pas srsquoeacutetonner de le voirconduire agrave la baguette avec renfort de chiens ou courir lui-mecircme dans les flammes srsquoil eacuteclate un incendie raquo(Roscher 1888 p 13)

112 laquo Crsquoest lrsquoeacutepoque de la deacutecadence de la dissolution La race est deacutegeacuteneacutereacutee on ne se marie plus on deacutesespegravere

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 56

se reconstruit autour des classes qui constituaient lrsquoossature de la civilisation germanique lrsquoaristocratie et les paysans Leur identiteacute est donc preacuteserveacutee dans la nouvelle socieacuteteacute Elle lrsquoestdrsquoautant plus que les Germains fournissaient deacutejagrave lrsquoessentiel des troupes impeacuteriales et que lescampagnes eacutetaient complegravetement deacutepeupleacutees Ce qui faisait la supeacuterioriteacute de la nationgermanique est donc preacuteserveacute dans le nouvel ensemble

Il faut analyser lrsquoinstallation des populations germaniques en Gaule telle que lrsquoimaginentW Roscher et G Schmoller agrave la lumiegravere des conditions qursquoils imposent agrave lrsquoeacutemigration desAllemands de la fin du XIXe s Pour eux la colonisation est profitable agrave lrsquoAllemagne si lesmigrants ont toute latitude de reconstituer sur les nouvelles terres la socieacuteteacute germaniqueDans le cas contraire ils sont rapidement assimileacutes par les populations autochtones etdeacutefinitivement laquo deacutegermaniseacutes raquo 113 Lrsquoideacuteal serait donc que les populations allemandescolonisent des terres peu peupleacutees sur lesquelles ils puissent pratiquer une agriculture qui leurpermette de preacuteserver leur organisation sociale Lrsquoinstallation sur des territoires deacutependantdrsquoautres nations occidentales est sans inteacuterecirct pour la nation allemande elle prive la megravere-patriede ses meilleurs eacuteleacutements

Nos eacutemigrants qui partent pour la Russie lrsquoAmeacuterique lrsquoAustralie lrsquoAlgeacuterie sont deacutesormais eux et toutce qursquoils possegravedent comme perdus pour leur patrie ils deviennent les clients et les fournisseurs drsquoautrespeuples freacutequemment nos rivaux et nos ennemis Les choses se passeraient tout autrement si le flot delrsquoeacutemigration allemande srsquoeacutecoulait vers des colonies allemandes vers celles par exemple que lrsquoon pourraiteacutetablir dans les contreacutees fertiles et presque deacutesertes de la Hongrie dans les provinces polonaises quiappartiennent agrave lrsquoAutriche et agrave la Prusse enfin dans ces reacutegions de la Turquie destineacutees (Dieu le veut) agravedevenir un jour lrsquoheacuteritage de lrsquoAllemagne On pourrait creacuteer ainsi une Allemagne nouvelle quilrsquoemporterait en eacutetendue en richesse et en puissance sur lrsquoancienne Allemagne et qui formerait unboulevard invincible pour la couvrir de tout peacuteril dont elle pourrait ecirctre menaceacutee du cocircteacute de la Russie etdu cocircteacute de la Pologne 114

En fonction de ces critegraveres W Roscher et G Schmoller considegraverent que le laquo deacuteplacement raquodes Germains sur le sol de la Gaule est un exemple de migration reacuteussie Toutefois le processusde transformation de la socieacuteteacute gallo-romaine en royaume gallo-germanique ne se limite pas agraveun transfert de populations Les Germains nrsquoavaient pas de tradition qui pouvait leurpermettre drsquoassurer la gestion et le deacuteveloppement eacuteconomique drsquoune structure eacutetatique bienplus complexe que leurs tribus La laquo reacutegeacuteneacuteration raquo de la Gaule srsquoest donc construite agrave partirdes eacuteleacutements encore sains de la civilisation gallo-romaine lrsquoappareil administratif le reacuteseau deslatifundia et lrsquoinfluence beacuteneacutefique de la religion chreacutetienne et des eacutevecircques En eacutechange lesGermains ont apporteacute leur sentiment national leur aristocratie guerriegravere et des paysanscapables de cultiver les terres abandonneacutees La Gaule conserve donc en partie son organisationsociale et sa culture mais elle est revivifieacutee par des classes composeacutees de Germains animeacutes drsquounveacuteritable esprit national 115 La noblesse franque assume ainsi les plus hautes charges de lrsquoEacutetat

de lrsquoavenir on fuit le monde on se deacutesinteacuteresse de lrsquoEacutetat voilagrave les sentiments qui preacutedominent Lrsquoapparatexteacuterieur de lrsquoancienne civilisation disparaicirct de plus en plus Seules de nouvelles segraveves des races plus jeunespourront reacuteparer les bregraveches de la classe des paysans et de lrsquoarmeacutee raquo (Schmoller 1908 p 113)

113 laquo Non seulement il faudrait que les Allemands y fussent reacuteunis en nombre consideacuterable mais le reste de lapopulation ne devrait pas posseacuteder au mecircme degreacute le deacuteveloppement politique et le sentiment national autrement au bout de peu de temps on risquerait fort de voir nos eacutemigrants se deacutegermaniser raquo (Roscher1857 t 2 p 358)

114 Roscher 1857 t 2 p 358115 laquo La structure technique geacuteneacuterale de la socieacuteteacute eacutetait semblable agrave celle de la socieacuteteacute antique lrsquoeacuteconomie de

famille lrsquoexploitation isoleacutee du paysan et de lrsquoartisan le marcheacute local lrsquoopposition de la ville et de lacampagne la division du travail la division de la socieacuteteacute en classes montrent des traits semblables Mais enreacutealiteacute gracircce agrave lrsquoesprit germanique et chreacutetien gracircce au changement des mœurs et agrave une conception nouvellede la vie grace aux Eacutetats agricoles agrave superficie consideacuterable de lrsquoEurope centrale et aux oppositions qursquoils

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 57

et de lrsquoarmeacutee Elle se perpeacutetue par le sang ce qui la met agrave lrsquoabri de la deacutegeacuteneacuteration qui a frappeacutelrsquoaristocratie gallo-romaine Lrsquoinstallation drsquouniteacutes familiales germaniques dans les campagnes afavoriseacute le deacuteveloppement de petites proprieacuteteacutes sur les terres abandonneacutees et sur une partie duterritoire des grands latifundia Les grands proprieacutetaires ont accepteacute ces installations eneacutechange de la paix sociale 116 Les villaelig eacuteleacutements stables de lrsquoeacuteconomie rurale de la Gaule ontainsi surveacutecu aux deacutesordres de la fin de lrsquoAntiquiteacute Elles ont fini par catalyser autour drsquoelles lesforces vives des campagnes pour constituer les villages actuels 117 Gracircce agrave lrsquoarriveacutee despopulations germaniques lrsquoharmonie de la structure sociale de la Gaule est reacutetablie Petite etgrande proprieacuteteacute cohabitent en bonne intelligence car les droits des nouveaux petitsproprieacutetaires sont garantis par les liens qui les unissent aux membres de la noblesse franque

Finalement pour W Roscher et G Schmoller la fondation des royaumes gallo-germaniques correspond agrave un moment tout agrave fait particulier de lrsquohistoire de la nationallemande Celui au cours duquel les Germains sans perdre leur identiteacute ont acceacutedeacute agrave unniveau supeacuterieur de civilisation Cette transition a preacuteserveacute leur identiteacute nationale car lesvaleurs fondamentales du peuple germanique ont eacuteteacute conserveacutees dans le nouvel ensembleLrsquoeacuteleacutement germanique a simplement eacuteteacute enrichi par la culture romaine Il a eacutevolueacute au contactdrsquoinstitutions nouvelles lrsquoEacutetat le droit la chreacutetienteacute LrsquoEurope est neacutee de cette imbrication etde la confrontation de la culture antique et des traditions germaniques 118

Th Mommsen arrive agrave des conclusions tregraves proches tout en ne partageant absolument pasla vision raciale de lrsquohistoire des deux eacuteconomistes Crsquoest un patriote ardent mais aussi unjuriste et il mesure ce que les peuples du nord doivent aux institutions romaines Il estpersuadeacute que les conquecirctes de Ceacutesar puis la formation des royaumes meacuterovingiens onttransformeacute en profondeur les socieacuteteacutes germaniques Leur sentiment national est demeureacute lemecircme mais leur organisation politique doit beaucoup agrave Rome laquo lrsquoEurope germanique porte lalivreacutee classique raquo 119 G Schmoller est au contraire obnubileacute par le mythe des origines Leveacuteritable esprit germanique se trouve selon lui dans les campagnes Les nations europeacuteennesmodernes fondeacutees agrave la suite des grandes migrations de la fin de lrsquoAntiquiteacute comme lrsquoItalie laFrance lrsquoEspagne ou lrsquoAngleterre nrsquoont pas su le preacuteserver 120 La ville le commercelrsquoaffairisme et la disparition des valeurs repreacutesenteacutees par lrsquoaristocratie fonciegravere ont eu raison dela culture germanique LrsquoAllemagne a su la proteacuteger parce qursquoelle a reacutesisteacute notamment gracircce auprotestantisme aux influences neacutefastes du catholicisme de la civilisation urbaine et dudeacuteveloppement du capitalisme Ce culte de la nation germanique primitive est repris au deacutebutdu XXe s par des auteurs comme J Langbehn et W Sombart qui estiment que le salut delrsquoAllemagne passe par la reconstitution drsquoune communauteacute populaire et lrsquoavegravenement drsquounnouveau Volk On sait lrsquousage que la propagande nazie a fait de ces thegraveses

Notre position de citoyen europeacuteen du XXIe s nous donne plus de clairvoyance pourcomprendre ce long processus drsquoeacutelaboration de la penseacutee nationaliste de lrsquoeacutemergence delrsquoAllemagne au deacutebut du XIXe s jusqursquoagrave son suicide en 1945 Profitant des leccedilons de

preacutesentent avec les Eacutetats de lrsquoAsie Anteacuterieure et ceux des cocirctes de la Mer Meacutediteacuteranneacutee gracircce enfin agrave leursinstitutions drsquoordre plus eacuteleveacute ces traits de la socieacuteteacute moderne preacutesentent un caractegravere essentiellement autreavec plus de santeacute plus drsquoharmonie morale raquo (Schmoller 1905a t 1 p 512)

116 laquo Lrsquoeacutetablissement des Germains srsquoexplique aussi en partie par la condition des latifundia Les petits neperdaient rien agrave une cession partielle de territoire et les grands espeacuteraient acheter par ce moyen plus deseacutecuriteacute pour le reste de leur domaine raquo (Roscher 1888 p 219)

117 Schmoller 1905a t 2 p 81118 laquo Les peuples romains et germaniques sont les deux principaux eacuteleacutements de la culture europeacuteenne crsquoest leur

collaboration et leur faccedilon de reacuteagir les uns sur les autres qui a deacutecideacute de lrsquohistoire de lrsquoEurope raquo (Schmoller1905a t 1 p 375)

119 Mommsen 1985 t 2 p 215120 Schmoller 1905a t 1 p 510

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 58

lrsquohistoire nous comprenons mieux comment dans un rapport dialectique la disciplinehistorique a servi agrave justifier des revendications nationalistes et a eacuteteacute en retour fortementinfluenceacutee par les concepts ideacuteologiques agrave lrsquoeacutelaboration desquels elle a fortement contribueacutePlusieurs savants de grand renom contemporains de G Schmoller ou de W Sombart ontperccedilu tous les dangers politiques et eacutepisteacutemologiques de cette conception raciale de la nationForts drsquoune tradition philosophique heacuteriteacutee des Lumiegraveres ils se sont attacheacutes agrave deacutemonter etcombattre les meacutecanismes de cette ideacuteologie La place manque pour citer tous leurs travauxPour tenter de les illustrer par un exemple le choix srsquoest porteacute sur les propos eacuteminemmentembleacutematiques tenus par Henri Pirenne agrave lrsquooccasion de lrsquoouverture des cours pour lrsquoanneacutee1918-1919 agrave lrsquouniversiteacute de Gand Le grand historien de lrsquoEurope a veacutecu lrsquoinvasion allemandeet la tentative des autoriteacutes drsquooccupation de rallier la population flamande agrave ses desseinspolitiques il reacuteagit donc en tant que citoyen et humaniste

Tous ou presque tous infecteacutes de cette theacuteorie des races qui a si admirablement durant le siegraveclepreacuteceacutedent servi les appeacutetits envahissants de la Prusse eacutetaient incapables de comprendre une nationcomme la nocirctre Pour eux la nation nrsquoest pas en effet comme elle est pour les peuples de lrsquoOccident delrsquoEurope dont une longue histoire une longue civilisation et une longue vie politique ont deacuteveloppeacute laconscience collective une communauteacute spirituelle faite de la communauteacute des souvenirs des traditionsdes ideacutees et des sentiments Elle est tout simplement un fait mateacuteriel disons si lrsquoon veut un fait naturelElle repose sur la communauteacute de la race et la langue et crsquoest donc la nature qui agrave lrsquoavance ladeacutetermine Pour des gens formeacutes par cette doctrine notre peuple devait ecirctre la plus indeacutechiffrable deseacutenigmes 121

Srsquoagissant de lrsquoAntiquiteacute et de la Gaule en particulier lrsquoanalyse des travaux de W Roscher etG Schmoller montre bien que cette mystification historique repose sur la transposition dans lepasseacute drsquoune entiteacute nationale qui est en fait le produit drsquoune construction ideacuteologique Laculture germanique telle que la recircvent ces deux auteurs nrsquoexiste pas Elle est fabriqueacutee par euxen fonction drsquoune reacuteflexion theacuteorique sur le rocircle historique et eacuteconomique de la nation Elleest ensuite conforteacutee par une recherche historique partisane et orienteacutee selon ces a prioriideacuteologiques Cette reconstitution fallacieuse du passeacute apporte agrave son tour une confirmation dela theacuteorie et justifie les revendications de la nation allemande lrsquoAllemagne doit dominerlrsquoEurope parce que cette mission lui est dicteacutee par son histoire et son destin Les thegravesespangermanistes et raciales de W Roscher et surtout de G Schmoller ont drsquoautant plus deforces qursquoelles sont incorporeacutees agrave une reacuteflexion geacuteneacuterale qui se propose drsquoexpliquer agrave la fois lefonctionnement actuel et lrsquohistoire des socieacuteteacutes europeacuteennes Elles reflegravetent agrave de raresexceptions pregraves lrsquoopinion commune et ont fortement influenceacute pour ce qui concerne le sujetde ce meacutemoire les recherches historiques et archeacuteologiques sur la Gaule du Bas-Empire

La laquo catastrophe allemande raquo a emporteacute avec elle le mythe de la supeacuterioriteacute germanique et latheacuteorie raciale qui a servi agrave la justifier Pourtant on est surpris de constater que certainsthegravemes mis en lumiegravere par les travaux de W Roscher et G Schmoller ont surveacutecu agrave lrsquoeffortde refondation accompli apregraves le second conflit mondial par la science historique allemandeNul ne preacutetendrait que cette peacuterenniteacute srsquoexplique par la permanence dans la penseacutee modernede thegraveses discreacutediteacutees par lrsquohistoire En revanche il est possible que la critique ait eacutepargneacute cesinterpreacutetations historiques ou archeacuteologiques en consideacuterant que lrsquoon pouvait sans risque lesdissocier des theacuteories condamnables qui srsquoen eacutetaient empareacutees En toute rigueur il aurait eacuteteacuteneacutecessaire drsquoanalyser de nouveau la documentation de base notamment archeacuteologique poursrsquoassurer de leur validiteacute Ce travail est en cours mais se heurte agrave drsquoimportantes reacutesistances pas

121 Pirenne 1919 p 8-9 H Pirenne reacutesolument optimiste concluait son discours de la faccedilon suivante laquo Lrsquoatmosphegravere dans laquelle grandiront les geacuteneacuterations futures est eacutepureacutee des miasmes quilrsquoempoisonnaient raquo (Pirenne 1919 p 20)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 59

seulement allemandes qui montrent la forte preacutegnance historiographique de plusieurs de cesscheacutemas de penseacutee On se contentera de preacutesenter quelques exemples de ces survivances dansles productions les plus reacutecentes Afin de donner plus de force agrave lrsquoargumentation deacuteveloppeacutee ci-dessous le choix srsquoest porteacute en prioriteacute sur des travaux dont lrsquoobjectif eacutetait justement deproposer une critique de lrsquohistoriographie allemande et de rapprocher les points de vue deshistoriens et des archeacuteologues des deux rives du Rhin

Ainsi en 1981 dans le catalogue drsquoune exposition prestigieuse consacreacutee agrave la Gaule des IVe

et Ve s 122 K Weidemann souligne combien jusqursquoagrave preacutesent les historiens allemands ont eacuteteacuteinfluenceacutes par une vision catastrophiste de la fin de lrsquoAntiquiteacute Il souhaite vivement que cettepeacuteriode charniegravere soit eacutetudieacutee avec plus drsquoobjectiviteacute et que lrsquoon reconnaisse enfin la vitaliteacute etla richesse culturelle de la Gaule de la fin de lrsquoAntiquiteacute 123 Pourtant une page plus loin ilaffirme sans autre forme de procegraves laquo La conquecircte germanique agrave lrsquoOuest du Rhin est un faithistorique bien connu Les deacutecouvertes archeacuteologiques qui deacutemontrent que degraves le IVe siegravecledes Germains eacutetaient eacutetablis en Gaule semblent confirmer la faiblesse de la dominationromaine raquo 124 Il est difficile de ne pas voir dans ces quelques lignes apparemment anodinesune reacutefeacuterence obligeacutee agrave la thegravese ancienne du Landnahme K F Werner a montreacute que cetteexpression deacuterive drsquoun mot islandais (landnamabok) qui deacutesigne lrsquooccupation et le partage drsquounterritoire vide 125 Appliqueacutee agrave la Gaule du Bas-Empire elle deacutecrit le processus par lequel lespopulations germaniques srsquoinstallent sur les terres presque complegravetement abandonneacutees par lesGallo-Romains Elle deacuterive indubitablement du scheacutema historique deacutecrit plus haut quiattribue aux populations germaniques la revitalisation drsquoune Gaule exsangue et deacutepourvue detoute identiteacute nationale

Agrave lrsquoeacutepoque ougrave a eacuteteacute eacutecrit ce catalogue cette thegravese du Landnahme eacutetait drsquoautant plusunanimement admise qursquoelle semblait conforteacutee par la certitude des archeacuteologues drsquounabandon geacuteneacuteraliseacute des campagnes de la Gaule du nord agrave la suite des crises du IIIe s Ils nesrsquoaccordaient pas complegravetement sur les causes veacuteritables de ce processus conseacutequences desinvasions germaniques ou de la crise eacuteconomique de lrsquoEmpire mais admettaient tousallemands franccedilais belges ou neacuteerlandais que la plupart des eacutetablissements agricoles de laGaule du nord avaient disparu La force des a priori ideacuteologiques qui sous-tendaient ce constatrendait tregraves difficile un examen objectif des donneacutees que lrsquoavanceacutee des connaissancesarcheacuteologiques sur cette peacuteriode aurait pourtant ducirc favoriser Cela explique sans doute lefaible eacutecho rencontreacute en leurs temps par les conclusions iconoclastes de Paul Van Ossel Agravepartir drsquoun examen meacutethodologiquement sans faille de la documentation existante il montraitque malgreacute de fortes dispariteacutes entre les reacutegions il nrsquoeacutetait plus possible de soutenir lrsquoopiniondrsquoun abandon geacuteneacuteraliseacute des campagnes de la Gaule du nord 126 Contesteacutee dans sa logiqueglobale la thegravese du Landnahme continua neacuteanmoins de srsquoimposer avec force parce que nul nepouvait douter de la reacutealiteacute historique et archeacuteologique de la peacuteneacutetration germanique en Gaule(die Eingliederung) Lrsquoeacutetablissement de ces populations eacutetait semble-t-il clairement attesteacute parla deacutecouverte drsquoobjets consideacutereacutes comme des marqueurs eacutevidents de la civilisation germanique

122 Agrave lrsquoaube de la France La Gaule de Constantin agrave Childeacuteric Cette exposition srsquoest tenu agrave Mayence puis agrave Parisen 1980 et 1981 Le catalogue est symboliquement preacutefaceacute par R Joffroy conservateur en chef du Museacuteedes antiquiteacutes nationales de Saint-Germain-en-Laye et K Boumlhner conservateur en chef du Roumlmisch-Germanisches Zentralmuseum de Mayence

123 laquo Le but de cette exposition est donc de contribuer agrave modifier cette conception encore largement reacutepanduesurtout en Allemagne selon laquelle entre la paix romaine du Haut-Empire et le renouveau apporteacute par lesinvasions germaniques il nrsquoy aurait eu qursquoune deacutecadence De ses ruines des temps nouveaux auraient surgiavec des forces neuves raquo (Weidemann 1981 p 23)

124 Weidemann 1981 p 24125 Werner 1996 p 14126 Van Ossel 1992 p 173

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Il eacutetait drsquoailleurs deacutecrit dans des termes tregraves proches de ceux utiliseacutes par W Roscher etG Schmoller En effet srsquoappuyant sur ces donneacutees mateacuterielles archeacuteologues et historiens ontproposeacute le concept de civilisation mixte (Mischzivilisation) qui deacutecrit une socieacuteteacute dans laquelleles deux cultures cohabitent sans reacuteellement fusionner Une nouvelle fois on retrouve lrsquoideacuteeancienne selon laquelle la culture germanique srsquoest superposeacutee agrave la civilisation gallo-romaine 127 lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et la viabiliteacute de ce nouvel ensemble eacutetant assureacutees par la noblessefranque qui a constitueacute comme la colonne verteacutebrale de cette socieacuteteacute reacuteformeacutee En 1962 pourles lecteurs franccedilais des Annales K Bosl exprimait cette ideacutee de la faccedilon suivante

Il faut reconnaicirctre en ce haut Moyen Acircge que la Wallonie ndash la Belgique actuelle et le Nord de la Francejusqursquoagrave la Seine ndash est devenue le noyau de la plus importante civilisation germanique appuyeacutee sur unebase provinciale romaine Ici certains groupes laquo reacutesiduels raquo ou en cours de deacuteveloppement (nous dironsgroupes laquo ascendants raquo) ont constitueacute lrsquoinfrastructure de cette socieacuteteacute nouvelle [hellip] Chaque fois en tecirctede ces groupes laquo ascendants raquo se place la grande et petite laquo noblesse de service raquo attacheacutee au Palais duRoi [hellip] Se recrutant agrave lrsquoorigine dans la nation franque cette couche dirigeante fut peacuteneacutetreacutee par deseacuteleacutements provinciaux romains et drsquoautres germaniques 128

Le laquo rocircle dirigeant raquo de la noblesse franque dans le processus de constitution de la nouvellesocieacuteteacute gallo-germanique est on lrsquoa vu un thegraveme classique de lrsquohistoriographie allemande duXIXe s Il est par exemple preacutesenteacute en ces termes par W Junghans en 1857

Pour ce qui est de la royauteacute de Chlodovech il est important de reconnaicirctre que ses traits principauxsont tout agrave fait germains que malgreacute la force des influences romaines dans les territoires nouvellementconquis lrsquoinfluence germanique est pourtant deacuteterminante La royauteacute germaine a certainement pourtrait caracteacuteristique drsquoecirctre lieacutee agrave une race particuliegravere qui paraicirct exclusivement propre aucommandement Cette race se distingue de la masse du peuple par la noblesse et un caractegravere sacreacute quiconsiste surtout agrave la faire descendre drsquoune origine divine Nous trouvons une semblable famille royalechez les Franks saliens Leur privilegravege de commandement peut ecirctre consideacutereacute comme appartenant encommun agrave tous les membres de la famille si une royauteacute devient vacante aussitocirct les droits desmembres de la race entrent en vigueur 129

Il faut bien avouer que sous une formulation moins directe cette conception a conserveacuteune certaine actualiteacute Elle est ainsi partageacutee au moins en ce qui concerne le rocircle delrsquoaristocratie franque par les auteurs allemands du catalogue eacutediteacute agrave lrsquooccasion drsquoune grandeexposition sur les Francs 130 Des eacutetudes reacutecentes ont montreacute que les donneacutees archeacuteologiquessur lesquelles elle srsquoappuie meacuteriteraient agrave tout le moins drsquoecirctre interpreacuteteacutees avec plus decirconspection Les habitats et les objets germaniques mis au jour rendent en effet peuplausible lrsquohypothegravese drsquoune laquo germanisation raquo preacutecoce et profonde de la Gaule 131

Il nrsquoest pas sans inteacuterecirct de montrer que la thegravese du Landnahme est aussi fortement contesteacuteepar un courant de penseacutee bien repreacutesenteacute en Allemagne qui srsquoest attacheacute agrave deacutemontrerlrsquoimportance des continuiteacutes qui lient la Gaule de la fin de lrsquoEmpire aux premiers royaumesromano-germaniques Cette importante reacutevision srsquoest accompagneacutee drsquoune deacutenonciation sans

127 Bosl 1962 p 840128 Bosl 1962 p 841-842 Cet auteur conclut son analyse historique par cette affirmation laquo LrsquoAllemagne

contribua ainsi hautement agrave la creacuteation de la socieacuteteacute et de la civilisation europeacuteennes le fait nrsquoest guegraveredouteux toute question drsquoorgueil national mise agrave part raquo (Bosl 1962 p 845)

129 Junghans 1879 p 122 La premiegravere publication de cet ouvrage date de 1857130 Die Franken Wegbereiter Europas Vor 1500 Jahren Koumlnig Chlodwig und seine Erbe Cette exposition srsquoest

tenue agrave Manheim en 1996 le catalogue eacutetait preacutefaceacute par le chancelier allemand et le preacutesident franccedilais131 Il nrsquoest pas possible de preacutesenter ici tous les arguments en preacutesence On se reportera donc avec profit au bilan

proposeacute reacutecemment par P Van Ossel (2003 p 46-61)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 61

concession des thegraveses historiques raciales eacutemises par les historiens franccedilais et allemands duXIXe s et du deacutebut du XXe s Il convient de mentionner ici le rocircle tout agrave fait exemplaire joueacutepar Karl Ferdinand Werner dans ce mouvement Directeur de lrsquoInstitut historique allemand deParis de 1968 agrave 1989 fondateur de la revue Francia il a beaucoup contribueacute aurapprochement des points de vue franccedilais et allemands sur les relations entre lrsquoEmpire romaintardif et le monde germanique et a montreacute combien le deacutebat avait eacuteteacute obscurci par les thegravesesnationalistes des deux camps 132 Agrave la suite drsquoE Ewig et de W Levison il leur oppose sesconceptions laquo continuistes raquo de lrsquohistoire de la Gaule agrave la fin de lrsquoEmpire selon lesquelles lesFrancs nrsquoont pas conquis par la force la Gaule mais reccedilu de Rome la mission drsquoassurer lapeacuterenniteacute des institutions impeacuteriales 133 Il nrsquoy a donc pas eu de rupture entre la fin de lrsquoEmpireet le haut Moyen Acircge les structures sociales et eacuteconomiques sont resteacutees les mecircmes seules leseacutelites ont eacuteteacute en partie renouveleacutees

Lrsquoordre social nrsquoeacutetait pas deacuterangeacute il eacutetait mecircme stabiliseacute Le roi disposait maintenant des domaines dufisc impeacuterial particuliegraverement riche en Gaule septentrionale Il avait donc largement de quoi installer sessoldats dont on trouve les tombes les Reihengraumlber significatifs jusqursquoagrave la Seine mais rarement au-delagraveLes biens distribueacutes agrave lrsquoaristocratie franque se trouvent eacutegalement dans une zone connue pour ses forecirctsdomaniales ougrave seront construits de petits laquo palais raquo ruraux pour la dynastie royale [hellip] Celui qui parledes laquo invasions raquo agrave propos de la fondation de lrsquoEacutetat franc par Clovis se trompe drsquoeacutepoque 134

On peut toutefois se demander si ce changement radical de perspective ne va pas trop loindans lrsquoatteacutenuation des conseacutequences neacutegatives pour les populations gallo-romaines de laformation des royaumes francs Mecircme en consideacuterant avec K W Werner que les soldats deClovis ont eacuteteacute installeacutes uniquement sur les domaines du fisc il faut bien admettre que leursanciens exploitants leacutegitimes en ont eacuteteacute chasseacutes On a eacutegalement du mal agrave srsquoimaginer qursquoilspuissent srsquoeacutetablir dans les forecircts et contribuer ainsi au deacuteveloppement de lrsquoeacuteconomie agraire agrave lafin du Ve s ce qui nrsquoest absolument pas attesteacute par les sources archeacuteologiques

K W Werner a eacuteteacute rejoint dans son appreacuteciation laquo continuiste raquo des derniers temps de laGaule romaine par plusieurs historiens franccedilais dont J Durliat Speacutecialiste de lrsquoAntiquiteacutetardive et de lrsquoEmpire byzantin ce dernier srsquoest attacheacute agrave montrer que les structures fiscales etadministratives de lrsquoEmpire romain lui avaient surveacutecu pour constituer lrsquoossature des royaumesromano-germaniques puis de lrsquoEmpire carolingien jusqursquoen 888 Porteacutees par desraisonnements diffeacuterents ces hypothegraveses rejoignent celles de K W Werner Il pense commelui que laquo Dans ces conditions lrsquoinstallation des Germains ne peut ecirctre envisageacutee que drsquounseul point de vue celui de la continuiteacute et de lrsquousage par les nouveaux chefs agrave leur profit desinstitutions financiegraveres trouveacutees au moment de leur prise de pouvoir raquo 135 Dans ce cas aussion peut noter une certaine similitude de deacutemarche avec les travaux deacutejagrave citeacutes deW Junghans 136 ce qui bien sucircr ne les condamne pas a priori Poursuivant son raisonnement132 laquo Nous voilagrave loin de la rupture entre deux eacutepoques comme entre des ldquopeuplesrdquo (ni les Germains ni

lrsquoimmense population de lrsquoEmpire romain ne formaient un peuple) deacuteclareacutes ennemis a posteriori Ruptureinventeacutee par une historiographie de la haine raciale qui ignorant les symbioses toujours renouveleacutees dontsont issues les nations reacuteelles nrsquoy voyait que des civilisations incompatibles Cet acharnement dogmatique adeacutebuteacute avec lrsquohumanisme italien pour culminer au moment de la reprise romantique de ses ideacutees par lenationalisme contemporain au XIXe siegravecle et pis encore au XXe raquo (Werner 1998 p 64)

133 laquo Rien en bref nrsquoautorise agrave parler de ldquoconquecircterdquo les Francs de Clovis ont eacuteteacute les allieacutes si ce nrsquoest lessauveurs des gallo-romains et les ennemis ndash mieux les rivaux ndash des autres Barbares les ideacutees convenues ensont bouleverseacutees jusque dans lrsquoappreacuteciation porteacutee sur la preacutetendue ldquocivilisation meacuterovingiennerdquo raquo (Werner1996 p 22-23)

134 Werner 1984 p 302135 Durliat 1990a p 185136 laquo Ainsi la fondation du royaume frank sur le sol de la Gaule ne changea pas le reacutegime de la proprieacuteteacute

territoriale ni le systegraveme drsquoimposition dont ce reacutegime formait la base le droit romain resta en vigueur En

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 62

J Durliat soutient en conclusion que laquo Alaric Clovis Theacuteodoric et les autres nrsquoont pasldquoconquisrdquo la Gaule ils ont imposeacute agrave lrsquoempereur de les reconnaicirctre comme ses deacuteleacutegueacutes raquo 137

Les travaux de J Durliat ont susciteacute des reacuteactions tregraves partageacutees LrsquoInstitut historiqueallemand les a soutenus et a contribueacute agrave leur diffusion en accueillant par exemple lrsquoun de sesprincipaux ouvrages dans les suppleacutements de la revue Francia 138 Plusieurs speacutecialistes desinstitutions de lrsquoAntiquiteacute tardive et des socieacuteteacutes occidentales du haut Moyen Acircge ont aucontraire reacutesolument contesteacute ses conclusions et la justesse de ses deacutemonstrationsLrsquoargumentaire de J Durliat sur la permanence des institutions administratives et fiscalesrepose principalement sur la certitude que les textes essentiellement juridiques de lrsquoAntiquiteacutetardive ne traitent que de la proprieacuteteacute eacuteminente et que des termes comme fundus possessio oupraeligdium ne deacutesignent pas des biens mateacuteriels mais des assiettes fiscales 139 R Delmaire amontreacute agrave partir de nombreux exemples choisis dans la leacutegislation impeacuteriale que cetteinterpreacutetation nrsquoeacutetait pas recevable 140 Ces objections avaient eacuteteacute preacutesenteacutees peu avant parChr Wickham qui soulignait aussi dans une reacutefutation tregraves deacutetailleacutee que la documentationarcheacuteologique montre sans conteste qursquoil existe une rupture eacutevidente entre les socieacuteteacutes du Bas-Empire et celles du haut Moyen Acircge 141 Pour lui il est alors difficile drsquoimaginer que lacivilisation mateacuterielle et les institutions connaissent des destins aussi divergents

Ce point est capital car K F Werner ou J Durliat partagent au-delagrave de leurs thegravesesrespectives la vision drsquoune socieacuteteacute qui se met en place agrave partir du IVe s traverse leseacuteveacutenements du Ve s sans modification majeure et poursuit son existence jusqursquoagrave la fin duIXe s et la mise en place drsquoune civilisation authentiquement meacutedieacutevale Cette position nrsquoest pasdeacutefendable La documentation archeacuteologique pour se limiter agrave elle ne permet pas de penserque laquo la maniegravere de vivre de la Gaule raquo selon les termes de K F Werner 142 ne connaicirct aucuneeacutevolution majeure agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute P Van Ossel agrave qui lrsquoon ne peut faire le reproche desoutenir une conception catastrophiste de la situation de la Gaule agrave la fin de lrsquoEmpire amontreacute le caractegravere deacuteterminant des ruptures et des eacutevolutions en cours agrave cette eacutepoque 143 Au-delagrave de ces divergences ce qui surprend le plus crsquoest lrsquoimportance accordeacutee par K F Werner etJ Durliat agrave la stabiliteacute des structures institutionnelles et agrave la permanence des cadres sociaux oupolitiques Cette tendance est plus particuliegraverement perceptible dans les travaux du premier et

revanche la condition sociale du Romain fut reacutegleacutee conformeacutement au droit germanique raquo (Junghans 1879p 38)

137 Durliat 1990a p 186138 Les finances publiques de Diocleacutetien aux carolingiens forment le volume 21 des Beihefte der Francia il est

preacutefaceacute par K F Werner139 laquo Le terme technique pour deacutesigner une assiette fiscale est celui de fundus qui ne peut avoir drsquoautre sens

[hellip] raquo (Durliat 1990a p 68) laquo Donc chaque fois qursquoune loi traite de la laquo terre raquo drsquoun possessor quel quesoit le terme employeacute ou chaque fois qursquoelle parle de celui qui possidet une laquo terre raquo on doit comprendrelaquo lrsquoimpocirct de la terre raquo et non la terre elle-mecircme qui a une autre personne pour leacutegitime proprieacutetaire raquo(Durliat 1990a p 69)

140 Delmaire 1996 p 66-70141 Wickham 1993 p 125 Eacute Magnou-Nortier a deacutefendu les interpreacutetations lexicologiques de J Durliat en

repoussant chacune des objections formuleacutees par Chr Wickham mais sans discuter de sa deacutemonstrationarcheacuteologique agrave laquelle elle oppose un argument drsquoautoriteacute laquo Dans les vieux pays europeacuteens et depuisplusieurs deacutecades lrsquoarcheacuteologie rurale apporte des preuves mateacuterielles sans cesse plus nombreuses et plusconvaincantes de la stabiliteacute des anciens terroirs des faccedilons culturales aussi bien que des modes deconstruction des maisons Gracircce agrave ces trouvailles inscrites dans le sol srsquoimpose deacutesormais en ce domaine uneeacutevidence celle de la continuiteacute entre lrsquoAntiquiteacute et le Moyen Acircge raquo (Magnou-Nortier 1994 p 521)

142 laquo On va finir par croire enfin que les ldquoincursionsrdquo du IIIe siegravecle ont ldquoassassineacuterdquo la Paix romaine tandis que lesldquograndes invasionsrdquo du Ve qui ont certes toucheacute certaines reacutegions de 407 agrave 409 et en 451 et quelquesgrandes villes ndash comme Tregraveves ndash plusieurs fois nrsquoont provoqueacute aucun changement profond de la maniegravere devivre dans une Gaule deacutejagrave ldquobarbariseacuteerdquo raquo (Werner 1984 p 311)

143 Van Ossel 2003 p 75

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 63

notamment dans la mission qursquoil attribue agrave la noblesse franque Au risque de caricaturerquelque peu ses conclusions K F Werner nrsquoest pas loin de penser que les aristocratesGermains ont endosseacute la laquo livreacutee classique raquo chegravere agrave Th Mommsen Ils auraient ainsi assureacute lapeacuterenniteacute de lrsquoEmpire tardif et permis lrsquoeacutemergence de lrsquoEurope meacutedieacutevale chreacutetienne

La question nrsquoest donc pas de savoir comment lrsquoEmpire romain a pu disparaicirctre mais comment il a pudurer si longtemps Question essentielle puisque cet Empire en restant debout a exerceacute une influencedeacutecisive sur notre histoire Il a donneacute agrave lrsquoEurope ce qursquoelle ne connaissait pas auparavant lrsquoEacutetat sous laforme drsquoun laquo Eacutetat chreacutetien raquo et avec lui ses structures politiques et religieuses incarneacutees dans la noblessechreacutetienne 144

Cette surdeacutetermination du rocircle historique de la noblesse laquo germanique raquo nrsquoest pas sansrappeler certaines des analyses de lrsquoeacutecole historique allemande drsquoeacuteconomie preacutesenteacutees dans lesparagraphes preacuteceacutedents Ces Germains ne sont plus les garants du sentiment nationalallemand comme au XIXe s mais les deacutefenseurs drsquoune entiteacute supranationale europeacuteenne etchreacutetienne Le conflit franco-allemand est ainsi deacutesamorceacute Comme lrsquoa tregraves justementremarqueacute Cl Nicolet crsquoest la notion de laquo race raquo qui drsquoune certaine faccedilon est reacutehabiliteacutee

En outre depuis une quinzaine drsquoanneacutees la bibliographie concernant les invasions et surtout les Francs(souvent de bonne qualiteacute) la vulgarisation (en particulier les catalogues drsquoexpositions) se preacutesentent deplus en plus ouvertement comme une exaltation de lrsquolaquo Europe raquo une Europe neacutecessairement drsquooriginedrsquoexpression drsquoinspiration germanique Bien sucircr personne nrsquoose ndash dans ce type de publications ndash parlerouvertement de laquo races raquo ou insiste mecircme souvent sur la rencontre avec les eacuteleacutements (le laquo substrat raquo )romains Pourtant la laquo race raquo risque drsquoapparaicirctre agrave nouveau au premier plan mais sous une formelateacuterale le vieux thegraveme des laquo origines de la noblesse raquo (germanique et conqueacuterante) preacutesent dans presquetous les pays drsquoEurope mais qui avait eacuteteacute si ouvertement revendiqueacute par des Franccedilais sous lrsquoAncienReacutegime (avec cependant comme des remords ou une nostalgie de lrsquoimpossible chez un Boulainvilliers)est eacuteloquemment repris par un tregraves grand historien allemand K F Werner drsquoailleurs parfait connaisseurde la France 145

Cl Nicolet cite Boulainvilliers mais on peut aussi mentionner les travaux de J Simondede Sismondi analyseacutes au deacutebut de ce chapitre Agrave presque deux siegravecles de distance on est surprisde constater la permanence et lrsquoactualiteacute de ces thegravemes historiographiques Loin de srsquoecirctreeacuteteints avec les ideacuteologies extreacutemistes qui les ont un temps porteacutes ils poursuivent une existencequasi souterraine avant de reacuteapparaicirctre sous drsquoautres formes au grand jour Entre-temps leurinfluence assure la survie de thegraveses drsquoautant plus reacutesistantes qursquoelles paraissent avoir eacuteteacuteformuleacutees de faccedilon indeacutependante Lrsquoattachement encore vif des archeacuteologues au modegravele duLandnahme peut srsquoexpliquer de la sorte Ces observations confortent la meacutethode mise enœuvre ici et illustrent les vertus heuristiques drsquoune analyse historiographique entreprise dans lalongue dureacutee

Aussi nrsquoest-il pas inutile de montrer que lrsquoanalyse des travaux de lrsquoeacutecole historiqueallemande drsquoeacuteconomie qui vient drsquoecirctre eacutebaucheacutee peut pareillement eacuteclairer drsquoun jour nouveauun des thegravemes les plus deacutebattus de lrsquohistoire de lrsquoeacuteconomie antique la controverse entreK Buumlcher et Ed Meyer Les travaux historiographiques entrepris dans la seconde moitieacute duXXe s se sont empareacutes du conflit qui a opposeacute les deux savants allemands pour situer lrsquoorigineet fixer les termes drsquoun deacutebat qui durerait encore entre les partisans drsquoune conceptionlaquo primitiviste raquo de lrsquoeacuteconomie antique et leurs adversaires laquo modernistes raquo La litteacuteratureconsacreacutee agrave cette question est tellement pleacutethorique qursquoil est aujourdrsquohui devenu tregraves difficile

144 Werner 1998 p 45145 Nicolet 2003 p 261-262

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de la preacutesenter de faccedilon complegravete et syntheacutetique En revanche il nrsquoest pas vain de preacuteciser lecontexte eacutepisteacutemologique du deacutebat et de souligner que le conflit entre K Buumlcher et Ed Meyerne porte pas uniquement sur la nature de lrsquoeacuteconomie antique On verra que la contributiondrsquoEd Meyer peut ecirctre consideacutereacutee comme une deacutenonciation de certaines des conceptions delrsquoeacutecole historique allemande qui viennent drsquoecirctre analyseacutees

IV La controverse entre K Buumlcher et E Meyer

Depuis lrsquoarticle publieacute par Eacute Will en 1954 146 il est drsquousage de placer lrsquoorigine de lacontroverse dans la reacutefutation par Eduard Meyer (1855-1930) des thegraveses exposeacutees par KarlBuumlcher (1847-1930) Ce dernier dans un ouvrage publieacute en 1893 La genegravese de lrsquoeacuteconomienationale 147 proposait une peacuteriodisation du deacuteveloppement eacuteconomique constitueacutee de troisphases celles de lrsquoeacuteconomie domestique (Hauswirtschaft) urbaine (Stadtwirtschaft) etnationale (Volkswirtschaft) Selon lui les socieacuteteacutes de lrsquoAntiquiteacute nrsquoont connu que le premiertype drsquoeacuteconomie les biens sont produits et consommeacutes dans le domaine familial (lrsquooikos)lrsquoactiviteacute agricole est largement preacutepondeacuterante et les proprieacutetaires fonciers controcirclent la plupartdes secteurs de lrsquoeacuteconomie lrsquoabsence de creacutedit et de circulation du capital entrave ledeacuteveloppement du secteur industriel Les ideacutees de K Buumlcher eacutetaient loin drsquoecirctre toutesoriginales et plusieurs drsquoentre elles avaient deacutejagrave eacuteteacute eacutemises par J K von Rodbertus-Jagetzow Lasynthegravese de K Buumlcher est tout agrave fait repreacutesentative de la passion de lrsquoeacutecole historiqueallemande pour ce type de grandes fresques geacuteneacuterales et theacuteoriques Elle est dans la continuiteacutede celles produites par Fr List W Roscher ou G Schmoller commenteacutees plus haut

La contradiction apporteacutee par Ed Meyer est en partie dicteacutee par le deacutesir de srsquoopposer agravecette tradition et agrave cette faccedilon drsquoeacutecrire lrsquohistoire Il lrsquoexprime pour la premiegravere fois dans unecommunication preacutesenteacutee lors du troisiegraveme congregraves des historiens allemands en 1895 148Ed Meyer soutient que lrsquoeacuteconomie antique a connu un deacuteveloppement eacuteconomiqueconsideacuterable caracteacuteriseacute par lrsquoexistence drsquoun important secteur industriel drsquoune circulationmoneacutetaire et drsquoeacutechanges commerciaux intenses Son apogeacutee peut se situer agrave lrsquoeacutepoque desAntonins lrsquoeacuteconomie de lrsquoEmpire romain ayant agrave cette eacutepoque toutes proportions gardeacutees dessimilitudes avec celle de lrsquoeacuteconomie capitaliste moderne Ses ideacutees parfois exprimeacutees de faccedilonprovocatrice ou outranciegravere lui eacutetaient inspireacutees par une reacuteflexion geacuteneacuterale sur le sens delrsquohistoire fondamentalement opposeacutee agrave celle de K Buumlcher En effet dans lrsquointroductionmeacutethodologique de son Histoire de lrsquoAntiquiteacute publieacutee en 1884 149 Ed Meyer deacutefend uneconception cyclique du destin des civilisations selon laquelle les socieacuteteacutes connaissent des stadesde deacuteveloppement agrave peu pregraves similaires avant de sombrer dans la deacutecadence et de disparaicirctre

146 Will 1954147 Die Entstehung der Volkswirtschaft Vortraumlge und Aufsaumltze Tuumlbingen Laupp 1893148 Cette contribution est publieacutee la mecircme anneacutee dans le tome IX (p 696-750) des Jahrbuumlcher fuumlr

Nationaloumlkonomie und Statistik gegruumlndete sous le titre Die wirtschaftliche Entwicklung des Altertums Elle aeacuteteacute reprise et traduite en italien pour la Biblioteca di storia economica de V Pareto en 1905 sous le titreLrsquoevoluzione economica dellrsquoAntichitagrave (Meyer 1905) K Buumlcher reacutepond agrave son contradicteur dans des meacutelangesoffert pour le 70e anniversaire drsquoA Schaumlffe en 1901 Ce texte est repris dans ses Contributions agrave lrsquohistoireeacuteconomique (Beitraumlge zur Wirtschaftgeschichte Tuumlbingen Laupp 1922) sous le titre Agrave propos de lrsquohistoireeacuteconomique grecque (Wagner-Hasel 2004 p 167)

149 La Geschichte des Altertums est parue agrave Stuttgart chez J G Cotta Les cinq volumes ont eacuteteacute publieacutes de 1884 agrave1902 La traduction franccedilaise du premier volume est parue en 1912 Elle a eacuteteacute reacutealiseacutee agrave partir de latroisiegraveme eacutedition allemande (Meyer 1912)

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Il faut donc se souvenir que la controverse entre K Buumlcher et Ed Meyer oppose aussi deuxphilosophies de lrsquohistoire irreacuteconciliables ce qui nrsquoa pas toujours eacuteteacute bien perccedilu par lescommentateurs modernes Le ralliement de Mikhail Ivanovitch Rostovtseff (1870-1952) aucamp repreacutesenteacute par Ed Meyer en est pourtant la plus claire illustration Comme lrsquoa montreacuteJ Andreau on ne peut pas comprendre lrsquooriginaliteacute et les objectifs fondamentaux de lrsquoHistoireeacuteconomique et sociale de lrsquoempire romain 150 si lrsquoon oublie lrsquoinfluence exerceacutee par le modegravele dudeacuteveloppement cyclique de lrsquoeacuteconomie drsquoEd Meyer sur la penseacutee du savant russe 151 Au-delagravedes divergences drsquoappreacuteciation sur les volumes de produits eacutechangeacutes ou la part reacuteciproque delrsquoagriculture et de lrsquoindustrie M I Rostovtseff reproche surtout agrave K Buumlcher sa conceptionsimplificatrice de lrsquoeacuteconomie antique Le savant russe considegravere que lrsquoeacuteconomie antique aconnu des phases de croissances et de crises successives qui ont plus ou moins affecteacute lesdiffeacuterentes socieacuteteacutes du monde antique 152 Selon lui K Buumlcher ne peut appreacutehender la varieacuteteacutede ces situations car il applique agrave lrsquoAntiquiteacute un scheacutema de deacuteveloppement eacuteconomiquelineacuteaire parfaitement inadapteacute M I Rostovtseff fustige ce travers qui caracteacuterise eacutegalementselon lui lrsquoanalyse des marxistes repreacutesenteacutes par G Salvioli et les travaux de M Weber dont ilnrsquoa pas bien compris la speacutecificiteacute 153

Il revient agrave Johannes Hasebroek (1893-1957) agrave partir justement des ideacutees de M Weberdrsquoavoir modifieacute les termes du deacutebat en deacutepassant la querelle meacutethodologique qui opposaitK Buumlcher et Ed Meyer Dans un livre publieacute en 1928 154 il srsquoattache agrave deacutefinir les relationsentre la citeacute grecque ses institutions et les acteurs eacuteconomiques De cette faccedilon il faitclairement apparaicirctre les speacutecificiteacutes de la socieacuteteacute grecque et met concregravetement en eacutevidence lesdiffeacuterences fondamentales qui distinguent lrsquoeacuteconomie antique de la Gregravece de celle des Eacutetatsmodernes Loin drsquoapaiser la querelle sa contribution fut seacutevegraverement critiqueacutee par les tenantsdu camp laquo moderniste raquo qui ne comprirent pas pour la plupart que la meacutethode et les objectifsde J Hasebroek rendaient en partie obsolegravete la controverse initieacutee par K Buumlcher etEd Meyer 155

Le conflit qui suivit ne contribua pas agrave clarifier le deacutebat En 1954 Eacute Will dressait un bilanseacutevegravere des diffeacuterentes contributions laquo Deacutebats abstraits autour drsquoabstraites positions ougrave lesquelques eacuteleacutements concrets dont nous disposons sont affecteacutes tour agrave tour de signes contrairesndash disons plus familiegraverement sont tour agrave tour accommodeacutes agrave des sauces diffeacuterentes raquo 156 Lacontroverse fut neacuteanmoins relanceacutee en 1957 par H W Pearson dans sa contribution agravelrsquoouvrage collectif dirigeacute par K Polanyi 157 Sous le titre eacutevocateur de Un siegravecle de deacutebat sur leprimitivisme eacuteconomique H W Pearson exposait rapidement les arguments eacutechangeacutes depuis lestravaux de J K von Rodbertus-Jagetzow Son objectif primordial eacutetait de montrer que lareacuteflexion du petit groupe rassembleacute autour de K Polanyi prolongeait les travaux de M Weberet J Hasebroek et les deacutepassait gracircce agrave des outils conceptuels nouveaux Cette perspectiveparticuliegravere explique sans doute le faible inteacuterecirct accordeacute par H W Pearson aux deacutebats sur le

150 La Social and Economic History of the Roman Empire a eacuteteacute publieacutee agrave Oxford en 1926 chez Clarendon151 Andreau 1988 p XLI-XLII et p XLIL-LII152 laquo Les relations entre lrsquoeacuteconomie domestique et lrsquoeacuteconomie capitaliste variegraverent en fonction des conditions

eacuteconomiques changeantes de ces diverses peacuteriodes de lrsquohistoire du monde antique et elles variegraverentfreacutequemment non seulement selon les eacutepoques mais selon les diffeacuterents lieux agrave la mecircme eacutepoque raquo(Rostovtseff 1988 p 397)

153 Rostovtseff 1988 p 252-252154 Staat und Handel im alten Griechenland Untersuchungen zur antiken Wirschatsgeschichte Tuumlbingen Mohr155 Austin Vidal-Naquet 1972 p 17156 Will 1954 p 8157 K Polanyi C M Arensberg et H W Pearson Trade and Market in the Early Empires Economies in History

and Theory Glencoe (Ill) Free press 1957 Une traduction franccedilaise a eacuteteacute publieacutee en 1974 sous le titre Lessystegravemes eacuteconomiques dans lrsquohistoire et dans la theacuteorie (Polanyi Arensberg 1974)

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sens de lrsquohistoire dans le deacuteveloppement de la controverse Son analyse historiographiquereacuteduisait lrsquoopposition entre laquo modernistes raquo et laquo primitivistes raquo agrave un conflit sur lrsquoexistence drsquouneeacuteconomie de marcheacute dans le monde antique

On en eacutetait lagrave quand progressivement les travaux de M I Finley commencegraverent agrave ecirctrereconnus Srsquoil faut donner une date on choisira lrsquoanneacutee 1962 et la Deuxiegraveme confeacuterenceinternationale drsquohistoire eacuteconomique au cours de laquelle Eacute Will et M I Finley furent chargeacutesdrsquoun rapport 158 plutocirct que lrsquoanneacutee 1973 qui voit la publication de The Ancient Economy 159Les thegraveses de M I Finley apparurent aux esprits les plus simplificateurs comme unecontribution agrave la victoire deacutefinitive du camp des laquo primitivistes raquo et donc du courant de penseacuteerepreacutesenteacute agrave lrsquoorigine par K Buumlcher Pourtant M I Finley nrsquoa jamais revendiqueacute de filiationavec K Buumlcher La reacuteeacutedition sans commentaire des textes des deux protagonistes sous le titreThe Buumlcher-Meyer controversy ne peut ecirctre consideacutereacutee comme la volonteacute de situer son œuvredans la suite de ce deacutebat 160 Au contraire dans les rares pages qursquoil consacre agrave lrsquohistoriographiede la controverse M I Finley prend bien soin de montrer que le deacutebat moderne sur laspeacutecificiteacute de lrsquoeacuteconomie antique ne deacutebute qursquoavec les travaux de M Weber J Hasebroek etK Polanyi 161 Neacuteanmoins la virulence de ces critiques contre les thegraveses drsquoEd Meyer pouvaitleacutegitimement laisser supposer qursquoil prenait le parti de K Buumlcher Contrairement agrave HW Pearson M I Finley montre bien qursquoEd Meyer en srsquoopposant agrave K Buumlcher souhaite drsquounepart laquo [hellip] deacutelivrer lrsquoeacutetude de lrsquoAntiquiteacute agrave la fois de lrsquoideacutealisation estheacutetico-morale du deacutebutdu dix-neuviegraveme siegravecle et de lrsquoeacuterudition de la seconde moitieacute de ce siegravecle [hellip] raquo 162 et drsquoautrepart combattre la vision lineacuteaire de lrsquohistoire deacutefendue par lrsquoeacutecole historique allemande 163Mais en retour M I Finley nrsquoexplique pas suffisamment agrave quelle tradition historiographiquese rattachent les travaux de K Buumlcher Il donne ainsi lrsquoimpression que le laquo primitivisme raquo deK Buumlcher nrsquoest pas tregraves eacuteloigneacute de celui de M Weber de J Hasebroek de K Polanyi etfinalement du sien ce qui nrsquoest absolument pas vrai En ne dissipant pas cette ambiguiumlteacute MI Finley a involontairement contribueacute agrave donner agrave la Buumlcher-Meyer controversy une continuiteacutehistorique qursquoelle nrsquoavait plus

Depuis lors malgreacute les mises en garde anciennes de P Vidal-Naquet 164 M I Finley estsouvent consideacutereacute aujourdrsquohui comme le meilleur repreacutesentant drsquoune eacutecole laquo primitiviste raquo quiaurait eacuteteacute originellement repreacutesenteacutee par J K von Rodbertus-Jagetzow et K Buumlcher Pisencore nombre drsquoarcheacuteologues friands de ce type de simplification historiographique nedoutent pas que la controverse sur la nature de lrsquoeacuteconomie antique initieacutee au XIXe s est encoredrsquoactualiteacute 165 Il serait utile de montrer par une analyse historiographique complegravete etdeacutetailleacutee le peu drsquoefficience des cateacutegories trop facilement accepteacutees drsquoeacutecoles laquo primitiviste raquo etlaquo moderniste raquo Ainsi pour la peacuteriode eacutetudieacutee ici J K von Rodbertus-Jagetzow a desconceptions sur lrsquoagriculture romaine bien plus laquo modernistes raquo que celles de M I RostovtseffDe faccedilon plus fondamentale il est eacutevident que les reacuteflexions de M I Finley sur la nature delrsquoeacuteconomie antique nrsquoont qursquoun rapport lointain avec le problegraveme dont deacutebattent K Buumlcher et

158 Andreau Eacutetienne 1984 p 60-61159 The Ancient Economy Oxford 1973160 The Buumlcher-Meyer controversy edited by M I Finley New-York Arno Press 1979161 Finley 1975 p 27162 Finley 1981 p 59163 Finley 1981 p 63164 Vidal-Naquet 1965165 M Polfer croit ainsi utile dans lrsquointroduction geacuteneacuterale drsquoun colloque reacutecent sur lrsquoartisanat romain de

rappeler les avatars successifs du deacutebat Il affirme laquo Crsquoest agrave cette controverse entre Buumlcher et Meyer queremontent les eacutecoles dites ldquoprimitivisterdquo et ldquomodernisterdquo qui marqueront tout au long du XXe siegravecle ladiscussion sur la nature de lrsquoeacuteconomie antique raquo (Polfer 2001 p 7)

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Ed Meyer Selon la perspective de recherche adopteacutee pour ce chapitre on choisira drsquoexpliquerpourquoi la reacutefutation des thegraveses de K Buumlcher par Ed Meyer peut aussi ecirctre consideacutereacuteecomme une neacutegation et un deacutepassement de certaines des thegraveses deacutefendues par lrsquoeacutecolehistorique allemande drsquoeacuteconomie Cette analyse nrsquoeacutepuise pas le deacutebat sur la porteacutee veacuteritable dela controverse et B Wagner-Hasel a montreacute que ce conflit pouvait aussi ecirctre compris commeun antagonisme entre deux perceptions opposeacutees de la situation et de lrsquoeacutevolution de lrsquoeacuteconomieallemande agrave la fin du XIXe s 166

Les reacuteflexions sur la nature de lrsquoeacuteconomie antique et les phases successives dudeacuteveloppement eacuteconomique sont bien plus anciennes que la contribution de K Buumlcher Ellessont preacutesentes dans les œuvres de Fr List W Roscher et G Schmoller pour se limiter agrave desauteurs eacutetudieacutes plus haut 167 Fr List comme on lrsquoa vu considegravere que lrsquoeacutetat agricolemanufacturier et commercial eacutetait lrsquoultime eacutetape du deacuteveloppement eacuteconomique 168W Roscher est quant agrave lui intimement convaincu qursquoil nrsquoest pas possible drsquoeacutetudier lesdiffeacuterences entre lrsquoantiquiteacute et lrsquoeacutepoque moderne sans deacutebattre des conditions de reacutealisationdrsquoune histoire universelle 169 Enfin G Schmoller dans le chapitre IV du livre IV des Principesdrsquoeacuteconomie politique publieacute en 1904 considegravere qursquoEd Meyer ne fait qursquoapporter unecontribution suppleacutementaire agrave une reacuteflexion tregraves geacuteneacuterale sur le deacuteveloppement de lrsquohumaniteacuteSelon lui les auteurs allemands qui se sont exprimeacutes sur ce sujet peuvent ecirctre classeacutes en deuxcateacutegories 170 Le camp des deacutefenseurs drsquoune histoire lineacuteaire et du progregraves continu descivilisations vers un absolu qui comprend G Hegel H von Gneist K von Stein J Kvon Rodbertus-Jagetzow F Lassalle et K Marx Et les partisans drsquoune histoire cyclique quipensent que les socieacuteteacutes connaissent des phases de deacuteveloppement concordantes K BreysigG Droysen Fr Nietzsche et Ed Meyer

G Schmoller propose une synthegravese entre les deux conceptions Il est persuadeacute que ledeacuteveloppement eacuteconomique ne peut deacuteterminer seul le destin des socieacuteteacutes car leur fortunedeacutepend essentiellement du comportement et de la vigueur morale de la nation 171 Lescivilisations connaissent ainsi des peacuteriodes drsquoessor ou de deacutecadences en fonction de la situationsociale des individus les laquo meilleurs raquo physiquement moralement et intellectuellementLrsquohistoire des socieacuteteacutes est le reacutesultat de cette lutte entre les classes ce terme eacutetant utiliseacute parG Schmoller dans une perspective raciale 172 Toutefois il veut bien admettre que lescivilisations ont toutes des speacutecificiteacutes et que leurs cycles de deacuteveloppement ne sont donc pasabsolument similaires 173 Les nations laquo infeacuterieures raquo reacutegressent ou stagnent alors que lesnations laquo supeacuterieures raquo progressent et se perfectionnent agrave chaque stade de leur croissance Leurdestin historique peut-ecirctre deacutecrit par une spirale dont lrsquoeacutevolution ascendante correspond agravelrsquoameacutelioration de la laquo race raquo

La position de G Schmoller permet de comprendre lrsquooriginaliteacute des conceptionsdrsquoEd Meyer mieux que ne le ferait une comparaison avec les thegraveses de K Buumlcher Leur

166 Wagner-Hasel 2004 p 170167 Nicolet 1988 p 33-34168 Cf supra p 45169 Roscher 1903 p 16170 Schmoller 1908 p 474-479171 laquo Le progregraves eacuteconomique que nous constatons dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute consiste donc certainement

drsquoune part dans lrsquoaugmentation des besoins dans le progregraves de la technique dans lrsquoaccroissement du capitalet de la population mais aussi et plus encore dans le processus de lrsquoorganisation sociale de la disciplinemorale et politique objet de tentatives reacuteiteacutereacutees de nombreux eacutechecs drsquoarrecircts temporaires mais aussi denouveaux et plus grands succegraves raquo (Schmoller 1908 p 457)

172 Schmoller 1908 p 107173 Schmoller 1908 p 508

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opposition radicale peut-ecirctre mise en eacutevidence dans la faccedilon dont ils envisagent la fin delrsquoEmpire romain Il convient de reconnaicirctre en preacuteambule qursquoEd Meyer partage globalementle diagnostic et les analyses de lrsquoeacutecole historique allemande Il pense comme lrsquoopinioncommune que lrsquoEmpire srsquoest dissout sous lrsquoeffet de contraintes internes la disparition dusoldat-citoyen le deacuteclin de la civilisation urbaine et la fuite de la plegravebe rurale sont les causesprincipales de son deacuteclin 174 Mais son interpreacutetation des conseacutequences de la crise divergeprofondeacutement de celle de ses contemporains En effet il considegravere que les reacuteformes deDiocleacutetien et lrsquoapparition de nouvelles formes de deacutependance comme le colonat puis leservage changent radicalement la nature de lrsquoEmpire romain et ouvrent une peacuteriode detransition qui dure jusqursquoagrave la fin de lrsquoEmpire carolingien 175 Ce nouveau systegraveme se caracteacuterisepar le retour de lrsquoeacuteconomie laquo primitive raquo et une situation sociale et politique des individusfortement deacutegradeacutee 176 Ed Meyer refuse de consideacuterer lrsquoessor du servage comme un processuspositif qui aurait in fine permis lrsquoeacutemergence de la socieacuteteacute feacuteodale 177 Selon lui la civilisationqui se met en place agrave la fin de lrsquoEmpire carolingien correspond agrave un nouveau cyclefondamentalement diffeacuterent du preacuteceacutedent Ed Meyer ne croit pas agrave la continuiteacute desstructures institutionnelles de lrsquoEmpire romain et encore moins agrave la peacuterenniteacute drsquoune laquo race raquofucirct-elle germanique Sa philosophie de lrsquohistoire peut drsquoailleurs ecirctre consideacutereacutee comme unedeacutenonciation des deacuterives nationalistes et raciales de lrsquoeacutecole historique allemande

Pour lui la laquo race raquo nrsquoa pas de reacutealiteacute historique car les groupes humains se constituent agravepartir de meacutelanges successifs 178 Contrairement agrave G Schmoller et mecircme agrave Th MommsenEd Meyer est persuadeacute que le sentiment national est une construction culturelle et non unevaleur preacuteeacutetablie

Ce nrsquoest que tregraves graduellement au cours de lrsquoeacutevolution historique ascendante que se forme agrave demiinconsciemment drsquoabord le sentiment drsquoun lien drsquoensemble plus eacutetroit la repreacutesentation de lrsquouniteacute dugroupe ethnique (Volkstum) Le plus haut degreacute de ce deacuteveloppement lrsquoideacutee de nationaliteacute (Nationalitaumlt)est la formation la plus fine et la plus compliqueacutee que puisse creacuteer lrsquoeacutevolution historique elle transformelrsquouniteacute de fait en une volonteacute consciente active et creacuteatrice de constituer une uniteacute speacutecifiquementdistincte de tous les autres groupes humains et qui se manifeste comme telle 179

Pour cette raison il deacutenonce la deacutemarche de Th Mommsen qui tente de prouver lrsquoexistencehistorique drsquoune identiteacute ethnique latente chez les peuples de lrsquoItalie avant mecircme lrsquouniteacutepolitique reacutealiseacutee par Rome 180 En fait cette condamnation srsquoadresse directement aux tenantsdrsquoune certaine forme du nationalisme allemand Ed Meyer leur oppose une conception de lasocieacuteteacute qui fait la synthegravese entre lrsquoheacuteritage des Lumiegraveres et sa critique par lrsquoeacutecole historiqueallemande Pas plus que les membres de cette eacutecole il ne croit agrave la theacuteorie du contrat et agravelrsquoabstraction drsquoune socieacuteteacute limiteacutee aux interactions entre ses membres 181 Comme eux il est

174 Meyer 1905 p 42-50175 Meyer 1912 p 270176 Meyer 1905 p 51177 Meyer 1905 p 60178 laquo Par contre il est entiegraverement certain que toutes les races humaines se mecirclent continuellement qursquoelles ne

se laissent toutes deacutefinir qursquoa posteriori qursquoune distinction trancheacutee entre elles loin de reacuteussir est tout agrave faitimpossible [hellip] et que ce qursquoon nomme un type de race pur ne se trouve que lagrave ougrave des populations ont eacuteteacutemaintenues par des circonstances exteacuterieures dans un isolement artificiel comme par exemple en Nouvelle-Guineacutee et en Australie raquo (Meyer 1912 p 80-81)laquo En reacutealiteacute il ne saurait guegravere nulle part sur terre y avoir de peuples sans meacutelange et plus la civilisationest haute plus le meacutelange drsquoordinaire est fort raquo (Meyer 1912 p 87)

179 Meyer 1912 p 86180 Meyer 1912 p 86181 laquo En vertu de sa nature organique autant que de sa constitution intellectuelle lrsquohomme ne peut exister agrave

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persuadeacute que les individus sont des ecirctres sociaux qui ne peuvent ecirctre eacutetudieacutes indeacutependammentdes institutions qui gouvernent leurs relations En revanche il blacircme les auteurs qui tententdrsquoeacuteriger ces institutions en structures immanentes et transhistoriques Pour lui lrsquoEacutetat deTh Mommsen qui agit isoleacutement nrsquoexiste pas 182 Sa conception cyclique de lrsquohistoire deacuterive dece constat Pour tenter de mieux la deacutefinir on pourrait dire qursquoEd Meyer est le repreacutesentantdrsquoune penseacutee laquo eacutevolutionniste raquo Cette expression forgeacutee par J A Schumpeter deacutesigne lestheacuteories eacuteconomiques et historiques qui considegraverent les pheacutenomegravenes sociaux comme lesconseacutequences de changements laquo incessants et irreacuteversibles raquo 183 Elles se distinguent des theacuteorieslaquo eacutevolutionnaires raquo qui voient ces eacutevolutions sociales comme lrsquoaccomplissement drsquounprogramme deacutetermineacute par le progregraves 184 Il peut srsquoagir du progregraves social reacutealiseacute dans lrsquoideacutealdrsquoune socieacuteteacute sans classe comme dans lrsquoanalyse marxiste 185 ou du progregraves de la nation quisrsquoachegraveve avec lrsquoavegravenement drsquoune laquo race supeacuterieure raquo comme dans les theacuteories deacutefenduesnotamment par G Schmoller

Finalement on peut se demander si Ed Meyer nrsquoa pas chercheacute dans sa confrontation avecK Buumlcher agrave affirmer son opposition agrave certaines des meacutethodes et des thegraveses de lrsquoeacutecolehistorique allemande En adoptant une posture laquo eacutevolutionniste raquo il deacutenonce lrsquoapprocheinstitutionnelle de Th Mommsen et laquo raciale raquo de G Schmoller Cette double rupture ouvre lavoie agrave une histoire eacuteconomique de lrsquoAntiquiteacute totalement renouveleacutee qui prend veacuteritablementson essor avec les travaux de M Weber La fracture eacutepisteacutemologique du deacutebut du XXe s reacutesideplus dans lrsquoeacutemergence drsquoune nouvelle forme de penseacutee distincte de celle de lrsquoeacutecole historiqueallemande que dans lrsquoopposition entre laquo primitivistes raquo et laquo modernistes raquo M Weber a su bienmieux qursquoEd Meyer exprimer et illustrer ce nouveau paradigme Ses travaux nrsquoont pas pu ecirctrepreacutesenteacutes dans ce meacutemoire mais qursquoil soit permis tout de mecircme de conclure les paragraphesconsacreacutes agrave la controverse en citant le passage drsquoun texte eacutecrit en 1906 agrave propos de la meacutethodedrsquoEd Meyer qui montre bien sa volonteacute de situer son analyse en dehors des cadres scleacuterosantsimposeacutes par les deacutebats sur le sens de lrsquohistoire ou la querelle entre laquo primitivistes raquo etlaquo modernistes raquo

Ce nrsquoest qursquoen soulevant et en reacutesolvant des problegravemes concrets que des sciences ont eacuteteacute fondeacutees et queleur meacutethode continue agrave ecirctre deacuteveloppeacutee Jamais encore des consideacuterations purement eacutepisteacutemologiquesou meacutethodologiques nrsquoy ont joueacute un rocircle deacutecisif 186

Reprenant la critique de M Weber on pourrait se demander dans les derniegraveres pages de cechapitre quels ont eacuteteacute finalement les laquo problegravemes concrets raquo abordeacutes par lrsquoeacutecole historiqueallemande et de maniegravere plus preacutecise encore quelle a eacuteteacute la contribution des historiens delrsquoAntiquiteacute allemands agrave lrsquoeacutetude de lrsquoeacuteconomie rurale Il nrsquoest bien sucircr pas question de douterde la valeur de lrsquoeacutenorme documentation produite par la science historique allemande Elle nrsquoapas drsquoeacutequivalent en Europe agrave cette eacutepoque Il srsquoagit des corpus de sources encore utiliseacutesaujourdrsquohui mais aussi drsquoœuvres qui ont marqueacute durablement et inspirent encore les

lrsquoeacutetat drsquoecirctre isoleacute se bornant au plus de temps en temps agrave lrsquoaccouplement sexuel lrsquohomme isoleacute que ledroit naturel et la theacuteorie du contrat social mettaient au deacutebut de lrsquoeacutevolution humaine est une constructiondeacutenueacutee de toute reacutealiteacute et par suite grosse drsquoerreurs pour lrsquoanalyse theacuteorique des formes de la vie humaineaussi bien que pour la connaissance historique raquo (Meyer 1912 p 4)

182 Meyer 1912 p 80183 Schumpeter 1983b p 85184 Schumpeter 1983b p 92185 J A Schumpeter souligne que laquo [hellip] lrsquoanalyse marxiste est la seule theacuteorie eacuteconomique authentiquement

eacutevolutionnaire que la peacuteriode ait produite raquo (Schumpeter 1983b p 92)186 Kritische Studien auf dem Gebiet der Kulturwissenschaftlichen Logik I Zur Auseinandersetzung mit Eduard

Meyer Cette phrase est citeacutee par H Brunhs dans son eacutetude consacreacutee agrave M Weber en introduction agraveEacuteconomie et socieacuteteacute dans lrsquoAntiquiteacute (Brunhs 1998 p 58)

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historiens de lrsquoAntiquiteacute On pense eacutevidemment au premier chef au Droit public deTh Mommsen

Pourtant srsquoagissant des thegravemes eacutetudieacutes dans ce meacutemoire lrsquoeacuteconomie agraire et lestechniques agricoles on est surpris de constater la faiblesse relative des analyses qui leur ont eacuteteacuteconsacreacutees Pour prendre un exemple tout agrave fait reacuteveacutelateur on sait que le Droit publicconstituait une des parties drsquoun manuel complet destineacute agrave preacutesenter tous les aspects delrsquoAntiquiteacute romaine J Marquardt se chargea de reacutediger les volumes consacreacutes agravelrsquoadministration agrave lrsquoorganisation de lrsquoEmpire et la vie quotidienne 187 Lrsquoagriculture estpreacutesenteacutee en quelques pages 188 tregraves peu originales cependant que le costume beacuteneacuteficie delongs deacuteveloppements Comment expliquer ce peu drsquointeacuterecirct alors que Th Mommsen quicodirige le Manuel des antiquiteacutes romaines nrsquoa cesseacute drsquoexpliquer que la production et lesinstitutions agraires sont au cœur des civilisations antiques 189 Les paragraphes qui vontsuivre tenteront drsquoexpliquer ce paradoxe Enfin la preacutesentation des travaux de J Kvon Rodbertus-Jagetzow sur les techniques agraires et lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie agricolepermettra de nuancer ce constat et de teacutemoigner de lrsquoexistence drsquoune reacuteflexion originale surlrsquoeacuteconomie rurale

V La place de lrsquoeacuteconomie agraire dans les travaux des historiens allemands delrsquoAntiquiteacute

laquo La grandeur romaine eut son assiette la plus ineacutebranlable dans le droit absolu et immeacutediat ducitoyen sur sa terre et dans lrsquouniteacute compacte de la forte et exclusive classe des laboureurs raquo 190cette affirmation constitue lrsquoun des fils directeurs de lrsquoHistoire romaine Th Mommsen montreagrave plusieurs reprises dans la suite de lrsquoouvrage que Rome a connu des difficulteacutes agrave chaque foisque la Reacutepublique srsquoest eacuteloigneacutee de cet ideacuteal Dans ces passages son analyse reste globalementconforme aux dogmes de lrsquoeacutecole historique allemande Il pense comme W Roscher ouG Schmoller que le deacuteveloppement du grand domaine a corrompu lrsquoharmonie sociale deRome et bouleverseacute les eacutequilibres sociaux sur lesquels reposait la Reacutepublique Ce processus estaggraveacute par la constitution de fortunes financiegraveres qui deacutetourne de la terre les ressources de lanation et provoque la ruine des petits et moyens proprieacutetaires 191 Pour Th Mommsen larichesse accumuleacutee par ces laquo capitalistes raquo crsquoest-agrave-dire ceux qui deacutetiennent le capital estmoralement et eacuteconomiquement improductive Cette deacutenonciation qui reprend en partielrsquoargumentaire des Physiocrates se nourrit aussi drsquoune haine veacuteritable envers le capitalisme

187 Les sept tomes des huit volumes du Handbuch der roumlmischen Alterthuumlmer ont eacuteteacute publieacutes de 1871 agrave 1888 Levolume sur La vie priveacute des Romains (Das Privatleben der Roumlmer) de J Marquardt utiliseacute ici est unetraduction reacutealiseacutee agrave partir de la premiegravere eacutedition allemande de 1879

188 Marquardt 1892 p 161-162189 laquo Lrsquoagriculture a certainement eacuteteacute pour les Greacuteco-Italiens comme pour tous les autres peuples le germe et le

noyau de la vie publique est priveacutee et elle est resteacutee lrsquoinspiratrice du sentiment national raquo (Mommsen1985 p 29)

190 Mommsen 1985 p 143191 laquo Les capitaux srsquoeacutelevant sans contrepoids au-dessus de tous les autres eacuteleacutements les vices qui en sont

inseacuteparables dans toute socieacuteteacute ougrave ils dominent naquirent et pullulegraverent bientocirct lrsquoeacutegaliteacute civile deacutejagrave blesseacuteeagrave mort par lrsquoavegravenement drsquoune classe noble et maicirctresse du pouvoir reccedilut une nouvelle atteinte de la divisionallant srsquoapprofondissant tous les jours entre les riches et les pauvres raquo (Mommsen 1985 p 630)

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financier de son temps 192 Elle conduit agrave une ideacutealisation du travail de la terre et de la petiteproprieacuteteacute que lrsquoon retrouve dans la plupart des productions de lrsquoeacutecole historique allemandeMais Th Mommsen srsquoeacutecarte tregraves rarement de cette analyse sociale pour appreacutehender ladimension technique de la production agricole Pourtant sa collaboration agrave lrsquoeacutedition desGromatici Veteres de K Lachman 193 aurait pu lui donner lrsquooccasion drsquoune eacutetude plus pratiquedes conditions de la production agricole Il nrsquoen fut rien et Th Mommsen srsquoest rarementaffranchi drsquoune approche institutionnelle et juridique de lrsquoagriculture romaine Selon luifinalement les caracteacuteristiques techniques drsquoun systegraveme agraire peuvent ecirctre deacuteduites desinstitutions de la socieacuteteacute qui le pratique Crsquoest sans doute pour cette raison qursquoil considegravere queles Gaulois vaincus par Rome eacutetaient des eacuteleveurs 194 qui avaient horreur du travail deschamps 195 Si leur agriculture avait eacuteteacute plus deacuteveloppeacutee leurs institutions auraient eacuteteacute plusabouties ce qui leur aurait permis de mieux reacutesister agrave lrsquoinvasion de Rome

Les nombreuses pages qursquoil consacre agrave la situation de la Gaule sous lrsquoEmpire dans le livreVI de lrsquoHistoire romaine ne font pas qursquoil srsquointeacuteresse davantage aux techniques agricolesLrsquoagriculture gauloise y est preacutesenteacutee en quelques paragraphes peu documenteacutes 196 Il eut eacuteteacutepourtant inteacuteressant pour son propos drsquoutiliser les informations apporteacutees par les fouilles devillaelig qui se deacuteveloppent agrave cette eacutepoque notamment en Rheacutenanie De faccedilon plus geacuteneacuterale ilconvient de noter le faible usage que font les historiens des donneacutees archeacuteologiquesInscriptions monnaies et monuments sont inteacutegreacutes dans le discours historique mais pas lesreacutesultats des fouilles Ils sont produits et interpreacuteteacutes par les seuls laquo antiquaires raquo quisrsquoaventurent rarement dans le champ de la grande histoire Les informations qursquoils eacutelaborentnrsquoont pas encore acceacutedeacute au statut de sources historiques On peut citer agrave titre drsquoexemple lacontroverse qui se deacuteveloppe agrave lrsquooccasion de la deacutecouverte drsquoinscriptions lors des fouilles de lavilla de Nennig agrave la fin des anneacutees 1860 Cette villa a eacuteteacute deacutecouverte dans la Sarre en 1852Elle a livreacute des mosaiumlques et en octobre 1866 plusieurs morceaux drsquoinscriptions Leurauthenticiteacute est aussitocirct contesteacutee notamment par M Brambach professeur drsquoarcheacuteologie agraveFribourg Les savants de lrsquoeacutepoque ont du mal agrave admettre que la fouille drsquoun site aussiinsignifiant agrave leurs yeux puisse procurer des teacutemoignages historiques de cette nature Lechanoine Johann Nikolaus von Wilmowsky (1801-1880) qui est lrsquoun des meilleursconnaisseurs de la Tregraveves antique a toutes les difficulteacutes agrave faire comprendre agrave ses deacutetracteursque les vestiges deacutecouverts dans la capitale impeacuteriale et ceux de Nennig appartiennent agrave lamecircme civilisation et que la villa aurait pu ecirctre celle drsquoune des grandes familles de Tregraveves 197Drsquoune maniegravere plus globale rares sont les historiens mecircmes reacutegionaux qui daignent accorderagrave cette eacutepoque quelque attention aux villaelig

La situation change progressivement dans la seconde moitieacute du XIXe s Les fouilles de villaeligdeviennent plus nombreuses et beacuteneacuteficient souvent de moyens consideacuterables qui permettent dedeacutegager des ensembles entiers On peut citer lrsquoexemple de la villa de Fliessem dont le bacirctimentprincipal et plusieurs annexes ont fait lrsquoobjet drsquoimportantes campagnes de fouilles entre 1833et 1857 et celui encore plus repreacutesentatif de la villa drsquoOberweis La fouille de la partiereacutesidentielle de cette importante villa de la valleacutee de la Pruumlm constitue le premier grand

192 laquo Comme au fond du systegraveme purement capitaliste il nrsquoy a qursquoimmoraliteacute croissante la socieacuteteacute et lacommunauteacute romaine vont se corrompant jusqursquoagrave la moelle chez elles lrsquoeacutegoiumlsme le plus effreacuteneacute prend laplace de lrsquohumaniteacute et de lrsquoamour de la patrie raquo (Mommsen 1985 p 631)

193 Nicolet 1985 p XXVII194 Mommsen 1985 t 2 p 158195 Mommsen 1985 t 2 p 213196 Mommsen 1985 t 2 p 571-572197 Wilmowsky 1868 Le chanoine Wilmowsky formule lrsquohypothegravese farfelue drsquoune villa construite par Trajan et

offerte agrave Secundinus Securus dont la famille est mentionneacutee sur le monument drsquoIgel

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chantier du Rheinisches Landesmuseum de Tregraveves lrsquoanneacutee mecircme de sa fondation en 1877 198Cette opeacuteration montre bien lrsquointeacuterecirct que portent tregraves tocirct les grandes institutions derecherches allemandes pour les habitats ruraux qursquoelles reconnaissent comme des eacuteleacutementsfondamentaux de la civilisation gallo-romaine Cet effort est relayeacute sur le terrain par deseacuterudits et de nombreuses associations archeacuteologiques qui multiplient les deacutecouvertes et lesfouilles de villaelig Cet engouement permet aux speacutecialistes de la peacuteriode gallo-romaine dedisposer avant la fin du XIXe s de cartes de reacutepartition des habitats ruraux et drsquoun corpusimportant de plans de villaelig Ils mettent agrave profit cette documentation pour produire dessynthegraveses tout agrave fait novatrices Dans lrsquoarticle qursquoil consacre aux diffeacuterentes formes delrsquoorganisation et de lrsquoexploitation du territoire J Naeher reacuteserve ainsi de nombreuses pages agrave lapreacutesentation et la description de plans de fermes gallo-romaines (Der roumlmischen Zehnthof) 199La deuxiegraveme planche de son article illustre bien la qualiteacute de la documentation produite(Planche 2) Cet inteacuterecirct soutenu pour les diffeacuterentes formes drsquoeacutetablissements agricoles de lagrande villa agrave la modeste ferme srsquoaffirme avec encore plus de force dans lrsquoarticle eacutecrit parG Kropatscheck en 1913 200 Ce dernier est aussi le fouilleur pour le compte du museacutee deTregraveves de la petite villa de Bollendorf 201

Il nrsquoest pas utile drsquoaccumuler les exemples pour montrer que tregraves tocirct par rapport aux autrespays europeacuteens il existe en Allemagne des archeacuteologues appartenant agrave de grandes institutionsqui se sont attacheacutes agrave fouiller et publier avec les meilleurs techniques de leurs temps les vestigesdrsquoeacutetablissements agricoles Lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine allemande dispose ainsi drsquounedocumentation constitueacutee de maniegravere rigoureuse et composeacutee de plans complets de villaelig decartes de localisation de monographies de sites de catalogues de mateacuteriels qui nrsquoa pasdrsquoeacutequivalent en Europe agrave cette eacutepoque Lrsquoavance des archeacuteologues allemands dans ce domaineest reconnue par leurs collegravegues eacutetrangers ainsi que lrsquoadmet A Grenier dans lrsquoarticle villa duDictionnaire des antiquiteacutes grecques et romaines 202 ougrave il cite abondamment leurs travaux et ceuxdes archeacuteologues belges En France seule la fouille de L Joulin agrave Chiragan peut par sonampleur soutenir la comparaison

Lrsquoattention des archeacuteologues allemands pour les habitats ruraux nrsquoest pas la conseacutequencedrsquoun inteacuterecirct particulier pour lrsquoeacuteconomie agricole mais plus sucircrement la traduction drsquounevolonteacute de documenter de faccedilon meacutethodique toutes les manifestations de la civilisation gallo-romaine Leur analyse est drsquoailleurs essentiellement descriptive et porte sur lrsquoorganisation despiegraveces la mise en œuvre des mateacuteriaux de construction et les deacutecouvertes drsquoobjetsremarquables Elle procegravede geacuteneacuteralement par comparaisons avec les villaelig de Campanie quiservent de modegraveles et permettent drsquoappreacutehender lrsquooriginaliteacute des plans et des techniquesreconnus dans lrsquoest de la Gaule 203 Lrsquoactiviteacute agricole des villaelig est tregraves peu abordeacutee Deshypothegraveses sont parfois eacutemises sur la fonction eacuteconomique de certains bacirctiments mais souventen conclusion de commentaires de passages des Agronomes latins Autrement dit lesarcheacuteologues allemands se tiennent reacutesolument agrave lrsquoeacutecart des deacutebats de leurs collegravegues historienssur lrsquoeacuteconomie antique Ainsi G Kropatscheck dans son article fort documenteacute de 1913 necite jamais leurs travaux et preacutefegravere renvoyer le lecteur au travail de M I Rostovtseff sur lesvillaelig de Pompeacutei 204 Il semble exister agrave cette eacutepoque une barriegravere infranchissable entre le198 Koethe 1934199 Naeher 1885200 Kropatscheck 1913201 Les campagnes de fouilles ont eacuteteacute reacutealiseacutees en 1907 et 1908 (Steiner 1923)202 Grenier 1917203 Naeher 1885 p 67 Kropatscheck 1913 p 53-55204 laquo Pompeianische Landschafen und roumlmischen Villen raquo Jahrbuch des deutschen archaumlologischen Instituts 1904

19 p 103-126

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travail des archeacuteologues et celui des historiens Lrsquoeacuteconomie agricole antique appartientmanifestement au champ historiographique des seconds Crsquoest donc vers lrsquoun drsquoeux J K vonRodbertus-Jagetzow qursquoil faut se tourner pour trouver une contribution originale sur cesquestions

Cet auteur est en effet lrsquoun des rares agrave srsquoecirctre inteacuteresseacute agrave la dimension technique delrsquoagriculture antique Cet inteacuterecirct srsquoexplique sans conteste par son origine et sa formationJohann Karl von Rodbertus-Jagetzow (1805-1875) est un grand proprieacutetaire de Pomeacuteraniepassionneacute drsquoagronomie Il appartient agrave la classe des Junkers dont il deacutefend les inteacuterecircts auParlement prussien en 1841 Historien et eacuteconomiste il est partisan drsquoune politique socialenovatrice ce qui lrsquoamegravene agrave conseiller Ferdinand Lassalle (1824-1864) lrsquoun des fondateurs dumouvement socialiste allemand On lui doit plusieurs eacutetudes sur lrsquoeacuteconomie antique qui sedistinguent de celles de ses contemporains hormis B Hildebrand par leur eacuterudition et leurvolonteacute drsquoappreacutehender les problegravemes drsquoun point de vue pratique 205 Cette perspective estparticuliegraverement sensible dans un article qursquoil consacre en 1864 agrave lrsquoeacuteconomie agraire 206Plusieurs des thegraveses exposeacutees sont ensuite reprises par W Roscher dans son Traiteacute drsquoeacuteconomiepolitique rurale publieacute en 1867

J K von Rodbertus-Jagetzow utilise essentiellement la litteacuterature agronomique latine maisil analyse ces textes en praticien avec les critegraveres drsquoun exploitant agricole qui a besoin decomprendre le fonctionnement concret des domaines deacutecrits par Varron Columelle ou PlineIl reproche aux historiens drsquointerpreacuteter ces textes de faccedilon trop theacuteorique sans comprendre lesreacutealiteacutes eacuteconomiques qursquoils deacutecrivent La confusion tregraves souvent commise entre la proprieacuteteacute etlrsquoexploitation est pour lui une preuve de ce manque de discernement Prenant un exemplecontemporain il rappelle que les grands domaines de lrsquoIrlande sont majoritairement cultiveacutespar le biais de petites tenures familiales Il remarque que ce type de situation pouvait serencontrer dans lrsquoAntiquiteacute romaine et qursquoil faut donc examiner la grande proprieacuteteacute avec plusde preacutecautions 207 De faccedilon plus geacuteneacuterale il souligne la grande varieacuteteacute des reacutegimes agrairesantiques petites et moyennes proprieacuteteacutes grandes proprieacuteteacutes affermeacutees en plusieurs lotsdomaines exploiteacutes en faire-valoir direct et confieacutes agrave des intendants

Il deacutemontre que ces multiples formes de production agricole sont deacutetermineacutees par lacombinaison de trois facteurs essentiels le sol le travail et le capital Cette analyse est repriseet longuement deacuteveloppeacutee par W Roscher 208 La culture extensive correspond agrave un modedrsquoexploitation eacuteconome en travail et en capital mais gros consommateur de sol Elle estpratiqueacutee de preacutefeacuterence au sein drsquoexploitations de grandes tailles utilisant une main-drsquoœuvreservile nombreuse Au contraire la culture intensive a besoin de terrains plus restreints maisdrsquoinvestissements en capital etou en travail plus importants Elle neacutecessite des eacutequipementscoucircteux et une meacutecanisation accrue des tacircches Crsquoest sans doute dans ce type drsquoexploitationqursquoeacutetait utiliseacutee la charrue agrave roues mentionneacutee par Pline lrsquoAncien 209 Lrsquoautre alternativeconsiste agrave confier des lots agrave des esclaves inteacuteresseacutes agrave la production De cette faccedilon la familiaservile srsquoinvestit dans lrsquoexploitation avec autant drsquoeacutenergie qursquoun proprieacutetaire Ce mode de

205 Nicolet 1988 p 35-36206 laquo Untersuchungen auf der Gebiete der Nationaloumlkonomie des klassischen Alterthums I Zur Geschichte der

agrarischen Entwicklung Roms unter den Kaisern oder die Adscriptitier Inquilinen und Colonen raquoJahrbuumlcher fuumlr Nationaloumlkonomie und Statistik 2 1864 p 206-264 Cet article est traduit dans le volume II2 de la Biblioteca di storia economica de V Pareto sous le titre laquo Per la storia dellrsquoevoluzione agraria di Romasotto glrsquoimperatori (Adscriptitii inquilini e coloni) raquo (Rodbertus-Jagetzow 1907)

207 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 460208 Roscher 1888 p 76209 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 460

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gestion du domaine est attesteacute dans les lettres de Pline le Jeune et supplante selon luiprogressivement le faire-valoir direct

Lrsquooriginaliteacute de lrsquoapproche de J K von Rodbertus-Jagetzow ne reacuteside pas dans cettedistinction entre le domaine cultiveacute en faire-valoir direct et les terres affermeacutees et confieacutees agrave desesclaves ou des exploitants libres Cette opposition est au contraire au cœur de la theacuteorieclassique du deacuteveloppement du colonat et de la transformation de lrsquoesclavage en servage Elleest deacutejagrave preacutesente dans les travaux des eacuteconomistes laquo classiques raquo et de J Simonde de Sismondiet constitue encore aujourdrsquohui la reacutefeacuterence obligeacutee des eacutetudes consacreacutees aux eacutevolutions dusystegraveme agraire durant lrsquoAntiquiteacute tardive

J K von Rodbertus-Jagetzow nrsquoeacutecarte pas lrsquoideacutee drsquoune monteacutee en puissance progressive dufaire-valoir indirect mais considegravere que la nature du reacutegime agraire deacutepend avant tout desconditions locales de lrsquoenvironnement eacuteconomique de lrsquoexploitation de lrsquoimportance desmarcheacutes et de lrsquointervention des autoriteacutes administratives Crsquoest lrsquoeacutetude de cette relation entrela situation eacuteconomique du marcheacute et le reacutegime agraire qui constitue la singulariteacute de sonanalyse Ainsi il montre que la proximiteacute drsquoune grande meacutetropole favorise les culturesintensives de produits agrave forte valeur marchande au deacutetriment de la ceacutereacutealiculture qui esthandicapeacutee par le coucirct eacuteleveacute du foncier En revanche les terrains bon marcheacute situeacutes agrave lrsquoeacutecartdes centres de consommation sont plus facilement consacreacutes agrave lrsquoeacutelevage et agrave la ceacutereacutealicultureextensive Selon lui plusieurs formes de reacutegimes agraires peuvent coexister en mecircme temps etdans la mecircme reacutegion LrsquoEmpire romain cesse donc drsquoecirctre un ensemble uniforme exploiteacute selonles mecircmes techniques J K von Rodbertus-Jagetzow lui restitue sa varieacuteteacute en consideacuterant quecrsquoest le choix du proprieacutetaire qui deacutetermine in fine les conditions de lrsquoexploitation

Il est en effet persuadeacute qursquoils ont la faculteacute de choisir les formes drsquoexploitation de leursdomaines en fonction drsquoune analyse eacuteconomique empirique des deacuteboucheacutes possibles pour saproduction 210 Cette appreacuteciation intuitive de la rentabiliteacute drsquoune exploitation est agrave leur porteacuteecar elle ne neacutecessite pas une connaissance scientifique de lrsquoeacuteconomie comme agrave lrsquoeacutepoquemoderne Elle leur permet drsquoajuster en permanence les conditions de la production Agrave cepropos il pense bien avant K Polanyi que lrsquoeacuteconomie est laquo inteacutegreacutee raquo agrave la socieacuteteacute romaine etque les individus nrsquoont pas besoin de connaicirctre les regravegles de son fonctionnement pour adapterleur comportement et deacutefinir des strateacutegies efficaces 211

Fort de sa thegravese drsquoune production agricole qui srsquoadapte aux besoins du marcheacute il soutientque le conflit entre la petite et la grande proprieacuteteacute tel que se lrsquoimaginent la plupart de sescontemporains nrsquoexiste pas Lrsquoeacutevolution de lrsquoagriculture italienne sous la Reacutepublique nrsquoest pasle signe drsquoun deacuteclin mais la conseacutequence drsquoune modification de lrsquoeacuteconomie de la PeacuteninsuleLrsquoaccroissement de lrsquoagglomeacuteration romaine est responsable du deacuteveloppement drsquouneagriculture intensive produisant des biens agrave forte valeur ajouteacutee leacutegumes fruits laitfromage 212 Dans ces espaces la ceacutereacutealiculture reacutegresse Rome eacutetant maintenantapprovisionneacutee par des marcheacutes plus lointains

J K von Rodbertus-Jagetzow poursuit son raisonnement en soutenant que cette formedrsquoorganisation srsquoapplique agrave lrsquoensemble de lrsquoeacuteconomie agraire de lrsquoEmpire romain Selon satheacuteorie les diffeacuterentes provinces srsquoinvestiraient dans des productions agricoles en fonction de

210 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 470211 laquo Dans lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge lrsquoeacuteconomie sociale eacutetait cacheacutee si profondeacutement dans les institutions

politiques et juridiques que les esprits les plus peacuteneacutetrants nrsquoen soupccedilonnaient pas lrsquoexistence Elle apparut agravela conscience des modernes quand lrsquoEacutetat commenccedila agrave se condenser dans une puissance centrale raquo(Rodbertus-Jagetzow 1904 p 94) Cette citation est tireacutee de Das Kapital ouvrage eacutecrit en 1852 resteacuteinacheveacute puis eacutediteacute dix ans apregraves sa mort

212 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 469

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leur eacuteloignement de Rome On trouverait ainsi de lrsquoagriculture intensive dans les reacutegionsproches de la capitale et des grandes exploitations extensives pratiquant lrsquoeacutelevage dans lesprovinces les plus reculeacutees 213 Cette vision de lrsquoaffectation des sols dans lrsquoEmpire est sansconteste directement inspireacutee des travaux de Johann Heinrich von Thuumlnen (1783-1850) Cedernier eacutegalement proprieacutetaire foncier 214 a publieacute en 1826 un ouvrage 215 dans lequel ileacutetudiait in abstracto lrsquoinfluence des coucircts de production du transport et de la distance aumarcheacute de consommation sur la localisation des cultures dans un Eacutetat theacuteorique seacutepareacute dumonde et comprenant des sols de qualiteacute eacutequivalente Il en tirait un modegravele de localisation descultures composeacute de six cercles reacutepartis de faccedilon agrave peu pregraves concentrique autour drsquoune villecentrale (Planche 3) Le premier cercle est occupeacute par les cultures intensives dont les coucircts deproduction et de transport sont eacuteleveacutes Le dernier en revanche est deacutedieacute agrave lrsquoeacutelevage extensif 216

Le rapprochement entre lrsquoEmpire romain et lrsquoEacutetat isoleacute de J H von Thuumlnen esteacutevidemment tregraves aventureacute LrsquoEmpire romain nrsquoest en rien une entiteacute eacuteconomique homogegravenedans laquelle les produits circulent librement et facilement Il nrsquoempecircche J K von Rodbertus-Jagetzow est sans doute lrsquoun des premiers auteurs agrave transposer dans lrsquohistoire ancienne unmodegravele drsquoanalyse conccedilu par un geacuteographe Cette deacutemarche est tout agrave fait reacuteveacutelatrice deseacutechanges qui existent agrave lrsquoeacutepoque entre les diffeacuterentes disciplines et font lrsquooriginaliteacute des travauxde plusieurs membres de lrsquoeacutecole historique allemande drsquoeacuteconomie Elle traduit aussi lrsquoambitionde J K von Rodbertus-Jagetzow dans sa volonteacute drsquoappreacutehender concregravetement la dimensioneacuteconomique des eacutetablissements agricoles La rupture avec les conceptions de ses devanciers surlrsquoagriculture romaine est radicale

Il lrsquoexprime dans une tregraves longue note qui consiste en une reacutefutation meacutethodique delrsquoEacuteconomie politique des Romains drsquoA Dureau de La Malle 217 J K von Rodbertus-Jagetzow ydeacutenonce ces a priori neacutegatifs sur le niveau technique de lrsquoagriculture romaine Utilisant dansune perspective complegravetement renouveleacutee les textes agronomiques latins il deacutemontre aucontraire lrsquoexistence de pratiques culturales deacuteveloppeacutees Selon lui les Romains maicirctrisaientparfaitement lrsquoalternance des cultures et avaient deacutecouvert empiriquement le rocircle de lajachegravere A Dureau de La Malle ne lrsquoa pas compris parce qursquoil fait lrsquoerreur comme beaucoupdrsquoagronomes modernes de consideacuterer la jachegravere comme une terre steacuterile J K von Rodbertus-Jagetzow explique que non seulement son existence est justifieacutee par le cycle des cultures maisaussi qursquoelle peut produire du foin Il montre justement que les Romains connaissent lesprairies artificielles et ont perccedilu lrsquoimportance du fourrage pour nourrir le beacutetail et produireainsi de la fumure Il souligne fort justement que la litteacuterature latine atteste lrsquoexistence drsquounegestion des engrais qui se manifeste par exemple en ville par la collecte des gadoues ou lecurage des latrines Il rappelle que lrsquoeacutelevage associeacute agrave la stabulation est aussi un moyen efficacede produire de la fumure en plus grande quantiteacute Il conclut en lrsquoexistence drsquoune agricultureintensive utilisant largement les engrais organiques et des instruments agraires eacutevolueacutes commela charrue agrave roues mentionneacutee par Pline Cette agriculture est pratiqueacutee par des entreprisesagricoles qui repreacutesentent le secteur le plus moderne de lrsquoeacuteconomie agraire et qui obtiennentdes rendements fort comparables agrave ceux de lrsquoagriculture moderne avant lrsquoutilisation des213 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 470214 Il posseacutedait un domaine agrave Tellow village situeacute agrave 30 km au sud de Rostock et agrave une quarantaine de kilomegravetres

agrave lrsquoouest de Jagetzow ougrave se trouvait la proprieacuteteacute de J K von Rodbertus Ces deux villages appartiennentaujourdrsquohui au Lande de Mecklenburg-Vorpommern en 1860 le premier deacutependait du Mecklenburg et lesecond eacutetait prussien

215 Der isolirte Staat in Beziehung auf Landwirthschaft und Nationaloumlkonomie oder Untersuchungen uumlber denEinfluszlig den die Getreidepreise der Reichthum des Bodens und die Abgaben auf den Ackerbau ausuumlbenHamburg Perthes 1826

216 Pinchemel Pinchemel 1988 p 170-171 et fig 38217 Cette note court de la page 463 agrave la page 468 (Rodbertus-Jagetzow 1907)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 76

engrais chimiques La force de son argumentation reacuteside dans sa faccedilon de montrer que lespratiques agraires deacutecrites sans ordre par les auteurs anciens appartiennent agrave des systegravemestechniques coheacuterents Crsquoest sa capaciteacute agrave les comprendre et agrave les deacutecrire selon une approcheagronomique qui constitue lrsquooriginaliteacute et la moderniteacute de son discours

J K von Rodbertus-Jagetzow deacutetermine ainsi plusieurs systegravemes de pratiques culturales quicorrespondent agrave des reacutegimes agraires et des modes drsquoexploitation du sol diffeacuterents Ils ne sontpas antagonistes mais compleacutementaires Leur mise en œuvre deacutepend des moyens duproprieacutetaire mais aussi du contexte eacuteconomique de lrsquoexploitation Dans la seconde partie deson article beaucoup moins originale il montre que les entreprises agricoles pratiquant laculture en grand et recherchant des rendements eacuteleveacutes sont plus fragiles que les autres parceqursquoelles exigent des investissements en mateacuteriel et en travail tregraves eacuteleveacutes Comme sescontemporains il pense que lrsquoencheacuterissement de la main-drsquoœuvre servile a provoqueacute uneaugmentation des coucircts de production et obligeacute les proprieacutetaires agrave subdiviser leurs domaines enuniteacutes plus petites et agrave les confier agrave des esclaves caseacutes ou des exploitants libres 218 Ladeacutegradation des conditions sociales sous lrsquoEmpire tardif a eu pour conseacutequence lrsquoavegravenement ducolonat puis du servage 219

Il est eacutetonnant de constater que lrsquoanalyse technique et agronomique de J Kvon Rodbertus-Jagetzow a eu tregraves peu drsquoeacutecho chez les historiens allemands y compris parmi lespartisans laquo modernistes raquo drsquoune eacuteconomie antique deacuteveloppeacutee Pour se limiter agrave deux exempleschoisis dans les productions les plus tardives de lrsquoeacutecole historique allemande on peutremarquer que H Gummerus dans le gros article qursquoil consacre agrave lrsquoeacuteconomie rurale de Catonde Varron et Columelle 220 ne preacutesente pas les interpreacutetations agronomiques de J Kvon Rodbertus-Jagetzow alors qursquoil le cite dans lrsquointroduction et commente longuement lesarguments eacutechangeacutes par K Buumlcher et Ed Meyer Le cas drsquoAugust Meitzen (1822-1910) estencore plus reacuteveacutelateur Il eacutecrit en 1895 une somme consideacuterable sur la civilisation rurale deplusieurs peuples de lrsquoEurope occidentale Son objectif est de caracteacuteriser leur culture parlrsquoeacutetude de leurs pratiques agraires de lrsquoorganisation de leurs terroirs et de leurs habitats Ilconsidegravere que la charrue a eacuteteacute inventeacutee par les populations germaniques et que son utilisation(Ackerbestellung) explique certains des traits caracteacuteristiques de la civilisation rurale allemandeLes speacutecificiteacutes de lrsquoagriculture romaine deacutecoulent quant agrave elles de lrsquousage de lrsquoaraire 221Lrsquointerpreacutetation ethnique drsquoA Meitzen se situe dans la ligneacutee des travaux de W Roscher ou deG Schmoller et procegravede drsquoune logique fonciegraverement diffeacuterente de celle de J Kvon Rodbertus-Jagetzow

Le conseiller de F Lassalle srsquointeacuteresse aux eacutetablissements agricoles en tant qursquoentreprisedomaniale (Gutsbetrieb) Il essaye de comprendre leur fonctionnement eacuteconomique et seseacutevolutions dans le temps et lrsquoespace A Dureau de La Malle on srsquoen souvient a emprunteacutecette voie de recherche mais avec un succegraves moindre car son analyse srsquoest rapidement heurteacutee agraveses a priori neacutegatifs sur le niveau de techniciteacute de lrsquoagriculture romaine J K von Rodbertus-Jagetzow partage aussi quelques-uns des partis pris de son temps mais il est capable de lesdeacutepasser en portant son attention sur les uniteacutes eacuteconomiques fondamentales Son analysedescend ainsi jusqursquoagrave lrsquoeacutechelon ougrave se prennent finalement les deacutecisions celui du proprieacutetaireou de lrsquoexploitant Cette deacutemarche preacutefigure sans conteste les travaux de M Weber mais avecune sensibiliteacute aux problegravemes agronomiques peu freacutequente agrave son eacutepoque

218 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 471-473219 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 485-486220 Gummerus 1906221 Meitzen 1895 p 272-284

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 77

Pourtant la perspective de recherche repreacutesenteacutee par A Meitzen est demeureacutee dominantedans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe et au deacutebut du XXe s Pas seulement en Allemagne mais aussien France avec notamment les travaux de G Roupnel qui attribue les speacutecificiteacutes de lacivilisation rurale de la France agrave des courants de peuplements Lrsquoopenfield et lrsquohabitat groupeacuteseraient ainsi lrsquoœuvre de populations neacuteolithiques venues de lrsquoEst

Cette approche ethnique des problegravemes agraires est symptomatique drsquoune eacutepoquepreacuteoccupeacutee par lrsquoidentiteacute culturelle et historique des peuples Lrsquoanalyse conduite ici a montreacutecomment agrave la suite de J Simonde de Sismondi puis de Fr List lrsquoeacutecole historique allemande aconstitueacute un corps de doctrine en partie dans un antagonisme avec les thegraveses deacutefendues par leseacuteconomistes laquo classiques raquo Leur critique les a pousseacutes agrave reacutehabiliter la dimension sociale despheacutenomegravenes eacuteconomiques et historiques La nation lrsquoEacutetat et les institutions ont eacuteteacute deacutesigneacutescomme les veacuteritables acteurs de lrsquoeacutevolution historique avant le deacuteveloppement eacuteconomiquequi nrsquoest plus que la manifestation muette de ce processus plus profond Les socieacuteteacutes eacutevoluentet se transforment en fonction drsquoun ordre preacuteeacutetabli qui preacuteside agrave lrsquoorganisation de leursdiffeacuterentes composantes Pour des auteurs comme W Roscher ou G Schmoller cette identiteacutelaquo nationale raquo se perpeacutetue par le sang et deacutetermine le destin de la laquo race raquo Lrsquohistoire enassociation avec les autres disciplines permet drsquoappreacutehender la structure des socieacuteteacutes et desuivre leurs eacutevolutions dans le temps Elle permet de comparer leurs modes drsquoorganisationleurs reacuteussites et leurs eacutechecs

Cette analyse historique ne peut ecirctre isoleacutee du processus politique qui aboutit agravelrsquounification allemande Il a eacuteteacute montreacute combien la perception du destin de la Gaule agrave la fin delrsquoEmpire avait pu ecirctre influenceacutee par les reacuteflexions en cours sur lrsquoorigine germanique de lanation allemande Lrsquoemprise des thegravemes deacuteveloppeacutes par lrsquoeacutecole historique allemande sur lesrecherches actuelles des historiens et des archeacuteologues ne doit pas ecirctre neacutegligeacutee Le preacutesentchapitre a eacuteteacute lrsquooccasion de suivre les avatars de certaines de ces conceptions comme lelandnahme les modaliteacutes de la laquo germanisation de la Gaule raquo ou le rocircle de la noblesse franqueUne historiographie meacutethodique et plus complegravete des travaux des historiens allemands duXIXe et du XXe s sur la situation de la Gaule agrave la fin de lrsquoEmpire et la constitution desroyaumes romano-germaniques reste agrave entreprendre

Paradoxalement lrsquointeacuterecirct nouveau porteacute agrave lrsquohistoire de la Gaule par les historiens allemandsnrsquoa pas renouveleacute dans les mecircmes proportions les connaissances acquises sur cette provinceCertes des corpus totalement nouveaux ont eacuteteacute constitueacutes et des histoires inspireacutees par lesnormes historiographiques modernes ont eacuteteacute eacutecrites Mais lrsquoeacuteconomie rurale de la Gaulecontinue drsquoecirctre analyseacutee selon les reacutefeacuterences classiques du deacuteclin de la petite proprieacuteteacute dudeacuteveloppement des latifundia et du colonat Hormis lrsquoeacutetude novatrice mais isoleacutee de J Kvon Rodbertus-Jagetzow lrsquoagriculture gallo-romaine reste fort peu eacutetudieacutee

Chapitre IIILE DOMAINE GALLO-ROMAIN ET

LrsquoARCHEacuteOLOGIE FRANCcedilAISE ENTRE A DE CAUMONT ETN FUSTEL DE COULANGES

DOLPHE DUREAU DE LA MALLE et J Simonde de Sismondi ont en commun un indeacuteniableinteacuterecirct pour lrsquohistoire eacuteconomique de lrsquoAntiquiteacute et le monde des campagnes qui

distingue nettement leurs œuvres de celles de leurs contemporains francophones Il a eacuteteacutemontreacute dans le chapitre preacuteceacutedent que plusieurs des thegraveses avanceacutees par le second ont servi dereacutefeacuterence et nourri les travaux des fondateurs de lrsquoeacutecole historique allemande Les perspectivesde recherche suivies par A Dureau de La Malle ont en revanche eacuteteacute presque totalementignoreacutees par les historiens franccedilais du milieu du XIXe s Srsquoagissant de la Gaule cetteindiffeacuterence est drsquoautant plus singuliegravere que lrsquoessor des socieacuteteacutes savantes a pour conseacutequence delivrer aux eacuterudits des donneacutees archeacuteologiques nombreuses et totalement nouvelles sur lrsquohabitatrural gallo-romain A de Caumont rassemble ainsi les plans de plusieurs villaelig et denombreuses observations sur les techniques de construction antiques dans des ouvrages quiconstituent jusqursquoau deacutebut du XXe s les seuls manuels utiliseacutes par les archeacuteologues franccedilais Ilfaut attendre 1875 et la publication par N Fustel de Coulanges de lrsquoHistoire des institutionspolitiques de lrsquoancienne France pour qursquoun historien porte agrave nouveau son attention sur lescampagnes de la Gaule Son œuvre publieacutee en grande partie apregraves sa mort a marqueacutedurablement les travaux des historiens Paradoxalement et hormis quelques exceptions dontcelle brillante drsquoA Grenier le changement de paradigme imposeacute par N Fustel de Coulangesnrsquoa pas contribueacute agrave renouveler lrsquointeacuterecirct des archeacuteologues franccedilais pour le monde descampagnes Lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine est demeureacutee pendant une grande partie duXXe s la parente pauvre drsquoune discipline qui a progressivement reacuteussi agrave faire reconnaicirctre laspeacutecificiteacute de ses objectifs et de ses meacutethodes

A

Tregraves rapidement esquisseacutee lrsquohistoriographie franccedilaise des campagnes de la Gaule apparaicirctainsi dans toute sa singulariteacute notamment si on compare son eacutevolution agrave celle que connaicirct sonhomologue allemande agrave la mecircme eacutepoque Au risque drsquoecirctre quelque peu caricatural on peutconsideacuterer que les historiens franccedilais se distinguent par leur indiffeacuterence aux questionseacuteconomiques qui animent la science outre-Rhin et les archeacuteologues par leur deacutesinteacuterecirct profondet durable pour les campagnes de la Gaule Lrsquoambition de ce chapitre est de saisir par lrsquoanalyseconcregravete de plusieurs contributions exemplaires les raisons de cette double deacutesaffectionChemin faisant on verra que cette approche qui paraicirct reacuteductrice agrave lrsquoavantage drsquoillustrer les

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 79

relations complexes et tout agrave fait particuliegraveres que lrsquohistoire et lrsquoarcheacuteologie ont entretenuesdurant cette peacuteriode

I Fr Guizot Au Thierry et A de Caumont

Les noms de Franccedilois Guizot 1 et drsquoAugustin Thierry 2 sont inseacuteparablement attacheacutes agrave cettenouvelle faccedilon drsquoeacutecrire lrsquohistoire qui marque la renaissance de cette discipline durant laRestauration et la monarchie de Juillet Au-delagrave de leur apport meacutethodologique indeacuteniableCl Nicolet a montreacute que leurs œuvres historiques sont aussi le support drsquoune reacuteflexionphilosophique et politique sur le rocircle de la nation et les missions de chacune des laquo classes raquo quila composent 3 Fr Guizot et Au Thierry deacutefendent une conception libeacuterale de la socieacuteteacute quele premier srsquoest attacheacute agrave promouvoir comme ministre puis preacutesident du conseil de Louis-Philippe 4 Son action politique est dicteacutee par la volonteacute de mettre en place des institutions quigarantissent lrsquoexercice drsquoun pouvoir fondeacute sur lrsquoadheacutesion des citoyens eacuteclaireacutes aux principes dela monarchie constitutionnelle 5 Le droit et la raison doivent partout reacutegler les relations desindividus avec lrsquoEacutetat Le fonctionnement deacutemocratique de cette socieacuteteacute est assureacute par une eacuteliteissue de la laquo classe moyenne raquo Son intelligence est un gage drsquoharmonie elle preacuteserve la nationdes deacutesordres et des drames que lrsquousage deacutesordonneacute et chaotique de la deacutemocratie lui a faitsubir par le passeacute Elle garantit ce que Fr Guizot nomme le laquo gouvernement repreacutesentatif raquo

Le reacutegime de Louis-Philippe qui est censeacute srsquoen approcher le plus est selon luilrsquoaboutissement drsquoune longue eacutevolution qui a porteacute au pouvoir la bourgeoisie et fait triompheravec elle les valeurs du laquo gouvernement repreacutesentatif raquo Lrsquohistoire de la nation franccedilaise seconfond avec lrsquohistoire de cette classe et de son eacutemancipation progressive

Personne nrsquoignore le grand rocircle que le Tiers-Eacutetat a joueacute en France il a eacuteteacute lrsquoeacuteleacutement le plus actif et leplus deacutecisif de la civilisation franccedilaise celui qui a deacutetermineacute en derniegravere analyse la direction et lecaractegravere Consideacutereacutee sous le point de vue social et dans ses rapports avec les diverses classes quicoexistaient sur notre territoire celle qursquoon a nommeacutee le Tiers-Eacutetat srsquoest progressivement eacutetendue eacuteleveacuteeet a drsquoabord modifieacute puissamment surmonteacute ensuite et enfin absorbeacute ou agrave peu pregraves toutes les autres 6

Selon lui la bourgeoisie trouve son origine dans les institutions municipales de lrsquoAntiquiteacuteromaine et dans la classe qui se charge de les deacutefendre et de les faire vivre Chaque peacuteriode delrsquohistoire de France correspond agrave un stade de son deacuteveloppement 7 Celui-ci nrsquoest pas lineacuteaire ila connu agrave plusieurs reprises des phases drsquoarrecirct ou de reacutegression Ainsi agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute lapolitique des empereurs du Bas-Empire a eu pour conseacutequence de restreindre les liberteacutesmunicipales drsquoaneacuteantir les eacutelites qui en avaient la charge et de promouvoir une nouvelle classegouvernante composeacutee de militaires et de membres drsquoune administration devenue pleacutethoriqueDans les Essais sur lrsquohistoire de France deacutejagrave citeacutes au chapitre preacuteceacutedent 8 Fr Guizot reacutesumeainsi ce processus 1 Franccedilois Pierre Guillaume Guizot (1787-1874)2 Jacques Nicolas Augustin Thierry (1795-1856)3 Cl Nicolet a consacreacute le cinquiegraveme chapitre de la Fabrique drsquoune nation agrave Fr Guizot et Au Thierry4 Fr Guizot a eacuteteacute successivement ministre de lrsquoInteacuterieur de lrsquoInstruction publique des Affaires eacutetrangegraveres de

Louis-Philippe avant de devenir en 1847 son preacutesident du conseil jusqursquoagrave son renvoi le 23 feacutevrier 18485 Nicolet 2003 p 113-1146 Guizot 1832 p 1227 Guizot 1832 p 144-1458 Cf supra chapitre II p 42

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 80

Le grand fait qursquoavait entraicircneacute le systegraveme du despotisme impeacuterial et qui explique seul le pheacutenomegravenedont je mrsquooccupe crsquoest la dissolution la destruction la disparition de la classe moyenne dans le monderomain Agrave lrsquoarriveacutee des Barbares cette classe nrsquoexistait plus Crsquoest pourquoi il nrsquoy avait plus de nationCet aneacuteantissement de la classe moyenne fut surtout le reacutesultat drsquoun reacutegime municipal qui lrsquoavait rendueagrave la fois lrsquoinstrument et la victime du despotisme impeacuterial 9

Apregraves lrsquoinvasion les populations urbaines se reacutefugient dans les campagnes ce qui affaiblitdavantage le rocircle social des villes et de la laquo classe raquo moyenne qui les occupe encore 10 Durant lapeacuteriode meacutedieacutevale populations des villes et des bourgs ruraux nrsquoauront de cesse de reconqueacuterircette liberteacute perdue Plus tard forte de son indeacutependance retrouveacutee la bourgeoisie se renforceprogressivement pour finalement dominer tous les secteurs de la socieacuteteacute 11 La reacutevolution de1830 peut ecirctre consideacutereacutee comme le terme de son long cheminement vers lrsquoaccession aupouvoir En eacutetablissant la monarchie de Juillet sur les principes du laquo gouvernementrepreacutesentatif raquo Louis-Philippe reacuteconcilie deacutefinitivement la nation et la bourgeoisie Il annihilele conflit seacuteculaire qui opposait le tiers eacutetat aux autres classes Crsquoest du moins ce que pensaitFr Guizot jusqursquoagrave ce que sa politique contribue au deacuteclenchement de la reacutevolution de 1848

Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale Au Thierry partage les conceptions philosophiques et politiquesde son aicircneacute et sa volonteacute de reacuteformer lrsquohistoire de France dans ses objectifs ses meacutethodes etjusque dans son enseignement et son organisation institutionnelle Comme ce dernier il penseque le destin de la nation franccedilaise srsquoexplique par la lutte de la bourgeoisie pour sareconnaissance sociale 12 Il considegravere que ce conflit prend sa source dans lrsquoantagonismeoriginel qui a opposeacute le tiers eacutetat agrave la noblesse franque de lrsquoinvasion Avec peut-ecirctre plus deforce que Fr Guizot il redonne un sens agrave la thegravese ancienne drsquoH de Boulainvilliers (1658-1722) qui justifiait les privilegraveges de la noblesse par la conquecircte 13 Mais sa perspective estradicalement opposeacutee car il se place reacutesolument dans le camp des vaincus Il consacre ainsi unepartie importante de son œuvre agrave deacutecrire lrsquoaffrontement seacuteculaire de ces deux laquo races raquo Le tierseacutetat des villes gallo-romaines des communes meacutedieacutevales et de la bourgeoisie moderne contreune noblesse tirant ses droits des privilegraveges gagneacutes lrsquoeacutepeacutee agrave la main par Clovis et ses guerriers

Nous croyons ecirctre une nation et nous sommes deux nations sur la mecircme terre deux nations ennemiesdans leurs souvenirs inconciliables dans leurs projets lrsquoune a autrefois conquis lrsquoautre et ses desseinsses vœux eacuteternels sont le rajeunissement de cette vieille conquecircte eacutenerveacutee par le temps par le courage desvaincus et par la raison humaine 14

9 Guizot 1842 p 310 laquo La preacutepondeacuterance sociale passa des villes aux campagnes raquo (Guizot 1832 p 138-139)11 laquo Nulle part vous ne rencontrerez une classe de la socieacuteteacute qui partant de tregraves bas faible meacutepriseacutee presque

imperceptible agrave son origine srsquoeacutelegraveve par un mouvement continu et un travail sans relacircche se fortifie drsquoeacutepoqueen eacutepoque envahit absorbe successivement tout ce qui lrsquoentoure pouvoir richesse lumiegraveres influencechange la nature de la socieacuteteacute la nature du gouvernement et devient enfin tellement dominante qursquoonpuisse dire qursquoelle est le pays mecircme raquo (Guizot 1832 p 124)

12 laquo Son histoire [celle du tiers eacutetat] qui deacutesormais peut et doit ecirctre faite nrsquoest au fond que lrsquohistoire mecircme dudeacuteveloppement et des progregraves de notre socieacuteteacute civile depuis le chaos de mœurs de lois et de conditions quisuivit la chute de lrsquoempire romain jusqursquoau reacutegime drsquoordre drsquouniteacute et de liberteacute de nos jours Entre ces deuxpoints extrecircmes on voit se poursuivre agrave travers les siegravecles la longue et laborieuse carriegravere par laquelle lesclasses infeacuterieures et opprimeacutees de la socieacuteteacute gallo-romaine de la socieacuteteacute gallo-franke et de la socieacuteteacute franccedilaisedu Moyen Acircge se sont eacuteleveacutees de degreacute en degreacute jusqursquoagrave la pleacutenitude des droits civils et politiques immenseeacutevolution qui a fait disparaicirctre successivement du sol ougrave nous vivons toutes les ineacutegaliteacutes violentes ouilleacutegitimes le maicirctre et lrsquoesclave le vainqueur et le vaincu le seigneur et le serf pour montrer enfin agrave leurplace un mecircme peuple une loi eacutegale pour tous une nation libre et souveraine raquo (Thierry 1853 p 1-2)

13 Nicolet 2003 p 120-12114 Thierry 1835 p 292

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 81

La critique moderne nrsquoa pas toujours interpreacuteteacute agrave sa juste mesure le sens donneacute parAu Thierry agrave cette opposition Elle a parfois eacuteteacute abuseacutee par le vocabulaire utiliseacute par celui-cinotamment lorsqursquoil la deacutecrit comme une laquo antipathie de race raquo 15 Contrairement agrave ce quepense K F Werner il nrsquoy a pas drsquoaffiniteacute ideacuteologique entre les conceptions drsquoAu Thierry et lestheacuteories laquo raciales raquo deacuteveloppeacutees par certains repreacutesentants de lrsquoeacutecole historique allemande 16La laquo lutte des races raquo qursquoil retrace est plutocirct une laquo lutte des classes raquo Elle trouve son originedans la conquecircte mais se renouvelle constamment pour srsquoadapter aux eacutevolutions socialesAu Thierry ne croit pas un seul instant que les Bourbons de son temps puissent ecirctre lesheacuteritiers directs des petits rois dont il deacutecrit la barbarie dans les Reacutecits des temps meacuterovingiens 17En revanche il est persuadeacute que la noblesse de la Restauration opprime la bourgeoisie commeles chefs francs accablaient la laquo classe raquo moyenne gallo-romaine La filiation nrsquoest pas ethniquemais politique

Il faut le dire car lrsquohistoire en fait foi quel qursquoait eacuteteacute le meacutelange physique des deux races primitives leuresprit constamment contradictoire a veacutecu jusqursquoagrave ce jour dans deux portions toujours distinctes de lapopulation confondue Le geacutenie de la conquecircte srsquoest joueacute de la nature et du temps il plane encore surcette terre malheureuse Crsquoest par lui que les distinctions des castes ont succeacutedeacute agrave celles du sang cellesdes ordres agrave celles des castes celles des titres agrave celles des ordres [hellip] On ne peut contester ici que lefiliation naturelle la descendance politique est eacutevidente Donnons-la donc agrave ceux qui la revendiquent et nous revendiquons la descendance contraire Nous sommes les fils des hommes du tiers-eacutetat le tiers-eacutetat sortit des communes les communes furent lrsquoasile des serfs les serfs eacutetaient les vaincus de laconquecircte 18

Mecircme si la penseacutee drsquoAu Thierry nrsquoest pas totalement vierge de desseins nationalistes 19 saconception de la nation est tregraves proche de celle des Lumiegraveres En tout cas elle ne peut ecirctreconfondue avec les thegraveses laquo raciales raquo soutenues en Allemagne par les auteurs citeacutes au chapitrepreacuteceacutedent ou en France par A de Gobineau 20 En reacuteduisant avec Fr Guizot la nation autiers eacutetat il lui donne une base sociale Elle doit sa coheacutesion agrave un contrat passeacute entre lrsquoEacutetat et lecorps social dont seraient toutefois exclus les membres de la noblesse nrsquoacceptant pas leprincipe du laquo gouvernement repreacutesentatif raquo

Il nrsquoest donc pas faux de consideacuterer Fr Guizot et Au Thierry comme les ideacuteologues drsquounenouvelle histoire nationale agrave condition de rappeler que cette histoire est fondamentalementsociale Le plus surprenant est alors de constater le tregraves faible inteacuterecirct que le deux auteursmanifestent dans leurs œuvres pour les problegravemes eacuteconomiques Ce paradoxe apparaicirctfrappant quand on se souvient que lrsquoHistoire de la civilisation en France depuis la chute delrsquoempire romain jusqursquoen 1789 est publieacutee agrave peu pregraves en mecircme temps que lrsquoHistoire des Franccedilaisde J Simonde de Sismondi qui fait comme on lrsquoa vu au chapitre preacuteceacutedent une large place agravelrsquoanalyse eacuteconomique Pourtant Fr Guizot le futur homme drsquoEacutetat et Au Thierry lrsquoanciendisciple de Saint-Simon devaient neacutecessairement entretenir une certaine familiariteacute avec cette

15 Thierry 1835 p 29116 laquo Ces theacuteories du second XIXe siegravecle proclamaient des neacutecessiteacutes ldquoscientifiquement prouveacuteesrdquo srsquoappuyaient

sur des ldquoexplicationsrdquo historiques faciles et provoquaient un meacutelange drsquoagressiviteacute et de fatalisme ellesplongeaient loin leur racine et lrsquoon trouve une sorte de ldquolutte des racesrdquo preacute-darwinienne chez AugustinThierry raquo (Werner 1996 p 8 note 5)

17 Les Reacutecits des temps meacuterovingiens preacuteceacutedeacutes de Consideacuterations sur lrsquohistoire de France ont paru agrave Paris en 1840chez T Tessier

18 Thierry 1835 p 29719 Nicolet 2003 p 136-13720 Arthur de Gobineau a publieacute de 1853 agrave 1855 un Essai sur lrsquoineacutegaliteacute des races humaines dont le titre reacutesume

bien tout le projet

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 82

discipline Leur attitude nrsquoest pas isoleacutee Ameacutedeacutee Thierry 21 le fregravere cadet drsquoAugustin neconsacre pas une ligne agrave lrsquoeacuteconomie dans son Histoire de la Gaule sous lrsquoadministration romainequi est pourtant publieacutee en 1840 la mecircme anneacutee que lrsquoEacuteconomie politique des RomainsdrsquoA Dureau de La Malle 22 Quelques anneacutees plus tard E Bonnemegravere dans son Histoire despaysans ne peut que constater la faiblesse des travaux franccedilais consacreacutes agrave lrsquohistoire delrsquoeacuteconomie et singuliegraverement agrave la situation des campagnes 23

En ce qui concerne Fr Guizot cette indiffeacuterence srsquoexplique aiseacutement par lrsquoimportance qursquoilaccorde agrave la ville et aux institutions municipales dans lesquelles il cherche on srsquoen souvientlrsquoorigine du tiers eacutetat Pour lrsquoAntiquiteacute cette attitude lrsquoamegravene agrave privileacutegier les formes urbainesde la civilisation romaine Seules les villes ont pour lui un rocircle social 24 Dans une hyperbolesouvent citeacutee il en arrive mecircme agrave nier lrsquoexistence de la ruraliteacute dans lrsquooccident romain

Il nrsquoy avait agrave cette eacutepoque point de campagne crsquoest-agrave-dire les campagnes ne ressemblaient nullement agravece qui existe aujourdrsquohui elles eacutetaient cultiveacutees il le fallait bien elles nrsquoeacutetaient pas peupleacutees Lesproprieacutetaires des campagnes eacutetaient les habitants des villes ils sortaient pour veiller agrave leurs proprieacuteteacutesrurales ils y entretenaient souvent un certain nombre drsquoesclaves mais ce que nous appelonsaujourdrsquohui les campagnes cette population eacuteparse tantocirct dans des habitations isoleacutees tantocirct dans desvillages et qui couvre partout le sol eacutetait un fait presque inconnu agrave lrsquoancienne Italie [hellip] En nousrenfermant dans lrsquoOccident nous retrouvons partout le fait que jrsquoai indiqueacute Dans les Gaules enEspagne ce sont toujours des villes que vous rencontrez loin des villes le territoire est couvert demarais de forecircts 25

Au Thierry reprend cette ideacutee et lrsquoapplique agrave la Gaule de la fin de lrsquoAntiquiteacute Il srsquoimagineainsi des villes servant de refuges agrave des eacutelites gallo-romaines gardiennes des institutionsmunicipales et des campagnes livreacutees agrave la noblesse germanique 26

Dans la premiegravere et rare eacutetude consacreacutee agrave lrsquohistoriographie des recherches sur lrsquohabitatrural gallo-romain J Harmand a montreacute que les partis pris de Fr Guizot en faveur de la villelrsquoavaient conduit agrave volontairement ignorer les nombreux documents recueillis agrave la mecircmeeacutepoque par A de Caumont sur les villaelig gallo-romaines 27 Une rapide preacutesentation des travauxde lrsquoeacuterudit normand montrera le caractegravere irreacuteductible de leurs approches sur ces questions etpartant lrsquoimportant fosseacute qui se creuse entre les domaines des historiens et des archeacuteologues dela premiegravere moitieacute du XIXe s

21 Ameacutedeacutee Thierry (1797-1873) a eacuteteacute professeur preacutefet de la Haute-Saocircne de 1830 agrave 1838 puis conseillerdrsquoEacutetat et enfin seacutenateur

22 Cette histoire a eacuteteacute incorporeacutee au Tableau de lrsquoempire romain depuis la fondation de Rome jusqursquoagrave la fin dugouvernement impeacuterial en Occident publieacute agrave Paris chez Didier en 1862

23 laquo Faisons trecircve il en est temps agrave cette eacuteternelle glorification du sabre pour songer agrave la charrue deacutesertons leschamps de bataille ougrave la mort moissonne agrave pleine faux pour les champs de bleacute ougrave germe la vie laissonsreposer lrsquohistoire-bataille comme lrsquoappelle Monteil et que lrsquohistorien daigne peacuteneacutetrer enfin dans leschaumiegraveres qursquoil a trop longtemps meacutepriseacutees raquo (Bonnemegravere 1856 p vij)

24 laquo Sous quelque point de vue que vous consideacuteriez le monde romain vous y trouverez cette preacutepondeacuterancepresque exclusive des villes et la non existence sociale des campagnes raquo (Guizot 1828 p 15)

25 Guizot 1828 p 13-1426 laquo Tout ce qursquoil y avait drsquoeacuteleveacute agrave quelques titres que ce fucirct dans la population gallo-romaine ses familles

nobles riches industrieuses habitaient les villes entoureacutees drsquoesclaves domestiques et parmi les hommes decette race le seacutejour habituel des champs nrsquoeacutetait que pour les colons demi-serfs et pour les esclaves agricolesAu contraire la classe supeacuterieure des hommes de race germanique eacutetait fixeacutee agrave la campagne ougrave chaquefamille libre et proprieacutetaire vivait sur son domaine du travail des lites [sic] qursquoelle y avait ameneacutes ou desanciens colons qui en deacutependaient Il nrsquoy avait de Germains dans les villes qursquoun petit nombre drsquoofficiersroyaux et des gens sans famille et sans patrimoine qui en deacutepit de leurs habitudes originelles cherchaient agravevivre en exerccedilant quelque meacutetier raquo (Thierry 1853 p 5)

27 Harmand 1961 p 25-40

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 83

Le caractegravere preacutecurseur des travaux drsquoArcisse de Caumont (1801-1873) est suffisammentbien eacutetabli pour qursquoil ne soit point besoin de montrer ici combien ses œuvres et son actionpolitique en faveur des socieacuteteacutes savantes ont contribueacute agrave lrsquoeacutemergence drsquoune discipline nouvelleconsacreacutee au patrimoine bacircti Lrsquointeacuterecirct qursquoil porte aux vestiges des habitats ruraux gallo-romains nrsquoest pas diffeacuterent par sa nature de lrsquoattention avec laquelle il eacutetudie les catheacutedralesou les forteresses meacutedieacutevales Lrsquoeacutetude de ces laquo constructions rurales les plus simples raquo deacutecouledrsquoun projet systeacutematique qui englobe la totaliteacute des vestiges du passeacute En effet A de Caumonta clairement la volonteacute drsquoappliquer aux eacutedifices une meacutethode inspireacutee de celle des premiersgeacuteologues et de la taxinomie telle que la pratique C von Linneacute Agrave lrsquoaide drsquoune analyse fine etmeacutethodique des eacuteleacutements constitutifs drsquoun monument il srsquoefforce de deacuteterminer leur filiationdans le temps comme un paleacuteontologue restituerait un arbre phylogeacutenique et de les classer endiffeacuterents types agrave la maniegravere drsquoun botaniste 28 Crsquoest dans cette perspective qursquoil deacutecrit lesvestiges gallo-romains deacutecouverts en France et agrave lrsquoeacutetranger par les eacuterudits locaux Ce faisant il aclairement conscience de donner aux archeacuteologues les reacutefeacuterences qui leur manquait laquo Nous neposseacutedons aucun ouvrage didactique qui embrasse la science des antiquiteacutes nationales danstoutes ses parties aucun ouvrage eacuteleacutementaire qui puisse populariser les connaissancesarcheacuteologiques raquo 29

Le Cours drsquoAntiquiteacutes monumentales qursquoil professe et publie agrave partir de 1830 est ainsi conccedilucomme un manuel rassemblant selon les critegraveres de sa meacutethode les connaissances de sontemps et les donneacutees fournies par les observations de terrains Il srsquoattache donc agrave preacutesenter lesplans de villaelig connus et agrave deacutecrire preacuteciseacutement les techniques de construction gallo-romaines enles comparant agrave celles des siegravecles passeacutes et futurs 30 Il a participeacute directement ou en conseillantle fouilleur agrave plusieurs des chantiers dont il rapporte les deacutecouvertes On lrsquoa vu par exempleaider A Dureau de La Malle quand celui-ci entrepris lrsquoexploration drsquoun petit habitat gallo-romain sis dans sa proprieacuteteacute bien nommeacutee drsquoArcisse en Normandie 31 Il fait preuve agrave ceteacutegard drsquoun proseacutelytisme et drsquoun travail de formation en direction des eacuterudits locaux tout agrave faitfeacuteconds Les deacutecouvertes de villaelig se multiplient et sont soigneusement rapporteacutees dans lesnombreuses revues reacutegionales avant de faire lrsquoobjet pour les deacutecouvertes les plus importantesde notices dans le Bulletin monumental ou de communications dans les Congregraves archeacuteologiquede France instruments de diffusion de lrsquoinformation qursquoil a fondeacutes et dirigeacutes une grande partiede sa vie On a du mal aujourdrsquohui agrave se repreacutesenter lrsquoampleur du travail drsquoencadrement de larecherche et de diffusion des connaissances accompli par A de Caumont On peut toutefoislrsquoappreacutecier statistiquement en constatant que parmi les seize plans de villaelig fouilleacutees enFrance 32 et publieacutes par A Grenier en 1934 dans le deuxiegraveme tome de son Manueldrsquoarcheacuteologie gallo-romaine 33 pregraves de la moitieacute a deacutejagrave eacuteteacute preacutesenteacutee par A de Caumont dansson Abeacuteceacutedaire ou rudiment drsquoarcheacuteologie de 1862 (Planche 4)

28 laquo Quand on nrsquoa pas observeacute les monuments avec attention on distingue agrave peine leurs diffeacuterents types onvoit sans voir si je puis mrsquoexprimer ainsi Mais degraves qursquoon a fait seulement une eacutetude superficielle des formesqursquoon a pu comparer un certain nombre drsquoeacutedifices de diffeacuterents acircges on est frappeacute de leur dissemblance onreconnaicirct bientocirct que ceux qui ont eacuteteacute eacuteleveacutes agrave peu pregraves dans le mecircme temps offrent des analogiesconstantes et que tous agrave quelque temps qursquoils appartiennent peuvent ecirctre rangeacutes dans un certain nombrede classes suivant de grands horizons chronologiques raquo (Caumont 1830 p 15-16)

29 Caumont 1830 p 530 Caumont 1862 p 52-6231 Caumont 183332 Pour des raisons qui seront eacutevoqueacutees plus loin les nombreuses villaelig fouilleacutees agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoannexion de la

Moselle et de lrsquoAlsace ont eacuteteacute exclues de ce deacutecompte33 Les deux premiers tomes du Manuel drsquoarcheacuteologie gallo-romaine paraissent en 1931 et 1934 Le deuxiegraveme

tome porte le sous-titre Lrsquoarcheacuteologie des sols Ces deux ouvrages constituent les tomes V et VI du Manueldrsquoarcheacuteologie de J Deacutechelette dont ils poursuivent lrsquoœuvre

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 84

Il faut aussi lui reconnaicirctre le meacuterite drsquoavoir eacuteteacute lrsquoun des premiers agrave identifier clairement lafonction agricole des villaelig gallo-romaines laquo La plupart des villaelig nrsquoeacutetaient pas seulement desmaisons de plaisance mais elles comprenaient aussi ce qursquoexige lrsquoeacuteconomie rurale soit pourloger les bestiaux et les cultivateurs soit pour serrer les moissons et les autres reacutecoltes raquo 34 Sesobservations de terrains le conduisent agrave reconnaicirctre dans la partie agricole des villaelig fouilleacutees agravepeu pregraves exhaustivement les bacirctiments consacreacutes aux activiteacutes agraires Il corrobore soninterpreacutetation drsquoune lecture des textes de Varron et Vitruve et de lrsquoobservation des fermes de sareacutegion natale Neacuteanmoins il admet que les bacirctiments agricoles ne meacuteritent pas une grandeattention et sont peu repreacutesentatifs des techniques de constructions et de lrsquoart de vivreintroduits en Gaule par les Romains 35 Il pense toutefois que ces vestiges mecircme tregravesmodestes devraient ecirctre eacutetudieacutes de faccedilon systeacutematique car ils sont susceptibles de fournir depreacutecieuses informations sur la faccedilon dont les terroirs eacutetaient exploiteacutes durant lrsquoAntiquiteacute 36

Cette observation tout agrave fait originale pour lrsquoeacutepoque est celle drsquoun homme de terrain quisrsquoattache agrave comprendre les paysages dans lesquels sont implanteacutes les monuments qursquoil eacutetudie Iltire de sa grande freacutequentation des campagnes normandes qursquoil parcourt inlassablement depuislrsquoeacutepoque ougrave il se passionnait pour la geacuteologie et la botanique une perception claire du rocircle etde la varieacuteteacute des constructions rurales Il nrsquoa pas de difficulteacute agrave srsquoimaginer que ces modestesvestiges gallo-romains trouveacutes par les agriculteurs dans leurs champs sont les ruines drsquoanciennesfermes qui devaient scander le paysage de la mecircme faccedilon que les fermes normandes ponctuentles plaines bajocasses de son enfance

Il nrsquoest pas eacutetonnant que ses perspectives de recherches ne rencontrent pas cellesdeacuteveloppeacutees agrave la mecircme eacutepoque par Fr Guizot et les fregraveres Thierry Leurs meacutethodes et leursobjets les opposent radicalement Pour ces historiens les campagnes nrsquoont pas de reacutealiteacutemateacuterielle Elles ne sont que le support de pheacutenomegravenes sociaux qui seuls les inteacuteressentComme cela a eacuteteacute montreacute dans le premier chapitre A Dureau de La Malle est lrsquoun des rareshistoriens qui ait tenteacute de concilier les deux approches A de Caumont lrsquoassocie drsquoailleurs auxeacuterudits qui lrsquoont aideacute dans la reacutedaction de son Cours drsquoAntiquiteacutes monumentales au mecircme titreque Deacutesireacute Rochette Pierre Daunou Antoine Quatremegravere de Quincy Louis Petit-RadelJacques Champollion-Figeac et Theacuteodore Mionnet 37 Cette liste qui unit des historiens delrsquoart des archeacuteologues agrave des numismates et des historiens montre bien la volonteacute drsquoAde Caumont de mettre agrave profit tous les savoirs de son temps

De leur cocircteacute les repreacutesentants de la science historique ne font pas preuve du mecircmeeacuteclectisme quand ils eacutetudient la Gaule et ses campagnes On peut mecircme dire sans risquerdrsquoecirctre excessif qursquoagrave cette eacutepoque seuls les laquo antiquaires raquo srsquointeacuteressent agrave la villaMalheureusement tous nrsquoont pas les capaciteacutes drsquoanalyse et de synthegravese drsquoA de Caumont Laplupart des notices consacreacutees par ces eacuterudits aux habitats ruraux se contentent de preacutesenterrapidement les vestiges et encore plus succinctement le mobilier deacutecouvert Leur attention estsurtout attireacutee par les teacutemoignages architecturaux de la romaniteacute les bains les techniques deconstruction les mosaiumlques les eacuteleacutements du deacutecor etc Les villaelig sont essentiellement perccediluescomme les lieux de villeacutegiature de riches proprieacutetaires ayant adopteacute et promu sur le sol de laGaule les mœurs du conqueacuterant romain et tregraves peu comme les instruments drsquoune eacuteconomie

34 Caumont 1862 p 32235 laquo Les parties annexeacutees agrave la seconde cour et appeleacutees agrariaelig ou fructuariaelig offraient moins drsquointeacuterecirct sous le

rapport de lrsquoart Crsquoeacutetaient des deacutependances de la ferme ou de lrsquoexploitation rurale villa agraria raquo (Caumont1862 p 322)

36 laquo Lrsquoexploration des ces ruines dont beaucoup encore ne sont connues que des laboureurs dans le terraindesquels elles existent pourrait fournir de grandes lumiegraveres sur la statistique de nos contreacutees sous ladomination romaine raquo (Caumont 1862 p 337)

37 Caumont 1830 p 13

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 85

agricole dont lrsquoexistence est agrave peine perccedilue La longue notice que Jouannet 38 consacre en 1842aux eacutetablissements ruraux de la Gironde est agrave ce titre particuliegraverement reacuteveacutelatrice du caractegravereexclusif de cette approche 39 Agrave aucun moment la fonction agricole des villaelig qursquoil preacutesentenrsquoest envisageacutee Lrsquoauteur qui consacre une grande partie de ces travaux aux vestiges antiques deBordeaux les considegravere uniquement comme les maisons de campagne des riches familles deBurdigala

Cette approche est celle de la plupart des confregraveres de Jouannet De maniegravere geacuteneacuterale lesobservations judicieuses drsquoA de Caumont sur la fonction des villaelig ne sont pas reprises et leshorizons de recherche qursquoil a esquisseacutes notamment sur les terroirs ne sont pas exploreacutes avantla fin du XIXe s Les eacuterudits se contentent drsquoenregistrer sans les interpreacuteter les deacutecouvertes devestiges et lrsquoeacuteconomie rurale nrsquointeacuteresse personne Il est possible de mesurer cette indiffeacuterenceen constatant que parmi les 11 126 notices recenseacutees par Ch-Eacute Ruelle dans sa Bibliographiegeacuteneacuterale des Gaules publieacutee en 1886 40 moins drsquoune dizaine concerne lrsquoagriculture Les plussubstantielles sont celles drsquoA Mongez et de L Reynier publieacutees en 1818 et analyseacutees dans lepremier chapitre du preacutesent meacutemoire

Dans un article qui paraicirct en 1886 les questions poseacutees par N Fustel de Coulangesapparaissent agrave la fois comme une deacutenonciation eacutenergique de ce deacutesinteacuterecirct comme une volonteacutede reacuteinvestir un domaine deacutelaisseacute par les historiens et comme la revendication des objectifsdrsquoun programme tout agrave fait novateur laquo Lrsquohistorien veut savoir en deacutetail et au vrai ce quecrsquoeacutetait qursquoun domaine rural quelle en eacutetait lrsquoeacutetendue moyenne par quels bras il eacutetait cultiveacute etquelles eacutetaient les relations entre les cultivateurs et le proprieacutetaire raquo 41 Il convient maintenantde srsquointerroger sur les motivations profondes de ce changement de paradigme de comprendrela logique du scheacutema heuristique imposeacute par N Fustel de Coulanges et drsquoen mesurer lesconseacutequences sur les travaux des historiens et des archeacuteologues de la fin du XIXe s et du XXe s

II N Fustel de Coulanges et le primat du domaine

La critique ne retient souvent de lrsquoœuvre de Numa Denis Fustel de Coulanges (1830-1889) 42

que son premier ouvrage La Citeacute antique 43 qui nrsquoa cesseacute drsquoecirctre reacuteeacutediteacute jusqursquoagrave nos joursDrsquoun point de vue eacutepisteacutemologique ce livre preacutecurseur marque incontestablement la volonteacutenovatrice de fonder le discours historique sur la seule critique des sources en instituant uneseacuteparation nette entre lrsquohistorien et son objet Pour autant sa moderniteacute ne doit pas occulter laplace essentielle qursquooccupe lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France dans lrsquoœuvrede N Fustel de Coulanges Inacheveacutee de son vivant cette entreprise nrsquoa cesseacute de lrsquooccuperdurant toute la seconde partie de sa vie Les premiers volumes agrave peine publieacutes il srsquoest remisaussitocirct au travail pour introduire dans les nouvelles eacuteditions des corrections et des ajouts qui

38 Franccedilois Reneacute Beacutenit Vatar de Jouannet (1765-1845) se fait appeler Vatar-Jouannet puis Jouannet agrave la fin desa vie Apregraves des deacutebuts dans lrsquoimprimerie il devient professeur agrave Sarlat puis conservateur de la bibliothegravequede Bordeaux en 1830

39 Jouannet 184240 Ruelle 188641 Fustel de Coulanges 1886 p 31842 Les deux preacutenoms de Fustel de Coulanges sont Numa et Denis Agrave la suite de P Guiraud son premier

biographe la posteacuteriteacute lui donne souvent le preacutenom de Numa-Denys Cet usage nrsquoest pas attesteacute par lrsquoeacutetatcivil et lui-mecircme nrsquoutilisait que son patronyme pour signer ses travaux Lrsquoassociation en un preacutenomcomposeacute du nom de lrsquoorganisateur des institutions religieuses de Rome et de celui de lrsquoun des saints patronsde la dynastie meacuterovingienne est eacutevidemment plus eacutevocatrice

43 La Citeacute antique eacutetude sur le culte le droit les institutions de la Gregravece et de Rome Paris Durand 1864

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 86

les enrichissent consideacuterablement On doit agrave Camille Jullian le meacuterite drsquoavoir achever ce travailde reacutevision dans le respect scrupuleux de la meacutethode et des consignes de son maicirctre

Il nrsquoest pas inutile pour bien comprendre la chronologie de ces travaux de rappelerbriegravevement les dates de parution et de reacuteeacutedition des volumes de lrsquoHistoire des institutionspolitiques de lrsquoancienne France N Fustel de Coulanges a publieacute deux volumes de son vivant etle troisiegraveme a eacuteteacute eacutediteacute quelques mois apregraves sa mort 44 Le premier ouvrage a eacuteteacute complegravetementrepris et scindeacute en deux volumes qui ont eacuteteacute eacutediteacutes par les soins de C Jullian Ce dernier srsquoesteacutegalement chargeacute de faire paraicirctre agrave partir des manuscrits et des notes laisseacutees par N Fustel deCoulanges les deux derniers volumes Lrsquoeacutedition deacutefinitive en six volumes srsquoeacutetablit donccomme suit

ndash La Gaule romaine (1890)

ndash Lrsquoinvasion germanique et la fin de lrsquoEmpire (1890)

ndash La Monarchie franque (1888)

ndash Lrsquoalleu et le domaine rural pendant lrsquoeacutepoque meacuterovingienne (1889)

ndash Les Origines du systegraveme feacuteodal Le Beacuteneacutefice et le patronat pendant lrsquoeacutepoque meacuterovingienne (1890)

ndash Les Transformations de la royauteacute pendant lrsquoeacutepoque carolingienne (1891)

Ainsi constitueacutee lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France apparaicirct agrave bien deseacutegards comme une entreprise aussi consideacuterable par son ampleur et son projet que le Droitpublic des Romains publieacute agrave peu pregraves agrave la mecircme eacutepoque par Th Mommsen 45 Il peut paraicirctreparadoxal drsquoassocier le nom de ces deux savants alors que le premier sortant de sa reacuteservehabituelle a pris la plume pour dire combien il eacutetait opposeacute aux ideacutees deacuteveloppeacutees par lesecond au lendemain du premier conflit franco-allemand et que la critique srsquoemparant de ceconflit a fait de ces deux grands historiens les repreacutesentants de deux conceptions radicalementopposeacutees de lrsquohistoire 46 Cette querelle politique existe mais ne doit pas masquer lrsquoessentiel Th Mommsen et N Fustel de Coulanges poursuivent la mecircme ambition Ils cherchent au-delagrave de lrsquoeacutecume des civilisations le substrat solide deacuteterminant et relativement stable surlequel elles se deacuteveloppent et que reacutevegravelent les comportements religieux sociaux et politiquesdes peuples Tout les deux sont persuadeacutes que cette infrastructure se deacutevoile agrave lrsquohistorien parlrsquoeacutetude de ce qursquoils appellent les laquo institutions raquo Il ne srsquoagit pas uniquement des regravegles fixeacuteespar le droit mais de tous les pheacutenomegravenes sociaux qui srsquoorganisent selon un systegraveme coheacuterentAvec peut-ecirctre plus drsquoacuiteacute que son collegravegue allemand lrsquoauteur de La Citeacute antique aclairement conscience de la grande peacuterenniteacute de ces laquo institutions raquo et de leur remarquablereacutesistance aux fluctuations politiques et agrave la volonteacute des individus Cette perception delrsquohistoire lrsquoamegravene agrave privileacutegier les structures qui assurent la continuiteacute des socieacuteteacutes et agraverelativiser la porteacutee des eacuteveacutenements qui marquent la peacuteriodisation historique 47 Animeacute par la

44 LrsquoEmpire romain Les Germains La royauteacute meacuterovingienne (1875) La monarchie franque (1888) Lrsquoalleu et ledomaine rural pendant lrsquoeacutepoque meacuterovingienne (1889)

45 Nicolet 2003 p 218-21946 laquo Vous ecirctes monsieur un historien eacuteminent Mais quand nous parlons du preacutesent ne fixons pas trop les

yeux sur lrsquohistoire La race crsquoest de lrsquohistoire crsquoest du passeacute La langue crsquoest encore de lrsquohistoire crsquoest le resteet le signe drsquoun passeacute lointain Ce qui est actuel et vivant ce sont les volonteacutes les ideacutees les inteacuterecircts lesaffections Lrsquohistoire vous dit peut-ecirctre que lrsquoAlsace est un pays allemand mais le preacutesent vous prouve qursquoelleest un pays franccedilais Il serait pueacuteril de soutenir qursquoelle doit retourner agrave lrsquoAllemagne parce qursquoelle en faisaitpartie il y a quelques siegravecles raquo (Fustel de Coulanges 1893 p 511)

47 Nicolet 2003 p 222-223

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 87

mecircme vision Th Mommsen considegravere on lrsquoa vu 48 que cette permanence des socieacuteteacutes estassureacutee par lrsquoEacutetat Dans lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France N Fustelde Coulanges pense que ce rocircle est en partie joueacute par le domaine rural Ses contemporainsnrsquoont pas vu combien ce changement de perspective eacutetait novateur et bouleversait enprofondeur les paradigmes de lrsquohistoire nationale imposeacutes par Fr Guizot et Au Thierry

Pourtant ce parti pris est justifieacute longuement et agrave plusieurs reprises tout au long de sonHistoire des institutions Il observe tout drsquoabord que les sources litteacuteraires et juridiques latinesne connaissent pas le village tel qursquoil se preacutesente agrave lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale apregraves lrsquoan mille Ellesmentionnent des villes des municipes des vici mais jamais drsquoagglomeacuteration regroupant despopulations rurales 49 Il considegravere donc que lrsquoessentiel des activiteacutes rurales avaient pour cadrele domaine rural 50 Cette conviction est renforceacutee par un examen de son rocircle social PourN Fustel de Coulanges non seulement le domaine est lrsquoeacuteleacutement de base de lrsquoeacuteconomie ruralemais il est aussi et surtout la cellule essentielle autour de laquelle et pour laquelle lesinstitutions srsquoorganisent et se deacuteveloppent

Pour les peuples qui ont veacutecu entre les temps de la reacutepublique romaine et le XVIe siegravecle le domaine rurala eacuteteacute lrsquoorgane sinon unique du moins le plus important de la vie sociale Crsquoest lagrave que srsquoexeacutecutait la plusgrande part du travail lagrave srsquoeacutelaboraient la richesse et la force lagrave naissait le mouvement qui setransmettait ensuite au corps entier Le domaine rural eacutetait la moleacutecule vivante et presque toutlrsquoorganisme y eacutetait virtuellement contenu Crsquoeacutetait aussi dans lrsquointeacuterieur de ce domaine que serencontraient les diverses classes des hommes Crsquoeacutetait lagrave que srsquoappliquaient la plupart des droits ou desobligations de chacune drsquoelles Lagrave bien plus qursquoau forum se sentaient leurs ineacutegaliteacutes Lagrave se marquaitleur accord ou eacuteclatait leur conflit 51

Cette thegravese pourrait preacutesenter quelques affiniteacutes avec les conceptions deacutefendues par lesPhysiocrates qui consideacuteraient lrsquoexploitation agricole comme la base de toute lrsquoeacuteconomie ouavec les conceptions de J K von Rodbertus-Jagetzow qui limitaient agrave la sphegravere du domainefamilial (lrsquooikos) lrsquoessentiel des activiteacutes eacuteconomiques de lrsquoAntiquiteacute 52 En fait les conceptionshistoriques de N Fustel de Coulanges sur le domaine rural ne procegravedent pas drsquoune analyseeacuteconomique terrain sur lequel malgreacute ses deacuteclarations de principe il srsquoaventure rarement Laprimauteacute qursquoil lui accorde deacutecoule drsquoune reacuteflexion sur les institutions et de sa deacutetermination agravemettre en avant les faits historiques les plus stables Selon lui le domaine rural constitueindeacutependamment des bouleversements politiques lrsquoossature de la socieacuteteacute de la peacuteriodegauloise jusqursquoagrave la France du XVIe s Durant cette longue peacuteriode lrsquohistoire nationale seconfond avec celle du domaine rural Sa formation ses eacutevolutions et sa disparition enconstituent les principales eacutetapes

Sa premiegravere ambition est donc drsquoen deacutecrire le plus preacuteciseacutement possible le fonctionnementgeacuteneacuteral qursquoelle est son eacutetendue que comprend-il qui le met en valeur comment est-il dirigeacute Cependant malgreacute le caractegravere concret de ces questions lrsquoanalyse de N Fustel de Coulangesdemeure essentiellement theacuteorique Crsquoest pourquoi on cherchera en vain dans son œuvre uneeacutetude des conditions mateacuterielles de la production agricole Pour bien saisir la singulariteacute decette approche il faut rappeler les termes du projet poursuivi par son contemporain Leacuteopold

48 Cf supra chapitre II p 5049 Fustel de Coulanges 1889 p 3950 laquo Nous arrivons donc agrave cette conclusion que dans la socieacuteteacute de lrsquoempire romain lrsquouniteacute rurale nrsquoeacutetait pas le

village mais le domaine raquo (Fustel de Coulanges 1886 p 336)51 Fustel de Coulanges 1886 p 31952 Cf supra chapitre II p 64

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 88

Delisle (1826-1910) dans un livre que lrsquoon peut consideacuterer agrave bien des eacutegards comme une despremiegraveres manifestations accomplies de lrsquohistoire rurale franccedilaise 53

Nous avons drsquoabord voulu connaicirctre la condition des paysans les modes de proprieacuteteacute les charges et lesprivilegraveges attacheacutes agrave la possession du sol lrsquoadministration rurale les rapports des paysans entre eux lesmoyens qursquoils employegraverent pour ameacuteliorer leur eacutetat et srsquoaffranchir des redevances et des services les pluspeacutenibles Le chiffre de la population lrsquoinstruction eacuteleacutementaire la moraliteacute des habitants leur maniegravere devivre les ressources avec lesquelles ils se procuraient des capitaux ont ensuite eacuteteacute lrsquoobjet de nosinvestigations Ces questions preacuteliminaires traiteacutees nous avons abordeacute lrsquoagriculture proprement dite nous avons successivement passeacute en revue le beacutetail les fumiers les prairies les terres vaines et vagues lesproceacutedeacutes de culture les espegraveces cultiveacutees les forecircts les vignes le cidre et la biegravere les jardins et lesvergers et les diffeacuterentes espegraveces de moulins 54

Dans son article de 1886 sur Le domaine rural chez les romains et a fortiori dans lrsquoHistoire desinstitutions politiques de lrsquoancienne France N Fustel de Coulanges restreint quant agrave lui sonchamp drsquoinvestigation aux premiegraveres laquo questions preacuteliminaires raquo deacutefinies par L Delisle Certesapregraves les partis pris excessifs de Fr Guizot et Au Thierry en faveur de la civilisation urbaineles travaux de N Fustel de Coulanges apparaissent comme un plaidoyer neacutecessaire au profit dumonde rural et de son rocircle deacuteterminant dans lrsquoorganisation des socieacuteteacutes antiques Neacuteanmoinsil faut bien reconnaicirctre que les perspectives heuristiques de N Fustel de Coulanges sont toutautant ideacuteologiques que celles deacuteveloppeacutees par Fr Guizot et Au Thierry Son domaine ruralest une abstraction N Fustel de Coulanges srsquointeacuteresse agrave sa fonction sociale il deacutecrit avecbeaucoup de preacutecision et de clairvoyance le statut juridique des personnes et des biens mais enles isolant de leur substrat mateacuteriel en refusant de les consideacuterer dans leurs interactions avec lemilieu et les techniques agraires Cette deacutemarche lrsquooppose radicalement agrave L Delisle qui enavance sur son temps a lrsquointuition que les institutions feacuteodales lrsquoeacutetat des personnes et desterres entretiennent des rapports complexes avec les conditions naturelles et le systegraveme agraireIl reacutealise avec la mecircme prescience que ces rapports devraient ecirctre examineacutes dans la longuedureacutee par le biais drsquoeacutetudes reacutegressives 55

Mecircme si cette assertion meacuteriterait drsquoecirctre nuanceacutee et mieux eacutetablie il nrsquoest pas abusif desoutenir que la divergence entre les approches de N Fustel de Coulanges et L Delisle acontinueacute de distinguer en France pendant la seconde moitieacute du XIXe s et une grande partiedu XXe s les travaux des historiens des campagnes de lrsquoAntiquiteacute de ceux de leurs collegraveguesmeacutedieacutevistes Force est de reconnaicirctre que jusqursquoagrave une date reacutecente les chercheurs qui ontpoursuivi apregraves N Fustel de Coulanges lrsquoeacutetude du domaine gallo-romain nrsquoont pas manifesteacutebeaucoup de curiositeacute pour les techniques agraires Ce reproche ne peut ecirctre fait auxmeacutedieacutevistes qui ont perccedilu tregraves tocirct lrsquoimportance de ces questions Il est vrai que pour reprendrela formule de M Bloch laquo lrsquohistorien est toujours lrsquoesclave de ses documents raquo 56 et que dans cedomaine les meacutedieacutevistes disposent de sources eacutecrites incomparablement plus nombreuses etpreacutecises comme N Fustel de Coulanges le constate amegraverement agrave plusieurs reprises 57

53 Jacquart 1995 p 2054 Delisle 1903 p IX La premiegravere eacutedition des Eacutetudes sur la condition de la classe agricole et lrsquoeacutetat de lrsquoagriculture

en Normandie au Moyen Acircge est parue agrave Eacutevreux chez A Heacuterissey en 185155 laquo Plus que personne nous reconnaissons les imperfections et les lacunes de ce travail Nous regrettons

surtout de nrsquoavoir pas assez compareacute lrsquoeacutetat ancien avec lrsquoeacutetat moderne Sans aucun doute beaucoup desusages que nous avons deacutecrits se pratiquent encore dans quelques cantons de la Normandie Il eucirct eacuteteacuteinteacuteressant de le constater raquo (Delisle 1903 p XXXVI)

56 Bloch 1988 p 4957 laquo Pour les deux derniers siegravecles de la Reacutepublique nous avons les deux livres de Caton et Varron sur

lrsquoagriculture mais si preacutecieux qursquoils soient ils ne reacutepondent pas agrave toutes les question que nous nous posonsMecircme pour la peacuteriode impeacuteriale nos documents sont peu nombreux Nous ne posseacutedons rien qui soit

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 89

Neacuteanmoins comme on lrsquoa vu le point de vue theacuteorique adopteacute par celui-ci ne lrsquoincite pas agravechercher dans la documentation disponible les informations susceptibles drsquoeacuteclairer lrsquoexistencemateacuterielle des domaines ruraux qursquoil eacutetudie Ainsi mecircme quand il srsquointeacuteresse agrave lrsquoagencementdes diffeacuterents bacirctiments qui composent la villa ce qui lui arrive quelquefois 58 il preacutefegravererapporter de faccedilon tout agrave fait conventionnelle les descriptions des Agronomes latins plutocirct quedrsquoillustrer son propos par une preacutesentation des donneacutees fournies par lrsquoarcheacuteologie qursquoil auraitpu aiseacutement trouver dans lrsquoAbeacuteceacutedaire ou rudiment drsquoarcheacuteologie publieacute par A de Caumont pregravesde vingt-cinq ans plus tocirct De la mecircme faccedilon lorsqursquoil considegravere le destin de la villa depuis lafin de lrsquoindeacutependance gauloise jusqursquoagrave la peacuteriode meacutedieacutevale son analyse ne porte que sur lesrares sources eacutecrites disponibles et le mateacuteriel apporteacute par les travaux de toponymie de soncollegravegue Marie Henri drsquoArbois de Jubainville (1827-1910) dont il fait un grand usage

Ce dernier les a exposeacutes dans une seacuterie drsquoarticles de la Revue celtique de 1887 59 Avant cettedate il a reacuteveacuteleacute ces ideacutees dans ses cours du Collegravege de France ougrave il professe depuis 1882 et agravelrsquooccasion de communications donneacutees agrave lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres dont ilest correspondant depuis 1867 et membre depuis 1884 Il nrsquoest pas aiseacute de savoir dans quellesconditions N Fustel de Coulanges en a pris connaissance car il mentionne rarement dans sesouvrages les travaux de ses contemporains En tout cas le chapitre tregraves court consacreacute audomaine gallo-romain dans lrsquoeacutedition de 1875 du premier volume de lrsquoHistoire des institutionspolitiques de lrsquoancienne France ne comprend aucune reacutefeacuterence agrave la toponymie Cette matiegravereprend en revanche une importance de premier plan dans la troisiegraveme partie de son œuvrepublieacutee en 1889 60 Il est donc leacutegitime de supposer que N Fustel de Coulanges a trouveacutematiegravere agrave reacuteflexion dans les theacuteories deacuteveloppeacutees par H drsquoArbois de Jubainville On peutmecircme supposer qursquoelles lrsquoont inciteacute agrave consacrer dans ce troisiegraveme opus un long chapitre audomaine gallo-romain avant drsquoaborder les questions relatives agrave son destin pendant la peacuteriodemeacuterovingienne Il importe donc de preacutesenter rapidement les travaux de toponymiedrsquoH drsquoArbois de Jubainville avant drsquoexposer les critiques que leur oppose N Fustelde Coulanges et lrsquoutilisation qursquoil en fait

H drsquoArbois de Jubainville deacuteduit de lrsquoeacutetude des textes de Ceacutesar et de Tacite que lesGermains et les Gaulois ne connaissaient que la proprieacuteteacute collective de la terre Apregraves laconquecircte lrsquointroduction du droit romain en Gaule a imposeacute la proprieacuteteacute priveacute Les aeligdificiacontrocirclaient de vastes pagi qui ont eacuteteacute alors subdiviseacutes en de multiples fundi agrave la tecircte de chacundesquels srsquoest trouveacutee une villa Les proprieacutetaires ont donneacute leurs noms agrave ces nouveauxdomaines 61 Cet usage est parfaitement attesteacute par les sources antiques Les fundi de la tablehypotheacutecaire de Veleia tirent ainsi leur nom drsquoandronymes En Gaule selon les regravegleslinguistiques propres agrave cette reacutegion les domaines ont reccedilu au moment de leur formation unnom forgeacute agrave partir de celui du premier proprieacutetaire et du suffixe -ācus ou -iācus 62 La plupart

analogue aux polyptyques du Moyen Acircge rien qui ait la valeur des actes de donation des testaments desformules diverses de lrsquoeacutepoque meacuterovingienne Nous avons les Codes et le Digeste mais les lois ne deacutecriventpas les faits et les jurisconsultes ne font pas de statistique Nous avons une riche litteacuterature mais leseacutecrivains srsquooccupent peu de ce qui est vulgaire et srsquoil leur arrive drsquoen parler crsquoest comme malgreacute eux et parquelques phrases qui leur eacutechappent Nous avons des milliers drsquoinscriptions mais parmi elles il nrsquoen estque cinq ou six qui concernent la terre et ceux qui la cultivaient raquo (Fustel de Coulanges 1886 p 319)

58 Fustel de Coulanges 1886 p 861-86559 Ces textes ont eacuteteacute repris par lrsquoauteur dans Recherches sur lrsquoorigine de la proprieacuteteacute fonciegravere et des noms de lieux

habiteacutes en France (peacuteriode celtique et peacuteriode romaine) Paris E Thorin 189060 Lrsquoalleu et le domaine rural pendant lrsquoeacutepoque meacuterovingienne constitue initialement le troisiegraveme volume de

lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France61 Arbois de Jubainville 1887 ndeg 4 p 98-10462 laquo Il est incontestable qursquoagrave lrsquoeacutepoque de lrsquoempire romain les reacutegions celtiques soumises agrave la domination

romaine ont eu des noms de lieux en -ācus deacuteriveacutes de noms drsquohommes les noms de lieux finissant en -iācuscrsquoest-agrave-dire ougrave le suffixe -ācus est preacuteceacutedeacute drsquoun i viennent ordinairement de gentilices les noms de lieux qui

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 90

de ces toponymes ont eacuteteacute transmis jusqursquoagrave nous selon des usages qui ont parfois modifieacute leurforme initiale Ainsi les nombreux Savigna Savignac Savignat Savigneacute Savigneux SavignySevigny ou Servigny que lrsquoon rencontre aujourdrsquohui dans la toponymie franccedilaise tirent tousleur origine de domaines dont les premiers proprieacutetaires portaient le gentilice Sabiniacus 63Cette continuiteacute est parfois documenteacutee par les sources Le village de Juumllich en Rheacutenanietient par exemple son nom drsquoun Juliacus attesteacute par lrsquoitineacuteraire drsquoAntonin et la table dePeutinger 64

Les regravegles de formation de ces noms eacutetant eacutetablies il est possible drsquoappreacutehender lesdomaines antiques au moment de leur fondation en eacutetudiant de faccedilon reacutegressive la toponymieancienne Ces principes simples appliqueacutes de faccedilon systeacutematique parfois mecircme sansdiscernement ont nourri jusqursquoagrave aujourdrsquohui de nombreux travaux consacreacutes au domainegallo-romain Pour ne citer qursquoun exemple on se rappelle que G Fouet voit dans le nom dupetit pays de Neacutebouzan une survivance de celui du premier proprieacutetaire de la villa deMontmaurin 65 Neacuteanmoins lrsquoutilisation de la toponymie pour eacutetudier les domaines gallo-romains se heurtent agrave plusieurs difficulteacutes dont certaines ont drsquoailleurs eacuteteacute reconnues parH drsquoArbois de Jubainville lui mecircme En effet dans lrsquoarticle fondateur de sa meacutethode il admetque certains toponymes anciens puissent provenir drsquoautres noms que ceux des proprieacutetaires 66En toute rigueur il est deacutelicat de deacutefinir lrsquoorigine exacte drsquoun toponyme Par conseacutequent il estfort probable que certains drsquoentre eux ne deacutesignent que de simples lieux-dits Enfin tout lesystegraveme drsquoH drsquoArbois de Jubainville repose sur le postulat que la plupart des noms dedomaines ont eacuteteacute forgeacutes au moment de leur creacuteation peu apregraves la conquecircte Il srsquoagit bien sucircrdrsquoune vue de lrsquoesprit La formation de toponymes agrave partir des suffixes en -ācus et -iācus estattesteacutee durant une longue peacuteriode Crsquoest une pratique courante qui a permis de nommer deslieux-dits de nature tregraves diffeacuterente Il est donc drsquoune part tregraves hasardeux de les associersysteacutematiquement agrave drsquoanciens domaines et drsquoautre part fort aventureacute de penser qursquoils ont touseacuteteacute constitueacutes peu de temps apregraves la conquecircte

N Fustel de Coulanges reacutefute totalement la premiegravere partie de la deacutemonstrationdrsquoH drsquoArbois de Jubainville Il est persuadeacute que Gaulois et Germains connaissaient laproprieacuteteacute priveacutee de la terre bien avant la conquecircte 67 En revanche il est precirct agrave admettre que lesdomaines de cette peacuteriode aient eacuteteacute aux mains de lrsquoaristocratie gauloise Il pense aussi qursquoils ontreccedilu le nom de leurs proprieacutetaires primitifs Il va mecircme plus loin que H drsquoArboisde Jubainville en notant que ce nom a surveacutecu aux multiples partages ou fusions des domainesEnfin il parachegraveve le travail de son collegravegue celtisant en eacutetablissant une filiation entre leterritoire du domaine gallo-romain et le finage du village meacutedieacuteval Partant il fait de lameacutethode toponymique un instrument drsquoanalyse de lrsquoespace et de sa gestion Sans exploitercomplegravetement cette perspective de recherche N Fustel de Coulanges entrevoit que lrsquoeacutetude dela reacutepartition des villages de leur densiteacute et de leur toponymie peut apporter un eacuteclairage surlrsquoorganisation domaniale de lrsquoAntiquiteacute Lrsquoappel lanceacute par A de Caumont est enfin entendumais comble du paradoxe par un historien que laissent indiffeacuterent les sources archeacuteologiques

Il nrsquoen demeure pas moins que les remarques de N Fustel de Coulanges datent lrsquointrusiondans le champ de lrsquohistorien de preacuteoccupations relatives agrave lrsquoeacutetude de lrsquoespace La toponymie

se terminent en -ācus preacuteceacutedeacute drsquoune consonne viennent en regravegle geacuteneacuterale de surnoms cognomina raquo (Arboisde Jubainville 1887 ndeg 8 p 137)

63 Arbois de Jubainville 1887 ndeg 4 p 10464 Arbois de Jubainville 1887 ndeg 4 p 11565 laquo Ce nom de Neacutebouzan eacutetait ainsi intimement lieacute au cœur du terroir exploiteacute par le premier proprieacutetaire de

la villa Nepos ou Nepotius [hellip] raquo (Fouet 1969 p 289)66 Arbois de Jubainville 1887 ndeg 4 p 14467 Fustel de Coulanges 1889 p 1-14

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 91

devient lrsquooutil privileacutegieacute et presque unique de cette ambition Un peu moins de quarante ansplus tard C Jullian qursquoon ne peut accuser de tenir les sources archeacuteologiques en piegravetre estimesoutenait encore que lrsquoanalyse des toponymes selon les regravegles eacutenonceacutees par H drsquoArboisde Jubainville et reprises par N Fustel de Coulanges constituait la premiegravere eacutetape delaquo lrsquohistoire du sol franccedilais raquo 68 Les sommes consideacuterables de G Jeanton 69 ou drsquoA Deacuteleacuteage 70

sur le peuplement de la Bourgogne sont ainsi essentiellement composeacutees pour les peacuteriodes lesplus anciennes agrave partir drsquoun examen des toponymes

Cette meacutethode nrsquoa jamais eacuteteacute ni soigneusement exposeacutee ni reacuteellement justifieacutee C Jullianen attribue la paterniteacute agrave N Fustel de Coulanges 71 Mais pour ce dernier la permanence destoponymes est une des conseacutequences de la peacuterenniteacute des cadres de la civilisation ruraleComme on va le voir lrsquoun des buts de lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne Franceest de montrer que le domaine rural a peu eacutevolueacute pendant toute lrsquoAntiquiteacute qursquoil a fermementreacutesisteacute agrave lrsquoinvasion germanique et agrave la constitution du reacutegime feacuteodal et que son territoire a servidrsquoassise au village meacutedieacuteval Le nom du domaine a franchi drsquoautant plus facilement les eacutepoquesque la valeur eacuteconomique et sociale de cette cellule de base a eacuteteacute preacuteserveacutee Chercher lestoponymes en -ācus comme le preacuteconise C Jullian revient donc a accepter comme hypothegravesede deacutepart les conclusions de N Fustel de Coulanges Deacutemontrer sur ces bases toponymiques lastabiliteacute des formes drsquoorganisation des campagnes franccedilaises relegraveve de la tautologie Il faudraexaminer plus attentivement la grande fortune de ces ideacutees dans les travaux des archeacuteologuesdu XXe s En attendant afin de favoriser cette comparaison et de rendre justice au caractegraverenovateur de plusieurs des thegraveses de N Fustel de Coulanges une preacutesentation rapide des pagesqursquoil consacre au domaine gallo-romain et agrave son eacutevolution srsquoimpose

Conscient de lrsquoimportance que revecirct un usage preacutecis et approprieacute des termes N Fustelde Coulanges utilise tregraves peu celui de villa Il constate que dans les sources antiques cetteexpression a pu deacutesigner agrave la fois le domaine et lrsquohabitation du maicirctre Il preacutefegravere donc le motde fundus ou ses eacutequivalents franccedilais Comme on lrsquoa vu plus haut il consacre peu de pages agravelrsquoorganisation mateacuterielle de la demeure du proprieacutetaire et de ses deacutependances agricoles Ilprofite neacuteanmoins de cette occasion pour rappeler que le domaine rural est au cœur de laculture du mode de vie et des preacuteoccupations des proprieacutetaires terriens Il exprime ainsi savive opposition aux thegraveses et agrave la faccedilon drsquoeacutecrire lrsquohistoire de Fr Guizot et Au Thierry qursquoil necite mecircme pas

Des historiens modernes ont dit que la socieacuteteacute romaine ou gallo-romaine nrsquoaimait que la vie des villes etque ce furent les Germains qui enseignegraverent agrave aimer la campagne Je ne vois pas de quels documents ilsont pu tirer cette theacuteorie Je crains que ce ne soit lagrave une de ces ideacutees toutes subjectives que lrsquoespritmoderne a introduites dans cette histoire Ce qui est certain crsquoest que les eacutecrits que nous avons du IVe etdu Ve siegravecle deacutepeignent lrsquoaristocratie romaine comme une classe rurale autant qursquourbaine elle esturbaine en ce sens qursquoelle exerce les magistratures et administre les citeacutes elle est rurale par ses inteacuterecirctspar sa vie quotidienne par ses goucircts En partageant son existence entre la campagne et la ville elle paraicirctavoir une preacutedilection pour la campagne 72

68 laquo Peu importe si le nom deacuteriveacute de -acus nrsquoest plus celui drsquoun chef-lieu de commune nrsquoest plus que celui drsquounhameau mecircme drsquoun lieu-dit mecircme drsquoune rue lagrave ougrave est ce nom lagrave eacutetait le centre drsquoun canton domanial etla premiegravere chose agrave faire quelle que soit la commune eacutetudieacutee est de chercher le nom en -acus qursquoelle offreou qursquooffre son voisinage immeacutediat raquo (Jullian 1926c p 141-142)

69 Jeanton 192670 Deacuteleacuteage 194171 laquo Mais il faut ajouter que Fustel de Coulanges a bien vu la porteacutee de ces questions topographiques dans son

admirable livre sur lrsquoAlleu [hellip] il faudra toujours en les eacutetudiant avoir preacutesentes agrave lrsquoesprit les conclusionsgeacuteneacuterales de Fustel raquo (Jullian 1926c p 139 note 2)

72 Fustel de Coulanges 1886 p 865-866

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 92

Cette profession de foi de lrsquoauteur de La Citeacute antique peut surprendre elle reacutesume pourtantbien lrsquoideacutee qursquoil se fait de cette classe drsquoindividus et de son comportement social Plus loin dansle mecircme article il les deacutecrit comme de laquo grands seigneurs raquo srsquoadonnant agrave la laquo vie dechacircteau raquo 73 Mais des laquo chacircteaux raquo sans deacutefense largement ouverts sur la campagne et pleinsdes plaisirs raffineacutes de la romaniteacute

Autour de ces laquo chacircteaux raquo il voit les terres agricoles rassembleacutees en une seule massedeacutelimiteacutee par des bornes sacreacutees 74 Elles sont exploiteacutees par une main-drsquoœuvre esclave placeacuteesous la direction de repreacutesentants serviles du maicirctre (uilicus 75 actor) Ces esclaves surtoutquand ils sont nombreux vivent dans des cabanes qui forment de petites agglomeacuterations Il nesrsquoagit pas de villages mais de simples eacutecarts habiteacutes (vici) deacutepourvus de statut social oujuridique et complegravetement deacutependants du fundus de leur proprieacutetaire 76 En aucun cas ils nepeuvent ecirctre apparenteacutes aux villages meacutedieacutevaux qui se deacuteveloppent autour de la reacutesidenceseigneuriale

En rupture avec les ideacutees de son temps N Fustel de Coulanges estime que tregraves tocirct dans leHaut-Empire une partie des terres du domaine a pu ecirctre confieacutee agrave des fermiers libres

Le domaine eacutetait en geacuteneacuteral diviseacute en deux parts lrsquoune eacutetait cultiveacutee directement par le groupe desesclaves travaillant pour le compte du maicirctre seul lrsquoautre eacutetait affermeacutee ou mise en tenure dans lesmains de petits cultivateurs qui en partageaient les profits avec le proprieacutetaire Ce partage du domainerural est une coutume agrave laquelle lrsquohistorien doit faire grande attention nous le retrouverons au moyenacircge ougrave elle produira les plus grandes conseacutequences il importe de constater qursquoelle a existeacute deacutejagrave dans lasocieacuteteacute de lrsquoempire romain dont la Gaule faisait partie 77

Pour lui les liens qui lient le proprieacutetaire agrave son fermier sont tout agrave fait conformes agrave lrsquoesprit dudroit romain et attesteacutes degraves lrsquoeacutepoque reacutepublicaine sous la forme du contrat de locatio-conductioLa pratique qui consiste agrave ceacuteder agrave titre preacutecaire lrsquoexploitation drsquoune terre en eacutechange drsquoun loyerou drsquoun fermage est drsquoailleurs documenteacutee par de nombreuses sources antiques pendant tout leHaut-Empire Elle impose au proprieacutetaire de seacuteparer les lots mis en culture directement par lesesclaves de ceux confieacutes agrave des fermiers 78 Pour autant N Fustel de Coulanges ne pense pasque ces deux cateacutegories de terres aient eacuteteacute physiquement distingueacutees dans lrsquoemprise dudomaine Il croit qursquoil est plus probable que les parcelles cultiveacutees par les uns et les autres semecirclaient au sein du fundus 79 Cette hypothegravese a connu par la suite une longue posteacuteriteacutemecircme si historiens et archeacuteologues ont vite consideacutereacute qursquoelle srsquoappliquait plutocirct au domaine duBas-Empire Elle deacutevoile aussi certains des biais de la meacutethode appliqueacutee par N Fustel73 Fustel de Coulanges 1886 p 866-86874 laquo Alentour srsquoeacutetendaient les champs qui eacutetaient drsquoun seul tenant et que limitait une ligne de termes ou

bornes sacreacutees raquo (Fustel de Coulanges 1891 p 93)75 Suivant les recommandations de R Martin la forme uilicus a eacuteteacute preacutefeacutereacutee agrave celle de uillicus qui reacutesulte drsquoun

laquo nivellement orthographique par rapport au mot villa raquo (Martin 1974 p 268 note 2)76 laquo Dans nombre drsquoexemple le vicus est un petit groupe de cabanes ougrave vivent les esclaves ou les colons drsquoun

proprieacutetaire Il est visible qursquoen ce cas le vicus ne ressemble en rien agrave nos villages modernes Il est unedeacutependance de la villa du maicirctre de mecircme qursquoau moyen acircge un petit village deacutependra du chacircteau Il peutmecircme arriver qursquoun seul proprieacutetaire possegravede plusieurs de ces hameaux de colons autour de sa demeure raquo(Fustel de Coulanges 1886 p 335)

77 Fustel de Coulanges 1886 p 85778 laquo Scaevola par exemple parle comme drsquoune chose habituelle du domaine qui a eacuteteacute vendu ou leacutegueacute ldquoavec les

peacutecules des esclaves et lrsquoarrieacutereacute des fermiersrdquo Ces deux classes drsquohommes vivent donc ensemble sur la mecircmeterre et comme il est certain qursquoelles travaillent diffeacuteremment et sans contact entre elles leur preacutesencesimultaneacutee implique que le domaine est diviseacute en deux parts distinctes raquo (Fustel de Coulanges 1886p 858)

79 Fustel de Coulanges 1886 p 858-859

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 93

de Coulanges et plus particuliegraverement les perspectives de travail selon lesquelles il envisagelrsquoAntiquiteacute

Encore une fois N Fustel de Coulanges est persuadeacute de lrsquointangibiliteacute du domaine ruralAinsi il ne croit pas au mythe du latifundium et estime que la grande proprieacuteteacute terriennedeacutecrite par les textes srsquoest constitueacutee par la reacuteunion dans les mecircmes mains de domainessouvent tregraves eacuteloigneacutes les uns des autres Mecircme dans le cas ougrave ils eacutetaient contigus il nrsquoest paspersuadeacute qursquoils aient eacuteteacute systeacutematiquement fusionneacutes et pense au contraire que leurexploitation srsquoest sans doute maintenue dans les cadres anciens 80 En toute logique ilconsidegravere donc que les transformations du reacutegime agraire antique comme lrsquoaffermage desterres le casement des esclaves ou le colonat nrsquoont pas modifieacute la structure territoriale dudomaine Partisan agrave outrance de la stabiliteacute il en arrive mecircme agrave restituer des continuiteacuteshistoriques entre des formes drsquoexploitation de la terre qui ne sont manifestement pascomparables Ainsi crsquoest par pur esprit de systegraveme qursquoil va chercher lrsquoorigine de la reacuteserve desexploitations du haut Moyen Acircge dans la part du domaine que le proprieacutetaire du Haut-Empirecontinuerait de mettre en valeur directement avec ses esclaves Agrave plusieurs reprises danslrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France on a le sentiment que N Fustelde Coulanges projette dans lrsquoAntiquiteacute des situations qursquoil a eacutetudieacutees agrave partir de ladocumentation meacutedieacutevale Il le reconnaicirct drsquoailleurs implicitement en constatant que les sourcesmeacutedieacutevales sont infiniment plus preacutecises et plus utiles pour lrsquohistorien des campagnes que lesdocuments reccedilus de lrsquoAntiquiteacute 81

Sa vision de lrsquoorigine du servage ou du deacuteveloppement du colonat est largement tributairede cette maniegravere drsquoappreacutehender lrsquoAntiquiteacute et de vouloir agrave tout prix imposer au lecteur lrsquoimagedrsquoun monde rural qui eacutevolue tregraves lentement Il pense ainsi que le servage procegravede drsquoune lenteet progressive transformation du statut des esclaves installeacutes sur des lots des domainesantiques

Il srsquoest formeacute lentement obscureacutement sans que personne en ait eacuteteacute frappeacute Il est venu drsquoune leacutegegraveremodification dans les usages ruraux Un proprieacutetaire faisait cultiver sa terre par sa troupe drsquoesclaves il apermis agrave un de ces esclaves de travailler isoleacutement il lui a accordeacute au lieu de labourer ici ou lagrave sous lesordres du villicus de labourer le mecircme champ drsquoanneacutee en anneacutee et toute sa vie Il lui a confieacute ce petitchamp lui permettant et lui enjoignant agrave la fois de le cultiver agrave ses risques et peacuterils Par lagrave cette parcelledu domaine srsquoest changeacutee en une tenure et cet esclave srsquoest changeacute en un serf de la glegravebe Cette obscuretransformation date de tregraves loin et il est impossible de dire agrave quelle eacutepoque elle a commenceacute 82

De la mecircme faccedilon il comprend le colonat comme une modification graduelle du statut destenanciers Dans les deux cas il remarque que ces deux formes drsquoexploitation de la terre sesont drsquoabord imposeacutees dans la pratique avant finalement drsquoecirctre reconnues par le droit 83

Tout se passe donc comme si N Fustel de Coulanges distinguait deux niveaux defonctionnement des socieacuteteacutes Le premier est celui des laquo institutions raquo Elles eacutevoluentprogressivement selon une logique qui leur est propre Ainsi il nrsquoheacutesite pas agrave deacuteclarer que laquo La

80 Fustel de Coulanges 1886 p 329-33381 Cf supra p 8882 Fustel de Coulanges 1886 p 83783 laquo Cette situation nrsquoest pas neacutee comme on lrsquoa dit au IVe siegravecle de lrsquoempire elle avait peut-ecirctre existeacute dans

tous les temps Ce qui appartient au IVe siegravecle crsquoest qursquoelle soit devenue freacutequente et se soit multiplieacutee agravelrsquoinfini Le colonat prit alors une telle extension il finit par enserrer homme par homme tant de milliersdrsquohommes que le gouvernement et le leacutegislateur furent obligeacutes de srsquooccuper de lui alors vinrent les loisimpeacuteriales qui le reconnurent qui le fixegraverent qui le deacuteclaregraverent immuable raquo (Fustel de Coulanges 1886p 851)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 94

socieacuteteacute rurale a veacutecu et srsquoest conserveacutee drsquoinstinct raquo 84 Le second est repreacutesenteacute par les systegravemespolitiques et le droit Il arrive que ces deux plans coiumlncident Par exemple les constitutionsimpeacuteriales sur le colonat ont enteacuterineacute une eacutevolution du reacutegime du fermage amorceacutee depuislongtemps et ont officialiseacute une pratique qui est devenue preacutepondeacuterante Cette conception delrsquohistoire amegravene N Fustel de Coulanges agrave repenser sur des bases radicalement neuveslrsquoeacutevolution des campagnes de la Gaule agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute

Il est precirct a admettre que les deacutesordres eacuteconomiques de cette peacuteriode ont affaibli la situationsociale des petits et moyens proprieacutetaires la crise de la citeacute attestant sans eacutequivoque desdifficulteacutes rencontreacutees pas les laquo classes moyennes raquo 85 De faccedilon tout agrave fait originale il estimeque leur deacutetresse sociale est la conseacutequence de lrsquoenrichissement irreacutepressible des eacutelites Enacceacutedant agrave des charges politiques toujours plus importantes lrsquoaristocratie de lrsquoEmpire a deacuteserteacuteles curies municipales ce qui a contribueacute agrave augmenter les charges des curiales les moinsriches 86 La ruine de certains drsquoentre eux a certainement eu des reacutepercussions sur la vigueur delrsquoeacuteconomie agricole N Fustel de Coulanges considegravere que ce processus a eacuteteacute aggraveacute parlrsquoamenuisement de la main-drsquoœuvre rurale Il pense en effet que le deacuteveloppement delrsquoemploi industriel lrsquoameacutelioration du sort des esclaves et lrsquoaccroissement des affranchissementsont priveacute la terre de nombreux bras Cette situation a sans doute favoriseacute le recours au faire-valoir indirect Finalement les invasions germaniques ont eu selon lui le grand meacuterite defournir aux proprieacutetaires gallo-romains la main-drsquoœuvre qui lui faisait deacutefaut enrayant ainsi ledeacuteclin de lrsquoeacuteconomie rurale et favorisant mecircme sa croissance 87 Cette analyse de la situationdes campagnes agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute nrsquoest pas sans preacutesenter quelques similitudes avec celledeacuteveloppeacutee par J Simonde de Sismondi notamment en ce qui concerne le deacuteclin de lapopulation rurale lrsquoaffaiblissement de la classe moyenne et lrsquoapport beacuteneacutefique de la main-drsquoœuvre germanique Elle marque sans conteste la volonteacute de N Fustel de Coulanges dereacuteinvestir le champ de lrsquohistoire eacuteconomique selon des meacutethodes plus proches de celles duGenevois que de celles de Fr Guizot ou des fregraveres Thierry

Le rapprochement srsquoarrecircte lagrave car N Fustel de Coulanges ne partage pas les ideacutees deJ Simonde de Sismondi sur lrsquoeacutetat social de la Gaule agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute Il ne peut ainsiadmettre que le grand domaine puisse ecirctre agrave lrsquoorigine des maux de la socieacuteteacute gallo-romaine Ilconsidegravere mecircme que sa preacutepondeacuterance au Bas-Empire nrsquoest pas attesteacutee par les textes Selonlui les sources antiques rapportent essentiellement la constitution de grandes fortunes et ceprocessus a eu peu de conseacutequences sur les structures domaniales 88 Il existe encore agrave cetteeacutepoque des petites et des moyennes exploitations dans des proportions qui ont peu varieacute Parailleurs sans nier leur existence il pense qursquoil faut relativiser la taille des plus grands domainesLeur superficie a rarement ducirc exceacuteder celle drsquoune paroisse rurale 89 Les eacuteveacutenements politiques

84 Fustel de Coulanges 1889 p 46385 Fustel de Coulanges 1891 p 19586 laquo Le trait le plus caracteacuteristique de lrsquohistoire des derniers siegravecles de lrsquoempire est que la classe aristocratique fut

toujours en progregraves et devint agrave la fin toute-puissante tandis que les classes moyennes tombegraverent peu agrave peudans la pauvreteacute et dans la servitude raquo (Fustel de Coulanges 1875 p 255)

87 laquo Il arriva agrave la classe agricole de lrsquoempire romain ce qui serait arriveacute dans notre siegravecle agrave la classe ouvriegravere si lascience nrsquoavait pas inventeacute les machines le nombre des bras nrsquoaurait pas eacuteteacute en rapport avec les besoinscroissants La population geacuteneacuterale de lrsquoempire pouvait augmenter la population agricole restait au-dessousde ce qursquoil eucirct fallu [hellip] Lrsquoempire lutta pendant trois siegravecles contre cette difficulteacute lrsquoadjonction delaboureurs germains eacutetait son salut raquo (Fustel de Coulanges 1875 p 338)

88 laquo Il est digne drsquoattention que les immenses fortunes du IVe siegravecle nrsquoaient rien changeacute agrave lrsquoeacutetendue deacutesormaisfixeacutee du domaine rural raquo (Fustel de Coulanges 1886 p 334)

89 laquo Notre impression geacuteneacuterale agrave deacutefaut drsquoaffirmation sucircre est que les grands domaines de lrsquoeacutepoque impeacuterialene deacutepassent guegravere lrsquoeacutetendue qursquooccupe aujourdrsquohui le territoire drsquoun village Beaucoup nrsquoont que celle denos petits hameaux Et au-dessous de ceux-ci il existe encore un assez bon nombre de proprieacuteteacutes pluspetites raquo (Fustel de Coulanges 1886 p 333)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 95

qui accompagnent lrsquoeacutemergence des royaumes gallo-germaniques ne bouleversent pas cettesituation Il nrsquoy a pas eu de modification dans la faccedilon de posseacuteder le sol agrave la peacuteriodemeacuterovingienne 90 Par sa superficie son mode drsquoexploitation et son organisation interne lavilla du haut Moyen Acircge nrsquoest pas diffeacuterente du domaine antique

Nous avons observeacute la nature et lrsquoorganisme du domaine rural depuis le quatriegraveme siegravecle jusqursquoauneuviegraveme La premiegravere chose qui nous a frappeacute dans cette eacutetude crsquoest la continuiteacute des faits et desusages Tel le domaine eacutetait au quatriegraveme siegravecle tel il est encore au neuviegraveme Il a la mecircme eacutetendue lesmecircmes limites Il porte souvent le mecircme nom qui est celui que lui a donneacute un ancien proprieacutetaireromain Il est diviseacute en deux parts de la mecircme faccedilon qursquoautrefois Un homme en est proprieacutetaire envertu drsquoun droit de proprieacuteteacute qui nrsquoa pas varieacute Les hommes qui le cultivent sont encore ou des esclavesou des affranchis ou des colons La substitution de la tenure servile agrave lrsquoancienne servitude srsquoestconstitueacutee pendant ces cinq siegravecles lrsquoaffranchissement nrsquoa pas changeacute de nature le colonat est resteacuteimmuable 91

Durant tout le haut Moyen Acircge le domaine est demeureacute la cellule de base de la socieacuteteacute ruraleLes nombreuses mentions de divisions de domaines comme lrsquoexistence par exemple dehuitiegraveme partie de villa nrsquoaffectent pas son inteacutegriteacute N Fustel de Coulanges pense que sesproprieacutetaires ne se partagent pas son territoire mais seulement sa jouissance et son revenu 92Avec lrsquoavegravenement de la feacuteodaliteacute le domaine srsquoefface progressivement mais son territoiresubsiste en constituant lrsquoassise du village laquo On pourra observer plus tard que nos villagesmodernes sont issus pour les neuf dixiegravemes non pas drsquoanciens villages mais drsquoanciensdomaines raquo 93

Il nrsquoa pas eacutechappeacute aux contemporains de N Fustel de Coulanges combien lerenouvellement des connaissances qursquoil imposait eacutetait capital Plus reacutecemment analysant sacontribution dans une perspective historiographique plus large que celle du preacutesent travailCl Nicolet a montreacute toute la radicaliteacute de son propos 94 Son laquo refus de la conquecircte raquo reposesur la ferme conviction que les laquo institutions raquo qui constituent le socle de la socieacuteteacute gallo-romaine nrsquoont pas eacuteteacute toucheacutees par le changement de reacutegime politique Les invasionsgermaniques nrsquoont mobiliseacute qursquoune petite quantiteacute drsquoindividus qui ont eacuteteacute tregraves rapidementabsorbeacutes par la masse des populations gallo-romaines Leurs pratiques sociales leurs languesleur droit et leurs coutumes nrsquoont pas laisseacute de traces durables en Gaule sauf dans lesterritoires de ses franges septentrionales et orientales 95 Crsquoest peu dire que les conclusions deN Fustel de Coulanges srsquoopposent agrave la fois agrave celles de ses compatriotes Fr Guizot etAu Thierry et agrave celles de lrsquoeacutecole historique allemande preacutesenteacutees au chapitre preacuteceacutedent Ilreproche aux premiers drsquoavoir precircteacute agrave la socieacuteteacute germanique de la fin de lrsquoAntiquiteacute des traitsabusivement archaiumlques inventant ainsi entre le monde germanique et la Gaule romaine unconflit ethnique qui nrsquoexistait pas 96 Contre les ideacutees des seconds N Fustel de Coulangesaffirme tout au long de lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France son rejet de

90 Fustel de Coulanges 1889 p 9991 Fustel de Coulanges 1889 p 46292 Fustel de Coulanges 1889 p 25093 Fustel de Coulanges 1886 p 33694 Le chapitre Fustel de Coulanges ou le refus de la conquecircte est le neuviegraveme de La fabrique drsquoune nation

(Nicolet 2003 p 208-225)95 laquo Il nous semble donc que lrsquoon a exageacutereacute lrsquoimportance de lrsquoinvasion du Ve siegravecle Elle nrsquoa apporteacute ni un sang

nouveau ni une nouvelle langue ni de nouvelles conceptions religieuses ni un Droit particulier ni desinstitutions qui vinssent directement de la Germanie Elle nrsquoa pas substitueacute sur la terre gauloise uncaractegravere et un esprit germaniques au caractegravere et agrave lrsquoesprit gallo-romains raquo (Fustel de Coulanges 1891p 558)

96 laquo Le sentiment drsquoune antipathie de races eacutetait inconnu en ce temps lagrave raquo (Fustel de Coulanges 1875 p 334)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 96

toute explication raciale Il deacutefend une philosophie de lrsquohistoire et de la nation profondeacutementhumaniste dont les fondements et les implications ont eacuteteacute clairement distingueacutes parCl Nicolet

Ainsi la recherche de la longue dureacutee lrsquoinsistance mise sur lrsquoeacutevolution interne des institutions et sur lacontinuiteacute plus que sur les ruptures la neacutegation de lrsquoideacutee de laquo conquecircte raquo organiseacutee volontairesysteacutematique aboutit en fait chez Fustel agrave une sorte de disparition en tout cas de fusion sur le sol de laGaule des laquo races raquo diverses (qursquoon ne peut reacuteduire aux seuls eacuteleacutements gaulois romains germaniques) auprofit drsquoun meacutelange drsquoun meacutetissage agrave la fois physique et surtout moral qui caracteacuterisera la futureFrance 97

Lrsquoinfluence des ideacutees de N Fustel de Coulanges sur les travaux des historiens et desarcheacuteologues franccedilais du XXe s est consideacuterable Pour srsquoen tenir agrave lrsquoobjet du preacutesent meacutemoireil est aiseacute de montrer que tregraves tocirct apregraves leur publication ses ouvrages et plus particuliegraverementlrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France ont constitueacute la reacutefeacuterence de nombreuxtravaux consacreacutes aux campagnes de lrsquoAntiquiteacute et du Moyen Acircge Il nrsquoest pas possible desuivre sur une peacuteriode aussi longue les fortunes diverses que ses paradigmes ont connues Il adonc sembleacute preacutefeacuterable drsquoeacutetudier leur reacuteception et leur assimilation agrave partir drsquoexemples choisisparmi des travaux repreacutesentatifs Ainsi il est apparu particuliegraverement inteacuteressant drsquoappreacutecierdans le deacutetail le poids de lrsquoheacuteritage fusteacutelien dans la publication que L Joulin consacre en1901 agrave la villa de Chiragan Cette monographie est en effet demeureacutee la seule eacutetudedisponible en France sur une grande villa appreacutehendeacutee dans sa quasi totaliteacute avant cellepublieacutee par G Fouet sur Montmaurin en 1969 De mecircme il nrsquoest pas concevable de rendrecompte de la posteacuteriteacute des travaux de N Fustel de Coulanges sans souligner la part essentielleprise par C Jullian et A Grenier Sans rien ocircter agrave lrsquoampleur eacutepisteacutemologique et au caractegravereprofondeacutement novateur de lrsquoHistoire de la Gaule il faut reconnaicirctre agrave C Jullian le meacuteritedrsquoavoir poursuivi et approfondi par le recours agrave drsquoautres sources plusieurs des perspectives derecherche initieacutees par N Fustel de Coulanges Sa deacutemarche a eacuteteacute conforteacutee et relayeacutee par lestravaux drsquoA Grenier qui est agrave plus drsquoun titre le veacuteritable artisan du renouveau delrsquoarcheacuteologie gallo-romaine Pour autant il serait injuste de consideacuterer que leurs œuvresconsistent seulement en une interpreacutetation fucirct-elle brillante et enrichissante des intuitions deN Fustel de Coulanges Agrave propos de plusieurs eacuteveacutenements essentiels de lrsquohistoire de la Gauleleurs conclusions se dissocient reacutesolument du scheacutema historique fusteacutelien Il importe drsquoenrendre compte ici car leurs deacutesaccords eacuteclairent certaines des speacutecificiteacutes de lrsquohistoriographiefranccedilaise notamment en ce qui concerne les modaliteacutes de la romanisation de la Gaule

III Les avatars de lrsquoheacuteritage fusteacutelien L Joulin et la villa de Chiragan

Lrsquoexemple de la fouille et de la publication par Leacuteon Joulin de la villa de Chiragan auxMartres-Tolosane est instructif agrave plus drsquoun titre En premier lieu il est lrsquoun des premiersarcheacuteologues agrave mettre en œuvre en France pour un site gallo-romain des techniques defouilles modernes et extensives Les terrains de Chiragan avaient livreacute agrave plusieurs reprisesdurant le XIXe s de nombreuses substructions et des fragments de statuaires Les premiersfouilleurs avaient interpreacuteteacute ces vestiges comme ceux de lrsquoagglomeacuteration de Calagurrismentionneacutee par lrsquoitineacuteraire drsquoAntonin Reprenant le dossier L Joulin reacuteunit drsquoimportantsmoyens pour entreprendre de 1897 agrave 1899 une investigation presque complegravete drsquoun terrain

97 Nicolet 2003 p 223

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drsquoune superficie supeacuterieure agrave une quinzaine drsquohectares Son premier objectif est de veacuterifierlrsquoexistence drsquoune agglomeacuteration Selon une meacutethode novatrice en France agrave cette eacutepoque ilreacutealise deux laquo trancheacutees parallegraveles distantes de 100 et 50 megravetres inclineacutees agrave 45 degreacutes sur lesdeux directions principales des substructions raquo 98 La discontinuiteacute des zones bacircties et lapreacutesence de plusieurs eacutedicules isoleacutes et de petite taille lrsquoamegravenent agrave eacutecarter lrsquohypothegravese drsquouneagglomeacuteration Il est vite persuadeacute que les vestiges mis au jour par ses preacutedeacutecesseurs ainsi queceux qursquoil a deacutecouverts appartiennent agrave une grande villa somptueusement deacutecoreacuteeComparant son plan agrave celui de la villa drsquoAntheacutee il reconnaicirct la partie reacutesidentielle une galerieet de nombreux bacirctiments reacutepartis sur trois lignes qursquoil interpregravete comme des ateliers desresserres agricoles et les logements de la main-drsquoœuvre Les techniques de fouilles qursquoil utilisesont suffisamment fines pour lui permettre de restituer sur les fondations de certains de cesbacirctiments des eacuteleacutevations en laquo pans de bois et piseacute raquo 99 Il reconnaicirct la stratigraphie geacuteneacuterale dusite et propose une chronologie des nombreux eacutetats de la villa qui repose sur une typologie destechniques de construction et lrsquoeacutetude stylistique de la statuaire Innovant une nouvelle fois ilpropose au lecteur lrsquoinventaire complet des piegraveces des maccedilonneries du mobilier et desmonnaies dans trois tableaux qui occupent une centaine de pages de sa publication 100 Enconclusion il estime que la villa de Chiragan a connu son extension maximale dans la secondemoitieacute du IIe s et une destruction intentionnelle agrave la fin du IVe ou au deacutebut du Ve s 101C Balmelle a montreacute reacutecemment que cette chronologie nrsquoeacutetait plus recevable et que lrsquoeacutetat 3 dela villa dateacutee par L Joulin du IIe s doit selon toute vraisemblance ecirctre attribueacutee agrave lrsquoAntiquiteacutetardive 102

Bien que discutables les hypothegraveses du fouilleur toulousain ont le grand meacuterite de reposersur une argumentation qui est clairement et rationnellement exposeacutee au lecteur Cette qualiteacuterare ainsi que la preacutecision relative de la fouille son extension spatiale lrsquoexactitude des releveacutestopographiques et architecturaux la description meacutethodique des donneacutees archeacuteologiquesconcourent agrave placer la monographie de la villa de Chiragan agrave un niveau de qualiteacute eacutequivalent agravecelui des meilleurs publications disponibles agrave cette eacutepoque en Allemagne en Belgique ou auRoyaume-Uni Il faut bien reconnaicirctre que rapporteacutees aux connaissances de son temps lesfouilles et la publication de Chiragan sont resteacutees en France jusque dans les derniegraveresdeacutecennies du XXe s lrsquoun des rares exemples pour ne pas dire lrsquounique modegravele drsquouneopeacuteration doteacutee de moyens importants qui srsquoest donneacutee pour objectif drsquoexplorer la totaliteacute desvestiges drsquoune grande villa Pregraves de soixante-dix ans plus tard et en consideacuterant les progregravesreacutealiseacutes en Europe par lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine pendant cette peacuteriode il nrsquoest pasinjuste de consideacuterer que les fouilles de la villa de Montmaurin ne preacutesentent pas les mecircmesqualiteacutes que le travail reacutealiseacute par L Joulin sur le site des Martres-Tolosane

Lrsquoexemplariteacute de la publication de Chiragan reacuteside en second lieu dans les longsdeacuteveloppements que L Joulin a consacreacutes au domaine de la villa et agrave son fonctionnementeacuteconomique Lrsquoobjectif des commentaires qui suivent nrsquoest pas de critiquer agrave la lumiegravere desconnaissances actuelles les interpreacutetations de deacutetails qursquoil propose mais plutocirct de comprendreet de restituer la coheacuterence interne de sa deacutemonstration Il convient en preacuteambule de luiaccorder tous les beacuteneacutefices drsquoune curiositeacute pour lrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine rarementpartageacutee par ses contemporains En effet en deacutepit de lrsquoimportance des bacirctiments reacutesidentiels et

98 Joulin 1901 p 23699 Joulin 1901 p 258100 Joulin 1901 p 408-511101 Joulin 1901 p 373-376102 laquo Tout inciterait aujourdrsquohui agrave supposer que la peacuteriode de lrsquoAntiquiteacute tardive correspond agrave une peacuteriode de

pleine expansion couvrant en reacutealiteacute lrsquoeacutetat 3 de Joulin qui a totalement restructureacute la villa preacuteceacutedente raquo(Balmelle 2001 p 370)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 98

du caractegravere luxueux de leur deacutecor L Joulin a toujours eu la conviction qursquoil nrsquoeacutetait paspossible drsquoeacutetudier pleinement la villa sans srsquointeacuteresser agrave son domaine et aux productionsartisanales et agricoles qursquoelle abritait Il est piquant de noter que Jacques-Albert Lebegravegue(1845-1894) professeur agrave la faculteacute des lettres de Toulouse auteur drsquoune thegravese sur Deacutelos etdirecteur de la Socieacuteteacute archeacuteologique du Midi de la France lorsqursquoil avait eacuteteacute chargeacute par leministegravere de lrsquoInstruction publique de reacutealiser de nouvelles fouilles sur le site de Chiragan en1890 et 1891 srsquoeacutetait quant agrave lui contenteacute de rechercher dans les secteurs deacutejagrave fouilleacutes denouveaux eacuteleacutements de statuaire L Joulin explore la pars rustica avec le mecircme inteacuterecirct que celuiqursquoil porte agrave la partie reacutesidentielle de la villa Agrave partir drsquoune analyse des plans des bacirctimentsdes techniques mises en œuvre pour leur construction et du mobilier retrouveacute agrave lrsquointeacuterieur ilpropose une interpreacutetation tregraves complegravete de leurs affectations (Planche 5)

Selon lui apregraves lrsquoextension de la villa dans la seconde moitieacute du IIe s la fonction desdiffeacuterents bacirctiments agricoles eacutetait la suivante les eacutedicules des deux premiegraveres lignes au nordde la pars rustica eacutetaient destineacutes au logement de la main-drsquoœuvre agricole quelque soit sonstatut (esclaves salarieacutes colons) 103 Tout ce personnel eacutetait placeacute sous la surveillance desintendants du maicirctre qui eacutetait logeacutes dans la partie septentrionale de la galerie qui prolonge versle nord le bacirctiment reacutesidentiel (piegraveces XI XII et XIII) La derniegravere ligne de bacirctiments (XXVIIXXVIII XXIX) comportait des ateliers et la reacutesidence du uilicus chargeacute drsquoencadrer ces activiteacutesCelui-ci habitait lrsquoeacutedicule LXIII car sa fouille a livreacute de multiples foyers un banc en brique etun cameacutee 104 Le grand bacirctiment LXXIII qui clocirct la pars rustica agrave lrsquoest parce qursquoil est composeacutede trois nefs et que son plan eacutevoque celui des granges meacutedieacutevales est interpreacuteteacute par L Joulincomme le fructuarium de la villa (Planche 6 et Planche 7 fig 1) 105 Il pense que le bacirctimentLXXVI a aussi pu recevoir une partie de la reacutecolte en grains car son sol est recouvert drsquounbeacuteton de mortier (Planche 6 et Planche 7 fig 2) 106 Le fourrage eacutetait conserveacute dans lebacirctiment LXI 107 Enfin les bacirctiments XX agrave XXVI servaient agrave abriter les animaux de trait quidevaient compter une trentaine de paire de bœufs ou une quarantaine de chevaux

Agrave partir de ces donneacutees il propose une premiegravere eacutevaluation de la population totaleaccueillie dans la villa Il estime ainsi que les laquo baraques en bois raquo de la deuxiegraveme ligneabritaient chacune une famille de travailleurs agricoles et donc une centaine de personnesenviron Il pense que la population de la premiegravere ligne devait ecirctre aussi importante et celle dela troisiegraveme ligne compter environ une soixantaine drsquoindividus Avec le personnel desurveillance et la familia du maicirctre il croit acceptable drsquoeacutevaluer la population totale de la villade Chiragan agrave un nombre compris entre trois cents et quatre cents acircmes 108 Soucieux deconforter cette premiegravere estimation par drsquoautres donneacutees il entreprend de deacuteterminer laproduction ceacutereacutealiegravere de la villa agrave partir des quantiteacutes de grains et de fourrage que pouvaientcontenir les trois bacirctiments de stockage qursquoil a identifieacutes

Il considegravere que la grange LXXIII qui nrsquoa pas eacuteteacute fouilleacutee en totaliteacute avait une superficie de800 m2 ce qui permettait de conserver un minimum de 2 800 hectolitres de ceacutereacuteales 109 enconsideacuterant qursquoelle ne comportait qursquoun rez-de-chausseacutee Le bacirctiment LXXVI drsquoune superficie

103 Joulin 1901 p 359104 Joulin 1901 p 368105 La partie conserveacutee de ce bacirctiment mesure 25 m de large et 35 m de long (Joulin 1901 p 261)106 Ce bacirctiment mesure 6 m de large et 40 m de long laquo Lrsquoaire est formeacutee par un pavage en cailloux rouleacutes

recouverts drsquoun enduit de pouzzolane raquo (Joulin 1901 p 261-262107 Joulin 1901 p 369108 Joulin 1901 p 371 et 375109 Au deacutebut du XXe s le poids volumique du bleacute eacutetait compris entre 74 kg et 82 kg de grains par hectolitre

Les 2 800 hectolitres de L Joulin repreacutesentent donc entre 2072 tonnes et 2296 tonnes de ceacutereacuteales

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 99

de 240 m2 permettait de porter la quantiteacute totale de bleacute stockeacute dans la villa agrave 4 000 hl 110 Lefenil LXI avec sa superficie de 350 m2 pouvait quant agrave lui assurer la conservation de10 000 quintaux de fourrage 111 Le rendement moyen du bleacute agrave lrsquohectare eacutetant de 25 hl audeacutebut du XXe s L Joulin suppose qursquoil devait ecirctre agrave peu pregraves deux fois moindre agrave lrsquoeacutepoquegallo-romaine Il en deacuteduit donc que pour produire 2 800 hl agrave 4 000 hl de ceacutereacuteales le domainede la villa devait comporter entre 240 ha et 320 ha de terres labourables 112 Toutefois ilconsidegravere que cette premiegravere eacutevaluation est trop faible car elle ne prend pas en compte lesconditions historiques de la production

Mais comme la culture se faisait agrave lrsquoeacutepoque ougrave nous sommes par le colonat partiaire avec preacutelegravevementgeacuteneacuteralement du tiers de la reacutecolte par le proprieacutetaire ce serait une superficie de 700 agrave 1 000 hectares deterres arables ndash plus encore si lrsquoon tient compte des peacuteriodes de repos de la terre ndash qui aurait eacuteteacuteneacutecessaire pour remplir annuellement le fructuarium de Chiragan Or 1 000 hectares de terres exigentcent paires de bœufs et autant de familles drsquoagriculteurs soit une population agricole de 400 personnesQuant au fourrages si la moitieacute seulement eacutetait du foin les 500 quintaux correspondraient agrave 100hectares de prairies En reacutesumeacute les parties conserveacutees du fructuarium correspondent agrave la culture de plusde 1 000 hectares de terres arables et de prairies 113

Poursuivant son eacutetude quantitative il estime que la consommation de bleacute par an et parindividu eacutetait de 6 hl agrave lrsquoeacutepoque gallo-romaine et que les 5 000 quintaux de foin permettaientdrsquoentretenir cinquante chevaux ou vingt paires de bœufs Il suppose donc logiquement que ledomaine de Chiragan pouvait satisfaire les besoins alimentaires drsquoune population plusimportante que les trois cents ou quatre cents personnes occupant la villa et qursquoil produisaitplus de fourrage que ce qui eacutetait neacutecessaire agrave lrsquoentretient des becirctes de somme abriteacutees dans lesbacirctiments XX agrave XXVI De faccedilon tout agrave fait surprenante il en deacuteduit que toute la main-drsquoœuvre agricole nrsquoeacutetait pas heacutebergeacutee dans les bacirctiments de la villa et qursquoune partie devait ecirctrelogeacutee dans des vici et des habitations isoleacutees situeacutes sur lrsquoensemble du domaine Comparantlrsquoorganisation de la villa agrave celle des domaines africains il suppose ainsi que le vicus de Tuc-de-Mourlan deacutependait du fundus de Chiragan et accueillait de nombreux travailleurs agricoleschargeacutes de son exploitation (Planche 7 fig 3) 114 La population totale du domaine devaitdonc approcher les cinq cents personnes Lrsquoinstallation drsquoune partie de celle-ci en dehors de lavilla est selon lui la conseacutequence de son extension consideacuterable dans la deuxiegraveme moitieacute duIIe s laquo Le domaine agricole paraicirct avoir reccedilu en mecircme temps une augmentation consideacuterablepour subvenir aux besoins de la population de la villa qui pouvait ecirctre de trois agrave quatre centspersonnes Toute lrsquoexploitation srsquoest trouveacutee rejeteacutee en dehors de lrsquoenclos dans des habitationsisoleacutees ou des vici raquo 115

Avant de srsquointerroger sur la validiteacute des estimations proposeacutees par L Joulin il fautreconnaicirctre au savant toulousain le grand meacuterite drsquoecirctre lrsquoun des rares depuis A Dureaude La Malle soixante ans plus tocirct agrave srsquointeacuteresser agrave la dimension quantitative de lrsquoeacuteconomierurale Mais A Dureau de La Malle avait essayeacute drsquoappreacutecier de faccedilon globale le rendementagricole de lrsquoItalie afin drsquoen eacutevaluer sa population totale sans se soucier de la capaciteacuteproductive des domaines 116 Poursuivant en quelque sorte le programme agrave peine eacutebaucheacute par110 Soit entre 296 tonnes et 328 tonnes111 Joulin 1901 p 369112 Les 320 ha sont obtenus en divisant les 4 000 hl par 125 hlha crsquoest-agrave-dire la moitieacute des 25 hlha de son

temps Pour obtenir les 240 ha de lrsquoeacutevaluation basse L Joulin a utiliseacute un rendement de 1166 hlha113 Joulin 1901 p 369114 Joulin 1901 p 402115 Joulin 1901 p 375116 Dureau de La Malle 1840 t I p 272-288

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 100

J K von Rodbertus-Jagetzow 117 L Joulin choisi le domaine comme cadre de son analyse ettente de raisonner agrave partir des donneacutees de la fouille Cette meacutethode est radicalement novatriceet rompt dans son principe avec la logique des travaux anteacuterieurs sur lrsquoeacuteconomie agricoleantique qui nrsquoaccordaient de valeur qursquoaux rares informations quantitatives fournies par lesAgronomes latins Partant il est lrsquoun des premiers archeacuteologues qui essaie agrave partir de sessources de reacutepondre complegravetement aux questions essentielles poseacutees par N Fustelde Coulanges laquo Lrsquohistorien veut savoir en deacutetail et au vrai ce que crsquoeacutetait qursquoun domainerural quelle en eacutetait lrsquoeacutetendue moyenne par quels bras il eacutetait cultiveacute et quelles eacutetaient lesrelations entre les cultivateurs et le proprieacutetaire raquo 118

Rares sont les archeacuteologues qui ont entrepris des eacutetudes similaires ou qui ont mecircme choisidrsquoappreacutecier objectivement la tentative de L Joulin Ainsi la critique a geacuteneacuteralement admisapregraves lui que les grands domaines de la Gaule avaient une superficie moyenne drsquoun millierdrsquohectares et qursquoils nourrissaient une population de plus de quatre cents personnes Ces chiffressont par exemple repris par C Jullian dans le volume IV de lrsquoHistoire de la Gaule 119 danslrsquoarticle sur la villa eacutecrit par A Grenier dans le Dictionnaire des antiquiteacutes grecques et romainesdirigeacute par Ed Saglio 120 ainsi que dans le chapitre consacreacute agrave lrsquoeacuteconomie de la villa dans sonManuel drsquoarcheacuteologie gallo-romaine 121 Plus tard agrave propos de la premiegravere villa de MontmaurinG Fouet estime que son domaine avait une superficie drsquoenviron 1 000 ha et qursquoil eacutetait exploiteacuteagrave lrsquoaide drsquoune quarantaine de paires de bœufs par environ quatre cents personnes 122 Il ne citepas les travaux de L Joulin mais son estimation repose vraisemblablement uniquement sur lescalculs du savant toulousain Enfin on notera pour clore cette eacutenumeacuteration non exhaustiveque M Le Glay dans le chapitre de lrsquoHistoire de la France rurale 123 relatif agrave la villa gallo-romaine cite longuement la publication de Chiragan qursquoil considegravere comme lrsquoune des rareseacutevaluations creacutedibles de la surface drsquoun domaine 124 En deacutepit de cet unanimisme les chiffresavanceacutes par L Joulin paraissent en premiegravere appreacuteciation exceptionnellement eacuteleveacutes Il nrsquoestdonc peut ecirctre pas inutile de reprendre pas agrave pas son raisonnement pour srsquoassurer de sa validiteacuteChemin faisant on srsquoapercevra qursquoil nrsquoa peut-ecirctre pas toute lrsquoobjectiviteacute que lui a reconnue lacritique

L Joulin eacutevalue la surface du domaine de la villa de Chiragan selon deux raisonnementsdiffeacuterents eacutelaboreacutes agrave partir de lrsquoanalyse des donneacutees de la fouille Le premier consiste en uneestimation de la population pouvant ecirctre accueillie dans les bacirctiments et les laquo baraques raquo enbois de la pars rustica Cette deacutemonstration est fragile car elle repose uniquement surlrsquointerpreacutetation de ces bacirctiments proposeacutee par le fouilleur Leurs plans eacutetant tous agrave peu pregravessimilaires il est souvent difficile de comprendre pourquoi L Joulin les identifie comme desateliers des resserres des logements ou la maison du uilicus La seconde meacutethode est a priori

117 Cf supra chapitre II p 73118 Fustel de Coulanges 1886 p 318 Cf supra p 85119 Jullian 1924 p 378120 Grenier 1917 p 889121 Grenier 1934 p 832122 Fouet 1969 p 308123 LrsquoHistoire de la France rurale a eacuteteacute publieacutee en 1975 sous la direction de G Duby et Ar Wallon M Le Glay a

eacutecrit la deuxiegraveme partie (La Gaule romaniseacutee) du volume ndeg 1 consacreacute agrave La Formation des campagnesfranccedilaises des origines agrave 1340

124 Le Glay 1992 p 261-264 Encore plus reacutecemment dans le chapitre de la synthegravese sur Les paysages delrsquoAntiquiteacute reacutedigeacute par G Chouquer celui-ci reprend sans discussion les conclusions de L Joulin laquo AgraveChiragan dans le sud-ouest de la Gaule les deacutependances sont formeacutees par trois lignes de bacirctiments dans unespace de seize hectares Plus de cinquante bacirctiments agricoles et artisanaux pouvaient convenir au travail etau logement drsquoenviron quatre cents personnes Le domaine pouvait exploiter un millier drsquohectares de terrearable raquo (Chouquer Favory 1991 p 201)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 101

plus fiable Elle est fondeacutee sur le calcul de la quantiteacute de ceacutereacuteales stockeacutee dans le grenier de lavilla Ce volume permet de deacuteterminer la superficie des terres labourables neacutecessaires agrave cetteproduction et par conseacutequent le nombre de bras et de becirctes de trait indispensables agrave leurculture La surface totale du bacirctiment LXXIII eacutetant de 800 m2 L Joulin calcule qursquoil pouvaitcontenir 2 800 hl de grains Il suppose donc que les ceacutereacuteales eacutetaient conserveacutees sur uneeacutepaisseur de 35 cm 125 ce qui est conforme aux contraintes imposeacutees pour la conservation decette denreacutee On peut noter toutefois qursquoil srsquoagit drsquoun volume maximum car le grain a besoindrsquoecirctre aeacutereacute reacuteguliegraverement Il faut donc meacutenager des cheminements au sol ce qui diminueconsideacuterablement la surface de stockage Il estime ensuite que le bacirctiment LXXVI avait lamecircme fonction et permettait drsquoengranger 1 200 hl de ceacutereacuteales Cette estimation est trop eacuteleveacuteeLa surface de ce bacirctiment eacutetant de 240 m2 si le grain est eacutegalement conserveacute sur une eacutepaisseurde 35 cm le volume de ceacutereacuteales qursquoil peut recevoir nrsquoest que de 840 hl L Joulin nrsquoexpliquepas comment il obtient le chiffre de 1 200 hl est conclu que le volume maximum de ceacutereacutealesstockeacute dans la villa est de 4 000 hl Consideacuterant de faccedilon tregraves theacuteorique que le rendement dubleacute en Gaule romaine est drsquoenviron 125 hlha crsquoest-agrave-dire agrave peu pregraves la moitieacute de celui de soneacutepoque 126 L Joulin conclue que le volume de stockage de la villa de Chiragan correspond agraveun domaine drsquoune superficie comprise entre 240 ha et 320 ha de terres labourables

Crsquoest agrave cette eacutetape de sa deacutemonstration qursquoil introduit dans ses calculs des donneacutees qui nesont plus issues de sa fouille mais des eacutetudes historiques sur le domaine gallo-romain Ilconsidegravere tout drsquoabord que le reacutegime agraire de la villa de Chiragan au IIe s est celui dumeacutetayage et que le bleacute engrangeacute dans les bacirctiments LXXIII et LXXVI correspond aux loyers ennature des colons Estimant son montant agrave environ un tiers de la reacutecolte il conclue donc quela surface du domaine devait ecirctre au moins trois fois supeacuterieure agrave ce qursquoil a calculeacute en premiegravereestimation Lrsquoexistence de prairies et la neacutecessiteacute drsquoune rotation des cultures lrsquoamegravenentfinalement agrave supposer que le fundus de Chiragan comptait plus de 1 000 ha de terreslabourables et de prairie

Cette deacuteduction nrsquoest pas en accord avec les donneacutees de la fouilles Pour L Joulinlrsquoextension de la villa au IIe s srsquoaccompagne drsquoun recours plus important au faire-valoirindirect Il suppose donc logiquement que les habitations isoleacutees et les vici du domaine ontaccueilli une partie des capaciteacutes productives de la villa 127 Ce changement important de sonmode de fonctionnement aurait ducirc modifier la destination des bacirctiments de la pars rustica Oril nrsquoen nrsquoest rien Non seulement les laquo baraques en bois raquo et les logements qui accueillaient lamain-drsquoœuvre agricole avant le IIe s ne sont pas abandonneacutes 128 mais crsquoest aussi dans ledernier eacutetat de la villa que les greniers sont construits 129 Cette augmentation tregraves importantedes capaciteacutes de stockage de la villa est difficilement compatible avec lrsquohypothegravese eacutemise parL Joulin drsquoun recours quasi exclusif au colonat partiaire Agrave tout le moins et sans examiner lesautres incoheacuterences de sa deacutemonstration on peut conclure cette analyse critique en observantque la restitution drsquoun domaine drsquoune superficie supeacuterieure agrave 1 000 ha nrsquoest pas deacuteduite drsquouneestimation quantitative reacutealiseacutee uniquement agrave partir des donneacutees de la fouille Elle integravegre des

125 800 m2 x 35 cm = 280 m3126 Selon lrsquoarticle Bleacute de lrsquoeacutedition de 1921 du Larousse agricole un rendement de 25 hlha correspond agrave celui des

meilleures terres du nord de la France Le rendement moyen du bleacute en France en 1900 srsquoeacutetablissait plutocirctautour de 17 hlha (Chancrin Dumont 1921 t 1 p 190) La question des rendements antiques seraexamineacutee dans le prochain chapitre

127 laquo Toute lrsquoexploitation srsquoest trouveacutee rejeteacutee en dehors de lrsquoenclos dans des habitations isoleacutees ou des vici raquo(Joulin 1901 p 375)

128 laquo Ces bacirctiments formaient toujours le village des travailleurs attacheacutes agrave la villa raquo (Joulin 1901 p 367)129 Ces deux bacirctiments appartiennent au troisiegraveme eacutetat de la villa car ils figurent en bleu sur le plan phaseacute

(Joulin 1901 Planche III) L Joulin ne justifie agrave aucun moment cette datation

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 102

eacuteleacutements drsquoappreacuteciation tireacutes des conceptions historiques de L Joulin sur lrsquoeacuteconomie dudomaine gallo-romain

Mecircme si L Joulin cite rarement les ouvrages qursquoil a utiliseacutes il semble eacutevident que soninterpreacutetation de la villa de Chiragan est fortement deacutependante des conceptions historiques deN Fustel de Coulanges sur le domaine gallo-romain mais aussi qursquoelle est tregraves influenceacutee parles travaux de ses collegravegues belges Eugegravene Del Marmol et Alfred Bequet sur la villa drsquoAntheacutee(Planche 8) 130 Ces deux sources drsquoinspiration ne srsquoopposent pas car A Bequet revendiqueformellement lrsquoascendant des paradigmes fusteacuteliens 131 E Del Marmol pensait que lrsquoeacuteconomiede la villa drsquoAntheacutee reposait agrave la fois sur lrsquoexploitation agricole drsquoun terroir et plusieursproductions artisanales 132 Cette hypothegravese srsquoappuyait sur la deacutecouverte de trois basfourneaux de reacutesidus de meacutetal et drsquoobjets ayant pu ecirctre fabriqueacutes dans la villa 133 Les fouillesreacutealiseacutees par L Joulin ne lui ont pas permis de deacutecouvrir les teacutemoins mateacuteriels drsquoune activiteacutecomparable Neacuteanmoins comparant les plans des deux villaelig il est persuadeacute que lrsquoexceptionneldeacuteveloppement de la pars rustica de Chiragan ne peut srsquoexpliquer que par la preacutesence drsquoateliersdans cette partie de la villa Abriteacutees par plusieurs des bacirctiments de la troisiegraveme ligne ceslaquo fabricaelig raquo produisaient laquo tout ce qui pouvait ecirctre neacutecessaire au personnel de la villa raquo 134 Cetteinterpreacutetation tregraves aventureacutee ne repose sur aucune observation archeacuteologique concregravete Elleprocegravede des conceptions de L Joulin sur lrsquoeacuteconomie des grands domaines de la Gaule romaine

Lrsquoarcheacuteologue toulousain les conccediloit comme des entiteacutes isoleacutees priveacutees drsquoeacutechanges aveclrsquoexteacuterieur et produisant la totaliteacute des biens que leurs occupants consomment ou utilisentAinsi lorsqursquoil eacutevalue la production ceacutereacutealiegravere de la villa il ne conccediloit pas qursquoune partie puisseecirctre commercialiseacutee Les 1 000 ha du domaine de Chiragan constituent pour lui un monde agravepart dont la seule finaliteacute eacuteconomique et drsquoassurer agrave leur maicirctre les meilleures conditions devilleacutegiature De faccedilon tout agrave fait symptomatique il pense que les colons du IIe s ne produisentque pour nourrir la population de la villa 135 Les ideacutees de L Joulin sur le fonctionnement dudomaine de Chiragan preacutesentent sans conteste des similitudes avec les conceptions de sespreacutedeacutecesseurs sur lrsquoautarcie des grands domaines Neacuteanmoins elles srsquoen distinguent reacutesolumentdans le sens ougrave agrave aucun moment elles ne portent une condamnation de ce reacutegimeeacuteconomique

Il a eacuteteacute montreacute dans le premier chapitre qursquoA Dureau de La Malle reprenantlrsquoargumentaire des Physiocrates sur la neacutecessiteacute de la circulation des capitaux dans le corpssocial consideacuterait lrsquoisolement des grands domaines comme une des causes essentielles de laruine des campagnes 136 L Joulin semble quant agrave lui estimer que lrsquoextension consideacuterable dela villa urbana de Chiragan impose ce mode de gestion Cette attitude est drsquoautant plusparadoxale qursquoil considegravere que ce domaine est cultiveacute agrave lrsquoaide de moyens humains et130 La villa drsquoAntheacutee se trouve aujourdrsquohui dans la province de Namur Elle a eacuteteacute fouilleacutee par le chanoine

Grosjean de 1863 agrave 1873 E Del Marmol srsquoest chargeacute de la publication agrave partir de ces carnets de fouillesCes donneacutees ont eacuteteacute reprises par A Bequet dans sa synthegravese sur les villaelig de lrsquoEntre-Sambre-et-Meuse(Bequet 1893) L Joulin ne cite que les deux articles drsquoE Del Marmol sur la villa drsquoAntheacutee (Joulin 1901p 360)

131 Bequet 1893 p 10132 laquo En reacutesumeacute la villa drsquoAntheacutee devait posseacuteder outre une somptueuse habitation de maicirctre de vastes

constructions destineacutees sans doute agrave diffeacuterents meacutetiers et industries Cet ensemble constituaitvraisemblablement un des eacutetablissements les plus importants qui aient existeacute sur le territoire de la Belgiqueactuelle On peut remarquer du reste lrsquoanalogie que preacutesente lrsquoeacutetablissement drsquoAntheacutee avec les anciennesabbayes ougrave se trouvaient reacuteunis outre les bacirctiments destineacutes agrave lrsquoexploitation rurale certain nombre drsquoautresdestineacutes agrave divers meacutetiers raquo (Del Marmol 1881 p 37)

133 Del Marmol 1881 p 14 18-19134 Joulin 1901 p 359135 Joulin 1901 p 375136 Cf supra chapitre I p 32

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techniques consideacuterables et selon des meacutethodes culturales qui offrent des rendements bien pluseacuteleveacutes que ceux restitueacutes par A Dureau de La Malle Tout ce passe comme si L Joulin avaitaccepteacute les leccedilons de J K von Rodbertus-Jagetzow sur la moderniteacute de lrsquoeacuteconomie agricoleantique et la capaciteacute des proprieacutetaires agrave intervenir sur les conditions de la production et lanature du reacutegime agraire en fonction de leurs besoins eacuteconomiques 137 Mais alors quelrsquohistorien prussien concevait lrsquoorganisation eacuteconomique de lrsquoEmpire comme la somme desinteractions mutuelles de ces diffeacuterents systegravemes de production L Joulin isole le domaine deChiragan de son environnement eacuteconomique On peut se demander si ce choix est motiveacute parune reacuteflexion originale ou lrsquoincapaciteacute agrave maicirctriser les concepts essentiels du discours surlrsquoeacuteconomie Le deacutesinteacuterecirct profond des historiens franccedilais de la fin du XIXe s pour lesproblegravemes eacuteconomiques inciteraient agrave privileacutegier la seconde explication Toutefois on peutmontrer que sa perception du domaine gallo-romain est fondamentalement tributaire des eacutecritsde N Fustel de Coulanges directement ou par lrsquointermeacutediaire des interpreacutetationsarcheacuteologiques proposeacutees par A Bequet

En effet agrave de nombreuses reprises les interpreacutetations de L Joulin semblent consister enune transposition dans le domaine de lrsquoarcheacuteologie des ideacutees exposeacutees par N Fustelde Coulanges notamment dans Le domaine rural chez les Romains et dans lrsquoHistoire desinstitutions politiques de lrsquoancienne France Ainsi par exemple il est aiseacute de rapprocher leseacutedicules de la pars rustica de Chiragan dans lesquels L Joulin logent les esclaves et les colonsdes vici qui selon N Fustel de Coulanges regroupent sur le territoire du domaine leslaquo cabanes raquo de la main-drsquoœuvre agricole libre ou servile 138 Le commentaire par ce dernierdrsquoun texte de Julius Frontin rapportant que ces vici formaient comme une ceinture autour dela villa du maicirctre 139 a aussi pu inspirer lrsquoarcheacuteologue toulousain On se souvient que N Fustelde Coulanges consideacuterait que degraves le Haut-Empire les proprieacutetaires gallo-romains avaientconfieacute une partie de lrsquoexploitation de leurs domaines agrave des colons Cette hypothegravese novatricenrsquoest sans doute pas eacutetrangegravere agrave la proposition de L Joulin de placer dans le IIe s lareacuteorganisation complegravete de la villa de Chiragan qui a notamment pour conseacutequence delaquo rejeter raquo en dehors de la pars rustica les structures lieacutees agrave lrsquoexploitation agricole du domaineMecircme si L Joulin ne lrsquoeacutecrit pas formellement on a le sentiment qursquoil restitue lefonctionnement du domaine de Chiragan dans le dernier eacutetat de la villa agrave partir du modegravelefusteacutelien drsquoun fundus constitueacute drsquoune reacuteserve exploiteacutee directement par le maicirctre et de tenuresconfieacutees agrave des colons La main-drsquoœuvre qui compose ce que L Joulin appelle la laquo populationde la villa raquo et qursquoil loge dans les eacutedicules de la pars rustica formerait la reacuteserve dudomaine 140 Les colons seraient quant agrave eux accueillis dans des habitations isoleacutees et dans levicus de Tuc-de-Mourlan 141

Enfin on peut se demander si lrsquoanalyse quantitative de la production ceacutereacutealiegravere du domainenrsquoa pas pour seul objectif de deacutemontrer que la superficie du fundus de Chiragan est agrave peu pregravesla mecircme que celle drsquoune paroisse rurale conformeacutement aux conclusions de N Fustel

137 Cf supra chapitre II p 74138 Fustel de Coulanges 1886 p 335 Fustel de Coulanges 1889 p 40139 Fustel de Coulanges 1886 p 861140 laquo Remarquons du reste quavec le travail servile le chiffre de 200 personnes neacutecessaire pour assurer les

services geacuteneacuteraux autres que ceux de la villa urbana na rien dexageacutereacute ces services comprenaient en effet la culture dune douzaine dhectares de jardins peut-ecirctre celle de terrains reacuteserveacutes en dehors de lenclos lesservices de chasse et de pecircche la manipulation des reacutecoltes la basse-cour et la confection de tous les objetsindispensables agrave la vie du personnel de la villa raquo (Joulin 1901 p 370-371)

141 laquo Les bacirctiments diffegraverent de ceux de Saint-Ceacutezy de dimensions beaucoup plus petites et formeacutes drsquoun seulcorps ils paraissent avoir eacuteteacute occupeacutes par des familles de cultivateurs peu aiseacutes ce qui indiquerait unecondition vis-agrave-vis du proprieacutetaire du sol diffeacuterente de celle des colons de Saint-Ceacutesy raquo (Joulin 1901p 397)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 104

de Coulanges En effet la commune de Martres-Tolosane est relativement eacutetendue mais lescommunes limitrophes ont des superficies variables dont la moyenne srsquoeacutetablit agrave un peu plus de1 000 ha 142 Si ce rapprochement a quelque valeur probatoire il se pourrait bien que lesestimations un peu hautes des capaciteacutes de stockage de la villa et la deacutecision fort peuargumenteacutee de multiplier par trois la surface des terres labourables soient imposeacutees par lavolonteacute drsquoaboutir agrave la proposition drsquoune superficie du domaine proche de 1 000 ha Ladeacutemonstration dont M Le Glay se plaisait agrave louer la creacutedibiliteacute ne serait en fait qursquouneparaphrase savante et faussement quantitative des reacuteflexions de N Fustel de Coulanges sur ledomaine gallo-romain Crsquoest drsquoailleurs sans doute pour cette raison qursquoelle a eacuteteacute accepteacutee aussifacilement et pendant aussi longtemps par une critique franccedilaise qui nrsquoa pas toujours perccedilucombien nombre de ses perspectives de recherches srsquoenracinaient dans les paradigmesfusteacuteliens

Plus fondamentalement les travaux de L Joulin sur la villa de Chiragan montrent bien dequelle faccedilon les conjectures de N Fustel de Coulanges sur le rocircle historique du domaine ruralont pu inspirer de nombreux archeacuteologues qui se sont inteacuteresseacutes apregraves lui aux campagnes de laGaule Lrsquoauteur de La Citeacute antique consideacuterait on lrsquoa vu plus haut le domaine comme lacellule primordiale de la socieacuteteacute rurale et la laquo moleacutecule vivante raquo de la civilisation qursquoil eacutetudieSon eacutevolution lente et progressive deacutetermine un niveau drsquoanalyse historique qui correspondau laquo temps long raquo par opposition agrave une chronologie dicteacutee par les contingences deseacuteveacutenements politiques Au sein de cette entiteacute eacuteleacutementaire ce sont en dernier ressort lesmodifications des rapports entre les diffeacuterentes classes drsquoindividus le proprieacutetaire les esclaveset les tenanciers qui expliquent les grandes transformations des collectiviteacutes de lrsquoancienneFrance N Fustel de Coulanges srsquointeacuteresse donc essentiellement agrave la dimension sociale etlaquo institutionnelle raquo du domaine et fort peu agrave son rocircle eacuteconomique Lrsquoanalyse conduite ici tendagrave montrer que L Joulin mais aussi les archeacuteologues qui ont repris apregraves lui ses conclusions sesont empareacutes des concepts fusteacuteliens les ont reacuteinterpreacuteteacutes et adapteacutes en fonction de leurspropres perspectives de recherche pour finalement donner une nouvelle vigueur agrave la thegraveseancienne de lrsquoautarcie du domaine rural en la libeacuterant de la valeur peacutejorative qui lui eacutetaittraditionnellement attacheacutee

Crsquoest pourquoi ignorant les condamnations des Physiocrates et drsquoA Dureau de La MalleL Joulin peut concevoir de faccedilon apaiseacutee et sereine le domaine de Chiragan comme un isolateacuteconomique qui ne reccediloit rien de lrsquoexteacuterieur et consomme la totaliteacute des biens qursquoil produitCe fundus est doteacute degraves le premier eacutetat de la villa de toutes les installations agricoles etartisanales permettant de satisfaire les neacutecessiteacutes de la production les deacutesirs du maicirctre et lesbesoins du personnel affecteacute agrave son service Lrsquoideacutee nrsquoest pas neuve elle constitue mecircme unponcif de la litteacuterature latine On la trouve exprimeacutee par exemple avec emphase lors dubanquet offert par Trimalchion 143 et plus seacuterieusement par Varron 144 puis Palladius 145

142 Martres-Tolosane (2 352 ha) Marignac-Laspeyres (1 241 ha) Roquefort-sur-Garonne (1 356 ha) Montclar-de-Comminges (645 ha) Le Freacutechet (421 ha) Mondavezan (2 109 ha) Maurau (509 ha) La superficiemoyenne de ces communes est donc de 1 133 ha

143 laquo Et ne va pas croire qursquoil achegravete quoi que ce soit Tout vient de chez lui la laine les citrons le poivre demande lui du lait de poule tu en trouveras Bref la laine qui venait de chez lui nrsquoeacutetait pas bonne agrave songoucirct il a acheteacute des beacuteliers agrave Tarente pour renouveler son troupeau Pour avoir chez lui du miel attique il afait venir des abeilles drsquoAthegravenes par la mecircme occasion les abeilles du pays srsquoameacutelioreront sous lrsquoinfluence desgrecques Tiens ces jours derniers il a eacutecrit qursquoon lui envoyacirct de lrsquoInde de la graine de champignons Pourses mules je peux le dire il nrsquoen a pas une qui ne soit neacutee drsquoun onagre Tu vois tous ces coussins Il nrsquoy en apas un qui ne soit bourreacute de laine pourpre ou eacutecarlate Tu vois jusqursquoougrave peut aller son bonheur raquo (PeacutetroneSatiricon 38)

144 Varron Res rust I 16 4145 laquo Il faut absolument avoir sur son domaine des forgerons des charpentiers des fabricants de jarres et de

cuves pour que le besoin de se rendre agrave la ville nrsquooblige pas les paysans (rusticos) agrave quitter leur travail

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 105

Quelles que soient les raisons avanceacutees par les Agronomes latins on peut supposer en bonnelogique eacuteconomique que lrsquoobjectif du proprieacutetaire drsquoun fundus bien geacutereacute eacutetait de reacuteduire lesachats agrave lrsquoexteacuterieur et de commercialiser le maximum de surplus afin de rendre le bilan delrsquoexploitation le plus exceacutedentaire possible Encore une fois il est deacuteconcertant de constaterque L Joulin nrsquoa pas envisageacute cette possibiliteacute La faute ne lui est pas seulement imputable carla plupart de ses commentateurs ont accepteacute lrsquoideacutee que le domaine de Chiragan ne produisaitaucun surplus Cette situation leur semblait drsquoautant moins singuliegravere qursquoelle correspondait agravela conception qursquoils se faisaient des grands domaines gallo-romains des entiteacuteseacuteconomiquement indeacutependantes au sein des campagnes gauloises Crsquoest agrave peu pregraves en cestermes que M Le Glay les deacutecrit en 1975

Mais crsquoest surtout sur le systegraveme de production que peut nous eacuteclairer lrsquoanalyse des deux domaines deChiragan et Saint-Ulrich Dans lrsquoun et dans lrsquoautre il est remarquable que lrsquoon trouve une part encultures une part en prairies et une part en bois crsquoest la preuve que le domaine cherche agrave former untout et vise agrave lrsquoautonomie ce dont rend compte aussi la preacutesence drsquoun artisanat agrave lrsquointeacuterieur mecircme delrsquoexploitation 146

Il nrsquoest pas injuste de souligner que les archeacuteologues ont jusqursquoagrave une peacuteriode tregraves reacutecenteaccepteacute dans leur grande majoriteacute ce postulat et ont travailleacute sur le domaine comme srsquoilconstituait un univers clos Les conseacutequences de ce choix sont multiples Agrave deacutefaut de pouvoirles eacutetudier toutes on se contentera de montrer qursquoil a en premier lieu inciter les archeacuteologues agraveconsideacuterer qursquoil existe un rapport de proportionnaliteacute entre lrsquoimportance de la surface bacircti de lavilla et la superficie du domaine qui lui est associeacute On lrsquoa vu agrave propos de Chiragan L Joulinne peut envisager lrsquoextension de la pars urbana sans un accroissement similaire du territoire dufundus et lrsquoannexion du vicus de Tuc-de-Mourlan Reprenant ces donneacutees A Grenier vabeaucoup plus loin et estime agrave lrsquoissue drsquoun raisonnement parfaitement circulaire que laqualiteacute et les dimensions des bacirctiments de la villa de Chiragan correspondent neacutecessairement agraveun domaine drsquoune superficie comprise entre 7 000 ha et 8 000 ha

Nous serions fort tenteacutes mais ce nrsquoest lagrave qursquoune hypothegravese drsquoattribuer agrave la villa de Chiragan en raisonde lrsquoimportance de ses bacirctiments lrsquoensemble de la plaine avec les deux vici routiers du Tuc-de-Mourlanet de Saint-Cizy et au sud de Saint-Cisy le territoire de Cazegraveres dont en lrsquoabsence de trouvailles le nomseul paraicirct indiquer des casae probablement antiques[hellip]Si le domaine de Chiragan embrassait ainsi sur une douzaine de kilomegravetres de long et cinq ou sixkilomegravetres de large la valeur de sept agrave huit mille hectares il aurait une eacutetendue exceptionnellementvaste correspondant drsquoailleurs agrave lrsquoampleur et au luxe exceptionnels des bacirctiments de la villa 147

Dans un autre passage de son Manuel il suppose de faccedilon plus preacutecise que lrsquoextension descapaciteacutes productives du domaine de Chiragan srsquoest faite par lrsquoannexion de terres qui auraientcontinueacute agrave ecirctre cultiveacutees par les villaelig ou les eacutetablissements dont elles deacutependaientauparavant 148 De faccedilon plus geacuteneacuterale il considegravere que la concentration de la proprieacuteteacute qui

normal raquo (Palladius Opus agr I VI 2)146 Le Glay 1992 p 264147 Grenier 1934 p 897 Dans sa preacutesentation du fundus de Chiragan M Le Glay reprend agrave son compte cette

estimation et non celle proposeacutee par L Joulin (Le Glay 1992 p 261)148 laquo Mille agrave quinze cents hectares ndash de trois agrave six cents habitants ndash ce sont lagrave les moyennes de nos communes

rurales et de leurs bans Un millier drsquohectares repreacutesentant un carreacute de trois agrave quatre kilomegravetres de cocircteacute esten effet la mesure que sans trop de pertes de temps peuvent cultiver les travailleurs drsquoune agglomeacuterationcentrale Un fundus de cette dimension pouvait entretenir le personnel de la villa de Chiragan Il nrsquoaurait passuffit au luxe que manifestent lrsquoampleur des bacirctiments et la richesse de la deacutecoration Le domaine deacutependantde la villa devait donc ecirctre plus vaste et englober drsquoautres villas ou eacutetablissements de tenanciers assurant la

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caracteacuterise selon lui lrsquoeacutevolution du reacutegime agraire de la Gaule durant lrsquoAntiquiteacute tardive srsquoestreacutealiseacutee selon un processus similaire les villaelig les plus importantes ont progressivement englobeacutedans leur fundi les eacutetablissements agricoles plus modestes qui les environnaient

En apparence ces propositions ne srsquoopposent pas aux ideacutees de N Fustel de Coulanges sur lafaible pertinence historique du latifundium En effet les villaelig absorbeacutees poursuivent leurexistence et continuent drsquoassurer leur activiteacute agricole Il nrsquoy a donc pas creacuteation de grandesexploitations mais agglomeacuteration de petites uniteacutes dans un domaine plus importantNeacuteanmoins lrsquoaccord avec les paradigmes fusteacuteliens nrsquoest que partiel En effet N Fustelde Coulanges concevait parfaitement que les diffeacuterentes uniteacutes composant les grandesproprieacuteteacutes puissent ecirctre spatialement eacuteloigneacutees les unes des autres En revanche A Grenier nepeut envisager la concentration fonciegravere qursquoau sein drsquoentiteacutes territoriales coheacuterentes Autrementdit A Grenier srsquoimagine des fundi qui croissent par lrsquoannexion des eacutetablissements plus petitssitueacutes agrave leur peacuteripheacuterie alors que N Fustel de Coulanges sans eacutecarter cette eacuteventualiteacute penseque la constitution de grandes fortunes patrimoniales ne modifie pas la taille des diffeacuterentsdomaines

Cette diffeacuterence drsquoappreacuteciation paraicirct minime et peu signifiante elle deacutevoile pourtant unerupture fondamentale entre les conceptions fusteacuteliennes sur le domaine gallo-romain et laperception qursquoen a A Grenier Pour rendre cette discordance plus perceptible il suffit deprendre conscience que dans leur interpreacutetation de lrsquoeacutevolution de la villa de ChiraganL Joulin et A Grenier excluent sans justification une hypothegravese agrave la fois creacutedible etparfaitement compatible avec les conclusions de N Fustel de Coulanges On peut en effetconcevoir que le proprieacutetaire de Chiragan a financeacute lrsquoagrandissement de sa villa avec des fondsprovenant en partie ou en totaliteacute de domaines situeacutes dans drsquoautres reacutegions voire mecircme debeacuteneacutefices tireacutes drsquoopeacuterations financiegraveres ou commerciales Lrsquoentretien de la villa et du personnelqui lui est attacheacute peut ecirctre assureacute dans les mecircmes conditions Envisager cette hypothegraveserevient agrave admettre qursquoil nrsquoexiste pas neacutecessairement une relation de proportionnaliteacute entre lataille du domaine et lrsquoimportance des bacirctiments de la villa Crsquoest aussi accepter lrsquoideacutee que lesdeacutepenses et les beacuteneacutefices du domaine puissent srsquoeacutequilibrer dans un autre cadre que celui troprestreint du fundus Cette perspective complique singuliegraverement la tacircche de lrsquoarcheacuteologue carelle lrsquooblige agrave abandonner le concept reacuteducteur drsquoun domaine consideacutereacute comme un isolateacuteconomique Elle offre neacuteanmoins des possibiliteacutes drsquointerpreacutetation plus riches et pluscomplexes N Fustel de Coulanges pour des raisons qui tiennent davantage agrave ses conceptionshistoriques qursquoagrave une analyse fine de lrsquoeacuteconomie rurale avait compris qursquoil eacutetait neacutecessaire detraiter seacutepareacutement lrsquoexploitation du domaine son reacutegime agraire et la nature de la proprieacuteteacute carleurs eacutevolutions pouvaient ecirctre divergentes Agrave la suite de L Joulin et A Grenier et jusqursquoagrave unepeacuteriode reacutecente rares sont les archeacuteologues qui ont admis la neacutecessiteacute de ce distinguo

Pour autant il serait injuste et sommaire de conclure qursquoA Grenier a fait le choix de lasimpliciteacute Son interpreacutetation se deacutemarque de lrsquoheacuteritage fusteacutelien parce que fondamentalementses conceptions historiques sur la nature et lrsquoeacutevolution du domaine gallo-romaine ne sont pastoutes en accord avec celles de lrsquoauteur de lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienneFrance dont il revendique pourtant la filiation Ces discordances teacutemoignent notamment delrsquoappropriation et de lrsquoadaptation des paradigmes fusteacuteliens reacutealiseacutees par C Jullian Crsquoest agrave ceprocessus qursquoil faut maintenant srsquointeacuteresser en montrant comment les travaux de C Jullian etdrsquoA Grenier prolongent ceux de N Fustel de Coulanges mais aussi en essayant de comprendrepourquoi ils srsquoen distinguent

culture de portions subordonneacutees raquo (Grenier 1934 p 889-890)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 107

IV Lrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine dans les œuvres de C Jullian et A Grenier

Louis Camille Jullian (1859-1933) entre agrave lrsquoEacutecole normale supeacuterieure en 1877 puis agrave lrsquoEacutecolefranccedilaise de Rome en 1880 149 Il se considegravere agrave cette eacutepoque comme un disciple de N Fustelde Coulanges et suit ces enseignements agrave la Sorbonne puis agrave lrsquoEacutecole normale supeacuterieureJusqursquoagrave la mort de son maicirctre C Jullian le consultera agrave chaque eacutetape essentielle de sa carriegravereApregraves deux anneacutees tregraves studieuses passeacutees au palais Farnegravese il deacutecide sur son conseil drsquoallersuivre agrave Berlin et agrave Vienne les seacuteminaires de Th Mommsen de G Hierschfeld surlrsquoeacutepigraphie et lrsquoarcheacuteologie et drsquoO Benndorf sur la conservation et la museacuteographie desantiquiteacutes 150 C Jullian qui nrsquoest pas germaniste souhaite surtout comprendre et eacutevaluer lemode de fonctionnement des institutions universitaires de langue allemande afin drsquoalimenterles reacuteflexions drsquoun petit ceacutenacle qui travaille en France agrave la reacutenovation de lrsquoenseignement et dela recherche Son seacutejour est financeacute par A Dumont qui est alors directeur de lrsquoenseignementsupeacuterieur apregraves avoir eacuteteacute le premier directeur de lrsquoEacutecole archeacuteologique de Rome en 1874 151

Crsquoest dans ce contexte de modernisation de lrsquoUniversiteacute franccedilaise qursquoil faut comprendre lanomination de C Jullian agrave la faculteacute des lettres de Bordeaux ougrave il est chargeacute du courscompleacutementaire drsquohistoire et drsquoantiquiteacute latines creacuteeacute pour lui en octobre 1883 152 En 1886 leconseil municipal de Bordeaux finance lrsquoorganisation drsquoun enseignement sur lrsquohistoire deBordeaux et de la reacutegion du Sud-Ouest qui lui est aussi confieacute C Jullian qui espeacuterait plutocirct leposte de maicirctre de confeacuterences agrave lrsquouniversiteacute drsquoAix-en-Provence 153 srsquoinvestit complegravetementdans ces deux enseignements qursquoil considegravere comme compleacutementaires Les donneacuteeseacutepigraphiques et archeacuteologiques qursquoil collecte agrave Bordeaux et dans toute la reacutegion nourrissentainsi une reacuteflexion originale sur lrsquoorganisation et le destin de la Gaule Cette doubleperspective de recherche est deacutejagrave preacutesente dans ses premiegraveres productions les Eacutetudesdrsquoeacutepigraphie bordelaise 154 les deux volumes des Inscriptions romaines de Bordeaux 155 Ausone etBordeaux 156 et enfin la volumineuse Histoire de Bordeaux 157

Mais son activiteacute scientifique durant cette peacuteriode ne srsquoarrecircte pas lagrave En 1899 il participeactivement agrave la creacuteation de la Revue des eacutetudes anciennes qui est publieacutee par la faculteacute des lettresde Bordeaux en collaboration avec les autres universiteacutes du Midi Toulouse Montpellier etAix Cette revue accueille une grande partie de ses nombreux articles et surtout ses Chroniqueset ses notes gallo-romaines qursquoil fait paraicirctre pendant trente et un ans Elles permettent agraveC Jullian drsquoinformer ses lecteurs des fouilles et des recherches en cours de rendre compte desnombreux ouvrages qui paraissent sur lrsquoarcheacuteologie nationale de la Preacutehistoire agrave lrsquoeacutepoquemoderne et enfin de publier des observations des reacuteflexions personnelles et des petites eacutetudesqursquoil a deacuteveloppeacutees lors de ces cours agrave Bordeaux ou plus tard au Collegravege de France

On peut se faire agrave leur lecture une tregraves bonne ideacutee de lrsquoactiviteacute archeacuteologique franccedilaisedurant le premier tiers du XXe s et du rocircle essentiel joueacute par C Jullian pour le renouveau decette discipline Degraves 1899 les Chroniques gallo-romaines sont pour lui un moyen drsquoinitier des

149 Ces informations sont tireacutees de la biographie eacutecrite par A Grenier (Grenier 1944) et du livre tregraves completqursquoO Motte a consacreacute agrave sa vie et agrave sa carriegravere jusqursquoagrave sa nomination au Collegravege de France (Motte 1990)

150 Gran-Aymerich 1998 p 214-215151 Gran-Aymerich 1998 p 210152 Motte 1990 p 315153 Motte 1990 p 67154 Eacutetudes drsquoeacutepigraphie bordelaise Les Bordelais dans lrsquoarmeacutee romaine Notes concernant les inscriptions de Bordeaux

extraites des papiers de M de Lamontaigne Bordeaux Feacuteret et fils 1884155 Archives municipales de Bordeaux Inscriptions romaines de Bordeaux Bordeaux G Gounouilhou 1887-1890156 Ausone et Bordeaux eacutetudes sur les derniers temps de la Gaule romaine Bordeaux G Gounouilhou 1893157 Histoire de Bordeaux depuis les origines jusqursquoen 1895 Bordeaux Feacuteret et fils 1895

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 108

nouvelles perspectives de recherche de deacutenoncer certaines deacuterives scientifiques drsquoencouragerles eacutetudes novatrices et surtout de poser les bases meacutethodologiques drsquoune archeacuteologie modernerenouveleacutee dans ses pratiques et ses relations avec lrsquohistoire Lrsquoexemple de sa seconde chroniquede 1899 est agrave ce titre parfaitement reacuteveacutelateur Il profite de la parution drsquoune eacutetudedrsquoA Blanchet sur les ateliers de ceacuteramique de la Gaule romaine pour souligner la faiblesse destravaux franccedilais en la matiegravere et appeler de ses vœux la reacutealisation drsquoeacutetudes plus fiables pluscomplegravetes et plus ambitieuses 158 Il conseille aux archeacuteologues drsquoeacutetudier la ceacuteramique et de lapublier avec la mecircme rigueur et les mecircmes meacutethodes que celles utiliseacutees par les eacutepigraphistespour leurs sources 159 Il montre en quelques lignes tout ce que lrsquoon est en droit drsquoattendre decette discipline des datations plus viables certes mais aussi des donneacutees sur les courantscommerciaux la technologie antique et le mode de gestion des ressources geacuteologiques de laGaule Enfin il souhaite que lrsquoexpeacuterience des potiers gaulois soit mise agrave profit par lesentrepreneurs de son temps pour enrichir et deacutevelopper lrsquoindustrie ceacuteramique franccedilaise 160

On retrouve lagrave lrsquoexpression des convictions politiques de C Jullian qui est persuadeacute quelrsquohistoire et lrsquoarcheacuteologie ne doivent pas ecirctre des disciplines purement speacuteculatives maisparticiper sans srsquoeacutecarter de la rigueur scientifique agrave lrsquoessor de la nation On peut sourireaujourdrsquohui de cette derniegravere preacutetention il nrsquoen demeure pas moins que le programme qursquoilassigne agrave lrsquoeacutetude de la ceacuteramique est en cette fin du XIXe s profondeacutement innovant Pour luimecircme le plus insignifiant objet archeacuteologique peut deacutelivrer un message historique 161 Cescollegravegues allemands nrsquoeacutetaient pas alleacutes aussi loin dans lrsquoincorporation des donneacuteesarcheacuteologiques agrave la science historique Ces Chroniques gallo-romaines montrent bien plus queses œuvres historiques son souci constant drsquoabolir la distance qui seacuteparait jusqursquoalorslrsquohistorien des sources archeacuteologiques On a peine agrave imaginer aujourdrsquohui combien il pouvaitecirctre reacutevolutionnaire pour un professeur drsquohistoire ancienne de faire paraicirctre en 1899 dans unerevue de philologie classique deacutedieacutee agrave lrsquoeacuterudition grecque et romaine 162 une chronique sur laceacuteramique gallo-romaine Il faut se souvenir que peu de temps auparavant A Lebegravegue soncollegravegue de Toulouse deacutefonccedilait le terrain de Chiragan pour enrichir la collection de statuairedu museacutee Saint-Raymond

Il nrsquoest pas possible de rendre compte objectivement de lrsquoampleur du travail accompli parC Jullian sans souligner combien durant toute sa carriegravere ses travaux scientifiques sontindissociables de son action eacutenergique en faveur de sa discipline de sa volonteacute de jeter les basesdrsquoune nouvelle histoire nationale et plus geacuteneacuteralement encore de sa deacutetermination agrave participeragrave ce que lrsquoon appelait apregraves la deacutefaite de 1870 le laquo redressement moral et intellectuel de laFrance raquo Agrave bien des eacutegards comme on le verra son œuvre est celle drsquoun missionnaire

Toutefois il serait injuste drsquoattribuer au seul C Jullian le meacuterite de cette reacuteformation delrsquoarcheacuteologie nationale Depuis la fin des anneacutees 1870 de nombreux savants ont œuvreacute danscette direction Comme il nrsquoest pas possible de les citer tous et qursquoune eacutetude historiographique

158 Jullian 1899159 laquo Il faudra tocirct ou tard que les reacutesultats des nombreux livres et des innombrables meacutemoires consacreacutes aux

poteries gauloises et romaines soient consigneacutes dans trois ou quatre grands recueils descriptifs analogues agrave ceCorpus des inscriptions ougrave les eacutepigraphistes ont montreacute la voie aux archeacuteologues raquo (Jullian 1899 p 144)

160 laquo Les eacutetudes archeacuteologiques sur les cultures drsquooliviers et les ameacutenagements drsquoeau en Tunisie ont conduit nosconcitoyens agrave imiter les Romains et agrave srsquoenrichir suivant leurs leccedilons La connaissance exacte de la ceacuteramiquegallo-romaine aiderait aux progregraves de la ceacuteramique franccedilaise elle pourrait mettre sur la voie de gisementsmeacuteconnus et la France nrsquoa pas de telles espeacuterances industrielles qursquoelle puisse deacutedaigner lrsquoexpeacuterience dupasseacute raquo (Jullian 1899 p 162)

161 laquo Tout objet qui dure toute forme qui persiste porte en soi des faits drsquohistoire et nous les raconte si noussavons lrsquointerroger La moindre chose est un miroir qui reflegravete un eacutepisode du passeacute ainsi que la glace renvoieun spectacle du preacutesent raquo (Jullian 1931b p 105)

162 Radet 1899 p 3

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 109

solide leur a deacutejagrave eacuteteacute consacreacutee 163 on se contentera drsquoeacutevoquer briegravevement ici la figuredrsquoAlexandre Bertrand (1820-1902) Ancien eacutelegraveve de lrsquoEacutecole franccedilaise drsquoAthegravenes son action enfaveur de la reconnaissance eacutepisteacutemologique et institutionnelle de lrsquoarcheacuteologie nationalesrsquoillustre tout drsquoabord agrave lrsquooccasion de lrsquoorganisation du museacutee des Antiquiteacutes nationales deSaint-Germain-en-Laye dont il est le conservateur 164 Il le conccediloit degraves le deacutepart comme unoutil drsquoeacuteducation et de recherche et pense que les collections doivent ecirctre le preacutetexte et lesupport drsquoun enseignement theacuteorique et pratique sur les meacutethodes de lrsquoarcheacuteologie et lrsquoidentiteacutedes civilisations Il considegravere que sa mission est de recueillir les teacutemoins mateacuteriels du passeacute deles classer et de les organiser afin de caracteacuteriser spatialement et chronologiquement les socieacuteteacutesqui les ont produits 165 Il souhaiterait poursuivre ce programme drsquoenseignement et drsquoeacutetude agravela Sorbonne ougrave une chaire drsquoarcheacuteologie est creacuteeacutee en 1877 mais sa candidature eacutechoue Il setourne alors vers lrsquoEacutecole du Louvre et donne pour son ouverture en 1882 le premierenseignement consacreacute en France agrave lrsquoarcheacuteologie nationale 166 Avec Salomon Reinach (1858-1932) qui lui a succeacutedeacute au museacutee des Antiquiteacutes nationales et agrave lrsquoEacutecole du Louvre ilspoursuivent cette mission de deacutefense et drsquoillustration de lrsquoarcheacuteologie au travers de plusieursouvrages consacreacutes agrave la civilisation celtique Ils sont persuadeacutes que lrsquoarcheacuteologie est nonseulement lrsquounique source drsquoinformation sur les civilisations qui ne connaissent pas lrsquoeacutecrituremais aussi une discipline compleacutementaire de lrsquohistoire 167 Ils montrent ainsi que seulelrsquoarcheacuteologie est capable drsquoeacuteclairer la chronologie et les modaliteacutes complexes des migrationsgauloises 168 et que pour les peacuteriodes plus reacutecentes la confrontation des donneacuteesarcheacuteologiques et des informations textuelles permet de preacuteciser et drsquoenrichir la connaissancede ces peuples

La creacuteation drsquoune chaire drsquohistoire et drsquoantiquiteacutes nationales du Collegravege de France en 1905doit beaucoup agrave ce lent et patient travail collectif de preacuteparation des esprits Ce nouvelenseignement est destineacute agrave compleacuteter ceux drsquoH drsquoArbois de Jubainville sur les Langues etlitteacuteratures celtiques et drsquoA Longnon sur la geacuteographie historique de la France qui concerneprincipalement la peacuteriode meacutedieacutevale Lrsquoextension progressive du champ de recherche deC Jullian agrave la totaliteacute de la Gaule et ses talents drsquohistorien et drsquoeacutecrivain que la critiquereconnut dans son Vercingeacutetorix 169 firent de lui un candidat ideacuteal Choisi par vingt-neuf de sestrente-deux collegravegues la chaire semblait avoir eacuteteacute creacuteeacutee pour lui 170 Sa nomination donnarapidement un rayonnement national agrave ses ideacutees et son cours qursquoil donna jusqursquoen 1930 171devint la tribune de lrsquoarcheacuteologie nationale preacutehistoire comprise et le lieu de formation drsquounenouvelle geacuteneacuteration drsquoarcheacuteologues En 1905 C Jullian est deacutejagrave complegravetement investit dans lareacutedaction de lrsquoHistoire de la Gaule qui demeure intimement associeacute agrave son nom Cette somme

163 Gran-Aymerich 1998 on consultera notamment le chapitre 5 de la deuxiegraveme partie164 La fondation du museacutee des Antiquiteacutes nationales de Saint-Germain-en-Laye date de 1862 et son ouverture

au public de 1867165 laquo Depuis dix ans nous nrsquoavons cesseacute de classer de diviser de subdiviser ces antiquiteacutes afin de les placer sous

leur veacuteritable jour Sur de nombreuses cartes ont eacuteteacute dessineacutes par nous les contours de chaque groupemateacuteriellement figureacute œuvre longue et ingrate jusqursquoau jour ougrave la lumiegravere se fait et ougrave de ces divisions sedeacutegage une veacuteriteacute nouvelle raquo (Bertrand 1876 p VI)

166 Gran-Aymerich 1998 p 218-200167 laquo Les progregraves de lrsquoarcheacuteologie nrsquoempiegravetent pas sur le domaine de lrsquohistoire ils lrsquoagrandissent Le rocircle de

lrsquoarcheacuteologie est drsquoapporter agrave lrsquohistoire eacutecrite un suppleacutement et un controcircle lrsquoarcheacuteologue est un auxiliairede lrsquohistorien raquo (Bertrand 1876 p VII)

168 laquo Crsquoest agrave lrsquoarcheacuteologie seule qursquoil appartient drsquoeacutelucider les problegravemes qui se rattachent agrave la marche et agrave ladiffusion de la civilisation celtique les documents qursquoelle met en œuvre lui permettent de remonter agrave uneeacutepoque sur laquelle les textes historiques sont muets raquo (Bertrand Reinach 1894 p 3)

169 Vercingeacutetorix Paris Hachette 1901 Agrave propos du succegraves de cet ouvrage cf Goudineau 1993 p XIII-XIV170 Grenier 1944 p 190171 La santeacute de C Jullian ne lui permit pas drsquoassurer ses dix derniegraveres leccedilons de lrsquoanneacutee 1930

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 110

de pregraves de quatre mille pages se compose de huit volumes dont les deux derniers paraissent en1926

I Les invasions gauloises et la colonisation grecque (1908) II La Gaule indeacutependante (1908) III La Conquecircte romaine et les premiegraveres invasions germaniques (1909) IV Le Gouvernement de Rome (1914) V La Civilisation gallo-romaine Eacutetat mateacuteriel (1920) VI La Civilisation gallo-romaine Eacutetat moral (1920) VII Les empereurs de Tregraveves I Les chefs (1926) VIII Les empereurs de Tregraveves II La terre et les hommes (1926)

Lrsquoapport historiographique majeur de cette œuvre et ses ressorts ideacuteologiques ont fait lrsquoobjetde nombreuses eacutetudes qursquoil serait vain de vouloir preacutesenter complegravetement ici 172 Plusieurs deleurs conclusions seront reprises plus bas pour tenter de mieux comprendre certaines desthegraveses deacutefendues par C Jullian En se limitant aux thegravemes abordeacutes dans ce travail et en prenantle risque de reacuteduire agrave lrsquoextrecircme la varieacuteteacute et la richesse des points de vue de lrsquoHistoire de laGaule on serait tenteacute de consideacuterer que cette somme est traverseacutee par une ideacutee directricemajeure le peuplement de la Gaule les relations que les hommes entretiennent avec ceterritoire et les formes sociales qursquoils ont choisies pour vivre ensemble deacuteterminent une patriegauloise qui a surveacutecu jusqursquoagrave nous malgreacute les invasions et les changements de reacutegimepolitique On pourrait mecircme supposer que cette thegravese constitue une des clefs de lecturepossible de lrsquoensemble de lrsquoœuvre constitueacutee par C Jullian car elle est deacutejagrave exprimeacutee dans lepetit manuel que C Jullian publie en 1892 sous le titre de Gallia 173

Il srsquoagit drsquoun ouvrage sans grande preacutetention scientifique destineacute agrave un large publicdrsquoeacutetudiants et drsquoarcheacuteologues mais on trouve dans ces vingt-quatre chapitres la plupart desthegravemes abordeacutes dans lrsquoHistoire de la Gaule mecircme si la peacuteriode qui preacutecegravede la fin delrsquoindeacutependance est agrave peine traiteacutee C Jullian y expose plusieurs des convictions sur lesquelles ila ensuite bacircti une partie de ses travaux Selon lui la laquo patrie gauloise raquo repose sur une uniteacute depeuplement et de culture Au sein de lrsquoEmpire romain elle donne agrave la Gaule une personnaliteacuteforte qui la distingue de toutes les autres provinces 174 La Gaule a donc accepteacutevolontairement les bienfaits de la civilisation romaine sans jamais abandonner la culture quifait sa force et sa coheacutesion 175 Lrsquoun des objectifs de lrsquoHistoire de la Gaule est de comprendrequand et comment srsquoest formeacutee cette laquo nation gauloise raquo et qursquoelle a eacuteteacute son destin sous ladomination romaine Les premiers volumes de lrsquoHistoire de la Gaule sont donc destineacutes agravemontrer que laquo patrie gauloise raquo est deacutejagrave constitueacutee dans ses frontiegraveres son peuplement et saculture bien avant lrsquoarriveacutee de Rome Lrsquointeacutegration de la Gaule dans lrsquoEmpire et lrsquoadoption parles eacutelites des comportements sociaux du vainqueur nrsquoont pas provoqueacute lrsquoaneacuteantissement des

172 On se reportera en prioriteacute agrave la Preacutesentation publieacutee par Chr Goudineau dans lrsquoeacutedition inteacutegrale en deuxvolumes de lrsquoHistoire de la Gaule (Goudineau 1993) au chapitre 10 de La fabrique drsquoune nation deCl Nicolet (2003 p 226-243) et aux actes du colloque organiseacute agrave Lyon en 1988 par la Socieacuteteacute des Amis deJacob Spon Camille Jullian lrsquohistoire de la Gaule et le nationalisme franccedilais Lyon PUL 1991

173 Jullian 1892174 Jullian 1892 p 321175 laquo On a en lisant les inscriptions de la Gaule propre lrsquoimpression drsquoun peuple qui a voulu devenir romain

mais qui nrsquoa eacuteteacute ni contraint par la force ni entraicircneacute par des alliances agrave une fusion complegravete avec la nationmaicirctresse La civilisation romaine ne lui a point fait perdre son caractegravere primitif raquo (Jullian 1892 p 324)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 111

caractegraveres originaux de la civilisation gauloise car son laquo infrastructure raquo essentielle a subsisteacutesous le vernis romain En effet les liens immuables tisseacutes entre lrsquohomme et le paysage lesformes du peuplement les relations sociales noueacutees par les individus et les groupes au sein desvilles et des domaines ruraux constituent un substrat solide qui a eacutevolueacute sous lrsquoeffet de laromanisation mais a conserveacute sa structure initiale et ses caracteacuteristiques primordiales

Vers la fin de sa vie et surtout apregraves la premiegravere guerre mondiale qursquoil a veacutecu comme uneeacutepreuve C Jullian affermi encore cette thegravese en donnant agrave cette Gaule ideacutealiseacutee une peacuterenniteacutequi prolonge son existence jusqursquoagrave nos jours Il en arrive mecircme agrave renier certaines de ses ideacuteesde jeunesse et deacutenier les effets positifs de la conquecircte romaine 176 Cette attitude est bien sucircrexacerbeacutee dans les nombreuses confeacuterences laquo patriotiques raquo qursquoil donne pendant et apregraves lepremier conflit mondial 177 Elle est neacuteanmoins sensible dans les derniers volumes de lrsquoHistoirede la Gaule et encore plus fortement affirmeacutee dans ses ultimes cours du Collegravege de FranceAinsi dans sa derniegravere leccedilon drsquoouverture du 4 deacutecembre 1929 qursquoil intitule Les forces eacuteternellesde la Gaule il dresse le portrait drsquoune acircme franccedilaise immuable qui unit dans le mecircme eacutelan lesGaulois drsquoAleacutesia et les Poilus de 1914-1918

Comment apregraves cela srsquoeacutetonner qursquoil y eucirct ce que les Anciens appelaient une laquo race gauloise raquo 178 ungenre drsquohommes distinct et original avec son humeur ses qualiteacutes et ses deacutefauts et comment srsquoeacutetonnersi nous les posseacutedons encore si nous sommes tels aujourdrsquohui que furent nos plus lointains aiumleux Lisezce que Ceacutesar en historien ou Strabon en geacuteographe ont eacutecrit sur cette nature gauloise vive etintelligente passionneacutee et querelleuse ardente au combat et abicircmeacute par la politique et dites-moi si notrepropre nature ne se preacutesente pas aussitocirct agrave notre penseacutee Et cela est si vrai qursquoil fut un temps pas tregravesloin de nous ougrave les adversaires de la France la sentant pareille agrave la Gaule vaincue par Ceacutesar preacutedisaientsa deacutecadence drsquoabord et sa deacutefaite ensuite Il est vrai que ces adversaires insistaient sur ses deacutefauts quien effet furent un instant les plus forts et qui amenegraverent la victoire des Romains et qursquoils se gardegraverentde noter les qualiteacutes lesquelles furent les plus fortes aux journeacutees de la Marne 179

Il est difficile de ne pas voir dans cette deacuteclaration lrsquoantinomie exacte du portrait queTh Mommsen dresse des Gaulois dans son Histoire romaine 180 Lrsquoobjectif est drsquoailleurs lemecircme montrer que les nations modernes tirent leur existence drsquoune continuiteacute historique quijustifie leurs revendications territoriales et politiques Lrsquoopposition entre les deux savants nrsquoestpas seulement rheacutetorique et Chr Goudineau a montreacute qursquoagrave bien des eacutegards lrsquoHistoire de laGaule eacutetait attendue par les contemporains de C Jullian comme la reacuteponse de la sciencehistorique franccedilaise agrave lrsquoentreprise de Th Mommsen 181 Lrsquohistorien allemand srsquoeacutetait attacheacute agravemontrer lrsquoimportance de lrsquoEacutetat et des institutions dans lrsquoorganisation des socieacuteteacutes antiques Ilpensait que le grand meacuterite de la laquo nation germanique raquo eacutetait drsquoavoir reacuteussi agrave assimiler laculture antique sans renier les valeurs attacheacutees agrave son groupe ethnique C Jullian arrive agrave desconclusions similaires et ses Gaulois portent la laquo livreacutee classique raquo tout comme les Germains de

176 Cette condamnation est particuliegraverement virulente dans sa leccedilon drsquoouverture du 5 deacutecembre 1928 Lafaillite drsquoun reacutegime (Jullian 1931b p 140-172)

177 Plusieurs de ces confeacuterences ont eacuteteacute rapidement publieacutees parmi lesquelles on peut citer Notre Alsace sesorigines et ses deacutebuts historiques Paris Fischbacher 1916 La Place de la guerre actuelle dans notre histoirenationale Paris Blond et Gay 1916 Elles ont ensuite eacuteteacute rassembleacutees en 1919 dans un recueil intituleacute Aimons la France confeacuterences 1914-1919 Paris Blond et Gay 1919

178 C Jullian preacutecise dans une note laquo Je traduis ainsi le φῦλον de Strabon (IV 4 2) tout en remarquant qursquoilentre dans ce mot moins lrsquoideacutee de race suivant lrsquousage moderne que celle de nationaliteacute raquo (Jullian 1930ap 6)

179 Jullian 1930a p 6180 Frezouls 1983 p 144 Cf supra chapitre II p 53181 Goudineau 1993

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 112

son collegravegue de Berlin 182 Neacuteanmoins sa deacutemonstration emprunte des chemins diffeacuterents etdeacutevoile une conception ideacuteologique de la nation radicalement opposeacutee

Reprenant en partie lrsquoargumentaire de N Fustel de Coulanges C Jullian pense commeson maicirctre que les liberteacutes municipales et lrsquoinstitution du domaine rural ont deacutetermineacutejusqursquoagrave une peacuteriode avanceacutee dans le Moyen Acircge le destin de la Gaule indeacutependamment deschangements de reacutegime qui lui ont eacuteteacute imposeacutes Toutefois totalement conquis par les thegraveses dePaul Vidal de La Blache (1845-1918) dont il a suivi les enseignements de la rue drsquoUlm il estpersuadeacute que lrsquohistorien doit srsquointeacuteresser au cadre naturel dans lequel les individus eacutevoluentDegraves la reacutedaction de Gallia mais plus encore dans les volumes de lrsquoHistoire de la Gaule et sesleccedilons du Collegravege de France il srsquoattache donc agrave eacutetudier les relations de lrsquohomme avec sonenvironnement et agrave montrer combien les conditions de lrsquoappropriation par les Gaulois delaquo leur territoire raquo ont deacutetermineacute en retour certaines de leurs caracteacuteristiques ethniques 183

Cette inteacutegration de lrsquoenvironnement dans lrsquoanalyse historique constitue une ruptureeacutepisteacutemologique forte avec la meacutethode de N Fustel de Coulanges qui repose uniquement surlrsquoeacutetude des textes Ce nrsquoest pas la seule En cherchant lrsquoorigine de la laquo patrie gauloise raquo dans lesmigrations celtiques voire mecircme dans les populations preacutehistoriques 184 crsquoest-agrave-dire bienavant que les institutions isoleacutees par N Fustel de Coulanges nrsquoapparaissent C Jullian construitune entiteacute politique totalement eacutetrangegravere au projet de son maicirctre Celui-ci tentait dereconnaicirctre derriegravere les soubresauts de lrsquohistoire les lois fondamentales qui organisent lessocieacuteteacutes Son point de vue eacutetait essentiellement celui drsquoun historien des institutions pour lequella nation est une construction politique comparativement plus eacutepheacutemegravere Au contraireC Jullian se donne pour objectif de rendre vie agrave cet organisme social en srsquointeacuteressant agrave sacomposition ethnique son attachement au territoire sa culture ses comportements politiqueset sa peacuterenniteacute 185 Cette nation ne trouve pas son origine et son principe essentiel dans lalaquo race raquo notion vivement combattue par C Jullian 186 mais dans une communauteacute depenseacutees drsquoattitudes et finalement de destin

Des habitudes communes voilagrave dans le plus lointain passeacute comme maintenant ce qui montre le plusaux yeux des hommes lrsquoexistence drsquoune nation ce qui la conserve le mieux agrave travers les vicissitudes desanneacutees Jrsquoentends par ce mot drsquolaquo habitudes raquo des choses du corps et des choses de lrsquoacircme des maniegraveresde se vecirctir de se loger de se nourrir de se tenir mecircme des maniegraveres de cultiver la terre de combattre un

182 Cf supra chapitre II p 57183 laquo Lrsquoinfluence du sol est un thegraveme qui vous est familier depuis sept ans que nous travaillons ensemble je ne

redirai donc pas aujourdrsquohui jusqursquoagrave quel point elle peut se montrer dans la conduite ou lrsquoattitude drsquounenation ndash Vous aurez souvent lrsquooccasion ici mecircme de rencontrer chez les Gaulois des maniegraveres de penser desentir et mecircme de recircver qui vous rappelleront les vocirctres agrave vous hommes de France une franche gaieteacute dela confiance un extraordinaire besoin de parler ou drsquoentendre lrsquoinstinct des mœurs sociables le goucirct de lavie aimable et ces sentiments ressemblent tellement aux impressions que fait naicirctre notre sol de France agravelrsquoharmonie de ses lignes agrave lrsquoentente entre ses valleacutees agrave lrsquoeacutepanouissement de ses plaines et agrave la varieacuteteacute de sesmontagnes que certainement lrsquoun vient de lrsquoautre et que lrsquoacircme reflegravete la terre raquo (Jullian 1930b p 187)

184 laquo Mais plus que notre penseacutee le sol de notre pays demeure tributaire des temps neacuteolithiques Je ne dis pascela seulement parce qursquoils ont creacuteeacute nos deux richesses essentielles emblavures et pacircturages parce qursquoils ontfait de nous ce que nous sommes toujours la patrie du bon grain et du pain blanc Je dis cela surtout parceque dans ses lignes vivantes routes carrefours et villages la terre de France diffegravere agrave peine du dessin traceacute agravesa surface par les premiegraveres socieacuteteacutes agricoles raquo (Jullian 1930b p 117) Ce texte reprend la leccedilondrsquoouverture Les origines du sol franccedilais lue par C Jullian au Collegravege de France le 8 deacutecembre 1909

185 laquo Caractegravere semblable en des frontiegraveres immuables alliance devant les dieux et communion sous le nomsacreacute drsquoune megravere que de forces depuis des milliers drsquoanneacutees ont inviteacute les hommes de Gaule et de France agraveformer un mecircme corps politique raquo (Jullian 1930a p 35)

186 laquo Et vous savez bien ce que ce mot de ldquoracerdquo renferme en soi de dangereux Il eacuteveille la penseacutee drsquouneconformation physique agrave laquelle nul nrsquoeacutechappe en naissant drsquohabitudes mateacuterielles que le corps nouscontraint de subir drsquoune ineacuteluctable fataliteacute qui pegravese sur les individus et les socieacuteteacutes Il justifie les haines lescondamnations les aneacuteantissements mecircme raquo (Jullian 1930b p 185)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 113

ennemi et des maniegraveres aussi de croire de penser de parler de recircver un patrimoine indivis de reacutecits demots de gestes drsquoamitieacutes et de craintes 187

En proposant cette deacutefinition C Jullian deacutepasse et enrichit consideacuterablement la conceptionde la nation que les Lumiegraveres avaient limiteacute agrave la sphegravere du politique Ce faisant il assigne agravelrsquohistorien une nouvelle mission en inteacutegrant dans son champ eacutepisteacutemologique ce qursquoil nommeles laquo habitudes raquo et que lrsquoon a appeleacute depuis les laquo mentaliteacutes raquo Ce projet nrsquoest pas sans eacutevoquercelui de J Simonde de Sismondi et de sa laquo science sociale raquo 188 Comme le reconnaicirct lui-mecircmeC Jullian il emprunte une partie de ses meacutethodes et de ses objectifs agrave la discipline qursquoEacutemileDurkheim (1858-1917) constitue au mecircme moment sous le nom de sociologie 189 Lrsquoentreprisede C Jullian srsquoen distingue toutefois par lrsquoextension historique donneacutee aux processus eacutetudieacutes etpar le primat accordeacute aux eacuteleacutements senseacutes assurer la perpeacutetuation de la socieacuteteacute Il faut bienreconnaicirctre que dans bien des cas le systeacutematisme de ce parti pris aboutit agrave ceqursquoEacute Durkheim appelle le laquo feacutetichisme des institutions historiques raquo 190 Cette tendance estdeacutejagrave clairement perceptible dans les travaux de N Fustel de Coulanges Elle est exacerbeacutee danslrsquoœuvre de C Jullian car comme lrsquoa montreacute Cl Nicolet il lui donne une orientationpolitique justifier et ceacuteleacutebrer les fondements ideacuteologiques de la IIIe Reacutepublique 191

Cette attitude explique sans doute lrsquoambivalence de son œuvre Alors que C Jullian nrsquoacesseacute sa vie durant de recueillir drsquoanalyser et de commenter les sources archeacuteologiques dansses Notes et Chroniques gallo-romaines ces donneacutees sont presque absentes de son Histoire de laGaule Au moment drsquoeacutecrire la grande histoire de restituer le destin drsquoun peuple et decomprendre ses caractegraveres profonds C Jullian retrouvant les meacutethodes de son maicirctre ne faitplus confiance qursquoaux textes et lrsquoarcheacuteologie srsquoefface alors derriegravere la laquo compleacutetude desdocuments historiques greacuteco-romains raquo 192 Il srsquoen explique ailleurs en notant que ladocumentation mateacuterielle ne permet pas drsquoappreacutehender les socieacuteteacutes humaines dans toute leurcomplexiteacute 193 Seuls les travaux archeacuteologiques drsquoA Grenier sont reacuteguliegraverement citeacutes etfournissent agrave C Jullian une documentation originale qui lui permet de pallier sur certainspoints le silence des textes Ainsi dans les deux derniers volumes de lrsquoHistoire de la Gaule lescourts deacuteveloppements qursquoil consacre agrave lrsquoeacutevolution de la villa durant le Bas-Empire reposent

187 Lrsquoancienneteacute de lrsquoideacutee de nation leccedilon drsquoouverture du 4 deacutecembre 1912 (Jullian 1930b p 181)188 Cf supra chapitre II p 44189 Les Regravegles de la meacutethode sociologique paraissent en 1895 C Jullian cite agrave plusieurs reprises les travaux

drsquoEacute Durkheim et notamment Les Formes eacuteleacutementaires de la vie religieuse publieacutees en 1912 (Jullian 1930bp 199)

190 laquo Seule en effet [la sociologie] peut apprendre agrave traiter avec respect mais sans feacutetichisme les institutionshistoriques quelles qursquoelles soient en nous faisant sentir ce qursquoelles ont agrave la fois de neacutecessaire et deprovisoire leur force de reacutesistance et leur infinie variabiliteacute raquo (Durhkeim 1987 p 141) De son cocircteacuteC Jullian reprochait agrave la sociologie de regrouper les individus en groupes et en laquo classes raquo et de ne pascomprendre lrsquoessence et le deacuteveloppement historique des patries (Jullian 1931b p 52-53)

191 laquo Fustel en minorant les apports successifs des conquecirctes (romaine et germanique) au profit drsquoune sortedrsquoethnogeacutenegravese de la longue dureacutee qui aboutissait agrave la France meacutedieacutevale avait neacuteanmoins laisseacute face agrave face(comme ses preacutedeacutecesseurs) Germains et Gallo-Romains ou pour tout dire France et Allemagne Eninventant une nation et une patrie beaucoup plus anciennes gauloises ou mecircme preacute-gauloises Jullian opegravereun deacuteplacement qui nrsquoest pas seulement chronologique ou comme il le croyait eacutepisteacutemologique Plus agravelrsquoaise que son maicirctre dans une reacutepublique libeacuterale deacutemocratique et laiumlque il integravegre dans cette nouvellehistoire et tregraves consciemment les fondements ideacuteologiques de cette derniegravere raquo (Nicolet 2003 p 243)

192 Goudineau 1993 p XXII193 laquo Auparavant quand nous nrsquoavions pour nous guider que le travail des mains fragments drsquoobjets ou ruines

drsquoeacutedifices lrsquoeacutetat social et politique des hommes nous avait souvent eacutechappeacute degraves lors que la langue srsquoest faitentendre il nous est venu jusqursquoagrave nous la voix encore puissante de socieacuteteacutes publiques drsquoeacutenergiesorganiseacutees raquo (Jullian 1930b p 165)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 114

essentiellement sur les interpreacutetations formuleacutees par A Grenier dans son eacutetude pionniegravere surles campagnes de la citeacute des Meacutediomatrices 194

Pourtant ce dernier en fidegravele disciple deacuteclare apregraves la mort de son maicirctre que son seulmeacuterite a eacuteteacute de rassembler les ideacutees de C Jullian 195 et de les transposer dans le domaine delrsquoarcheacuteologie Ce sincegravere serment drsquoalleacutegeance cache une grande modestie qui ne saurait faireoublier la part deacutecisive et originale prise par A Grenier dans la renaissance de lrsquoarcheacuteologiegallo-romaine Son œuvre reprend complegravete et deacutepasse celle de son maicirctre dans un dialoguepermanent qui teacutemoigne de la richesse de leur relation scientifique Avant drsquoen rendre compteici il convient de rappeler briegravevement la formation et les premiegraveres anneacutees de la carriegraveredrsquoAlbert Grenier (1878-1961)

A Grenier a suivi lrsquoenseignement de lrsquoEacutecole normale supeacuterieure jusqursquoagrave lrsquoagreacutegation degrammaire Issu drsquoune famille lorraine il est germanophone et srsquointeacuteresse tregraves tocirct agravelrsquoarcheacuteologie gallo-romaine que ses collegravegues allemands pratiquent en Rheacutenanie et dans lesterritoires annexeacutes formant le Reichsland Elsass-Lothringen Nanti drsquoune bourse de lrsquoEacutecolepratique des hautes eacutetudes il participe ainsi aux fouilles de Tregraveves et de plusieurs sites de lareacutegion de Metz 196 Ces expeacuteriences ont profondeacutement marqueacute ses anneacutees drsquoapprentissageElles jouent pour A Grenier le mecircme rocircle que le seacuteminaire de Th Mommsen pour C JullianA Grenier deacutecouvre des meacutethodes de terrains une approche reacutesolument moderne deseacutetablissements gallo-romains et des modes drsquoorganisation de lrsquoarcheacuteologie qui lui servent dereacutefeacuterences pendant toute sa carriegravere Enfin les donneacutees qursquoil collecte agrave cette occasion nourrisseun meacutemoire de lrsquoEacutecole pratique des hautes eacutetudes dont le caractegravere novateur a tout de suite eacuteteacuteperccedilu par C Jullian Reacutealiseacute sous la direction drsquoAntoine Heacuteron de Villefosse (1845-1919) quiest alors directeur drsquoeacutetudes drsquoeacutepigraphie latine et antiquiteacutes romaines ce meacutemoire porte untitre qui reacutesume bien le projet drsquoA Grenier Habitations gauloises et villas latines dans la citeacute desMeacutediomatrices Eacutetude sur le deacuteveloppement de la civilisation gallo-romaine dans une provincegauloise 197

Son ambition est de montrer que lrsquoanalyse des donneacutees archeacuteologiques disponibles sur leseacutetablissements agricoles permet drsquoappreacutehender le mode drsquoappropriation du sol de comprendrela nature et les eacutevolutions de lrsquoeacuteconomie agricole et finalement drsquoappreacutecier les modaliteacutes et ledegreacute drsquoachegravevement de la romanisation des Meacutediomatrices Cet ouvrage de deux cents pagesest agrave la fois un manifeste en faveur du renouvellement des meacutethodes de lrsquoarcheacuteologie ruralegallo-romaine et une illustration brillante des principes eacutenonceacutes par C Jullian en faveur delrsquointeacutegration dans le raisonnement historique des sources archeacuteologiques A Grenier deacutemontrepar lrsquoexemple qursquoil est indispensable de rassembler sur les eacutetablissements agricoles des planscomplets de fouiller soigneusement tous les bacirctiments y compris les plus modestes et depublier la totaliteacute des donneacutees disponibles sur le mateacuteriel et la chronologie Il explique ensuiteque la qualiteacute des synthegraveses tireacutees de ces informations deacutepend directement de la preacutecision et dela rigueur des fouilles et des publications Il souhaite donc agrave demi-mots que ce travail decollecte des sources ne soit pas abandonneacute agrave des chercheurs amateurs deacutepourvus de formationmais confieacute agrave des archeacuteologues professionnels rompus aux techniques modernes drsquoinvestigationet de publication 198 Les objectifs scientifiques qursquoA Grenier fixe agrave lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine ne sont pas fondamentalement diffeacuterents de ceux revendiqueacutes par A de Caumont194 Grenier 1906195 Grenier 1959 p 381196 Gran-Aymerich 2001 p 312-313197 Publieacute en 1906 il constitue le volume ndeg 157 de la Bibliothegraveque de lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes (Sciences

historiques et philologiques)198 laquo On ne saurait laisser disseacutemineacutes et perdus dans les innombrables revues locales les documents preacutecieux

que peuvent ainsi fournir les fouilles raquo (Grenier 1906 p 11)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 115

pregraves drsquoun demi-siegravecle plus tocirct Crsquoest dire combien cette archeacuteologie a peu progresseacute pendanttoute cette peacuteriode

Si A Grenier a choisi la citeacute des Meacutediomatrices comme cadre de son eacutetude crsquoest sans doutepour des raisons personnelles mais surtout parce que dans aucune autre reacutegion franccedilaise ilnrsquoaurait pu disposer de donneacutees archeacuteologiques aussi complegravetes et fiables que celles reacuteunies enLorraine annexeacutee agrave lrsquoinitiative des autoriteacutes du Reich Degraves 1871 en effet la preacutesidencesupeacuterieure impeacuteriale drsquoAlsace-Lorraine deacutecide de recenser systeacutematiquement les monumentshistoriques et les vestiges archeacuteologiques 199 Ce travail aboutit agrave la publication de 1876 agrave1892 sous la direction de F X Kraus drsquoun inventaire en quatre volumes 200 Les mecircmesautoriteacutes demandent par une lettre circulaire dateacutee du 10 aoucirct 1874 agrave leurs repreacutesentants (lesBezirkspraumlsidenten) de veiller agrave la deacuteclaration et agrave la protection des deacutecouvertes archeacuteologiquesAinsi encourageacutees dans leurs actions en faveur du patrimoine historique et archeacuteologique lessocieacuteteacutes savantes produisent une abondante documentation qui en 1901 est reacuteunie agraveStrasbourg et mise agrave la disposition des chercheurs et du public En 1906 un conservateur estchargeacute de coordonner toute cette activiteacute et de srsquoassurer du respect de la reacuteglementation 201Lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine a particuliegraverement profiteacute du deacuteveloppement de ces recherches delrsquoessor sans preacuteceacutedent des socieacuteteacutes archeacuteologiques et du meilleur encadrement scientifique destravaux de terrain Ainsi plusieurs villaelig ont fait lrsquoobjet durant cette peacuteriode de fouillesimportantes et rapidement publieacutees 202 En prenant pour cadre de son meacutemoire la citeacute desMeacutediomatrices A Grenier dispose donc drsquoun corpus qui compte pregraves drsquoune centainedrsquoeacutetablissements dont certains ont beacuteneacuteficieacute de fouilles parfois relativement eacutetendues(Planche 9) Dans aucune autre reacutegion franccedilaise il nrsquoaurait pu reacuteunir des donneacutees aussiabondantes

Par suite son travail peut aussi se comprendre comme un tableau en neacutegatif de lrsquoeacutetat delrsquoarcheacuteologie gallo-romaine franccedilaise et comme une contribution agrave sa reacutenovation On peut lemettre en parallegravele avec le rapport que C Jullian rend au directeur de lrsquoenseignement supeacuterieurapregraves son seacutejour en Allemagne et en Autriche Comme ce dernier A Grenier envisagesysteacutematiquement son activiteacute scientifique dans un cadre plus vaste en srsquoinvestissantpersonnellement en faveur de sa discipline de son enseignement et de son organisationinstitutionnelle Crsquoest drsquoailleurs agrave partir de cette eacutepoque qursquoil place reacutesolument ses pas dansceux de C Jullian en se reacuteclamant de son enseignement bien qursquoil ne lrsquoait jamais suivi 203

Cette filiation est deacutejagrave perceptible dans son meacutemoire de lrsquoEacutecole pratique des hautes eacutetudesAgrave lrsquoinstar de C Jullian A Grenier porte son attention sur les conditions drsquoimplantation deseacutetablissements agricoles des Meacutediomatrices et leurs relations avec lrsquoenvironnement physiqueComme son maicirctre il manifeste la volonteacute de saisir les eacutevolutions de lrsquooccupation de ceterritoire dans la longue dureacutee de la peacuteriode gauloise jusqursquoau Moyen Acircge Pour autant etquoiqursquoil en dise ses meacutethodes et ses perspectives de recherche se distinguent assez nettementde celles de C Jullian A Grenier possegravede tout drsquoabord une grande capaciteacute decompreacutehension des donneacutees archeacuteologiques qursquoil a manifestement acquise sur le terrain latruelle agrave la main Lors de son seacutejour au Palais Farnegravese C Jullian srsquoeacutetait surtout inteacuteresseacute agrave labibliothegraveque de cette institution dans lrsquoespoir drsquoachever rapidement ces deux thegraveses

199 Schnitzler 1998 p 109-111200 Kraus F X Kunst und Alterthum in Elsass-Lothringen Beschreibende Statistik im Auftrage des Kaiserlichen

Oberpraumlsidiums von Elsass-Lothringen Strassburg C F Schmidt 1876-1892 Le volume relatif agrave la Lorrainea eacuteteacute publieacute en 1889

201 Il porte le titre de Kaiserliche Konservator der geschichtlichen Denkmaumller in Elsass-Lothringen (Schnitzler 1998p 110)

202 On peut citer agrave titre drsquoexemple les villaelig de Betting-legraves-Saint-Avold de Rouhling et de Teting-sur-Nied203 Gran-Aymerich 1998 p 322

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 116

A Grenier met agrave profit son passage agrave lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome de 1904 agrave 1907 pourentreprendre des fouilles sur le site de Villanova pregraves de Bologne Agrave partir drsquoargumentsstrictement archeacuteologiques il montre qursquoil existe une rupture nette entre les neacutecropolesvillanovienne et eacutetrusque de ce site infirmant ainsi la theacuteorie eacutemise par W Helbig sur lacontinuiteacute entre ces deux civilisations 204 Son inteacuterecirct pour les meacutethodes de lrsquoarcheacuteologie et lestechniques de fouilles est encore plus manifeste dans les Notes drsquoarcheacuteologie rheacutenane qursquoil reacutedigedans la Revue des eacutetudes anciennes C Jullian avait clairement perccedilu le profit que pouvait tirerlrsquohistorien des donneacutees archeacuteologiques une geacuteneacuteration apregraves A Grenier prend conscienceqursquoil nrsquoest pas toujours suffisant de collecter ces informations et qursquoil est parfois indispensablede les produire On verra dans quelques paragraphes que son exemple a eacuteteacute tregraves peu suivi parses contemporains

En 1906 A Grenier est nommeacute maicirctre de confeacuterences de langue et litteacuterature latine etdrsquoantiquiteacutes nationales agrave la faculteacute des lettres de Nancy Apregraves la guerre sa carriegravere prend untournant deacutecisif En 1919 la reacuteorganisation de lrsquouniversiteacute de Strasbourg le place agrave la tecircte dunouvel institut drsquoantiquiteacutes nationales et rheacutenanes Comme professeur drsquoantiquiteacutes nationaleset rheacutenanes de litteacuterature et histoire romaines il participe agrave lrsquoentreprise de reacutenovationuniversitaire deacutecideacutee par le gouvernement franccedilais Ces collegravegues srsquoappellent Marc Bloch(1886-1944) Lucien Febvre (1878-1956) Charles-Edmond Perrin (1887-1974) et MauriceHalbwachs (1877-1945) Leur mission est de faire agrave Strasbourg mieux que lrsquoAllemagne selonles mots du doyen Chr Pfister qui dirige aussi lrsquoinstitut drsquohistoire drsquoAlsace 205 Doteacutee demoyens consideacuterables et de fonds documentaires exceptionnels animeacutee par des universitairesde grande qualiteacute la faculteacute des lettres est alors un lieu assez unique drsquoexpeacuteriencesintellectuelles novatrices et drsquoeacutechanges entre les disciplines 206 A Grenier y participeactivement en publiant par exemple un substantiel article sur les origines de lrsquoeacuteconomie ruraledans les Annales drsquohistoire eacuteconomique et sociale que viennent de fonder ses collegravegues M Blochet L Febvre 207 A Grenier propose un vaste tableau des conditions drsquoappropriation du soldepuis le neacuteolithique jusqursquoagrave la fin de lrsquoAntiquiteacute Son objectif est double preacutesenter au lecteurdes Annales une synthegravese des donneacutees reacutecentes sur le peuplement ancien de la France etmontrer que lrsquoarcheacuteologie est susceptible de fournir des informations essentielles sur lrsquohistoireeacuteconomique et sociale des socieacuteteacutes du passeacute

Il situe son projet dans la continuiteacute des travaux de C Jullian sur la preacutehistoire et lesterroirs ruraux en soulignant agrave propos de ce deuxiegraveme thegraveme le caractegravere novateur desmeacutethodes exposeacutees par son maicirctre dans ces Notes gallo-romaines de 1926 208 Cette proximiteacuteintellectuelle est drsquoailleurs aussi revendiqueacutee par M Bloch Dans le mecircme volume des Annalesil reacutedige un compte-rendu du premier volume drsquoAu seuil de notre histoire dans lequel il saluelrsquooriginaliteacute de lrsquoenseignement de C Jullian au Collegravege de France et deacuteclare son inteacuterecirct pour leprojet qursquoil poursuit 209

204 Gran-Aymerich 1998 p 322-323205 laquo Il faut qursquoagrave Strasbourg la France fasse mieux que lrsquoAllemagne lrsquohonneur national y est engageacute De la

prospeacuteriteacute de lrsquoUniversiteacute de Strasbourg deacutependra en partie le renom et le rayonnement de la France dans lemonde raquo citeacute par J Craigh dans laquo Maurice Halbwachs agrave Strasbourg raquo Revue franccedilaise de sociologie 201979 p 273-292

206 Dreyfus 1983 p 12207 laquo Aux origines de lrsquoeacuteconomie rurale la conquecircte du sol franccedilais raquo Annales drsquohistoire eacuteconomique et sociale

1930 2 p 26-47208 Notes gallo-romaines CX Lrsquoanalyse des terroirs ruraux (Jullian 1926c)209 laquo Je voudrais simplement marquer en peu de mots par quels traits principaux ces vues sur lrsquohistoire la plus

lointaine de notre pays ndash tregraves larges hardies quelquefois par la force mecircme des choses volontairementconjecturales toujours animeacutees drsquoun grand souffle humain ndash se rattachent aux eacutetudes que nous poursuivonsici raquo (Bloch 1930 p 562)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 117

Pourtant il ne faudrait pas se laisser abuser par ces deacuteclarations Les horizonseacutepisteacutemologiques de M Bloch et drsquoA Grenier ne sont plus ceux de C Jullian Il suffit poursrsquoen convaincre de lire lrsquoarticle posthume que M Bloch consacre aux invasions 210 Alors queC Jullian srsquoemployait agrave prouver la peacuterenniteacute de la laquo patrie gauloise raquo le fondateur des Annalessrsquointeacuteresse aux ruptures qui ont marqueacute lrsquohistoire de la Gaule et aux speacutecificiteacutes de lacivilisation germanique Il explique que seule lrsquoanalyse des structures eacuteconomiques et socialespermet de comprendre la nature profonde de ces changements et de ces dispariteacutes Ainsi iloppose la Gaule du Haut-Empire ouverte sur lrsquoexteacuterieur et profitant largement des bienfaitsdrsquoun espace eacuteconomique unifieacute 211 agrave la Gaule du Bas-Empire menaceacutee drsquoeacuteclatement et delaquo fragmentation raquo par une politique eacuteconomique coercitive et oppressive qui a eu finalementpour conseacutequence de reacuteduire la circulation des biens et drsquoentraver la mobiliteacute sociale 212C Jullian restituait une hypotheacutetique nation gauloise sur la base de critegraveres ethniquesterritoriaux et culturels avant drsquoeacutetudier le conflit politique qui lrsquoa opposeacute agrave laquo lrsquoimpeacuterialismeromain raquo Lrsquoapproche de M Bloch est en quelque sorte laquo deacutesacraliseacutee raquo Elle srsquointeacuteresseessentiellement agrave des structures eacuteconomiques et sociales et tente drsquoen saisir les caracteacuteristiquesspeacutecifiques les eacutevolutions les relations et les inimitieacutes La civilisation meacutedieacutevale apparaicirct ainsipour M Bloch comme le reacutesultat de la fusion entre les systegravemes sociaux de la Gaule et de laGermanie de la fin de lrsquoAntiquiteacute 213 On mesure combien cette hypothegravese par sonargumentaire et sa conclusion est en rupture avec le projet poursuivi par C Jullian Lrsquoideacutee quela France meacutedieacutevale puisse trouver son origine dans la reacutesorption du conflit entre deux nationsantagonistes devait lui ecirctre absolument eacutetrangegravere Sa formulation marque a fortiori lrsquoabandonde la thegravese fusteacutelienne

Lrsquooriginaliteacute des perspectives de recherche drsquoA Grenier est plus difficile agrave eacutetablir car enpremiegravere analyse ses travaux semblent aboutir agrave des propositions geacuteneacuterales tregraves proches decelles de C Jullian Pour la discerner clairement il faut preacutealablement caracteacuteriser en quelqueslignes neacutecessairement trop rapides la penseacutee sociale et eacuteconomique de C Jullian telle qursquoil ladeacutevoile dans ses leccedilons drsquoouverture du Collegravege de France Rejetant absolument les conceptsclassiques de lrsquoanalyse eacuteconomique C Jullian deacutenonce dans ces textes lrsquoapproche mateacuterialisteet chreacutematistique du travail Pour lui avant toute chose lrsquoexercice drsquoun meacutetier a une fonctionspirituelle et sociale 214 Il impose agrave lrsquohomme de la discipline de la volonteacute de lrsquointelligence etlui apporte le bonheur du devoir accompli et la joie de la laquo belle ouvrage raquo 215 Le travail estaussi une faccedilon drsquoapporter une contribution agrave lrsquoessor de la socieacuteteacute en offrant agrave autrui desservices qursquoil ne peut se procurer 216 On peut donc le concevoir comme une forme drsquoeacutechange

210 laquo Une mise au point les invasions raquo Annales drsquohistoire sociale 1945 1 p 33-46 et 2 p 13-28211 laquo Ce qui faisait lrsquouniteacute profonde du monde eacuteconomique romain ce nrsquoeacutetait pas seulement sa soumission agrave une

mecircme domination politique crsquoeacutetait surtout la vie de relations extrecircmement active qui en liait les diffeacuterentesparties et nouait entre elles de fortes interdeacutependances raquo ibid (Bloch 1983 p 110)

212 Bloch 1983 p 114213 laquo Ainsi la civilisation meacutedieacutevale naquit dans la douleur de la fusion de deux civilisations jadis antitheacutetiques

et ndash ce qui explique bien des traits du deacuteveloppement ulteacuterieur ndash parvenues chacune de son cocircteacute agrave desdegreacutes drsquoeacutevolution fort ineacutegaux raquo (Bloch 1983 p 114)

214 laquo Car le travail est une neacutecessiteacute ndash Je ne dis pas une neacutecessiteacute mateacuterielle envers soi-mecircme Crsquoest ravaler letravail rabaisser le meacutetier ou la profession que drsquoy voir une maniegravere de soutenir sa vie disons le mot degagner de lrsquoargent Que lrsquoargent le gain le salaire soient indispensables agrave lrsquoexercice drsquoune profession cela vade soi lrsquohomme de meacutetier a droit agrave une reacutemuneacuteration en eacutechange de ce qursquoil fournit Mais ce salaire siimportant soit-il dans la vie drsquoun travailleur nrsquoest qursquoun regraveglement de circonstance une modaliteacute drsquoeacutechangedans lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de la socieacuteteacute La veacuteritable signification de lrsquoacte de travail apparaicirct degraves qursquoonexamine son rapport avec lrsquoensemble des actes humains degraves qursquoon regarde lrsquohomme au travail au milieu de lanation ndash Et je dis que le travail est une neacutecessiteacute sociale un devoir envers la patrie raquo Leccedilon drsquoouverture du1er deacutecembre 1920 LrsquoAcircge du fer la vie de meacutetier et la loi morale du travail (Jullian 1931a p 185-186)

215 Ibid (Jullian 1931a p 183)216 laquo Lrsquohumaniteacute a besoin de bleacute pour se nourrir de charbon pour se chauffer de science pour srsquoinstruire vous

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 118

et de chariteacute 217 Au nom de ces principes C Jullian deacutefend une conception de la socieacuteteacute danslaquelle chacun agrave sa place participe agrave lrsquoeffort commun dans le respect des autres Cetteharmonie sociale impose le respect drsquoun eacutequilibre entre les laquo classes raquo mecircme si C Jullianreconnaicirct avec Fr Guizot et Au Thierry le rocircle dirigeant de la bourgeoisie 218 Pour satisfairecet ideacuteal et neutraliser les antagonismes entre les groupes vivant sur le mecircme sol il faut donneraux hommes un ideacuteal supeacuterieur qui leur permette de se rassembler de se deacutepasser et drsquoaccepterune autoriteacute et des regravegles communes Pour C Jullian cette hypostase ne peut ecirctre que lapatrie

Gardons la patrie comme la maniegravere divine drsquoassocier les hommes de les exciter au travail de rehausserleur meacutetier Qursquoelle soit pour eux la force maicirctresse qui inspire leurs volonteacutes et qui dirige leurs tacircchesGardons la patrie Par elle riches et pauvres sont associeacutes la liberteacute est eacutegale pour tous le pouvoirnrsquoappartient ni agrave lrsquoatelier ni agrave lrsquoautel ni agrave lrsquoeacutepeacutee mais agrave la loi et lrsquohomme qui travaille rend service agrave tousses fregraveres drsquoalliance 219

C Jullian se reacuteclame des ideacutees de Jean-Baptiste Godin (1817-1888) 220 fondateur duFamilistegravere de Guise et disciple de Ch Fourier Il est vrai que la Gaule ou la France telles quese les imagine C Jullian ont toutes les apparences drsquoun immense phalanstegravere

Cependant lrsquoapologie drsquoune socieacuteteacute reacutegie par drsquoautres lois que celle de lrsquoeacuteconomielaquo classique raquo lrsquoimportance accordeacutee agrave la laquo classe moyenne raquo et agrave lrsquoharmonie sociale ladeacutenonciation de la ploutocratie industrielle 221 et du cosmopolitisme financier qui asserviraientles Eacutetats 222 et le rocircle donneacutee agrave la nation sont autant de thegravemes qui eacutevoquent les thegravesesdeacuteveloppeacutees par J Simonde de Sismondi Fr List et lrsquoeacutecole historique allemande drsquoeacuteconomieDe plus la mystique de la patrie qui anime C Jullian rappelle davantage le rocircle deacutevolu agrave lrsquoEacutetatchez les penseurs allemands que les Solutions Sociales de J-B Godin qui traitentessentiellement de la reacutepartition de la richesse et de lrsquoorganisation du travail 223 Il nrsquoest doncpas surprenant que la deacutenonciation par C Jullian des effets neacutegatifs de lrsquoimpeacuterialisme romainsur lrsquoeacuteconomie de la Gaule rejoigne les conclusions deacutejagrave citeacutees de la plupart des chercheurs delrsquoeacutecole historique allemande aneacuteantissement de la laquo classe moyenne raquo et de la petite proprieacuteteacuteconcentration de la richesse entre quelques mains disparition des institutions municipalescaractegravere oppresseur et bureaucratique de lrsquoadministration impeacuteriale C Jullian admet avec ses

qui de par vos forces vos faculteacutes votre eacuteducation pouvez donner agrave lrsquohumaniteacute du bleacute du charbon de lascience vous nrsquoavez pas le droit de le lui refuser Le meacutetier pour chacun de nous crsquoest notre maniegravere propreet individuelle drsquoecirctre un homme et de rendre des services drsquohomme dans la socieacuteteacute humaine raquo Ibid (Jullian1931a p 186)

217 laquo Notre christianisme lui aussi a admirablement montreacute le bien moral que le travail apportait au monde etqursquoagrave vrai dire il eacutetait une forme de la chariteacute de la bienfaisance de lrsquoamour du prochain et par lagrave mecircme delrsquoamour de Dieu [hellip] raquo Ibid (Jullian 1931a p 187)

218 laquo Lrsquoeacuteveacutenement social le plus heureux dans lrsquohistoire de France est la formation de la classe moyenne disonsmieux des situations moyennes petite bourgeoisie de commerccedilants de proprieacutetaires drsquointellectuels et il afallu des siegravecles pour la fonder et crsquoest gracircce agrave la lenteur de sa croissance que cette bourgeoisie a sur notresol de si profondes racines qursquoelle est devenue le salut et la santeacute de la France et que son autoriteacutevictorieuse et bienfaisante vient de srsquoimposer au monde raquo Ibid (Jullian 1931a p 202)

219 Ibid (Jullian 1931a p 206)220 C Jullian a rencontreacute J-B Godin en 1879 et en 1880 chez Charles Fauvety Ibid (Jullian 1931a p 198

note 3) Ch Fauvety (1813-1894) que C Jullian appelle laquo mon parent et maicirctre raquo a eacuteteacute en autres choseslrsquoadministrateur du Peuple de P-J Proudhon et le fondateur de deux autres journaux la Solidariteacute et laReligion laiumlque organe de reacutegeacuteneacuteration sociale Il est aussi lrsquoauteur de la Philosophie maccedilonnique cateacutechisme agravelrsquousage des aspirants agrave lrsquoinitiation Paris Librairie de la Vie morale 1862

221 Question drsquoEmpires leccedilon drsquoouverture du 6 deacutecembre 1922 (Jullian 1931a p 261)222 LrsquoAcircge du fer la vie de meacutetier et la loi morale du travail (Jullian 1931a p 200)223 Solutions Sociales Paris-Bruxelles Le Chevalier-Guillaumin 1871

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 119

collegravegues allemands 224 que lrsquoEmpire romain une fois disparu a laisseacute derriegravere lui une Gauleexsangue videacutee de ses ressources morales et humaines qui a accueilli Clovis et Theacuteodoric enlibeacuterateurs 225 Il considegravere donc que lrsquointeacutegration de la Gaule dans lrsquoEmpire ne lui a pasprofiteacute et a au contraire entraveacute son deacuteveloppement eacuteconomique et contrarieacute son essornaturel 226

Ainsi rapidement esquisseacutees les ideacutees eacuteconomiques de C Jullian apparaissent comme uneeacutetonnante synthegravese drsquoideacutees puiseacutees dans la doctrine sociale de lrsquoEacuteglise le fourieacuterisme et ladeacutenonciation virulente des scheacutemas de la theacuteorie laquo classique raquo Lrsquoanalyse eacuteconomiquedeacuteveloppeacutee par A Grenier est agrave la fois plus classique moins partisane et plus pragmatique Sonarticle de 1930 teacutemoigne bien dans ce domaine de lrsquoindeacutependance de sa penseacutee par rapport agravecelle de son maicirctre Il lrsquoa reacutesume en une phrase qui marque bien le tournant original pris parses travaux de maturiteacute laquo La civilisation consiste en effet dans lrsquoeffort constant pour eacuteleverpar une ameacutelioration continue les ressources au niveau des besoins raquo 227 Il est difficile de nepas consideacuterer cette formule comme une appropriation par A Grenier des principes qui sont agravela base de la theacuteorie eacuteconomique eacutelaboreacutee par A Smith et compleacuteteacutee par J-B Say 228 Il pensecomme eux que le deacuteveloppement eacuteconomique est un processus quasi darwinien qui reposeessentiellement sur la volonteacute irreacutepressible des individus et des socieacuteteacutes de srsquoenrichir toujoursdrsquoavantage

Dans lrsquoœuvre drsquoA Grenier cette deacuteclaration semble constituer lrsquoaboutissement drsquounelongue reacuteflexion personnelle sur la faccedilon drsquoappreacutehender les faits eacuteconomiques pour eacutecrirelrsquohistoire de la Gaule Cet inteacuterecirct pour lrsquohistoire eacuteconomique est deacutejagrave tregraves sensible dans sonmeacutemoire de 1906 Il nrsquoa pu ecirctre que renforceacute au contact des fondateurs des Annales et conforteacutepar les essais de porteacutee plus geacuteneacuterale publieacutes par Jules Toutain 229 (1865-1961) et HenriSeacutee 230 (1864-1936) agrave peu pregraves agrave la mecircme peacuteriode Aux yeux de L Febvre A Grenierapparaicirct comme lrsquoun des rares historiens de lrsquoAntiquiteacute agrave collecter des donneacutees sur lrsquoeacuteconomieet agrave les interpreacuteter dans lrsquoesprit des animateurs des Annales 231 Comme eux A Grenier se tientagrave lrsquoeacutecart des deacutebats theacuteoriques qui opposent les historiens allemands et ne participe pas auxcontroverses sur lrsquointerpreacutetation marxiste de lrsquohistoire 232

Est-ce pour cette raison que Tenney Frank (1876-1939) lui confie le soin de reacutediger lechapitre consacreacute agrave lrsquoeacuteconomie de la Gaule dans la collection 233 de cinq volumes qursquoil dirige

224 Cf supra chapitre II p 55225 laquo Tout ce monde malheureux ne veut plus de cet Empire qui a fait son malheur et qui pour lrsquoen tirer nrsquoa

plus de chefs plus de lois plus de soldats plus de volonteacute Viennent les rois barbares le Goth Theacuteodoric oule Franc Clovis on les accueillera comme des sauveurs raquo La faillite drsquoun reacutegime (Jullian 1931b p 164)

226 Question drsquoEmpires (Jullian 1931a p 264)227 Grenier 1930 p 30228 Cf supra chapitre I p 13229 Lrsquoeacuteconomie antique Paris La renaissance du livre 1927230 Esquisse drsquoune histoire eacuteconomique et sociale de la France depuis les origines jusqursquoagrave la guerre mondiale Paris

F Alcan 1929231 L Febvre publie dans les Annales un compte rendu eacutelogieux du premier volume du Manuel drsquoarcheacuteologie

gallo-romaine qui porte le titre reacuteveacutelateur suivant Archeacuteologie gallo-romaine eacuteconomie antique Il souligne laconvergence de meacutethodes et drsquoobjectifs entre les travaux drsquoA Grenier et le projet des Annales laquo En ce quinous concerne speacutecialement ici sachons que nous y pouvons trouver une mine de renseignements utiles surdes dizaines de sujets qui touchent et tregraves intimement agrave lrsquohistoire et agrave la conception mecircme de lrsquoeacuteconomieantique raquo (Febvre 1933 p 508)

232 En Italie au tout deacutebut du XXe s B Croce E Ciccotti et G Savioli ont eacuteteacute les premiers agrave transposer agravelrsquoeacuteconomie antique les concepts du marxisme En France H Seacutee est lrsquoun des premiers historiens agrave discuterdes problegravemes theacuteoriques poseacutes par lrsquoanalyse marxiste de lrsquohistoire Il publie notamment Mateacuterialismehistorique et interpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire Paris 1927

233 T Frank An economic survey of ancient Rome en cinq volumes et un index Baltimore The Johns Hopkins

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 120

Toujours est-il que seul franccedilais parmi une eacutequipe essentiellement composeacutee drsquohistoriensanglo-saxons A Grenier semble partager lrsquoessentiel des principes meacutethodologiques mis enœuvre par ses collegravegues dans ce travail collectif Leur objectif commun est de reacuteunir lesdonneacutees disponibles sur lrsquoeacuteconomie de plusieurs civilisations de lrsquoAntiquiteacute et de les interpreacuteteren dehors de toute theacuteorie deacutefinie a priori eacutetant entendu que les paradigmes smithiens neconstituent pas un systegraveme mais les reacutefeacuterences naturelles de toutes reacuteflexions sur lrsquoeacuteconomieA Grenier encore plus modeste deacutecrit son entreprise comme un simple inventaire des faitseacuteconomiques rassembleacutes par C Jullian dans son Histoire de la Gaule 234

Sa synthegravese de presque trois cents pages montre toute le contraire En effet A Grenierreprend nombre des conclusions de C Jullian mais selon des perspectives qui ne sont pluscelles de son maicirctre comme cela a deacutejagrave eacuteteacute montreacute agrave propos de son article des Annales Deplus il met agrave profit une grande masse drsquoinformations archeacuteologiques qursquoil a recueillies lors delrsquoeacutelaboration des premiers volumes du Manuel drsquoarcheacuteologie gallo-romaine parus quelquesanneacutees plus tocirct 235 Tout cela donne agrave sa contribution une dimension tout agrave fait exceptionnelleet elle demeure lrsquounique tentative de ce genre dans lrsquohistoriographie franccedilaise car aucunchercheur avant lui et apregraves lui nrsquoa reacuteuni dans un mecircme texte autant de donneacutees surlrsquoeacuteconomie de la Gaule

En ce qui concerne plus directement le sujet du preacutesent meacutemoire la lecture de lacontribution drsquoA Grenier permet drsquoappreacutecier son rocircle deacutecisif dans la formation du corps dedoctrine de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine qui a servi de base aux deacuteveloppements de cettediscipline jusque dans les anneacutees 1980 Il est mecircme possible de montrer que plusieurs desconcepts geacuteneacuteraux et des meacutethodes drsquoanalyse deacutefinis par A Grenier sont encore utiliseacutesaujourdrsquohui par de nombreux archeacuteologues sans qursquoils aient toujours pleinement consciencede leur origine et de leur cheminement jusqursquoagrave eux Les paragraphes qui suivent ont pourobjet de caracteacuteriser les grands traits de ce systegraveme de penseacutee en essayant de deacuteterminer sessimilitudes et ses divergences avec les travaux de N Fustel de Coulanges et de C Jullian

En premiegravere lecture les textes drsquoA Grenier comme ceux de C Jullian semblentparfaitement srsquoinscrire dans le scheacutema fusteacutelien de la preacutepondeacuterance et de la permanence dudomaine gallo-romain Il ne fait pas de doute pour lui que la villa gallo-romaine est lrsquoheacuteritiegraveredes aeligdificia deacutecrits par Ceacutesar 236 En archeacuteologue A Grenier preacutecise toutefois que la villa est lereacutesultat drsquoun long processus de transformation des aeligdificia et cite lrsquoexemple de celle de Mayenpour laquelle il a eacuteteacute possible drsquoen suivre archeacuteologiquement toutes les eacutetapes 237 Il note aussique dans certaines reacutegions selon des proportions variables il existe des fermes gauloises quinrsquoont pas connu la mecircme eacutevolution Elles forment alors un mode drsquooccupation des solscompleacutementaire de celui de la villa Il estime toutefois que ces fermes ont peu apregraves laconquecircte progressivement disparu laissant la place agrave drsquoauthentiques villaelig gallo-romaines 238La genegravese de la villa est donc pour A Grenier un processus qui nrsquoest pas homogegravene Enadmettant que toutes les fermes gauloises ne se sont pas transformeacutees en villaelig gallo-romaines et

Press 1933-1940234 Grenier 1959 p 381235 Archeacuteologie gallo-romaine Premiegravere partie Geacuteneacuteraliteacutes travaux militaires (1931) Deuxiegraveme partie

lrsquoarcheacuteologie des sols (1934)236 laquo Les domaines ainsi constitueacutes en Gaule au deacutebut de lrsquoeacutepoque romaine reproduisaient sans doute en

majeure partie ceux de lrsquoaristocratie celtique La conquecircte romaine nrsquoa deacutetermineacute en Gaule aucunereacutevolution sociale Crsquoest sur les equites dont Ceacutesar nous disait la puissance que srsquoest appuyeacute le nouveaureacutegime Dans leurs domaines ruraux ces nobles ont conserveacute leurs clients comme colons raquo (Grenier 1959p 495)

237 Grenier 1934 p 783-784238 Grenier 1906 p 193

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 121

en reconnaissant qursquoil ait pu exister une forme drsquoantagonisme entre ces deux typesdrsquoexploitation agricole A Grenier propose une interpreacutetation qui rend compte de la diversiteacutedes donneacutees archeacuteologiques dont il dispose Ce faisant il ne peut eacuteviter de produire desarguments difficilement compatibles avec la thegravese fusteacutelienne de la continuiteacute qursquoil revendiquepourtant comme le cadre de ses travaux 239 On verra par la suite que son appreacuteciation desmodaliteacutes de la laquo romanisation raquo lrsquoeacuteloigne encore plus radicalement des scheacutemas mis en placepar N Fustel de Coulanges

Drsquoautres passages des textes drsquoA Grenier fournissent des exemples de divergences de cetype Ainsi agrave propos de lrsquoorganisation du fundus et de la villa il reprend agrave son compte etcommente longuement les conclusions de N Fustel de Coulanges 240 Agrave la suite deC Jullian 241 il pense que le fundus est un organisme eacuteconomique relativement autonomeexploiteacute agrave lrsquoaide drsquoune main-drsquoœuvre servile abondante et occupeacute par une centaine drsquoindividusselon le modegravele de la villa de Chiragan deacutejagrave eacutetudieacute ici Reprenant lrsquoexpression choisie parC Jullian 242 il deacutecrit le bacirctiment reacutesidentiel comme une sorte de laquo petit chacircteau raquo autourduquel se masse les logements des colons 243 Il ne doute pas que le fundus prolonge sonexistence jusqursquoagrave la fin de lrsquoAntiquiteacute 244 et que son ressort territorial constitue lrsquoassise de laparoisse meacutedieacutevale lrsquoeacuteglise ne faisant finalement que remplacer la villa 245

Pourtant lrsquoanalyse des donneacutees archeacuteologiques lrsquooblige agrave reconnaicirctre que de nombreuxeacutetablissements gallo-romains fouilleacutes ou trouveacutes en prospection ne suivent pas cette eacutevolutionIl propose donc de distinguer la villa urbana de la villa rustica 246 La villa rustica correspondselon lui agrave des petites et moyennes proprieacuteteacutes exploiteacutees par une famille agrave lrsquoaide drsquoesclavesCrsquoest la villa de Caton et de Varron La villa urbana est quant agrave elle caracteacuteriseacutee parlrsquoimportance de son bacirctiment reacutesidentiel Elle dispose drsquoun fundus de grande taille qui estprincipalement mis en valeur par des colons Dans son meacutemoire de 1906 A Grenier expliqueque dans la citeacute des Meacutediomatrices les grandes villaelig urbanaelig apparaissent agrave la fin du IIIe s surles ruines des villaelig rusticaelig La villa de Saint-Ulrich est dans cette reacutegion lrsquounique exempledrsquoun eacutetablissement de ce type fondeacute durant le Haut-Empire La villa urbana doit donc sonexistence et son deacuteveloppement agrave deux eacuteveacutenements politiques fondamentaux les invasions dela fin du IIIe s et la renaissance constantinienne 247

Tregraves affaiblies par la crise eacuteconomique qui touche la Gaule depuis environ le regravegne deMarc-Auregravele les villaelig rusticaelig nrsquoont pas reacutesisteacute aux invasions de 275 Apregraves la restauration delrsquoEmpire un nouveau mode drsquoexploitation du sol se met en place Il repose sur les villaeligurbanaelig ce sont de vastes exploitations occupeacutees par des aristocrates ayant fui les villes Elles

239 laquo Les domaines ainsi constitueacutes en Gaule au deacutebut de lrsquoeacutepoque romaine reproduisaient sans doute enmajeure partie ceux de lrsquoaristocratie celtique La conquecircte romaine nrsquoa deacutetermineacute en Gaule aucunereacutevolution sociale Crsquoest sur les equites dont Ceacutesar nous disait la puissance que srsquoest appuyeacute le nouveaureacutegime Dans leurs domaines ruraux ces nobles ont conserveacute leurs clients comme colons raquo (Grenier 1959p 495)

240 Grenier 1934 p 884-888 914241 laquo Chacun de ces domaines villa avait sa vie propre il formait presque un petit Eacutetat raquo (Jullian 1892

p 121)242 laquo Tous ces grands domaines ont leur histoire et cette histoire dure encore La plupart de nos villages se sont

formeacutes autour de ces chacircteaux drsquoailleurs avec leur nombreuse population drsquoesclaves occupeacutes aux meacutetiers lesplus divers la villa eacutetait deacutejagrave un veacuteritable village raquo (Jullian 1892 p 123) Cf aussi Jullian 1924 p 378

243 Grenier 1930 p 43244 laquo Consideacutereacute dans sa permanence et dans son histoire le fundus apparaicirct comme la cellule primordiale de la

vie agricole agrave travers les acircges raquo (Grenier 1934 p 940)245 Grenier 1934 p 940246 Grenier 1906 p 59247 Grenier 1906 p 179

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 122

sont mises en valeur par des colons occupant de nouveaux sites ou les rares villaelig rusticaelig encoredebout Dans la plupart des cas les logements de ces colons forment de veacuteritables hameauxautour de la villa Ces fundi constituent des ensembles eacuteconomiquement autonomes danslesquels le proprieacutetaire megravene une vie fastueuse Ces villaelig sont agrave leur tour deacutetruites lors desinvasions de la deuxiegraveme moitieacute du IVe s 248 mais les habitats qui leur eacutetaient associeacutessubsistent pour former les villages meacutedieacutevaux 249 Ce regroupement de la population rurale estrenforceacute par lrsquoarriveacutee de migrants germaniques qui srsquoinstallent selon des modaliteacutessimilaires 250 Dans sa contribution agrave lrsquoouvrage dirigeacute par T Frank A Grenier reprend cescheacutema eacutevolutif mais en lrsquoappliquant agrave toute la Gaule 251

Les multiples reacutefeacuterences aux travaux de N Fustel de Coulanges et les longues citations delrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France ne parviennent pas agrave masquerlrsquoessentiel le scheacutema historique et archeacuteologique mis en place par A Grenier agrave propos de lavilla gallo-romaine est en rupture avec lrsquoheacuteritage fusteacutelien A Grenier malgreacute toute sa bonnevolonteacute ne retrouve pas le domaine de N Fustel de Coulanges dans les donneacuteesarcheacuteologiques Pour lui la villa gallo-romaine est tout drsquoabord indissociable drsquoun modedrsquoexploitation de la terre introduit en Gaule par ses conqueacuterants Mecircme posseacutedeacutee par lesaristocrates gaulois ou leurs descendants elle marque lrsquoarriveacutee en Gaule de maniegraveres deconstruire de produire et de vivre typiquement romaines Lrsquoapparition des villaelig constitue doncune cassure dans lrsquoeacutevolution de lrsquoeacuteconomie agraire de la Gaule et A Grenier la deacutecrit mecircmecomme une laquo seconde conquecircte raquo 252 Ensuite sa dureacutee de vie est limiteacutee elle disparaicirct vers lafin du IIIe s pour ecirctre remplaceacutee par des eacutetablissements au fonctionnement eacuteconomiqueprofondeacutement diffeacuterent Enfin ces nouvelles villaelig sont deacutetruites agrave leur tour apregraves agrave peine unsiegravecle drsquoexistence

N Fustel de Coulanges concevait le domaine gallo-romain comme une institution stable etrelativement insensible aux changements politiques A Grenier scinde la villa en deux entiteacutesquasiment indeacutependantes la villa rustica qui est le produit de la romanisation et la villaurbana qui doit son existence agrave la situation eacuteconomique sociale et politique de la Gaule agrave lafin du IIIe s Certes la villa urbana drsquoA Grenier emprunte la plupart de ses traits agrave la villa telleque N Fustel de Coulanges la conccediloit dans sa phase tardive De plus reposant essentiellementsur un corpus de donneacutees archeacuteologiques les observations drsquoA Grenier preacutesententneacutecessairement des discordances avec le scheacutema historique fusteacutelien deacuteduit drsquoune analyse desinstitutions Neacuteanmoins on peut montrer que la distinction introduite par A Grenier entre lavilla du Haut-Empire et celle du Bas-Empire deacutecoule fondamentalement drsquoune perception delrsquohistoire de la Gaule en deacutesaccord avec celle de N Fustel de Coulanges En effet A Grenierappreacutehende la conquecircte les invasions de la fin du IIIe s et celles du Ve s comme deseacuteveacutenements deacuteterminants qui sanctionnent la fin drsquoun systegraveme eacuteconomique et marquent ledeacutebut drsquoun nouveau cycle de deacuteveloppement La parenthegravese fusteacutelienne est donc refermeacutee et lavision historique drsquoA Grenier renoue avec les thegravemes classiques de lrsquohistoire de la Gaule Sonargumentaire sur la crise des campagnes du IIIe s la disparition de la petite proprieacuteteacute le

248 laquo Les deux invasions de 275 et de 350 marquent donc le commencement et la fin de lrsquoexistence des villasurbaines dans la citeacute des Meacutediomatrices raquo (Grenier 1906 p 179)

249 laquo Si la plupart des villages modernes portent aussi le nom drsquoun domaine ancien crsquoest qursquoils remontent agrave ungroupement de colons constitueacute autour de quelque villa Que cette villa ait eacuteteacute construite agrave lrsquoeacutepoqueromaine ou qursquoelle soit de date posteacuterieure il est impossible de le deacuteterminer Ce qursquoil y a de certain crsquoestque lrsquoorganisation mecircme du systegraveme de colonisation auquel les villages actuels doivent leur origine remontebien agrave lrsquoeacutepoque gallo-romaine raquo (Grenier 1906 p 188-189) laquo Nos villages furent donc agrave lrsquoorigine des villaeligrusticaelig groupeacutees aupregraves drsquoune villa urbana sur un fundus qui en deacutependait raquo (Grenier 1917 884)

250 Grenier 1930 p 43251 Grenier 1959 p 496252 Grenier 1906 p 13

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 123

deacuteveloppement du colonat et la corruption des eacutelites gauloises reprend lrsquoessentiel des poncifs delrsquohistoriographie classique justement combattus par N Fustel de Coulanges Il est importantde comprendre que ce retour apparent drsquoA Grenier agrave la tradition srsquoappuie en partie sur lestravaux de C Jullian

Tregraves reacuteserveacute sur les bienfaits veacuteritables de la conquecircte C Jullian voulait toutefois bienadmettre que Rome avait au moins apporteacute agrave la Gaule les deacuteboucheacutes commerciaux essentiels agraveson deacuteveloppement 253 De mecircme excluant tout perfectionnement de lrsquoagriculture gauloisependant la pax romana il reconnaissait au systegraveme politique impeacuterial le meacuterite drsquouneprotection efficace de la petite et de la moyenne proprieacuteteacute 254 Les effets conjugueacutes de la crisede lrsquoEmpire et des invasions de la fin du IIIe s annihilent selon lui ces beacuteneacutefices et plongent laGaule dans une profonde deacutetresse Ainsi C Jullian dresse un tableau apocalyptique de lasituation des campagnes gauloises de la fin du IIIe s

La Gaule semble par endroits nrsquoecirctre plus qursquoun terrain vague une surface sans maicirctre et sans vie uneterre de cauchemar steacuterile deacutefonceacutee drsquoorniegraveres couverte de deacutebris ougrave disparaissent les lignes desanciennes cultures et les contours traditionnels des lieux habiteacutes 255

Cette appreacuteciation tregraves pessimiste de C Jullian sur les conseacutequences de la laquo crise du IIIe s raquoa fortement influenceacute lrsquohistoriographie franccedilaise Elle est reprise agrave la mecircme eacutepoque dans destermes agrave peu pregraves similaires par F Lot 256 On connaicirct son succegraves jusqursquoagrave nos jours DanslrsquoHistoire de la Gaule C Jullian conforte ses principales assertions par des reacutefeacuterences agrave dessources eacutecrites qursquoil mentionne ou cite dans les notes Il est piquant de relever que dans lespassages consacreacutes agrave la ruine des campagnes gauloises son appareil critique se limite agrave desformules aussi vagues que laquo Supposeacute drsquoapregraves la vraisemblance raquo ou laquo Supposeacute drsquoapregraveslrsquoensemble des faits raquo 257 De faccedilon tout agrave fait exceptionnelle dans lrsquoHistoire de la GauleC Jullian utilise largement dans ce chapitre les donneacutees archeacuteologiques collecteacutees parA Grenier dans son meacutemoire sur la citeacute des Meacutediomatrices Il accepte facilement cesconclusions sur la disparition des villaelig rusticaelig et leur remplacement par les villaelig urbanaelig Ildeacutecrit les proprieacutetaires de ces derniegraveres comme de veacuteritables laquo chacirctelains raquo qui ont profiteacute desdeacutesordres politiques du moment pour accroicirctre leurs biens aux deacutepens de la petiteproprieacuteteacute 258 Il pense que ces fundi sont diviseacutes en de multiples tenures et que leursproprieacutetaires megravenent une vie oisive qui est responsable de la ruine de la campagne franccedilaisejusqursquoau XIe s 259 Sa vision tregraves sombre de lrsquoeacutetat de la Gaule agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute lui estinspireacutee par le jugement finalement neacutegatif qursquoil porte sur le bilan de la romanisation Commeon lrsquoa vu plus haut C Jullian considegravere de faccedilon globale que laquo lrsquoimpeacuterialisme romain raquo aeacutetouffeacute et retardeacute de plusieurs siegravecles le deacuteveloppement de la laquo patrie gauloise raquo

A Grenier nrsquoest pas loin de partager totalement cette critique 260 mecircme si sonraisonnement reacuteserve une plus grande place agrave lrsquoanalyse eacuteconomique

253 Jullian 1920 p 176254 Jullian 1920 p 363255 Jullian 1926a p 14256 La Fin du monde antique et le deacutebut du moyen acircge Paris la Renaissance du livre 1927257 Jullian 1926a p 15 notes 6 et 10258 Jullian 1926b p 142259 laquo Jusqursquoau onziegraveme siegravecle jusqursquoagrave lrsquoeacuteveil deacutefinitif de lrsquoactiviteacute franccedilaise le sol de notre pays montrera dans ses

landes ses marais ses espaces en friche ses fermes en ruines les plaies faites par les erreurs et les sottises dureacutegime impeacuterial raquo (Jullian 1926b p 189-190)

260 laquo Il nrsquoen semble pas moins vrai que la chute de lrsquoEmpire romain ramegravene la Gaule pour un milleacutenaire agrave uneacutetat fort voisin de celui qui eacutetait le sien avant la conquecircte romaine raquo (Grenier 1959 p 643)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 124

La politique romaine visant agrave imposer agrave la Gaule une vie de paix et de travail a donneacute lrsquoessor agrave saprospeacuteriteacute eacuteconomique Elle rattacha la province au monde meacutediterraneacuteen qursquoelle dominait luiprocurant le beacuteneacutefice de lrsquoexpeacuterience industrielle acquise depuis des siegravecles par la civilisation greacuteco-romaine et ouvrant agrave son activiteacute lrsquoensemble du monde civiliseacute La richesse srsquoaccrut en Gaule diffusantdans tout le pays le bien-ecirctre et la civilisation mais y introduisant en mecircme temps la deacutenataliteacute dontsouffraient la Gregravece et lrsquoItalie Les siegravecles prospegraveres semblent avoir eu un effet en fin de comptedeacutebilitant 261

Cette plus grande sensibiliteacute aux problegravemes eacuteconomiques srsquoaffirme davantage dans soninterpreacutetation de la situation sociale de la Gaule apregraves la fin du IIIe s Son opinion convergeglobalement avec celle de C Jullian mais A Grenier srsquoattache agrave deacutecrire lrsquoenchaicircnement desfaits eacuteconomiques qui explique agrave son avis le processus de transformation que connaicirct la Gauleagrave la fin de lrsquoAntiquiteacute

La vie geacuteneacuterale qui avait assureacute la prospeacuteriteacute des deux premiers siegravecles romains se reacutetreacutecitprogressivement et srsquoeacutetiole La deacutevaluation et la disparition de la monnaie drsquoargent la rareteacute de lrsquoorinterdisent les grandes affaires On pratique de plus en plus le troc en nature on paye les impocircts ennature Chaque province tend agrave se suffire agrave elle-mecircme car les transports sont difficiles et peu sucircrs Danschaque province chaque domaine cherche son autonomie eacuteconomique Les royaumes barbares du Ve

siegravecle et mecircme plus tard le royaume franc peuvent essayer de maintenir les formes administratives delrsquoEmpire romain ils ne font qursquoaccentuer le morcellement Lrsquoeacuteconomie suit le reacutetreacutecissement de lapolitique 262

Lrsquoapparition de la villa urbana est alors une des conseacutequences de cette reacuteduction de la vieeacuteconomique Crsquoest par deacutefaut que lrsquoactiviteacute eacuteconomique se replie in fine dans la sphegravere eacutetroitedu domaine agricole 263 La villa urbana drsquoA Grenier fonctionne comme celle de N Fustelde Coulanges avec des colons des tenures et une reacuteserve mais srsquoen distingue radicalement parceqursquoelle est lrsquoaboutissement drsquoun processus eacuteconomique jugeacute neacutegativement Pour N Fustelde Coulanges elle eacutetait le vecteur de la peacuterenniteacute des institutions elle est devenue dans lestravaux drsquoA Grenier le symptocircme drsquoune eacuteconomie cloisonneacutee autarcique et socialementineacutegalitaire Le principe fusteacutelien de continuiteacute est abandonneacute et A Grenier reprendfinalement les conclusions classiques jadis avanceacutees par J Simonde de Sismondi ou lrsquoeacutecolehistorique allemande et reprises par C Jullian Comme eux il pense que la deacutecompositioneacuteconomique de la Gaule lui a ocircteacute toute vigueur morale et a rendu neacutecessaire la prise depouvoir par les Germains

En Gaule du moins lrsquoextrecircme ineacutegaliteacute eacuteconomique et sociale les deacutenis de justice la tyrannie de lrsquoEacutetatet de ses soutiens avaient useacute la force de reacutesistance du peuple sa vitaliteacute avait sombreacute dans la misegravere etla servitude Le chef romain finit par se trouver seul en face des Barbares Sa disparition passa presqueinaperccedilue 264

De la mecircme faccedilon il est possible de montrer que lrsquoeacutevaluation par A Grenier desconseacutequences de la conquecircte sur lrsquoeacuteconomie rurale de la Gaule srsquooppose agrave plusieurs desparadigmes fusteacuteliens Ce point est essentiel car il permet de comprendre une des speacutecificiteacutesdes recherches archeacuteologiques et historiques franccedilaises sur la villa Il meacuteriterait drsquoecirctre

261 Grenier 1959 p 643-644262 Grenier 1959 p 643263 laquo La vie eacuteconomique naguegravere essentiellement urbaine srsquoorganise agrave lrsquointeacuterieur du domaine rural raquo (Grenier

1959 p 600)264 Grenier 1959 p 623

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 125

longuement et soigneusement eacutetudieacute par le biais notamment drsquoune analyse historiographiquepreacutecise des bases ideacuteologiques du concept de laquo romanisation raquo Pour ecirctre satisfaite cetteambition aurait demandeacute un chapitre entier Par crainte drsquoeacutegarer le lecteur sur des chemins detraverse par trop divergents de la route deacutejagrave tregraves vagabonde qui a eacuteteacute suivie jusqursquoici seulsquelques aspects de cette importante question seront traiteacutes Les prochains paragraphes serontdonc restreints agrave un exposeacute des ideacutees drsquoA Grenier sur lrsquoorigine et la fonction eacuteconomique de lavilla et une preacutesentation tregraves rapide des thegraveses historiques eacutemises agrave propos de la laquo colonisation raquode la Gaule

V Romanisation colonisation et villa gallo-romaine

Dans la ligneacutee des ideacutees de N Fustel de Coulanges et de C Jullian A Grenier considegravere quela conquecircte de la Gaule nrsquoa pas modifieacute son eacuteconomie agricole Les aristocrates gaulois sontresteacutes agrave la tecircte drsquoaeligdificia exploiteacutes comme par le passeacute 265 Mais selon lui dans le courant duIer s pC voire mecircme au IIe s selon les reacutegions le systegraveme agricole gaulois est profondeacutementeacutebranleacute par un processus social radical qursquoil qualifie de laquo seconde conquecircte raquo Dans sonmeacutemoire de 1906 sur les Meacutediomatrices il en attribue lrsquoorigine agrave lrsquoarriveacutee drsquoune aristocratieeacutetrangegravere 266 Dans la suite de ses eacutecrits il ne reprend pas cette explication et preacutefegravere envisagercette rupture comme le reacutesultat drsquoune lente assimilation par les Gallo-Romains du modedrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie agricole des conqueacuterants Ce deacuteveloppement est favoriseacute parlrsquoaccession agrave la proprieacuteteacute fonciegravere drsquoune classe de laquo bourgeois raquo ayant profiteacute du deacuteveloppementsans preacuteceacutedent du commerce 267 La villa rustica selon la typologie drsquoA Grenier est lamanifestation archeacuteologique de cette reacutevolution sociale Elle symbolise lrsquoeffacement desstructures agricoles gauloises et lrsquoadheacutesion des laquo nouveaux riches raquo aux valeurs de la civilisationlatine Elle se distingue de lrsquoaeligdificium gaulois par son plan reacutegulier son mode de constructionet la preacutesence de bacirctiments destineacutes agrave la pratique du confort et du luxe A Grenier ne doutepas que leurs proprieacutetaires aient aussi adopteacute le reacutegime agraire des villaelig latines En effet malgreacutelrsquoextension limiteacutee des cultures meacutediterraneacuteennes en Gaule il pense que ces domaines sontexploiteacutes par des esclaves selon les preacuteceptes des Agronomes latins 268 Il nrsquoest pas neacutecessaire derappeler une nouvelle fois combien cette perception de la romanisation de la Gaule esteacutetrangegravere aux thegraveses de N Fustel de Coulanges C Jullian lui mecircme ne pensait pas que lasocieacuteteacute gallo-romaine ait pu abandonner aussi facilement et aussi radicalement les caractegraveres dela culture gauloise 269

Pour A Grenier la villa gallo-romaine est le marqueur archeacuteologique de cette peacuteneacutetrationdes valeurs et des modes drsquoorganisation de la civilisation gallo-romaine dans les campagnes

265 laquo Les domaines ainsi constitueacutes en Gaule au deacutebut de lrsquoeacutepoque romaine reproduisaient sans doute enmajeure partie ceux de lrsquoaristocratie celtique La conquecircte romaine nrsquoa deacutetermineacute en Gaule aucunereacutevolution sociale Crsquoest sur les equites dont Ceacutesar nous disait la puissance que srsquoest appuyeacute le nouveaureacutegime Dans leurs domaines ruraux ces nobles ont conserveacute leurs clients comme colons raquo (Grenier 1959p 495)

266 Grenier 1906 p 13267 Grenier 1959 p 497268 laquo Agrave une maison de plan latin reacutepondent neacutecessairement des meacutethodes de culture latine une organisation du

travail et de la proprieacuteteacute de forme latine Lrsquoextension des villas mesure donc exactement la peacuteneacutetration de lacivilisation latine dans les campagnes Le confort et le luxe des habitations teacutemoignent de la prospeacuteriteacute delrsquoagriculture Leurs dimensions correspondent agrave celles des domaines Elles nous permettent de juger de lrsquoeacutetatde la proprieacuteteacute et par suite de lrsquoeacutetat social des populations Lrsquohistoire des villas ne se seacutepare point de celle dutravail agricole et du deacuteveloppement eacuteconomique du pays raquo (Grenier 1906 p 11)

269 Cf supra p 110

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 126

Elle permet de distinguer clairement les structures agraires laquo romaniseacutees raquo de celles quiperpeacutetuent la tradition gauloise les laquo fermes indigegravenes raquo les mardelles de Lorraine et leshameaux des sommets vosgiens Lrsquoeacutetude des villaelig est aussi un moyen de mesurer le degreacute deromanisation de la Gaule en comparant sa situation agrave celles des autres reacutegions de lrsquoEmpire carla villa repreacutesente laquo lrsquoempreinte de Rome sur les campagnes des provinces conquises raquo 270

Malgreacute les diffeacuterences que nous avons pu noter dans le plan et la disposition des fermes bien que lesdimensions le confort lrsquoameacutenagement de chacune drsquoelles fussent subordonneacutees agrave lrsquoeacutetendue du domaineagrave la fortune et aux goucircts du proprieacutetaire agrave la fertiliteacute du sol et agrave la nature des cultures il semble quepartout et toujours dans les diverses provinces du monde romain depuis la conquecircte jusqursquoagrave la chute delrsquoEmpire les eacutetablissements agricoles eacutepars dans les campagnes preacutesentent les mecircmes traits geacuteneacuteraux etpour ainsi dire les mecircmes types Tous portent eacutegalement la marque de la civilisation romaine ils sontissus des mecircmes traditions architecturales latines ils teacutemoignent de la diffusion des mecircmes meacutethodes deculture et du mecircme genre de vie Nous ne saurions eacutetablir aucune distinction bien nette entre les fermesitaliennes du deacutebut du notre egravere et celles qui en Gaule en Germanie en Angleterre en Afriquesemblent dater du second et du troisiegraveme siegravecle 271

Tout le raisonnement drsquoA Grenier repose sur un postulat qui est demeureacute agrave quelquesexceptions pregraves un des piliers de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine jusqursquoagrave nos jours il existeune correspondance eacutetroite et quasi systeacutematique entre drsquoune part les techniques deconstruction la qualiteacute des bacirctiments et le mode drsquoorganisation de lrsquohabitat et drsquoautre part letype drsquoagriculture pratiqueacutee Autrement dit le proprieacutetaire drsquoun ensemble de bacirctimentsreacuteguliegraverement agenceacutes et construits avec de la pierre et du mortier doit neacutecessairementexploiter son domaine avec des esclaves et dans le but de produire des exceacutedents qui serontefficacement eacutecouleacutes sur le marcheacute Agrave lrsquoinverse les fermes construites en mateacuteriaux peacuterissablessont placeacutees agrave la tecircte de domaines mis en valeur selon des techniques agricoles traditionnelles etdans le cadre drsquoune eacuteconomie de subsistance 272 Lrsquoopposition entre les deux types de systegravemesagraires repose donc essentiellement sur un critegravere formel les techniques de construction 273

Du point de vue de lrsquoarcheacuteologie ce raisonnement est eacutevidemment tregraves simplificateurLrsquoadoption de pratiques architecturales romaines ne deacutetermine pas assureacutement le systegraveme deculture mis en œuvre sur le domaine Dans lrsquoabsolu une ferme de laquo tradition gauloise raquo peutproduire autant qursquoune villa de mecircme importance De plus en opposant de faccedilon aussiradicale ces deux types drsquoexploitation agricole la thegravese deacutefendue par A Grenier contribue agraveignorer les traits originaux du systegraveme agraire gaulois et agrave occulter les eacuteleacutements de continuiteacutequi font de lrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine son prolongement naturel Enfin la relation quasiexclusive institueacutee par A Grenier entre une forme drsquohabitat et un type drsquoeacuteconomie agricole afausseacute durablement la perception de lrsquoeacutevolution des campagnes gauloises agrave la fin de lrsquoAntiquiteacuteEn effet longtemps et encore aujourdrsquohui lrsquoeffacement progressif du mode de constructionmore romanorum a eacuteteacute interpreacuteteacute comme un indice indeacuteniable du deacuteclin de lrsquoeacuteconomie agricolegallo-romaine Sans remettre totalement en cause lrsquoexistence des difficulteacutes eacuteconomiques queconnaicirct la Gaule agrave cette eacutepoque il a eacuteteacute montreacute depuis que des installations en bois pouvaient

270 Grenier 1917 p 881271 Grenier 1917 p 879-880272 O Buchsenschutz fait remarquer tregraves justement que cette appreacuteciation neacutegative porteacutee sur lrsquohabitat ne fait

que reprendre un poncif des auteurs antiques laquo Le discours eacutetrange de Vitruve qui associe pierre etcivilisation bois et barbarie srsquoimpose pour deux mille ans raquo (Buchsenschutz 2004 p 359)

273 laquo Crsquoest seulement quand ces aeligdificia seront construits more romanorum que le terme villa sera employeacute [hellip]Ainsi donc ces aeligdificia sont des constructions eacutelaboreacutees mais que lrsquoon appelle pas villa car elles ne sont pasde type romain et qursquoelles ne sont pas eacutedifieacutees en dur raquo (Agache 1976 p 123)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 127

parfaitement se substituer agrave des constructions en pierre et assurer des fonctions agricolessimilaires 274

Le scheacutema interpreacutetatif mis en place par A Grenier a deacutetermineacute plusieurs des meacutethodes etdes perspectives de recherche de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine jusqursquoagrave une peacuteriode reacutecenteAinsi pour ne citer que quelques exemples il est repris et deacuteveloppeacute un demi-siegravecle plus tardpar M Le Glay dans sa synthegravese deacutejagrave citeacutee Comme A Grenier M Le Glay est persuadeacute quelrsquointeacutegration de la Gaule dans lrsquoEmpire a favoriseacute le deacuteveloppement drsquoune agriculture plusmoderne dont la manifestation correspond agrave lrsquoapparition de la villa 275 Son mode deconstruction et son fonctionnement sont intimement lieacutes agrave la romaniteacute laquo Construction endur utilisant des mateacuteriaux maccedilonneacutes la villa apparaicirct en Gaule comme la marquecaracteacuteristique la plus visible de la colonisation romaine des campagnes raquo 276 Mettant agrave profitdes deacutecouvertes reacutecentes dont ne disposait pas encore A Grenier M Le Glay renforce sonhypothegravese en consideacuterant que les centuriations attesteacutees dans le sud de la Gaule relegravevent dumecircme processus

Mais il est un autre aspect qui caracteacuterise le systegraveme romain drsquoexploitation rurale et qui est commun agrave laGaule du Sud et aux Trois-Gaules parce qursquoil porte la marque de Rome crsquoest son organisationstructureacutee lieacutee agrave une fiscaliteacute savante Le systegraveme nouveau fut en effet fondeacute sur la centuriation du solOn peut dire qursquoavec les villaelig la centuriation repreacutesente lrsquoempreinte principale et la plus visible laisseacuteepar Rome sur la campagne gauloise 277

La reacutefeacuterence agrave la centuriation deacutevoile la faccedilon dont M Le Glay et de nombreux auteursavec lui envisagent cette laquo romanisation raquo 278 Il srsquoagit pour eux drsquoun pheacutenomegravene de grandeampleur qui a laisseacute derriegravere lui tregraves peu de traces du systegraveme anteacuterieur Villaelig et centuriationssont les instruments drsquoune civilisation triomphante qui a imposeacute son mode drsquoexploitation Lalaquo romanisation raquo des campagnes est appreacutehendeacutee comme le conflit entre deux systegravemesantagonistes et exclusifs Il laisse peu de place au syncreacutetisme qui a pourtant eacuteteacute reconnucomme le processus essentiel de la formation de lrsquoidentiteacute gallo-romaine dans de nombreuxdomaines de lrsquohistoire de la Gaule comme la religion lrsquoorganisation administrative ou mecircmelrsquourbanisme M Le Glay emploie le mot de colonisation et ce terme reacutesume bien la perceptionqursquoil a de ce pheacutenomegravene les villaelig et les centuriations sont les instruments de la mise en tutelledes campagnes gauloises Elles correspondent agrave une organisation de lrsquoespace et de lrsquoeacuteconomieagricole qui a eacuteteacute importeacutee en Gaule par ses conqueacuterants et qui a supplanteacute un modedrsquoexploitation neacutecessairement moins deacuteveloppeacute Il est drsquoailleurs inteacuteressant de noter que

274 Ouzoulias Van Ossel 2001 p 170275 laquo En deacutefinitive crsquoest donc en relation eacutetroite avec la substitution par les Romains drsquoune eacuteconomie de marcheacute

agrave une eacuteconomie de subsistance que srsquoexplique lrsquoinstauration en Gaule drsquoun systegraveme nouveau drsquoexploitationrurale Et crsquoest dans cette perspective que se comprend agrave la fois lrsquoimplantation de ces villas somptueusesisoleacutees sur les plateaux et dans les plaines ougrave elles repreacutesentent un reacutegime de grande proprieacuteteacute terrienne detype capitaliste et drsquoautre part lrsquoinstallation de villas moyennes qui drsquoailleurs par lrsquoimportance desbacirctiments drsquoexploitation sont assez proches des grandes fermes ldquoindustriellesrdquo que nous connaissonsaujourdrsquohui raquo (Le Glay 1992 p 253)

276 Le Glay 1992 p 220277 Le Glay 1992 p 254278 laquo [hellip] la restructuration globale des terres cultivables par Rome est un pheacutenomegravene dont nous pouvons

aujourdrsquohui mieux appreacutecier lrsquoampleur Elle a pris deux formes essentielles la ldquocenturiationrdquo du sol etlrsquoimplantation de ce qursquoon appelle parfois abusivement les ldquovillasrdquo raquo (Gros 1991 p 152) P Gros a reprisdans un ouvrage plus reacutecent cette ideacutee sous une formulation leacutegegraverement diffeacuterente laquo [hellip] le pheacutenomegravene dela villa ndash qui nrsquoest pas bien eacutevidemment architectural mais implique des mutations sociales et culturellesimportantes ndash est eacutetroitement lieacute au deacuteveloppement de la mainmise de Rome sur notre sol agrave lrsquoassimilationprogressive des eacutelites drsquoorigine italienne et agrave une volonteacute drsquoutilisation rationnelle des terres raquo (Gros 2001p 322-323)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 128

comme A Grenier M Le Glay ne preacutecise pas la part qui revient dans ce processus agravelrsquoinstallation de colons et agrave lrsquoacculturation des populations locales 279 Tregraves tocirct EM Wightman a exprimeacute sa deacutefiance agrave propos de la faccedilon dont les historiens franccedilaisconcevaient le processus de laquo romanisation raquo des campagnes Peut-ecirctre parce qursquoelle eacutetaitCanadienne elle ne voulait pas lrsquoenvisager comme le transfert en Gaule du laquo modegravele raquo italienet preacutefeacuterait le consideacuterer comme une progressive acculturation 280

Neacuteanmoins agrave la mecircme eacutepoque R Agache poursuit dans la voie traceacutee par ses preacutedeacutecesseurset oppose lrsquoinachegravevement du programme drsquourbanisation de la Gaule notamment dans leNord au succegraves de la laquo romanisation raquo des campagnes 281 Il pense que le systegraveme de la villa estle teacutemoignage de laquo la seule ldquocolonisationrdquo parfaitement reacuteussie de toute notre histoire raquo 282Elle correspond agrave une exploitation rationnelle et moderne des meilleurs terres agricoles dans lecadre drsquoune eacuteconomie de type laquo capitaliste raquo 283 Les latifundia sont les plus dynamiques detoutes ces entreprises agricoles

Les latifundia du nord de la Gaule agrave lrsquoeacutepoque romaine preacutefigurent en quelque sorte les grandesexploitations laquo modegraveles raquo qui srsquoinstallegraverent dans les plaines fertiles de lrsquoAlgeacuterie degraves le deacutebut delrsquooccupation franccedilaise par exemple 284

Pour R Agache qui eacutecrit pregraves de vingt ans apregraves lrsquoindeacutependance de lrsquoAlgeacuterie celaquo colonialisme raquo nrsquoa pas toutes les vertus car il maintient la Gaule dans un eacutetat de soumissioneacuteconomique et sociale 285 Cette position critique qui preacutesente quelques similitudes avec lesopinions de C Jullian sur le sujet nrsquoa pas toujours eacuteteacute partageacutee par lrsquohistoriographie franccedilaiseEn effet longtemps la laquo romanisation raquo a surtout eacuteteacute deacutecrite comme le reacutesultat de lrsquoactioncivilisatrice de Rome sur la Gaule La politique coloniale meneacutee par la France au mecircmemoment nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave cette position Nombreux sont drsquoailleurs les historiens et lesarcheacuteologues qui ont mis en parallegravele les conquecirctes de Rome et celles de la France en Afriquedu nord Ainsi degraves 1852 A Dureau de La Malle reacutedige un abreacutegeacute de lrsquohistoire de lrsquoAlgeacuterieqursquoil destine agrave lrsquoinstruction des militaires franccedilais participant aux campagnes de pacification dela nouvelle colonie 286 Cl Nicolet a souligneacute le caractegravere tregraves particulier de la laquo collusion entre

279 laquo En tout cas la preacutesence de la villa agrave elle seule teacutemoigne soit de lrsquoemprise du conqueacuterant romain sur laterre gauloise soit de la romanisation du paysan gaulois seacuteduit par le style de vie de lrsquooccupant raquo (Le Glay1992 p 220)

280 laquo It is noteworthy that French scholars such as Fustel de Coulanges Camille Jullian and Albert Grenier despitedifferences in approach seem to have supposed that once Gaul was incorporated into the Roman Empire agrarianmatters both tenure and estate management came to be regulated on the Italian pattern raquo (Wightman 1978p 98)

281 Agache 1978 p 386282 Agache 1982 p 6283 laquo En reacutesumeacute nous pensons que les villas deacuteceleacutees correspondent agrave la mise en valeur systeacutematique des riches

plaines de limon et agrave une exploitation de caractegravere ldquocapitalisterdquo et ldquocolonialrdquo destineacutee agrave compleacuteter et non agraveconcurrencer les productions de la ldquomeacutetropolerdquo Le caractegravere extensif de cette agriculture prend un aspecttregraves moderne et tregraves proche de nos preacuteoccupations actuelles raquo (Agache 1978 p 364)

284 Agache 1978 p 356285 laquo Par ailleurs des villas aussi grandioses eacutevoquent deacutejagrave (malgreacute les anachronismes et les dispariteacutes eacutevidentes)

ce que nous appelons dans les temps modernes une volonteacute ldquoimpeacuterialisterdquo et ldquocolonialisterdquo qui srsquoest maintefois retrouveacutee dans le monde contemporain faire avant tout des provinces lointaines des greniers agrave bleacute et desprovinces agricoles axeacutees sur des productions jugeacutees peu rentables dans la ldquomeacutetropolerdquo et en tous les cas nonconcurrentielles raquo (Agache 1982 p 4)

286 Dans lrsquoavertissement de ce livre intituleacute LrsquoAlgeacuterie histoire des guerres des Romains des Byzantins et desVandales accompagneacutes drsquoexamen sur les moyens employeacutes anciennement pour la conquecircte et la soumission de laportion de lrsquoAfrique septentrionale nommeacutee aujourdrsquohui lrsquoAlgeacuterie A Dureau de La Malle preacutecise qursquoil laquo a eacuteteacuteresserreacute en un tregraves petit format pour que le soldat le sous-officier lrsquoofficier supeacuterieur ou infeacuterieur qui sesentirait du goucirct pour la geacuteographie lrsquoadministration ancienne en un mot pour lrsquoarcheacuteologie de lrsquoAfrique

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 129

lrsquoarmeacutee la colonisation et lrsquoarcheacuteologie raquo en Algeacuterie 287 Plus tard dans un eacutetonnantrenversement de perspective J Carcopino met en avant la reacuteussite de Rome en Gaule pourjustifier et refonder ideacuteologiquement la politique coloniale des Eacutetats europeacuteens

Rome nrsquoa jamais douteacute de sa preacutecellence et cette fierteacute de sa mission lrsquoa soutenue jusqursquoau bord delrsquoabicircme Nous nrsquoavons pas davantage Europeacuteens agrave douter de la nocirctre agrave renier au nom de je ne sais quelhumanitarisme hypocrite ou deacutebile lrsquoaction qursquoont accomplie les pionniers de lrsquoEurope outre-mer Lacolonisation est un fait historique sur lequel il nrsquoy a plus agrave revenir LrsquoEurope doit seulement la justifier enmontrant que partout ougrave elle lrsquoa pratiqueacutee non seulement elle nrsquoa pas aggraveacute la condition de ceux quila subirent mais qursquoelle les a eacuteleveacutes agrave un niveau qursquoils nrsquoauraient pas atteint sans elle de vie plus facile etplus belle Dans lrsquoensemble du reste elle nrsquoa pas point failli agrave cette obligation de conscience Que depeuples coloniseacutes par elle protesteraient avec douleur si en les abandonnant elle les rejetait agrave lrsquoanarchiedrsquoougrave son intervention comme autrefois en Numidie ou en Gaule les avait tireacutes 288

Cette citation est extraite drsquoun texte qui reprend un discours prononceacute par J Carcopinodevant le Convegno di scienze morali e storiche qui srsquoest tenu en 1932 Ce nrsquoest sans doute pasun hasard si J Carcopino le prononce agrave Rome lrsquoanneacutee au cours de laquelle le reacutegime deB Mussolini achegraveve la pacification de la Libye en reacuteprimant la reacutevolte des Seacutenoussis et desBeacutedouins Pour J Carcopino la France et lrsquoItalie poursuivent ou reprennent en Afrique dunord la mission civilisatrice de Rome Elles en ont le droit et le devoir car elles portent commejadis lrsquoEmpire romain un projet qui rassemble les peuples autour de valeurs communes lechristianisme la deacutemocratie et le respect de la proprieacuteteacute priveacutee 289 En rapprochant la Gaule deRome J Carcopino souhaite surtout exalter lrsquoidentiteacute culturelle drsquoune Europe occidentaledont les ideacuteaux laquo classiques raquo sont menaceacutes selon lui par un systegraveme de penseacutee opposeacute venude lrsquoEst 290

Pour ideacuteologique qursquoelle soit la position de J Carcopino ne reflegravete pas moins une ruptureeacutepisteacutemologique majeure dans la faccedilon drsquoenvisager les relations entre Rome et la Gaule Lalaquo patrie gauloise raquo chegravere agrave C Jullian nrsquoexiste plus En effet nombreux sont les historiens agraveconsideacuterer avec J Carcopino que la conquecircte a permis agrave la Gaule drsquoacceacuteder agrave un niveausupeacuterieur de civilisation et de rompre avec sa culture barbare Dans un essai situeacute agrave bien deseacutegards agrave lrsquoantithegravese des conclusions exprimeacutees par C Jullian dans les Forces eacuteternelles de laGaule J Toutain reacutesume cette ideacutee de la faccedilon suivante

Ainsi parce qursquoelle prenait sa place dans lrsquoempire creacuteeacute par Rome dans cet empire ougrave se trouvaientgroupeacutes les pays qui avaient eacuteteacute les foyers les plus eacuteclatants de la penseacutee humaine la nation gauloiseentrait pour ainsi dire dans le cycle des peuples meacutediterraneacuteens elle cessait drsquoecirctre une nation barbareau sens antique du mot crsquoest-agrave-dire une nation eacutetrangegravere agrave la civilisation de la Gregravece et de Rome elle seseacuteparait se distinguait des populations de lrsquoEurope centrale resteacutees en dehors de lrsquoempire 291

pucirct le mettre dans son sac et le parcourir pendant ses loisirs de bivouac ou de garnison raquo (Dureau de LaMalle 1852 p 8) Quelques anneacutees plus tocirct en 1837 il avait deacutejagrave reacutedigeacute Province de Constantine recueilde renseignemens pour lrsquoexpeacutedition et lrsquoeacutetablissement des Franccedilais dans cette partie de lrsquoAfrique septentrionaleParis Gide

287 Nicolet 2003 p 253288 Carcopino 1934 p 267289 Carcopino 1934 p 263290 laquo Nous devons surtout admirer qursquoune telle parure reacuteponde agrave lrsquoaccord des acircmes qursquoelle exprime dans le muet

langage de ses pierres indescriptibles et envier Rome drsquoavoir rassembleacute autour drsquoelle dans un deacutecor surlequel elle a mis sa marque lrsquounanimiteacute des intelligences et des cœurs Les Europeacuteens drsquoaujourdrsquohui enparaissent fort eacuteloigneacutes Les uns affirment les autres nient la leacutegitimiteacute de la proprieacuteteacute les uns se reacuteclamentde la deacutemocratie les autres la deacutenoncent raquo (Carcopino 1934 p 263)

291 Toutain 1936 p 13

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 130

Les diffeacuterences entre les deux expressions de laquo patrie gauloise raquo et de laquo nation gauloise raquo ne sontpas seulement lexicales En utilisant la premiegravere C Jullian privileacutegiait la continuiteacute dupeuplement et la peacuterenniteacute du laquo substrat raquo gaulois La laquo nation gauloise raquo de J Toutain est plusimmateacuterielle et donc aussi plus malleacuteable Elle se transforme plus vite aux contacts desinfluences exteacuterieures que lrsquoindeacutependante et immuable laquo race gauloise raquo de C Jullian

A Grenier tout en reconnaissant lrsquoimportance de la culture classique dans la civilisationgallo-romaine mesure combien les perspectives de recherches deacutefendues par J Carcopino etJ Toutain peuvent agrave terme compromettre lrsquoeffort drsquoeacutelaboration drsquoune archeacuteologie et drsquounehistoire nationales entrepris par C Jullian et lui-mecircme Il deacutefend donc une position meacutedianeet revendique pour lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine un statut de discipline intermeacutediaire entre leseacutetudes classiques et lrsquohistoire nationale 292 Elle tire sa speacutecificiteacute de lrsquoeacutetude de la civilisationmateacuterielle de la Gaule et prouve son utiliteacute en apportant agrave lrsquohistorien une foule drsquoinformationspreacutecises et originales sur les traits particuliers de son organisation eacuteconomique et sociale Maisreacuteaffirmant apregraves N Fustel de Coulanges et C Jullian la primauteacute du texte sur lrsquoobjetA Grenier considegravere que le travail de lrsquoarcheacuteologue doit neacutecessairement reacutepondre agrave desperspectives de recherche deacutetermineacutees par lrsquohistorien agrave partir de lrsquoeacutetude de la civilisationclassique et gracircce aux disciplines qui lui sont lieacutees 293 Partant A Grenier pense que lrsquoessencede lrsquoarcheacuteologie nrsquoest pas dans son projet mais dans ses meacutethodes

Lrsquohistoire de la Gaule romaine est le fil directeur de lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine Mais lrsquoarcheacuteologie doiteacutegalement servir lrsquohistoire Elle nrsquoen est qursquoune science auxiliaire Ce nrsquoest pas pour elles-mecircmes quelrsquoarcheacuteologue eacutetudie les vieilles pierres ou qursquoil collectionne les tessons de pots crsquoest pour tout ce qursquoilpeut deacutecouvrir des hommes qui ont construit lrsquoeacutedifice qui ont fabriqueacute colporteacute vendu les pots ou quisrsquoen sont servi Lrsquoarcheacuteologie a ses meacutethodes particuliegraveres mais non pas sa fin en elle-mecircme 294

Le Manuel drsquoarcheacuteologie gallo-romaine dont il entreprend la publication agrave partir de 1931 apour principal objectif drsquoordonner les connaissances archeacuteologiques en fonction des acquis etdes probleacutematiques drsquoune histoire de la Gaule renouveleacutee notamment par le recours agrave lrsquoanalyseeacuteconomique En srsquoattelant agrave sa reacutedaction A Grenier a pleinement conscience de donner agravelrsquoarcheacuteologie gallo-romaine le cadre meacutethodologique et heuristique qui lui faisait deacutefaut 295Srsquoagissant de lrsquoeacuteconomie agraire il deacutefinit ce programme par quelques questions essentielles

Mais crsquoest sur le terrain qursquoil nous convient drsquoeacuteprouver ces hypothegraveses et ces indications geacuteneacuterales Dansquelle mesure la grande proprieacuteteacute se trouve-t-elle deacuteveloppeacutee dans les diffeacuterentes reacutegions de la Gaule etquelles furent ses vicissitudes aux diverses peacuteriodes de lrsquoegravere romaine Trouvons-nous trace dessubdivisions des fundi crsquoest-agrave-dire des villas ou des vici occupeacutes par les tenanciers Les vestigesarcheacuteologiques permettent-ils de reconnaicirctre ccedilagrave et lagrave des eacutetablissements de grands ou de petitsproprieacutetaires ou tout autre systegraveme de colonisation Quels sont au moins les moyens drsquoune pareilleinvestigation 296

292 laquo Lrsquoeacutetude de la Gaule romaine eacutetablit le lien entre les antiquiteacutes latines et notre passeacute national raquo (Grenier1943 p 609)

293 laquo Tout en tenant eacutetroitement au sol national les eacutetudes gallo-romaines se rattachent aux disciplines ideacutealesde la culture classique Elles srsquoappuient sur les textes litteacuteraires et leur apportent en retour un commentaireindispensable raquo (Grenier 1943 p 610)

294 Grenier 1931 p 105295 laquo Intermeacutediaire entre lrsquoarcheacuteologie classique et lrsquohistoire nationale lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine srsquoest trouveacutee la

plupart du temps nous semble-t-il abandonneacutee au caprice et au hasard Elle a eu elle a encore ses maicirctresmais non pas de programme raquo (Grenier 1931 p 88)

296 Grenier 1934 p 887-888

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 131

Chacune drsquoelles renvoie clairement agrave des thegravemes historiques geacuteneacuteraux abordeacutes agrave plusieursreprises par A Grenier De plus il nrsquoest pas sans inteacuterecirct de noter que la plupart ont deacutejagrave eacuteteacuteformuleacutees par N Fustel de Coulanges dans son article programmatique de 1886 sur ledomaine rural 297 Doit-on pour autant en conclure que ces probleacutematiques nrsquoont finalementpas eacutevolueacute depuis pregraves drsquoun demi-siegravecle Non car comme cela a eacuteteacute montreacute les vuesdrsquoA Grenier sur les campagnes de la Gaule ne sont plus celles ni de N Fustel de Coulanges nide C Jullian Enfin alors que N Fustel de Coulanges destinait ces questions aux historienscrsquoest aux archeacuteologues qursquoA Grenier demande drsquoy reacutepondre Entre-temps le statut delrsquoarcheacuteologie a changeacute Tout en agrave la consideacuterant comme une science auxiliaire de lrsquohistoireA Grenier reconnaicirct que lrsquoarcheacuteologie est devenue un outil essentiel pour appreacutehender la vie etlrsquoorganisation des campagnes dans la longue dureacutee Comme lui il faut maintenant sedemander si les archeacuteologues se sont donneacute les moyens de satisfaire cette nouvelle ambitionAutrement dit quelles ont eacuteteacute les conseacutequences de ce renouvellement des perspectives derecherche sur les pratiques des archeacuteologues franccedilais

VI Misegravere et reacuteveil de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine franccedilaise au XXe s

En 1956 dans sa synthegravese sur Les origines de lrsquoeacuteconomie occidentale R Latouche soulignaitdans un rapide bilan historiographique combien les paradigmes de la recherche historiquefranccedilaise sur les civilisations agraires avaient eacuteteacute totalement renouveleacutes dans la premiegravere moitieacutedu XXe s Il opposait ainsi lrsquoœuvre et les theacuteories laquo simplificatrices raquo de N Fustel de Coulangespreacutesenteacute comme un lettreacute qui nrsquoa jamais quitteacute la rue drsquoUlm 298 aux travaux novateurs drsquounegeacuteneacuteration de jeunes historiens rompus agrave lrsquoeacutetude directe du terrain et agrave lrsquoexploitation drsquounedocumentation nouvelle 299 Il citait notamment les contributions deacutecisives de MauriceChaume (1888-1946) 300 de Gaston Roupnel (1871-1946) 301 et drsquoAndreacute Deacuteleacuteage (1903-1944) 302 Placeacutees agrave la convergence des perspectives de recherches initieacutees par P Vidalde La Blache 303 drsquoune part et des membres de laquo lrsquoeacutecole des Annales raquo drsquoautre part ces eacutetudesmarquent en effet lrsquointeacuterecirct nouveau des historiens pour les campagnes et les systegravemes agrairesAnalysant de faccedilon reacutegressive la totaliteacute de la documentation disponible leurs auteurs tententde deacutefinir les caracteacuteristiques et lrsquoeacutevolution dans la longue dureacutee des socieacuteteacutes rurales tellesqursquoelles se deacutevoilent dans leurs habitats leurs pratiques agricoles et lrsquoorganisation de leursterroirs

Ce programme nrsquoest pas tregraves eacuteloigneacute de celui deacuteveloppeacute par A Meitzen en Allemagne agrave lafin du XIXe s 304 Mais avec beaucoup de luciditeacute A Deacuteleacuteage rejette les hypothegraveses

297 Cf supra p 85298 R Latouche ne fait que reprendre avec plus de perfidie lrsquoappreacuteciation eacutemise par M Bloch laquo Ce nrsquoest point

manquer agrave sa grande meacutemoire que de rappeler qursquoil nrsquoeacutetait pas de ceux pour qui le monde exteacuterieur existeintenseacutement raquo (Bloch 1988 p 49)

299 Latouche 1956 p 71300 Les origines du ducheacute de Bourgogne Dijon E Rebourseau 1925-1937 Cette œuvre comprend une premiegravere

partie consacreacutee agrave lrsquoHistoire politique et une seconde deacutedieacutee agrave la Geacuteographie historique qui a eacuteteacute publieacutee entrois fascicules

301 Histoire de la campagne franccedilaise Paris B Grasset 1932302 La vie rurale en Bourgogne jusqursquoau deacutebut du onziegraveme siegravecle Macirccon Protat 1941303 P Toubert pense agrave juste titre que lrsquoinfluence de laquo lrsquoeacutecole de P Vidal de La Blache raquo sur les travaux des

historiens des campagnes a eacuteteacute historiographiquement sureacutevalueacutee Elle se reacuteduit selon lui agrave lrsquoapparition drsquoungenre acadeacutemique nouveau la monographie de geacuteographie reacutegionale (Toubert 1988 p 18)

304 Cf supra chapitre II p 72

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 132

laquo raciales raquo du savant allemand en partie reprises par son collegravegue G Roupnel Il admet avecces deux auteurs que les civilisations agraires se transforment agrave un rythme diffeacuterent de celui desinstitutions politiques et qursquoelles obeacuteissent agrave des logiques trouvant leurs origines dans despeacuteriodes reculeacutees 305 Mais il considegravere que lrsquoidentiteacute des socieacuteteacutes rurales repose davantage surles interactions de facteurs culturels que sur des parenteacutes ethniques A Deacuteleacuteage est aussi lrsquoundes rares historiens de son temps qui a clairement perccedilu tout le beacuteneacutefice que lrsquoon pouvait tirerde lrsquoeacutetude des documents fonciers et fiscaux transmis par lrsquoAntiquiteacute Il srsquointeacuteresse ainsi auxcadastres antiques 306 et agrave la fiscaliteacute du Bas-Empire qursquoil considegravere comme un des facteursimportants de la transformation des reacutegimes agraires 307

En revanche analyseacutee du point de vue des meacutethodes son œuvre ne se distingue pas decelles de ses contemporains Ainsi sa thegravese sur La vie rurale en Bourgogne consiste en unexamen et une typologie des formes de lrsquohabitat eacutetablis agrave partir des sources archeacuteologiques dela documentation cartographique des textes meacutedieacutevaux et surtout de lrsquoeacutetude des toponymesEacutelegraveve de M Bloch agrave Strasbourg A Deacuteleacuteage applique les meacutethodes drsquoinvestigation exposeacutees defaccedilon syntheacutetique par son professeur dans la petite enquecircte agrave valeur peacutedagogique qursquoil aconsacreacutee au peuplement de la Beauce 308 Parmi toutes les meacutethodes disponibles M Blochconsideacuterait que seule laquo lrsquoeacutetude du mateacuteriel archeacuteologique celle des teacutemoignages de latoponymie celle enfin des usages agraires raquo eacutetaient laquo capables drsquoapporter quelques preacutecisionssur le rythme du peuplement beauceron et sur lrsquoorigine mecircme des occupants raquo 309 Pourtantcomme M Bloch A Deacuteleacuteage est obligeacute de constater que la documentation archeacuteologiquedont il dispose est agrave la fois ancienne peu abondante et disparate Pour les peacuteriodes anciennesil nrsquoa pas donc drsquoautres ressources que drsquoexploiter la toponymie selon les principes exposeacutes parC Jullian en 1926 Est-ce pour cette raison qursquoA Deacuteleacuteage considegravere finalement que la Francedu nord tient essentiellement son systegraveme agraire de la civilisation celtique et que les formes depeuplement associeacutees agrave la conquecircte romaine nrsquoont connu qursquoune existence eacutepheacutemegravere 310 Sanstrancher cette question il faut bien reconnaicirctre qursquoil existe un deacutecalage entre la moderniteacute desambitions drsquoA Deacuteleacuteage sa volonteacute de deacutepasser les frontiegraveres entre les disciplines et la relativemodestie de ses reacutesultats en ce qui concerne lrsquoAntiquiteacute Le corpus de donneacutees archeacuteologiquesagrave sa disposition est en grande partie constitueacute drsquoinformations ponctuelles recueillies par deseacuterudits du XIXe s Il est bien trop heacuteteacuterogegravene et lacunaire pour soutenir une reacuteflexion sur lepeuplement de la Bourgogne pendant lrsquoAntiquiteacute

Les travaux drsquoA Deacuteleacuteage ont eacuteteacute choisis parce qursquoils sont parfaitement repreacutesentatifs de ceque lrsquoon pourrait appeler le paradoxe franccedilais la recherche franccedilaise sur les campagnes et lessystegravemes agraires connaicirct dans la premiegravere moitieacute du XXe s un deacuteveloppement sans preacuteceacutedentet un renouvellement important de ses meacutethodes et de ses paradigmes alors que lrsquoarcheacuteologierurale gallo-romaine demeure dans ses objets et sa pratique de terrain une discipline peuattractive laisseacutee aux mains drsquoamateurs disposant de peu de moyens et se tenant agrave lrsquoeacutecart des

305 laquo Notre histoire agraire fait ressortir de lointaines ascendances ce mot nrsquoimpliquant drsquoailleurs aucune theacuteorieethnique et anthropologique mais ces ascendances eacutetant reconnues elle garde toute son originaliteacute propredans leur synthegravese dans leur adaptation agrave notre sol et dans leur eacutevolution qui est fonction de notre histoiregeacuteneacuterale raquo (Deacuteleacuteage 1941 p 698)

306 Les cadastres antiques jusqursquoagrave Diocleacutetien Le Caire IFAO 1934307 La capitation du Bas-Empire Macirccon Protat 1945308 laquo Les problegravemes du peuplement beauceron raquo Revue de synthegravese 1939 p 63-77 (Bloch 1983 p 638-647)309 Bloch 1983 p 645310 laquo En veacuteriteacute lrsquoœuvre romaine a eacuteteacute passagegravere et lrsquoœuvre meacuterovingienne nrsquoa fait que compleacuteter lrsquoœuvre

celtique Notre habitat avait deacutejagrave sa figure au temps de la preacutehistoire il reacutesulte de la rencontre de deuxcivilisations successives qui nous vinrent lrsquoune de lrsquoOrient par lrsquoEspagne et lrsquoouest de la France comme plustard le courant arabe lrsquoautre de lrsquoAllemagne centrale comme plus tard le courant germanique Lrsquoune eacutetaitfamiliale et lrsquoautre eacutetait tribale Lrsquoune a fait nos hameaux lrsquoautre nos bourgs raquo (Deacuteleacuteage 1941 p 113)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 133

derniegraveres avanceacutees meacutethodologiques A Grenier le reconnaicirct implicitement en donnant enexemple dans son article de 1930 311 les travaux reacutealiseacutes par H Klenk sur le village deLangen pregraves de Darmstadt 312 et ceux de C Curschmann sur celui de Dautenheim pregravesdrsquoAlzey 313

Sur le territoire de la commune de Dautenheim C Curschmann a reacutealiseacute des prospectionset quelques sondages qui lui ont permis de reconnaicirctre de nombreux sites dateacutes drsquoune peacuteriodecomprise entre le Neacuteolithique et le haut Moyen Acircge Pour lrsquoeacutepoque gallo-romaine son corpusse compose drsquoune quinzaine drsquoeacutetablissements ruraux de seacutepultures et de deacutecouvertes isoleacutees(Planche 10) Il remarque que les villaelig se situent principalement de part et drsquoautre de la riviegravereau centre de grandes uniteacutes encore deacutelimiteacutees par des eacuteleacutements de voiries ou du parcellaireactuels Observant que les distances entre ces eacutetablissements sont des multiples de lrsquoactus ilpense que les grandes parcelles reacuteparties perpendiculairement agrave lrsquoaxe de la riviegravere sont lesvestiges drsquoune centuriation implanteacutee par lrsquoadministration militaire pour peupler ce terroirsitueacute agrave une vingtaine de kilomegravetres du limes Quelle que soit la validiteacute historique etarcheacuteologique de ce raisonnement il teacutemoigne des efforts preacutecoces des archeacuteologues allemandspour deacutevelopper des meacutethodes et des reacuteflexions sur lrsquoeacutevolution de lrsquooccupation des sols et lagestion de lrsquoespace Les chercheurs allemands maicirctrisent bien avant la plupart de leurscollegravegues europeacuteens toutes les techniques de lrsquoenquecircte archeacuteologique de terrain (ArchaumlologischeLandesaufnahme) A Grenier souligne dans son commentaire que cette deacutemarche doitbeaucoup aux initiatives de K Schumacher le directeur du Roumlmisch-GermanischesZentralmuseum de Mayence 314 On peut ajouter que lrsquoeacutetude de C Curschmann estparfaitement repreacutesentative de lrsquoappropriation par les archeacuteologues des pratiques heuristiquesexpeacuterimenteacutees puis geacuteneacuteraliseacutees par les speacutecialistes allemands de lrsquohistoire rurale(Landesgeschichte) et de la geacuteographie du peuplement (Siedlungsgeschichte) P Toubert a bienmontreacute lrsquoimportance historiographique de ces courants de penseacutee et leur influence deacutecisive surles ideacutees de M Bloch 315

La comparaison de cette enquecircte avec lrsquoexploration du plateau de Boos au sud-est deRouen entreprise par L Vesly le directeur du museacutee des antiquiteacutes de la Seine-Infeacuterieure esteacuteloquente Celui-ci a localiseacute plusieurs sites ruraux gallo-romains et a entrepris des sondagessur les bacirctiments reacutesidentiels de deux villaelig Son eacutetude comprend une description tregraves succinctedu mobilier deacutecouvert mais aucune analyse du rocircle de ces eacutetablissements de leur reacutepartitionou de leur chronologie 316 Non seulement L Vesly ne srsquointeacuteresse pas agrave lrsquoespace et agravelrsquointeacutegration des sites dans leur environnement mais en plus il faut bien reconnaicirctre que sontravail est drsquoun point de vue meacutethodologique bien infeacuterieur aux articles publieacutes parA de Caumont pregraves drsquoun demi-siegravecle plus tocirct

Cet exemple nrsquoest pas isoleacute On assiste mecircme agrave lrsquoeacutechelle nationale agrave un deacutesinteacuterecirct croissantdes archeacuteologues pour lrsquohabitat rural gallo-romain Poursuivant lrsquoanalyse statistique esquisseacuteeplus haut des sources utiliseacutees par A Grenier dans son Manuel on remarque que parmi laquarantaine de villaelig preacutesenteacutee seize ont eacuteteacute fouilleacutees par des archeacuteologues allemands dans les

311 Grenier 1930 p 45-47 Lrsquoexemple de lrsquoexploration de la commune de Dautenheim est repris par A Grenierdans la deuxiegraveme partie du deuxiegraveme volume de son Manuel (Grenier 1934 p 899-905 et fig 337 et 338)

312 laquo Gang der Besiedlungin der Gemarkung Langen bei Darmstadt raquo in Fetschrift zur Feier des 75en Bestehensdes R G Central museum Mainz 1927 p 201-217

313 laquo Die aumllteste Besiedlung der Gemarkung Dautenheim bei Alzey raquo Mainer Zeitschrift 1921-1924 17-19p 79-107

314 Grenier 1930 p 44315 Toubert 1988 p 7-9316 Vesly 1910

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 134

territoires annexeacutes et sept agrave lrsquoeacutetranger 317 Sur les seize sites restants seules trois villaelig ont faitlrsquoobjet drsquoinvestigations reacutecentes Saint-Moreacute dans lrsquoYonne Villepey-le-Reydissart(Planche 11) 318 et Chiragan Crsquoest donc majoritairement dans les travaux drsquoA de Caumontet de ses collegravegues eacutetrangers qursquoA Grenier puise ses reacutefeacuterences Des sondages dans labibliographie reacutegionale ne deacutementiraient pas ce constat accablant Eacutetudiant les travaux desarcheacuteologues berrichons depuis le deacutebut du XIXe s A Leday constate que le nombre defouilles de villaelig nrsquoa cesseacute de diminuer jusqursquoagrave la fin des anneacutees 1950 319 De plus seuls les sitesou les bacirctiments ayant livreacute des eacuteleacutements architecturaux importants comme des colonnes desstatues ou de la mosaiumlque retiennent lrsquoattention Ainsi le marquis des Meloizes apregraves avoirdeacutegageacute deux piegraveces du bacirctiment principal drsquoune villa deacuteclare que le reste ne meacuterite pas drsquoecirctrefouilleacute 320 Parfaitement conscient des faiblesses de lrsquoarcheacuteologie franccedilaise dans ce domaineA Grenier souligne reacuteguliegraverement dans ses Notes drsquoarcheacuteologie rheacutenane la qualiteacute des travauxarcheacuteologiques reacutealiseacutes par ses collegravegues allemands Il loue par exemple leurs meacutethodes defouilles fines et rigoureuses qui leur permettent drsquoappreacutehender les vestiges des habitatsconstruits en bois 321 Plus loin il montre le caractegravere deacutecisif des investigations entreprises parF Fremersdorf sur la villa de Koumlln-Muumlngersdorf de 1926 agrave 1930 322 Ses fouilles exhaustivesont porteacute sur la pars urbana mais aussi sur la totaliteacute des bacirctiments agricoles ainsi que sur lesdeux neacutecropoles situeacutees agrave proximiteacute (Planche 11) En France seule la fouille de L Joulin agraveChiragan peut se hisser agrave ce niveau drsquoexcellence alors qursquoen Allemagne on compte plusieursexemples similaires Comment expliquer le retard franccedilais

Dans son eacutetude historiographique J Harmand incriminait laquo lrsquoinfluence devenue tropexclusive du culte fustelien du texte raquo 323 Lrsquohypothegravese est peut-ecirctre recevable en ce quiconcerne les travaux des historiens mais nrsquoexplique pas la diminution du nombre drsquoopeacuterationsconsacreacutees aux habitats ruraux gallo-romains Pour bien comprendre la situation delrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine en France il nrsquoest pas inutile drsquoobserver ce qui se passe enBelgique agrave la mecircme eacutepoque Lrsquoactiviteacute archeacuteologique y est florissante Elle reposeessentiellement sur un reacuteseau de socieacuteteacutes savantes solides bien organiseacutees beacuteneacuteficiant demoyens financiers et humains importants et dirigeacutees par des eacuterudits doteacutes drsquoune solide culturehistorique et archeacuteologique La Socieacuteteacute archeacuteologique de Namur et Alfred Bequet (1826-1912)en sont par exemple de bons repreacutesentants A Bequet a une formation universitaire acquisedans les universiteacutes de la Sorbonne et de Louvain 324 Il correspond avec A de Caumont etrevendique lrsquoinfluence des thegraveses de N Fustel de Coulanges On a vu plus haut agrave propos destravaux de L Joulin agrave Chiragan qursquoelles lui avaient sans aucun doute inspireacute plusieurs desinterpreacutetations sur lrsquoorganisation et la fonction de la villa drsquoAntheacutee 325 Cet attachement aux

317 Quatre au Royaume-Uni et trois en Belgique318 Donnadieu 1930319 laquo une demi-douzaine de villas reconnues entre 1860 et 1880 une en 1895 une seule pour le demi-siegravecle

suivant raquo (Leday 1980 p 462)320 Leday 1980 p 460321 laquo Il est une meacutethode agrave laquelle les archeacuteologues allemands font rendre drsquoexcellents reacutesultats crsquoest

lrsquoobservation des traces laisseacutees par le bois lrsquoeacutetude des ldquotrous de poteauxrdquo est par eux pousseacutee tregraves loin nonseulement dans les eacutetablissements preacutehistoriques mais mecircme dans les stations romaines raquo Nouvelles fouillesallemandes (Grenier 1932 p 40)

322 Un domaine suburbain agrave Cologne (Grenier 1932 p 51)323 laquo Si lrsquoon va au fond des choses il paraicirct bien que le facteur le plus deacuteterminant ait eacuteteacute une deacutesaffection pour

les principes de Caumont sous lrsquoinfluence devenue trop exclusive du culte fustelien du texte raquo (Harmand1961 p 50)

324 Ces informations biographiques sont tireacutees de la notice neacutecrologique que lui consacre E de Pierpont(Pierpont 1919)

325 Cf supra p 102

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 135

paradigmes fusteacuteliens ne lrsquoempecircche pas de conduire avec Eugegravene del Marmol 326 un ambitieuxprogramme de fouilles et de prospection Ainsi avant 1900 une douzaine de villaelig fait lrsquoobjetdrsquoinvestigations plus ou moins importantes Leurs travaux se distinguent par la qualiteacute desfouilles la preacutecision des publications et lrsquointeacuterecirct soutenu qursquoils portent aux bacirctiments et auxstructure agricoles Par suite les archeacuteologues du Namurois disposent au deacutebut du XXe sdrsquoun corpus important homogegravene et de grande valeur pour lrsquoeacutepoque Des recherches similairesont eacuteteacute entreprises dans drsquoautres reacutegions de la Belgique La carte des villaelig de la Belgiquepublieacutee en 1937 par R De Maeyer dans sa synthegravese 327 teacutemoigne de lrsquoampleur du travailaccompli (Planche 12) Lrsquoheacuteritage fusteacutelien nrsquoexplique donc pas tout et les faiblesses delrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine sont indubitablement la conseacutequence de multiples facteurs

Lrsquoextension deacutejagrave importante du preacutesent chapitre laisse peu de place pour examiner cettequestion avec toute lrsquoattention qursquoelle meacuteriterait On se bornera donc agrave proposer quelqueseacuteleacutements drsquointerpreacutetation en mettant notamment agrave profit les eacutetudes historiographiques meneacuteespar Eacute Gran-Aymerich Dans Naissance de lrsquoarcheacuteologie moderne elle montre que les quelquesinstitutions chargeacutee en France de lrsquoarcheacuteologie nationale nrsquoont jamais connu le rayonnementde leurs homologues eacutetrangegraveres En Allemagne par exemple les museacutees se sont tregraves tocirct investisdans des opeacuterations de terrain dans lrsquoencadrement des recherches et dans la publication desreacutesultats de lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine Ainsi on rappelle que le Rheinisches Landesmuseum deTregraveves a pris en charge la fouille de la villa drsquoOberweis degraves lrsquoanneacutee de sa fondation en 1877 328Le Roumlmisch-Germanisches Zentralmuseum de Mayence le Roumlmisch-Germanisches Museum deCologne et surtout le Rheinisches Landesmuseum de Bonn ont eacutegalement deacuteveloppeacute une intenseactiviteacute de terrain compleacuteteacutee plus reacutecemment par la prise en charge des opeacuterationspreacuteventives Depuis la fin du XIXe s la derniegravere de ces institutions rend compte de la plupartde ces travaux dans les Bonner Jahrbuumlcher qui demeurent un instrument de travail tregraves preacutecieuxpour appreacutecier lrsquoactiviteacute archeacuteologique de cette peacuteriode 329 Enfin agrave lrsquoeacutechelon national il fautmentionner le rocircle deacutecisif joueacute par la Roumlmisch-Germanische Kommission de Francfort fondeacutee en1902 par le Deutsche Archaumlologische Institut 330 En France lrsquoactiviteacute des museacutees de provincenrsquoest absolument pas comparable et le Museacutee des antiquiteacutes nationales de Saint-Germain-en-Laye fondeacute agrave lrsquoimitation de celui de Mayence participe peu aux opeacuterations de terrains Deson cocircteacute la Commission de topographie des Gaules fondeacutee en 1858 et remplaceacutee en 1880 parla Commission de geacuteographie historique de lrsquoAncienne France ne patronne que des chantiersprestigieux (Aleacutesia Gergovie Bibracte) Dans leur tregraves grande majoriteacute les chantiers defouilles sont dirigeacutes pas des archeacuteologues amateurs isoleacutes et peu compeacutetents

Pour autant lrsquoeacutetat de somnolence dans lequel se trouve les eacutetudes gallo-romaines nrsquoestheureusement pas repreacutesentatif de la situation de lrsquoarcheacuteologie franccedilaise Il existe desinstitutions dynamiques qui srsquoinvestissent dans des opeacuterations de grande envergure et desfouilles conduites selon des techniques modernes Mais par leur localisation geacuteographiqueleur champ drsquoinvestigation et la formation de leurs membres ces institutions sontessentiellement meacutediterraneacuteennes En effet les Eacutecoles franccedilaises de Rome et drsquoAthegravenes la Casade Velaacutezquez agrave Madrid lrsquoInstitut franccedilais drsquoarcheacuteologie orientale du Caire les Instituts franccedilaisdrsquoarcheacuteologie de Beyrouth et drsquoIstanbul teacutemoignent de la vitaliteacute de lrsquoarcheacuteologie classique etde la place importante prise par la recherche franccedilaise dans ce domaine 331 Ces institutions

326 Eugegravene del Marmol (1812-1898) est preacutesident de la Socieacuteteacute archeacuteologique de Namur de 1847 agrave 1897327 De Maeyer 1937328 Cf supra chapitre II p 72329 Van Ossel 1992 p 15330 Hans Dragendorff (1870-1941) a eacuteteacute son premier directeur Elle publie depuis 1917 la revue Germania331 Gran-Aymerich 1998 p 359

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 136

disposent drsquoune notorieacuteteacute internationale et attirent vers elles les meilleurs speacutecialistes franccedilaisAinsi lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome accueille la plupart des eacutelegraveves de lrsquoEacutecole normale supeacuterieurequi souhaitent se consacrer agrave lrsquoeacutetude de la civilisation romaine Ils y reccediloivent une solideformation de terrain acquise sur les chantiers italiens et de plus en plus sur les sites delrsquoAfrique du Nord Quelques-uns peu nombreux choisissent ensuite de srsquoimpliquer danslrsquoarcheacuteologie meacutetropolitaine On peut citer les exemples de J Toutain qui fouille agrave Aleacutesia deP Wuilleumier qui explore la colline de Fourviegravere et de M Clerc ancien membre de lrsquoEacutecolefranccedilaise drsquoAthegravenes qui publie une histoire de Marseille 332 Mais avant la seconde guerremondiale ces cas restent tregraves isoleacutes Le prestige de lrsquoarcheacuteologie classique et le poidsacadeacutemique des institutions meacutediterraneacuteennes expliquent sans doute le manque drsquointeacuterecirct deseacutelites scientifiques pour lrsquoarcheacuteologie meacutetropolitaine et le faible rayonnement des organismeschargeacutes de lrsquoencadrer et de la promouvoir

Les choses changent avec la promulgation en 1941 drsquoune loi qui impose un controcircle desfouilles par lrsquoEacutetat puis avec la creacuteation en 1942 des circonscriptions des antiquiteacutes historiquesPlaceacutees sous lrsquoautoriteacute de la XVe commission du CNRS ces circonscriptions sont le plussouvent confieacutees agrave des professeurs drsquouniversiteacute secondeacutes par des assistants choisispreacutefeacuterentiellement parmi les anciens membres des Eacutecoles franccedilaises de Rome et drsquoAthegravenes 333Ces mesures drsquoorganisation administrative et scientifique ont contribueacute sans conteste aurenouvellement et agrave la professionnalisation de lrsquoarcheacuteologie nationale Elles nrsquoauraient sansdoute pas eacuteteacute suffisantes si au mecircme moment le CNRS nrsquoavait engageacute une ambitieusepolitique de recrutement et de creacuteation de laboratoires qursquoil a poursuivi pendant plusieursdeacutecennies 334

Neacuteanmoins force est drsquoadmettre que toutes les disciplines nrsquoont pas profiteacute dans les mecircmesconditions de ce mouvement de reacutenovation Lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine en a tireacute partiavec retard On peut tenter de lrsquoappreacutecier en recensant parmi tous les articles publieacutes sur lapeacuteriode gallo-romaine dans la revue Gallia ceux qui concernent les campagnes lrsquohabitat ruralet les villaelig Cet eacutechantillon est repreacutesentatif de lrsquoactiviteacute archeacuteologique nationale car le choixdes articles par la reacutedaction de Gallia obeacuteit agrave des critegraveres scientifiques qui mecircme quand ils nesont pas absolument objectifs sont reacuteveacutelateurs de ses centres drsquointeacuterecirct Afin de deacuteceler uneeacuteventuelle eacutevolution du nombre de citations sur le long terme lrsquoanalyse a porteacute sur la totaliteacutedes volumes de Gallia du premier numeacutero de 1943 agrave celui de 1995 Les derniegraveres livraisonsont eacuteteacute eacutecarteacutees car la publication de dossiers theacutematiques agrave partir du volume de 1996 faussequelque peu la comparaison Le reacutesultat est instructif sur les 316 articles relatifs agrave la peacuteriodegallo-romaine pas plus drsquoune petite vingtaine srsquointeacuteresse aux campagnes 335 en prenant encompte les articles drsquoA Piganiol sur les Inscriptions cadastrales drsquoOrange 336 de M Guy sur lesVues aeacuteriennes montrant la centuriation de la colonie de Narbonne 337 de Cl Bassier sur Lagrande mosaiumlque de Migennes 338 ou ceux sur les mosaiumlques des villaelig de Saint-Eacutemilion 339 et deSeacuteviac 340 Lrsquoexamen des suppleacutements publieacutes par la revue Gallia ne modifie pas ce constat

332 Gran-Aymerich 1998 p 384333 Wuilleumier 1943 p 607334 Gran-Aymerich 1998 p 466335 Cela repreacutesente un peu plus de 6 de lrsquoensemble du corpus336 Gallia 1955 13 p 5-40 337 Gallia 1955 13 p 103- 108338 Cl Bassier J-P Darmon J-L Tainturier laquo La grande mosaiumlque de Migennes (Yonne) raquo Gallia 1981 39

p 123-148339 C Balmelle M Gauthier R Monturet laquo Mosaiumlques de la villa du Palat agrave Saint-Eacutemilion (Gironde) raquo Gallia

1980 38 p 59-96340 P Aragon-Launet C Balmelle laquo Les structures ornementales en acanthe dans les mosaiumlques de la villa de

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 137

parmi les quarante-huit volumes traitant de la peacuteriode gallo-romaine 341 seuls quatre serapportent en totaliteacute ou en partie aux campagnes Il srsquoagit des publications drsquoA Piganiol surLes documents cadastraux de la colonie romaine drsquoOrange (1962) de G Fouet sur La villa gallo-romaine de Montmaurin (1969) de P Van Ossel sur les Eacutetablissements ruraux de lrsquoAntiquiteacutetardive dans le nord de la Gaule (1992) et de M Provost sur Le Val de Loire dans lrsquoAntiquiteacute(1993)

Examineacute drsquoun point de vue chronologique le graphique repreacutesentant le nombre decitations met en eacutevidence la reacutepartition tregraves heacuteteacuterogegravene des articles dans le temps (Planche 13)Il existe plusieurs peacuteriodes vides et la plus importante se situe entre la publication de lrsquoarticlesur la villa de Guiry-Gadancourt en 1960 342 et celle de lrsquoarticle sur le domaine de Saint-Ulrich en 1971 343 Il serait inteacuteressant de reacutealiser des graphiques similaires pour les principalesrevues archeacuteologiques nationales de lrsquoAllemagne de la Belgique des Pays-Bas et du Royaume-Uni Ce travail nrsquoa pu ecirctre reacutealiseacute pour ce meacutemoire Il permettrait peut-ecirctre de mieuxcaracteacuteriser les speacutecificiteacutes de la recherche franccedilaise Il nrsquoen demeure pas moins que lrsquoanalysedes volumes de Gallia fait apparaicirctre une coupure forte entre les articles publieacutes avant 1960 etceux publieacutes apregraves 1970 Les premiers sont principalement lrsquoœuvre drsquoamateurs eacuteclaireacutes et tregravesinvestis dans lrsquoarcheacuteologie de leurs reacutegions Fr Delage 344 et M Vazeilles 345 en LimousinG Fouet en Haute-Garonne 346 et P-H Mitard en Seine-et-Oise 347 Agrave partir de 1970 lesarticles de Gallia sont uniquement publieacutes par des archeacuteologues professionnels agrave lrsquoexception decelui donneacute en 1981 par J Holmgren et A Leday 348 On pourrait penser que cette lacunedrsquoune dizaine drsquoanneacutees srsquoexplique par lrsquoabsence de remplacement drsquoune geacuteneacuteration Mais il enest rien car G Fouet et P-H Mitard ont tous les deux eacuteteacute recruteacutes par le CNRS dans lesanneacutees 1950 ou au deacutebut des anneacutees 1960 Ces dix anneacutees correspondent donc agrave une peacuteriodede gestation pendant laquelle de nouveaux travaux de terrain ont eacuteteacute lanceacutes et ont donneacute leursfruits agrave la fin des anneacutees 1960 Avec Roger Agache qui est nommeacute directeur de laCirconscription des antiquiteacutes historiques de Picardie en 1963 ces chercheurs sontparfaitement repreacutesentatifs de cette geacuteneacuteration drsquoarcheacuteologues amateurs qui a largement

Seacuteviac pregraves de Montreacuteal (Gers) raquo Gallia 1987-1988 45 p 189-208341 Le nombre total est plus eacuteleveacute car le Recueil geacuteneacuteral des mosaiumlques de la Gaule comprend treize volumes la

collection des Inscriptions latines de Narbonnaise quatre volumes et le Recueil des inscriptions gauloises cinqvolumes

342 P-H Mitard laquo La villa gallo-romaine de Guiry-Gadancourt (Seine-et-Oise) II raquo Gallia 1960 18 p 163-184 La premiegravere partie de cet article a eacuteteacute publieacutee en 1958 (Gallia 1958 16 p 266-280)

343 M Lutz laquo Le domaine gallo-romain de Saint-Ulrich (Moselle) (I) raquo Gallia 1971 29 p 17-44 La deuxiegravemepartie de cette article a eacuteteacute publieacutee lrsquoanneacutee suivante (Gallia 1972 30 p 41-82)

344 Franck Delage (1873-1950) est preacutesident de la Socieacuteteacute archeacuteologique et historique du Limousin Il publiedeux articles dans Gallia le premier sur le site des Cars agrave Saint-Merd-les-Oussines en Corregraveze (Gallia 19475 p 47-79) et le second sur la villa drsquoAntone agrave Pierre-Buffiegravere en Haute-Vienne (Gallia 1952 10 p 1-30)

345 Garde geacuteneacuteral des eaux et forecircts Marius Vazeilles (1881-1973) est deacutetacheacute en 1913 au service desameacuteliorations agricoles de Meymac en Corregraveze Il srsquoinvestit alors totalement dans la mise en valeur et lereboisement du plateau de Millevaches tout en menant une intense activiteacute archeacuteologique qursquoil considegraverecomme le prolongement naturel de son travail sur les sols et les paysages Il fonde en 1922 la Feacutedeacuteration destravailleurs de la terre de la Corregraveze (Gratton 1972 p 27) puis en 1936 il est eacutelu deacuteputeacute de la Corregraveze En1953 il devient preacutesident de la Socieacuteteacute des lettres sciences et arts de la Corregraveze Il publie dans Gallia lereacutesultat des fouilles qursquoil a reacutealiseacutees en 1952 et 1953 sur le site des Cars (Gallia 1954 12 p 360-366)

346 Georges Fouet (1922-1993) est membre de la Socieacuteteacute archeacuteologique du Midi de la France Il reacutealise denombreuses opeacuterations archeacuteologiques dans la reacutegion de Saint-Plancard qursquoil publie avec M Labrousse sousle titre laquo Deacutecouvertes archeacuteologiques en Neacutebouzan (Haute-Garonne) de 1945 agrave 1948 raquo Gallia 1949 7p 23-54

347 Pierre-Henri Mitard (1920-2004) et le Groupe archeacuteologie antique du Touring-Club de France ont fouilleacute lavilla de Guiry-Gadancourt dans le Val-drsquoOise avant de se consacrer au sanctuaire de Genainville dans lemecircme deacutepartement

348 laquo Esquisse drsquoune typologie des villas gallo-romaines du Berry drsquoapregraves les prospections aeacuteriennes raquo Gallia1981 39 p 103-122

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 138

contribueacute au renouveau des eacutetudes sur les campagnes En devenant professionnels ils ontpermis agrave leur discipline drsquoacceacuteder enfin agrave un statut qursquoelle nrsquoa jamais eu auparavant

1 Montmaurin un laquo modegravele raquo de villaEn 1969 G Fouet publie les campagnes de fouilles qursquoil a reacutealiseacutees pendant une douzainedrsquoanneacutees sur la villa de Montmaurin et en 1978 R Agache rassemble dans un eacutepais volumeles reacutesultats des prospections aeacuteriennes des prospections de surface et des fouilles qursquoil aconduites en Picardie depuis 1961 Sans conteste ces deux ouvrages constituentlrsquoaboutissement du long processus de deacuteveloppement de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romain dontles grandes eacutetapes viennent drsquoecirctre sommairement exposeacutees Le livre de G Fouet paraicirct pregraves desoixante-dix ans apregraves la publication de la villa de Chiragan par L Joulin en 1901 Cettemonographie demeure aujourdrsquohui en France la seule disponible sur une grande villa fouilleacuteede maniegravere extensive De la mecircme faccedilon on peut consideacuterer la somme de R Agache comme lameilleure illustration drsquoune eacutetude sur lrsquooccupation des sols depuis le meacutemoire drsquoA Grenier surles campagnes de la citeacute des Meacutediomatrices publieacute en 1906 Le corpus de sites et de plansdrsquoeacutetablissements ruraux rassembleacute par R Agache reste lui aussi ineacutegaleacute en France Ces deuxouvrages teacutemoignent donc de lrsquoindeacuteniable renouveau de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romainefranccedilaise agrave la fin des anneacutees 1960 et dans les anneacutees 1970 Cette renaissance repose sur deschercheurs formeacutes sur le terrain et reconnus par les institutions qui soutiennent le plusactivement agrave cette eacutepoque lrsquoactiviteacute archeacuteologique nationale le CNRS et le tout jeuneministegravere de la culture Reprenant le fil de lrsquoanalyse conduite depuis le deacutebut de ce chapitre ilfaut maintenant se demander quels rapports leurs travaux entretiennent-ils avec les grandsthegravemes de lrsquohistoriographie franccedilaise preacutesenteacutes plus haut

Sans examiner dans le deacutetail le travail archeacuteologique entrepris par G Fouet sur le site deMontmaurin ce que sa publication ne permet malheureusement pas il convient tout drsquoaborddrsquoexposer tregraves succinctement ses conclusions sur lrsquoeacutevolution et la fonction de la villa G Fouetpense que lrsquoeacutetablissement de Montmaurin a eacuteteacute eacutedifieacute au milieu du Ier s pC Il occupe alorsun rectangle drsquoenviron 200 m de large pour pregraves de 500 m de long soit environ 10 ha desuperficie Il se compose drsquoun bacirctiment reacutesidentiel situeacute agrave lrsquoest et de deux rangeacutees debacirctiments disposeacutees au nord et au sud le long des grands cocircteacutes (Planche 14) Sur la dizaine debacirctiments localiseacutes dans la partie nord seuls cinq ont fait lrsquoobjet drsquoune investigationarcheacuteologique Au sud lrsquoemplacement drsquoenviron huit constructions a eacuteteacute reconnu et deuxdrsquoentre elles ont eacuteteacute en partie appreacutehendeacutees La villa de Montmaurin nrsquoa donc pas eacuteteacute fouilleacuteeen totaliteacute et sa pars rustica a eacuteteacute beaucoup moins bien reconnue que celle de la villa deChiragan qui est pourtant bien plus importante Cela nrsquoempecircche pas G Fouet drsquoestimer quecette villa est agrave la tecircte drsquoun domaine de 1 000 ha exploiteacute par quatre cents personnes agrave lrsquoaidedrsquoune quarantaine de paires de bœufs 349 Cette hypothegravese nrsquoest absolument pas argumenteacutee etG Fouet ne fait que reprendre les estimations de L Joulin sans mecircme les discuter Il estimeensuite qursquoune inondation de la Save aurait deacutetruit les bacirctiments agricoles et lrsquoaile sud de lapars urbana vers le milieu du IIIe s 350 Lrsquoeacuteconomie de la villa en aurait eacuteteacute fortement affecteacuteece qursquoattesterait lrsquoabsence de mateacuteriel dateacute entre 285 et 325 351 Apregraves cette peacuteriode de deacuteclinune nouvelle villa serait construite sur les vestiges deacuteraseacutes de lrsquoancienne Elle comprendrait unbacirctiment reacutesidentiel agrave la fois plus important et plus luxueusement deacutecoreacute Cette reconstructionsrsquoaccompagnerait drsquoun changement majeur du mode de gestion du domaine Sa superficieaugmenterait dans des proportions tregraves importantes car elle couvrirait maintenant pregraves de7 000 ha La mise en valeur de ces terrains serait assureacutee par des eacutetablissements agricoles349 Fouet 1969 p 308350 Fouet 1969 p 45351 Fouet 1969 p 59

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 139

fondeacutes dans le courant du IIIe s et reacutepartis sur lrsquoensemble du domaine 352 Les bacirctiments de lapars rustica de la villa seraient quant agrave eux abandonneacutes Pour G Fouet ces deux observationsarcheacuteologiques apportent la preuve que le proprieacutetaire a abandonneacute la gestion directe dudomaine pour le partager en de multiples tenures Mais il est bien difficile drsquoappreacutecier laveacuteraciteacute de ce raisonnement car pregraves des deux tiers des bacirctiments nrsquoont pas eacuteteacute fouilleacutes et lescritegraveres de datation des autres eacutetablissements agricoles ne sont pas exposeacutes au lecteur G Fouetpense que les limites naturelles de ce grand domaine ont surveacutecu agrave la disparition de la villa agrave lafin du IVe s pour former un ensemble homogegravene de huit paroisses au cœur drsquoune entiteacute plusvaste deacutesigneacutee dans un texte du XIIIe s sous le nom de Neacutebouzan (Planche 14) Ce territoirecorrespond selon G Fouet agrave un pagus antique qui tire son nom de celui du premierproprieacutetaire de la villa Nepos ou Nepotius 353

Point nrsquoest besoin de soumettre la publication de G Fouet agrave une critique serreacutee poursrsquoapercevoir qursquoaucun des points essentiels de sa deacutemonstration ne repose sur des observationsarcheacuteologiques solidement eacutetablies G Fouet ne preacutesente pas au lecteur les argumentsarcheacuteologiques qui lui ont permis drsquoeacutetablir la chronologie geacuteneacuterale de la villa la datation et ladestination des bacirctiments sans mecircme eacutevoquer la fragiliteacute du raisonnement qui le conduit agraverestituer les limites du domaine de Nepotius C Balmelle qui srsquoest attacheacutee agrave eacutevaluer lamateacuterialiteacute des faits avanceacutes par G Fouet souligne le laquo dogmatisme raquo de lrsquointerpreacutetation de lavilla de Montmaurin 354 Il srsquoagit bien de cela et lrsquoanalyse historiographique esquisseacutee dans cechapitre montre bien que ce laquo dogme raquo repose sur le scheacutema interpreacutetatif proposeacute par L Joulinpour la villa de Chiragan et les travaux drsquoA Grenier En effet on est surpris de constater agravequel point G Fouet a repris nombre des hypothegraveses eacutemises par L Joulin et A Grenier agravepropos de Chiragan pour deacutecrire lrsquoeacutevolution et le fonctionnement de la villa de MontmaurinOn srsquoamusera ainsi de remarquer que le domaine de la premiegravere villa de Montmaurin couvre1 000 ha selon lrsquohypothegravese formuleacutee par L Joulin agrave propos de la villa de Chiragan et que les7 000 ha du domaine de la seconde villa de Montmaurin correspondent agrave lrsquoeacutevaluationproposeacutee par A Grenier pour la superficie du fundus de la villa tardive de Chiragan 355 Ce nesont pas loin srsquoen faut les seuls emprunts de G Fouet agrave la publication de L Joulin et auxtravaux drsquoA Grenier Force est drsquoavouer que la villa de Montmaurin telle que G Fouet selrsquoimagine au IVe s doit la plupart de ses traits agrave celle de Chiragan et surtout agrave la villa urbanadrsquoA Grenier

Les travaux de G Fouet constituent une eacutetape importante dans la renaissance delrsquoarcheacuteologie rurale franccedilaise non par la nouveauteacute des concepts mis en œuvre et encore moinspar lrsquoexcellence des meacutethodes utiliseacutees mais plus modestement parce qursquoils sont les premiersdepuis le deacutebut du XXe s agrave srsquointeacuteresser avec autant drsquoampleur agrave une villa gallo-romaine Pourle reste la publication de G Fouet ne constitue que le dernier avatar du couranthistoriographique initieacute par N Fustel de Coulanges repreacutesenteacute par L Joulin puis deacuteveloppeacutepar C Jullian et A Grenier Comment expliquer alors que tregraves peu de ses contemporains aientclairement pris conscience de cette filiation et perccedilu combien elle deacuteterminait sesinterpreacutetations

La sortie du livre de G Fouet en 1969 a en effet eacuteteacute salueacutee par un concert de louangespresque unanimes tant en France qursquoagrave lrsquoeacutetranger P-M Duval le deacutecrit dans une de seschroniques comme un modegravele du genre 356 J Deberg dans la Revue belge de philologie et

352 Fouet 1969 p 291353 Fouet 1969 p 289354 Balmelle 2001 p 383355 Cf supra p 105356 Revue des eacutetudes anciennes 1970 72 p 415

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drsquohistoire considegravere qursquolaquo Il srsquoagit sans doute de la meilleure eacutetude dont nous disposions agrave cejour agrave propos drsquoune villa gallo-romaine raquo 357 Les comptes rendus de O Brogan danslrsquoAmerican Journal of Archaeology 358 de K S Painter dans The Antiquaries Journal 359 et de AL F Rivet dans le Journal of roman Studies 360 sont tout aussi favorables Dans des avis pluslongs et plus preacutecis R Chevallier 361 et M Le Glay 362 louent la description minutieuse despiegraveces et des techniques de construction acceptent volontiers lrsquohypothegravese de G Fouet surlrsquoorigine italienne des principes architecturaux deacuteveloppeacutes agrave Montmaurin mais ne discutent pasla chronologie du site proposeacutee A Audin souligne la justesse des interpreacutetations historiques deG Fouet et pense comme lui que la villa tardive a eacuteteacute construite pour accueillir un aristocrateaiseacute ayant fui la ville 363 M Le Glay le rejoint dans cette appreacuteciation

Transportant agrave la campagne les habitudes de luxe et de confort de la ville le maicirctre de Montmaurin ndash unpaiumlen qui appreacuteciait les joies de la vie ndash a ameacutenageacute lagrave au cœur drsquoun eacutenorme domaine rural une villaurbana qui teacutemoigne gracircce aux belles deacutecouvertes et agrave la science de G Fouet de lrsquoeacutevolution sociale etdu genre de vie dans le sud-ouest de la Gaule vers le milieu du IVe siegravecle 364

Enfin R Chevallier approuve lrsquohypothegravese drsquoune continuiteacute entre le fundus de Montmaurin etle pays de Neacutebouzan 365 Quelque temps plus tard de faccedilon plus surprenante encore car elle aclairement perccedilu tout ce que lrsquohistoriographie franccedilaise devait aux thegraveses de N Fustelde Coulanges 366 E M Wightman ne doute pas de la valideacute scientifique des hypothegraveses deG Fouet Elle estime mecircme que le dossier de Montmaurin est lrsquoun des rares pour lequel laconfrontation des sources archeacuteologiques historiques et toponymiques autorise une restitutioncreacutedible des limites et du destin drsquoun grand domaine gallo-romain 367 Son opinion esttoujours partageacutee aujourdrsquohui 368 alors que J Percival a tregraves tocirct fait part de ses plus grandesreacuteserves sur la valeur probatoire de raisonnements qui associent des eacutetablissements agricolessimplement parce qursquoils sont proches les uns des autres alors que lrsquoon ignore tout de leurrelation eacuteconomique 369

Mais se sont surtout S J De Laet dans Antiquiteacute classique 370 et G De Boe dansHelinium 371 qui critiquent vivement plusieurs des interpreacutetations proposeacutees par G Fouet etqui montrent avec beaucoup de discernement les deacutefauts meacutethodologiques de sa publication

357 Revue belge de philologie et drsquohistoire 1970 48 3 p 1043-1047358 American Journal of Archaeology 1971 75 p 457359 The Antiquaries Journal 1970 50 p 377-379360 Journal of roman Studies 1970 60 p 249-250361 Revue des eacutetudes latines 1969 47 p 696-702 Ce volume a eacuteteacute publieacute en 1970362 Revue archeacuteologique 1973 p 157-159363 Latomus 1971 30 p 241-244364 Revue archeacuteologique 1973 p 158-159365 laquo Le lecteur ne manquera drsquoecirctre frappeacute par les continuiteacutes historiques raquo (Revue des eacutetudes latines 1969 47

p 701)366 Wightman 1978 p 98-99367 laquo Occasionally documentary evidence toponymy and archaeological remains can be combined in a most

satisfactory manner and here the striking example is that of Montmaurin The villa lies ill an area known as theNeacutebouzan derived from Nepotianum as clear an example as could be wished of an estate name raquo (Wightman1975 p 643)

368 Gros 2001 p 323-324369 laquo All this however is based not on proven connections between sites but on simple geographical grouping and

even in areas as suggestive as Chiragan or Montmaurin we clearly need a further body of evidence before we canconvince the determined sceptic raquo (Percival 1976 p 129)

370 Antiquiteacute classique 1970 39 p 699-701371 Helinium 1970 10 p 189-192

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Ils regrettent ainsi que la stratigraphie et la ceacuteramique nrsquoaient pas eacuteteacute mieux eacutetudieacutees et pensentque la chronologie de la villa nrsquoest pas recevable car elle est fondeacutee uniquement sur lesdeacutecouvertes moneacutetaires 372 Ils deacutenoncent le rapprochement entre Montmaurin et les modegravelesitaliens et deacuteplorent que G Fouet nrsquoait pas utiliseacute les exemples des villaelig du nord de laGaule 373 G De Boe fait part de ses doutes quant aux hypothegraveses laquo tregraves theacuteoriques raquo surlrsquoeacutetendue du domaine et ses relations avec les villaelig environnantes Mais plusfondamentalement les deux auteurs reprochent agrave G Fouet de ne pas avoir suffisammentdistingueacute les donneacutees archeacuteologiques de ses interpreacutetations 374 Ils constatent que dans cesconditions le lecteur nrsquoa pas la possibiliteacute drsquoappreacutecier la validiteacute des hypothegraveses eacutemisesG De Boe conclut son compte rendu par une formule qui reacutesume bien sa frustration et sondeacutesir de voir paraicirctre des publications archeacuteologiques qui soient avant tout lrsquoaboutissementdrsquoune deacutemarche scientifique rigoureuse fondeacutee sur lrsquoobservation de faits preacutesenteacutes au lecteur defaccedilon objective

Plus la villa romaine de Montmaurin nous paraicirct drsquoimportance exceptionnelle pour lrsquoeacutetude des villasromaines en Gaule tant du point de vue de lrsquoarchitecture que du point de vue social et eacuteconomiqueplus lrsquoouvrage qui est consacreacute aux reacutesultats de ces fouilles nous paraicirct deacutecevant Nous croyons que celaest ducirc drsquoune part agrave la trop grande place reacuteserveacutee agrave lrsquointerpreacutetation subjective au deacutetriment de lrsquoexamenobjectif et complet des vestiges archeacuteologiques drsquoautre part agrave la conception mecircme du livre [hellip] 375

Le compte rendu de G De Boe est inteacuteressant car il est lrsquoun des rares avec celui de S JDe Laet agrave mettre en eacutevidence les faiblesses meacutethodologiques des travaux meneacutes par G Fouet agraveMontmaurin mais aussi et surtout parce qursquoil deacutevoile en neacutegatif une conception diffeacuterente durocircle de lrsquoarcheacuteologie Les laudateurs de G Fouet acceptent facilement ses hypothegraveses car ellessemblent corroborer par drsquoautres voies un modegravele historique qursquoils pensent toujours efficientCette convergence valide le travail archeacuteologique reacutealiseacute et rend superflu tout examen deacutetailleacutedes preuves et de la deacutemonstration donneacutees par G Fouet Ses conclusions prennent alors plusde valeur que son raisonnement et le rendent accessoire En voulant trop bien laquo servirlrsquohistoire raquo 376 lrsquoarcheacuteologie en est devenue lrsquoesclave Crsquoest peut-ecirctre ce que J Harmand voulaitfinalement suggeacuterer en constatant que les archeacuteologues franccedilais eacutetaient laquo sous lrsquoinfluencedevenue trop exclusive du culte fustelien du texte raquo 377

Agrave lrsquoopposeacute S J De Laet et G De Boe considegraverent que lrsquoarcheacuteologue avant drsquoacceacuteder agravelrsquoeacutetape de la synthegravese doit preacutealablement deacutecrire et interpreacuteter correctement ses donneacuteeseacutelaborer un dossier documentaire et le publier avec le plus de rigueur possible pour permettreau lecteur de suivre toutes les eacutetapes de son raisonnement Autrement dit pour devenirhistorien lrsquoarcheacuteologue doit drsquoabord ecirctre un naturaliste et rendre compte scientifiquement des

372 laquo [hellip] il y avait probablement un moyen de preacuteciser davantage toute lrsquoeacutevolution chronologique desdiffeacuterentes parties de lrsquoeacutedifice de leur construction et de leur peacuteriode drsquooccupation raquo (De Laet op citp 701)

373 laquo Mais lrsquoargumentation de lrsquoauteur en faveur drsquoune influence directe des exemples italiens plus speacutecialementles maisons de Pompeacutei nrsquoest guegravere scientifique elle est simplement baseacutee sur une ressemblance biensuperficielle avec un plan scheacutematique des maisons pompeacuteiennes raquo (De Boe op cit p 192)

374 laquo Lrsquoexposeacute de lrsquoauteur aurait certainement beaucoup gagneacute en clarteacute et mecircme en valeur scientifique si ladescription objective des vestiges archeacuteologiques les reconstitutions proposeacutees et les consideacuterations geacuteneacuteraleseussent eacuteteacute nettement seacutepareacutees Aussi bien les deux plans geacuteneacuteraux que les quelques rares plans de deacutetail nenous preacutesentent pas lrsquoeacutetat reacuteel des vestiges tels qursquoils furent deacutecouverts ce ne sont pas des veacuteritables plans defouilles mais des plans compleacuteteacutes par les reconstructions hypotheacutetiques de lrsquoauteur raquo (De Boe op citp 189-190)

375 De Boe op cit p 192376 Grenier 1931 p 105 Cf supra p 130377 Harmand 1961 p 50

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 142

informations collecteacutees sur le terrain Il nrsquoest pas hors de propos de remarquer que S JDe Laet et G De Boe sont deux archeacuteologues belges Ils appartiennent en effet agrave un courantde penseacutee bien repreacutesenteacute en Belgique qui valorise le travail de production des donneacutees etattache beaucoup drsquoimportance agrave lrsquoimpartialiteacute de leur preacutesentation Mecircme si cette conceptionde lrsquoarcheacuteologie a de nombreux repreacutesentants en Allemagne au Royaume-Uni et drsquoen drsquoautrespays une eacutetude historiographique plus deacuteveloppeacutee montrerait qursquoil existe une laquo eacutecole belge raquodrsquoarcheacuteologie gallo-romaine qui allie la rigueur dans lrsquoanalyse des sources archeacuteologiques agrave uninteacuterecirct soutenu pour le monde des campagnes et les pratiques agraires Elle trouve son originedans les travaux des eacuterudits du XIXe s notamment ceux drsquoA Bequet rapidement preacutesenteacutesplus haut 378 et connaicirct un essor sans preacuteceacutedent sous la conduite de Joseph Mertens 379 dansla seconde moitieacute du XXe s Les speacutecificiteacutes de son approche sont aujourdrsquohui illustreacutees par lestravaux de Paul Van Ossel sur lrsquohabitat rural tardif et son exemplaire monographie consacreacutee agravela villa de Champion 380 ou les eacutetudes et les expeacuterimentations meneacutees sur les technologiesrurales par le groupe rassembleacute autour de Georges Raepsaet et du Domaine gallo-romain de LaMalagne agrave Jemelle 381

Pour autant il ne faudrait pas conclure que ces preacuteoccupations aient eacuteteacute complegravetementignoreacutees des archeacuteologues franccedilais travaillant sur les campagnes gallo-romaines Il a eacuteteacute montreacuteplus haut que lrsquoanalyse meacutethodique et laquo naturaliste raquo des habitats ruraux gallo-romains eacutetaitdeacutejagrave au cœur du projet poursuivi par A de Caumont et lui donnait toute sa valeur 382 Unsiegravecle plus tard reprenant en quelque sorte cet heacuteritage quelque peu deacutelaisseacute crsquoest en geacuteologueet en preacutehistorien que Roger Agache arpente les plaines picardes

2 Roger Agache et laquo lrsquoinvention raquo de la villa gallo-romaineTout en preacuteparant une thegravese sur le Quaternaire de la Somme R Agache se passionne pour lemonde rural et la formation des paysages et reacutealise ses premiers clicheacutes aeacuteriens Lrsquooriginaliteacute etla qualiteacute de son œuvre srsquoexplique en partie par sa volonteacute drsquoeacutetudier les donneacutees de laprospection aeacuterienne avec les meacutethodes que lui ont enseigneacutees les preacutehistoriens auxquels il doitsa formation

Converti agrave lrsquoeacutetude de lrsquohabitat rural gallo-romain il a continueacute agrave mettre en pratique leursprincipes drsquoanalyse en srsquoattachant par exemple agrave comprendre lrsquointeacutegration des sites dans leurenvironnement naturel Il est ainsi lrsquoun des rares archeacuteologues antiquisants de son eacutepoque agravesrsquointeacuteresser aux conditions drsquoenfouissement et de conservation des vestiges qursquoil eacutetudieEssayant de deacutefinir les bases theacuteoriques de la prospection de surface il comprend que le niveaudu sol actuel a peu changeacute par rapport agrave celui de lrsquoeacutepoque gallo-romaine et que la plupart dessubstructions antiques ont eacuteteacute deacutetruites par les labours profonds reacutealiseacutes depuis le milieu duXXe s Il en conclut que la quantiteacute et la repreacutesentativiteacute du mateacuteriel recueilli en surface ou destraces visibles agrave basse altitude deacutependent du degreacute de destruction des sites et de la nature desmateacuteriaux utiliseacutes pour leur construction 383 La rigueur scientifique avec laquelle il tente dedeacutefinir les limites meacutethodologiques des techniques qursquoil utilise 384 se retrouve dans la faccedilon

378 Cf supra p 134379 On peut se faire une ideacutee de lrsquoabondance et de lrsquoinfluence des travaux de J Mertens en consultant lrsquoalbum

amicorum qui lui a eacuteteacute offert en 2001 (Lodewijckx 2001)380 Van Ossel 1992 Van Ossel 2003 et Van Ossel Defgneacutee 2001381 Les travaux de G Raepsaet teacutemoignent drsquoun indeacuteniable et profond renouvellement des perspectives de

recherche sur les techniques agricoles gallo-romaines comme lrsquoatteste lrsquoarticle de synthegravese qursquoil a publieacute sur lesujet dans les Annales HSS (Raepsaet 1995)

382 Cf supra p 83383 Agache 1978 p 68 et 262384 Agache 1978 p 27

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 143

dont il a rassembleacute et publieacute le corpus des sites deacutecouverts lors de ses prospections aeacuteriennesLrsquoAtlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie demeure agrave ce titre un outil de travail exemplaire etindispensable 385 Il est vrai que R Agache a profiteacute dans ce domaine de lrsquoexpeacuterience de sesdevanciers parmi lesquels il faut citer I Scollar et J K Saint-Joseph

Il faut neacuteanmoins lui attribuer le grand meacuterite drsquoavoir mis en œuvre en son temps dansune deacutemarche scientifique coheacuterente et formaliseacutee la plupart des meacutethodes drsquoanalysearcheacuteologique de lrsquoespace expeacuterimenteacutees avant lui En effet deacutepassant le cadre limiteacute destravaux fondeacutes essentiellement sur lrsquointerpreacutetation des toponymes R Agache exploite lesdonneacutees de la fouille de la prospection de surface de la photographie aeacuterienne agrave basse altitudemais aussi les informations apporteacutees par lrsquoeacutetude des cadastres et des sources meacutedieacutevales pourtenter de restituer lrsquoeacutevolution des terroirs dans la longue dureacutee 386 Ce faisant il apporte unereacuteelle reacuteponse meacutethodologique aux ambitions jadis formuleacutees par A de Caumont 387C Jullian dans Lrsquoanalyse des terroirs ruraux 388 ou A Grenier en conclusion de son meacutemoire surla citeacute des Meacutediomatrices 389 LrsquoAtlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie et plus encore La Sommepreacute-romaine et romaine drsquoapregraves les prospections aeacuteriennes agrave basse altitude constituent sans contesteune eacutetape deacuteterminante dans le processus drsquoeacutelaboration des outils de lrsquoarcheacuteologie de lrsquoespaceR Agache en a pleinement conscience et considegravere mecircme que la prospection doit prendre lepas sur la fouille pour devenir la meacutethode principale drsquoeacutetude du passeacute car elle seule permet agravelrsquoarcheacuteologue drsquoaborder de faccedilon statistique et dans de vastes reacutegions laquo lrsquoeacutetude de lapaleacuteogeacuteographie de lrsquoenvironnement des eacutecosystegravemes des problegravemes agraires des modes decultures [hellip] raquo 390 La fouille longue coucircteuse destructrice est trop ponctuelle elle nrsquoa plusdrsquoautre utiliteacute que de veacuterifier les donneacutees de la prospection et de documenter des points dedeacutetail Les grandes lignes de lrsquooccupation du sol et de son eacutevolution peuvent maintenant ecirctreeacutetudieacutees gracircce agrave la prospection 391

Lrsquoinversion des prioriteacutes entre la fouille et la prospection souhaiteacutee par R Agache illustreavec force lrsquoeacutevolution eacutepisteacutemologique majeure qui a profondeacutement et durablement renouveleacuteles pratiques et les objectifs de lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine dans le dernier tiers du XXe s Sesdeacuteclarations passionneacutees et peut-ecirctre un peu excessives en faveur de la prospection deacutevoilentles ambitions de lrsquoarcheacuteologie de lrsquoespace telle qursquoelle srsquoest deacuteveloppeacutee agrave partir du deacutebut desanneacutees 1980 Renonccedilant agrave un bilan des tregraves nombreuses expeacuteriences reacutealiseacutees dans ce domaineet pour ne citer qursquoun seul exemple on peut souligner les fortes parenteacutes meacutethodologiques quiexistent entre le programme lanceacute en 1981 par J-L Fiches et M Passelac sur les campagnes de

385 Agache R Breacuteart B Atlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie le bassin de la Somme et ses abords agrave lrsquoeacutepoqueprotohistorique et romaine Amiens Socieacuteteacute des Antiquaires de Picardie 1975

386 Agache 1978 p 25387 Cf supra p 84388 Jullian 1926c389 Cf supra p 114390 Agache 1978 p 461391 laquo La simple collectiomanie drsquoantiquiteacutes a presque disparu elle a fait geacuteneacuteralement place agrave la fouille fine des

structures drsquohabitats mais trop souvent ces fouilles ne fournissent que des informations ponctuellesdifficilement geacuteneacuteralisables Deacutesormais gracircce agrave lrsquoavion on obtient des vues syntheacutetiques des informationsglobales drsquoordre statistique par reacutegions entiegraveres Aussi la fouille pour fouille nrsquoa plus sa raison drsquoecirctre Lesfouilles doivent deacutesormais se localiser strictement aux points essentiels ougrave lrsquoon est reacuteellement en droitdrsquoespeacuterer reacutesoudre tel et tel problegraveme preacutecis qui se pose tant aux archeacuteologues qursquoaux historiens ou auxpaleacuteogeacuteographes raquo (Agache 1978 p 461-462)

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la France meacutediterraneacuteenne 392 et celui meneacute agrave bien quelques anneacutees plus tocirct dans les plainespicardes

Toutefois quelque novatrices qursquoelles soient il ne faudrait pas oublier que les meacutethodesdeacuteveloppeacutees par R Agache sont au service drsquoune ambition historique qui transcende toute sonœuvre En effet il veut deacutemontrer par ses prospections que la villa est lrsquoeacuteleacutement essentielautour duquel srsquoorganise la vie eacuteconomique et sociale de la Gaule du Nord Il pense commeon lrsquoa vu que lrsquourbanisation de cette reacutegion de lrsquoEmpire romain a eacuteteacute tregraves imparfaitementreacutealiseacutee 393 mais que la laquo romanisation raquo des campagnes est en revanche un succegraves completqui explique sa reacuteussite eacuteconomique Les villaelig ont permis drsquoachever la mise en valeur des terresles plus riches et de doter la Gaule du Nord drsquoune agriculture moderne reacutepondant auxexigences des Agronomes latins Elles sont devenues le mode drsquoexploitation quasi exclusif deszones limoneuses les plus fertiles releacuteguant les laquo fermes indigegravenes raquo sur les sols les pluspauvres

Srsquoil est vraisemblable que des modes drsquoexploitation plus archaiumlques se maintiennent sur les sols pauvreson peut affirmer maintenant que ce qui caracteacuterise le paysage rural des belles plaines fertiles du Nord dela Gaule crsquoest avant tout la villa Partout dans cette pars Galliarum planior la villa est le mode normalsinon exclusif de la mise en valeur des terres lagrave mecircme ougrave Pline et bien apregraves Palladius admiraientlrsquoutilisation du vallus cette moissonneuse atteleacutee utiliseacutee dans les latifundia ces grands domaines de laGaule du Nord et ougrave deacutejagrave se faisait sentir le besoin du machinisme agricole 394

Selon R Agache les villaelig sont des eacutetablissements agricoles mais aussi des centres artisanauxde premier ordre Elles fabriquent lrsquoessentiel des biens neacutecessaires agrave lrsquoexploitation et agravelrsquoentretien du domaine comme les outils et les mateacuteriaux de construction et transformentdirectement une partie de leurs productions Lrsquoeacutelevage extensif des moutons pratiqueacute dans lesvillaelig fournit par exemple de la laine qui est fileacutee et tisseacutee sur place avant drsquoecirctre vendue agravelrsquoexteacuterieur 395 Ce travail est reacutealiseacute par les esclaves pendant la morte saison dans les ateliers dela villa 396 R Agache applique de la sorte agrave toutes les villaelig de Picardie le modegravele delrsquoexploitation agrave la fois agricole et artisanale proposeacutee par A Bequet pour la villa drsquoAntheacutee etrepris par L Joulin pour celle de Chiragan 397 La villa devient une entreprise quasiindustrielle qui produit selon des meacutethodes laquo capitalistes raquo des biens commercialiseacutes endehors de la citeacute agrave des clients importants R Agache considegravere ainsi que lrsquoarmeacutee est lrsquoun desconsommateurs principaux du bleacute et de la laine des villaelig picardes 398 En somme toutcontribue agrave la laquo speacutecialisation raquo eacuteconomique du reacuteseau constitueacute par les villaelig Autonomes dansleur fonctionnement et eacutecoulant principalement leurs produits dans le cadre de circuitscommerciaux extra-reacutegionaux les villaelig telles que R Agache se les imagine entretiennent bien392 Dans une publication parue en 1994 Fr Favory et J-L Fiches deacutefinissaient ainsi les objectifs fondamentaux

du projet qui a rassembleacute pendant une dizaine drsquoanneacutees de nombreux chercheurs travaillant sur Lrsquooccupationdes sols en Narbonnaise laquo Cet ouvrage teacutemoigne de la mise en place et du deacuteveloppement drsquoune archeacuteologiede lrsquoespace une archeacuteologie extensive qui srsquoappuie sur la fouille ou mieux suscite le chantier mais ne selimite pas agrave lui une archeacuteologie qui par ses objectifs inclut et deacutepasse lrsquoarcheacuteologie du paysage unearcheacuteologie qui par son objet rejoint la geacuteographie historique et les sciences de la nature raquo (Favory Fiches1994 p 32)

393 Cf supra p 128394 Agache 1978 p 386 Crsquoest lrsquoauteur qui souligne395 laquo Il semble incontestable que ces grandes fermes eacutetaient en mecircme temps de grands ateliers Lrsquoactiviteacute

industrielle de la citeacute des Ambiens devait ecirctre reacutepartie dans la campagne avant tout draperie etsecondairement meacutetallurgie Des ldquofermes usinesrdquo en quelque sorte raquo (Agache 1978 p 366)

396 Agache 1975 p 692397 Agache 1978 p 315-316398 laquo Il est agrave peu pregraves certain que les villaelig antiques visaient essentiellement agrave produire la laine et le bleacute dont

lrsquoarmeacutee (et particuliegraverement celle du limes) avait grand besoin raquo (Agache 1975 p 691)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 145

peu de relations avec les autres composantes des citeacutes qursquoil eacutetudie Les villes sont reacuteduites agrave unrocircle politique les agglomeacuterations et les laquo fermes indigegravenes raquo appartiennent manifestement agravedes sphegraveres eacuteconomiques isoleacutees et secondaires

Avant drsquoeacutevaluer la validiteacute de cette analyse eacuteconomique il convient de rappeler le caractegravereprofondeacutement novateur des thegraveses deacutefendues par R Agache Comme il le souligne avecjustesse dans son ouvrage de 1978 les campagnes du nord de la Gaule inteacuteressaient peu lesarcheacuteologues franccedilais et les informations disponibles sur les eacutetablissements ruraux eacutetaient drsquouneextrecircme pauvreteacute 399 Lrsquoessentiel de lrsquoactiviteacute archeacuteologique srsquoattachait agrave lrsquoeacutetude des chefs-lieuxde citeacutes et des ensembles monumentaux les plus importants Le monde rural demeurait unevaste terra incognita Reccedilus avec scepticisme dans un premier temps les reacutesultats desprospections de R Agache imposegraverent rapidement une autre vision des campagnes Nonseulement elles nrsquoeacutetaient pas vides mais de plus elles eacutetaient cultiveacutees par un reacuteseau tregraves densedrsquoeacutetablissements qui teacutemoignait drsquoune exploitation intense et rationnelle des meilleurs terres dela Picardie Alors qursquoune vingtaine de sites eacutetait connue avant la publication de son atlas ilrassembla en peu de temps un corpus de plusieurs centaines drsquoeacutetablissements et de plusieursdizaines de plans Crsquoest un pan entier de la socieacuteteacute gallo-romaine qui tout agrave coup eacutemergeait etce fut pour beaucoup drsquohistoriens et drsquoarcheacuteologues une veacuteritable reacuteveacutelation 400

Pour bien comprendre lrsquooriginaliteacute et la porteacutee du travail de R Agache il faut le comparer agravecelui reacutealiseacute par A Grenier soixante-dix ans plus tocirct sur les villaelig de la citeacute des MeacutediomatricesOn se souvient qursquoA Grenier avait eacutetudieacute dans une aire geacuteographique relativement limiteacutee unpetit nombre drsquoeacutetablissements prospecteacutes ou fouilleacutes en grande partie par ses collegraveguesallemands 401 Son dessein eacutetait drsquoappreacutehender par lrsquoeacutetude de lrsquohabitat rural lrsquoeacutevolution delrsquoarchitecture domestique et par suite les modaliteacutes et le degreacute de la laquo romanisation raquo de la citeacutedes Meacutediomatrices 402 Le meacutemoire drsquoA Grenier constitua longtemps comme on lrsquoa vu unhorizon indeacutepassable pour la recherche archeacuteologique franccedilaise

R Agache dispose quant agrave lui drsquoun corpus beaucoup plus important qui inteacuteresse unevaste reacutegion drsquoune superficie supeacuterieure agrave celle drsquoun deacutepartement Comme on lrsquoa vu plus hautil accepte la conception traditionnelle de la villa et pense avec A Grenier qursquoelle est unlaquo centre de civilisation raquo par lequel a eacuteteacute reacutealiseacute la conversion des populations gauloises aumode de vie des conqueacuterants romains 403 Toutefois sa connaissance du monde rural lrsquoamegravene agravene pas se limiter agrave cette seule perspective de recherche en srsquoefforccedilant drsquoappreacutehender le mode defonctionnement de ces villaelig Lecteur enthousiaste de G Roupnel il aborde lrsquoeacuteconomie ruralegallo-romaine avec la mecircme curiositeacute qui le pousse agrave la rencontre de ces paysans auxquels ildeacutedie lrsquoun de ses ouvrages 404 Comme jadis A de Caumont il embrasse dans un mecircme regard

399 Agache 1978 p 251-254400 Ernest Will et R Chevallier ont soutenu degraves lrsquoorigine les travaux de R Agache La reconnaissance par la

communauteacute des historiens du caractegravere profondeacutement novateur de ses reacutesultats vint plus tard ce qui nelrsquoempecirccha drsquoecirctre parfois enthousiaste Dans son compte rendu de La Somme preacute-romaine et romaineR Ginouvegraves fait part de son eacutemerveillement en ces termes laquo Ainsi la concentration et la systeacutematisation dutravail sur une reacutegion deacutetermineacutee ont permis agrave un chercheur exceptionnel agrave vrai dire de deacuteceler dans cessols profonds des vastes plaines de Picardie et drsquoArtois qui semblaient devoir rester muettes non pas desvestiges indeacutependants aussi inteacuteressants soient-ils en eux-mecircmes mais des teacutemoignages permettant derestituer une succession de styles de vie inteacutegreacutes dans leur milieu naturel On imagine quelle perceacutee un telouvrage repreacutesente en direction de travaux futurs il appelle des projets interdisciplinaires portant sur ladeacutemographie la vie eacuteconomique et sociale des diverses provinces de la Gaule tels que les expriment lesformes et lrsquohabitat dans son environnement raquo (Revue archeacuteologique 1981 2 p 326)

401 Cf supra p 114402 Grenier 1906 p 10403 Agache 1978 p 280404 laquo En hommage aux vieux paysans picards et agrave leurs lointains ancecirctres qui cultivaient passionneacutement la terre

au lieu de lrsquoexploiter ndash agrave ces paysans drsquoautrefois dont le labeur incessant avait faccedilonneacute un paysage

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 146

les villaelig et les grosses fermes picardes qui agrave ses yeux les ont remplaceacutees Degraves ses premiegraveresprospections il porte donc une attention eacutegale agrave la partie reacutesidentielle des eacutetablissements et agravetous les bacirctiments agricoles ainsi qursquoaux traces qui lui permettraient drsquoappreacutehenderlrsquoorganisation des terroirs 405 Cette perspective de recherche est complegravetement nouvelle et ilnrsquoest pas excessif de soutenir que R Agache a essayeacute en quelque sorte drsquointeacutegrer dans ledomaine de lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine les objectifs les meacutethodes et les reacuteflexions deshistoriens et surtout des geacuteographes des campagnes franccedilaises Il faut maintenant se demandersrsquoil a trouveacute les moyens de satisfaire cette ambition et si ses travaux ont effectivement reacutenoveacute lavision traditionnelle de lrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine

Lrsquoanalyse archeacuteologique historique et eacuteconomique deacuteveloppeacutee par R Agache repose surplusieurs approches compleacutementaires Il procegravede tout drsquoabord agrave une typologie des formes delrsquohabitat fondeacutee sur lrsquoassociation de trois critegraveres essentiels la superficie occupeacutee par lesvestiges repeacutereacutes sur les clicheacutes aeacuteriens leur organisation spatiale et leur mode de constructionReprenant le scheacutema explicatif deacutenonceacute plus haut 406 il considegravere que la pierre et les plansgeacuteomeacutetriques sont les attributs de la laquo villa raquo et donc des exploitations agricoles les plusmodernes Agrave lrsquoopposeacute les mateacuteriaux peacuterissables et la courbe seraient les critegraveres distinctifs delrsquohabitat de tradition gauloise et donc des laquo fermes indigegravenes raquo moins eacutevolueacutees 407

Il deacutefinit donc la laquo villa raquo qursquoil eacutecrit sans italique comme laquo un ensemble mecircme modestede constructions rurales homogegravenes agrave soubassement en dur et de plan gallo-romain raquo 408 Plusloin il preacutecise que le laquo plan gallo-romain raquo se caracteacuterise geacuteneacuteralement par le regroupementdans une ou deux cours quadrangulaires drsquoune habitation principale et de bacirctimentsdrsquoexploitation 409 Toutes ces villaelig nrsquoont pas la mecircme importance Les plus grandes agrave lrsquoimagede celle drsquoEstreacutees-sur-Noye (Planche 15) ont une longueur supeacuterieure agrave 200 m et comptentune dizaine de bacirctiments qui se reacutepartissent sur une surface de plus de 8 ha Ce modegravelearchitectural est celui de la villa drsquoAntheacutee qui demeure le seul site fouilleacute de faccedilon extensivedans le nord de la Gaule 410 Cette comparaison lrsquoamegravene agrave penser que les grandes villaelig picardessont elles aussi des entreprises agrave la fois agricoles et artisanales placeacutees agrave la tecircte de vastesdomaines 411 Les variations de taille et drsquoorganisation interne par rapport agrave cet eacutetalondeacuteterminent des classes drsquoeacutetablissements de la petite laquo villa raquo constitueacutee drsquoun bacirctimentreacutesidentiel de taille modeste et de deux annexes agricoles placeacutees de part et drsquoautre drsquoun courunique jusqursquoagrave la grande laquo villa raquo de pregraves de 10 ha Agrave cocircteacute de ces habitats organiseacutes selon desplans tregraves homogegravenes R Agache reconnaicirct qursquoil existe des laquo villas raquo composeacutees de plusieurs

profondeacutement humaniseacute harmonieux eacutequilibreacute fait drsquoune sagesse agraire milleacutenaire mais aujourdrsquohui livreacuteaux saccages des Barbares de notre temps les technocrates les promoteurs les chasseurs de profits raquo(Agache 1970)

405 laquo Lrsquoapport le plus spectaculaire de nos prospections aeacuteriennes est drsquoavoir fourni la localisation et le plan drsquoungrand nombre de villas Non seulement nous avons pu obtenir ainsi le traceacute preacutecis des habitations maiseacutegalement les plans drsquoensemble des deacutependances toujours fort eacutetendues et rigoureusement ordonneacutees Crsquoestlagrave un fait entiegraverement nouveau raquo (Agache 1978 p 384)

406 Cf supra p 126407 laquo La ligne droite va lagrave comme ailleurs se substituer aux traceacutes curvilignes et aux entrelacs celtiques ce que

lrsquoon sait des habitats gaulois comme de leurs voies de communication et de leurs parcellaires est enopposition totale avec cette orthogonaliteacute fondamentale introduite par les Conqueacuterants qui reacutealisent dans lesprovinces ce qursquoils nrsquoont pu reacutealiser chez eux raquo (Agache 1983 p 21)

408 Agache 1983 p 280409 laquo Il nous semble preacutefeacuterable drsquoemployer ici le terme villa chaque fois que dans la campagne la photographie

aeacuterienne reacutevegravele un ensemble homogegravene de substructions srsquoordonnant par rapport agrave une habitation principaleet groupant autour drsquoune ou deux cours agrave la fois le corps de logis les bacirctiments drsquoexploitation les grangesles hangars les resserres [hellip] raquo (Agache 1983 p 281)

410 Agache 1978 p 315-316411 Agache 1978 p 349

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 147

constructions reacuteparties sans ordre apparent Il pense neacuteanmoins que ces laquo petites villas de plandisseacutemineacute raquo sont relativement rares 412

Pour autant les laquo villas raquo ne constituent pas lrsquounique forme drsquohabitat rural gallo-romainmise en eacutevidence pas R Agache En effet ses prospections aeacuteriennes lui ont permis de deacutecelerlrsquoexistence de nombreux sites qui se distinguent par leur morphologie geacuteneacuterale leur taille ouleur mode de construction des eacutetablissements entrant dans sa cateacutegorie des laquo villas raquo Il peutsrsquoagir drsquohabitats comprenant des bacirctiments gallo-romains entoureacutes de fosseacutes curvilignes qursquoilassimile agrave des laquo fermes indigegravenes en voie de romanisation raquo 413 mais aussi drsquoensemblescomposeacutes de quelques substructions voire mecircme de bacirctiments totalement isoleacutes Pour cesdeux derniers exemples R Agache propose deux interpreacutetations ces constructionsappartiennent agrave des laquo villas raquo que les prospections aeacuteriennes nrsquoont pas permis drsquoidentifier dansleur totaliteacute ou ce sont des annexes agricoles destineacutees agrave lrsquoexploitation des terres eacuteloigneacutees desdomaines les plus importants Il estime aussi possible que certains de ces sites correspondent agravedes petits ateliers artisanaux 414 Agrave lrsquoexception des eacuteventuelles laquo villas raquo insuffisamment reacuteveacuteleacuteespar les clicheacutes aeacuteriens et dont la proportion est difficilement appreacuteciable R Agache considegravereque tous les autres sites ne sont que de laquo simples lieux habiteacutes drsquoeacutepoque romaine raquo qursquoilregroupe dans la cateacutegorie des laquo loci raquo pour bien les distinguer des laquo villas raquo 415

Ce nrsquoest pas tomber dans lrsquohypercritique que de souligner la nature heacuteteacuterogegravene de ceslaquo loci raquo Le terme laquo villa raquo est utiliseacute par R Agache pour deacutesigner des eacutetablissements agricolesqui preacutesentent agrave la fois une organisation spatiale similaire des modes de constructioneacutequivalents et des fonctionnements eacuteconomiques qursquoil estime analogues Les laquo villas raquo sont eneffet pour lui des exploitations indeacutependantes qui contribuent toutes agrave des degreacutes divers audeacuteveloppement drsquoun systegraveme eacuteconomique et politique speacutecifiquement romain 416 Il convientde remarquer au passage que cette deacutefinition est meacutethodologiquement deacutelicate agrave manier carelle mecircle des critegraveres formels aiseacutement quantifiables agrave des appreacuteciations eacuteminemmentsubjectives sur le rocircle eacuteconomique et laquo culturel raquo des eacutetablissements Il nrsquoen demeure pas moinsqursquoelle permet de caracteacuteriser efficacement des habitats qui preacutesentent en toute rigueur destraits communs Agrave lrsquoinverse le groupe des laquo loci raquo rassemble sans coheacuterence des laquo fermesindigegravenes raquo que R Agache considegravere comme les derniers avatars de lrsquohabitat gaulois deslaquo uniteacutes secondaires de production raquo des ateliers artisanaux mais aussi des sites que laprospection aeacuterienne nrsquoa pas reacuteussi agrave clairement identifier Leur seul point commun estfinalement de ne pas reacutepondre aux critegraveres distinctifs de la laquo villa raquo La faible efficience de cettetypologie nrsquoest pas perccedilue par R Agache car il considegravere que les sites qursquoelle renferme sont troppeu nombreux ou trop mal conserveacutes pour meacuteriter plus drsquoattention Il est donc persuadeacute quelrsquoon peut sans difficulteacute les ignorer et consideacuterer que lrsquoexploitation des terres picardes reposeessentiellement sur les laquo villas raquo

412 Agache 1978 p 314-315413 Agache 1978 p 168414 Agache 1978 p 315415 laquo Restent agrave deacutesigner les ensembles deacutecouverts par avion et qui ne comportent qursquoune ou deux petites

substructions en craie incluses dans des systegravemes complexes de fosseacutes combleacutes geacuteneacuteralement multiples etsubrectilignes Dans certains cas ce sont probablement des aeligdificia en voie de romanisation mais parfois cene sont que des uniteacutes secondaires de production deacutependant probablement drsquoune villa situeacutee agrave quelquedistance et trop eacuteloigneacutee pour la bonne mise en valeur des terres concerneacutees Pour ces simples lieux habiteacutesdrsquoeacutepoque romaine on pourrait peut-ecirctre employer le mot locus raquo (Agache 1978 p 280)

416 Agache 1978 p 280

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En dehors des petites laquo fermes eacuteleacutementaires raquo et de ces rares et modestes groupements de bacirctimentsisoleacutes tous les autres eacutetablissements ruraux sont des villas moyennes grandes ou tregraves grandes qui ontun plan reacutegulier eacutetonnamment constant 417

Pourtant lrsquoexamen des cartes de localisation des sites eacutelaboreacutees par R Agache agrave partir desdonneacutees collecteacutees lors de ses prospections aeacuteriennes ne fait pas clairement apparaicirctre cettepreacutepondeacuterance des laquo villas raquo Sur les feuilles de lrsquoAtlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie leseacutetablissements ruraux qui nrsquoappartiennent ni agrave la cateacutegorie des laquo villas raquo ni agrave celles dessanctuaires ou des ensembles monumentaux sont repreacutesenteacutes par des ronds et des eacutetoiles noirsDans de nombreux secteurs geacuteographiques survoleacutes par R Agache ces sites sont majoritairesAinsi pour ne prendre qursquoun exemple dans une aire drsquoenviron 64 km2 situeacutee dans le Santerreagrave lrsquoouest de Roye dans un des terroirs les plus riches de la plaine picarde on compte quinzelaquo villas raquo pour trente-trois laquo ronds raquo et treize laquo eacutetoiles raquo (Planche 16) 418 Les sites quinrsquoappartiennent pas agrave la cateacutegorie des laquo villas raquo repreacutesentent donc 75 des eacutetablissementsruraux de cette zone de test Mecircme en eacutecartant les substructions mal dateacutees figureacutees par deslaquo eacutetoiles raquo qui peuvent eacuteventuellement appartenir agrave des peacuteriodes posteacuterieures les laquo ronds raquorestent majoritaires 419 Tous ces habitats ont eacuteteacute identifieacutes sur les clicheacutes aeacuteriens parce qursquoilsont livreacute au moins une construction dont les fondations composeacutees le plus souvent de craietasseacutee ont eacuteteacute accrocheacutees par la charrue et remonteacutees agrave la surface du sol Il est possible quecertains de ces bacirctiments appartiennent agrave des villaelig pas assez bien conserveacutees ou au contrairetrop bien proteacutegeacutees par des colluvions pour ecirctre aiseacutement reconnaissables lors des prospectionsaeacuteriennes Mais cette explication nrsquoest sans doute recevable que pour une partie de ces sitesPeut-on alors admettre avec R Agache que toutes les autres constructions constituent desannexes des villaelig situeacutees agrave proximiteacute

La question pourrait paraicirctre secondaire et subalterne tant la deacutemonstration de lrsquoexistencedrsquoune exploitation intense des meilleures terres picardes par un reacuteseau dense de villaelig estconvaincante et novatrice Elle meacuterite toutefois drsquoecirctre poseacutee car malgreacute le perfectionnementdes techniques de prospections et le recours agrave lrsquoanalyse statistique des donneacutees les principeseacuteleacutementaires de lrsquoappreacutehension archeacuteologique de lrsquoespace mis en œuvre par R Agache sontencore largement appliqueacutes aujourdrsquohui Le doute exprimeacute agrave propos de sa typologie delrsquohabitat peut donc nourrir une interrogation plus geacuteneacuterale qui porte sur la validiteacute desmeacutethodes de classement des eacutetablissements ruraux et in fine sur la part de la villa danslrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine

Lrsquoanneacutee mecircme de la publication de lrsquoAtlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie E MWightman observait deacutejagrave que sur les cartes de lrsquohabitat produites par R Agache lrsquoespace entreles villaelig eacutetait souvent occupeacute par des sites de petites dimensions ou de statut incertain Enconclusion drsquoune reacuteflexion plus geacuteneacuterale fondeacutee sur des arguments historiques et eacuteconomiquesqui seront examineacutes plus loin elle se demandait si certains drsquoentre eux nrsquoavaient pas accueilliune partie de la main-drsquoœuvre employeacutee sur le domaine des villaelig ou mecircme srsquoil ne pouvait passrsquoagir de petites exploitations agricoles mises en valeur par des tenanciers ou des petitsproprieacutetaires indeacutependants Dans tous les cas elle estimait qursquoil fallait leur precircter plusdrsquoattention car mecircme dans les terroirs les plus riches les campagnes gauloises nrsquoavaient sansdoute pas eacuteteacute cultiveacutees uniquement par des villaelig 420417 Agache 1978 p 315418 Ces 61 sites repreacutesentent une densiteacute de 094 site par km2 La densiteacute des laquo villas raquo est de 023 site par km2

soit une laquo villa raquo pour 4292 ha419 Ces 33 laquo ronds noirs raquo repreacutesentent 54 des 61 habitats de la zone de test420 laquo Although allowance must be made for the incompleteness of our information the most reasonable conclusion is

that there were settlements of non-villa type among the villas yet probably very closely linked to them in terms ofthe labour force If we could go a step further and suppose that the inhabitants of such settlements might rent or

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Lrsquoautre point de vue de cette discussion est drsquoordre meacutethodologique Il porte sur la validiteacutedes critegraveres utiliseacutes pour deacutefinir la typologie des eacutetablissements ruraux Il est en effet permis dedouter de leur pertinence quand lrsquoon constate que leur mise en œuvre aboutit agrave classer tous lessites en fonction drsquoun modegravele qui est repreacutesenteacute par une minoriteacute drsquoeacutetablissements Autrementdit en construisant une typologie agrave partir essentiellement des eacuteleacutements distinctifs de laconstruction more romanorum ne prend-on pas le risque de fondre dans une masseindiffeacuterencieacutee tous les sites qui srsquoeacutecartent peu ou prou de ce mode drsquoorganisation de lrsquohabitatrural

Pour reacutepondre agrave cette interrogation il faut tout drsquoabord rappeler une eacutevidence lesprospections aeacuteriennes ne permettent pas drsquoappreacutehender de faccedilon complegravete homogegravene etindiscutable lrsquohabitat rural gallo-romain Un constat identique pourrait ecirctre fait agrave propos desautres meacutethodes de prospection R Agache en nrsquoa jamais disconvenu malgreacute ses deacuteclarationsenthousiastes en faveur de techniques qursquoil a porteacutees jusqursquoagrave un degreacute extrecircme de preacutecisionAinsi il souligne agrave plusieurs reprises combien il est difficile de repeacuterer sur les clicheacutes aeacuteriensles traces fugaces laisseacutees par les constructions en bois les plus modestes 421 Lrsquoanalyse deacutetailleacuteedrsquoun cas concret bien plus qursquoune longue discussion theacuteorique permettra drsquoappreacutecierlrsquoampleur des divergences qui peuvent exister entre la reacutealiteacute du terrain la perception qursquoen aR Agache agrave travers la perspective tregraves reacuteductrice de la photographie aeacuterienne et finalementlrsquointerpreacutetation historique qursquoil propose de ces donneacutees Lrsquoexemple des deux eacutetablissementsagricoles de Roye le Puits agrave Marne deacutecouverts par R Agache lors de ses prospections aeacuteriennespuis fouilleacutes une quinzaine drsquoanneacutees plus tard agrave lrsquooccasion de deux opeacuterations drsquoarcheacuteologiepreacuteventive offre cette opportuniteacute (Planche 17)

Ces deux sites se trouvent au sud-ouest de lrsquoagglomeacuteration actuelle de Roye Le premier leplus au sud a eacuteteacute identifieacute par R Agache comme une laquo villa raquo Sur ses clicheacutes aeacuteriens celui-ci areconnu le plan de quatre bacirctiments et la preacutesence de trois autres sous la forme de taches qursquoila repreacutesenteacutees sur son scheacutema interpreacutetatif agrave lrsquoaide de pointilleacutes (Planche 18) Le bacirctimentreacutesidentiel de cette laquo villa raquo le mur de seacuteparation entre la pars urbana et la pars rustica et unegrande grange sont clairement identifiables Tous ces eacuteleacutements srsquoorganisent selon un plan tout agravefait classique qui amegravene R Agache agrave conclure logiquement que cet eacutetablissement correspond agraveune laquo villa gallo-romaine importante agrave cour rectangulaire orienteacutee agrave lrsquoest raquo 422 Agrave environ300 m au nord-ouest de cette laquo villa raquo il a localiseacute un autre site qui se compose de laquo plusieurspetites substructions gallo-romaines raquo Il est figureacute par un laquo rond raquo noir sur la planche delrsquoAtlas et R Agache pense qursquolaquo il srsquoagit peut-ecirctre de deacutependances exteacuterieures agrave la villa raquo deacutecriteplus haut 423

En 1991 J-L Collart a pu fouiller une grande partie de la laquo villa raquo identifieacutee par R Agache(villa 1 sur la Planche 17) Ses travaux lui on permis drsquoappreacutehender la presque totaliteacute de ceteacutetablissement 424 et de suivre son eacutevolution depuis La Tegravene D 2 jusqursquoau tout deacutebut du Ve sOn sait donc que cette laquo villa raquo gallo-romaine succegravede agrave une ferme gauloise qui a connu

own small plots of land in addition we would have identified an element of small-holders which so far has beenlacking in the Gaulish scene raquo (Wightman 1975 p 650)

421 laquo En reacutesumeacute il y avait certainement des constructions rurales sans fondations Elles sont alors rarementvisibles drsquoavion Certaines devaient ecirctre entiegraverement en bois et ne laissent comme traces que des fosseshumiques Drsquoautres plus nombreuses eacutetaient en piseacute elles apparaissent alors au sol sous forme de largestaches argileuses avec de nombreux silex eacuteclateacutes Mais les substructions visibles sur les photos aeacuteriennes sontconstitueacutees essentiellement de craie tasseacutee agrave la hie dans une trancheacutee creuseacutee au preacutealable raquo (Agache 1978p 259)

422 Agache 1975 p 113423 Agache 1975 p 113424 Lrsquoextreacutemiteacute est de cet eacutetablissement a eacuteteacute deacutetruite lors de la construction de lrsquoautoroute du nord

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plusieurs eacutetats le dernier eacutetant peut-ecirctre posteacuterieur agrave la conquecircte 425 Les eacuteleacutements constitutifsde la laquo villa raquo se sont mis ensuite progressivement en place La mauvaise conservation desvestiges et la faible quantiteacute de mobilier deacutecouvert interdisent des datations preacutecises des phasessuccessives de construction mais il est vraisemblable que le bacirctiment reacutesidentiel (no 1 sur laPlanche 18) fut eacutedifieacute au plus tard agrave lrsquoeacutepoque flavienne 426 Les bacirctiments agricoles de cettepremiegravere laquo villa raquo sont sans aucun doute construits en mateacuteriaux peacuterissables Lrsquoun drsquoentre eux(no 7) est aiseacutement identifiable entre les bacirctiments nos 6 et 8 Les autres constructions en pierresont eacuteleveacutes apregraves le milieu du IIe s Le petit eacutedifice balneacuteaire (no 2) appartient agrave cet eacutetat de lalaquo villa raquo Le mur de seacuteparation entre la pars urbana et la pars rustica le pavillon drsquoentreacutee entreces deux espaces (no 5) ainsi que le bacirctiment no 3 sont quant agrave eux construits vers la fin duIIe s ou dans la premiegravere moitieacute du IIIe s De nombreuses structures creuseacutees dans le solattestent de lrsquooccupation du site pendant tout le IVe s et le tout deacutebut du Ve s

Revenant au scheacutema interpreacutetatif publieacute par R Agache agrave partir des donneacutees recueillies surce site lors de ses prospections on srsquoaperccediloit que lrsquoorganisation geacuteneacuterale de cet eacutetablissementagricole eacutetait identifiable sur les clicheacutes aeacuteriens (Planche 18) Le plan de cinq des huitbacirctiments construits en dur ont mecircme pu ecirctre restitueacutes avec une relative preacutecision Le petitbalneacuteaire et les deux substructions situeacutees agrave lrsquoest de la pars rustica (nos 8 et 9) eacutetaient agrave peinevisibles mais leurs emplacements eacutetaient mateacuterialiseacutes au sol par des nappes de mateacuteriaux deconstruction En revanche le reacuteseau de fosseacutes et les bacirctiments en bois eacutetaient totalementimperceptibles Le plan restitueacute et publieacute dans lrsquoAtlas correspond donc approximativement agravecelui de la laquo villa raquo agrave lrsquoeacutepoque de son plus grand deacuteveloppement apregraves le milieu du IIe s Ildonne lrsquoimpression fausse drsquoun eacutetablissement agricole creacuteeacute ex nihilo selon le scheacutema deacutefini parR Agache comme celui de la laquo villa raquo gallo-romaine typique des plaines picardes Le longprocessus qui conduit au remplacement progressif des bacirctiments en bois par des constructionsagrave fondations de pierre puis agrave leur abandon et lrsquoapparition de structures excaveacutees est ignoreacuteparce qursquoinsaisissable sur les clicheacutes aeacuteriens Le cas du second eacutetablissement de Roye vapermettre drsquoillustrer un autre biais des meacutethodes mises en œuvre par R Agache

Seule la partie occidentale de ce site a eacuteteacute fouilleacutee (villa 2 sur la Planche 17) Elle secompose drsquoun enclos rectangulaire renfermant un bacirctiment reacutesidentiel tregraves mal conserveacute et uneacutedicule situeacute manifestement agrave la limite entre la pars urbana et la pars rustica Les dimensions delrsquoenclos et la disposition des constructions sont tregraves proches de celles de lrsquoeacutetablissement deacutecritplus haut Il srsquoen distingue par la plus petite taille du bacirctiment principal et lrsquoabsence de piegravecedestineacutee au bain La partie agricole nrsquoayant pu ecirctre fouilleacutee il est difficile de pousser plus loinla comparaison Neacuteanmoins les fouilleurs proposent avec beaucoup de vraisemblance deconsideacuterer cet eacutetablissement comme une reacuteplique en reacuteduction de celui deacutecouvert agrave 300 m ausud-est 427 En tout cas rien ne permet de penser qursquoil puisse constituer les deacutependances de lalaquo villa 1 raquo comme le proposait R Agache Ses dimensions sont certes tregraves modestes mais ilreacutepond en tous points aux critegraveres retenus dans lrsquoAtlas pour deacutefinir le type de la laquo villa raquoR Agache lrsquoa classeacute dans la cateacutegorie des laquo petites substructions gallo-romaines raquo parce que lameacutediocriteacute des vestiges observeacutes ne lui ont pas permis drsquoidentifier lrsquoorganisation delrsquoeacutetablissement et surtout en raison de la tregraves faible distance qui le seacutepare de la laquo villa 1 raquoR Agache estime que ce second site correspond agrave une laquo villa gallo-romaine importante raquo il luirestitue donc un vaste fundus et partant considegravere logiquement que toutes les constructionsplus modestes se trouvant dans sa proche peacuteripheacuterie constituent neacutecessairement ces annexes

425 Collart 1996 p 133426 Collart 1996 p 137427 Duvette Collart 1993

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Lrsquoexemple des eacutetablissements agricoles de Roye montre combien les donneacutees recueillies parles prospections aeacuteriennes sont incomplegravetes et drsquointerpreacutetation difficile Leur comparaison avecles reacutesultats des fouilles fait clairement apparaicirctre la nature tregraves simplificatrice des restitutionsproposeacutees par R Agache Agrave partir drsquoautres confrontations de ce type on pourrait montrer queglobalement la chronologie des sites qursquoil a survoleacutes lui eacutechappe en grande partie De la mecircmefaccedilon il nrsquoest pas injuste de consideacuterer que ces prospections lui ont rarement permisdrsquoappreacutehender efficacement les caracteacuteristiques et la fonction des eacutetablissements qui nepreacutesentent pas les critegraveres distinctifs de la laquo villa raquo Sans ecirctre totalement deacutenueacutees drsquointeacuterecirct cescritiques peuvent paraicirctre relativement eacutetrangegraveres agrave lrsquoanalyse historiographique meneacutee dans cechapitre Elles ont neacuteanmoins lrsquoavantage drsquoeacuteclairer un des paradoxes de la meacutethode mise enœuvre par R Agache agrave partir des reacutesultats de ses recherches

Comme il a eacuteteacute montreacute agrave plusieurs reprises lrsquoarcheacuteologue picard a une conscience aigueuml deslimites et des biais de ses prospections Formeacute agrave lrsquoarcheacuteologie par des geacuteologues et despreacutehistoriens il a compris avant bien drsquoautres que les clicheacutes aeacuteriens ne donnent pas uneimage complegravete de la reacutealiteacute drsquoun site Pourtant cela ne lrsquoempecircche pas drsquoestimer en ce quiconcerne lrsquohabitat rural gallo-romain que les prospections aeacuteriennes conduites rigoureusementpermettent de saisir complegravetement lrsquoorganisation eacuteconomique et sociale des campagnes de laGaule du Nord rendant mecircme le recours agrave la fouille superflu 428 Il nrsquoignore pas les difficulteacutesqursquoil eacuteprouve agrave distinguer la chronologie des sites ou agrave comprendre lrsquoagencement deseacutetablissements mal conserveacutes ou de petites tailles mais ces lacunes lui apparaissent tregravessecondaires au regard de son objectif essentiel qui est de deacutemontrer lrsquoexistence drsquoune mise envaleur systeacutematique des plaines picardes par un reacuteseau dense de villaelig gallo-romaines

Il y a donc deux moments fondamentaux dans le travail reacutealiseacute par R Agache Le premierconsiste en une deacutefense et illustration de la prospection aeacuterienne et de son application agravelrsquohabitat rural gallo-romain Fidegravele aux meacutethodes apprises de ses maicirctres il reacuteunit un dossierdocumentaire de grande qualiteacute qursquoil preacutesente avec beaucoup de preacutecision et drsquoobjectiviteacute dansson Atlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie Il montre ainsi qursquoil est possible drsquoappreacutehender demaniegravere extensive les eacutetablissements ruraux gallo-romains de les caracteacuteriser et drsquoeacutetudier leursrelations Ce faisant il deacutevoile aux yeux de savants increacutedules lrsquoexistence drsquoun monde qursquoils nesoupccedilonnaient pas et pose les bases drsquoune archeacuteologie de lrsquoespace Une fois cette preuveadministreacutee il parachegraveve son œuvre en proposant une interpreacutetation historique de ses donneacuteesqursquoil deacuteveloppe dans La Somme preacute-romaine et romaine Cette seconde partie de son entrepriseest beaucoup moins convaincante et originale que la premiegravere car elle se regravegle sur les dogmesde lrsquohistoriographie franccedilaise Faisant fi des limites meacutethodologiques inheacuterentes agrave laprospection aeacuterienne qursquoil a pourtant lui mecircme preacuteciseacutement deacutefinies R Agache propose untableau des campagnes de la Gaule du Nord durant lrsquoAntiquiteacute tregraves proche de celuiqursquoA Grenier avait pu exposer en son temps Dans ces conditions loin de confirmer la visiontraditionnelle les donneacutees de la prospection nrsquoen constituent plus qursquoune illustrationseacuteduisante mais illusoire

Le lecteur a deacutejagrave reconnu dans la rapide preacutesentation qui a eacuteteacute faite plus haut des thegraveses deR Agache sur la villa gallo-romaine 429 plusieurs des topiques mis en lumiegravere dans lesparagraphes preacuteceacutedents Il serait fastidieux drsquoen dresser une eacutenumeacuteration complegravete agrave partirdrsquoune comparaison systeacutematique de ses travaux avec les productions de N Fustelde Coulanges de C Jullian drsquoA Grenier ou des auteurs qui ont repris et plus ou moins428 laquo Ainsi donc malgreacute le caractegravere seacutelectif et fragmentaire des deacutetections aeacuteriennes on peut se fier aux donneacutees

ainsi obtenues tout au moins dans les zones ougrave la grande culture permet des observations homogegravenes et sousreacuteserve drsquoavoir agrave sa disposition des clicheacutes nombreux pris agrave diffeacuterente saisons et eacutechelonneacutes sur plusieursanneacutees raquo (Agache 1978 p 274)

429 Cf supra p 144

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deacuteveloppeacute leurs ideacutees En revanche il nrsquoest pas vain drsquoexaminer certaines de ces filiations carcette analyse historiographique peut utilement eacuteclairer plusieurs des thegravemes de rechercheautour desquels lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine se renouvelle et se restructure depuismaintenant une dizaine drsquoanneacutees Les derniers paragraphes de ce chapitre seront doncconsacreacutes agrave un exposeacute critique des conceptions de R Agache sur la formation etlrsquoeffondrement de ce qursquoil deacutefinit comme le laquo systegraveme de la villa raquo

Ses reacuteflexions sur la mise en place du reacuteseau des villaelig srsquoinscrivent reacutesolument dans le cadredes ideacutees drsquoA Grenier sur la laquo romanisation raquo des campagnes gauloises Comme ce dernierR Agache considegravere que le deacuteveloppement de la villa est la conseacutequence drsquoune reacutevolutionsociale et eacuteconomique majeure une laquo seconde conquecircte raquo 430 qui bouleverse radicalement lesstructures anteacuterieures Elle se manifeste archeacuteologiquement par lrsquointroduction drsquoun nouveaumode de construction et drsquoorganisation de lrsquohabitat en rupture totale avec les traditionsgauloises Il est caracteacuteriseacute par la rationalisation de lrsquoespace marqueacute par lrsquousage de la ligne et delrsquoangle droits la recherche de la symeacutetrie la seacuteparation des activiteacutes reacutesidentielles et agricoles ausein de deux cours et lrsquoadoption selon des modaliteacutes variables des eacuteleacutements architecturauxdistinctifs de la romaniteacute la construction en pierre le chauffage par hypocauste etcR Agache pense que ces choix sont directement inspireacutes des recommandations des Agronomeslatins bien qursquoil reconnaisse une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoorganisation architecturaledes villaelig du nord de la Gaule et celle des laquo maisons-blocs agrave atrium et peacuteristyle de lrsquoItalieantique ou de la Gaule meacuteridionale [hellip] raquo 431 Il est aussi precirct agrave admettre que de nombreusesvillaelig gallo-romaines se sont constitueacutees progressivement par la transformation et lalaquo romanisation raquo des laquo fermes indigegravenes raquo qursquoelles ont finalement remplaceacutees Ce processusaurait eacuteteacute faciliteacute par la conversion rapide et radicale des eacutelites gauloises les equites de Ceacutesaraux valeurs du systegraveme eacuteconomique et social introduit par les conqueacuterants 432

Sur ce point preacutecis les conclusions de R Agache divergent sensiblement de cellesdrsquoA Grenier Ce dernier on le rappelle estimait que les villaelig rusticaelig avaient eacuteteacutemajoritairement construites au plus tocirct dans le courant du Ier s pC par des bourgeoisenrichis par le commerce une classe drsquohommes neufs en conseacutequence 433 R Agache neperccediloit pas cette rupture selon les mecircmes modaliteacutes et souligne au contraire lrsquoimportance descontinuiteacutes entre les modes drsquoappropriation et drsquoutilisation du sol de la fin de la peacuteriodegauloise et du deacutebut de lrsquoeacutepoque gallo-romaine Cette reacutevision lui est sans doute inspireacutee par lamise en eacutevidence de lrsquoimportance du reacuteseau constitueacute par les laquo fermes indigegravenes raquo Les donneacuteesutiliseacutees par A Grenier ne lui permettaient pas drsquoen soupccedilonner lrsquoexistence R Agachedeacutecouvre et reconnaicirct leurs plans sur ces clicheacutes et il est bien obligeacute de constater que les villaeliggallo-romaines sont en partie les heacuteritiegraveres des aeligdificia gaulois

Il est probable que les equites sont devenus les proprieacutetaires de la plupart des villas que nous retrouvonsdrsquoavion Un tel deacuteveloppement du systegraveme de la villa ne peut se comprendre que srsquoil correspond agrave unsystegraveme preacuteexistant le conqueacuterant nrsquoa fait que laquo romaniser raquo et systeacutematiser la grande proprieacuteteacuteterrienne de la noblesse indigegravene et ses fermes isoleacutees les aeligdificia Cette extraordinaire fiegravevre de bacirctirselon les preacuteceptes latins parle en faveur drsquoune romanisation rapide et reacuteussie des plaines fertiles du nordde la Gaule Il y a certainement une permanence de la grande proprieacuteteacute terrienne et souvent sans doute

430 Cf supra p 125431 Agache 1978 p 303432 laquo Si la politique de romanisation a eacuteteacute un demi-eacutechec dans le domaine urbain elle a eacuteteacute une extraordinaire

reacuteussite dans le monde rural Crsquoest que dans le second cas les conqueacuterants sont alleacutes dans le sens destraditions anteacuterieures et qursquoils ont avec succegraves rallieacute lrsquoaristocratie indigegravene en srsquoefforccedilant drsquointeacutegrer lesequites agrave la nobilitas romaine en les incitant agrave rationaliser leurs exploitations selon les normes romaines[hellip] raquo (Agache 1978 p 386)

433 Cf supra p 125

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 153

(sauf peut-ecirctre pour quelques grandes villas des terres les plus fertiles et les plus lourdes) permanence deseacutetablissements agricoles isoleacutes eux-mecircmes 434

En proposant cette interpreacutetation R Agache a pleinement conscience drsquoapporter uneconfirmation archeacuteologique agrave la thegravese soutenue par N Fustel de Coulanges reprise parC Jullian et mise agrave mal par A Grenier Lrsquoarcheacuteologue picard le revendique drsquoailleurs avecveacuteheacutemence et raille les archeacuteologues parmi lesquels il faut compter A Grenier qui ont puconsideacuterer les aeligdificia comme de simples cabanes 435 Ce faisant R Agache se place devantune contradiction majeure En effet comment peut-il agrave la fois adopter le paradigme fusteacuteliende la permanence du domaine rural et soutenir avec A Grenier que la villa gallo-romainemarque laquo lrsquoempreinte de Rome raquo sur le sol gaulois 436 R Agache reacutesout cette contradiction enestimant que la solution de continuiteacute entre les peacuteriodes gauloise et gallo-romaine ne reacuteside pasdans la transformation du reacutegime agraire des exploitations mais dans lrsquoutilisation destechniques de construction romaine et surtout dans la conversion de leurs proprieacutetaires auxvaleurs de lrsquoeacuteconomie agricole du conqueacuterant Autrement dit les formes de la proprieacuteteacute delrsquoappropriation et de lrsquooccupation des campagnes sont resteacutees les mecircmes mais le systegravemeeacuteconomique et culturel dans lequel elles srsquoinscrivent a lui totalement changeacute Quelles preuvesdonne-t-il de cette mutation Crsquoest preacuteciseacutement agrave cette eacutetape du raisonnement que ladeacutemonstration de R Agache bascule dans lrsquoideacuteologie

En lrsquoabsence de fouilles approfondies de laquo fermes indigegravenes raquo et de laquo villas raquo gallo-romainesil lui est difficile de montrer par la documentation archeacuteologique en quoi leur mode deproduction est fondamentalement diffeacuterent Dans La Somme preacute-romaine et romaine ilconsacre bien une partie de chapitre agrave la production des laquo villas raquo mais son analyse reposeessentiellement sur un postulat laquo Nous avons vu dans lrsquointroduction que du Moyen Acircge auxTemps modernes la Picardie centrale a surtout exporteacute du bleacute et des draps de laine ou de linNous pensons qursquoil devait en ecirctre de mecircme agrave lrsquoeacutepoque romaine car ces productions sontcompatibles avec les besoins du monde drsquoalors raquo 437 La vocation exportatrice de la Picardieantique srsquoexplique selon lui par la proximiteacute du limes Par ailleurs il ne fait pas de doute quecette reacutegion a toujours eacuteteacute une grande productrice de bleacute Enfin la renommeacutee des eacutetoffesproduites dans le nord de la Gaule et plus particuliegraverement chez les Atreacutebates est attesteacutee parde nombreuses sources eacutecrites Quelle que soit la valeur probatoire de cette argumentationR Agache nrsquoexplique pas pourquoi cette supposeacutee speacutecialisation de lrsquoeacuteconomie agricole de laPicardie antique distinguerait les laquo villas raquo gallo-romaines des exploitations gauloises auxquelleselles auraient succeacutedeacutees Les laquo fermes indigegravenes raquo ont sans doute aussi produit du bleacute et de lalaine

En fait les convictions de R Agache reposent sur un raisonnement qui est le produitcomme on lrsquoa vu drsquoune appreacuteciation tendancieuse des conseacutequences de la conquecircte Il penseavec A Grenier et de nombreux auteurs avant et apregraves lui que les proprieacutetaires terriens enadoptant les pratiques architecturales romaines ont aussi assimileacute le systegraveme eacuteconomique de lavilla italienne tel qursquoil est deacutecrit par les Agronomes latins et plus particuliegraverement parColumelle 438 Ce processus est pour R Agache drsquoautant plus assureacute que le deacuteveloppement de434 Agache 1978 p 372435 laquo Par contre nos recherches aeacuteriennes confirment de faccedilon eacuteclatante les thegraveses si peacuteneacutetrantes de Fustel de

Coulanges sur la peacuterenniteacute des grandes proprieacuteteacutes les aeligdificia nrsquoeacutetaient pas de simples cabanes nous lrsquoavonsbien vu drsquoavion mais de grandes fermes au milieu de vastes domaines [hellip] raquo (Agache 1978 p 386)

436 Cette formule a eacuteteacute proposeacutee par A Grenier dans son article pour le dictionnaire drsquoEd Saglio (Grenier1917 p 881) R Agache la reprend agrave son compte en la citant in extenso (Agache 1978 p 280)

437 Agache 1978 p 355-356438 laquo Degraves que les aeligdificia ont eacuteteacute construits more romanorum ils sont devenus des villaelig tant par le mode de

construction que par le systegraveme drsquoorganisation sociale et eacuteconomique raquo (Agache 1978 p 279-280)

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la villa gallo-romaine est un pheacutenomegravene geacuteneacuteral limiteacute dans le temps et qui aboutit agrave uneextrecircme uniformisation des types de localisation des plans et des faccedilons de construire

La similitude des plans observeacutes rend plus flagrante encore nous lrsquoavons dit la constance dans le choixde lrsquoorientation et de lrsquoimplantation par rapport agrave la topographie ces vastes villas sont eacutedifieacuteessysteacutematiquement au milieu des plus riches terres agrave bleacute selon les prescriptions des agronomes latins Toutcela parle en faveur drsquoune romanisation rapide et reacuteussie 439

Il a eacuteteacute montreacute plus haut 440 combien cette analogie quasi systeacutematique entre des formesarchitecturales et un mode drsquoeacuteconomie agricole eacutetait fallacieuse A Grenier voyait danslrsquoadoption des pratiques du conqueacuterant une conseacutequence beacuteneacutefique de laquo lrsquoaction civilisatricede Rome raquo R Agache qui a connu la disparition des colonies des Eacutetats europeacuteens analyse defaccedilon plus critique les relations entre Rome et ses nouvelles provinces Il pense que latransformation des laquo fermes indigegravenes raquo en villaelig gallo-romaines reacutesulte drsquoune neacutecessiteacuteeacuteconomique porteacutee par un grand dessein strateacutegique Lrsquoadministration impeacuteriale a favoriseacutedans les provinces situeacutees agrave lrsquoarriegravere du laquo front raquo le deacuteveloppement drsquoune eacuteconomie agricolemoderne capable de produire des exceacutedents destineacutes agrave lrsquoapprovisionnement des troupescantonneacutees en Bretagne et sur les frontiegraveres du nord et de lrsquoest de la Gaule 441 Cette politiquea consisteacute essentiellement en une assimilation et une laquo romanisation raquo des eacutelites gauloisesmecircme si R Agache estime que des villaelig exploiteacutees directement par lrsquoadministration impeacuterialeont pu servir drsquoexemples et contribuer agrave lrsquointroduction de nouveaux modes de production 442

Sa reacuteussite a eacuteteacute le ferment de ce qursquoil considegravere comme une veacuteritable laquo reacutevolutionagricole raquo Selon un postulat qui reste communeacutement partageacute aujourdrsquohui 443 R Agache penseque les villaelig gallo-romaines sont devenues en peu de temps les agents drsquoune agriculturerationnelle qui a profiteacute des derniegraveres avanceacutees de la science agronomique latine Leursproprieacutetaires mais surtout les intendants auxquels ils confiaient la gestion de leurs domainesont appliqueacute les preacuteceptes des Agronomes latins avec drsquoautant plus drsquoefficaciteacute qursquoils pouvaientsrsquoaffranchir des contraintes imposeacutees par le respect des pratiques anciennes Cette nouvelleagriculture est devenue neacutecessairement plus performante que les techniques gauloises parceqursquoelle srsquoest appuyeacutee sur des savoirs agronomiques eacutecrits et une organisation rationnelle de laproduction En conseacutequence pour R Agache il ne fait pas de doute que la plupart des villaeliggallo-romaines de Picardie appartiennent au secteur le plus dynamique de lrsquoeacuteconomie agraire etque les eacutetablissements les plus importants correspondent sans conteste aux latifundia desAgronomes latins 444 Hormis peut-ecirctre les sites les plus petits tous les domaines de ces villaeligsont exploiteacutes agrave lrsquoaide drsquoune main-drsquoœuvre servile dirigeacutee par un uilicus

439 Agache 1978 p 384440 Cf supra p 441 laquo Dans cette base arriegravere essentielle pour la ravitaillement de lrsquoarmeacutee du Limes on peut penser que les

Romains ont ducirc srsquoefforcer drsquointensifier et de rationaliser tant lrsquoagriculture que lrsquohabitat rural raquo (Agache1978 p 303) De mecircme selon R Agache la conquecircte de la Bretagne a donneacute une impulsion deacuteterminanteagrave lrsquoeacuteconomie rurale de la Picardie (Agache 1978 p 372)

442 laquo Cependant il nrsquoest pas exclu que quelques fermes aient eacuteteacute implanteacutees par de rares eacutemigrants latins et il estpossible surtout qursquoil existait quelques grandes exploitations impeacuteriales servant drsquoexploitations modegravelesndash dirigeacutees par des procurateurs aideacutes ou non de contractores ndash exploitations dont les indigegravenes ont pusrsquoinspirer raquo (Agache 1978 p 386)

443 laquo Au culturel reacutepond lrsquoeacuteconomique la villa est aussi un ensemble de bacirctiments caracteacuteristique drsquoune mise envaleur des sols obeacuteissant aux principes de rentabiliteacute deacutefinis par les agronomes latins raquo (Leveau GrosTreacutement 1999 p 287-288)

444 Agache 1978 p 364 et Agache 1983 p 21

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 155

R Agache nrsquoa pas de preuve archeacuteologique veacuteritable de la preacutesence drsquoesclaves dans les villaeligpicardes il cite simplement la deacutecouverte drsquoentraves dans lrsquoeacutetablissement de Famechon 445 Ilreconnaicirct qursquoil est bien difficile de preacuteciser la fonction des diffeacuterents bacirctiments de la parsrustica agrave partir des clicheacutes aeacuteriens 446 et qursquoil nrsquoest donc pas possible de deacuteterminer ougrave eacutetaientlogeacutes les esclaves dont il ne se hasarde drsquoailleurs pas agrave eacutevaluer le nombre Neacuteanmoins lapreacutesence dans toutes ces exploitations drsquoun bacirctiment qursquoil attribue au uilicus est pour lui lamanifestation mateacuterielle indubitable du reacutegime esclavagiste ou agrave tout le moins drsquoun systegravemereposant sur le travail forceacute 447

Lrsquoidentification de lrsquohabitatio uilici est deacuteduite drsquoobservations sur la configurationarchitecturale de cette construction et sur sa localisation au sein de la villa En effet pourR Agache elle accueille le uilicus parce que son plan preacutesente en reacuteduction les mecircmescaracteacuteristiques que celles de la maison du maicirctre et qursquoelle se trouve dans une positionintermeacutediaire entre la pars rustica et la pars urbana (Planche 19 et bacirctiment laquo b raquo de laPlanche 15) De plus il montre que les diffeacuterences de taille entre la maison du maicirctre etlrsquohabitatio uilici sont plus importantes dans les grandes villaelig que dans les petites ce quiconfirme selon lui le principe drsquoune correspondance entre la composition sociologique desoccupants de la villa et son organisation architecturale Ainsi il existe un profond laquo fosseacutesocial raquo entre le proprieacutetaire et son uilicus dans les grandes exploitations alors que cette distanceest moins importante dans les petites villaelig car leurs habitations ont des dimensionssimilaires 448 Sans vouloir examiner dans le deacutetail cette conjecture il est neacuteanmoins possiblede douter du bien-fondeacute de son application systeacutematique en faisant deux observations Le plantype supposeacute de lrsquohabitatio uilici composeacute drsquoun grand bacirctiment flanqueacute de deux piegraveces carreacuteesrelieacutees par une galerie est tregraves courant dans lrsquoarchitecture vernaculaire de la Gaule du Nord Ilest notamment utiliseacute dans de petites agglomeacuterations pour des bacirctiments qui abritent parfoisdes activiteacutes artisanales Ensuite des fouilles reacutecentes ont montreacute que les constructions deacutecritespar R Agache pouvaient avoir eacuteteacute reacutealiseacutees bien apregraves la fondation de la villa ce qui nesrsquoaccorde pas avec son hypothegravese geacuteneacuterale Crsquoest par exemple le cas du bacirctiment no 3 delrsquoeacutetablissement de Roye le Puits agrave Marne preacutesenteacute plus haut 449

Il nrsquoest pas neacutecessaire de dresser la liste exhaustive de toutes ces contradictions pour montrerque les interpreacutetations historiques de R Agache ne rendent pas toujours objectivement comptede la documentation archeacuteologique qursquoil a reacuteunie et qursquoelles srsquoimposent agrave lui en raison de laforte preacutegnance qursquoexerce sur les archeacuteologues franccedilais le paradigme drsquoune conquecircte romainequi a conduit les eacutelites de la Gaule agrave faire table rase du passeacute pour adopter les faccedilons de vivre etde produire modernes rationnelles et efficaces des vainqueurs Dans le domaine de lrsquoeacuteconomierurale cette laquo romanisation raquo aboutirait notamment agrave la mise en place drsquoune agricultureextensive et speacuteculative fondeacutee sur le reacutegime esclavagiste Le bel ordonnancement descampagnes et des villaelig gallo-romaines de la Picardie nrsquoest que lrsquoexpression mateacuterielle de cettereacutevolution 450 Il a eacuteteacute montreacute plus haut que ce dogme ressortait agrave une vision laquo colonialiste raquo

445 laquo Les esclaves de la derniegravere cateacutegorie eacutetaient drsquoailleurs enchaicircneacutes travaillant entraveacutes le jour et mis au fer lanuit dans lrsquoergastule sorte de prison souterraine raquo (Agache 1978 p 361)

446 Agache 1978 p 306447 laquo Socialement des ensembles aussi consideacuterables supposent une main-drsquoœuvre nombreuse et impliquent

donc un reacutegime quasi ldquoconcentrationnairerdquo plus ou moins proche de lrsquoesclavage cependant souvent mis endoute en Gaule raquo (Agache 1983 p 21)

448 Agache 1978 p 299-301449 Cf supra p 149 et Planche 18450 laquo Dans cette conception monumentale des villaelig antiques on reconnaicirct une tendance latine agrave lrsquoostentation agrave

une mise en scegravene theacuteacirctrale agrave une recherche de lrsquoeffet agrave lrsquoesprit de systegraveme Il srsquoagit de srsquoimposer et drsquoenimposer aux barbares Il srsquoagit aussi de faire table rase du passeacute de srsquoopposer au ldquodeacutesordrerdquo anteacuterieur [hellip] Lacampagne doit ecirctre embellie et ldquoconstruiterdquo geacuteomeacutetriquement car pour Rome la beauteacute est drsquoordre

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 156

des objectifs des modaliteacutes et des conseacutequences de la conquecircte et qursquoil biaisaitfondamentalement les raisonnements archeacuteologiques bacirctis sur une assimilation fautive entredes techniques de construction et des modes drsquoexploitation de la terre 451 Il nrsquoest pasininteacuteressant de souligner maintenant que R Agache a enrichi et a adapteacute cette maniegravere devoir en fonction drsquoune perception plus originale de lrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine qui nrsquoestpas sans rapport avec les ideacutees des Physiocrates sur lrsquoagriculture

Tout drsquoabord R Agache deacutecegravele dans le laquo systegraveme de la villa raquo cette volonteacute de laquo cultiver engrand raquo que les Physiocrates consideacuteraient comme lrsquoune des neacutecessiteacutes de lrsquoagriculture reacutenoveacuteeqursquoils deacutefendaient 452 Il pense que la superficie occupeacutee par les laquo villas raquo leur organisationspatiale et la taille des deacutependances qui les composent apportent la preuve que ceseacutetablissements pratiquent une agriculture extensive de grande ampleur principalement tourneacuteevers la production de ceacutereacuteales 453 Lrsquousage du vallus attesteacute par les repreacutesentations figureacuteesdeacutecouvertes dans les citeacutes voisines des Regravemes et des Treacutevires renforce cette hypothegravese et laisse agravepenser que leurs proprieacutetaires se sont attacheacutes agrave reacuteduire les coucircts drsquoexploitation en utilisant laforce animale et des machines et en diminuant le recours agrave la main-drsquoœuvre Le modernismede cette agriculture se manifeste aussi selon lui par la preacutesence drsquoimportants troupeaux demoutons qui pacircturent sur les jachegraveres et assurent ainsi lrsquoamendement des sols 454 Cettepratique impose un assolement des terres qui ne peut ecirctre reacutealiseacute que gracircce agrave lrsquoopenfield 455 Lamise en œuvre de toutes ces techniques demande des savoir-faire et une forte implication dansla gestion du domaine qui neacutecessitent la preacutesence permanente drsquoun intendant que R Agachereconnaicirct en la figure du uilicus Son rocircle est drsquoautant plus important que le statut social duproprieacutetaire est eacuteleveacute et qursquoil doit srsquoabsenter reacuteguliegraverement de la villa pour assurer ses fonctionspolitiques

Lrsquoapport de grandes quantiteacutes de fumures la rotation des cultures le recours au travailanimal la meacutecanisation des pratiques et la laquo culture en grand raquo au sein drsquoexploitationsorganiseacutees de faccedilon rationnelle sous la conduite drsquoun intendant habile en agronomie sont pourR Agache les traits distinctifs du systegraveme de culture que les villaelig auraient adopteacute et deacuteveloppeacutedans les plaines fertiles de la Gaule du Nord On se souvient que ces pratiques eacutetaient au cœurdu programme de reacuteformation agricole soutenu par les Physiocrates En consideacuterant qursquoelleseacutetaient deacutejagrave mises en œuvre dans les exploitations gallo-romaines les plus avanceacutees R Agacherompt sur ce point preacutecis avec une tradition historiographique qui nrsquoavait eu de cesse depuisA Dureau de La Malle que de fustiger lrsquoarchaiumlsme de lrsquoagriculture romaine 456 Mecircme si sesconvictions dans ce domaine ne reposent pas sur des observations archeacuteologiques solidementeacutetablies R Agache est le premier depuis les travaux pionniers de J K von Rodbertus-Jagetzow 457 agrave consideacuterer que lrsquoagriculture avait atteint en Gaule ce haut degreacute de techniciteacute

Tout en estimant que les villaelig picardes sont aussi des centres artisanaux R Agache ne lesenvisage pas comme des isolats eacuteconomiques mais comme des entreprises agricoles destineacutees agrave

matheacutematique raquo (Agache 1983 p 19 21)451 Cf supra p 126452 Cf supra chapitre I p 9453 laquo Dans les riches plaines du Santerre une seacuterie drsquoarguments plaident donc en faveur drsquoune puissante

agriculture orienteacutee vers la production frumentaire avec une certaine tendance agrave la monoculture ou tout aumoins agrave la production preacutefeacuterentielle du bleacute raquo (Agache 1978 p 358)

454 Agache 1978 p 356-359455 laquo Le reacutegime antique de la tregraves grande proprieacuteteacute terrienne bien attesteacute par la photographie aeacuterienne suggegravere

que lrsquoopenfield existait deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque romaine Il est drsquoailleurs vraisemblable que les latifundia secaracteacuterisent par lrsquoopenfield alors que des parcellaires morceleacutes clos de haies et de fosseacutes donnant un paysagede bocage pourraient correspondre aux celtic-fields des tout-petits proprieacutetaires raquo (Agache 1978 p 343)

456 Cf supra chapitre I p 31457 Cf supra chapitre II p 75

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 157

produire en grande quantiteacute des exceacutedents destineacutes agrave lrsquoexportation Sur ce point aussi sonanalyse se distingue de celle transmise par lrsquohistoriographie franccedilaise pour se rapprocher desvues de J K von Rodbertus-Jagetzow sur le sujet Toutefois R Agache ne pousse pas lareacuteflexion sur le fonctionnement eacuteconomique de la villa aussi loin que le savant prussien Eneffet ce dernier pensait que la vocation exportatrice des villaelig les rendait plus sensibles auxeacutevolutions du marcheacute Agrave lrsquoinverse il soulignait que les eacutetablissement agricoles mis en valeur agravelrsquoaide drsquoune main-drsquoœuvre familiale eacutetaient moins deacutependants des conditions exteacuterieures eteacutetaient donc susceptibles de mieux reacutesister aux aleacuteas eacuteconomiques Loin drsquoappartenir agrave dessystegravemes eacuteconomiques antagonistes petites et grandes exploitations pouvaient au contraire ecirctrecompleacutementaires R Agache a quant agrave lui une vision plus dualiste des relations entre ces deuxtypes drsquoeacutetablissements et oppose la laquo ferme indigegravene raquo archaiumlque et autarcique agrave la villa gallo-romaine moderne exportatrice et creacuteatrice de richesse

Il est difficile de deacuteterminer si cette valorisation de la fonction eacuteconomique de la villadeacutecoule de sa perception du rocircle de la campagne dans la socieacuteteacute gallo-romaine ou au contrairesi elle en est agrave lrsquoorigine En tout eacutetat de cause elle a conduit R Agache agrave proposer une analysede lrsquoeacuteconomie de la Gaule du Nord qui se diffeacuterencie sur certains points de celle de sesdevanciers Ainsi agrave lrsquoopposeacute drsquoA Grenier qui consideacuterait que la vie eacuteconomique de la Gauleeacutetait essentiellement urbaine 458 R Agache soutient que lrsquoagriculture est agrave lrsquoorigine de la plusgrande part des richesses produites dans le nord de la Gaule Il pense que les proprieacutetairesterriens deacuteterminent par leurs investissements le niveau drsquoactiviteacute de lrsquoeacuteconomie et que ledeacuteveloppement des villaelig dans le courant du Ier s pC a largement contribueacute agrave lrsquoessor de laGaule du Nord durant cette eacutepoque De plus en faisant aussi de ces eacutetablissements agricolesdes centres artisanaux de premiegravere importance R Agache reacuteduit consideacuterablement le rocircleeacuteconomique des villes Elles ne sont pour lui que des centres politiques qui consomment lesbiens produits par les campagnes et leur laquo parasitisme raquo explique le demi-eacutechec delrsquourbanisation de la Gaule du nord 459

On appreacutecie mieux la singulariteacute du propos de R Agache en le comparant agrave lrsquoargumentairedeacuteveloppeacute au mecircme moment par E M Wightman Elle aussi pense que dans les premierstemps de la Gaule romaine les campagnes ont profiteacute de la demande en approvisionnementdes armeacutees engageacutees sur le Rhin puis dans la conquecircte de la Bretagne mais elle considegravere quepar la suite lrsquoessor des centres urbains a constitueacute un puissant agent de deacuteveloppement delrsquoeacuteconomie rurale Enrichis par ce processus les grands proprieacutetaires fonciers ont consacreacute unepartie de leur richesse agrave des investissements dans les villes notamment par lrsquoeacutevergeacutetisme et ontainsi contribueacute indirectement au soutient du dynamisme eacuteconomique Drsquoune faccedilon plustheacuteorique elle estime que les villes et les campagnes ne sont pas des ensembles antagonistesmais des uniteacutes eacuteconomiques laquo interconnecteacutees raquo qui entretiennent des relations dont deacutependen grande partie la prospeacuteriteacute de la Gaule 460 En France Ph Leveau est lrsquoun des premiers agraverejeter le caractegravere excessif des conceptions de R Agache sur le rocircle et la situation des villes dela Gaule du Nord Agrave partir drsquoune reacuteflexion qui porte sur lrsquoensemble du monde antique ildeacutenonce le scheacutematisme des analyses fondeacutees sur lrsquoantagonisme de la ville et du monde rural etmontre toute la complexiteacute des interactions qui existent entre les villes les villages et lesvillaelig 461

458 Grenier 1959 p 600459 Agache 1978 p 386460 Wightman 1975 p 623-624461 laquo Quel que soit le sentiment de deacutependance qursquoeacuteprouve lrsquohistorien devant lrsquohomme de terrain dont les

prospections ont totalement renouveleacute la documentation relative agrave lrsquooccupation antique des plaines de laSomme on ne peut le suivre lorsqursquoil propose drsquoy voir un exemple drsquoindeacutependance des campagnes parrapport agrave la ville ni lorsqursquoil met le reacuteseau des villae qui preacuteside agrave leur exploitation directement en relation

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 158

Sur ces questions il est possible que la reacuteflexion eacuteconomique de R Agache comme sonanalyse agronomique ait eacuteteacute quelque peu influenceacutee par les ideacutees des Physiocrates notammenten ce qui concerne les ressorts fondamentaux de lrsquoeacuteconomie agricole et lrsquoimportance desproprieacutetaires fonciers dans le processus de creacuteation de la richesse Il le reconnaicirct drsquoailleursimplicitement quand il propose de consideacuterer Columelle comme laquo lrsquoancecirctre desphysiocrates raquo 462 Tout en doutant de la valeur historique drsquoun tel rapprochement oncomprend bien pourquoi R Agache met en parallegravele leurs travaux Il pense que le Ier s pC etle XVIIIe s sont deux peacuteriodes au cours desquelles une agriculture laquo capitaliste et scientifique raquose serait deacuteveloppeacutee 463 Les conceptions eacuteconomiques eacutelaboreacutees agrave cette occasion eacutetantsimilaires R Agache semble consideacuterer nolens volens que les lois deacutefinies par les Physiocratesseraient drsquoune certaine utiliteacute pour comprendre le fonctionnement eacuteconomique de la socieacuteteacutegallo-romaine

Quelle que soit la pertinence de cette explication R Agache impose par ces travaux unsystegraveme drsquoexplications eacuteconomiques qui accorde le primat aux campagnes et agrave la villa Cepostulat distingue clairement sa position de celles de certains de ces preacutedeacutecesseurs qui deFr Guizot agrave A Grenier en accord avec la penseacutee eacuteconomique laquo classique raquo voyaient dans lamultiplication des eacutechanges commerciaux lrsquoessor de lrsquoartisanat et lrsquoeacutemancipation drsquounebourgeoisie citadine les raisons du deacuteveloppement eacuteconomique de la Gaule apregraves la conquecircteCette rupture a drsquoimportantes conseacutequences historiographiques Elle conduit tout drsquoabordR Agache agrave ne pas reprendre agrave son compte la condamnation traditionnelle de lrsquoesclavage et dugrand domaine Pour lui la production esclavagiste et le latifundium ne sont pas lesmanifestations du deacuteregraveglement drsquoune eacuteconomie agricole dont le parangon serait la petiteproprieacuteteacute Au contraire en Gaule leur deacuteveloppement est porteur de progregraves car il a permislrsquoavegravenement de la villa drsquoune forme de laquo capitalisme raquo de lrsquoopenfield et de la construction moreromanorum et a obligeacute les Gallo-Romains agrave rejeter un mode drsquoexploitation archaiumlque quireposait sur la petite proprieacuteteacute les laquo fermes indigegravenes raquo et les celtic-fields Le laquo systegraveme de lavilla raquo loin de corrompre la Gaule lui a apporteacute laquo 250 ans de paix et de prospeacuteriteacute raquo 464

R Agache est tellement persuadeacute de la supeacuterioriteacute du laquo systegraveme de la villa raquo qursquoil estintimement convaincu que les raisons de son deacuteclin sont agrave rechercher en dehors de ce qursquoilappelle la laquo civilisation gallo-romaine raquo En paraphrasant la ceacutelegravebre conclusion drsquoA Pigagniolon pourrait dire que R Agache est tout precirct de penser que la villa nrsquoest pas morte de sa bellemort mais qursquoelle a eacuteteacute assassineacutee 465 Pour lui il ne fait pas de doute que les invasionsbarbares de la fin du IIIe s sont responsables de ce crime Elles ont emporteacute avec elles la tregravesgrande majoriteacute des villaelig et ont irreacutemeacutediablement deacutetruit lrsquoharmonie sociale et la dynamiqueeacuteconomique sur lesquelles reposait le laquo systegraveme de la villa raquo R Agache nrsquoa pas de mot trop durpour qualifier les ravages des Barbares et il emprunte agrave C Jullian ses jugements les plus seacutevegraverespour deacutecrire le cataclysme veacutecu par la Gaule

avec lrsquoapprovisionnement en bleacute des armeacutees romaines de Bretagne et du limes de Germanie raquo (Leveau 1983p 926) Plus loin mais dans une note Ph Leveau exprime de faccedilon plus tranchante les reacuteserves que luiinspirent les thegraveses de R Agache laquo Il me paraicirct neacutecessaire de dire que lrsquoon ne doit pas eacutetendre agrave sesreacuteflexions sur la villa et la civilisation gallo-romaine lrsquoeacuteloge dont beacuteneacuteficient les travaux de prospectionaeacuterienne de R Agache raquo (Leveau 1983 note 63)

462 Agache 1978 p 348463 Agache 1978 p 348 note 38464 Agache 1978 p 380465 laquo La civilisation romaine nrsquoest pas morte de sa belle mort Elle a eacuteteacute assassineacutee raquo (Piganiol 1972 p 466) La

premiegravere eacutedition de LrsquoEmpire chreacutetien a eacuteteacute publieacutee par les PUF agrave Paris en 1947 Ce volume constituait ladeuxiegraveme partie du tome 4 de lrsquoHistoire romaine dirigeacutee par G Glotz

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 159

De toute faccedilon la quasi-totaliteacute des villas isoleacutees dans la plaine que nous avons vues drsquoavion paraissentdater du Haut-Empire tous les controcircles au sol le confirment ainsi que des fouilles reacutecentes elles onttoutes disparu dans la grande tourmente de la deuxiegraveme moitieacute du IIIe siegravecle Pour reprendre lrsquoexpressionde C Jullian les anneacutees 275-276 sont celles laquo de la grande cureacutee de la Gaule Romaine raquo 466

A Grenier voulait bien admettre que les plus grosses villaelig avaient surveacutecu agrave cette grandeheacutecatombe et que la renaissance constantinienne avait permis le deacuteveloppement de nouvellesexploitations les villaelig urbanaelig plus grandes et plus luxueuses 467 R Agache est plus radical Ilnrsquoobserve pas ces creacuteations et estime qursquoapregraves les invasions de la fin du IIIe s les terroirs ont eacuteteacuteorganiseacutes selon un mode drsquooccupation fondamentalement diffeacuterent de celui qui preacutevalait avantla laquo catastrophe raquo Les populations rurales qui ont surveacutecu et les nouveaux arrivants drsquooriginegermanique se sont installeacutes autour des rares villaelig preacuteserveacutees et des vici Ils ont ainsi constitueacutede nouveaux pocircles de peuplement qui ont donneacute naissance aux villages meacutedieacutevaux 468Toutefois en accord avec le paradigme fusteacutelien de la permanence du domaine rural ilconcegravede que les habitats groupeacutes apparus agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute ont pu srsquoimplanter dans lecadre territorial des anciens fundi

Neacuteanmoins par lrsquoimportance qursquoil donne aux conseacutequences des invasions de la fin duIIIe s R Agache reacuteduit drsquoun siegravecle la dureacutee de vie du systegraveme eacuteconomique et du modegraveledrsquooccupation des sols heacuteriteacutes de la conquecircte En effet tout en estimant avec C Jullian etA Grenier que le nord de la Gaule a connu au IVe s une relative prospeacuteriteacute il fait de ce siegravecleune peacuteriode de transition au cours de laquelle les formes traditionnelles de lrsquoeacuteconomie ruralegallo-romaine se sont rapidement effaceacutees au profit de lrsquohabitat groupeacute et drsquoun modedrsquoorganisation des campagnes qui eacutevoque deacutejagrave celui de lrsquoeacutepoque feacuteodale Il envisage mecircmepour certains terroirs lrsquoexistence drsquoun veacuteritable hiatus pendant lequel les campagnes auraienteacuteteacute complegravetement deacuteserteacutees avant drsquoecirctre repeupleacutees gracircce agrave lrsquoinstallation de Barbares 469 Lavilla devient ainsi un pheacutenomegravene archeacuteologique dont lrsquoextension chronologique est clairementdeacutelimiteacutee Elle doit son origine et sa disparition agrave deux eacuteveacutenements politiques majeurs laconquecircte romaine et les invasions de la fin du IIIe s Indissociablement lieacutee au Haut-Empire lavilla repreacutesente sur le sol de la Gaule toutes les valeurs de cet acircge drsquoor la culture classique larationaliteacute romaine et la supeacuterioriteacute drsquoun systegraveme eacuteconomique qui a eacutetendu ses bienfaits agrave latotaliteacute de lrsquoEmpire

En faisant de la villa une eacutemanation du Haut-Empire et le laquo symbole de la civilisation gallo-romaine raquo 470 R Agache impose une vision des campagnes de la Gaule qui privileacutegie lesruptures et srsquoinscrit dans une forme de reacuteflexion historique qui donnent aux eacuteveacutenementspolitiques un rocircle de premier plan Partant il attribue agrave la conquecircte et agrave lrsquoinvasion un poidshistorique qursquoelles avaient rarement eu avant lui dans lrsquohistoriographie franccedilaise si ce nrsquoestdans les œuvres de Fr Guizot et Au Thierry qursquoil preacutesente paradoxalement comme desantithegraveses de ces travaux Neacuteanmoins on peut se demander si les grands proprieacutetaires fonciersde R Agache nrsquoont finalement pas remplaceacute la bourgeoisie municipale des deux apologeacutetistesdu tiers eacutetat Fr Guizot et Au Thierry pensaient que eacutelites gallo-romaines et in fine labourgeoisie moderne trouvaient leur origine dans les institutions municipales de lrsquoAntiquiteacute etque leur deacutepeacuterissement durant lrsquoEmpire tardif avait provoqueacute leur deacuteclin puis leurasservissement par une noblesse franque issue de lrsquoinvasion 471 En estimant que la villa est

466 Agache 1978 p 374467 Cf supra p 121468 Agache 1975 p 704-708469 Agache 1978 p 448470 Agache 1978 p 383471 Cf supra p 79

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 160

essentiellement le produit de la laquo romanisation raquo et que le systegraveme socio-eacuteconomique qursquoelleincarne a eacuteteacute englouti par les laquo hordes barbares raquo qui ont deacuteferleacute sur la Gaule agrave la fin du IIIe stout se passe comme si R Agache remplaccedilait la ville par la campagne dans le scheacutema historiquedeacutefendu par les deux historiens au deacutebut du XIXe s

Mecircme si ce rapprochement est sans doute excessif il nrsquoen demeure pas moins que lestravaux de R Agache ont en deacutefinitive fait triompher une conception de lrsquohistoire de la Gauleagrave lrsquoopposeacutee de celle deacutefendue par N Fustel de Coulanges qui relativisait les conseacutequences deseacuteveacutenements politiques et soulignait lrsquoimportance des continuiteacutes Sans le vouloir il prend aussile contre-pied du courant historiographique repreacutesenteacute notamment par M Bloch qui a eacutetudieacuteles campagnes franccedilaises dans la longue dureacutee et a montreacute que leurs eacutevolutions nrsquoeacutetaient pastotalement tributaires des aleacuteas de reacutegimes et pouvaient srsquoexpliquer par des changementsstructurels et internes beaucoup plus deacuteterminants Enfin il srsquoeacutecarte reacutesolument desperspectives initieacutees par son premier maicirctre agrave penser G Roupnel et de sa vision de campagnesfranccedilaises eacutevoluant tellement lentement qursquoelles devenaient immobiles

Cette rupture paradigmatique est on lrsquoa vu particuliegraverement sensible en ce qui concerne lafin de lrsquoAntiquiteacute et les effets des invasions germaniques R Agache a sans doute prisconscience qursquoen restituant une fracture aussi brutale entre les campagnes de la Gaule duHaut-Empire et leurs situations apregraves leur envahissement de la fin du IIIe s il reprenait agrave soncompte les anathegravemes lanceacutes par C Jullian dans ses discours patriotiques et rentrait en conflitavec une certaine historiographie allemande qui srsquoeacutetait eacutevertueacutee agrave montrer que les peuplesvenus de la rive droite du Rhin srsquoeacutetaient installeacutees sur des terres laisseacutees vacantes agrave la suite decrises eacuteconomiques et politiques apparues degraves la fin du IIe s Crsquoest peut-ecirctre pour cette raisonet afin de ne pas froisser les hocirctes du seiziegraveme colloque historique franco-allemand de Xantenqursquoil nrsquoutilise pas agrave cette occasion le mot drsquoinvasion et lui preacutefegravere lrsquoexpression plus eacutequivoquede laquo troubles prolongeacutees de la deuxiegraveme moitieacute du IIIe siegravecle raquo 472 Malgreacute ces preacutecautionsformelles il reste absolument persuadeacute que la tregraves grande majoriteacute des villaelig de la Gauleseptentrionale a eacuteteacute engloutie par ces laquo troubles prolongeacutes raquo Ainsi dans la phrase suivante ilconteste la proposition de R Fossier qui considegravere que la veacuteritable rupture est agrave rechercherdans le Xe s et fustige avec un certain meacutepris les travaux drsquoun jeune archeacuteologue qui acommis lrsquoimpertinence de ramasser de faccedilon assez systeacutematique de la ceacuteramique du IVe s surles villaelig laquo abandonneacutees raquo du Santerre (Planche 20) 473

Les observations discordantes de ce jeune chercheur avaient peu de chance drsquoecirctreentendues tant le scheacutema historique proposeacute par R Agache avait acquis une autoriteacutescientifique incontestable Il devait cette reconnaissance qui nrsquoa pas eacuteteacute immeacutediate on srsquoensouvient agrave la qualiteacute de la documentation archeacuteologique reacuteunie au pouvoir suggestifexemplaire des images aeacuteriennes et des cartes de reacutepartition des villaelig mais aussi parce que touten faisant apparaicirctre une organisation des campagnes de la Gaule du Nord que la science nesoupccedilonnait pas R Agache confortait des conceptions solidement ancreacutees dans une longuetradition historiographique dont certains des avatars ont eacuteteacute preacutesenteacutes dans ce chapitre Sesconceptions sur les modaliteacutes de la laquo romanisation raquo le laquo systegraveme de la villa raquo et lesconseacutequences des invasions germaniques se sont ainsi imposeacutees agrave plusieurs geacuteneacuterations

472 Agache 1983 p 25473 laquo Regrettons lrsquoabsence de fouilles meacutethodiques qui pourraient apporter quelques certitudes mais ce ne sont

certainement pas les illusoires campagnes de collectes de tessons dans les labours par des chercheursdeacutebutants qui fourniront des informations utilisables car pendant des siegravecles les ruines ont servi de deacutepocirctsdrsquoordures raquo (Agache 1983 p 25) Mecircme srsquoil ne le preacutecise pas R Agache fait manifestement allusion auxprospections peacutedestres reacutealiseacutees par Ch Chardonnet dans le canton de Montdidier dans la Somme Cestravaux ont fait lrsquoobjet drsquoun meacutemoire de lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes en sciences sociales soutenu en 1987 Lesdonneacutees ont eacuteteacute reprises et cartographieacutees par P Van Ossel (1992 p 62 et carte XVII p 420)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 161

drsquohistoriens et drsquoarcheacuteologues Il serait aiseacute de montrer par exemple que le dogme delrsquoaneacuteantissement geacuteneacuteral des villaelig de la Gaule du nord apregraves la fin du IIIe s reste encore tregravesvivace dans les eacutecrits archeacuteologiques les plus reacutecents Ce nrsquoest pas lrsquoune des moindres tacircches delrsquoarcheacuteologie rurale du XXIe s que de promouvoir une histoire qui eacutevalue avec plusdrsquoobjectiviteacute les continuiteacutes et les ruptures qui marquent lrsquoeacutevolution des campagnes gauloisesde La Tegravene finale jusqursquoau deacutebut du haut Moyen Acircge Ce travail de reacutevision est en coursdepuis plusieurs anneacutees Comme il sera montreacute dans le dernier chapitre il est efficace etpeacuteneacutetrant quand il srsquoappuie sur une analyse deacutetailleacutee des conditions de la production reacutealiseacuteenotamment dans le cadre de lrsquoeacutetude complegravete drsquoune exploitation agricole

Encore une fois loin de toute rheacutetorique on ne dira jamais assez combien les travaux deR Agache ont profondeacutement renouveleacute les meacutethodes des archeacuteologues et ont imposeacute uneaperception des campagnes gallo-romaines et plus geacuteneacuteralement de lrsquoespace archeacuteologique quifeacuteconde toujours de maniegravere beacuteneacutefique la pratique actuelle Neacuteanmoins R Agache auraitpeut-ecirctre interpreacuteteacute ses donneacutees de prospection avec plus de circonspection srsquoil avait pu lesconfronter aux reacutesultats de fouilles drsquoexploitations agricoles meneacutees selon des techniquesmodernes Or dans ce domaine les rares donneacutees archeacuteologiques dont il dispose pour tenterdrsquoaborder lrsquoeacuteconomie des villaelig lui sont apporteacutees par les fouilles de la villa drsquoAntheacutee reacutealiseacuteesun siegravecle plus tocirct En reformulant de faccedilon tregraves laconique les observations preacutesenteacutees plus hauton pourrait dire que R Agache recueille et analyse en premiegravere instance les informations de sesprospections aeacuteriennes selon des perspectives laquo naturalistes raquo ou pleinement archeacuteologiquesmais qursquoil les interpregravete en empruntant aux historiens des concepts qursquoil ne veacuterifie pas On nepeut lui reprocher drsquoecirctre tributaire drsquoune tradition qui srsquoest rapidement deacutetourneacutee desperspectives de recherches traceacutees par A de Caumont et qui a systeacutematiquement deacutedaigneacutecomme on lrsquoa vu lrsquoinvestigation archeacuteologique des eacutetablissements agricoles En revanche il estplus difficile de comprendre les raisons qui le poussent agrave consideacuterer que le recours aux textespeut palier sans difficulteacute lrsquoabsence de documentation archeacuteologique

Cette attitude est plus particuliegraverement sensible lorsque R Agache aborde la questiondifficile de lrsquoeacuteconomie des villaelig En lrsquoabsence de fouille il ne dispose drsquoaucune information surla destination des bacirctiments lrsquooutillage agricole ou leurs productions Cela ne lrsquoempecircche pasde penser que ces villaelig qui ne pratiquent ni lrsquooleacuteiculture ni la viticulture ont unfonctionnement eacuteconomique eacutequivalent agrave celui que les historiens precirctent aux latifundia agravepartir drsquoune interpreacutetation discutable de la litteacuterature agronomique latine R Agache sinovateur dans son approche des campagnes gallo-romaines accepte finalement de consideacuterercomme tous ses preacutedeacutecesseurs depuis A Dureau de La Malle que les techniques agraires gallo-romaines agrave lrsquoexception notable du vallus ne neacutecessitent pas drsquoecirctre eacutetudieacutees speacutecifiquementpuisqursquoil ne fait pas de doute que les proprieacutetaires de la Gaule du nord ont massivementadopteacute celles du conqueacuterant romain De faccedilon tout agrave fait paradoxale il propose de placer lavilla au cœur de la civilisation gallo-romaine restitue agrave son agriculture un haut niveau dedeacuteveloppement et discute du rocircle de lrsquoeacuteconomie rurale de la Gaule septentrionale dans lastrateacutegie de lrsquoEmpire sans jamais disposer drsquoinformations archeacuteologiques directes sur le systegravemede cultures de ces exploitations agricoles

Reprenant la critique de J Harmand on pourrait expliquer cette curieuse conduitemeacutethodologique en incriminant une nouvelle fois le laquo culte fustelien du texte raquo et le faibleinteacuterecirct avec lequel lrsquohistoriographie franccedilaise aborde la civilisation mateacuterielle si agrave la mecircmeeacutepoque les meacutedieacutevistes franccedilais nrsquoavaient compris qursquoil nrsquoest pas possible drsquoappreacutehendercomplegravetement les campagnes sans eacutetudier les techniques agraires et les formes mateacuterielles deson exploitation Cette leccedilon est au cœur des Caractegraveres originaux de lrsquohistoire rurale franccedilaise

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 162

M Bloch lrsquoa reprise avec encore plus de force dans un article publieacute quelques anneacutees plus tarddans les Annales

Rien de plus deacuteconcertant agrave premiegravere vue dans les ouvrages drsquohistoire communeacutement offerts au publicque le silence dont on y voit presque universellement frappeacutees depuis les derniers tumulus de lapreacutehistoire jusqursquoau XVIIIe siegravecle les vicissitudes de lrsquoeacutequipement technique Cet eacutetonnement srsquoestdepuis quelques anneacutees assez souvent exprimeacute Non sans vivaciteacute Ni sans de bonnes raisons Histoiresrurales dont les heacuteros selon les mot de Lucien Febvre semblent labourer avec des chartes histoiresadministratives toutes remplies par les grandes actions drsquoun laquo pouvoir central raquo qui reacutegissant lesprovinces plane apparemment au-dessus de ces humbles reacutealiteacutes nommeacutes routes attelage pacircture deschevaux distances horaires autant de livres ndash pour ne citer que deux exemples entre mille ndashparadoxalement deacutegageacutes de la matiegravere Lrsquoerreur est lourde sans nul doute Depuis que les Annalesexistent elles nrsquoont cesseacute de reacuteclamer une science mieux agrippeacutee au reacuteel 474

Apregraves la seconde guerre mondiale reacutepondant en quelque sorte aux exhortations deM Bloch laquo lrsquoeacutequipement technique raquo devient le point de convergence de jeunes chercheursdont les travaux se trouvent agrave la confluence de lrsquohistoire de la geacuteographie de lrsquoarcheacuteologie etde lrsquoethnologie Rassembleacutes autour du museacutee des arts et traditions populaires creacuteeacute en 1937 lesmembres les plus influents de cette nouvelle eacutecole fondent en feacutevrier 1947 la Socieacuteteacutedrsquoethnographie franccedilaise Son premier conseil drsquoadministration est notamment composeacute deGeorges-Henri Riviegravere (1897-1985) conservateur du museacutee des arts et traditions populairesde Michel de Bouumlard (1909-1989) ancien eacutelegraveve de lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome professeurdrsquohistoire de Normandie agrave Caen et conservateur du museacutee drsquohistoire et drsquoethnographie deNormandie drsquoAndreacute Leroi-Gourhan (1911-1986) et de Charles Parain (1893-1984) ancieneacutelegraveve de lrsquoEacutecole normale supeacuterieure agreacutegeacute de grammaire et professeur au lyceacutee Henri IV deParis En deacutepit de leurs formations et de leurs centres drsquointeacuterecirct varieacutes ils sont unis par lavolonteacute de transgresser les frontiegraveres eacutetablies de leurs disciplines pour porter un nouveau projetqursquoils deacutefinissent en ces thermes

Agrave la suite des Encyclopeacutedistes du 18e siegravecle des laquo Statisticiens raquo du 19e lrsquoethnographie peut et doit enliaison avec les disciplines connexes collaborer agrave dresser ce bilan syntheacutetique sur lrsquoeacutetude des diffeacuterentssecteurs de lrsquoactiviteacute humaine eacutequipement mateacuteriel techniques structures sociales linguistique vieintellectuelle et spirituelle folklore etchellip par lrsquoadaptation de meacutethodes drsquoinvestigation qui ont fait leurspreuves dans le domaine de lrsquoethnographie geacuteneacuterale 475

Cette ambition marque lrsquoavegravenement de paradigmes qui ont renouveleacute les objectifs et lespratiques de plusieurs disciplines Archeacuteologie et ethnologie se sont ainsi mutuellementfeacutecondeacutees pour donner naissance agrave une science des outils des comportements et destechniques profondeacutement novatrice Les ideacutees et les meacutethodes du petit groupe de la Socieacuteteacutedrsquoethnographie franccedilaise ont fait souches et ont inspireacute plusieurs geacuteneacuterations drsquoarcheacuteologuesPoint nrsquoest besoin de rappeler ici lrsquoextrecircme feacuteconditeacute des courants de penseacutee repreacutesenteacutes parA Leroy-Gourhan et M de Bouumlard Seule lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine est resteacutee en marge dece mouvement de fond et ce nrsquoest pas un hasard si les travaux de Ch Parain sur lrsquoeacutevolution destechniques agricoles qui examinaient les pratiques antiques dans le cadre de nouvellesperspectives ont eacuteteacute totalement ignoreacutes par les speacutecialistes franccedilais de la Gaule 476 Il faut

474 Bloch 1935 p 634-635475 Le mois drsquoethnographie franccedilaise 1947 1 p 2476 Agrave la demande de M Bloch Ch Parain a reacutedigeacute pour le premier volume de The Cambridge economic history

of Europe de J H Clapham et E Power une contribution intituleacutee The Evolution of Agricultural TechniqueLa premiegravere eacutedition a eacuteteacute publieacutee agrave Cambridge en 1941 et la seconde en 1966 La contribution deCh Parain a eacuteteacute reprise en franccedilais dans Outils ethnies et deacuteveloppement historique Paris Eacuteditions sociales

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 163

attendre pregraves drsquoun demi-siegravecle pour qursquoun ethnologue Franccedilois Sigaut produise une nouvellesynthegravese sur le sujet 477 et pour qursquoun archeacuteologue Alain Ferdiegravere recense et analyse ladocumentation disponible sur lrsquooutillage et les techniques agraires gallo-romains 478 Pendanttout ce temps agrave lrsquoinstar des paysans du Moyen Acircge de L Febvre qui labouraient leurs champsavec des chartes les rustici de la Gaule y compris ceux de R Agache ont continueacute de cultiverla terre avec les textes des Agronomes latins

Ce jugement pourrait paraicirctre seacutevegravere si drsquoautres nrsquoavaient deacutejagrave jeteacute le mecircme regard critiquesur les productions de lrsquohistoriographie franccedilaise du XXe s Ainsi en 1984 dans une chroniqueqursquoil inaugurait A Ferdiegravere consideacuterait que laquo lrsquohistoire du monde rural gallo-romain estaujourdrsquohui presque une science morte raquo 479 Quelques anneacutees plus tard dans un article enforme de manifeste plusieurs des acteurs de la reacutenovation de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romainedressaient un bilan agrave peu pregraves aussi sombre de lrsquoeacutetat de leur discipline Ils soulignaient lafaiblesse du corpus drsquoeacutetablissements agricoles correctement fouilleacutes en France et surtoutdeacutenonccedilaient lrsquoabsence de perspectives nouvelles qursquoils attribuaient agrave laquo la scleacuterose desprobleacutematiques et des meacutethodes de lrsquoarcheacuteologie ldquoclassiquerdquo de lrsquoAntiquiteacute au moins sur leterritoire national (Gaule romaine) raquo 480 Lrsquoeacutetude historiographique meneacutee dans ce chapitre abien montreacute que les causes des retards franccedilais eacutetaient en grande partie agrave rechercher dans cettelaquo scleacuterose raquo

A Grenier et drsquoautres avant et apregraves lui pensaient que lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine devaitneacutecessairement srsquoappuyer sur les textes litteacuteraires fournir des illustrations agrave leurs commentaireset apporter agrave lrsquohistorien des menus faits destineacutes agrave enrichir son discours sur la GauleAutrement dit elle eacutetait fondamentalement tenue de servir les laquo disciplines ideacuteales de la cultureclassique raquo 481 On a vu agrave plusieurs reprises dans ce chapitre que de nombreux archeacuteologuesont appliqueacute ce programme agrave la lettre et ont questionneacute et interpreacuteteacute leurs sources en fonctionde reacuteflexions geacuteneacuterales puiseacutees avec plus ou moins de bonheur dans des travaux historiquesou eacuteconomiques Sans grand discernement ils ont souvent transposeacute dans leur champdisciplinaire des concepts forgeacutes agrave partir drsquoune documentation de nature diffeacuterente et pourdrsquoautres finaliteacutes que les leurs Cette alleacutegeance les a parfois pousseacutes agrave produire des laquo preuves raquosans respecter totalement les regravegles qursquoimpose une interpreacutetation raisonneacutee et objective dessources archeacuteologiques Ces raisonnements captieux ont ainsi souvent assureacute la survie deconstructions historiographiques et ideacuteologiques qursquoune meilleure analyse de la documentationarcheacuteologique disponible aurait utilement permis de reacutecuser Mais avant tout cette faccedilon detravailler a sans aucun doute empecirccheacute ou retardeacute lrsquoeacutemergence drsquoune discipline plusrespectueuse des regravegles drsquoeacutelaboration et drsquointerpreacutetation de ses sources et plus attentive agrave la

1979 p 47-127477 Sigaut 1988478 Ferdiegravere 1988479 laquo Crsquoest qursquoagrave mon avis lrsquohistoire du monde rural gallo-romain est aujourdrsquohui presque une science morte Et

ce malgreacute les promesses de la photographie aeacuterienne malgreacute les fructueuses leccedilons qui pourraient ecirctreeacutecouteacutees drsquohistoriens drsquoautres peacuteriodes ou de pays voisins ndash notamment en matiegravere drsquoeacutetudesenvironnementales ndash malgreacute la stimulante richesse des eacutetudes actuelles drsquohistoire eacuteconomique et sociale delrsquoAntiquiteacute deacutesespeacutereacutement ces potentialiteacutes ne parviennent pas agrave porter leur fruit sur le domaine delrsquoarcheacuteologie meacutetropolitaine [hellip] Aucune probleacutematique nouvelle aucune meacutethodologie renouveleacuteenrsquoeacutemerge ni mecircme de deacutebat sur les meacutethodes Rien drsquoessentiel nrsquoa eacuteteacute eacutecrit depuis Grenier (1934) pourtantbien vieilli et critiquable sur tant de points raquo (Ferdiegravere 1984 p 125) Lrsquoabsolutisme de cette critique a eacuteteacutevivement reprocheacutee agrave son auteur Le recul aidant il faut lui reconnaicirctre le grand meacuterite drsquoavoir reacuteveacuteleacutepreacutecocement de faccedilon laconique certes mais avec justesse les causes de la leacutethargie eacutetudieacutee plus preacuteciseacutementdans la derniegravere partie de ce chapitre

480 Chouquer Ferdiegravere Fiches Van Ossel 1991 p 39481 Cf supra p 130

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 164

speacutecificiteacute de ses objets Lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine srsquoest ainsi deacutetourneacutee pendant detrop longues anneacutees de ce qui aurait ducirc constituer le chœur de sa probleacutematique lrsquoeacutetude desoutils des techniques et des exploitations agricoles

Pour tourner le dos aux erreurs du passeacute il est grand temps de promouvoir cette laquo sciencemieux agrippeacutee au reacuteel raquo que reacuteclamait M Bloch en 1935 482 Il devient indispensable dereconnaicirctre qursquoil nrsquoest pas possible drsquoeacutetudier lrsquoeacuteconomie rurale de la Gaule sans constituerpreacutealablement un corpus drsquoeacutetablissements agricoles appreacutehendeacutes exhaustivement Lessignataires du manifeste de 1991 consideacuterait aussi la mise en œuvre de ce corpus comme uneprioriteacute essentielle Ont-ils eacuteteacute entendus On peut en douter quand on sait qursquoon ne disposetoujours pas en France drsquoune monographie de villa fouilleacutee eacutetudieacutee et publieacutee de faccediloncomplegravete

482 Bloch 1935 p 635

Chapitre IVPOUR UNE ARCHEacuteOLOGIE DE

LrsquoEacuteCONOMIE AGRAIRE GALLO-ROMAINE EXPLOITATION FAMILIALE ET

ENTREPRISE AGRICOLE

ES TROIS premiers chapitres de ce meacutemoire ont eacuteteacute lrsquooccasion drsquoexcursions plus ou moinslointaines et abouties dans de nombreux travaux consacreacutes agrave lrsquoeacuteconomie agraire de la

Gaule Elles ont mis en lumiegravere certains des enchevecirctrements complexes qui unissent les ideacuteesles disciplines les eacuterudits et leurs eacutecoles Parfois en prenant du champ il est apparu queplusieurs de ces conceptions toujours vigoureuses aujourdrsquohui tiraient leurs origines dereacuteflexions beaucoup plus geacuteneacuterales sur lrsquohistoire de Rome et de lrsquoeacuteconomie antique et quedeacutetacheacutees de ce rameau primordial elles nrsquoen poursuivaient pas moins une existence quifinissait par leur donner avec le temps la soliditeacute illusoire de lrsquoultima ratio Rassembleacutees endoctrines ou inteacutegreacutees sans examen preacutealable dans des discours porteacutes par des donneacuteesnouvelles elles faussent encore lrsquoobservation objective du reacuteel et entravent lrsquoeacutemergence denotions plus pertinentes En essayant de mettre en lumiegravere leur genegravese et leurs avatarsmultiples lrsquoambition premiegravere des aperccedilus historiographiques proposeacutes ici eacutetait de se preacutemunirdrsquoune utilisation abusive de ces concepts

L

Chemin faisant lrsquoinventaire tregraves seacutelectif de ces a priori mais aussi des ideacutees novatricesdemeureacutees sans posteacuteriteacute a laisseacute entrevoir des pistes de recherche originales des horizonsdrsquoattente prometteurs et les conditions de reacutealisation drsquoune archeacuteologie agraire renouveleacuteeDepuis lors et plus particuliegraverement dans le dernier tiers du XXe s certaines de cesperspectives nouvelles ont apporteacute un salutaire deacuteveloppement des connaissances Durant cettepeacuteriode lrsquoarcheacuteologie srsquoest ainsi progressivement imposeacutee comme lrsquoun des modes essentielsdrsquoappreacutehension des campagnes de la Gaule Neacuteanmoins tout en soulignant lrsquoimportance de cesavanceacutees majeures il est apparu agrave plusieurs reprises que des pans entiers du corps dedoctrines de lrsquoarcheacuteologie rurale continuaient de reposer sur des bases meacutethodologiques etdoctrinales tregraves fragiles Par ailleurs il a eacuteteacute montreacute que la pratique franccedilaise se singularisaitencore aujourdrsquohui par la faiblesse des investissements qursquoelle consacre aux techniques agraireset aux exploitations agricoles Le discours qursquoelle propose sur lrsquoeacuteconomie agraire de la Gauledemeure donc tregraves deacutependant de conceptions historiques qursquoelle nrsquoa pas veacuterifieacutees alors mecircmeque ses sources lui en donneraient les moyens

Parallegravelement et parfois par antagonisme avec ces travers lrsquoarcheacuteologie rurale srsquoest ouverte agravede nouveaux objets Agrave partir drsquoune appropriation souvent tregraves constructive des paradigmes de

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 166

la geacuteographie spatiale il srsquoest ainsi constitueacute une discipline presque autonome qui tente decomprendre la transformation et la dynamique des espaces en eacutetudiant les relations delrsquohomme avec son environnement la formation et lrsquoeacutevolution des reacuteseaux qui les structurentQuelles que soient la validiteacute et lrsquoefficience des concepts mis en avant par cettelaquo archeacuteogeacuteographie raquo 1 il faut bien constater que son deacuteveloppement nrsquoa pas favoriseacute un regaindrsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutetude archeacuteologique des exploitations agricoles 2 Agrave terme le risque est doncimportant de voir grandir la discordance qui existe deacutejagrave entre la sophistication des discours surlaquo lrsquoespace des socieacuteteacutes antiques raquo et la modestie des progregraves accomplis dans la compreacutehensiondes systegravemes agraires et le fonctionnement des eacutetablissements ruraux

Pourtant leur fonction agricole nrsquoest pas sans effet sur lrsquoorganisation des terroirs Lesreacuteseaux qui sont au cœur de ces nouvelles probleacutematiques deacutependent aussi des relationseacuteconomiques qui unissent les sites de production de distribution et de consommation Il nefaudrait donc pas oublier lrsquoessentiel et se souvenir que les campagnes sont avant tout un espacedans lequel vivent des hommes et des femmes dont lrsquoobjet essentiel et concret est de produiredes denreacutees alimentaires pour eux et pour les autres Sans renoncer au travail sur lrsquoorganisationde lrsquoespace il devient donc urgent et impeacuterieux de tenter de reacutepondre agrave la question poseacutee il y aplus drsquoun siegravecle par N Fustel de Coulanges et drsquoessayer de savoir laquo en deacutetail et au vrai ce quecrsquoeacutetait qursquoun domaine rural raquo 3

Eacutetudiant les campagnes meacutedieacutevales et modernes plusieurs historiens ont montreacute au deacutebutdes anneacutees 1990 que lrsquoanalyse de lrsquoeacuteconomie agraire agrave son niveau le plus bas defonctionnement offrait le moyen de deacutepasser les blocages auxquels eacutetaient confronteacutees lesgrandes synthegraveses qui tentaient de comprendre les meacutecanismes de lrsquoessor agricole de lrsquoEuropeLoin de sombrer dans lrsquoanecdotique et la contingence le passage laquo agrave lrsquouniteacute drsquoobservation laplus eacuteleacutementaire raquo 4 permettait au contraire drsquoen saisir les ressorts profonds et fondamentauxDe plus en plus impuissante agrave interpreacuteter de faccedilon satisfaisante les donneacutees nouvelles etsouvent inattendues que lui procurent en masse les opeacuterations preacuteventives lrsquoarcheacuteologie ruralegallo-romaine serait donc bien aviseacutee de srsquoinspirer de ce renversement de perspective pourdiriger en prioriteacute ses efforts sur la compreacutehension de lrsquoeacuteconomie des exploitations agricolescrsquoest-agrave-dire lrsquoanalyse de ce que les germanophones appellent la Betriebswirtschaft ou lesanglophones Farm Management

Il srsquoagit sans conteste drsquoun programme drsquoenvergure mais P Van Ossel a montreacute agrave propos dela villa de Champion tout le beacuteneacutefice que lrsquoon pouvait tirer de lrsquoeacutetude minutieuse drsquouneacutetablissement agricole gallo-romain La contribution du preacutesent chapitre agrave cet effort communsera agrave la fois plus modeste et plus speacuteculative Fort des constats reacutealiseacutes lors des esquisseshistoriographiques preacuteceacutedentes il a sembleacute utile de srsquointeacuteresser dans un premier temps auniveau le plus humble de lrsquoeacuteconomie agraire celui des exploitations familiales Lrsquoobjectif nrsquoestpas de fournir un corpus complet des eacutetablissements de ce type mis au jour mais plussimplement drsquoadopter le point de vue de lrsquoun de ses exploitants et de se demander comment illui est possible de produire sa pitance avec les moyens de lrsquoeacutepoque et en ne comptant que surles seules forces de sa famille

Lrsquoexercice nrsquoest pas original et de nombreux historiens se sont deacutejagrave attacheacutes agrave deacutefinir pourdes peacuteriodes et des reacutegions diverses laquo la superficie minimale suffisant agrave assurer la subsistance

1 Chouquer 20032 Ph Leveau remarque tregraves justement que laquo mecircme pour le Haut-Empire la villa a fini par ne plus ecirctre

consideacutereacutee comme lrsquoeacuteleacutement essentiel de la vie des campagnes et que effet pervers de la volonteacute de ruptureavec une valorisation ancienne son eacutetude est passeacutee de mode raquo (2002 p 19)

3 Cf supra chapitre III p 854 Moriceau Postel-Vinay 1992 p 7-9

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 167

eacutegalement minimale drsquoune famille conjugale ou nucleacuteaire standard raquo 5 Dans le cadre dupreacutesent meacutemoire cet essai de quantification aura au moins le meacuterite de fournir lrsquoargumentdrsquoun examen meacutethodique de toutes les composantes drsquoun systegraveme agraire la force de travailla terre les rendements agricoles lrsquoeacutequipement animal et mateacuteriel et le reacutegime foncier Ilpropose aussi un modegravele de comportement eacuteconomique qui malgreacute son caractegravere abstraitoffre quelque utiliteacute pour appreacutehender lrsquoactiviteacute de plusieurs petites exploitations agricolesfouilleacutees reacutecemment Enfin conccedilu comme un laquo instrument drsquohistoire sociale expeacuterimentale raquoselon la belle formule de J-M Carrieacute 6 il permet de poser les jalons drsquoune analyse renouveleacuteede la socieacuteteacute rurale gallo-romaine en apportant une plus grande attention aux strates les plusbasses de la hieacuterarchie des eacutetablissements agricoles et en srsquointerrogeant sur les relations qursquoilsentretiennent avec les autres exploitations Reacutepondant agrave lrsquoappel lanceacute en 1856 parE Bonnemegravere lrsquohistorien va laquo peacuteneacutetrer enfin dans les chaumiegraveres qursquoil a trop longtempsmeacutepriseacutees raquo 7

I Lrsquoeacuteconomie de lrsquoexploitation familiale laquo ut plerique pauperculi cum suaprogenie raquo

Lrsquoexpression laquo exploitation familiale raquo est utiliseacutee ici pour deacutesigner une uniteacute eacuteconomique dontle fonctionnement repose uniquement sur la main-drsquoœuvre apporteacutee par les membres de lafamille Dans son inventaire des diffeacuterentes formes de faire-valoir Varron indique bien quecrsquoest agrave la fois le plus simple et le plus humble niveau de mise en valeur de la terre Il sedistingue en cela des reacutegimes agraires qui utilisent des esclaves des salarieacutes ou les deux agrave lafois

Omnes agri coluntur hominibus seruis aut liberis aut utrisque liberis aut cum ipsi colunt ut pleriquepauperculi cum sua progenie aut mercennariis cum conducticiis liberorum operis res maiores ut uindemiasac faenisicia administrant 8

Lrsquoexploitation familiale nrsquoest pas une speacutecificiteacute de lrsquoeacuteconomie agraire romaine Quels quesoient les systegravemes agraires pratiqueacutes les formes juridiques de la production agricole et le statutdes paysans ses principes essentiels correspondent agrave un type drsquoorganisation eacuteconomique qui aeacuteteacute reconnu et eacutetudieacute agrave maintes reprises Au deacutebut du XXe s lrsquoagronome russe AlexandreVassilievitch Tchayanov 9 a proposeacute une theacuteorie de cette forme drsquoexploitation dont il fautpreacutesenter rapidement les conclusions les plus importantes car elles servent de trame agrave lrsquoanalysequantitative deacuteveloppeacutee plus loin

Les travaux drsquoA V Tchayanov trouvent leurs sources dans les enquecirctes de terrain reacutealiseacuteesdans la seconde moitieacute du XIXe s par un mouvement social agrarien les Narodniki dont les

5 Aymard 1983 p 1394 Evans 1981 p 4346 Carrieacute 1997 p 139-1407 Bonnemegravere 1856 p vij Cf supra chapitre III p 828 Varron Res rust I 17 2 Opposeacutee agrave la lecture traditionnelle de ce passage M Corbier considegravere que les

omnes agri se rapportent au fundus dont il est question preacuteceacutedemment et que Varron ne deacutecrit donc que lamain-drsquoœuvre qui peut ecirctre employeacutee sur le domaine (Corbier 1981 p 12-13) Cette interpreacutetation estdiscuteacutee et P Garnsey remarque tregraves justement que le passage de Varron ne permet pas de savoir si cesplerique pauperculi sont des petits proprieacutetaires ou des tenanciers (Garnsey 1999 p 111) Dans tous les casquelque soit le reacutegime de leur exploitation ils repreacutesentent la forme eacuteleacutementaire de lrsquoeacuteconomie agraire

9 Александр Васильевич Чаянов (1888-1939) La translitteacuteration savante de ce nom est Čaacircnov Pourfaciliter la lecture la graphie Tchayanov a eacuteteacute retenue

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 168

protagonistes sont animeacutes par la volonteacute de comprendre et de changer la conditionpaysanne 10 Disposant drsquoun mateacuteriel statistique tout agrave fait exceptionnel A V Tchayanovcomprend qursquoil nrsquoest pas possible drsquoexpliquer les caracteacuteristiques de la petite exploitation si lrsquoonadopte la fiction des theacuteories eacuteconomiques classiques 11 ou marxistes selon laquelle elle peutecirctre assimileacutee agrave une entreprise dont la seule speacutecificiteacute est drsquoecirctre composeacutee de salarieacutes lesmembres de la famille qui se payent en nature 12 Dans Lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie paysanne 13

il deacutemontre que son fonctionnement obeacuteit agrave une toute autre logique eacuteconomiqueDans cet ouvrage fondamental il srsquoattache essentiellement agrave eacutetudier lrsquoactiviteacute drsquoune famille

vivant de son travail Mecircme si les deux derniers chapitres adoptent un point de vue plusgeacuteneacuteral Lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie paysanne nrsquoest pas une theacuteorie de la production agraire maislrsquoanalyse drsquoune uniteacute agricole dans son fonctionnement interne et ses relations aveclrsquoexteacuterieur 14 A V Tchayanov montre de faccedilon tout agrave fait novatrice que lrsquoexploitationfamiliale est un organisme eacuteconomique tregraves particulier dont le volume lrsquoactiviteacute est reacutegleacute agrave sonniveau infeacuterieur par ce qursquoelle doit produire pour assurer sa subsistance et agrave son niveausupeacuterieur par la quantiteacute de travail maximum qursquoelle peut fournir 15 Ces deux valeursconditionnent les choix de la famille paysanne et les caracteacuteristiques des diffeacuterentescomposantes de son eacuteconomie La superficie cultiveacutee est la variable qui lui permet drsquoajuster aumieux sa production agrave sa consommation et A V Tchayanov constate par lrsquoanalyse statistiqueque la surface emblaveacutee deacutepend de la taille de la famille et non lrsquoinverse 16 Les eacuteleacutements quideacuteterminent ensuite le revenu annuel de lrsquoexploitation sont la fertiliteacute des sols la nature desproduits cultiveacutes lrsquointensiteacute et lrsquoorganisation du travail la valeur du capital la situation delrsquoexploitation par rapport agrave ses voisines et au marcheacute 17

Le revenu annuel est une donneacutee tout agrave fait fondamentale car il commande lrsquoexistence delrsquoexploitation paysanne Une fois ce niveau obtenu la famille nrsquoaccepte drsquoaugmenter sonvolume de travail que si les gains escompteacutes sont substantiels par rapport aux nouveaux effortsconsentis Autrement dit lrsquoaccroissement de son activiteacute y compris par le recours agrave une main-drsquoœuvre salarieacutee nrsquoest possible que si la rentabiliteacute espeacutereacutee des uniteacutes marginales est eacuteleveacutee 18 Agravelrsquoinverse en peacuteriode de crise il lui est possible drsquoassurer sa peacuterenniteacute en diminuant fortementsa consommation Ces deux caracteacuteristiques majeures expliquent en grande partie son inertieet sa reacutesistance

Apregraves la reacutevolution drsquoOctobre les ideacutees drsquoA V Tchayanov qui dirige le nouvel Institut derecherches drsquoeacuteconomie rurale inspirent fortement la politique agricole de la NEP Elle sontensuite combattues par les adeptes de la collectivisation de lrsquoeacuteconomie agricole deacutecideacutee par

10 Stanziani 1990 p 9611 Cf supra chapitre I p 1612 Cette aporie avait deacutejagrave eacuteteacute souligneacutee par Rosa Luxembourg dans Die Akkumulation des Kapitals Berlin 1913

(Thorner 1966)13 Организация крестьянского хозяйства Moscou 1925 A V Tchayanov a publieacute une premiegravere version

en allemand de ce travail Die Lehre von der baumluerlichen Wirtschaft Versuch einer Theorie derFamilienwirtschaft in Landbau Berlin P Parey 1923 Crsquoest agrave partir de cette eacutedition que D Thorner audeacutebut des anneacutees 1960 a fait connaicirctre agrave lrsquoOccident les travaux drsquoA V Tchayanov

14 Tchayanov 1990 p 7615 laquo Dans la mesure ougrave le stimulant principal de lrsquoactiviteacute eacuteconomique drsquoune famille est la neacutecessiteacute de satisfaire

les besoins de ses consommateurs et comme lrsquoinstrument principal de cette activiteacute est la main-drsquoœuvrenous devons eacutemettre la supposition que le volume drsquoactiviteacute eacuteconomique de la famille va dans une plus oumoins grande mesure correspondre agrave ces deux eacuteleacutements fondamentaux de sa structure raquo (Tchayanov 1990p 62)

16 Tchayanov 1990 p 7117 Tchayanov 1990 p 76-7818 Tchayanov 1990 p 94

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 169

J Staline A V Tchayanov est arrecircteacute en 1930 et exeacutecuteacute en 1939 Il a eacuteteacute reacutehabiliteacute en 1987Tombeacutes totalement dans lrsquooubli ses travaux suscitent un nouvel inteacuterecirct dans les anneacutees 1960Une traduction en langue anglaise de Lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie paysanne paraicirct en 1966 19 etsurtout ses thegraveses nourrissent les reacuteflexions de plusieurs historiens des campagnes dont WitoldKula (1916-1988) Ce dernier deacutecouvre A V Tchayanov dans les anneacutees 1950 et sanspouvoir le citer met agrave profit son analyse de la petite exploitation pour eacutetudier le passage duservage au capitalisme en Pologne 20 puis proposer une nouvelle interpreacutetation de lrsquoeacutevolutionde lrsquoeacuteconomie agraire de ce pays entre le XVIe et le XVIIIe s 21 La traduction franccedilaise 22 dece second livre a connu un fort retentissement en France notamment parmi les historiens delrsquoAntiquiteacute 23 et du Moyen Acircge 24 qui cherchaient des outils theacuteoriques mieux adapteacutes agravelrsquoanalyse des petits eacutetablissements agricoles Parallegravelement les travaux drsquoA V Tchayanov ontinspireacute de nombreux agronomes et plus particuliegraverement ceux qui srsquointeacuteressent aux problegravemesdu deacuteveloppement rural

Dans le cadre de cette eacutetude Lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie paysanne a permis de prendreconscience de la neacutecessiteacute de srsquointeacuteresser aux exploitations familiales pour mieux comprendreles caracteacuteristiques de lrsquoeacuteconomie agraire antique Ensuite il est apparu qursquoil pouvait ecirctreinteacuteressant drsquoutiliser la meacutethode et les outils drsquoanalyse mis au point par A V Tchayanov pourtenter drsquoappreacutehender le comportement eacuteconomique des petits eacutetablissements agricoles gallo-romains Cette deacutemarche srsquoest heurteacutee agrave deux obstacles majeurs Tout drsquoabord on disposepour la Gaule de tregraves peu de donneacutees quantitatives sur ces exploitations ensuite et peut-ecirctrepour les mecircmes raisons un preacutejugeacute tenace deacutenie toute existence eacuteconomique autonome auxpetits habitats que lrsquoarcheacuteologie met en eacutevidence de plus en plus souvent Comme on le verraces modestes structures sont le plus souvent consideacutereacutees comme les laquo annexes agraires raquodrsquoeacutetablissements plus importants Leur activiteacute nrsquoest donc pas eacutetudieacutee speacutecifiquement maisenvisageacutee comme le prolongement naturel de lrsquoeacuteconomie des exploitations desquelles ilslaquo deacutependent raquo

Il fallait donc dans un premier temps veacuterifier la validiteacute de ce preacutejugeacute et raisonnant parlrsquoabsurde se demander agrave quelles conditions un petit eacutetablissement gallo-romain pouvait assureragrave ses occupants les moyens de son existence Ainsi formuleacutee la question poseacutee srsquoapparentait agravela deacutefinition du niveau minimal de subsistance eacutenonceacutee plus haut Agrave partir drsquoune estimation dela quantiteacute drsquoeacutenergie alimentaire dont a besoin une famille durant une anneacutee il faut donccalculer la superficie minimale de son exploitation en fonction des possibiliteacutes des systegravemesagraires de lrsquoeacutepoque

19 The Theory of Peasant Economy Homewood Smith 1966 Cette eacutedition est due agrave D Thorner et B Kerblayauxquels la redeacutecouverte des thegraveses drsquoA V Tchayanov doit beaucoup

20 Kształtowanie sie kapitalizmu w Polsce Państwowe wydawnictwo naukowe 1955 Une traduction franccedilaise aeacuteteacute publieacutee en 1960 Les Deacutebuts du capitalisme en Pologne dans la perspective de lrsquohistoire compareacutee RomaA Signorelli

21 Teoria ekonomiczna ustroju feudalnego Proacuteba modelu Varsovie Państwowe Wydawnictwo naukowe 196222 Theacuteorie eacuteconomique du systegraveme feacuteodal pour un modegravele de lrsquoeacuteconomie polonaise 16e-18e siegravecles traduit du

polonais Paris Mouton 197023 Corbier 198124 Cette influence est tregraves sensible dans les travaux de Guy Bois et notamment dans sa thegravese sur lrsquoeacuteconomie

rurale de la Normandie agrave la fin du Moyen Acircge dans laquelle il montre qursquoil est essentiel de bien distinguer lesspeacutecificiteacutes eacuteconomiques et les reacutegimes juridiques de la petite exploitation (Crise du feacuteodalisme eacuteconomierurale et deacutemographie en Normandie orientale du deacutebut du 14e siegravecle au milieu du 16e siegravecle Paris Presses de laFondation nationale des sciences politiques 1976)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 170

1 La ration alimentaire annuelle drsquoune famille type

Paradoxalement dans lrsquoexercice de quantification qui deacutebute la deacutetermination du nombre depersonnes que pourrait compter une laquo famille standard raquo est lrsquoeacutetape qui comporte le plusdrsquoarbitraire En effet dans la plupart des socieacuteteacutes rurales la dimension de la famille fluctuecontinuellement au greacute des deacutecegraves des naissances des deacuteparts et des arriveacutees Fixer un chiffrerevient donc agrave choisir un moment particulier de son existence Par prudence et afin defavoriser les comparaisons on peut proposer en srsquoinspirant de travaux analogues 25 lacomposition suivante un couple leurs deux enfants et leurs deux parents En raisonnant denouveau agrave partir de moyennes les donneacutees anciennes et actuelles dont on dispose sur lesbesoins eacutenergeacutetiques des individus en fonction de leur acircge et de leur activiteacute 26 permettent dedeacutefinir un volume geacuteneacuteral annuel exprimeacute en kilocalories 27

Homme adulte 3 500 kcalFemme adulte 2 500 kcalHomme acircgeacute 2 500 kcalFemme acircgeacutee 2 000 kcalHomme jeune 3 000 kcalFemme jeune 2 500 kcal

Ration totale journaliegravere 16 000 kcalRation totale annuelle 5 840 000 kcal

Tableau 1 Ration calorique de la famille type

Lrsquoeacutetude comparative des modes drsquoalimentation a montreacute que les plus pauvres tiraient desceacutereacuteales lrsquoessentiel des calories dont ils avaient besoin et que cette part diminuait avec le niveaude richesse 28 Il nrsquoen eacutetait pas autrement dans lrsquoAntiquiteacute et les rations alimentaires conseilleacuteespar Caton pour les esclaves sont avant tout composeacutees de ceacutereacuteales auxquelles il ajoute un peude vin quelques olives et une fois par an de lrsquohuile et du sel 29 On peut supposer que lereacutegime de la famille type eacutetudieacutee ici ne devait pas ecirctre tregraves diffeacuterent Certes il lui eacutetait possiblede compleacuteter son alimentation par des leacutegumineuses des fruits des volailles et de temps entemps de la viande mais les ceacutereacuteales fournissaient sans doute les trois quarts de ses besoinscaloriques annuels 30 Pour simplifier le raisonnement on a consideacutereacute par la suite que lereacutegime alimentaire de la famille type eacutetait composeacute uniquement de ceacutereacuteales En effet comme ilest tregraves difficile drsquoeacutevaluer preacuteciseacutement les calories apporteacutees par les autres aliments il est plusrigoureux de deacuteterminer uniquement le volume de ceacutereacuteales neacutecessaire et de consideacuterer in fineqursquoil srsquoagit drsquoune quantiteacute maximale Ce principe appliqueacute agrave peu pregraves systeacutematiquement danstoute la suite de la deacutemonstration eacutevite de recourir agrave des valeurs extrecircmes qui ajouteacutees lesunes aux autres finissent par deacutefinir des intervalles beaucoup trop eacutetendus

La prochaine eacutetape consiste donc agrave calculer la surface qursquoil faut cultiver pour produire unvolume de ceacutereacuteales fournissant agrave la famille type les 5 840 000 kcal dont elle a besoin Cette

25 Evans 1980 p 13426 Rouche 1973 p 308 Evans 1980 p 148-159 Evans 1981 p 432 Hopkins 1983 p 84-85

Duncan-Jones 1990 p 107 Kaplan 1992 p 26 Garnsey 1999 p 104-107 Tchernia 2000 p 75427 Une kilocalorie est eacutegale agrave 4 184 joules et correspond agrave ce qui est communeacutement deacutenommeacute calorie

alimentaire28 Spooner 196129 Caton De agr 56-5830 En 1955 dans les campagnes tunisiennes les ceacutereacuteales sous diffeacuterentes formes repreacutesentent 72 des

apports caloriques et la consommation de viande 15 kg par an (Comet 1992 p 307)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 171

estimation nrsquoest pas aiseacutee et demande au preacutealable de connaicirctre preacuteciseacutement la valeureacutenergeacutetique des ceacutereacuteales leurs poids speacutecifiques et surtout leurs rendements par uniteacute desurface

2 Deacutetermination et valeur des rendements

Dans son livre Le paysan et son outil G Comet deacuteclare en preacuteambule du chapitre consacreacute auxrendements des ceacutereacuteales que leur deacutetermination est laquo une des eacutepines de lrsquohistoire eacuteconomiqueet technique meacutedieacutevale raquo 31 La formule convient drsquoautant plus agrave lrsquoagriculture antique que lessources disponibles pour cette peacuteriode sont encore plus rares et tout aussi partielles Parailleurs il y a tregraves peu agrave attendre de lrsquoarcheacuteologie dans ce domaine preacutecis On disposemaintenant de quelques donneacutees archeacuteologiques sur la forme des champs les types de laboursou la configuration geacuteneacuterale des plantations de vignes ou drsquoarbres fruitiers mais il est douteuxqursquoil soit possible un jour drsquoobtenir suffisamment de donneacutees directes pour appreacutecier lerendement drsquoun champ de ceacutereacuteales Agrave la rareteacute des sources srsquoajoutent les difficulteacutes de lesinterpreacuteter correctement

En effet les textes disponibles ne permettent pas toujours de savoir sans eacutequivoque si lesquantiteacutes mentionneacutees comprennent ou non les semences le loyer de la terre ou les diffeacuterentescharges qui pouvaient grever la reacutecolte Le risque bien connu des meacutedieacutevistes 32 est donc decomparer des quantiteacutes qui ne se rapportent pas aux mecircmes choses Mais fondamentalementcomme lrsquoa montreacute Fr Sigaut 33 le rapport entre la quantiteacute de ceacutereacuteales reacutecolteacutees sur uneparcelle et sa superficie nrsquoa pas de valeur intrinsegraveque Il deacutepend totalement des produits et dutravail qui ont eacuteteacute investis dans la culture crsquoest-agrave-dire du nombre et de la qualiteacute des laboursreccedilus par la terre de la masse des fertilisants apporteacutes du volume de semences des soinsdonneacutes au bleacute leveacute de la faccedilon dont la moisson est reacutealiseacutee ainsi que drsquoautres facteurs dontcertains seront discuteacutes plus bas Toutes ces donneacutees techniques sont essentielles pour dresser lebilan eacuteconomique de la reacutecolte en confrontant ce qursquoelle a rapporteacute agrave ce qursquoelle a coucircteacuteAutrement dit une culture extensive du bleacute caracteacuteriseacutee par de faibles rendements agrave lrsquohectarepeut ecirctre tout aussi avantageuse qursquoune culture intensive neacutecessitant de plus grandes quantiteacutesde semences drsquoengrais et de travail

Pour srsquoen convaincre il suffit de prendre un exemple contemporain et proceacuteder agrave uneanalyse sommaire des donneacutees eacuteconomiques geacuteneacuterales disponibles sur la ceacutereacutealiculture auxEacutetats-Unis et en France Lors de la derniegravere deacutecennie 1990-1999 les coucircts complets deproduction du quintal de bleacute dans ces deux pays ont eacuteteacute agrave peu pregraves eacutequivalents alors que lesexploitants franccedilais obtenaient des rendements agrave lrsquohectare plus de trois fois supeacuterieurs agrave ceuxde leurs collegravegues ameacutericains 34 Pourtant les agriculteurs de ces deux pays mettent en œuvredes techniques agraires similaires mais ils poursuivent des strateacutegies agronomiquesradicalement diffeacuterentes qui finalement leur permettent drsquoobtenir la mecircme rentabiliteacuteeacuteconomique Comme le soulignait Fr Sigaut laquo Des rendements faibles [hellip] ne sont pasneacutecessairement lrsquoindice drsquoune agriculture improductive raquo 35 et cette formule qursquoil deacuteduisaitdrsquoune analyse des agricultures europeacuteennes avant lrsquoeacutepoque industrielle convient tout aussi bienau premier exportateur mondial de ceacutereacuteales

31 Comet 1992 p 29432 Derville 1987 p 141233 Sigaut 199234 Le coucirct complet inclut la reacutemuneacuteration des capitaux propres et du travail familial Durant la peacuteriode 1990-

1999 les rendements moyens ont eacuteteacute environ de 80 quintaux par hectare en France et de 25 qha aux Eacutetats-Unis Ces donneacutees sont tireacutees du rapport de lrsquoAssociation geacuteneacuterale des producteurs de bleacute et autres ceacutereacutealespour lrsquoanneacutee 2001

35 Sigaut 1988 p 26

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On comprend combien il peut ecirctre hasardeux de comparer les rendements mentionneacutes dansdes sources antiques alors que lrsquoon ignore presque tout des conditions techniques aveclesquelles ils ont eacuteteacute obtenus Partant il nrsquoy a pas lieu de rejeter a priori les informations deVarron 36 ou de Pline 37 lorsqursquoils rapportent que dans certaines reacutegions de la Sicile de lrsquoItalieou de lrsquoEacutegypte la terre rend cent fois la semence Certes agrave peu pregraves agrave la mecircme eacutepoqueColumelle indique que ce rapport est de quatre pour un dans la plus grande partie delrsquoItalie 38 mais rien nrsquoempecircche sur de tregraves bons sols et au prix drsquoune grande quantiteacute desemences drsquoamendement et de travail drsquoobtenir des rendements comparables agrave ceux donneacutespar Varron et Pline

Aujourdrsquohui de telles disproportions deacuteconcertent et rendent increacutedule un Europeacuteen dunord-ouest Il sait qursquoil existe des agricultures moins performantes et moins normaliseacutees quecelles qursquoil cocirctoie mais il peine agrave reacutealiser quelle pouvait ecirctre la varieacuteteacute des systegravemes agrairesanciens Ce foisonnement surprenait moins un agronome comme O de Serres Il notait ainsidans son Theacuteacirctre drsquoagriculture que dans le royaume de France la culture du bleacute eacutetait pratiqueacuteeselon des techniques drsquoune tregraves grande varieacuteteacute parfois au sein drsquoun mecircme terroir 39 Leslaquo extreacutemiteacutes de fertiliteacute raquo 40 rapporteacutees par Pline ou Varron lrsquoamenaient finalement agrave penserqursquoil en avait eacuteteacute toujours ainsi En homme de lrsquoart il savait bien que la seule mention drsquounrendement est une donneacutee bien trop fragmentaire pour appreacutecier la nature drsquoune culture Celane lrsquoempecircchait pourtant pas de proposer agrave son tour une estimation moyenne pour tout leroyaume de France Son raisonnement meacuterite drsquoecirctre citeacute en entier car il permet agrave lrsquohistorien decomprendre le creacutedit que lrsquoon peut apporter agrave une eacutevaluation de ce type

Il nrsquoest neacuteanmoins possible repreacutesenter justement le rapport des terres pour les grandes diversiteacutes deleurs faculteacutes ains seulement selon les communes expeacuteriences pouvons dire que le meacutenager a de quoise contenter quand geacuteneacuteralement son domaine le fort portant le faible lui rend de cinq agrave six pour un nrsquoestimant y avoir beaucoup de contreacutees en ce Royaume ougrave drsquoordinaire les terres reviennent guegraveredavantage et peu mecircme le faire Bien est vrai que comme lrsquohomme sage et prudent par son industrierenverse par maniegravere de dire lrsquoordre de nature aussi le savant et diligent meacutenager par artifice faitchanger et de visage et de pouvoir agrave sa terre 41

Tout en reconnaissant que le rendement peut varier dans de grandes proportions enfonction de nombreux critegraveres O de Serres estime que dans des conditions moyennes deculture et sur un territoire composeacute de sols drsquoineacutegale valeur le rapport du bleacute est drsquoenvironcinq agrave six pour un Son propos nrsquoest pas drsquoillustrer par des chiffres extraordinaires les capaciteacutesproductives exceptionnelles de cette ceacutereacuteale agrave la suite de Varron et de Pline mais plutocirct dedonner une approximation calculeacutee agrave partir de reacutecoltes reacutealiseacutees en plusieurs endroits et surplusieurs anneacutees Son lecteur sait ainsi ce qursquoil peut agrave peu pregraves tirer de sa terre srsquoil ne srsquoeacuteloigne

36 laquo In Italia in Subaritano dicunt etiam cum centesimo redire solitum in Syria ad Gadara et in Africa adByzacium item ex modio nasci centum raquo (Varron Res rust I 44 2)

37 laquo Cum centesimo quidem et Leontini Siciliae campi fundunt aliique et tota Baetica et in primis Aegyptus raquo(Pline N h XVIII 21)

38 laquo Nam frumenta maiorem quidem partem Italiae quando cum quarto responderit uix meminisse possimus raquo(Columelle De re rust III 3 4)

39 laquo Et combien que les bleacutes soient toujours semblables agrave eux-mecircmes en quelque part qursquoils croissent si est-ceqursquoau labourage des terres agrave grains et agrave la reacutecolte des bleacutes y a de grandes diversiteacutes non seulement de reacutegionagrave reacutegion ains de climat agrave climat voire mecircme ne srsquoaccordent entiegraverement en ce meacutenage les habitats de deuxterroirs contigus ougrave lrsquoon ne srsquoaperccediloit de quelque diversiteacute soit au beacutetail du labourage soit aux outils soitaux semences soit au serrer des bleacutes raquo (Serres 1600 p 80-81) Lrsquoorthographe de lrsquoeacutedition originale a eacuteteacutemoderniseacutee

40 Serres 1600 p 8841 Serres 1600 p 89

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pas trop des usages vernaculaires et si les conditions de sols et de climat ne sont pas tropdeacutefavorables Neacuteanmoins O de Serres lrsquoencourage agrave ne pas se satisfaire de cette meacutediocriteacute enameacuteliorant les sols de son domaine et en perfectionnant les techniques qursquoil utilise

Est-ce le parti adopteacute par Columelle quand agrave quinze siegravecles drsquoeacutecart il estime que dans laplus grande partie de lrsquoItalie les ceacutereacuteales rapportent quatre grains pour un semeacute On aimeraiten ecirctre sucircr mais ce rapport semble si bas que lrsquoon se demande aussitocirct srsquoil ne srsquoagit pas drsquounrendement net apregraves deacuteduction au moins de la semence Par ailleurs est-il possibledrsquoappliquer sans crainte cette formule agrave la ceacutereacutealiculture de la Gaule et a fortiori aux reacutecoltesporteacutees par les sols profonds et limoneux des citeacutes septentrionales sachant qursquoils ont toujourseacuteteacute tregraves favorables au deacuteveloppement de cette plante Comme souvent dans le domaine delrsquohistoire agraire les reacuteponses sont plutocirct agrave chercher dans une analyse reacutegressive des modes deproduction et des rapports des ceacutereacuteales Agrave condition drsquoexaminer soigneusement les quantiteacutesdeacutecrites et en se demandant systeacutematiquement ce qursquoelles comprennent exactement il estpossible de deacutefinir pour lrsquoaire drsquoeacutetude de ce travail une moyenne qui nrsquoaura ni plus ni moins devaleur que lrsquoapproximation proposeacutee par O de Serres La tacircche nrsquoest pas toujours aiseacutee etlrsquointerpreacutetation des rendements rapporteacutes par les sources carolingiennes reste par exemple unsujet de vives discussions Aussi afin de ne pas donner trop drsquoamplitude agrave une preacutesentation quine constitue pas lrsquoobjet central de ce chapitre seuls seront utiliseacutes les reacutesultats les plus sucircrs oudu moins les plus facilement accepteacutes par les chercheurs Au preacutealable il est toutefoisneacutecessaire de preacuteciser plusieurs questions techniques sans lesquelles il est difficile de confronterdes informations collecteacutees dans des sources aussi varieacutees

Il est aujourdrsquohui drsquoun usage courant drsquoexprimer le rendement drsquoune culture ceacutereacutealiegravere endivisant le poids total des grains reacutecolteacutes par la superficie totale de la parcelle qui les a porteacutesCe rapport geacuteneacuteralement calculeacute en quintal par hectare (qha) permet de comparer aiseacutementdeux reacutecoltes car malgreacute les diffeacuterences de productiviteacute eacutevoqueacutees plus haut agrave propos desagricultures franccedilaise et ameacutericaine les grains sont issus de varieacuteteacutes morphologiquement tregravesproches et livreacutes aux silos avec un taux drsquohumiditeacute tregraves faible Cela nrsquoa pas toujours eacuteteacute le cas etau deacutebut du XXe s on preacutefeacuterait encore exprimer le rendement en hectolitre par hectare ce quipermettait de srsquoaffranchir des variations drsquohumiditeacute du grain et surtout de la diffeacuterence dedensiteacute des espegraveces Il nrsquoest donc pas inutile de srsquointeacuteresser mecircme briegravevement agrave cette questionde la densiteacute des grains car de toute faccedilon il faudra eacutevaluer prochainement le poids et in finelrsquoeacutenergie que peut procurer une ration annuelle de ceacutereacuteales consommeacutees par la famille qui sertde reacutefeacuterence agrave lrsquoestimation reacutealiseacutee ici Encore une fois lrsquointention nrsquoest pas de deacuteterminer avecpreacutecision une quantiteacute preacutecise mais de deacutelimiter des valeurs extrecircmes

La masse volumique des grainsComme on lrsquoa vu la masse volumique des grains varie en fonction de leur degreacute drsquohumiditeacutede lrsquoespegravece ou de la varieacuteteacute de la ceacutereacuteale qui les a porteacutes et enfin de leur qualiteacute Ce derniercritegravere est le plus difficile agrave appreacutecier car il deacutepend des conditions de la culture crsquoest-agrave-dire desquantiteacutes de matiegraveres et drsquoeacutenergie reccedilues par la plante En ce qui concerne le taux drsquohumiditeacuteapregraves la reacutecolte il peut fluctuer entre 12 et 20 42 On peut raisonnablement estimerqursquoune fois le grain stockeacute dans des conditions de conservation satisfaisantes ce pourcentageest suffisamment faible pour ne pas trop fausser les calculs Le problegraveme de la deacuteterminationde lrsquoespegravece est beaucoup plus complexe

Srsquoagissant des bleacutes si lrsquoon prend le parti de ne pas deacutecrire preacuteciseacutement les caractegraveresbotaniques et les speacutecificiteacutes agronomiques de chaque espegravece ce qui a deacutejagrave eacuteteacute fait avec

42 Sigaut 1992 p 396

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bonheur ailleurs 43 il nrsquoest ni abusif ni trop approximatif de distinguer seulement les bleacutes vecirctusdes bleacutes nus Cette diffeacuterenciation offre lrsquoavantage de reposer sur des critegraveres simples et derendre compte des diffeacuterences fondamentales qui existent dans le traitement de ces ceacutereacuteales Lapremiegravere cateacutegorie comprend lrsquoengrain (Triticum monococcum) lrsquoamidonier (T dicoccum) oulrsquoeacutepeautre (T spelta) Les grains de ces trois espegraveces preacutesentent la particulariteacute de garder leurenveloppe apregraves le battage Ainsi proteacutegeacutes ils se conservent plus aiseacutement mais leurtransformation en farine exige une opeacuteration suppleacutementaire Il faut drsquoabord eacuteliminer lesglumes des grains avant de proceacuteder agrave leur mouture

La seconde cateacutegorie compte entre autres espegraveces le bleacute dur (Triticum durum) et le bleacutecommun (T aestivum) Les grains sont libeacutereacutes de la balle par un simple deacutepiquage ce quifacilite la mouture mais les rend beaucoup plus vulneacuterables au moment du semis et apregraves lareacutecolte La balle des espegraveces vecirctues repreacutesente environ 30 du poids de la graine presque50 dans le cas de lrsquoengrain 44 Si le taux drsquohumiditeacute de la reacutecolte est important cettevariation peut ecirctre encore plus eacuteleveacutee Pour deacuteterminer la masse volumique de ces espegraveces ilest donc important de savoir si elles sont deacutecortiqueacutees ou non Paradoxalement il nrsquoest pas aiseacutede trouver des donneacutees fiables et homogegravenes sur les caracteacuteristiques physiques actuelles desgrains des espegraveces vecirctues La culture du bleacute commun est en effet devenue tellement dominanteque lrsquoeacutepeautre lrsquoamidonnier et lrsquoengrain ne sont plus cultiveacutes que dans quelques reacutegionseuropeacuteennes pour des usages tregraves speacutecifiques

En ce qui concerne lrsquoorge la distinction entre grains nus et grains vecirctus nrsquoestbiologiquement pas pertinente car les deux espegraveces principales lrsquoorge agrave deux rangs (Hordeumdistichum) et lrsquoorge agrave six rangs (H hexastichum) ont des varieacuteteacutes qui peuvent appartenir agrave lrsquouneou lrsquoautre cateacutegorie Toutefois les masses speacutecifiques des deux espegraveces sont tregraves proches et leursvarieacuteteacutes agrave grains nus sont tregraves peu cultiveacutees Aujourdrsquohui elles sont reacuteserveacutees agrave lrsquoalimentationanimale alors que lrsquoorge vecirctue est essentiellement destineacutee agrave lrsquoindustrie brassicole En Gaulelrsquoorge agrave grains nus nrsquoest pratiquement pas attesteacutee agrave la peacuteriode romaine 45 Ces varieacuteteacutes neseront donc pas eacutetudieacutees et lrsquoon se contentera de mentionner les caracteacuteristiques physiques desgrains du genre Hordeum consideacutereacute comme un tout Le poids de la balle correspond agrave peu pregravesagrave 10 du poids total du grain

Agrave partir des informations collecteacutees par G Comet et des reacutesultats drsquoexpeacuterimentationsreacutecentes 46 il est donc possible de preacutesenter le tableau suivant

Eacutepeautre Amidonnier Engrain Bleacute commun Bleacute dur Orge vecirctueMasse volumique

(kghl) 44 46 45 78 80 63

Masse volumiquedu grain mondeacute

(kghl)75 70 72 ndash ndash 75

Tableau 2 Masse volumique moyenne actuelle de six ceacutereacuteales

Les grains ont-ils toujours eu cette densiteacute Il est assureacute que la masse volumique du bleacute nua augmenteacute depuis la fin du XVIIe s eacutepoque agrave laquelle elle eacutetait drsquoenviron 75 kghl 47 Crsquoeacutetait

43 Comet 1992 p 199-24444 Source Syndicat interdeacutepartemental des producteurs de petit eacutepeautre de haute Provence45 Matterne 2001 p 10246 Oliveira 200147 Comet 1992 p 221

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 175

encore agrave peu pregraves sa valeur au deacutebut du XXe s 48 Cette croissance progressive est-elle attesteacuteepour les peacuteriodes plus anciennes Les rares donneacutees fiables disponibles pour la fin du MoyenAcircge montrent que sa densiteacute pouvait ecirctre beaucoup plus faible et parfois mecircme infeacuterieure agrave65 kghl mais G Comet a justement eacutetabli que les enquecirctes qui transmettent cesinformations sont souvent reacutealiseacutees en peacuteriode de disette crsquoest-agrave-dire quand les circonstancesclimatiques ont pour conseacutequence de diminuer seacutevegraverement la quantiteacute et la qualiteacute desgrains 49 Les textes plus anciens et notamment ceux de lrsquoeacutepoque carolingienne sont encoreplus difficilement exploitables car ils manquent de preacutecision et surtout permettent rarement dedeacuteterminer lrsquoespegravece

Pour lrsquoAntiquiteacute romaine les sources sont parfois plus deacutetailleacutees mais pas toujours plusexplicites Ainsi dans le chapitre qursquoil consacre aux bleacutes importeacutes agrave Rome Pline donne le poidsen livre drsquoun modius de grains de diffeacuterentes espegraveces produites dans plusieurs reacutegions delrsquoEmpire 50 On peut deacuteduire de la forme prise par son eacutenumeacuteration et des termes utiliseacutes queson intention est de deacutecrire des bleacutes vecirctus En effet dans son inventaire Pline utilise le mot farpour deacutesigner la ceacutereacuteale qui est cultiveacutee en Italie transpadane et qui semble constituer lareacutefeacuterence absolue en matiegravere de qualiteacute Or lrsquoeacutetude lexicographique meneacutee par M-Cl Amouretti a eacutetabli que ce mot deacutesignait indistinctement tous les bleacutes vecirctus amidonnierengrain ou eacutepeautre 51 Drsquoailleurs dans un chapitre preacuteceacutedent Pline a pris le soin drsquoexpliquer agraveson lecteur qursquoil existe plusieurs types de ceacutereacuteales 52 Certains peuvent ecirctre consommeacutes justeapregraves le battage comme lrsquoorge (hordeum) et deux espegraveces de bleacute qursquoil appelle triticum et siligo etqui pourraient ecirctre drsquoune part le bleacute dur (T durum) ou le bleacute poulard (T turgidum) etdrsquoautre part le froment (T vulgare) Il les opposent aux ceacutereacuteales dont les grains sont proteacutegeacutespar plusieurs enveloppes qui doivent ecirctre eacutelimineacutees avant la consommation parmi lesquelles ilcite le millet (milium) le panic (panicum) et le far Enfin dans son chapitre sur la densiteacute desgrains il preacutecise au deacutebut de son inventaire agrave propos du bleacute provenant de Gaule que le graina eacuteteacute peseacute seul crsquoest-agrave-dire mondeacute 53

Les informations fournies par Pline permettent donc a priori de restituer avecvraisemblance la masse volumique de six espegraveces produites dans diffeacuterentes parties de lrsquoEmpireet achemineacutees agrave Rome

Gaule Sardaigne Alexandrie Beacutetique Afrique ItalieMasse volumique

(kghl) 747 766 778 785 813 934

Tableau 3 Masse volumique de six espegraveces de bleacutes drsquoapregraves Pline 54

Neacuteanmoins compareacutees agrave celles du tableau preacuteceacutedent ces valeurs paraissent eacuteleveacutees voireanormalement hautes en ce qui concerne les productions de lrsquoAfrique et de lrsquoItalie Pour cettederniegravere on peut leacutegitimement supposer que Pline a retenu des densiteacutes exceptionnelles afin

48 Une eacutetude statistique reacutealiseacutee sur vingt-huit varieacuteteacutes dont rend compte le Larousse agricole de 1921 a eacutetablique la masse volumique du bleacute nu variait entre 74 kghl et 82 kghl et que la moyenne srsquoeacutetablissait agrave78 kghl (Chancrin Dumont 1921 t 1 p 190-191)

49 Comet 1992 p 22250 Pline N h XVIII 6651 Amouretti 1979 p 58 Aujourdrsquohui le mot italien farro deacutesigne toujours les bleacutes vecirctus52 Pline N h XVIII 6153 laquo Nunc ex his generibus quae Romam inuehuntur leuissimum est Gallicum atque Chersoneso aduectum quippe

non excedunt modii uicenas libras si quis granum ipsum ponderet raquo (Pline N h XVIII 66)54 Pour ces calculs la livre a eacuteteacute arrondie agrave 0327 kg et le modius italicus agrave 875 litres

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 176

de deacutemontrer la supeacuterioriteacute des espegraveces italiennes qursquoil a jugeacutees preacuteceacutedemmentincomparables 55 Plusieurs auteurs ont suggeacutereacute que le bleacute africain serait plutocirct du bleacute durdonc une espegravece agrave grain nu qui supporte particuliegraverement bien les sols et les conditionsclimatiques de cette reacutegion 56 Sa densiteacute tregraves eacuteleveacutee pourrait srsquoexpliquer de la sorte drsquoautantplus que Pline indique ailleurs que le triticum est plus lourd que le far 57 Ces deux valeursextrecircmes eacutetant eacutecarteacutees rien ne permet de consideacuterer que les autres masses volumiques sontfautives ou sureacutevalueacutees On peut drsquoailleurs observer que pour deux autres productions lespoids maximaux donneacutes par Pline sont comparables aux donneacutees modernes 58 Ainsi la massevolumique de lrsquoorge est leacutegegraverement infeacuterieure agrave la moyenne publieacutee dans le Larousse agricole de1921 mais celle de la feacuteverole (Vicia faba) est presque identique 59

Orge FeacuteverolePline 56 kghl 82 kghlLarousse 1921 61 kghl 80 kghl

Tableau 4 Masse volumique de lrsquoorge et de la feacuteverole

Rien ne permet donc de supposer que la densiteacute des grains eacutetudieacutes ait progressivement etcontinuellement augmenteacute depuis lrsquoAntiquiteacute Cette ameacutelioration semble ecirctre un pheacutenomegravenereacutecent qui concerne essentiellement les espegraveces de bleacutes nus car ils ont principalement profiteacutedes techniques de seacutelection geacuteneacutetique deacuteveloppeacutees depuis le XVIIIe s Pour lrsquoanalysequantitative deacuteveloppeacutee dans ce chapitre il nrsquoest donc pas aberrant drsquoutiliser les donneacuteesfournies par Pline car elles semblent ecirctre compatibles avec ce que lrsquoon sait de lrsquoeacutevolution descaracteacuteristiques physiques des grains sur le long terme agrave condition de se rappeler qursquoil srsquoagit demoyennes Reste la question des bleacutes nus pour laquelle les sources antiques nrsquoapportent pas dereacuteponse sucircre Agrave titre drsquohypothegravese il est proposeacute drsquoadopter la densiteacute de ces grains au XVIIe sen sachant que cette valeur est peut-ecirctre un peu eacuteleveacutee quand on la rapporte aux conditions deculture de lrsquoAntiquiteacute Les masses volumiques finalement retenues pour les estimationsproposeacutees dans ce chapitre sont donc les suivantes

Bleacutes vecirctus Bleacutes vecirctus mondeacutes Bleacutes nus Orge vecirctueMasse volumique

(kghl) 45 75 75 56

Tableau 5 Masse volumique des ceacutereacuteales eacutetudieacutees

Ces donneacutees permettent de deacuteterminer lrsquoapport eacutenergeacutetique des ceacutereacuteales consommeacutees par lafamille type en fonction des espegraveces Lrsquoeacutepeautre et lrsquoengrain fournissent plus de caloriesalimentaires que les bleacutes nus mais sont en revanche plus difficilement panifiables car leurconcentration en gluten est plus faible Pour toutes les ceacutereacuteales vecirctues le rendementeacutenergeacutetique doit ecirctre calculeacute agrave partir du poids du grain mondeacute car la valeur alimentaire de laballe est quasiment nulle pour lrsquohomme Ces valeurs ont eacuteteacute arrondies agrave lrsquoentier le plus prochepour ne pas donner agrave ces nombres lrsquoapparence drsquoune preacutecision qursquoils nrsquoont pas

55 laquo Italico nullum equidem comparauerim candore ac pondere quo maxime decernitur raquo (Pline N h XVIII63)

56 Comet 1992 p 226-22857 laquo Ponderosius far magisque etiamnum triticum raquo (Pline N h XVIII 62)58 laquo Leuissimum ex his hordeum raro excedit XV libras et faba XXII raquo (Pline N h XVIII 62)59 Chancrin Dumont 1921 t 2 p 284 et t 1 p 655

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 177

Valeur caloriquepour 1 kg

Poids de ceacutereacuteale pour lafamille type pendant un an

Volume de ceacutereacuteale pour lafamille type pendant un an

Bleacute vecirctu 2 625 kcal asymp 2 225 kg asymp 49 hlBleacute vecirctu mondeacute 3 750 kcal asymp 1 557 kg asymp 21 hlBleacute nu 3 420 kcal asymp 1 708 kg asymp 23 hlOrge vecirctu 2 826 kcal asymp 2 067 kg asymp 37 hlOrge vecirctu mondeacute 3 108 kcal asymp 1 879 kg asymp 25 hl

Tableau 6 Apport calorique des ceacutereacuteales Poids et volume neacutecessaires pour une ration annuelletheacuteorique de 5 840 000 kcal

Une fois ces valeurs deacutetermineacutees il faut maintenant essayer drsquoeacutetablir la surface neacutecessairepour produire par espegraveces le volume de ceacutereacuteales correspondant agrave la ration annuelle de lafamille type En conseacutequence il convient de connaicirctre au preacutealable le volume de semencesutiliseacute puis le rendement de chaque ceacutereacuteale crsquoest-agrave-dire le rapport entre la quantiteacute semeacutee et ceque lrsquoon peut espeacuterer reacutecolter

Les semences et le semisPar souci de simplification il est possible de distinguer deux proceacutedeacutes de semis tregraves speacutecifiquesdans leur reacutealisation leurs coucircts en travail et leurs reacutesultats Le premier peut-ecirctre le plusancien consiste agrave enfouir les graines dans de petits trous reacutealiseacutes selon une reacutepartition spatialeplus ou moins deacutefinie On parle alors drsquoun semis en poquets La seconde technique est encorerepreacutesenteacutee ndash pour combien de temps ndash sur la face nationale des dizaines de centimes drsquoeurosfranccedilais Les graines sont lanceacutees agrave la voleacutee par un semeur ndash une semeuse quand il srsquoagit de laReacutepublique ndash qui arpente drsquoun pas reacutegulier la totaliteacute de la parcelle Leur dispersion agrave lasurface du champ tout en eacutetant homogegravene nrsquoen est pas moins aleacuteatoire Il faut ensuiterecouvrir de terre les semences ce qui neacutecessite un hersage ou un labourage qui doit rester leacutegerafin de ne pas compromettre la germination et la pousse des graines

Le semis en poquets neacutecessite beaucoup plus de travail Une eacutequipe de quatre personnesnrsquoensemence pas plus de 02 ha par jour alors que dans le mecircme temps un semeur agrave la voleacuteepeut couvrir 4 ha 60 Mais le semis en poquets eacuteconomise une grande quantiteacute de semence etpermet une meilleure circulation entre les tiges agrave lrsquointeacuterieur du champ ce qui facilitegrandement le sarclage Cette opeacuteration est indispensable pour empecirccher la prolifeacuteration desmauvaises herbes et notamment des chardons Les auteurs antiques insistent sur sonimportance et Pline preacutecise qursquoelle doit ecirctre reacutealiseacutee agrave partir du mois de feacutevrier ou pluspreacuteciseacutement degraves que la tige de bleacute porte quatre brins 61 Dans le paneacutegyrique qursquoil prononce enlrsquohonneur de Constantin en 321 le rheacuteteur bordelais Nazarius eacutevoque de maniegravere tregravessuggestive le caractegravere fastidieux de cette tacircche

La feacuteliciteacute dont on jouit srsquoaccroicirct agrave la veacuteriteacute du souvenir des maux que lrsquoon a eacutecarteacutes mais dans leschamps couverts de moissons bien qursquoil faille arracher avec soin une multitude drsquoherbes qui avaientenvahi la terre pourtant la peine qursquoa exigeacutee le nettoyage du sol eacutechappe agrave ceux qui contemplent les bleacutesdeacutejagrave hauts ainsi il suffit agrave lrsquoeacuteloge de Constantin que nous consideacuterions les biens qursquoil fait eacuteclore sanssonger aux maux qursquoil a extirpeacutes 62

60 Sigaut 1992 p 40261 laquo Tum et segetes conuenit purgare sarire hibernas fruges maximeque far Lex certa in eo cum quattuor fibrarum

esse coeperit [hellip] raquo (Pline N h XVIII 241)62 laquo Incrementum quidem adeptae felicitatis est malorum commemorata depulsio uerum ut in segetibus etiamsi

multa quae humum obsederant industria reuellenda sunt laborem tamen purgati soli nesciunt qui fructus editosintuentur sic Constantini laudibus satis est dum efflorescentia bona cernimus ne mala excisa reputemus raquo(Paneacutegyriques latins X 8 5)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 178

Cette meacutetaphore ne permet pas de deacuteterminer le mode de semis mais il est certain que lesemis agrave la voleacutee rend le sarclage encore plus long et deacutelicat 63 Par ailleurs il est plusdispendieux en grains que le semis en poquets

Pour une fois les informations des Agronomes latins sur le volume de semis qursquoil faututiliser pour chaque espegravece sont relativement preacutecises et coheacuterentes Mecircme srsquoils ne preacutecisentpas srsquoil srsquoagit de semis en poquets ou agrave la voleacutee une comparaison des quantiteacutes utiliseacutees aveccelles mentionneacutees dans des sources plus reacutecentes laisse agrave penser qursquoil est reacutealiseacute selon cetteseconde meacutethode Une observation de Columelle pourrait le confirmer Il indique en effetque la semence ne pourrit pas plus dans un grenier que dans une terre segraveche et bien herseacutee cequi reacutevegravele lrsquoutilisation de cet outil pour enfouir les graines semeacutees agrave la voleacutee 64 Elle estexpresseacutement confirmeacutee par Pline 65

Agrave propos des bleacutes nus Varron indique qursquoil faut semer cinq modii dans un jugegravere 66 Dansson reacutequisitoire contre Verregraves Ciceacuteron preacutecise que les habitants du territoire de Leontium enSicile utilisent un volume de six modii de semences par jugegravere 67 Columelle 68 et surtoutPline 69 donnent des gammes de valeurs plus eacutetendues La documentation papyrologique reacutevegraveleque dans les riches terres agrave bleacute de lrsquoEacutegypte le volume semeacute correspond agrave ces moyennes car il estgeacuteneacuteralement drsquoune artabe par aroure ce qui repreacutesente environ 15 hl par hectare 70 Lesdonneacutees preacutecises manquent pour le haut Moyen Acircge mais on sait que dans lrsquoAngleterre duXIIIe s ce volume eacutetait de 18 hlha et de 14 hlha dans lrsquoArtois du XIVe s 71 Plus pregraves denotre eacutepoque les informations preacutecises collecteacutees de 1650 agrave 1760 sur un grand domaineexploiteacute dans une riche plaine de la Sicile montrent que la densiteacute de semis pouvait ecirctrenettement supeacuterieure de 2 hlha agrave 24 hlha 72 Enfin le Larousse agricole de 1921 donne desvolumes de semis agrave la voleacutee agrave peu pregraves eacutequivalents 18 hlha agrave 28 hlha 73 En premiegravereanalyse on peut deacuteduire de ces chiffres que depuis lrsquoAntiquiteacute les quantiteacutes semeacutees ont eutendance agrave croicirctre dans une proportion drsquoenviron une fois et demi cette augmentation eacutetantplus sensible dans la peacuteriode moderne Cette eacutevolution pourrait ecirctre la manifestation drsquouneforme drsquointensification des pratiques agricoles qui se caracteacuteriserait par la volonteacute drsquoeacuteconomiserplus la main-drsquoœuvre et moins la semence 74 On peut donc adopter pour les calculs de cechapitre le volume de 15 hlha de semences de bleacute nu qui correspond agrave la moyenne desvaleurs rapporteacutees par les trois sources antiques

63 Il faut environ vingt personnes pendant une journeacutee pour sarcler un hectare semeacute agrave la voleacutee (Comet 1992p 168)

64 laquo Nam quod sicco solo ingestum et inoccatum est proinde ac si repositum in horreo non corrumpitur [hellip] raquo(Columelle De re rust II 8 4)

65 laquo Semen protinus iniciunt cratesque dentatas supertrahunt raquo (Pline N h XVIII 173)66 laquo Seruntur fabae modii IIII in iugero tritici V hordei VI farris X sed non nullis locis paulo amplius aut minus raquo

(Varron Res rust I 44 1)67 Ciceacuteron Seconde action contre Verregraves III 47 11268 laquo Iugerum agri pinguis plerumque modios tritici quattuor mediocris quinque postulat adorei modios nouem si

est laetum solum si mediocre decem desiderat raquo (Columelle De re rust II 9 1)69 laquo Serere in iugera temperato solo iustum est tritici aut siliginis modios V farris aut seminis quod frumenti genus

ita appellamus X [hellip] raquo laquo Est et alia distinctio in denso aut cretoso aut uliginoso tritici aut siliginis modiosVI in soluta terra et sicca et laeta IIII raquo (Pline N h XVIII 198 et 199)

70 Carrieacute 1997 p 13071 Comet 1992 p 14972 Aymard 1973 p 48873 Chancrin Dumont 1921 t 2 p 55874 Sigaut 1992 p 402

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 179

Varron Pline Columelle Eacutegypte AngleterreXIIIe s

ArtoisXIVe s

Sicile1650-1760

Larousse agricole1921

Volume semeacute(hlha) 17 13 agrave 2 13 agrave 17 15 18 14 2 agrave 24 18 agrave 28

Tableau 7 Volume en hectolitre de la semence de bleacute nu par hectare

Cette comparaison sur la longue dureacutee de lrsquoeacutevolution de la quantiteacute de semis ne peut ecirctreentreprise pour les bleacutes vecirctus car on ne dispose pas pour la mecircme peacuteriode de donneacutees aussifiables Il faut donc se reacutesoudre agrave confronter les volumes mentionneacutes dans les sources antiquesavec ceux qui sont utiliseacutes aujourdrsquohui pour les ceacutereacuteales vecirctues en sachant toutefois que cescultures sont reacutealiseacutees sur des sols relativement pauvres et ne cherchent pas agrave obtenir desrendements les plus eacuteleveacutes possibles mais des grains de tregraves bonne qualiteacute destineacutes notammentagrave la boulangerie Varron et Pline indiquent tous les deux que le volume de semence est de dixmodii par jugegravere pour les ceacutereacuteales vecirctues Columelle preacutecise quant agrave lui qursquoil faut neuf modiidans les bonnes terres et dix dans les moins riches ce qui repreacutesente de 31 hlha agrave 34 hlhaCes quantiteacutes repreacutesentent donc un peu moins du double de celles consacreacutees agrave la culture desbleacutes nus La diffeacuterence srsquoexplique par le plus grand volume pris par les ceacutereacuteales vecirctues quidoivent ecirctre semeacutees avec leur balle et la capaciteacute des eacutepis de froment agrave porter plus de grainsPour obtenir une reacutecolte eacutequivalente il faut donc semer les ceacutereacuteales vecirctues plus dru

Actuellement en Famenne et dans le Condroz ougrave il est encore cultiveacute sur de grandessuperficies lrsquoeacutepeautre est semeacute agrave la voleacutee avec des volumes drsquoenviron 5 hlha Au Quebec lesvolumes de semis utiliseacutees dans le cadre drsquoune culture biologique sont exactement lesmecircmes 75 Pour lrsquoengrain et lrsquoamidonnier les valeurs disponibles sont moindres mais tregravesvariables drsquoune reacutegion agrave lrsquoautre et donc difficilement exploitables En ne retenant que le chiffrede 5 hlha on observe que depuis lrsquoAntiquiteacute les volumes semeacutes auraient eacuteteacute multiplieacutes par unpeu plus de un et demi ce qui correspond agrave lrsquoaugmentation deacutecrite preacuteceacutedemment pour les bleacutesnus On peut donc raisonnablement penser que le chiffre de 34 hlha rapporteacute par Varron etPline a de bonnes chances de srsquoapprocher de la moyenne de leur eacutepoque Reste maintenant agravedeacuteterminer le rapport de la culture de ces diffeacuterentes ceacutereacuteales

Les rendementsIl a eacuteteacute montreacute plus haut combien cette question eacutetait deacutelicate et pourquoi il fallait utiliser lesindications transmises par les sources anciennes avec circonspection La meacutethode reacutegressiveutiliseacutee jusqursquoagrave preacutesent pour restituer les masses volumiques des ceacutereacuteales puis la densiteacute dessemis est plus difficile agrave mettre en œuvre quand il srsquoagit des rendements car leurs variationsdans le temps et lrsquoespace ne sont pas toujours aiseacutees agrave comprendre et agrave interpreacuteter Pour lespeacuteriodes reacutecentes et en ce qui concerne les ceacutereacuteales nues les quantiteacutes reacutecolteacutees par hectareconnaissent depuis le milieu du XIXe s une croissance acceacuteleacutereacutee De 1851 agrave 1900 lesrendements moyens ont augmenteacute drsquoenviron 25 il ont doubleacute de 1900 agrave 1950 il nrsquoa falluqursquoun quart de siegravecle pour qursquoils doublent agrave nouveau et depuis une vingtaine drsquoanneacutees ilscroissent de plus de 13 hlha par an 76

1851-1860 1861-1870 1886-1890 1896-1900 asymp 1921Rendement(hlha) 135 143 1565 1685 176

75 M Giguegravere Une culture pleine de potentiel Le Bulletin des agriculteurs [Queacutebec] 2004 septembre p 53-54

76 Doussinault 1995 p 6

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 180

Tableau 8 Lrsquoeacutevolution des rendements moyens du bleacute nu selon le Larousse agricole 77

Pour autant il serait fallacieux de consideacuterer cette croissance comme un processus continudes premiers temps de lrsquoagriculture jusqursquoagrave nos jours Crsquoest au nom de ce principe teacuteleacuteologiqueque G-M Butel-Dumont les Physiocrates A Dureau de La Malle et drsquoautres apregraves euxavaient conclu agrave lrsquoinfeacuterioriteacute et lrsquoarchaiumlsme structurels de lrsquoagriculture romaine 78 Sansreprendre en totaliteacute lrsquoargumentaire deacuteveloppeacute plus haut il faut rappeler agrave nouveau que lesrendements des ceacutereacuteales ne peuvent ecirctre compareacutes indeacutependamment des systegravemes agricoles quiles ont produites Lrsquoeacutevolution des agricultures des grandes plaines ceacutereacutealiegraveres de lrsquoEurope dunord-ouest se caracteacuterise au moins depuis la fin du XVIIIe s par la recherche effreacuteneacutee desmeilleurs rendements agrave lrsquohectare Mais comme on lrsquoa vu des agriculteurs tout aussicompeacutetents ont fait ailleurs des choix diffeacuterents Depuis 1982 les rendements agrave lrsquohectare de laceacutereacutealiculture des Eacutetats-Unis sont stables alors que dans le mecircme temps ceux obtenus parleurs collegravegues franccedilais ont augmenteacute de plus de 40 pourtant personne nrsquoen deacuteduirait queles fermiers ameacutericains pratiquent une agriculture deacutesuegravete et techniquement deacutepasseacutee Lesrendements eacuteleveacutes ne sont pas les attributs des systegravemes agraires les plus perfectionneacutes Acontrario pourquoi ceux de lrsquoeacutepoque antique seraient-ils tous neacutecessairement plus bas etconsideacuterablement infeacuterieurs aux rapports obtenus agrave lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale et a fortiori pendantla peacuteriode moderne

Quand on dispose dans la longue dureacutee de donneacutees preacutecises et coheacuterentes pour descultures reacutealiseacutees sur des sols riches on srsquoaperccediloit que les rendements antiques peuvent ecirctre tregravesproches de ceux de lrsquoeacutepoque moderne Ainsi les rapports calculeacutes par Ciceacuteron pour leterritoire de Leontium sont agrave peu pregraves eacutequivalents agrave ceux obtenus par les jeacutesuites entre 1650 et1760 dans leurs riches fermes de lrsquoouest de la Sicile Ciceacuteron estimait que les reacutecoltesrapportaient huit grains pour un planteacute et mecircme dix grains les bonnes anneacutees 79 Les semiseacutetant de six modii par jugegravere ces rapports repreacutesentent entre 166 hlha et 208 hlhaLrsquoorateur veut prouver que les sommes extorqueacutees par Verregraves aux habitants du territoire deLeontium sont excessives compareacutees agrave ce qursquoils produisent La logique de son argumentation lrsquoadonc inciteacute agrave choisir des valeurs qui tout en eacutetant relativement faibles soient acceptables par unauditoire qui connaicirct la qualiteacute agricole des riches terres agrave bleacute des plaines cocirctiegraveres de la Sicile Agravetout le moins on ne peut lui reprocher de majorer ses estimations

Pour la peacuteriode moderne sur des sols eacutequivalents de lrsquoouest de lrsquoicircle les donneacutees collecteacuteespar M Aymard montrent que les jeacutesuites obtenaient sur leurs domaines des rendementsmoyens compris entre sept pour un et dix pour un avec toutefois de temps en temps desreacutecoltes tregraves basses qui ne rapportaient pas plus de quatre ou trois grains pour un semeacute 80 Levolume de semis utiliseacute variant de 2 hlha agrave 24 hlha ces rapports repreacutesentent desrendements compris entre 14 hlha et 24 hlha Les valeurs les plus hautes sont doncsupeacuterieures de 15 agrave celles calculeacutees par Ciceacuteron mais les rendements moyens sontpratiquement eacutequivalents

Le teacutemoignage de Ciceacuteron est drsquoautant plus preacutecieux qursquoil livre des informations preacutecisesdestineacutees agrave nourrir un argumentaire technique Il se distingue en cela de la moyenne tregravesgeacuteneacuterale indiqueacutee par Columelle pour lrsquoensemble des ceacutereacuteales (frumenta) et la totaliteacute delrsquoItalie ou des valeurs miraculeuses reprises par Varron et Pline En revanche il peut ecirctre77 Chancrin Dumont 1921 t 1 p 19078 Cf supra chap I p 2579 laquo In iugero Leontini agri medimnum fere tritici seritur perpetua atque aequabili satione ager efficit cum octauo

bene ut agatur uerum ut omnes di adiuuent cum decumo raquo (Ciceacuteron Seconde action contre Verregraves III 47112)

80 Aymard 1973 p 475-488

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 181

rapprocheacute de la documentation papyrologique qui permet parfois agrave condition drsquoecirctrecorrectement interpreacuteteacutee drsquoappreacutehender la reacutealiteacute des conditions drsquoexploitation Ainsi sur lesterres eacutegyptiennes les plus favorables agrave la ceacutereacutealiculture lrsquoanalyse de nombreuses sources aeacutetabli que le rendement moyen eacutetait de onze pour un soit environ 17 hl de grains reacutecolteacutes parhectare pour 15 hl de grains semeacutes 81 Dans lrsquoEacutegypte des anneacutees 1930 pour des terreseacutequivalentes ce rendement srsquoeacutetablissait agrave environ treize fois la semence Bien sucircr il srsquoagit pources deux exemples de cultures deacuteveloppeacutees sur des terroirs particuliegraverement fertiles Il seraitabsurde de penser que ces rendements pourraient ecirctre atteints sous les cieux moins cleacutementsdes provinces du nord de lrsquoEmpire ou sur les sols pauvres des reacutegions montagneusesNeacuteanmoins ces deux exemples montrent que lrsquoagriculture antique pouvait obtenir lorsque lescirconstances eacutetaient favorables des rendements ceacutereacutealiers eacuteleveacutes Les systegravemes agricoles mis enœuvre pour produire ces quantiteacutes eacutetaient sans doute limiteacutes dans leur rentabiliteacute et leurdeacuteveloppement mais en aucune faccedilon dans les proportions dramatiques qui ont eacuteteacute deacutecritespar le passeacute et encore reacutecemment 82

Pour des raisons tregraves proches de celles qui viennent drsquoecirctre exposeacutees il est tout aussi speacutecieuxde consideacuterer que les meilleurs rendements nrsquoeacutetaient obtenus que sur les exploitations agricolesles plus importantes Crsquoest ce type de raisonnement qui a pousseacute L Joulin agrave consideacuterer que lavilla de Chiragan eacutetait agrave la tecircte drsquoun domaine sur lequel la culture du bleacute atteignait desrendements de 125 hlha 83 ou qui a conduit R Agache agrave conclure que les villaelig picardes sesituaient sur les sols les plus riches et pratiquaient neacutecessairement une agriculture meacutecaniseacutee agravehauts rendements 84 Lrsquohistoire de lrsquoagriculture fournit de nombreux contre-exemples quiinfirment cette maniegravere de penser Pour rester dans le domaine franccedilais on peut citerlrsquoexemple des petites exploitations de lrsquoArtois Du XIVe s au deacutebut du XIXe s les terres de cestoutes petites fermes eacutetaient cultiveacutees agrave bras mais leurs exploitants reacutecoltaient vingt grains debleacute pour un semeacute soit un rendement drsquoenviron 20 hlha avec 1 hlha de semences 85

Dans le nord de la Gaule lrsquoeacutetude des graines deacutecouvertes sur les sites de production et deconsommation livre des informations qui tout en eacutetant encore partielles laissent entrevoirtoute la complexiteacute des systegravemes agraires antiques Dans la reacutegion autour drsquoAmiens les ceacutereacutealesvecirctues sont cultiveacutees de faccedilon importante et plus encore entre le IIe et le IVe s eacutepoque aucours de laquelle elles deviennent majoritaires 86 On retrouve ces ceacutereacuteales sur les exploitationsagricoles mais aussi dans les greniers du chef-lieu de citeacute 87 Les ceacutereacuteales vecirctues sont plutocirct desplantes rustiques qui se satisfont de sols pauvres et peu profonds et drsquoamendementsrelativement faibles Dans des conditions de cultures similaires ils offrent des rendementsinfeacuterieurs de moitieacute et parfois davantage agrave ceux des bleacutes nus 88 La balle tient fermement auxgrains et exige aujourdrsquohui trois opeacuterations pour ecirctre enleveacutee Neacuteanmoins leur teneur enproteacuteines est eacuteleveacutee et surtout elles viennent sur des sols et dans des reacutegions pour lesquels la

81 Carrieacute 1997 p 13082 laquo De lrsquoanalyse qui preacutecegravede on peut conclure que les systegravemes agrave jachegravere et culture atteleacutee leacutegegravere qui ont

succeacutedeacute aux systegravemes de culture sur abattis-brucirclis [hellip] nrsquoeacutetaient guegravere plus productifs que ces derniers [hellip]Cette crise nrsquoa cesseacute de se manifester tout au long de lrsquoAntiquiteacute par un manque chronique de terres et devivres et par la difficulteacute constante de deacutegager le surplus neacutecessaire pour nourrir la population non agricoleet pour approvisionner les citeacutes naissantes raquo (Mazoyer Roudart 1997 p 245-246) Une positionabsolument inverse a eacuteteacute deacutefendue par P Garnsey et R Saller agrave partir drsquoun commentaire plus circonstancieacutedu teacutemoignage de Ciceacuteron (1994 p 141-145)

83 Cf supra chap III p 14484 Cf supra chap III p 14485 Derville 1987 p 1422-142686 Matterne 2003 p 26387 Matterne 2001 p 11088 Stallknecht Gilbertson Ranney 1996

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 182

culture des ceacutereacuteales nues demanderait des investissements dispendieux et peu rentables 89 Crsquoestpourquoi elles sont encore cultiveacutees en Famenne dans le Condroz et en Suisse pourlrsquoeacutepeautre en haute Provence et dans certaines reacutegions montagneuses de lrsquoItalie pourlrsquoengrain 90 dans les Asturies pour lrsquoamidonnier 91 Autour drsquoAmiens contrairement agrave ce quepensait R Agache on peut supposer que sur les terres des villaelig gallo-romaines deacutecrites par luiles ceacutereacuteales vecirctues eacutetaient cultiveacutees de faccedilon extensive car de toute faccedilon les volumesdrsquoamendements disponibles agrave lrsquoeacutepoque nrsquoauraient pas permis drsquoobtenir des rendements eacuteleveacutessur les sols pauvres et crayeux de cette partie de la Picardie

Agrave lrsquoinverse mecircme si cette premiegravere impression reste agrave confirmer il semble bien que laculture des ceacutereacuteales nues qui caracteacuterise agrave la mecircme eacutepoque la production des riches terreslimoneuses et profondes de la Plaine de France soit plutocirct lrsquoapanage de petites exploitationsEn effet dans cette reacutegion situeacutee au nord-est de Paris la densiteacute des villaelig de tailles comparablesagrave celles deacutecouvertes par R Agache dans le Santerre est relativement faible 92 et on peut alorssupposer qursquoune part importante de la production ceacutereacutealiegravere est assureacutee par des petites fermessur lesquelles ont eacuteteacute retrouveacutees presque exclusivement des ceacutereacuteales nues 93

Les forts rendements de bleacute ne doivent donc pas ecirctre systeacutematiquement associeacutes auxexploitations les plus importantes aucun blocage technique nrsquointerdisait agrave lrsquoagricultureromaine drsquoecirctre tregraves productive quand les conditions de culture le permettaient et il serait abusifde consideacuterer lrsquoeacutevolution de la productiviteacute agricole comme un mouvement progressif etininterrompu jusqursquoagrave nos jours Voilagrave les quelques a priori qursquoil eacutetait neacutecessaire de reacutecuseravant de deacutefinir la valeur du rendement moyen du bleacute qui sera utiliseacutee pour le preacutesent essai dequantification Cet exercice critique ne permet pas de la deacuteterminer avec plus drsquoexactitudemais de mieux comprendre sa signification et finalement les limites dans lesquelles elle peutecirctre exploiteacutee Lrsquoobjectif eacutetant de deacutefinir la surface qursquoil est neacutecessaire drsquoemblaver pour apporteragrave la famille type sa ration calorique annuelle on peut prendre le parti de choisir un rapport dubleacute relativement bas en sachant qursquoil eacutetait sans nul doute possible de produire plus mais aussiparfois moins lors des tregraves mauvaises anneacutees

Afin de prendre en consideacuteration la diffeacuterence de rendement entre les bleacutes vecirctus et nus ilest proposeacute de retenir un rapport de quatre pour un pour les premiers et un rapport de cinqpour un pour les seconds Cette hypothegravese de travail nrsquoest pas trop eacuteloigneacutee de celle formuleacuteepar G Comet pour la peacuteriode carolingienne et leacutegegraverement infeacuterieure agrave la valeur moyenneproposeacutee par O de Serres Elle est finalement compatible avec lrsquoeacutevaluation donneacutee parColumelle qui concerne toutes les ceacutereacuteales et qui correspond vraisemblablement agrave un faibleniveau de rentabiliteacute Enfin elle est tregraves proche du rendement calculeacute agrave partir de comparaisonsethnographiques par M Mazoyer et L Roudart alors que ces auteurs soulignent la naturearchaiumlque de lrsquoagriculture romaine 94 On pourra donc difficilement consideacuterer cette eacutevaluationcomme surestimeacutee Au contraire tout porte agrave croire que pour une grande part des petitesexploitations eacutetudieacutees dans ce chapitre le rendement du bleacute srsquoeacutetablissait agrave des niveaux pluseacuteleveacutes

En choisissant un ratio de cinq pour un et avec un semis de 15 hlha on obtient unrendement moyen de 75 hlha soit 6 hlha en retranchant le volume de semences Pour

89 Veen Palmer 1997 p 17790 Troccoli Codianni 200591 Oliveira 200192 Ouzoulias Petit Van Ossel 2002 p 29-3093 Matterne 2003 p 26394 Mazoyer Roudart 1997 p 243

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 183

produire les 23 hl de bleacute nu dont la famille type a besoin il faut donc emblaver un peu moinsde 4 ha

Pour les bleacutes vecirctus avec un rapport de quatre pour un et un semis de 34 hlha la reacutecolteest de 136 hlha de grains non mondeacutes et de 102 hlha en retranchant la semence Il est doncneacutecessaire drsquoemblaver un peu moins de 5 ha pour reacutecolter les 49 hl de bleacute qui constituent laration annuelle de la famille type

Rapport Semis Rendementbrut

Rendementmoins lasemence

Volumede la rationannuelle

Volumetotal

produit

Poidstotal

produit

Surfaceemblaveacutee

Bleacutes nus 5 pour 1 15 hlha 75 hlha 6 hlha 23 hl 287 hl 2 156 kg asymp 4 ha

Bleacutes vecirctus 4 pour 1 34 hlha 136 hlha 102 hlha 49 hl 653 hl 2 940 kg asymp 5 ha

Tableau 9 Reacutecapitulatif des donneacutees utiliseacutees pour lrsquoestimation de la surface emblaveacutee

Dans un monde ideacuteal ougrave la terre porterait chaque anneacutee sans ajout drsquoengrais des reacutecoltesabondantes dans lequel les bacirctiments les outils et les becirctes de somme nrsquoauraient pas besoindrsquoecirctre ni entretenus ni remplaceacutes et ougrave les paysans ne paieraient aucun impocirct ou loyer lafamille type pourrait assurer son existence en cultivant quatre ou cinq hectares de bleacuteMalheureusement pour elle lrsquoacircpre reacutealiteacute de lrsquoexistence la condamne agrave pourvoir agrave toutes cesneacutecessiteacutes et oblige donc agrave srsquoy inteacuteresser pour tenter de donner un peu de creacutedit agrave ce travail dequantification Il convient tout drsquoabord de se demander dans quelles conditions il est possiblede cultiver de faccedilon peacuterenne des ceacutereacuteales sur une mecircme parcelle

Les amendementsPour reacutepondre briegravevement agrave cette question on peut consideacuterer en simplifiant agrave lrsquoextrecircme qursquoilsuffit de respecter une contrainte physique toute simple Les plantes puisent dans le sol lescomposants organiques et mineacuteraux dont elles ont besoin pour leur croissance Apregraves unepremiegravere reacutecolte si lrsquoon veut qursquoelles poussent dans les mecircmes conditions il faut restituer ausol une quantiteacute de nutriments au moins eacutequivalente agrave celle qursquoelles ont consommeacutee Sans cetapport les ressources de la terre vont deacutecroicirctre jusqursquoagrave un seuil en dessous duquel toute culturedeviendra impossible Bien entendu le sol a besoin drsquoeau et de faccedilons culturales qui favorisentle deacuteveloppement de la plante Mais ces opeacuterations sont drsquoune faible utiliteacute si son potentiel nrsquoapas eacuteteacute au moins en partie reconstitueacute

Agrave lrsquoopposeacute de ce que les Physiocrates J Tull 95 A Dureau de La Malle ou drsquoautres auteursapregraves eux ont eacutecrit les sources antiques apportent le teacutemoignage drsquoune appreacutehensionempirique de ce processus par les Anciens Ainsi Columelle ouvre le livre II du De re rusticapar une reacutefutation des ideacutees de plusieurs auteurs dont Tremellius qui soutiennent que la terrefatigueacutee drsquoavoir tant donneacute est arriveacutee agrave lrsquoacircge de la vieillesse Il deacutenonce cette theacuteorie enarguant que contrairement agrave lrsquohomme qui ne peut rajeunir le sol peut produire de nouveauquand il est quelque temps laisseacute sans culture Il explique ensuite qursquoune terre retourneacutee agrave lafriche et cultiveacutee de nouveau donne des reacutecoltes plus abondantes non gracircce au repos qursquoelle apris mais parce qursquoelle a eacuteteacute enrichie pendant plusieurs anneacutees par les feuilles et les herbesqursquoelle a reccedilues Degraves qursquoil a eacutepuiseacute cette nourriture le sol se met de nouveau agrave laquo maigrir raquo Ilconclut donc que les terres ne srsquoappauvrissent pas sous lrsquoeffet de la fatigue mais par manquedrsquoentretien Pour maintenir leur feacuteconditeacute il faut leur apporter freacutequemment des engrais et

95 Cf supra chap I p 25

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 184

dans des proportions adapteacutees 96 car ils sont pour le sol une laquo sorte de nourriture quilrsquoengraisse raquo 97

Varron plus pratique preacutecise qursquoil faut meacutenager la terre en espaccedilant les ensemencementsou en diminuant leur volume pour qursquoils laquo sucent raquo moins la terre 98 Lrsquoutilisation du verbesugere prouve que lui aussi a compris que les plantes ont besoin drsquoecirctre alimenteacutees Dans unchapitre preacuteceacutedent il a montreacute que tous les sols nrsquoavaient pas les mecircmes aptitudes agrave laquo nourrir raquoles plantes et que certaines terres grasses pouvaient produire chaque anneacutee 99 Il deacutesigne ce solpar le terme restibilis et le distingue du ueruactum qui doit laquo se reposer raquo de temps entemps 100

Les connaissances de lrsquoeacutepoque nrsquooffraient pas agrave Varron les moyens de comprendre la naturedu pheacutenomegravene qui permet agrave certains sols de reconstituer leur valeur agricole On saitaujourdrsquohui que lrsquoalteacuteration du substrat geacuteologique la fixation de lrsquoazote de lrsquoair par des micro-organismes ou des veacutegeacutetaux enrichissent les sols en mineacuteraux Lorsque les conditionsclimatiques et la composition des sols sont favorables cet apport en nutriments peutcompenser les pertes inheacuterentes agrave la culture et assurer ainsi un niveau de fertiliteacute suffisant Cepheacutenomegravene naturel de renouvellement des sols est complexe et deacutetermine en lrsquoabsencedrsquoamendement des degreacutes de productiviteacute de la terre tregraves variables Par exemple agrave Rothamsteden Grande-Bretagne de 1852 agrave 1925 des parcelles cultiveacutees sans aucun engrais ont donneacute dixquintaux de bleacute agrave lrsquohectare pendant toute cette peacuteriode soit environ 13 hlha 101

Pour accroicirctre cet apport naturel ou le suppleacuteer quand il est trop faible ou inexistant il fautespacer les reacutecoltes ou rendre aux sols les eacuteleacutements qursquoils ont perdus Durant lrsquoAntiquiteacute cesamendements proviennent essentiellement des deacutejections des animaux Encore une foiscontrairement agrave lrsquoimage imposeacutee par la litteacuterature agronomique et historique depuis leXVIIIe s jusqursquoagrave nos jours les sources font apparaicirctre la recherche et la gestion desamendements comme une des preacuteoccupations majeures de lrsquoagriculture romaine Dans et pregravesdes centres urbains les engrais collecteacutes proviennent des excreacutements des animaux et deshommes de leurs litiegraveres et de toutes les boues de la ville Autant de matiegraveres que le roiGontran fait jeter aux visages des ambassadeurs de Chiledebert lors de plaids tenus agravePoitiers 102 Cette anecdote rappelle de maniegravere cocasse que la ville est aussi une grande eacutetable

Agrave la campagne les champs reccediloivent les excreacutements des animaux qui y paissent ou le fumierqui a eacuteteacute tireacute des eacutetables Dans le premier cas pour que le bilan entre la quantiteacute de veacutegeacutetauxabsorbeacutes et les deacutejections rejeteacutees soit positif pour la parcelle il faut que les animaux se

96 laquo At cum perruptae rastris et aratris radices herbarum ferroque succisa nemora frondibus suis desierunt alerematrem quaeque temporibus autumni frutectis et arboribus delapsa folia superiaciebantur mox conuersauomeribus et inferiori solo quod plerumque est exilius permixta atque absumpta sunt sequitur ut destitutapristinis alimentis macrescat humus Non igitur fatigatione quemadmodum plurimi crediderunt nec senio sednostra scilicet inertia minus benigne nobis arua respondent Licet enim maiorem fructum percipere si frequenti ettempestiua et modica stercoratione terra refoueatur raquo (Columelle De re rust II 1 6-7)

97 laquo Prius tamen quam exilem terram iteremus stercorare conueniet nam eo quasi pabulo gliscit raquo (Columelle Dere rust II 5 1)

98 laquo Agrum alternis annis relinqui oportet aut paulo leuioribus sationibus id est quae minus sugunt terram raquo(Varron Res rust I 44 3)

99 laquo Itaque in tenui ut in Pupinia neque arbores prolixae neque uites feraces neque stramenta uidere crassa possisneque ficum mariscam et arbores plerasque ac prata retorrida muscosa Contra in agro pingui ut in Etruria licetuidere et segetes fructuosas ac restibilis et arbores prolixas et omnia sine musco raquo (Varron Res rust I 9 5-6)

100 laquo Illut quoque multum interest in rudi terra an in ea seras quae quotannis obsita sit quae uocatur restibilis anin ueruacto quae interdum requierit raquo (Varron Res rust I 44 2)

101 Sigaut 1992 p 398102 laquo Tunc rex his verbis succensus iussit super capita euntium proici aequorum stercora putrefactas astulas paelas ac

faenum putridine dissolutum ipsumque foetidum urbis lutum raquo (Greacutegoire de Tours Hist Franc VII 14)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 185

nourrissent sur une autre terre que celle qursquoils doivent fumer 103 Le meilleur rendementsrsquoobtient en envoyant dans la journeacutee le beacutetail dans le saltus et en le parquant la nuit sur laterre agrave enrichir On obtient un reacutesultat eacutequivalent en le nourrissant sur la mecircme parcelle avecdu fourrage reacutecolteacute ailleurs

Lrsquoautre solution consiste agrave extraire le fumier des eacutetables Plus la stabulation est longue plusla quantiteacute de fumier est importante et plus la demande de fourrage sera eacuteleveacutee Il est alorsneacutecessaire drsquoorganiser sa production en entretenant des prairies de fauche Il srsquoagit drsquounsystegraveme agraire complexe qui eacutetait sans nul doute parfaitement maicirctriseacute durant lrsquoAntiquiteacuteromaine Les Agronomes ne le deacutecrivent pas dans sa totaliteacute mais renseignent chacune de seseacutetapes

Varron deacutecrit par exemple les qualiteacutes des diffeacuterentes fumures et conseille de placer le tasde fumier pregraves de la ferme laquo pour qursquoil puisse ecirctre eacutevacueacute avec le minimum de travail raquo 104 Ilpreacuteconise de constituer deux tas diffeacuterents afin drsquoutiliser de preacutefeacuterence le fumier le plus ancienqui est de meilleur rapport 105 Columelle est le plus complet sur la faccedilon dont il faut eacutepandrele fumier dans les champs Il propose ainsi drsquoen disperser vingt-quatre charreteacutees par jugegraverepour les sols de plaine 106 et de le disposer en fumerons 107 de cinq modii tous les huitpieds 108 Cela repreacutesente une quantiteacute de fumier drsquoenviron 468 tonnes par hectare 109 EnFrance au deacutebut du siegravecle dernier on utilisait de 20 t agrave 30 t de fumier agrave lrsquohectare dans laplupart des reacutegions Sur les grosses exploitations de lrsquoIcircle-de-France et de la Beauce on enreacutepandait 50 tha et jusqursquoagrave 100 tha sur les meilleurs terres du Nord 110

Columelle preacutesente donc les caracteacuteristiques techniques drsquoune ceacutereacutealiculture intensive quiobtient sans nul doute des rendements bien plus eacuteleveacutes que le rapport de quatre pour un qursquoilmentionne pour lrsquoItalie Elle oblige agrave eacutelever un beacutetail nombreux agrave le garder le plus longtempspossible agrave lrsquoeacutetable et par suite agrave le nourrir avec des fourrages abondants Comme le disait enpeu de mots la sentence populaire rapporteacutee par O de Serres laquo Si le bœuf a rempli ta grangecrsquoest aussi le bœuf qui la mange raquo 111 Autrement dit plus les emblavures reccediloivent de fumureplus lrsquoeacutetable doit ecirctre grande et plus les preacutes de fauche sont eacutetendus Varron preacutecise bien pourson lecteur que lrsquoherbe que lrsquoon fait pousser doit ecirctre reacuteserveacutee exclusivement agrave la fenaison etpar suite proteacutegeacutee de la dent du beacutetail et mecircme du pied de lrsquohomme 112 Il preacutecise ensuite avecbeaucoup de deacutetails tous les soins qursquoil convient drsquoapporter agrave la fenaison une fois segraveche

103 Mazoyer Roudart 1997 p 234104 laquo Stercilinum secundum uillam facere oportet ut quam paucissimis operis egeratur raquo (Varron Res rust I 38 3)105 laquo Secundum uillam duo habere oportet stercilina aut unum bifariam diuisum Alteram enim partem fieri oportet

[uillam] nouam alteram ueterem tolli in agrum quod enim quam recens quod confracuit melius raquo (Varron Resrust I 13 4)

106 laquo Iugerum autem desiderat quod spissius stercoratur vehes quattuor et viginti quod rarius duodeuiginti raquo(Columelle De re rust II 5 1)

107 laquo Petits tas de fumier disposeacutes dans les champs agrave intervalles eacutegaux et qursquoon eacutepand avant le labourage raquo(Lachiver 1997 p 833)

108 laquo In campo rarius in colle spissius acerui stercoris instar quinque modiorum disponentur atque in plano pedesinterualli quoquouersus octo in cliuo duobus minus relinqui sat erit raquo (Columelle De re rust II 5 1)

109 Cinq modii tous les huit pieds font 4368 litres pour 559 m2 soit environ 78 000 l pour un hectare Unmegravetre cube de fumier pesant agrave peu pregraves 600 kg on obtient une valeur drsquoenviron 46 800 kgha On neconnaicirct pas le volume des charreteacutees (uehes) de Columelle mais en retenant le total de 46 800 kgha il fautenviron vingt-quatre charreteacutees drsquoun peu moins de 500 kg pour un jugegravere Crsquoest la charge drsquoune voitureleacutegegravere agrave deux ou quatre roues tireacutee par deux mules ou deux acircnes acircgeacutes (Raepsaet 2002 p 277)

110 Chancrin Dumont 1921 t 1 p 716111 Serres 1600 p 52112 laquo Contra herba in pratis ad spem faenisiciae nata non modo non euellenda in nutricatu sed etiam non calcanda

Quo et pecus ab prato ablegandum et omne iumentum etiam hominem Solum enim hominis exitium herbae etsemitae fundamentum raquo (Varron Res rust I 47)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 186

lrsquoherbe doit ecirctre faucheacutee puis retourneacutee avec de petites fourches lieacutee en bottes et transporteacutee agravela villa 113

On trouve dans la Vita Martini de Venance Fortunat une eacutevocation tregraves poeacutetique deslaquo vertus raquo de la prairie de fauche Rapportant une parabole de Martin il oppose sa laquo virginiteacute raquosa valeur et la richesse de ce qursquoelle offre agrave la grossiegravereteacute drsquoune friche laisseacutee agrave lrsquoabandon et agravelrsquoasservissement de la prairie tondue par la dent du beacutetail

Un autre jour encore regardant des pregraves verdoyants ndash une partie en eacutetait brouteacutee une partie fouilleacuteeune partie formait une terrasse fleurie fouilleacutee par les porcs brouteacutee par les vaches couronneacutee defleurs ndash le saint tire alors des trois eacutetats une triple comparaison laquo La partie fouilleacutee bonne pour leslaicircches est lrsquoimage de lrsquoadultegravere hideux celle dont lrsquoherbe est tondue figure le mariage la troisiegravemecoloreacutee de violettes symbolise la virginiteacute couverte drsquoune herbe touffue elle produit du fourrageabondant pareacutee de fleurs elle est digne de Dieu plus appreacuteciable que les gemmes plus rayonnante quela pourpre 114

Pour que le foin garde tout son attrait pour le beacutetail Varron deacuteconseille de le laisser enmeule dehors et propose de le mettre agrave lrsquoabri dans un bacirctiment approprieacute la grange 115 Lespreacutes de fauche le foin gardeacute dans la grange et donneacute au beacutetail dans lrsquoeacutetable le fumier deacuteposeacuteen tas puis eacutepandu sur les emblavures et enfin la paille de la moisson servant de litiegravere auxanimaux sont les eacuteleacutements de ce systegraveme agraire qursquoune analyse technique objective desAgronomes latins permet de reconstituer (Planche 21) Il peut faire lrsquoobjet de multiplesajustements pour lrsquoadapter agrave la varieacuteteacute des situations locales et aux choix eacuteconomiques delrsquoexploitant mais son principe geacuteneacuteral regravegle lrsquoorganisation drsquoune des formes les plus intensivesde la ceacutereacutealiculture romaine Elle est pratiqueacutee dans ses principes geacuteneacuteraux au moins jusqursquoagravelrsquoeacutepoque de Palladius car celui-ci la deacutecrit agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute dans des termes tregraves prochesde ceux utiliseacutes par ses devanciers

Ce systegraveme agraire a eacuteteacute analyseacute avec soin par de nombreux historiens M Mazoyer etL Roudart ont montreacute reacutecemment combien les diffeacuterents eacuteleacutements qui le composent sontinterdeacutependants et rendent indissociables ceacutereacutealiculture et eacutelevage Neacuteanmoins apregraves denombreux auteurs ils en situent la mise en place vers la fin du premier milleacutenaire etconsidegraverent qursquoil constitue lrsquoun des moteurs essentiels de la laquo reacutevolution agricole du MoyenAcircge raquo 116 Lrsquoanathegraveme lanceacutee jadis par A Dureau de La Malle contre lrsquoagriculture romaine 117

continue de peser sur elle et empecircche drsquoadmettre qursquoelle ait pu atteindre en certainesoccasions de hauts niveaux de techniciteacute Une grande partie de la critique estime toujours queles sources agronomiques exposent des principes theacuteoriques rarement mis en application et

113 laquo Dicam inquit de fructibus maturis capiendis Primum de pratis summissis herba cum crescere desiit et aestuarescit subsecari falcibus debet et quaad perarescat furcillis uersari cum peraruit de his manipulos fieri ac uehiad uillam Tum de pratis stipulam rastellis eradi atque addere faenisiciae cumulum raquo (Varron Res rust I 47)

114 laquo Hinc iterum cernens uernantia prata beatusndash pars pastus pars fossus erat pars floreus aggersed sue confossus boue pastus flore comatus ndashconparat ergo tribus sanctus tria nomina rebus ldquoTurpis adulterii species est fossa carectisherbaque coniugii retinet detonsa figuramest par uirginibus uiolis quae uernat imagoherbis luxurians faeno apta et flore decoradigna deo gemmis ratior radiantior ostrordquo raquo (Venance Fortunat Vita Martini Livre II 379-387) Cetteparabole est deacutejagrave citeacutee de faccedilon beaucoup plus laconique par Sulpice Seacutevegravere dans ses Dialogi (II 10)

115 laquo Primum faenisiciae conduntur melius sub tecto quam in aceruis quod ita fit iucundius pabulum Ex eointellegitur quod pecus utroque posito libentius est raquo (Varron Res rust I 56)

116 Mazoyer Roudart 1997 p 260 et 281117 Cf supra chap I p 31

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 187

que dans leur ensemble les techniques agraires de lrsquoAntiquiteacute sont resteacutees tregraves primitives 118La reacutefutation meacutethodique de ces ideacutees par J K von Rodbertus-Jagetzow et son plaidoyer tregravesconvaincant en faveur drsquoune lecture plus technique et moins ideacuteologique de la litteacuteratureagronomique continuent drsquoecirctre ignoreacutes 119

Non seulement les Agronomes latins fournissent les preuves indeacuteniables que le systegravemeagraire qui vient drsquoecirctre deacutecrit a eacuteteacute adopteacute en Italie dans des proportions qui restent agravedeacuteterminer mais en plus lrsquoarcheacuteologie atteste de sa diffusion dans les campagnes gauloises Eneffet de nombreux indices laissent agrave penser que plusieurs des eacuteleacutements dont il est composeacuteeacutetaient en place en Gaule degraves avant la conquecircte et qursquoil a connu des perfectionnementsdeacutecisifs durant les premiers siegravecles de lrsquoegravere Tout drsquoabord il faut rappeler que la faux quifacilite grandement la fenaison et preacuteserve les jeunes pousses est une innovation gauloiseattesteacutee degraves le IIe s aC 120 Ensuite srsquoil est difficile de suivre preacuteciseacutement lrsquoapparition etlrsquoextension de la grange et de lrsquoeacutetable il ne fait aucun doute que ces deux types de bacirctimentssont devenus sous des formes diverses des annexes agricoles essentielles dans la plupart desexploitations gallo-romaines La place manque pour preacutesenter dans le deacutetail les sourcesarcheacuteologiques qui permettraient de corroborer pleinement cette assertion et puisqursquoil faut sereacutesoudre agrave ne preacutesenter qursquoun seul exemple on choisira celui de la villa de Champion dont lafouille et lrsquoeacutetude complegravete ont eacuteclaireacute drsquoun jour nouveau lrsquoeacuteconomie agraire drsquoune grandeexploitation gallo-romaine

Avant lrsquoeacutepoque seacuteveacuterienne au cours de laquelle lrsquoabandon de plusieurs bacirctiments agricolessemble indiquer un changement majeur de lrsquoeacuteconomie de la villa la pars rustica comprend ungrenier (Planche 22 bacirct I) une grange (bacirct C et C) et sans doute une ou plusieurs eacutetablessitueacutees dans la laquo zone drsquoactiviteacute nord raquo La pratique de lrsquoeacutelevage est confirmeacutee par lrsquoanalyse despollens des restes osseux et la preacutesence drsquoun fragment de grande faux 121 La taille imposantede la grange amegravene agrave supposer une importante production de fourrage La ceacutereacutealiculture estaussi bien attesteacutee par lrsquoarcheacuteologie mecircme si la superficie du grenier nrsquoautorise pas agrave restituerle stockage drsquoimportants surplus dans la villa 122 Neacuteanmoins la preacutesence cocircte agrave cocircte dugrenier et de la grange dans un secteur de la pars rustica donnant accegraves au bacirctiment reacutesidentielest consideacutereacutee avec justesse par les auteurs comme lrsquoaffirmation architecturale de lapreacutepondeacuterance et de la compleacutementariteacute de la culture des ceacutereacuteales et de lrsquoeacutelevage danslrsquoeacuteconomie de la villa de Champion 123

Quelque suggestif que soit cet exemple il ne suffit pas agrave deacutemontrer deacutefinitivementlrsquohypothegravese de la pratique courante en Gaule du systegraveme agraire associant eacutetroitement laceacutereacutealiculture et lrsquoeacutelevage Il indique toutefois la voie agrave suivre et montre tout ce que lrsquoon peutespeacuterer drsquoune analyse archeacuteologique renouveleacutee des bacirctiments des productions et des pratiquesagraires En ce qui concerne les problegravemes deacutebattus dans ce chapitre cet excursus amegravene deuxquestions en partie lieacutees Drsquoune part est-il leacutegitime de recourir librement aux teacutemoignages desAgronomes latins pour appreacutehender lrsquoagriculture de la Gaule et drsquoautre part dans quelles

118 La deacutemonstration administreacutee par K D White drsquoune utilisation efficace et reacutefleacutechie des engrais (1970p 144-145) est ainsi resteacutee ignoreacutee de la plupart des travaux sur lrsquoagriculture romaine M-Cl Amouretti asouligneacute que le jugement tregraves neacutegatif porteacute par les manuels franccedilais sur lrsquoagriculture de la Gregravece antiquemeacuteritait aussi agrave tout le moins drsquoecirctre seacuterieusement nuanceacute et reacuteviseacute (1986 p 51 note 1)

119 Cf supra chapitre II p 75120 Malrain Matterne Meacuteniel 2002 p 125121 Van Ossel 2001122 Van Ossel Defgneacutee 2001 p 231-237 La superficie du grenier est estimeacutee agrave 36 m2 Le volume de ceacutereacuteales

serreacutees pourrait ecirctre de 120 hl (note 102 p 232) soit plus de cinq fois celui de la ration annuelle de lafamille type

123 Van Ossel Defgneacutee 2001 p 233

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 188

mesures le systegraveme agraire qui vient drsquoecirctre deacutecrit a-t-il eacuteteacute mis en œuvre par les petitesexploitations familiales eacutetudieacutees tout drsquoabord

Les travaux des Agronomes constituent un corpus essentiel et unique pour comprendre lesmotivations sociales et eacuteconomiques des proprieacutetaires terriens les choix auxquels ils sontconfronteacutes dans leur gestion de la main-drsquoœuvre servile et salarieacutee les raisons qui les poussent agravepreacutefeacuterer le faire-valoir direct agrave lrsquoaffermage lrsquoeacutelevage ou la vigne agrave la ceacutereacutealiculture Mais leurscommentaires leurs argumentations et leurs solutions bonnes ou mauvaises inteacuteressent aupremier chef lrsquoagriculture italienne de leurs temps et reacutevegravelent des deacutecisions eacuteconomiques et dessituations historiques contrasteacutees 124 Sans mecircme invoquer les diffeacuterences climatiques et lescaractegraveres speacutecifiques de lrsquoagriculture meacutediterraneacuteenne ce corpus ne peut ecirctre exploiteacute sansdiscernement quels que soient les siegravecles les reacutegions les terroirs et les exploitations On ne litpas les Agronomes comme on consulte le Larousse agricole de 1921

Pour autant leurs discours plus ou moins eacutelaboreacutes et normatifs reposent neacutecessairement surdes reacutealiteacutes des observations et des pratiques agronomiques eacuteprouveacutees empiriquement ettransmises par des geacuteneacuterations drsquoagriculteurs Si lrsquoon prend soin de les appreacutehender dans lacoheacuterence du systegraveme agraire qursquoelles constituent et drsquoeacutevaluer leur vraisemblance par le biaisdrsquoune analyse reacutegressive meneacutee jusqursquoagrave lrsquoeacutemergence des agricultures modernes 125 elles peuventcontribuer efficacement agrave la compreacutehension des informations livreacutees par lrsquoarcheacuteologie Laconfrontation de ces deux types de sources eacutetant de toute faccedilon une condition essentielle dela reacuteflexion sur lrsquoagriculture des socieacuteteacutes du passeacute Il a eacuteteacute montreacute dans le chapitre preacuteceacutedentles errements auxquels aboutissait une histoire des campagnes gallo-romaines eacutelaboreacutee sansexamen preacutealable de la documentation archeacuteologique

Peut-on consideacuterer alors comme R Agache 126 et drsquoautres auteurs apregraves lui 127 quelrsquoeacuteconomie agraire pratiqueacutee par les proprieacutetaires des villaelig gallo-romaines est celle deacutecrite parles Agronomes Certainement si lrsquoon eacutevoque les techniques et les pratiques agrairescommunes aux deux agricultures Ainsi comme on lrsquoa vu lrsquoassociation eacutetroite de laceacutereacutealiculture et de lrsquoeacutelevage dans un systegraveme caracteacuteriseacute par la production de foin lastabulation du beacutetail et lrsquoeacutepandage du fumier nrsquoest pas une speacutecificiteacute de lrsquoagriculture italienneCependant il serait captieux de consideacuterer que son adoption par les proprieacutetaires gallo-romainssoit une conseacutequence directe de la conquecircte Rome nrsquoa pas introduit sur le sol de la Gauleaupregraves de populations voueacutees agrave une agriculture archaiumlque des faccedilons culturales totalementnovatrices et complegravetement ignoreacutees drsquoelles

Sans nier lrsquoimportance des eacutechanges entre la Gaule et le monde meacutediterraneacuteen notammenten ce qui concerne la viticulture et lrsquooleacuteiculture lrsquoarcheacuteologie et mecircme les Agronomes latinsapportent suffisamment de preuves de lrsquooriginaliteacute de lrsquoagriculture gauloise pour envisager uneeacutevolution parallegravele et plus ou moins convergente des deux eacuteconomie agraires Lrsquoanalyse desexploitations agricoles de La Tegravene et de leurs productions montre un progressif mais deacutecisifperfectionnement des techniques agricoles qui se caracteacuterise notamment par lrsquoabandon descultures les moins rentables au profit drsquoespegraveces plus avantageuses mais plus exigeantes et parlrsquoextension des terres cultiveacutees 128 Que ce processus ait connu un deacuteveloppement sanspreacuteceacutedent agrave la suite de lrsquoincorporation de la Gaule agrave lrsquoEmpire est indeacuteniable Qursquoil ait eu pourconseacutequence de modifier radicalement les formes sociales et eacuteconomiques de la production

124 Ph Leveau in Leveau Silliegraveres Vallat 1993 p 80-81125 Comet 1992 p 593126 Cf supra chap III p 153127 laquo [hellip] la villa est aussi un ensemble de bacirctiments caracteacuteristique drsquoune mise en valeur des sols obeacuteissant aux

principes de rentabiliteacute deacutefinis par les agronomes latins raquo (Leveau Gros Treacutement 1999 p 287-288)128 Malrain Matterne Meacuteniel 2002 p 73-74

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 189

agricole reste agrave deacutemontrer Autrement dit lrsquoapparition drsquoexploitations de grande taille doteacuteesde bacirctiments agricoles grange grenier eacutetable en nombre et en importance inconnusjusqursquoalors nrsquoapporte pas la preuve deacutecisive de lrsquoadoption par leurs proprieacutetaires du laquo systegravemeesclavagiste raquo deacutecrit par certains des Agronomes et attribueacute abusivement agrave lrsquoensemble delrsquoeacuteconomie agraire de lrsquoItalie Encore une fois il convient drsquoexaminer avec la plus grandecirconspection les raisonnements qui associent a priori des pratiques culturales agrave des typesdrsquoexploitation et des reacutegimes agraires

Agrave lrsquoinverse on ne peut eacutecarter par principe lrsquohypothegravese que les petites exploitations aientpu mettre agrave profit ceteris paribus un systegraveme agraire aussi complexe que celui deacutecrit plus hautEn theacuteorie rien nrsquointerdisait drsquoun point de vue technique agrave la famille type eacutetudieacutee icidrsquoentretenir des prairies de fauche de manier la faux de retenir le beacutetail dans une eacutetable et detransporter et drsquoeacutepandre le fumier dans les emblavures Lrsquoarcheacuteologie atteste drsquoailleurs la largediffusion dans les campagnes gauloises des moyens de transport leacutegers et lrsquoexistence debacirctiments agricoles qui regroupent sous un mecircme toit lrsquoeacutetable et la grange En pratiquetoutefois la production drsquoune grande quantiteacute de fumier exigeait des surfaces de prairie et unnombre de tecirctes de beacutetail trop importants pour une petite exploitation Ainsi lrsquoenrichissementselon les normes de Columelle des 4 ha drsquoemblavures de la famille type aurait demandeacute plusde 194 t de fumier soit la quantiteacute produite par treize vaches pendant un an agrave la condition derecueillir la totaliteacute de leurs deacutejections 129 Mecircme en reacuteduisant de moitieacute les apports de fumierpar hectare il serait neacutecessaire drsquoeacutelever toute lrsquoanneacutee un petit troupeau drsquoune demi-douzaine devaches Leur alimentation demande 36 t de foin ce qui correspond agrave la production drsquouneprairie de fauche drsquoune superficie drsquoenviron 33 ha ou de 15 ha si le regain est abondant 130

Cette estimation mecircme tregraves approximative permet de prendre la mesure de la diffeacuterencedrsquoeacutechelle qui devait exister entre une petite exploitation agricole et une villa comme celle deChampion La premiegravere nrsquoavait sans doute par les terres suffisantes pour entretenir plus dedeux ou trois tecirctes de gros beacutetail un bœuf ou une vache pour le trait et le labour une oudeux autres pour le lait les veaux et la viande apregraves la reacuteforme Ce beacutetail se nourrissait dans lesaltus sur les terres agrave bleacute apregraves la moisson dans des pacirctis mais aussi agrave lrsquoeacutetable avec le foin coupeacutedans quelques bonnes prairies Il faut donc ajouter un ou deux hectares de preacutes aux quatre oucinq hectares drsquoemblavures de lrsquoexploitation de la famille type Neacuteanmoins le fumier devaitecirctre rare et reacuteserveacute agrave quelques arpents cultiveacutes avec grand soin Pour apporter tout de mecircmedes engrais aux emblavures il existait plusieurs autres types de solutions

La premiegravere consistait agrave eacutepandre sur ces terres des veacutegeacutetaux preacuteleveacutes dans le saltus Ilspouvaient preacutealablement avoir eacuteteacute eacutetendus sur les chemins ou mieux dans les cours de ferme etainsi enrichis des deacutejections des animaux Cette pratique appeleacutee soutrage eacutetait tregraves largementutiliseacutee dans certaines reacutegions durant la peacuteriode moderne 131 Lrsquoautre ressource est celle deacutejagraveeacutevoqueacutee du parcage Lrsquoeacutelevage des moutons se reacutevegravele alors drsquoun grand inteacuterecirct Moins exigeantsque les bovins ils peuvent consommer la paille laisseacutee dans les chaumes apregraves la moisson etrestituer de cette faccedilon une partie des eacuteleacutements nutritifs aux emblavures Il est ensuite plusfacile de nourrir des moutons dans le saltus ou sur la vaine pacircture Varron dans le deuxiegravemechapitre du livre II qursquoil consacre entiegraverement agrave lrsquoeacutelevage des ovins explique qursquoil faut leconduire dans les chaumes pour qursquoil srsquoy nourrisse et qursquoil engraisse le sol avec ses

129 Une vache de 500 kg produit environ 15 t de fumier par an (Chancrin Dumont 1921 t 1 p 711)130 Un bœuf au travail ou une vache laitiegravere a besoin drsquoune ration quotidienne drsquoune quinzaine de kilogrammes

de foin Il consomme donc agrave peu pregraves 6 t de foin par an (Chancrin Dumont 1921 t 2 p 470) Laproduction drsquoune prairie de fauche drsquoun hectare eacutetant de 2 t de foin (t 2 p 424) il faut 3 ha de prairiepour nourrir un bœuf ou une vache pendant un an et 15 ha srsquoil est possible de reacutealiser une seconde coupe

131 Sigaut 1992 p 399

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 190

deacutejections 132 Lrsquoutilisation des moutons pour la fertilisation des terres agrave bleacutes est par la suitebien attesteacutee par lrsquohistoire agraire Elle a ainsi joueacute un rocircle majeur dans le deacuteveloppement de laceacutereacutealiculture sur les plateaux calcaires du Nord de lrsquoEst et du Bassin parisien 133

Lrsquoarcheacuteologie des vestiges osseux et des restes carpologiques a montreacute que cette associationeacutetait attesteacutee degraves lrsquoAntiquiteacute sur les terres limoneuses et profondes du Bassin parisien Dans lesud de la Picardie et en Icircle-de-France les exploitations agricoles qui livrent la plus grandeproportion de ceacutereacuteales nues sont aussi celles sur lesquelles les teacutemoins de lrsquoeacutelevage du moutonsont les plus nombreux En revanche sur les sols tregraves calcaires de la partie nord-ouest duBassin parisien les bleacutes vecirctus sont dominants et le mouton moins bien repreacutesenteacute 134 Il estdonc fort probable que durant lrsquoAntiquiteacute au moins dans cette partie de la Gaule ledeacuteveloppement de la culture du froment ait accru le besoin de fumure qui aurait eacuteteacute satisfaitnon par lrsquoeacutelevage du gros beacutetail mais gracircce au parcage des moutons sur les emblavures Il nrsquoestpas ininteacuteressant drsquoobserver que cette pratique semble avoir eacuteteacute aussi adopteacutee sur de petitesexploitations agricoles comme le site de Marolles-sur-Seine le Chemin de Sens qui serarapidement preacutesenteacute plus loin

La gestion des engrais obeacuteit bien entendu agrave des strateacutegies drsquoune tregraves grande diversiteacute dontil nrsquoest pas possible de rendre compte ici Mais dans tous les cas elles obligent agrave consacrer ausol entre deux moissons des faccedilons culturales plus ou moins nombreuses et complexesdestineacutees agrave lui restituer ses capaciteacutes productrices Ainsi la terre doit ecirctre nettoyeacutee et aeacutereacuteeavant de recevoir les semences Il faut de plus lui laisser le temps drsquoassimiler les nutrimentsqursquoelle a reccedilus Apregraves les moissons il nrsquoest donc ordinairement pas possible de semer denouveau des ceacutereacuteales agrave lrsquoautomne Le laps de temps qui srsquoeacutecoule entre deux semailles deacutepend dela peacuteriode agrave laquelle les ceacutereacuteales sont planteacutees du type drsquoengrais utiliseacute et du nombre de faccedilonsculturales reccedilues par la terre Il est douteux que la famille type puisse semer la totaliteacute de sesquatre ou cinq hectares tous les ans Elle a sans doute besoin drsquoune plus grande superficiedrsquoemblavures pour reacutecolter le volume de ceacutereacuteales destineacutees agrave sa consommation Pourpoursuivre lrsquoessai de quantification entrepris ici il faut donc tenter drsquoeacutevaluer les incidences dela succession des cultures sur la quantiteacute de terres cultiveacutees chaque anneacutee

La succession des culturesApregraves la moisson en juillet ou en aoucirct selon les anneacutees les climats et les varieacuteteacutes semeacutees laterre peut connaicirctre diffeacuterentes fortunes selon sa valeur et le systegraveme agraire pratiqueacute Tregravesexceptionnellement le sol peut recevoir degraves le mois drsquooctobre suivant une nouvelle culture deceacutereacuteales Comme on lrsquoa vu plus haut Varron rapporte que cette fertiliteacute hors du commun estobtenue sur certaines terres de lrsquoEacutetrurie qursquoil appelle restibilis ager 135 Cette expression adonneacute dans lrsquoancienne France le verbe restoubler qui deacutesigne preacuteciseacutement la pratiqueconsistant agrave semer sur la mecircme terre une ceacutereacuteale agrave chaque automne M-Cl Amouretti aeacutetabli que dans lrsquoAntiquiteacute le terme avait une acception plus eacutetendue et srsquoappliquait agrave tous lescycles agraires dans lesquels apregraves la moisson on semait des ceacutereacuteales ou des leacutegumineuses agravelrsquoautomne ou au printemps de lrsquoanneacutee suivante 136 Les Agronomes latins distinguentclairement ce systegraveme de celui qui preacuteserve la terre de toute nouvelle culture pendant au moinsun an

132 laquo Quibus in locis messes sunt factae inigere est utile duplici de causa quod et caduca spica saturantur et obtritisstramentis et stercoratione faciunt in annum segetes meliores raquo (Varron Res rust II 2 12)

133 Moriceau 1999 p 82-83134 Lepetz Matterne 2003 p 30-34135 Cf supra p 184136 Amouretti 1986 p 52-53

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Les deacutefinitions proposeacutees par Varron dans son De lingua latina font sans ambiguiumlteacuteapparaicirctre cette diffeacuterence essentielle 137 Pline propose un autre critegravere tout aussi pertinentPour lui la terre ueruactum et lrsquoager novalis reccediloivent le labour de printemps 138 toutsimplement parce que lrsquoager restibilis porte deacutejagrave agrave cette eacutepoque des cultures semeacutees en octobreou en mars Pour bien se faire comprendre il preacutecise que le nouale est ensemenceacute un an surdeux Donc contrairement agrave lrsquoager restibilis la jachegravere (ager noualis) ne donne pas de reacutecoltetous les ans Apregraves la moisson les chaumes sont livreacutes en pacircture au beacutetail puis suit une peacuteriodeplus ou moins longue au cours de laquelle le sol accueille de la veacutegeacutetation spontaneacutee ou desengrais verts Environ six mois avant les semis la terre est laboureacutee agrave plusieurs reprises Ellepeut recevoir du fumier agrave cette occasion Le labour de printemps qui ouvre ce nouveau cyclede culture srsquoappelle ueruactum mot qui a donneacute gueacuteret en franccedilais Pour Pline la jachegravereoccupe agrave peu pregraves une anneacutee Varron emploie une formule plus vague qui reacuteserve la possibiliteacuteqursquoelle puisse durer plus longtemps Mais mecircme dans ce cas la terre continue drsquoecirctreentretenue pour eacuteviter qursquoelle ne retourne agrave la friche

Ces faccedilons culturales sont drsquoautant plus neacutecessaires que la terre en jachegravere srsquoindure sous lessabots des troupeaux Il se forme alors une croucircte qui freine la circulation de lrsquoeau de lrsquoair etdes nutriments dans le sol On trouve une eacutevocation imageacutee de la dureteacute de ce sol dans unpassage de la Vita Germani dans lequel Constance de Lyon raconte que le saint dormait dansun lit composeacute de cendres tasseacutees qui avaient la consistance drsquoune laquo terra inconfecta raquo 139Lrsquoeacutediteur preacutecise avec raison qursquoil ne srsquoagit pas drsquoune terre laisseacutee sans culture mais drsquoun sol quinrsquoa pas fini drsquoecirctre travailleacute on aurait envie drsquoajouter avant les gueacuterets de printemps

Cet eacutetat apparent et provisoire de semi-abandon est agrave lrsquoorigine de lrsquoune des meacuteprises les plustenaces de la litteacuterature agronomique Par incompreacutehension ou simplification outranciegravere lajachegravere est preacutesenteacutee comme une peacuteriode de repos du sol une phase au cours de laquelleeacutepargneacutee par les hommes la terre reconstituerait ses forces avant de donner de nouvellesreacutecoltes Ce poncif est peut ecirctre aussi ancien que lrsquousage de la jachegravere Il est en tous cas deacutejagravepreacutesent dans la litteacuterature antique et on le trouve par exemple utiliseacute par un rheacuteteur gauloisanonyme dans le paneacutegyrique prononceacute en 313 en lrsquohonneur de Constantin Dans cediscours lrsquoardeur perpeacutetuelle de lrsquoempereur et sa capaciteacute agrave poursuivre sans cesse le combatsont opposeacutees agrave la pause nocturne du soleil dans sa course et au repos que prend la terre dansles jachegraveres 140 Cette utilisation fautive du mot nrsquoa cesseacute de se renforcer avec lrsquoabandonprogressif de la jachegravere Lrsquoinadaptation deacuteconcertante du vocabulaire agronomique employeacute parles instances europeacuteennes en a fait aujourdrsquohui un synonyme de friche Il faut donc rappelerune nouvelle fois en utilisant la belle deacutefinition de Fr Sigaut que laquo La jachegravere crsquoestlrsquoensemble des labours de printemps et drsquoeacuteteacute jugeacutes neacutecessaires agrave la preacuteparation des semaillesdrsquoautomne Crsquoest aussi la terre qui reccediloit cette preacuteparation [hellip] raquo 141

Il serait donc fallacieux de consideacuterer la jachegravere comme le trait distinctif drsquoun systegravemeagraire archaiumlque Tout drsquoabord le restoublage nrsquoest pas possible sur tous les sols et sous tousles cieux Il exige beaucoup de la terre demande de grandes quantiteacutes de fumures et srsquoaccorde137 laquo Ager restibilis qui restituitur ac reseritur quotquot annis contra qui intermittitur a nouando noualis ager raquo

(Varron De lingua lat V 39)138 laquo Quod uere semel aratum est a temporis argumento ueruactum uocatur Hoc in nouali aeque necessarium est

Nouale est quod alternis annis seritur raquo (Pline N h XVIII 176)139 laquo Spatium uero lectuli sui trabiculae dolatiles ambiebant iniectos cineres usque ad summitatem marginis

continentes qui tamen cotidiana inpressione densati inconfecti soli duritiam praeferebant raquo (Constance deLyon Vita Germani I 4)

140 laquo Quisnam iste est tam continuus ardor quae diuinitas perpetuo uigens motu Omnium rerum interualla suntCessat terra noualibus dicuntur interdum flumina resistere sol ipse noctibus acquiescit tu Constantine solusinfatigabilis bellis bella continuas uictorias uictoriis cumulas raquo (Paneacutegyriques latins IX 22 1-2)

141 Sigaut 1988 p 17

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mieux avec les speacutecificiteacutes du climat meacutediterraneacuteen En effet si le cycle des plantes est court ilest possible de semer tregraves tard dans lrsquoanneacutee et de moissonner agrave la fin du printemps ce qui laisseplus de temps pour travailler la terre agrave la fin de lrsquoeacuteteacute et au deacutebut de lrsquoautomne Ensuite mecircmequand les conditions sont tregraves favorables il est indispensable de semer reacuteguliegraverement drsquoautresceacutereacuteales car la culture exclusive du bleacute favorise la seacutelection des mauvaises herbes et des insectesles plus neacutefastes Elle accumule aussi dans le sol des substances chimiques qursquoil faut eacuteliminer encultivant notamment des leacutegumineuses ou des plantes fourragegraveres Enfin il est toujourspossible de semer des ceacutereacuteales de printemps les trimestria de Pline 142 pour donner plus defaccedilons culturales agrave la terre quand elle en a besoin ou au contraire abreacuteger la jachegravere(Planche 23) Certaines de ces ceacutereacuteales comme lrsquoavoine peuvent servir de fourrage pour lebeacutetail

Ager restibilis ueruactum ceacutereacuteales de printemps leacutegumineuses et plantes fourragegraveresdevaient sans doute se succeacuteder sur la plupart des exploitations selon des rythmes et desmodaliteacutes deacutetermineacutes par la qualiteacute des sols le volume drsquoengrais disponibles et la superficie desterres disponibles Cette diversiteacute ressort bien des eacutetudes carpologiques reacutealiseacutees sur leseacutetablissements ruraux gallo-romains Mecircme quand ces sites livrent une seule espegravece de ceacutereacutealece qui est souvent le cas agrave partir de la fin de La Tegravene il est rare qursquoelle ne soit pas associeacutee agrave desleacutegumineuses ou des plantes fourragegraveres 143 On peut raisonnablement supposer que cescultures sont pratiqueacutees en mecircme temps mais sur plusieurs terres diffeacuterentes Certainesreacutepondent sans doute davantage agrave la satisfaction de besoin alimentaires essentiels

Toutes ces nuances et lrsquoindispensable adaptabiliteacute qui devait guider les comportements despaysans gallo-romains sont bien difficiles agrave restituer de faccedilon syntheacutetique et se precirctent encoremoins agrave la quantification On a estimeacute dans les chapitres preacuteceacutedents que la production defumier de lrsquoexploitation familiale eacutetait relativement faible Dans la logique de ce raisonnementil est leacutegitime de penser que le recours agrave la jachegravere devait ecirctre indispensable Ayant adopteacute leprincipe de retenir systeacutematiquement les conditions de productions les moins favorables onconsidegravere donc que tous les ans les emblavures sont mises en jachegravere apregraves la moisson ce quioblige agrave exploiter une superficie de terres deux fois plus importante Pour produire lrsquoeacutequivalenten bleacute de ses besoins alimentaires et en comptant les quelques hectares de prairies destineacutes agravenourrir le beacutetail la surface totale theacuteorique que la famille type devra cultiver est comprise entre9 ha et 12 ha

Surface emblaveacutee Surface emblaveacutee et en jachegravere Surface en prairie Surface totale cultiveacuteede 4 ha agrave 5 ha de 8 ha agrave 10 ha de 1 ha agrave 2 ha de 9 ha agrave 12 ha

Tableau 10 Estimation de la surface theacuteorique emblaveacutee et cultiveacutee

Cependant tout en donnant agrave la famille une relative indeacutependance alimentaire lesquantiteacutes produites ne sont pas suffisantes pour assurer la peacuterenniteacute eacuteconomique delrsquoexploitation En effet mecircme reacuteduit agrave quelques individus limitant leurs besoins agrave ce qui estabsolument vital ce petit groupe doit neacutecessairement se procurer agrave lrsquoexteacuterieur des biens qursquoilne produit pas et dont il a impeacuterativement besoin pour essayer de maintenir au mecircme niveausa capaciteacute eacuteconomique De plus il lui faut deacutegager des surplus pour acquitter les charges quipegravesent sur lrsquoexploitation et satisfaire des deacutepenses lieacutees agrave ses obligations sociales Lrsquoautarciecrsquoest-agrave-dire un systegraveme eacuteconomique fermeacute qui permet agrave une collectiviteacute drsquoassurer sa survie sanseacutechange avec lrsquoexteacuterieur est un ideacuteal totalement inaccessible pour ce type de petite

142 Pline N h XVIII 240143 Matterne 2001 p 135

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 193

exploitation 144 Si lrsquoon veut qualifier par une expression ce type drsquoeacuteconomie il seraitpreacutefeacuterable drsquoutiliser celle drsquoagriculture de subsistance 145 Elle exprime bien que lrsquoobjectifeacuteconomique primordial du groupe qui la pratique est de garantir la peacuterenniteacute de son existencemateacuterielle en produisant les biens de consommation dont elle a besoin mais aussi enaccumulant suffisamment de surplus pour maintenir la capaciteacute productive de son capital etfaire face aux preacutelegravevements exteacuterieurs et notamment au paiement des impocircts vel du loyer de laterre

En effet tous les exploitants ne beacuteneacuteficient pas des avantages accordeacutes au Bas-Empire auxveacuteteacuterans qui reccediloivent agrave la fin de leur service quand il nrsquoen possegravedent pas une terre vacante ettout ce dont ils ont besoin pour leur installation 25 000 folles une paire de bœufs et centmodii de produits varieacutes146 Ils obtiennent en plus lrsquoexoneacuteration de lrsquoimpocirct foncier agrave titreperpeacutetuel En posant par hypothegravese que les cent modii correspondent agrave la semence de lapremiegravere anneacutee drsquoexploitation le don de lrsquoempereur permet au veacuteteacuteran de cultiver environ5 ha 147 Ce nrsquoest sans doute pas un hasard si cette surface est pratiquement identique agrave cellequi a eacuteteacute calculeacutee pour satisfaire les besoins alimentaires de la famille type Il est probable quece veacuteteacuteran soit obligeacute de doubler cette superficie pour laisser une partie des terres en jachegravere laseconde anneacutee Son statut privileacutegieacute lrsquoautorise donc agrave ne cultiver seulement qursquoune dizainedrsquohectares pour nourrir toute sa famille

Les autres exploitants doivent acquitter des charges fiscales ou locatives On pressentintuitivement qursquoelles ne repreacutesentent pas le mecircme poids eacuteconomique pour un proprieacutetaire oupour un tenancier Il serait donc opportun drsquoeacutevaluer lrsquoinfluence du statut foncier des biensqursquoils cultivent sur lrsquoeacuteconomie agricole qursquoils pratiquent

3 La proprieacuteteacute et le reacutegime de lrsquoexploitation

De toutes les questions qui ont eacuteteacute abordeacutees depuis le deacutebut de ce chapitre celle du reacutegimeagraire et de son eacutevolution est sans aucun doute la plus difficile agrave traiter Les problegravemes relatifsagrave la place de la petite proprieacuteteacute aux formes de la deacutependance agrave lrsquoextension du colonat ontnourri comme on lrsquoa vu drsquoacircpres deacutebats dans lesquels les rares sources disponibles pour laGaule ont souvent eacuteteacute utiliseacutees pour deacutefendre des causes opposeacutees Il nrsquoest pas utile pourlrsquoanalyse quantitative conduite ici de revenir une nouvelle fois sur lrsquohistoriographie de cescontroverses En revanche il peut ecirctre fructueux de montrer agrave partir de quelques textes choisiset agrave la lumiegravere de documents disponibles pour drsquoautres reacutegions de lrsquoEmpire comment le statutde la terre et les rapports entre le tenancier et son proprieacutetaire peuvent agir sur la conduiteeacuteconomique de lrsquoexploitation

En preacuteambule il convient de rappeler que la proprieacuteteacute quiritaire nrsquoexiste qursquoen Italie et dansles citeacutes de droit italique Ailleurs le droit nrsquoaccorde que la possessio Le possessor dispose de laterre agrave titre preacutecaire mais se distingue du simple usufruitier par sa capaciteacute juridique agrave pouvoirtransmettre son bien 148 Ensuite il ne faudrait pas consideacuterer que les statuts de possessor et detenancier deacutefinissent des cateacutegories sociales et eacuteconomiques totalement eacutetanches Un possessorpeut louer certaines de ses terres et exploiter une autre partie de son domaine dans le cadre

144 Garnsey 1996 92-93145 Badouin 1971 p 19-21146 laquo Veterani iuxta nostrum praeceptum vacantes terras accipiant easque perpetuo habeant immunes et ad emenda

ruri necessaria pecuniae in nummo viginti quinque milia follium consequantur boum quoque par et frugumpromiscuarum modios centum raquo Cette disposition est connue par une loi (C Th VII 20 3) eacutemise agraveConstantinople le 13 octobre drsquoune anneacutee qui pourrait ecirctre selon tout vraisemblance 325 (Chastagnol 1977288-289)

147 Cent modii repreacutesentent 873 hl de semences soit 5 ha en comptant 17 hl de semences par hectare148 Delmaire 1996 p 68-69

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 194

drsquoun contrat de fermage De mecircme il existe entre la proprieacuteteacute et la simple location une grandevarieacuteteacute de contrats comme le bail emphyteacuteotique dont les termes instituent entre les partiesdes relations drsquoune grande diversiteacute Il nrsquoen demeure pas moins que lrsquoaccegraves agrave la proprieacuteteacutefonciegravere deacutetermine dans lrsquoAntiquiteacute romaine lrsquoappartenance agrave des sphegraveres sociales et desniveaux drsquointerventions eacuteconomiques diffeacuterents et distingue nettement plusieurs cateacutegoriesdrsquoexploitants agricoles Lrsquoimportance de ce critegravere ressort bien des sources disponibles surlrsquoItalie 149 En Gaule elle est reacuteveacuteleacutee avec beaucoup drsquoacuiteacute par les chapitres que Salvien deMarseille consacre dans son De gubernatione Dei aux malheurs des laquo petits paysans raquo de sontemps

Les laquo pauperculi raquo de SalvienSalvien est originaire de la reacutegion de Tregraveves Ses eacutecrits montrent qursquoil a reccedilu une solideformation de juriste avant de se tourner vers une carriegravere eccleacutesiastique qui lrsquoamegravene dans unmonastegravere des icircles de Leacuterins puis agrave partir de 426 agrave Marseille ougrave il exerce la precirctrise jusqursquoagrave lafin de sa vie Le De gubernatione Dei aurait eacuteteacute eacutecrit un peu apregraves 420 Salvien y deacutecrit lasituation sociale qui preacutevalait en Gaule dans la premiegravere moitieacute du Ve s Son œuvre est avanttout un traiteacute apologeacutetique par lequel il veut montrer que les maux qui srsquoabattent sur leslaquo Romains raquo de son temps ne sont que le juste laquo chacirctiment de la seacuteveacuteriteacute divine raquo 150 Ils sontpunis pour leur immoraliteacute leur rapaciteacute leur cruauteacute et les injustices qursquoils font subir auxplus faibles drsquoentre eux Certes Salvien emporteacute par son emphase a sans doute tendance agraveassombrir la situation eacuteconomique et sociale de son temps pour en dresser un tableauapocalyptique Mais pour hyperbolique qursquoelle soit sa deacutemonstration nrsquoen livre pas moins desrenseignements preacutecieux sur la nature des deacutesordres qui ont modifieacute en profondeurlrsquoorganisation sociale des campagnes de la Gaule dans la premiegravere moitieacute du Ve s

Dans le livre V Salvien srsquointeacuteresse plus particuliegraverement au sort des exploitants agricolesqursquoil considegravere comme les plus laquo pauvres raquo Il les deacutecrit avec une profusion de deacutetails quiteacutemoignent de leur extrecircme deacutenuement Ils vivent dans de laquo mesquines demeures raquo pas plusgrandes que des tentes et cultivent de laquo maigres champs raquo qui leur procurent de modestesressources 151 Agrave la lecture de ces lignes on se demande srsquoil ne pourrait srsquoagir drsquoune descriptionde la situation eacuteconomique des exploitations familiales eacutetudieacutees dans ce chapitre Pas du tout Salvien preacutecise ailleurs que ces personnes appartiennent agrave des strates relativement eacuteleveacutees de lasocieacuteteacute Elles sont laquo issues de familles connues et eacuteduqueacutees comme des personnes libres raquo 152Srsquoil les preacutesente sous un jour aussi sombre crsquoest pour donner encore plus de graviteacute agrave laspoliation dont elles ont eacuteteacute les victimes

Proprieacutetaires de biens fonciers ces familles ont ducirc les abandonner ou les vendre pour neplus subir les exactions des personnes chargeacutees de la collecte des impocircts Salvien nrsquoincriminepas uniquement le poids de la fiscaliteacute mais accuse surtout les curiales de deacutetourner lrsquoimpocirct agraveleur profit et de lrsquoutiliser pour accaparer les biens des assujettis 153 Les plus infortuneacutes sevoient mecircme obligeacutes de payer les impocircts des possessions qursquoils ont ducirc quitter

149 Garnsey 1980 p 36150 laquo Et putamus quod poena diuinae seueritatis indigni simus cum sic nos semper pauperes puniamus aut credimus

cum iniqui nos iugiter simus quod deus iustus in nos omnino esse non debeat raquo (Salvien De gub Dei V VIII36)

151 laquo resculas atque habitatiunculas raquo (VIII 38) laquo eorum agellos ac tabernacula raquo (38) laquo resculis et agellis raquo (42)laquo domicilia atque agellos raquo (43)

152 laquo et non obscuris natalibus editi et liberaliter instituti raquo (V 21)153 laquo Illud est grauius quod plurimi proscribuntur a paucis quibus exactio publica peculiaris est praeda qui fiscalis

debiti titulos faciunt quaestus esse priuatos raquo (IV 17)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 195

Car nrsquoest-il pas insupportable et horrible (hellip) que les plus pauvres et miseacuterables deacutepouilleacutes de leursfaibles ressources et chasseacutes de leurs maigres champs soient cependant contraints apregraves avoir perdu leurbiens de payer lrsquoimpocirct de ces biens mecircmes qursquoils ont perdus Alors qursquoils nrsquoen ont pas gardeacute lapossession ils en ont gardeacute la capitation ils manquent de proprieacuteteacutes et sont surchargeacutes de taxes Quipourrait qualifier un tel malheur Des usurpateurs couchent sur leurs biens et les malheureux paient letribut agrave la place de ces usurpateurs Apregraves la mort du pegravere les enfants ne peuvent faire respecter leurdroit sur leurs biens et sont obeacutereacutes par les charges de ces biens 154

Ce passage confirme bien que les familles qui inteacuteressent Salvien sont proprieacutetaires desterres qursquoelles exploitent Leur malheur est drsquoautant plus grand qursquoen perdant cette possessioelles sont priveacutees du statut social qui lui eacutetait associeacute Elles nrsquoont alors plus drsquoautres ressourcesque de se reacutefugier chez les Barbares les Bagaudes ou pis encore de devenir les tenanciers deproprieacutetaires plus puissants qui pourront les proteacuteger

Et comme le font ordinairement ceux qui pousseacutes par la crainte des ennemis se portent vers leschacircteaux ou ceux qui ayant perdu lrsquointeacutegriteacute de leur statut drsquohommes libres srsquoenfuient deacutesespeacutereacutes versquelque asile de mecircme ceux-ci parce qursquoils ne peuvent pas deacutefendre plus longtemps la reacutesidence ou lerang de leurs pegraveres srsquoattachent agrave la cateacutegorie abjecte des inquilini reacuteduits agrave cette neacutecessiteacute de telle sorteque bannis non seulement de leurs terres mais aussi de leur condition et fiers non seulement de leursbiens mais encore drsquoeux-mecircmes et perdant tout cela avec eux ils sont priveacutes de la possession de leursbiens et abandonnent leur liberteacute 155

Pour bien comprendre la deacutemonstration de Salvien on peut rapprocher ce texte drsquoune lettreadresseacutee un peu plus tard par Sidoine Apollinaire agrave son ami Pudens 156 La fille de la nourricede Sidoine Apollinaire a eacuteteacute enleveacutee par un individu qui est tenancier sur les terres de PudensCe dernier demande agrave son ami drsquooffrir lrsquoimpuniteacute au ravisseur Sidoine accepte sous reacuteserveqursquoil accegravede agrave un statut supeacuterieur et devienne un laquo pleacutebeacuteien raquo crsquoest-agrave-dire possessor drsquoau moinsune partie des biens qursquoil exploite 157 Il veut bien se seacuteparer de la fille de sa nourrice mais agrave lacondition qursquoelle ne parte pas avec nrsquoimporte qui Le tenancier de Pudens est sans conteste unhomme libre car en tant qursquoesclave ce rapt lrsquoaurait conduit directement dans les fers Pourautant son statut eacuteconomique le maintient dans une condition infeacuterieure et seul son accegraves agrave lapossessio peut eacuteviter agrave la fille de la nourrice de Sidoine une union indigne de son rang Lestermes utiliseacutes dans cette lettre mettent nettement en eacutevidence le fosseacute social immense quiseacutepare les deux conditions Le ravisseur est un inquilinus un tributarius un colonus et Pudensest son dominus Sidoine Apollinaire souhaite qursquoil devienne un liber un plebeius et le cliens dePudens Comme le souligne tregraves justement J-M Carrieacute lrsquoaccegraves agrave la proprieacuteteacute distinguefondamentalement le possessor du colonus et la condition de tenancier est eacuteconomiquement et154 laquo Nam illud quale quam non ferendum atque monstrigerum (hellip) quod plerique pauperculorum atque

miserorum spoliati resculis suis et exterminati agellis suis cum rem amiserint amissarum tamen rerum tributapatiuntur cum possessio ab his recesserit capitatio non recedit proprietatibus carent et uectigalibus obruuntur Quis aestimare hoc malum possit Rebus eorum incubant peruasores et tributa miseri pro peruasoribus soluunt Post mortem patris nati obsequiis iuris sui agellos non habent et agrorum muniis enecantur raquo (VIII 41-43) Latraduction est drsquoA Chastagnol (1976 p 177)

155 laquo Ac sicut solent aut hi qui hostium terrore compulsi ad castella se conferunt aut hi qui perdito ingenuaeincolumitatis statu ad asylum aliquod desperatione confugiunt ita et isti quia tueri amplius uel sedem ueldignitatem suorum natalium non queunt iugo se inquilinae abiectionis addicunt in hanc necessitatem redacti utextorres non facultatis tantum sed etiam condicionis suae atque exulantes non a rebus tantum suis sed etiam a seipsis ac perdentes secum omnia sua et rerum proprietate careant et ius libertatis amittant raquo (V VIII 44) Latraduction est drsquoA Chastagnol (1976 p 178)

156 La lettre 19 du livre V est dateacutee drsquoavant 469157 laquo Sub condicione concedo si stupratorem pro domino iam patronus originali soluas inquilinatu Mulier autem

illa iam libera est quae tum demum uidebitur non ludibrio addicta sed assumpta coniugio si reus noster proquo precaris mox cliens factus e tributario plebeiam potius incipiat habere personam quam colonariam raquo(Sidoine Apollinaire Epistulae V 19)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 196

socialement suffisamment laquo abjecte raquo pour qursquoil ne soit pas neacutecessaire de lui donnerhistoriquement un statut juridique eacutequivalent agrave celui de lrsquoesclave 158

Salvien deacutecrit avec les mecircmes mots un parcours inverse de celui souhaiteacute par SidoineApollinaire pour le tenancier de Pudens En perdant leur possessio fut-elle de tregraves petite tailleles petits proprieacutetaires sur le sort desquels il srsquoapitoie deviennent des inquilini des coloni desextranei Et Salvien clocirct sa parabole en constatant que ces hommes libres ont eacuteteacute transformeacutesen esclaves 159 Bien sucircr son propos le pousse agrave lrsquoexageacuteration Mais son discours nrsquoen fournitpas moins quelques clefs de compreacutehension de ce processus de deacutegradation Il trouve sonorigine dans une modification radicale de ce que P Brown appelle les laquo styles drsquoeacutechangessociaux raquo 160 Les meacutecanismes qui garantissaient jusqursquoalors lrsquoefficience des contre-pouvoirsune possible redistribution de la richesse et une relative mobiliteacute sociale ne fonctionnentplus 161 Les curiales les plus faibles sont devenus une proie pour ceux dont lrsquoambition et lapuissance ne connaissent plus de limite Salvien deacutecrit ce basculement cette eacutepoque au coursde laquelle la possessio est devenue un privilegravege reacuteserveacute agrave une eacutelite de plus en plus restreinte 162Son discours permet drsquoentrevoir ce que pouvait ecirctre la composition de la socieacuteteacute rurale gallo-romaine avant ce bouleversement Il dessine avec netteteacute les contours des grandes cateacutegoriesdont elle eacutetait constitueacutee

Tout en haut de lrsquoeacutechelle on trouve les curiales les plus riches et juste en-dessous ungroupe de petits proprieacutetaires qui satisfont agrave peine les critegraveres de richesse de cette classe ou dumoins qui ont suffisamment de biens fonciers pour pouvoir espeacuterer y acceacuteder un jour Plusbas on rencontre la grande masse des exploitants Certains ont la chance de posseacuteder unepartie des terres qursquoils exploitent drsquoautres ne sont que tenanciers mais sur des surfacessuffisantes pour satisfaire les besoins alimentaires de leurs familles En-dessous encore vivotetout un petit monde qui par manque de terre est obligeacute de trouver ailleurs le compleacutement derevenus qui lui eacutevite la mendiciteacute Enfin il y a tous ceux qui nrsquoont pour seule ressource que devendre leurs bras pour gagner leur maigre pitance Ces deux derniegraveres cateacutegories alimentent unreacuteservoir de main-drsquoœuvre que mettent agrave profit les exploitants qui disposent drsquoassez deressources pour louer leurs services 163 Ce sont les operarii 164 les mercennarii 165 ou lesfabri 166 des Agronomes 167

En srsquoinspirant du mode de repreacutesentation choisi par Fr Jacques 168 pour scheacutematiser lastratification de la socieacuteteacute romaine on peut proposer agrave titre drsquohypothegravese un graphiquesimilaire mais dans lequel la distinction entre possessores et tenanciers serait plus nette(Planche 23) Les proportions relatives des diffeacuterentes cateacutegories sont tregraves conjecturales et il estfort probable qursquoelles aient eacutevolueacute durant lrsquoAntiquiteacute Ainsi lrsquoexpansion sans preacuteceacutedent delrsquoeacuteconomie agraire durant les deux premiers siegravecles de lrsquoEmpire a sans doute favoriseacutelrsquoeacutemergence drsquoune classe de petit proprieacutetaires Mais contrairement agrave ce qui a eacuteteacute affirmeacute parle passeacute le texte de Salvien montre bien qursquoil nrsquoont pas complegravetement disparu par la suite158 Carrieacute 1983 p 222-224159 laquo Nam quos suscipiunt ut extraneos et alienos incipiunt habere quasi proprios quos esse constat ingenuos

uertuntur in seruos raquo (Salvien De gub Dei V IX 45)160 Brown 1983 p 17161 Brown 1983 p 97162 Wickham 1984 p 17163 Veyne 2001 p III-IV164 Caton De agr 145 1165 Varron Res rust I 17 2166 Varron Res rust I 16 4167 Dumont 1999168 Jacques Scheid 1992 p 312

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 197

Neacuteanmoins la documentation manque pour saisir dans le deacutetail la complexiteacute de cestransformations

Lrsquoarcheacuteologie et lrsquoeacutepigraphie apportent de nombreuses informations sur le comportementsocial et eacuteconomique des eacutelites dans les campagnes 169 Mais ces deux disciplines ne permettentpas drsquoappreacutehender dans le deacutetail le statut de la grande masse des exploitants Les fouilles et lesprospections reacutealiseacutees depuis une vingtaine drsquoanneacutees ne srsquointeacuteressent plus uniquement aux villaeligles plus importantes et ont assureacutement apporteacute eacutenormeacutement de donneacutees sur les sites plusmodestes Mais comment distinguer parmi toutes ces exploitations agricoles celles quiappartiennent agrave des petits proprieacutetaires et celles qui sont aux mains de tenanciers Cetteincapaciteacute insurpassable de lrsquoarcheacuteologie agrave documenter le reacutegime agraire des eacutetablissementsqursquoelle eacutetudie a suffisamment eacuteteacute souligneacutee pour qursquoil ne soit pas utile de lrsquoexposer unenouvelle fois 170

Le passage de Salvien commenteacute plus haut fournit une nouvelle occasion drsquoen prendreconscience En tregraves peu de temps certains des petits proprieacutetaires de Salvien sont devenus lestenanciers des terres qursquoils posseacutedaient Leur statut social en a eacuteteacute profondeacutement bouleverseacutemais il est agrave peu pregraves certain qursquoils ont continueacute agrave mettre en œuvre le mecircme systegraveme agrairedans les mecircmes bacirctiments et avec les mecircmes outils Il est possible que par la suite sous lepoids des preacutelegravevements exigeacutes par le nouveau proprieacutetaire leur situation eacuteconomique sedeacutegrade et les oblige par exemple agrave quitter le bacirctiment reacutesidentiel construit en pierres pourune maison agrave poteaux de bois Mais comment distinguer cette infortune mateacuterielle de celledrsquoun petit proprieacutetaire qui aurait agrave faire face agrave des difficulteacutes eacuteconomiques similaires Pourtenter de cerner la complexiteacute de ce problegraveme il faudrait tout drsquoabord se demander en quoi lefermage serait eacuteconomiquement moins inteacuteressant pour lrsquoexploitant

Lrsquoagriculture de tenureLe fermage deacutesigne un mode de faire-valoir par lequel un proprieacutetaire autorise lrsquoexploitationagricole de ses biens fonciers en eacutechange drsquoune contribution qui peut prendre des formes tregravesdiffeacuterentes Le tenancier est alors lieacute agrave son proprieacutetaire par une relation qui deacutepend du degreacutedrsquointervention du second dans la gestion de lrsquoexploitation Lorsque le tenancier reccediloit par unbail de longue dureacutee la libre disposition de terres contre une redevance fixe payable en espegravecesou en nature il dispose drsquoune autonomie tregraves proche de celle drsquoun proprieacutetaire Le fermier nelui verse finalement que le loyer de la terre Agrave lrsquoinverse le proprieacutetaire peut imposer des faccedilonsculturales mettre agrave la disposition du tenancier une partie de lrsquooutillage lui fournir dessemences et partager les risques de lrsquoexploitation en eacutechange drsquoune quote-part de la reacutecolte Lebeacuteneacutefice du tenancier est alors souvent reacuteduit au minimum vital et sa capaciteacute agrave investir et agraveinnover limiteacutee agrave tregraves peu de choses Entre ces deux situations extrecircmes les rapports sociaux eteacuteconomiques qui unissent le fermier agrave son proprieacutetaire varient agrave lrsquoinfini 171

Il nrsquoen est pas autrement dans lrsquoAntiquiteacute 172 Ainsi par exemple les domaines de la respriuata peuvent ecirctre loueacutes par le biais de baux perpeacutetuels Le locataire doit apporter les preuvesde sa solvabiliteacute et de sa capaciteacute agrave exploiter les terres et verse en eacutechange un canon Consideacutereacutecomme un dominus il peut transmettre ce bien agrave ses heacuteritiers ou le ceacuteder mais agrave condition degarantir le versement de la pensio 173 Agrave lrsquoopposeacutee les dispositions des contrats de meacutetayage

169 Daubigney Favory 1974 Feacutevrier 1981 Balmelle Van Ossel 2001170 Garnsey 1979 p 4171 Badouin 1971 p 44-46172 Garnsey 1980 p 34 Lo Cascio 1993 p 297173 Le ius perpetum est en vigueur sur les terres des citeacutes depuis le IIe s pC Il a eacuteteacute eacutetendu aux domaines

impeacuteriaux par Valentinien Ier (Delmaire 1989 p 666-668)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 198

montrent une forte sujeacutetion du tenancier Il est responsable de lrsquoinstrumentum mis agrave sadisposition et doit au maicirctre des prestations deacutefinies par les nombreux usages locaux 174 EnAfrique en plus de redevances en nature ils pouvaient ecirctre astreints agrave des journeacutees de travail(operaelig) sur le domaine Dans le saltus Burunitanus par exemple ils devaient participer sixjours par an aux labours au sarclage et agrave la moisson 175 Cet apport peut paraicirctre deacuterisoiremais il est exigeacute agrave un moment ougrave toute la main-drsquoœuvre agricole est tregraves occupeacutee Il eacutevite doncau proprieacutetaire la location au prix fort de bras peu disponibles

En conseacutequence le rapport entre le beacuteneacutefice tireacute drsquoune exploitation et le loyer de la terreverseacute par un fermier ou la valeur de la quote-part due par un meacutetayer est extrecircmementvariable et donc tregraves difficile agrave appreacutehender Rares sont les sources qui livrent suffisamment dedonneacutees pour en proposer une estimation Sur les domaines africains les tenanciers devaient agravepeu pregraves le tiers de la reacutecolte mais la valeur globale des diffeacuterentes prestations qursquoils devaientest difficile agrave eacutevaluer Comme souvent les informations les plus complegravetes et les plus preacutecisesproviennent de la documentation papyrologique eacutegyptienne

Agrave partir drsquoun examen attentif des formes de la production et drsquoune analyse fine desdispositions des contrats de location de la terre J-M Carrieacute a pu suivre pour une longuedureacutee lrsquoeacutevolution des loyers verseacutes par les tenanciers et finalement la part qursquoil leur restait apregravesleur paiement Il montre ainsi que durant les six premiers siegravecles de notre egravere le loyer de laterre toujours verseacute en nature quand il srsquoagit de ceacutereacutealiculture correspond agrave six ou sept artabesde bleacute par aroure soit de 84 hlha agrave 98 hlha par hectare 176 En Eacutegypte la terre produitenviron onze artabes de bleacute par aroure pour un ensemencement de un artabe par aroure Lasemence eacutetant agrave la charge du tenancier sa redevance repreacutesente entre 54 et 63 de saproduction totale Le volume de ceacutereacuteales dont dispose le tenancier apregraves le paiement de sonloyer et la deacuteduction de la semence varie donc entre 56 hlha et 7 hlha

Bilan du locataireen artabe par aroure

Bilan du locataireen hl par ha

Ratio du loyerpar rapport au produit

Haut-Empireloyerproduitrevenu net

6 agrave 7114 agrave 5

84 agrave 9815556 agrave 7

de 54 agrave 63

Bas-Empireloyerproduitrevenu net

6115

841557

54

Tableau 11 Loyers et revenus des locataires dans lrsquoEacutegypte romano-byzantine drsquoapregraves Carrieacute 1997 tableau 2

J-M Carrieacute estime qursquoune famille a besoin de cultiver environ 125 aroures de bleacute (34 ha)pour se nourrir agrave lrsquoanneacutee 177 Il pense que le prix de la terre ne lui permet pas de deacutegagersuffisamment de revenu pour se porter acqueacutereur drsquoune parcelle En effet lrsquoachat drsquoune arourelui aurait demandeacute drsquoen louer six agrave sept de plus que les 125 neacutecessaires agrave sa subsistance Seuleles rares familles cultivant au moins 20 aroures (55 ha) peuvent espeacuterer devenirprogressivement proprieacutetaires des terres qursquoelles exploitent 178 Il oppose cette situation agrave celledu petit proprieacutetaire qui mecircme en acquittant lrsquoimpocirct foncier peut subvenir aux besoins vitaux

174 Veyne 1981 p 8 et 16175 Kolendo 1991 p 55-60176 Carrieacute 1997 p 127 Dans son estimation la valeur de lrsquoaroure est fixeacutee agrave 02756 ha celle de lrsquoartabe agrave

3878 litres et la masse volumique du bleacute agrave 7806 kghl (1997 note 6)177 Carrieacute 1997 p 138 Il eacutevalue agrave 87 artabes de bleacute (337 hl) la ration annuelle drsquoun laquo adulte travaillant raquo Si

lrsquoon reprend lrsquoestimation proposeacutee ici drsquoune consommation familiale annuelle de 23 hl on obtient unesurface minimale comprise entre 32 ha et 4 ha

178 Carrieacute 1997 p 134

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 199

de sa famille avec seulement six aroures de bleacute (16 ha) La production drsquoun surplus mecircmemodeste lui offre ainsi la possibiliteacute drsquoacheter de nouvelles terres et drsquoaccroicirctre graduellementson capital 179

Pour novatrices et suggestives qursquoelles soient ces donneacutees peuvent difficilement ecirctreappliqueacutees sans reacuteserve agrave drsquoautres environnements eacuteconomiques que celui de lrsquoEacutegypte qui agravemaints eacutegards preacutesente de nombreuses speacutecificiteacutes Il faut admettre toutefois que leslaquo niveaux et [les] modes drsquoaccumulation du capital agraire raquo 180 mis en eacutevidence par J-M Carrieacute ne sont pas sans eacutevoquer la hieacuterarchisation sociale de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine telle qursquoelle est deacutevoileacutee par le De gubernatione Dei de Salvien Il est donc fortprobable que les tenanciers gallo-romains comme leurs homologues eacutegyptiens italiens etafricains vivent dans un eacutetat de sujeacutetion eacuteconomique important qui srsquoexprime sans doute parle niveau eacuteleveacute de redevance qursquoils doivent agrave leur possessor Agrave cela srsquoajoute peut-ecirctre des formesde deacutependance sociale propres agrave la Gaule

En effet Strabon Diodore Cesar Varron et surtout Tacite 181 rapportent lrsquoexistence enGaule avant la conquecircte de rapports de subordination entre les populations rurales et lesmembres de lrsquoaristocratie et de la preacutesence drsquoindividus dont le statut juridique pourraitsrsquoapparenter agrave celui des esclaves et des affranchis 182 Il est difficile de deacutefinir ce que recouvrentexactement les situations mentionneacutees par ces auteurs et encore plus deacutelicat de deacuteterminercomment elles se sont transformeacutees apregraves la conquecircte Au Ve s comme lrsquoattestent les Epistulaeligil est vrai que Sidoine Apollinaire dispose drsquoune emprise consideacuterable sur ses tenanciers et lanombreuse clientegravele qui gravite autour de lui 183 Mais ce pouvoir est-il si diffeacuterent de celuiqursquoexercent sur les populations rurales dans drsquoautres provinces des personnages de rangs aussiimportants Rien ne permet de le supposer En lrsquoabsence de preuve tangible mais sans eacutecartercomplegravetement lrsquohypothegravese selon laquelle des formes de relations sociales speacutecifiques auraientpu survivre en Gaule apregraves la conquecircte on peut donc postuler que les tenanciers gallo-romainsentretenaient avec leur possessor des relations eacuteconomiques qui nrsquoeacutetaient pas fondamentalementdiffeacuterentes de celles documenteacutees par les inscriptions africaines les sources papyrologiques et lalitteacuterature agronomique

Le lecteur lrsquoaura compris Crsquoest dans cette cateacutegorie socio-eacuteconomique que lrsquoon serait enclinagrave placer la famille type eacutetudieacutee dans la premiegravere partie de ce chapitre et pour deux raisonsTout drsquoabord lrsquoaccegraves agrave la proprieacuteteacute eacutetant limiteacute il est raisonnable de supposer que les petitesexploitations pratiquent plutocirct une agriculture de tenure Ensuite agrave chaque fois qursquoil a falluchoisir entre diffeacuterentes situations eacuteconomiques il a eacuteteacute deacutecideacute de retenir par principe la plusdeacutefavorable pour la famille type On consideacuterera donc que les 8 ha agrave 10 ha qursquoelle cultive sontloueacutes et qursquoelle verse agrave leur proprieacutetaire une contribution repreacutesentant la moitieacute de la reacutecolteLrsquoassiette de ce preacutelegravevement repose neacutecessairement sur la totaliteacute des terres exploiteacutees jachegravereset prairies comprises On peut convenir que ce reacutegime agraire impose au tenancier de disposertregraves approximativement drsquoune surface double de celle qui lui est neacutecessaire pour assurer lasubsistance de sa famille La surface dont il a besoin serait donc finalement comprise entre17 ha et 22 ha (tableaux ci-dessous et Planche 24)

179 laquo La loi des chiffres deacutelimite donc une classe tregraves reacuteduite de tenanciers qui pouvaient se haussergraduellement au rang de proprieacutetaires exploitants et une classe plus large de moyens proprieacutetaires dont lesachats de terre auraient un effet cumulatif autorisant une progression geacuteomeacutetrique raquo (Carrieacute 1997 p 134)

180 Carrieacute 1997 p 140181 Germania XXIV XXV182 Daubigney 1979183 Garnsey 1996 p 95

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 200

Surface emblaveacutee Surface en jachegravere Surface en prairie Surface totale cultiveacuteede 8 ha agrave 10 ha de 8 ha agrave 10 ha de 1 ha agrave 2 ha de 17 ha agrave 22 ha

Tableau 12 Configuration de lrsquoexploitation theacuteorique

Ration annuelle Volume total produit Poids total produit

Bleacutes nus 23 hl 574 hl 4 312 kg

Bleacutes vecirctus 49 hl 1306 hl 5 880 kg

Tableau 13 Estimation des quantiteacutes de ceacutereacuteales produites

Le mode drsquoeacutelaboration de cette estimation lui confegravere sans doute une valeur maximale Encompleacutetant son alimentation avec des leacutegumineuses et quelques denreacutees animales avec demeilleurs rendements en diminuant la surface de la jachegravere en utilisant plus de fumures eneacutetant proprieacutetaire drsquoune partie de ses terres la famille type peut produire sa pitance encultivant une surface beaucoup plus restreinte Encore une fois lrsquoobjectif de cette analysequantitative nrsquoeacutetait pas de deacuteterminer la superficie et lrsquoeacutequipement drsquoune exploitationmoyenne ce qui nrsquoa pas beaucoup de sens relativement agrave la varieacuteteacute des systegravemes agraires maisdrsquoappreacutecier les conditions drsquoexistence drsquoune agriculture de subsistance agrave lrsquoeacutepoque gallo-romaine Cet exercice theacuteorique eacutetant alleacute au bout de sa logique il est indispensable drsquoeacutevaluermaintenant sa valeur heuristique en confrontant les reacutefeacuterences recueillies au reacuteel ou plusexactement aux donneacutees disponibles sur les installations agricoles qui pourraient pratiquer cetype drsquoeacuteconomie

II Histoire et archeacuteologie de lrsquoexploitation familiale

Le bilan historiographique esquisseacute dans les chapitres preacuteceacutedents a mis en eacutevidence le faibleinteacuterecirct des recherches historiques et archeacuteologiques pour la petite exploitation familiale Sansreprendre toutes les explications deacutejagrave exposeacutees il a eacuteteacute montreacute que depuis le XVIIIe slrsquoattention exclusive porteacutee agrave la villa a conduit une grande partie de la critique agrave consideacutererqursquoelle eacutetait lrsquoinstrument unique de la mise en valeur et de lrsquoexploitation des terroirs Cepreacutejugeacute trouve principalement son origine dans une lecture partielle des sources agronomiquesqui elles mecircmes envisagent essentiellement le point de vue du proprieacutetaire 184 En effet lesAgronomes ne srsquointeacuteressent pas directement agrave la petite exploitation familiale mais lrsquoenvisagentle plus souvent comme un preacutecieux gisement de main-drsquoœuvre 185 En ce qui concerne plusspeacutecifiquement lrsquoeacuteconomie agraire de la Gaule il est apparu que la place donneacutee agrave la villaproceacutedait drsquoune appreacutehension tregraves ideacuteologique de la laquo romanisation raquo et de ses conseacutequencesdans les campagnes

Au deacutebut des anneacutees 1980 agrave la suite drsquoune critique de la validiteacute du concept de laquo mode deproduction esclavagiste raquo qui nrsquoa pas eacuteteacute examineacute ici 186 plusieurs historiens sans nierlrsquoimportance du grand domaine ont souligneacute que lrsquointeacuterecirct parfois absolu que lui portaitlrsquohistoriographie classique et marxiste empecircchait de prendre conscience de lrsquoexistence drsquouneplegravebe rurale nombreuse composeacutee de petits proprieacutetaires et de tenanciers Renversant laperspective traditionnelle J Evans a mecircme soutenu que lrsquoeacutecrasante majoriteacute de la population

184 Garnsey 1979 p 2 Veyne 2001 p IX185 Nicolet 1988 p 133186 Andreau 1999 p 104-105

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 201

rurale tirait sa subsistance directement de son travail 187 Fortement influenceacutee par les ideacutees deM I Finley sur la nature archaiumlque de lrsquoeacuteconomie agraire cette laquo plegravebe rurale raquo est souventpreacutesenteacutee sous un jour miseacuterabiliste Elle pratique une agriculture drsquoauto-suffisance qui la tienten dehors des circuits eacuteconomiques et lui interdit lrsquoaccegraves agrave la monnaie 188

Drsquoautres comme P Garnsey insistent davantage sur les compleacutementariteacutes et les eacutechangesqui lient ces deux types drsquoeacuteconomie Ils soulignent combien les grandes exploitations avaientbesoin de recourir agrave la main-drsquoœuvre laquo libre raquo pour assurer certaines tacircches saisonniegraveres ou desmissions qui ne pouvaient ecirctre confieacutees aux esclaves 189 En France agrave la mecircme eacutepoqueM Corbier deacuteveloppe un argumentaire similaire Elle srsquoappuie notamment sur les travaux deW Kula dont elle ne pouvait pas savoir qursquoils eacutetaient eux-mecircmes tregraves influenceacutes par ceux de AV Tchayanov pour montrer qursquoil existe agrave cocircteacute de lrsquoeacuteconomie de la villa une petite agriculturefamiliale qui fournit un travail salarieacute utiliseacute en compleacutement de la main-drsquoœuvre servile Ellesouligne avec justesse que la notion drsquoeacuteconomie paysanne permet de donner un sens agrave unecateacutegorie de petits eacutetablissements ruraux attesteacutes par lrsquoarcheacuteologie 190 Elle pense neacuteanmoinsque ces exploitations agricoles voueacutees agrave lrsquoautoconsommation sont aux marges des terroirsoccupeacutes par les villaelig Elles permettent ainsi la mise en valeur de terres moins fertiles ou situeacuteesagrave lrsquoeacutecart des centres de consommation Elle admet toutefois que dans certaines provincescomme lrsquoEacutegypte ou lrsquoAfrique lrsquoagriculture familiale de tenure peut constituer un secteurdynamique et efficace de lrsquoeacuteconomie agricole 191

Mais il revient agrave E M Wightman drsquoavoir deacutefini tregraves tocirct les termes du deacutebat relatif austatut et agrave lrsquoimportance relative des petits eacutetablissements ruraux Elle considegravere tout drsquoabordque la conception selon laquelle les campagnes de la Gaule seraient cultiveacutees uniquement pardes villaelig exploiteacutees en faire-valoir direct ou confieacutees agrave des tenanciers est trop restrictive Ellerappelle ensuite qursquoil existe drsquoautres formes drsquohabitats comme celles que lrsquoon trouve parexemple sur les sommets vosgiens en marge des terroirs occupeacutes par les villaelig Elle se demandedonc si ces modes drsquoexploitation ne correspondraient pas agrave des eacutetablissements non toucheacutes parla romanisation ou adapteacutes agrave des sols ingrats et des terrains plus difficilement cultivables Elleremarque toutefois que dans les grandes plaines de la Picardie prospecteacutees par R Agache ontrouve aussi entre les villaelig des sites plus petits 192 Posant lrsquohypothegravese que leurs occupants sontlocataires ou proprieacutetaires des finages relativement reacuteduits qursquoils exploitent elle estime qursquoilspourraient repreacutesenter une autre forme drsquoeacuteconomie agraire que celle pratiqueacutee par les villaelig 193

Cette proposition certes tregraves speacuteculative en son temps portait deux projets novateurs Uneremise en question radicale de lrsquoabsolue primauteacute accordeacutee agrave la villa et lrsquoencouragement agravecomprendre par lrsquoarcheacuteologie un type drsquoexploitation agraire tregraves peu documenteacute par les sourceshistoriques Las les archeacuteologues nrsquoont poursuivi aucune de ces deux pistes de recherche et187 laquo In every generation the overwhelming majority of the those who inhabited the imperium Romanum worked on

the land and derived their sustenance directly from it The notion is commonplace and scarcely admits of debatebut its implications for long have suffered unwarranted neglect raquo (Evans 1981 p 428) Sur le deacutesinteacuterecirct delrsquohistoriographie pour la plegravebe rurale Evans 1980 p 19

188 Hopkins 1980 p 104189 laquo What emerges very clearly from the writers on agriculture and has not been brought out by their interpreters is

the essential part played by free labour in the economy of the slave-estate [hellip] But it can be said with confidencethat hired workers formed a significant part of the total supply of labour raquo (Garnsey 1980 p 42)

190 Corbier 1980 p 76 et 99 1981 p 11 et 14191 Corbier 1981 p 26-27192 Wightman 1975 p 645-649193 laquo Although allowance must be made for the incompleteness of our information the most reasonable conclusion is

that there were settlements of non-villa type among the villas yet probably very closely linked to them in terms ofthe labour force If we could go a step further and suppose that the inhabitants of such settlements might rent orown small plots of land in addition we would have identified an element of small-holders which so far has beenlacking in the Gaulish scene raquo (Wightman 1975 p 650)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 202

plusieurs historiens ont fini par conclure que lrsquoeacuteconomie de la famille paysanne eacutetaitdeacutefinitivement invisible 194

Agrave de rares exceptions pregraves les archeacuteologues ont donc continueacute de penser que leseacutetablissements agricoles de la Gaule se reacutepartissent fondamentalement en deux grandes classes les villaelig et tous les autres sites deacutefinis neacutegativement comme ne ressortant pas de cette premiegraverecateacutegorie Ainsi R Agache agrave partir de critegraveres purement formels regroupe dans un mecircmeensemble indiffeacuterencieacute les laquo uniteacutes secondaires de production raquo les laquo loci raquo et les laquo fermesindigegravenes raquo en voie de romanisation 195 Consideacuterant par principe que la villa est lrsquoinstrumentquasi exclusif de lrsquoexploitation des sols il estime que tous les autres sites qui ne preacutesentent passes caractegraveres distinctifs sont soit des annexes agricoles soit des eacutetablissements non romaniseacutesqui occupent les marges des terroirs les plus riches 196 Parfois la critique reconnaicirct agrave certainsde ces petits sites une capaciteacute productive speacutecifique Mais elle considegravere alors que leur tailleleur interdit toute indeacutependance et les place neacutecessairement dans la mouvance des villaelig dont ilsne peuvent ecirctre que deacutependants 197

Progressivement agrave la faveur de campagnes de prospections de plus en plus fines et defouilles plus extensives les donneacutees recueillies ont fait apparaicirctre le caractegravere reacuteducteur de cettedichotomie Au sein des terroirs les mieux appreacutehendeacutes la part prise par les eacutetablissements lesplus modestes srsquoest aveacutereacutee beaucoup plus importante que ce qui eacutetait admis jusqursquoalors Pourautant lrsquoanalyse archeacuteologique eacuteprouve toujours des difficulteacutes pour appreacutehender la fonctioneacuteconomique et la grande varieacuteteacute morphologique de ces sites Ainsi on peut noter qursquoilsconstituent presque la moitieacute du corpus reacuteuni dans le cadre du projet Archaeomedes 198 et queles outils typologiques et statistiques mis en œuvre dans ce programme les classent dans descateacutegories aux contours parfois un peu flous

1 Annexes agraires et habitats deacutependants

Cette critique est bien sucircr tregraves injuste car elle ne porte que sur une eacutetape limiteacutee du processusde recherche et drsquoeacutetude initieacute et conduit jusqursquoagrave son terme par les eacutequipes drsquoArchaeomedes Agravetout le moins elle devrait ecirctre tempeacutereacutee par une preacutesentation complegravete des apportsdeacuteterminants de ce programme pour la connaissance des campagnes gallo-romaines et plusgeacuteneacuteralement pour lrsquoanalyse archeacuteologique de lrsquoespace Le manque de place impose la partialiteacuteet oblige agrave nrsquoexposer dans ce meacutemoire que les eacuteleacutements neacutecessaires agrave la preacutesente discussion surla nature et la fonction des petites exploitations agricoles

Forceacute agrave un laconisme extrecircme on se contentera donc de rappeler que le programmeArchaeomedes srsquoest inteacuteresseacute agrave lrsquoeacutevolution de lrsquoenvironnement et du peuplement pendant lapeacuteriode antique dans la basse et la moyenne valleacutee du Rhocircne agrave travers huit reacutegionslaquo eacutechantillons raquo Lrsquoanalyse de lrsquooccupation des sols a porteacute sur un corpus de 934 eacutetablissements194 laquo The rural world in its entirety remains largely hidden in the dark except for the estates of the wealthy From the

point of view of the authors who provide most of our knowledge on rural matters transportation day-labourerstenants and the like were interesting only in so far as they related to their own estates Moreover this aspect of theeconomy of rural life is also archaeologically invisible raquo (Erdkamp 1999 p 572)

195 Cf supra chapitre III p 147196 Cette position reste partageacutee par de nombreux archeacuteologues laquo On sait aujourdrsquohui que la quasi-totaliteacute du

territoire eacutetait couverte de grandes exploitations agricoles isoleacutees que lrsquoon appelle des villaelig On en comptepregraves drsquoun millier pour le seul deacutepartement de la Somme Les fouilles reacutecentes montrent pourtant qursquoil fautmultiplier ce chiffre par deux ou trois pour approcher le nombre total des eacutetablissements susceptibles drsquoecirctreappeleacutes villaelig raquo (Bayard 1997 p 210)

197 laquo Le caractegravere de modestie de ces eacutetablissements ruraux antiques donne lrsquoideacutee drsquoune subordination ilssemblent avoir eacuteteacute moins le centre de domaines autonomes que des uniteacutes drsquoexploitation au sein drsquoundomaine plus vaste raquo (Burnand 1975 p 193)

198 La direction de ce projet a eacuteteacute assureacutee par Franccedilois Favory Jean-Luc Fiches Jean-Jacques Girardot et Sandervan Der Leeuw

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 203

ruraux essentiellement appreacutehendeacutes par la prospection terrestre Les informations recueilliesont eacuteteacute classeacutees en fonction de sept critegraveres Une analyse statistique de ces donneacutees a montreacuteque seuls quatre descripteurs eacutetaient efficients la superficie des sites la qualiteacute des mateacuteriauxde construction la nature du mobilier et la chronologie de lrsquooccupation 199 Par rapport auxtravaux de R Agache preacutesenteacutes plus haut il faut noter que ces deux derniers critegraveresenrichissent consideacuterablement lrsquoeacutetude du peuplement En revanche les participants auprogramme Archaeomedes disposent de tregraves peu de plans permettant de comprendrelrsquoorganisation interne des eacutetablissements Les auteurs de la publication reconnaissent que cettelacune rend lrsquoidentification de certains sites deacutelicate Ainsi les seules donneacutees de la prospectionne permettent pas toujours de distinguer une grosse villa drsquoune agglomeacuteration 200

Le traitement statistique de toutes les informations disponibles pour les sites des huitreacutegions a conduit agrave lrsquoeacutelaboration drsquoune typologie comprenant onze classes ndash Classe A Elle regroupe les sites de petites tailles et agrave courte dureacutee drsquoexistencemajoritairement fondeacutes au Ier s aC ou au Ier s pC Selon les auteurs ils correspondent agrave unlaquo groupe drsquoinstallations agraires geacuteneacuteralement deacutemunies de toute fonction drsquohabitat etparticipant agrave lrsquoeacutequipement technique du front de conquecircte agricole raquo 201 ndash Classe B Cette classe est tregraves heacuteteacuterogegravene dans sa composition Les eacutetablissements sont detailles tregraves variables 202 Ils sont fondeacutes dans le courant du premier siegravecle avant ou apregraves lechangement drsquoegravere et se distinguent des preacuteceacutedents par lrsquoexistence drsquoune occupation anteacuterieurePlusieurs de ces sites ont eacuteteacute fouilleacutes il srsquoagit agrave la fois drsquoeacutetablissements dans lesquelles lesinstallations agricoles occupent une place preacutepondeacuterante et drsquohabitats disposant drsquoun secteurreacutesidentiel pouvant mecircme comporter un hypocauste ndash Classe C Les habitats relevant de cette cateacutegorie sont tous de petites tailles de fondationpreacutecoce et de dureacutee de vie limiteacutee Construits principalement en mateacuteriaux peacuterissables ilscorrespondent agrave de laquo modestes fermes de facture indigegravene raquo 203 ou agrave des installations agricolesponctuelles et preacutecaires ndash Classe D Ces sites sont tregraves proches de ceux des classes A et C et ne srsquoen distinguent que parlrsquoabsence drsquooccupation anteacuterieure ndash Classe E Proches par la taille et le mode de construction des sites de la classe B ceseacutetablissements se caracteacuterisent par une plus longue dureacutee drsquooccupation Ils pourraientcorrespondre agrave des petites fermes exploiteacutees en faire-valoir direct 204 ndash Classe F Les eacutetablissements de cette classe ont les mecircmes caracteacuteristiques que ceux des classesA et C mais sont fondeacutes agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute et ont une dureacutee drsquooccupation assez bregraveveComme les habitats des classes A et C ils pourraient srsquoagir drsquoannexes lieacutees agrave la conquecircte ou agravela reconquecircte drsquoespaces agraires durant lrsquoAntiquiteacute tardive

199 Leeuw Favory Fiches 2003 p 219 Le chapitre sur la laquo typologie archeacuteologique de lrsquohabitat rural raquo (p 201-238) a eacuteteacute eacutecrit par Fr Favory J-J Girardot et Cl Raynaud

200 laquo Ces exemples mettent en exergue lrsquoambiguiumlteacute des indices de surface pour lrsquoidentification de formesdrsquohabitat antinomiques domaine et agglomeacuteration que seule la fouille ou la reacuteveacutelation aeacuterienne permet parlrsquoanalyse du plan de deacutepartager au sein de cette classe raquo (Leeuw Favory Fiches 2003 p 234)

201 Leeuw Favory Fiches 2003 p 225202 22 de ces sites ont une superficie comprise en 1 ha et 2 ha et pour 9 drsquoentre eux les vestiges aux sols

occupent mecircme une surface supeacuterieure agrave 2 ha (Leeuw Favory Fiches 2003 p 225)203 Leeuw Favory Fiches 2003 p 228204 laquo Eacutetroitement lieacute aux fonctions productives ce type de ferme pourrait exprimer un mode drsquoexploitation

paysan en faire-valoir direct si lrsquoon en croit lrsquoeacutequilibre observeacute dans la deacutevolution de lrsquoespace ougrave les piegravecesdrsquohabitation font jeu eacutegal avec les espaces de travail raquo (Leeuw Favory Fiches 2003 p 225)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 204

ndash Classe G Comme les preacuteceacutedents ces sites sont fondeacutes agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute mais ont unelongeacuteviteacute plus importante Il pourrait srsquoagir de modestes fermes proches de celles de la classe Eou de reacuteoccupations aux IVe ou Ve s drsquoeacutetablissements plus anciens Dans ce derniers casplutocirct que de les consideacuterer comme des laquo squatts raquo les auteurs seraient tenteacutes de penser qursquoilsteacutemoignent laquo de la mise en place drsquoun nouvel eacutequipement agraire raquo 205 Ils deacutependraient dansce cas de villaelig se deacuteveloppant et absorbant les fundi voisins ndash Classes H I J et K Ces quatre classes regroupent les villaelig en fonction de leur importance etde leur date de fondation La derniegravere classe rassemble les sites les plus importants dont sansdoute quelques agglomeacuterationsLe tableau ci-dessous preacutesente la quantiteacute et la proportion de sites de chacune des onze classesdeacutefinies par lrsquoanalyse multivarieacutee

Classe Nombre ProportionA 202 22 B 67 7 C 34 4 D 154 16

Classe Nombre ProportionE 125 13 F 75 8 G 85 9 H 75 8

Classe Nombre ProportionI 66 7 J 42 4 K 22 2

Tableau 14 Quantiteacutes et proportions des sites du corpus drsquoArchaeomedes en fonction des classes

Examinant drsquoun point de vue historique et archeacuteologique ces reacutesultats les auteursproposent drsquointerpreacuteter les sites des classes A B D F et G comme des laquo annexes agraires raquo etdes habitats laquo deacutependants raquo les sites des classes H agrave K comme des villaelig et des eacutetablissementsmajeurs et les sites de la classe E comme des laquo fermes paysannes raquo jouant un rocircle intermeacutediaireentre les deux grands types fonctionnels preacuteceacutedents 206 Les annexes agraires et les habitatslaquo deacutependants raquo des classes A B D F et G repreacutesentent donc 66 de lrsquoensemble des sites ducorpus Cette valeur doit toutefois ecirctre interpreacuteteacutee avec preacutecaution car ces cinq classesreacuteunissent des eacutetablissements qui ne sont pas tous occupeacutes en mecircme temps Neacuteanmoins onpeut remarquer que la proportion de villaelig dans cet ensemble est relativement faible etfinalement tout agrave fait comparable aux reacutesultats obtenus par R Agache en Picardie

Annexes agraires ethabitats laquo deacutependants raquoClasses A B C D F G

66

laquo Fermes paysannes raquoClasse E 13

VillaeligClasses H I J K 21

Tableau 15 Annexes agraireshabitats laquo deacutependants raquo laquo fermes paysannes raquoet villaelig dans le corpus drsquoArchaeomedes

Petites substructionsgallo-romaines 54

Substructions ou aireshumiques drsquohabitats disparusprobablement gallo-romains

21

Villaelig 24

Tableau 16 Villaelig et annexes agricoles dans la zonetest de la feuille de Roye de lrsquoAtlas de R Agache

Cette comparaison nrsquoa pas drsquoautre finaliteacute heuristique que de souligner une faiblesse desrecherches meneacutees sur les eacutetablissements ruraux gallo-romains agrave partir essentiellement desreacutesultats de prospections Les protagonistes du projet Archaeomedes le reconnaissent drsquoailleurs205 Leeuw Favory Fiches 2003 p 231206 laquo Ce profil invite donc agrave assurer agrave la classe E une position meacutediane dans la hieacuterarchie du peuplement entre

les annexes agraires et les habitats deacutependants des classes A agrave D et F et les eacutetablissements majeurs des classesI agrave K raquo (Leeuw Favory Fiches 2003 p 229)

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bien volontiers et soulignent vingt-cinq ans apregraves la condamnation de la fouille parR Agache 207 que les laquo donneacutees de surface raquo ne permettent pas de comprendre lrsquoorganisationdes terroirs dans toute leur complexiteacute 208 Il nrsquoest donc pas excessif de remarquer que cesgrandes enquecirctes de terrain eacuteprouvent en geacuteneacuteral de grandes difficulteacutes agrave caracteacuteriser de faccedilonpertinente les eacutetablissements agricoles qui ne srsquoapparentent pas agrave des villaelig et que parconseacutequent elles donnent agrave ces derniegraveres une fonction preacutepondeacuterante voire exclusive danslrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie agraire

Ce choix est drsquoailleurs revendiqueacute par les protagonistes du programme Archaeomedes et ilsle justifient par une analyse historique du rocircle de la villa En effet ils estiment que les villaeligforment les principaux points drsquoancrage drsquoun reacuteseau de peuplement et drsquoexploitation de la terrestructurant et durable qui se met en place agrave partir du changement de lrsquoegravere Les sites de taillemodeste fondeacutes preacutecocement et de faible longeacuteviteacute des classes B C et D constituent enquelque sorte les laquo pseudopodes raquo de ces organismes plus importants Ils permettent aux villaeligde srsquoapproprier et de geacuterer les parties eacuteloigneacutees de leurs domaines et disparaissent une fois queles nœuds essentiels de cette trame se sont renforceacutes 209 Pour les auteurs ce scheacutema explicatifpourrait rendre aussi compte de la creacuteation durant lrsquoAntiquiteacute tardive des sites des classes F etG Ces laquo annexes agricoles raquo appartiendraient ainsi agrave un second laquo front pionnier raquo quiteacutemoignerait de la reacuteorganisation des terroirs agrave cette eacutepoque 210

Nul ne contestera la preacutecellence de la villa dans lrsquoorganisation sociale et eacuteconomique descampagnes gallo-romaines Et de faccedilon tout agrave fait novatrice les auteurs montrent avecbeaucoup de vraisemblance que le reacuteseau des villaelig et des eacutetablissements qui gravitent autourdrsquoelles srsquoest constitueacute selon des modaliteacutes qui varient drsquoune reacutegion agrave lrsquoautre Ils soulignent aussiavec force combien cette premiegravere phase drsquoexpansion est tributaire drsquoune eacuteconomie srsquoappuyantpour une large part sur des productions speacuteculatives principalement viticoles Enfin cetteperception dynamique de lrsquointeraction entre la villa et son environnement eacuteconomique lesamegravenent agrave proposer une nouvelle interpreacutetation de la reacutetraction de lrsquohabitat qursquoils considegraverentdavantage comme la manifestation drsquoune reacuteorganisation de lrsquoeacuteconomie agraire autour de pocirclesmoins nombreux mais plus solides 211

Neacuteanmoins on peut se demander pourquoi la place occupeacutee par les laquo fermes exploiteacutees enfaire-valoir direct raquo est aussi reacuteduite et surtout quelles sont les preuves archeacuteologiques quipermettent aux auteurs de consideacuterer que les deux tiers des sites du corpus sont des laquo annexesagricoles raquo ou des laquo eacutetablissements deacutependants raquo Rien ne permet de remettre en cause lesmeacutethodes qui ont preacutesideacute agrave la collecte des donneacutees de terrain ni la rigueur avec laquellelrsquoanalyse statistique a eacuteteacute conduite Cependant est-il leacutegitime de constituer une typologieglobale agrave partir drsquoun corpus qui reacuteunit des sites provenant drsquoentiteacutes reacutegionales aussi disparates Tout en appartenant agrave la mecircme cateacutegorie taxonomique deux eacutetablissements agricoles de taillemoyenne peuvent avoir des poids eacuteconomiques tregraves diffeacuterents selon qursquoils se trouvent au

207 Cf supra chapitre III p 143208 laquo Le deacuteveloppement et lrsquoaffirmation des meacutethodes de lrsquoarcheacuteologie spatiale si vivifiants qursquoils soient agrave lrsquoeacutegard

des eacutetudes de peuplement nrsquoont pas reacutesolu tous les problegravemes et ne doivent pas engendrer une foi absoluedans les donneacutees de surface Le risque demeure bien reacuteel de surinterpreacuteter de telles information tant lesprogregraves techniques conduisent parfois agrave penser que lrsquoon pourrait se passer de lrsquoexercice de la fouille raquo(Raynaud 2003 p 326)

209 Leeuw Favory Fiches 2003 p 309-310 Cette citation est tireacutee du chapitre de conclusion (p 301-321)reacutedigeacute par Fr Favory J-L Fiches et Cl Raynaud

210 Leeuw Favory Fiches 2003 p 230-231211 laquo Les tendances contradictoires qui se dessinent nous invitent plutocirct agrave envisager une crise affectant un

certain type de deacuteveloppement impulseacute par le mode de production impeacuterialo-esclavagiste du deacutebut duPrincipat sur le modegravele italien qursquoune deacutesertification des campagnes que rien nrsquoautorise agrave soutenir raquo(Leeuw Favory Fiches 2003 p 310)

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sommet ou dans la partie meacutediane de la hieacuterarchie des sites de leurs terroirs respectifs Certesplusieurs analyses comparatives des speacutecificiteacutes reacutegionales ont eacuteteacute entreprises Mais elles ont eacuteteacutereacutealiseacutees en grande partie agrave partir du reacutefeacuterentiel deacutefini pour lrsquoensemble du corpus ce qui faussesans doute la perspective de recherche Cette distortion est accentueacutee par lrsquointerpreacutetationeacuteconomique et fonctionnelle qui est proposeacutee pour certaines des cateacutegories retenues

Sans ecirctre hypercritique il faut bien reconnaicirctre que les critegraveres qui deacuteterminent les contoursde ces diffeacuterentes cateacutegories ne sont pas toujours drsquoune grande coheacuterence archeacuteologique et fontparfois appel agrave des reacutefeacuterences historiques deacuteduites drsquoune perception de lrsquoeacutevolution et delrsquoorganisation des campagnes qursquoil faudrait justement deacutemontrer Ainsi on ne comprend paspourquoi les sites de la classe B qui couvrent une superficie de plusieurs hectares ou disposentdrsquoinstallations de confort sont des habitats laquo deacutependants raquo alors que les laquo fermes paysannes raquo dela classe E ne le sont pas Le critegravere distinctif semble reacutesider dans la dureacutee drsquooccupation Dansce cas comment la faible longeacuteviteacute des sites de la classe B peut-elle deacuteterminer leur reacutegimeagraire Lrsquoautre argument proposeacute est celui de lrsquoinsuffisance voire de lrsquoabsence de structuresdrsquohabitat au sein de ces sites Pourtant certains drsquoentre eux placeacutes dans la classe A ont livreacutedes constructions drsquoune superficie importante et mecircme parfois supeacuterieure 212 agrave celle debacirctiments qui ont heacutebergeacute sans conteste une famille drsquoexploitants comme cela sera montreacuteplus loin Pour le moins les deacutefinitions archeacuteologiques des annexes agraires des habitatsdeacutependants et des fermes paysannes nrsquoemportent pas lrsquoadheacutesion et demandent agrave ecirctre mieuxcaracteacuteriseacutees

On peut admettre qursquoau sein de fundi eacutetendus il ait eacuteteacute neacutecessaire de construire des petitsbacirctiments destineacutes agrave deacuteposer des outils abriter les troupeaux ou les hommes agrave lrsquooccasion destravaux saisonniers En admettant que ces laquo mazets raquo puissent ecirctre deacuteceleacutes par la prospectionnotamment quand ils sont construits en mateacuteriaux peacuterissables ils devraient ecirctre aiseacutementdistinguables des eacutetablissements qui heacutebergent une ou plusieurs familles toute lrsquoanneacutee ce quene fait pas clairement apparaicirctre la composition de la classe A qui rassemble 22 des sites ducorpus Ensuite quelles donneacutees archeacuteologiques faudrait-il reacuteunir pour consideacuterer qursquouneexploitation agricole est laquo deacutependante raquo Cette sujeacutetion peut revecirctir plusieurs formes Entheacuteorie il serait peut-ecirctre possible de prouver que les moyens de subsistance dont disposent lesoccupants drsquoun site ne sont pas suffisants et que cette carence les rend laquo deacutependants raquo drsquoautresentiteacutes eacuteconomiques Mais toute la difficulteacute reacuteside dans la compreacutehension de la nature decette subordination Il srsquoagit sans conteste drsquoune veacuteritable soumission quand les individus sontplaceacutes par le proprieacutetaire sur une partie du fundus lui apportent la totaliteacute des reacutecoltes etreccediloivent de lui en eacutechange leur ravitaillement Toutefois disposant des mecircmes donneacuteesarcheacuteologiques on peut tout aussi bien consideacuterer que ces exploitants sont proprieacutetaires drsquounmaigre lopin de terre et louent leurs bras pour se procurer le compleacutement de subsistance dontils ont besoin Dans ce cas preacutecis peut-on encore parler de deacutependance Ces malheureuxpaysans sont sans doute bien moins laquo libres raquo que les tenanciers qui ne doivent agrave leurproprieacutetaire que le loyer de la terre

Il nrsquoest pas utile de multiplier les exemples de ce type pour srsquoapercevoir que les sourcesarcheacuteologiques sont fort peu adapteacutees pour comprendre la nature des liens eacuteconomiques quiunissent les exploitations drsquoun mecircme terroir Il est donc plus sage drsquoeacutetudier en premiegravereinstance les formes de lrsquohabitat rural agrave partir de la documentation recueillie sur le terrainqursquoelle soit archeacuteologique archivistique ou environnementale et de ne pas introduire agrave ceniveau de lrsquoanalyse des notions qui ne sont pas renseigneacutees par les sources disponibles 213

212 En Vaunage par exemple le site de Fournas de Seguin agrave Combas comprend un bacirctiment de 160 m2 (LeeuwFavory Fiches 2003 p 225)

213 Comme le fait tregraves justement remarquer F Treacutement laquo Lrsquointeacutegration des acquis de chaque discipline suppose

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Cette preacutevention meacutethodologique ne reacuteduit pas lrsquoarcheacuteologue au silence bien au contraireElle lrsquooblige agrave reacuteinvestir un champ disciplinaire qui est au cœur de son meacutetier celui dessystegravemes agraires des teacutemoignages mateacuteriels de lrsquoactiviteacute eacuteconomique et des formes concregravetesde lrsquoappropriation du sol Lrsquoenjeu est alors drsquoappreacutehender dans toute leur complexiteacute lesdiffeacuterentes composantes de lrsquoeacuteconomie agraire en accordant une attention eacutegale aux villaelig et auxpetites exploitations familiales Lrsquoessai de quantification entrepris dans la premiegravere partie de cechapitre peut alors reacuteveacuteler son utiliteacute Il deacutefinit un modegravele eacuteconomique qui en deacutepit de soneacutelaboration theacuteorique apporte des reacutefeacuterences et des eacuteleacutements de comparaison pour eacutevaluer lacapaciteacute productive drsquoeacutetablissements agricoles de petite taille Lrsquointeacuterecirct de cet archeacutetype peutecirctre suggeacutereacute agrave la faveur drsquoune preacutesentation rapide de quelques exemples drsquoexploitationsagricoles choisis pour leur repreacutesentativiteacute et les perspectives de recherche qursquoils suscitent

2 Quelques exemples archeacuteologiques drsquoexploitations familiales

Il importe de preacuteciser en preacuteambule que les sites seacutelectionneacutes ci-dessous ne sont pas des hapaxou les rares repreacutesentants de cateacutegories drsquoeacutetablissements peu courants Au contraire lesopeacuterations de fouilles reacutealiseacutees sur de tregraves vastes superficies font systeacutematiquement apparaicirctre lagrande diversiteacute de la typologie des formes de lrsquohabitat rural des plans des eacutetablissements et desbacirctiments qursquoils renferment Elles montrent toute lrsquoeacutetendue de la gamme composeacutee par cessites de la grande villa drsquoune superficie de plusieurs hectares agrave la modeste installation dequelques milliers de megravetres carreacutes Tous les degreacutes de cette hieacuterarchie ne sont pas repreacutesenteacutesdans toutes les reacutegions et cette varieacuteteacute est agrave son tour un vaste sujet drsquoeacutetude Pour srsquoenconvaincre on peut une nouvelle fois revenir en Picardie dans cette contreacutee ougrave la villa serait lemode exclusif de la mise en valeur des terres

Dans la moyenne valleacutee de lrsquoOise les opeacuterations archeacuteologiques meneacutees depuis unedouzaine drsquoanneacutees ont permis drsquoappreacutehender avec des meacutethodes homogegravenes une vastesuperficie de plus de 450 ha Les sites fouilleacutes forment pour une peacuteriode comprise entre leIIIe s aC et le IIIe s pC un corpus qui a eacuteteacute analyseacute en fonction de leur assiette de leurorganisation interne et drsquoune typologie tregraves fine des 141 constructions mises au jour Cetteeacutetude diachronique met en relief drsquoune faccedilon saisissante la persistance de modes drsquohabitatheacuteriteacutes de La Tegravene mais aussi les speacutecificiteacutes de lrsquooccupation gallo-romaine Elle fait aussidistinctement apparaicirctre la hieacuterarchie des exploitations agricoles La grande villa de Verneuil-en-Halatte le Bufosse occupe le sommet de cette pyramide avec une assiette estimeacutee agrave environ6 ha 214 Elle est pour lrsquoinstant lrsquounique repreacutesentante de cette cateacutegorie drsquoeacutetablissements carles autres sites connus sont des petites fermes composeacutees de bacirctiments disposeacutes dans des enclosdont la superficie varie entre 4 300 m2 et 8 000 m2 La tregraves grande majoriteacute de cesexploitations est abandonneacutee dans le courant du IIIe s 215

Sur le plateau du Valois qui se trouve immeacutediatement au sud de cette valleacutee une autreopeacuteration archeacuteologique extensive a mis en eacutevidence une organisation de lrsquoespace tregravesdiffeacuterente La classe des exploitations moyennes drsquoune superficie de un agrave deux hectares qui esttregraves faiblement attesteacutee dans la valleacutee de lrsquoOise regroupe la majoriteacute des sites du plateau Lapartie supeacuterieure de la hieacuterarchie de lrsquohabitat comprend une grande villa et deux villaelig dontlrsquoassiette est comprise entre trois et quatre hectares Les degreacutes infeacuterieurs de cette classificationne sont repreacutesenteacutes que par un unique petit site de 2 500 m2 Agrave la diffeacuterence de ce qui a eacuteteacute

dans un premier temps une eacutelaboration autonome des donneacutees afin drsquoeacuteviter les raisonnements circulairesautojustificateurs [hellip] raquo (1999 p 256)

214 Cf infra p 235 et Planche 36215 Pinard Collart Malrain Mareacutechal 1999

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 208

observeacute dans la valleacutee de lrsquoOise la plupart de ces exploitations sont encore occupeacutees au IVe s etparfois au deacutebut du Ve s 216

La rapide confrontation des formes de lrsquohabitat rural dans ces deux reacutegions limitrophesreacutevegravele des modes drsquooccupation des sols originaux et exclusifs Les basses terrasses de la valleacutee delrsquoOise les plateaux du Valois et du Santerre eacutetudieacute preacuteceacutedemment ne sont pas exploiteacutes de lamecircme faccedilon Cette diversiteacute trouve probablement son origine dans la mise en œuvre desystegravemes agraires diffeacuterents dans la plus ou moins grande preacutegnance des cadres heacuteriteacutes du passeacuteet sans doute aussi dans lrsquoexistence de reacutegimes agraires ineacutegalement contraignants Enconseacutequence il nrsquoest pas possible drsquoappreacutehender toute la complexiteacute et la varieacuteteacute delrsquoorganisation de ces terroirs en srsquointeacuteressant aux seules villaelig Il est au contraire indispensable desrsquoattacher agrave deacuteterminer pour chaque entiteacute geacuteographique le nombre et lrsquoimportance desdiffeacuterents types drsquoexploitation de comprendre leur rocircle et drsquoessayer de percevoir leursinteractions

Ce projet exige de porter une attention accrue agrave tous les eacuteleacutements archeacuteologiquessusceptibles drsquoapporter des informations sur lrsquoactiviteacute eacuteconomique de ces sites La tacircche estardue car il reste dans ce domaine un immense travail de recension et drsquointerpreacutetation agravereacutealiser En effet les fouilles drsquoeacutetablissements ruraux livrent souvent une grande proportion destructures ou drsquoobjets archeacuteologiques parfois tregraves singuliers dont on ignore tout de leurfonction Lrsquoanalyse fonctionnelle des sites repose alors sur un nombre reacuteduit de bacirctiments deproductions et drsquooutils bien identifieacutes mais laisse dans lrsquoombre une foule drsquoindices quicompleacuteterait sans doute utilement la connaissance de leur eacuteconomie agraire Agrave ce propos lafouille de la petite exploitation agricole de Bohain-en-Vermandois 217 fournit un bon aperccediludes forces et des faiblesses de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine

Bohain une petite exploitation familiale sur le plateau du VermandoisCet eacutetablissement se trouve sur un vaste plateau limoneux au nord-est de Saint-Quentin Lesinformations archeacuteologiques disponibles sont beaucoup trop ponctuelles et partielles poursaisir lrsquooccupation de cette reacutegion durant la peacuteriode gallo-romaine En revanche lrsquoampleur desreconnaissances reacutealiseacutees lors de la fouille de ce site apporte lrsquoassurance que cette exploitation aeacuteteacute appreacutehendeacutee dans sa totaliteacute et qursquoil ne srsquoagit donc pas de la partie agricole drsquouneacutetablissement plus vaste Sa dureacutee drsquoexistence est relativement courte moins drsquoun siegravecle maisdeux phases drsquooccupation ont eacuteteacute distingueacutees Toutefois deux constructions en gris sur laPlanche 25 nrsquoont pu ecirctre dateacutees preacuteciseacutement Cette petite exploitation est constitueacutee deplusieurs bacirctiments drsquoune mare et de nombreuses structures en creux reacutepartis dans un enclosquadrangulaire drsquoune superficie drsquoun demi-hectare 218

La premiegravere phase de lrsquooccupation du site deacutebute vers le milieu du Ier s pC et srsquoachegraveve versla fin de ce mecircme siegravecle Durant cette peacuteriode lrsquoeacutetablissement comprend au moins troisconstructions sur poteaux planteacutes un bacirctiment drsquohabitation drsquoune superficie de 90 m2 et deuxgreniers dont les surfaces utiles sont de 83 m2 et 10 m2 Les subdivisions internes de lrsquoencloset la preacutesence drsquoune mare sont pour le fouilleur les indices drsquoune activiteacute pastorale Les becirctes nesont sans doute pas abriteacutees dans une eacutetable agrave moins de consideacuterer que le bacirctimentdrsquoexploitation mal dateacute est destineacute agrave cet usage et appartient agrave cette phase La production deceacutereacuteales est mieux documenteacutee Les deux greniers correspondent en effet agrave un type bienattesteacute de stockage en hauteur Dans ces constructions le plancher sureacuteleveacute repose sur des

216 Collart 1991 Pinard Collart Malrain Mareacutechal 1999 p 379217 La fouille du site gallo-romain de Bohain-en-Vermandois Au-delagrave du Moulin Mayeux dans lrsquoAisne a eacuteteacute

reacutealiseacutee par Patrick Lemaire en 2000218 Lemaire 2002

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poteaux et reccediloit des eacutepis des eacutepillets ou des grains 219 La conservation des ceacutereacuteales sous formede grains est plus contraignante car la couche qursquoils forment ne doit pas ecirctre trop eacutepaisse etreacuteclame drsquoecirctre aeacutereacutee reacuteguliegraverement Ce mode drsquoentreposage convient mieux agrave des grains vecirctuscar ils sont naturellement proteacutegeacutes par leurs balles Or il se trouve qursquoune fosse deacutecouverte pregravesde la mare a livreacute un lot de graines carboniseacutees drsquoamidonnier et drsquoeacutepeautre 220 Elle nrsquoest pasdateacutee avec preacutecision et ne peut donc ecirctre associeacutee avec certitude agrave cette premiegravere phasedrsquooccupation mais elle teacutemoigne sans conteste de la culture de ces deux ceacutereacuteales dans cetteexploitation

En posant lrsquohypothegravese que des grains vecirctus ont eacuteteacute stockeacutes dans les deux greniers de Bohainil convient alors de remarquer que leur surface totale permet de conserver dans de bonnesconditions la totaliteacute des 49 hl de la ration alimentaire annuelle de la famille type 221 Unbacirctiment drsquohabitation pouvant abriter cinq ou six personnes quelques tecirctes de beacutetail et deuxgreniers pour entreposer la totaliteacute de leur besoin en ceacutereacuteales pourraient constituer autantdrsquoindices suggeacuterant que cet eacutetablissement a pratiqueacute lrsquoagriculture de subsistance preacuteceacutedemmentdeacutecrite Lrsquoexercice de quantification reacutealiseacute agrave cette occasion nrsquoaura donc pas eacuteteacute vain puisqursquoilapporte des eacuteleacutements de comparaison qui permettent de proposer un mode de fonctionnementeacuteconomique pour le petit site de Bohain Ce reacutesultat peut paraicirctre deacuterisoire Il est au contrairedeacutecisif si on le rapporte agrave la modestie des vestiges archeacuteologiques conserveacutes des structures encreux et du mobilier en faible quantiteacute reacuteparti sur une surface de moins drsquoun hectare Ceseacuteleacutements nrsquoauraient sans doute pas permis de deacuteceler ce site en surface La fouille de Bohainmontre donc tout le chemin parcouru par lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine et sa capaciteacuteactuelle agrave identifier et agrave eacutetudier les eacutetablissements agraires les plus modestes Pour autant ilreste encore beaucoup de progregraves agrave reacutealiser et la preacutesentation de lrsquoeacutevolution de ce site durant laseconde phase de son occupation procure lrsquooccasion drsquoen prendre conscience

Au tout deacutebut du IIe s dans lrsquoenclos conserveacute lrsquoeacutetablissement est profondeacutement remanieacuteLe bacirctiment drsquohabitation preacuteceacutedent et les deux greniers sont abandonneacutes et remplaceacutes par unehabitation plus vaste (104 m2) et un bacirctiment drsquoexploitation installeacute dans une des subdivisionsde la parcelle Le fouilleur montre avec justesse que la nouvelle localisation de lrsquohabitation sonplan la construction drsquoune petite cave et lrsquoutilisation de tuiles pour la toiture deacutenotentlrsquoadoption de pratiques architecturales influenceacutees par le mos romanorum Cette campagne deconstruction repreacutesente sans conteste un investissement eacuteconomique consideacuterable par rapportagrave la modestie de lrsquoeacutetablissement On peut bien sucircr alleacuteguer qursquoil a eacuteteacute assureacute par le proprieacutetairedrsquoune exploitation plus importante dont laquo deacutependrait raquo le site de Bohain mais la courte dureacuteede la seconde phase drsquooccupation moins drsquoun demi-siegravecle rend cette hypothegravese bienimprobable Il est donc leacutegitime de consideacuterer que lrsquoagriculture de subsistance pratiqueacuteemalgreacute la modestie de ses moyens a permis agrave son exploitant de produire suffisamment desurplus pour assurer la transformation de son habitat Cet eacutetablissement reacutenoveacute srsquoest peut-ecirctreeacuteleveacute agrave un niveau eacuteconomique quelque peu supeacuterieur

Toute la difficulteacute consiste alors agrave savoir si ce changement a suivi ou accompagneacute uneeacutevolution du systegraveme agraire de lrsquoexploitation Malheureusement il faut bien reconnaicirctre queles donneacutees archeacuteologiques disponibles pour discuter de cette hypothegravese sont presquetotalement absentes Le nouveau bacirctiment drsquoexploitation a livreacute les traces drsquoune petite activiteacutede forgeage mais on ignore tout de sa fonction A-t-il pu servir drsquoeacutetable et dans ce cas ougrave sontentreposeacutees les ceacutereacuteales qui eacutetaient stockeacutees dans les greniers de la phase preacuteceacutedente Le

219 Matterne 2001 p 159-163220 Lrsquoidentification et lrsquoeacutetude de ces graines ont eacuteteacute reacutealiseacutees par V Matterne (Lemaire 2002 p 19-21)221 49 m3 (10 m2 + 83 m2) = 027 m Lrsquoeacutepaisseur drsquoune couche de bleacute deacuteposeacutee sur un plancher ne doit pas

exceacuteder une trentaine de centimegravetres

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bacirctiment agrave six poteaux planteacutes situeacute au milieu de la cour et qui nrsquoa pu ecirctre dateacute preacuteciseacutement aune surface de 22 m2 Elle est donc leacutegegraverement plus importante que la superficie totale desdeux anciens greniers et on peut alors se demander si ce bacirctiment nrsquoaurait pas accueilli desreacutecoltes un peu plus abondantes Faute de donneacutees preacutecises il est bien difficile de deacutepasser lestade des hypothegraveses

Pour aller plus loin dans lrsquoanalyse il faudrait confronter les reacutesultats de la fouille de Bohainagrave ceux obtenus pour drsquoautres sites de statut comparable sur le plateau du VermandoisLrsquoanalyse de la trame de lrsquooccupation de cette reacutegion permettrait drsquoailleurs drsquoeacutevaluer larepreacutesentativiteacute de ce type drsquoexploitation et de deacuteterminer la densiteacute du peuplement de cettereacutegion En lrsquoeacutetat des connaissances il serait possible drsquoopposer agrave toutes ces suppositions uneconception plus traditionnelle de lrsquoeacutevolution des campagnes gallo-romaines les petitseacutetablissements comme celui de Bohain seraient les derniers avatars de formes preacute-romainesdrsquohabitat disparaissant progressivement avec la mise en place du reacuteseau des villaelig lequelpourrait ecirctre mis en eacutevidence par une intensification des recherches archeacuteologiques sur leplateau du Vermandois Le caractegravere isoleacute de cette deacutecouverte interdit pour lrsquoinstantdrsquoopposer drsquoautres arguments agrave ces objections On peut toutefois poursuivre cette prolepse ense deacuteplaccedilant drsquoune quarantaine de kilomegravetres vers le nord et en examinant les reacutesultats drsquouneopeacuteration drsquoarcheacuteologie extensive reacutealiseacutee agrave Onnaing pregraves de Valenciennes

Les petites exploitations drsquoOnnaingSur un plateau leacutegegraverement en pente supportant une eacutepaisse couche de limons tregraves favorableaujourdrsquohui agrave la ceacutereacutealiculture des sondages reacuteguliegraverement espaceacutes et des fouilles ont offertlrsquoopportuniteacute rare en France drsquoappreacutehender la totaliteacute drsquoune vaste zone de 250 ha 222 Ainsipour la peacuteriode gallo-romaine il est possible de percevoir par la fouille et de faccedilon assezpreacutecise ce que pouvait ecirctre lrsquoorganisation drsquoun terroir agricole dans cette partie de la Gaule duNord Sept habitats de tailles ineacutegales et huit petits groupes de tombes ont eacuteteacute deacutecouvertsLrsquoensemble du mobilier recueilli lors de la fouille de tous ces sites est chronologiquementhomogegravene et date des deux premiers siegravecles de lrsquoegravere (Planche 26) Pour autant la mauvaiseconservation des structures et la faible quantiteacute de ceacuteramique recueillie sur certains drsquoentre euxne donnent pas lrsquoassurance qursquoils ont tous eacuteteacute occupeacutes en mecircme temps

Lrsquoanalyse de cet eacutechantillon montre agrave la fois une reacutepartition spatiale heacuteteacuterogegravene et unegrande varieacuteteacute de la taille des habitats Les plus petits sites (nos 18 et 21) se composent drsquoenclosde tregraves faible superficie (environ 2 500 m2) et de quelques structures creuseacutees dans le limonLeur fonction drsquohabitat nrsquoest pas aiseacutee agrave deacuteterminer et cette hypothegravese repose essentiellementsur le fait qursquoils succegravedent sans hiatus apparent agrave de petites fermes de La Tegravene Les cateacutegoriesintermeacutediaires de cette typologie sont repreacutesenteacutees par le site no 3 dont les dimensions sonttregraves proches de celles de la ferme de Bohain et les sites nos 8 14 et 16 dont les enclos couvrentune superficie de 6 000 m2 agrave 13 ha Le site no 5 est sans conteste lrsquohabitat le plus important(Planche 27) 223 En effet son assiette occupe une surface de 18 ha et surtout vers le milieudu IIe s il renferme un bacirctiment drsquohabitation de 375 m2 (Planche 27 bacirct A) dont lesfondations sont constitueacutees de pierres ce qui le distingue nettement de ceux des autres sitesdont lrsquoossature est composeacutee de poteaux planteacutes Durant cette mecircme phase drsquooccupation il estpossible que cet habitat comprenne aussi un autre bacirctiment (B) des puits et des greniers surpoteaux qui apportent des capaciteacutes drsquoentreposage eacutequivalentes agrave celui de Bohain

222 Bretagne Catteddu Clavel et alii 1999 Les recherches sur les sites de la peacuteriode gallo-romaine ont eacuteteacutecoordonneacutees par Raphaeumll Clotuche

223 La fouille de ce site no 5 a eacuteteacute dirigeacutee par Jean-Jacques Theacutevenard

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Il nrsquoa pas eacutechappeacute au lecteur que la typologie qui vient rapidement drsquoecirctre esquisseacutee reposaitessentiellement sur un critegravere formel la superficie des enclos Ce choix est imposeacute par uneneacutecessiteacute pratique car dans le nord de la Gaule durant le Haut-Empire lrsquoenceinte fossoyeacutee estsouvent en premiegravere analyse le seul eacuteleacutement qui permette drsquoidentifier et de seacuterier les habitatsToutefois quand les conditions de conservation des vestiges ne sont pas trop mauvaises il estpossible de constater qursquoil existe freacutequemment une relation de proportionnaliteacute entre la taillede lrsquoenclos et celles des bacirctiments de lrsquohabitat Cette correspondance apparaicirct de faccedilon eacutevidentequand lrsquoon compare les donneacutees relatives aux sites de Bohain et drsquoOnnaing

Bohain Onnaing site no 5 Ratio

Enclos 5 000 m2 18 ha 36

Bacirctiment principal 104 m2 375 m2 36

Ratio 48 48 ndash

Tableau 17 Rapport entre les superficies des enclos et des bacirctimentsdrsquohabitation de Bohain et drsquoOnnaing

Neacuteanmoins la probiteacute oblige agrave reconnaicirctre que ces rapports ne srsquoaccordent pas toujoursaussi bien que dans cet exemple Il nrsquoen demeure pas moins que ce type de confrontation peutfournir la matiegravere drsquoune premiegravere taxonomie des petits eacutetablissements agricoles Reacutealiseacutee agravepartir drsquoun corpus inteacuteressant une aire geacuteographique la plus vaste possible elle ferait sansaucun doute mieux ressortir les modes diffeacuterents drsquooccupation des sols et serait aussisusceptible de donner quelques informations sur les systegravemes agraires de ces exploitations

En effet reprenant les exemples eacutetudieacutees ici on peut supposer que le rapport constateacute entreles superficies de lrsquoenclos et des bacirctiments des sites de Bohain et drsquoOnnaing deacutevoile deuxniveaux drsquoactiviteacute eacuteconomique Mecircme en consideacuterant que lrsquoexploitant du site no 5 est untenancier il est raisonnable de penser qursquoil dispose drsquoeacutequipements agricoles en adeacutequation avecles surfaces qursquoil cultive ou les animaux qursquoil eacutelegraveve Il est aussi probable que son proprieacutetairemet agrave sa disposition un bacirctiment drsquohabitation dont les dimensions sont proportionneacutees auxrevenus qursquoil tire de cette exploitation Cette hypothegravese est encore plus recevable si la fermeno 5 est le siegravege drsquoun domaine cultiveacute en faire-valoir direct

Pour autant il serait tregraves hasardeux drsquoen conclure que les terres mises en valeur par la fermede Bohain ou le site no 3 drsquoOnnaing ont une superficie trois fois et demi infeacuterieure agrave celle dufundus de la ferme no 5 Il existe sans doute des correacutelations entre la taille des sites et lessurfaces exploiteacutees mais rien ne permet de les deacuteterminer pas mecircme lrsquoeacutetude de la reacutepartitionspatiale de ces eacutetablissements Le plan de localisation des sites gallo-romains fouilleacutes agrave Onnaingmontre en effet que les distances qui les seacuteparent ne sont pas proportionnelles agrave leursdimensions La ferme no 5 est tregraves proche de la no 8 les sites nos 14 et 16 sont cocircte agrave cocircte et lepetit eacutetablissement no 3 est celui qui dispose du plus grand espace autour de lui Il faut doncpreacutesumer drsquoune forte imbrication de leurs finages respectifs et renoncer agrave restituer leurslimites

On peut toutefois observer qursquoen divisant la totaliteacute de la superficie appreacutehendeacutee par lenombre drsquoeacutetablissements agricoles deacutecouverts on obtient pour chacun drsquoeux un territoiretheacuteorique de 357 ha Dans lrsquoabsolu chaque exploitation dispose donc drsquoune surface qui luipermet de deacutevelopper le systegraveme agraire type qui a eacuteteacute preacutesenteacute plus haut Par ailleurs lesdonneacutees archeacuteologiques disponibles tendent agrave montrer que les fermes drsquoOnnaing pratiquentune agriculture de subsistance dans laquelle lrsquoeacutelevage semble prendre une part importante Cela

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nrsquoempecircche pas certains de leurs exploitants de produire des surplus comme lrsquoatteste laconstruction drsquoun nouveau bacirctiment drsquohabitation dans le site no 5 et surtout le deacutepocirct drsquoobjetsrelativement luxueux dans plusieurs des seacutepultures deacutecouvertes

Les fouilles reacutealiseacutees agrave Onnaing apportent un exemple concret drsquoun terroir exploiteacute par depetits eacutetablissements agricoles Dans un espace pourtant assez reacuteduit elles attestent de lagrande diversiteacute des formes de lrsquohabitat Ainsi tout en occupant les strates infeacuterieures de lahieacuterarchie des exploitations gallo-romaines les sites drsquoOnnaing ont des tailles qui varient dansun rapport de un agrave sept Ces dispariteacutes reacutevegravelent sans aucun doute des niveaux eacuteconomiquesdiffeacuterents mais les informations archeacuteologiques disponibles ne permettent pas de les deacutefinir etde les expliquer Elles laissent agrave penser que ces eacutetablissements pratiquent une agriculture desubsistance qui ne deacutegage pas de surplus consideacuterables Cette impression est confirmeacutee parlrsquoexemple suivant qui montre que des sites de formes tregraves proches peuvent posseacuteder unecapaciteacute productive bien plus importante

Un exemple du dynamisme de lrsquoexploitation familiale les sites de la confluence de la Seine et delrsquoYonneLes opeacuterations reacutealiseacutees en Seine-et-Marne dans les valleacutees de la Seine et de lrsquoYonne au niveaude leur confluence concernent une eacutetroite fenecirctre de 35 km de long et de 5 km agrave 10 km delarge 224 Elles ont permis drsquoeacutetudier une surface drsquoenviron 2 000 ha Une forte densiteacutedrsquohabitats gallo-romains a ainsi eacuteteacute identifieacutee Hormis une unique villa (Planche 28 site no 3)situeacutee agrave mi-chemin entre les agglomeacuterations gallo-romaines de Montereau-fault-Yonne et deCannes-Eacutecluse (sites nos 1 et 2) tous les autres sites peuvent ecirctre classeacutes en deux groupes Lepremier se compose drsquoeacutetablissements constitueacutes de bacirctiments rassembleacutes dans des enclos drsquounesuperficie un peu supeacuterieure agrave 2 ha Lrsquoassiette des seconds varie entre 3 000 m2 et 5 000 m2Tous ces habitats sont construits en mateacuteriaux peacuterissables et srsquoapparentent par leur plan et leurorganisation interne aux sites de la fin de lrsquoAcircge du fer mecircme si pour lrsquoinstant un hiatus a eacuteteacuteobserveacute dans lrsquooccupation des deux valleacutees agrave la peacuteriode augusteacuteenne

La trame de lrsquooccupation est plus serreacutee dans la partie ouest de la zone drsquoeacutetude pregraves de laconfluence La densiteacute moyenne est de un site pour trente hectares Dans ce secteur la dureacuteedrsquooccupation est aussi plus importante quatre siegravecles pour les eacutetablissements les plusimportants et un peu plus de trois siegravecles pour les autres En allant vers lrsquoest les sites sont plusespaceacutes et occupeacutes moins longtemps environ deux siegravecles parfois moins Dans cette partie dela valleacutee de la Seine les divagations du fleuve ont multiplieacute les zones humides contraignantainsi les habitats agrave occuper les petites buttes de graviers eacutepargneacutees Ce cloisonnement delrsquoespace explique sans aucun doute les diffeacuterences observeacutees dans la reacutepartition et la peacuterenniteacutede lrsquohabitat 225 Neacuteanmoins lrsquooccupation sur la longue dureacutee de cette zone drsquoeacutetude teacutemoignede sa vitaliteacute

En effet apregraves une forte augmentation du nombre de sites durant le Ier s pC ladeacutecroissance de lrsquohabitat jusqursquoagrave la fin du haut Moyen Acircge est beaucoup plus progressive quedans drsquoautres reacutegions du sud de la Seine-et-Marne pour lesquelles les abandonsdrsquoeacutetablissements agrave partir de la fin du Haut-Empire sont proportionnellement plusnombreux 226 On note mecircme la creacuteation drsquohabitats au IVe s ce qui est rare dans cette partiedu Bassin parisien et montre bien le dynamisme de cette reacutegion au moins agrave cette eacutepoque 227

224 Ce programme de recherche est coordonneacute par le Centre deacutepartemental drsquoarcheacuteologie de la Basseacutee dirigeacute parDaniel Mordant

225 Seacuteguier 2001226 Seacuteguier 2001 p 412-413 Ouzoulias Van Ossel 2001 p 151227 Seacuteguier 2001 p 412

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Drsquoautres indices confortent cette impression et notamment les donneacutees recueillies agrave lrsquooccasionde la fouille du site de Marolles-sur-Seine le Chemin de Sens 228

La place manque pour rendre compte de la totaliteacute de ces informations et pour preacutesenter cesite dans le deacutetail On se contentera donc drsquoeacutevoquer quelques points importants afin drsquoillustrerles questions deacutebattues ici Lrsquoeacutetablissement du Chemin de Sens se compose drsquoun enclostrapeacutezoiumldal drsquoune superficie de 225 ha et de bacirctiments principalement localiseacutes dans la plusvaste de ses subdivisions Son occupation deacutebute au Ier s pC et srsquoachegraveve au milieu du Ve sPlusieurs phases de constructions et drsquoameacutenagements ont pu ecirctre distingueacutees avec plus oumoins de preacutecision Ainsi lrsquoattribution des bacirctiments agrave chacune drsquoelles nrsquoest pas toujoursassureacutee Cependant il semble que le statut et la fonction eacuteconomique de cette exploitationnrsquoont pas connu drsquoeacutevolution majeure durant toute cette peacuteriode Le mobilier archeacuteologique esttregraves abondant et teacutemoigne du pouvoir drsquoachat eacuteleveacute de ses occupants successifs Par rapport agrave lasurface fouilleacutee les lots de ceacuteramiques recueillis sont eacutetonnants tant par leur volume que parleur qualiteacute et la provenance lointaine de certaines piegraveces Il en est de mecircme de la vaissellemeacutetallique de la verrerie des objets de parure et de cette balance de preacutecision qui est sansdoute utiliseacutee pour veacuterifier lrsquoaloi des monnaies et confirme srsquoil en eacutetait besoin que lesexploitants de Marolles accegravedent au monde de lrsquoeacutechange 229

Ils parviennent agrave ce niveau eacuteconomique en pratiquant une agriculture performante et peut-ecirctre intensive On est en effet surpris par le nombre drsquooutils agricoles deacutecouvert pour un siterural de cet importance Les outils lieacutes agrave lrsquoartisanat du cuir et du bois sont encore plusnombreux Fr Sigaut a montreacute qursquoil existe agrave lrsquoeacutepoque moderne une relation eacutevidente entre levolume de meacutetal consommeacute par une exploitation et son degreacute drsquoeacutequipement 230 Il seraitdouteux qursquoil en ait eacuteteacute autrement durant lrsquoAntiquiteacute alors que les objets meacutetalliques eacutetaientproportionnellement plus oneacutereux Du point de vue de la meacutethode ce critegravere est sans doutedeacuteterminant pour eacutevaluer la capaciteacute productive des eacutetablissements agricoles Enfin agrave Marollesdes restes veacutegeacutetaux carboniseacutes deacutecouverts dans une cave incendieacutee durant le dernier tiers duIIe s ou au deacutebut du IIIe s ont livreacute des grains de bleacute vecirctu et drsquoorge en petite quantiteacute desrestes de leacutegumineuses en plus grande proportion et surtout 83 de grains de bleacute nu 231 Ilsrsquoagit bien sucircr drsquoun eacutechantillon qui nrsquoapporte pas lrsquoassurance que les ceacutereacuteales eacutetaient cultiveacuteesdans les mecircmes rapports Neacuteanmoins crsquoest un indice de plus qui atteste que lrsquoagriculture miseen œuvre agrave Marolles est sans conteste plus performante que celle des petites fermes de Bohainou drsquoOnnaing Hormis lrsquoinstrumentum qui vient drsquoecirctre rapidement eacutevoqueacute quels sont lesmoyens mateacuteriels de cette production

Le site du Chemin de Sens a connu une grande dureacutee drsquooccupation au cours de laquelle denombreux bacirctiments ont eacuteteacute construits puis abandonneacutes ou deacutetruits Comme cela a deacutejagrave eacuteteacutesouligneacute il nrsquoest pas toujours aiseacute de connaicirctre exactement la configuration de lrsquoeacutetablissement agraveun moment preacutecis de son existence Toutefois il est fort probable que durant le IVe s il secomposait de trois ou quatre bacirctiments (Planche 29) une habitation de 120 m2 (UA 1) avecun grenier attenant (UA 11) et deux bacirctiments drsquoexploitation Lrsquoexistence drsquoune quatriegravemeconstruction (UA 6) agrave lrsquoest de lrsquoenclos est moins assureacutee La surface utile du grenier est de825 m2 En posant lrsquohypothegravese qursquoil renferme les ceacutereacuteales nues consommeacutees par lesexploitants on remarque une nouvelle fois que ses dimensions permettent la conservation dela totaliteacute des 23 hl de la ration annuelle Une petite cave (75) de 3 m2 et sa niche en cul-de-

228 La fouille de ce site a eacuteteacute conduite par Jean-Marc Seacuteguier en 1994 (Seacuteguier 1995)229 Seacuteguier 1995 p 80-83230 Sigaut 1998 p 414-416231 Lepetz Matterne 2003 tableau 1 p 35

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 214

four de 16 m2 complegravetent utilement cette capaciteacute de stockage 232 Il est fort possible qursquoellessoient utiliseacutees pour garder des leacutegumineuses des fruits et drsquoautres produits peacuterissables

Agrave lrsquoouest de cette habitation se trouve un bacirctiment (UA 7) agrave peu pregraves aussi long mais deuxfois plus eacutetroit il occupe une superficie de 60 m2 Sa destination est inconnue Toutefois agravetitre drsquohypothegravese on peut se demander srsquoil nrsquoa pas accueilli du beacutetail On remarque en effetqursquoil se trouve agrave proximiteacute de la plus grande division de lrsquoenclos Au IVe s les fosseacutes qui ledeacutelimitaient ont sans doute disparu mais des lignes de poteaux agrave lrsquoest et au sud semblentindiquer que les subdivisions de lrsquoespace au sein du grand enclos sont toujours les mecircmes Sicette supposition a quelque valeur il nrsquoest pas injustifieacute de noter que les parcelles qui entourentlrsquohabitat ont une superficie totale de plus drsquoun hectare Elles pourraient servir de pacirctures auxdeux ou trois becirctes de somme utiliseacutees dans lrsquoexploitation et peut-ecirctre abriteacutees dans le bacirctimentUA 7 Cela nrsquoempecircche pas neacuteanmoins lrsquoeacutelevage drsquoautres animaux dans le finage de ceteacutetablissement Les eacutetudes des restes de faune ont fait apparaicirctre une forte proportion demoutons 233 On se souvient que lrsquoeacutelevage de ces animaux est souvent meneacute en association avecla culture des ceacutereacuteales nues bien attesteacutees agrave Marolles La basse valleacutee de lrsquoYonne devait offrir denombreux et riches pacircturages agrave ces troupeaux dont les deacutejections pouvaient enrichiravantageusement les jachegraveres de cet eacutetablissement

Lrsquoautre bacirctiment drsquoexploitation (UA 9) se trouve agrave une vingtaine de megravetres au nord Il aune surface de 65 m2 et preacutesente la particulariteacute de posseacuteder une petite extension creuseacutee dansle sol (370) Cette derniegravere a livreacute des outils lieacutes au travail du cuir et du bois et le fouilleursuggegravere avec raison que le bacirctiment a pu accueillir un petit artisanat Cette remarque permetdrsquoeacutevoquer un secteur de lrsquoeacuteconomie paysanne qui nrsquoa pas eacuteteacute envisageacute pour lrsquoinstant et qui estconstitueacute par toutes les activiteacutes non agricoles En effet il y a dans lrsquoanneacutee de longues plages detemps libre que la famille paysanne met agrave profit pour entretenir lrsquoexploitation les champs etles preacutes mais aussi pour confectionner des biens vendus agrave lrsquoexteacuterieur Ce petit artisanat peutecirctre reacutealiseacute directement agrave partir des productions de lrsquoexploitation comme la laine les fibresveacutegeacutetales le cuir et les os des animaux ou utiliser des mateacuteriaux tireacutes du finage ou de sesabords comme la pierre le bois la terre et de faccedilon plus geacuteneacuterale tout ce qui est apporteacute par lanature Cette activiteacute fournit agrave la famille paysanne un compleacutement de revenu tout agrave faitessentiel

Il est drsquoautant plus important qursquoil existe agrave proximiteacute de lrsquoexploitation une clientegravelesusceptible drsquoacheter ses produits La preacutesence sur un eacutetablissement agricole drsquoindicesdrsquoartisanat ne doit donc pas ecirctre systeacutematiquement interpreacuteteacutee comme une preuve du caractegravereautarcique de lrsquoeacuteconomie de cette exploitation Ils peuvent au contraire attester de sa vitaliteacuteet de son ouverture vers lrsquoexteacuterieur 234 Par ailleurs la famille paysanne peut aussi srsquoinvestirdans des travaux reacutealiseacutes agrave lrsquoexteacuterieur de lrsquoexploitation dans le saltus dans drsquoautreseacutetablissements agricoles ou agrave la ville voire mecircme dans drsquoautres reacutegions Il faut donc admettreque son eacuteconomie comprend des activiteacutes qui ne sont pas toujours documenteacutees dans lrsquohabitatqursquoelle occupe Ces revenus complegravetent la production des biens destineacutes agrave sa subsistance etpeuvent ecirctre affecteacutes agrave lrsquoentretien de lrsquoexploitation au paiement des charges qui pegravesent sur elleou agrave des achats plus accessoires

Revenant agrave lrsquoexemple de lrsquoeacutetablissement du Chemin de Sens on peut supposer quelrsquoenvironnement eacuteconomique de ce site est peut-ecirctre un eacuteleacutement qui explique sa laquo prospeacuteriteacute raquorelative et sa grande longeacuteviteacute Installeacutee dans une reacutegion traverseacutee par des axes commerciauxmajeurs constitueacutes par les valleacutees de la Seine et de lrsquoYonne et les voies reliant Sens agrave Paris et agrave232 Seacuteguier 1995 p 71233 Leblay Lepetz Yvinec 1997 p 51234 Evans 1980 p 137 Erdkamp 1999 p 564

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 215

Meaux profitant de la proximiteacute de deux agglomeacuterations il est possible que cette exploitationait beacuteneacuteficieacute drsquoune rente de situation lui permettant drsquoeacutecouler facilement et agrave bon prix sessurplus et peut-ecirctre les productions de ses activiteacutes non agricoles Cette laquo aisance raquo est reacuteveacuteleacuteesans conteste par la qualiteacute du mobilier archeacuteologique En revanche quand on compare ce siteagrave ceux fouilleacutes agrave Onnaing par exemple il est difficile drsquoappreacutecier preacuteciseacutement en quoi reacuteside lasupeacuterioriteacute de son systegraveme agraire La culture du bleacute nu et la preacutesence de nombreux outilsmeacutetalliques sont des indices qui pourraient attester de la mise en œuvre drsquoune agriculture plusintensive crsquoest-agrave-dire de pratiques culturales qui obtiennent par de meilleurs rendements desreacutecoltes plus abondantes mais il faut reconnaicirctre que lrsquoon peut supposer avec autant devraisemblance que les exploitants de Marolles tirent une part importante de leurs revenusdrsquoactiviteacutes qui ne sont pas repreacutesenteacutees sur ce site

Quelles que soient lrsquoorigine et lrsquoaffectation de ces beacuteneacutefices les diffeacuterentes hypothegraveses quiviennent drsquoecirctre eacutevoqueacutees montrent bien qursquoil est encore illusoire drsquoespeacuterer reconstituer dans ledeacutetail agrave partir des seules sources archeacuteologiques la totaliteacute du bilan eacuteconomique drsquouneacutetablissement agricole Le problegraveme de la gestion des surplus de ceacutereacuteales destineacutes au paiementde lrsquoeacuteventuel loyer de la terre apporte la matiegravere drsquoun autre exemple Agrave la fin de lrsquoessai dequantification il avait eacuteteacute proposeacute drsquoeacutevaluer le montant en nature du fermage agrave lrsquoeacutequivalent duvolume de ceacutereacuteales destineacute agrave sa consommation ce qui revenait agrave multiplier par deux saproduction Il est neacutecessaire drsquoamender maintenant les conclusions de cette analyse en notantque si le loyer est payeacute en espegraveces gracircce aux beacuteneacutefices des activiteacutes non agricoles la surfacecultiveacutee par la famille paysanne peut ecirctre consideacuterablement reacuteduite Par ailleurs on peut sedemander ougrave sont entreposeacutees les ceacutereacuteales destineacutees au regraveglement en nature du loyer vel desimpocircts Les greniers sur poteaux identifieacutes sur les sites de Bohain drsquoOnnaing et de Marollesont tous une surface qui correspond presque exactement agrave celle qui est neacutecessaire pourlrsquoentreposage des ceacutereacuteales de la ration annuelle Doit-on en conclure que les surplus produitspour faire face aux charges de lrsquoexploitation sont stockeacutes ailleurs ou bien livreacutes directement auproprieacutetaire ou encore vendus juste apregraves la moisson Il nrsquoest pas vain de poser ces questionsmecircme si pour lrsquoinstant il faut bien reconnaicirctre que lrsquoon dispose de tregraves peu drsquoeacuteleacutements pour yreacutepondre

Toutes les incertitudes qui demeurent agrave propos de lrsquointerpreacutetation du rocircle et dufonctionnement des eacutetablissements agricoles qui viennent drsquoecirctre preacutesenteacutes teacutemoignent de lafragiliteacute des connaissances actuelles et de tout le chemin qursquoil reste encore agrave parcourir pourappreacutehender lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie agraire dans toute sa diversiteacute Lrsquoobjectif de lrsquoanalysequantitative produite ici nrsquoeacutetait pas de fournir un nouveau modegravele qui srsquoappliquerait agravelrsquoensemble des petites exploitations agricoles et deacutecrirait en quelques eacutequations leurs ressortsfondamentaux Son dessein plus modeste envisageait simplement drsquoadopter le point de vuedrsquoun exploitant et de deacutefinir les conditions minimales de subsistance drsquoune famille de sixpersonnes qui utilise les moyens de lrsquoeacutepoque et sa seule force de travail Son meacuterite est peut-ecirctre drsquoavoir donneacute une existence eacuteconomique autonome agrave des sites qui eacutetaient parfoisconsideacutereacutes comme de simples agreacutegats de structures archeacuteologiques sans fonction preacuteciseLrsquoeacutevaluation reacutealiseacutee agrave cette occasion a aussi servi agrave mieux identifier les principales composantesde lrsquoeacuteconomie drsquoune petite exploitation agraire Enfin la confrontation de ce scheacutemaorganisationnel avec les donneacutees produites par lrsquoarcheacuteologie a montreacute que lrsquoeacutetude desbacirctiments des outils et des productions offrait la possibiliteacute de distinguer plusieurs types desystegravemes de production agricole et donc de progresser dans la connaissance de ce secteur delrsquoeacuteconomie agraire qui regroupe souvent la majoriteacute des sites

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3 Les limites du modegravele

Cependant malgreacute ces reacutesultats stimulants il faut garder agrave lrsquoesprit que les eacuteleacutements decomparaison collecteacutes ont eacuteteacute acquis en srsquointeacuteressant de faccedilon presque exclusive agrave la productionceacutereacutealiegravere des eacutetablissements deacutecrits De ce fait lrsquoestimation de leur capaciteacute productive a eacuteteacutegrandement faciliteacutee par la preacutesence en leur sein de greniers sur poteaux planteacutes Elle aurait eacuteteacutebeaucoup plus difficile agrave reacutealiser si leurs exploitants avaient adopteacute des modes de stockagearcheacuteologiquement plus discrets De la mecircme faccedilon lrsquoeacutetude a totalement ignoreacute le cas despetites exploitations pour lesquelles la production de ceacutereacuteales ne semble pas constituerlrsquoessentiel ou la part principale de leur activiteacute agricole Plusieurs eacutetablissements de ce typeont eacuteteacute fouilleacutes en Narbonnaise

Agrave Biot par exemple des investigations archeacuteologiques reacutecentes ont mis au jour une petiteferme isoleacutee qui occupe un espace quadrangulaire de 550 m2 et se compose de plusieursbacirctiments regroupeacutes autour drsquoune petite cour 235 Au sud une petite piegravece de 21 m2 seraitdestineacutee agrave lrsquohabitat (Planche 30 no 3) Agrave lrsquoouest toute lrsquoaile est affecteacutee au traitement et austockage de lrsquohuile ou du vin (nos 4 et 5) Ouvrant sur lrsquoexteacuterieur de la ferme un espace plusimportant servirait peut-ecirctre de bergerie (no 6) Le fouilleur pense que la viticulture oulrsquooleacuteiculture et lrsquoeacutelevage constituent les deux activiteacutes principales de ce petit eacutetablissement 236Neacuteanmoins ses habitants ne doivent sans doute ni se nourrir uniquement de vin drsquohuile oude mouton ni se procurer agrave lrsquoexteacuterieur les ceacutereacuteales qui constituent la base de leur alimentationOn peut donc supposer qursquoils cultivent quelques lopins de bleacutes mais que cette productionnrsquoest documenteacutee par aucun vestige archeacuteologique

Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoajouter drsquoautres exemples agrave celui-ci pour mettre en eacutevidence leslimites du modegravele proposeacute ici Son incapaciteacute agrave eacuteclairer le fonctionnement eacuteconomique delrsquoexploitation des Chappes ne le condamne pas pour autant mais constitue un encouragementagrave poursuivre ce type de reacuteflexion et agrave eacutelaborer des scheacutemas explicatifs adapteacutes agrave la varieacuteteacute dessituations deacutecrites par les sources archeacuteologiques La taxinomie classique des formes delrsquohabitat fondeacutee sur une description des plans des mateacuteriaux et des mobiliers pourrait ainsisrsquoenrichir drsquoune comparaison des systegravemes agraires On conccediloit bien tout lrsquointeacuterecirct quepourraient tirer les grandes enquecirctes sur le peuplement de cette extension de leur champdrsquoinvestigation au fonctionnement eacuteconomique des exploitations agricoles

Lrsquoouvrage agrave venir est consideacuterable et les quelques exemples rapidement preacutesenteacutes ici ont misen lumiegravere tout ce qursquoil restait agrave deacutecouvrir et agrave comprendre La tacircche est drsquoautant plusimposante que lrsquoanalyse doit ecirctre poursuivie dans deux directions En effet non seulement ilest neacutecessaire de mieux caracteacuteriser les systegravemes agraires mais en plus il faut tenter dedeacuteterminer quels sont les moyens humains dont disposent les exploitations pour les mettre enœuvre Jusqursquoagrave preacutesent dans cette eacutetude seule la logique eacuteconomique de la famille paysanne aeacuteteacute envisageacutee Suivant le scheacutema organisationnel proposeacute par A V Tchayanov (Planche 30)on a donc consideacutereacute que lrsquoexploitation fait appel uniquement agrave ses propres forces Son revenudeacutepend alors de la superficie de terres et du laquo capital raquo dont elle dispose Le laquo capital raquocomprend des moyens inertes (les bacirctiments les outils lrsquoeacutequipement de lrsquoager) et des moyensvivants (les animaux et les plantes) 237 On a vu plus haut que lrsquoarcheacuteologie permetdrsquoappreacutehender la nature de ce laquo capital raquo et donc de deacutefinir plusieurs types de systegravemes deproduction La famille peut aussi srsquoinvestir dans des activiteacutes non agricoles pour augmenter son

235 La fouille du site des Chappes agrave Biot a eacuteteacute dirigeacutee par M Gazenbeek en 1991 et J-P Violino en 1994236 Gazenbeek 2001 p 62-63237 Ces deux expressions sont tireacutees de la deacutefinition du systegraveme productif proposeacutee par M Mazoyer et

L Roudart (1997 p 43-44)

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revenu Ce qursquoil lui reste finalement pour vivre deacutepend de la valeur de ces diffeacuterentescomposantes et du montant des charges qui pegravesent sur lrsquoexploitation

Ce scheacutema deacutecrit dans ses grandes lignes le mode de fonctionnement de lrsquoagriculture desubsistance Cette expression a eacuteteacute choisie pour bien indiquer que lrsquoobjectif eacuteconomique initialet primordial de lrsquoexploitation familiale eacutetait de produire les moyens de son existence ce quine lrsquoempecircche pas de deacutegager des surplus En cela elle se distingue des eacutetablissements agricolesdont les proprieacutetaires tirent de lrsquoagriculture des ressources qui sont surtout destineacutees agrave ecirctrevendues 238 Entre lrsquoeacuteconomie de la petite ferme de Bohain et celle de la villa de Champion ilnrsquoy a pas seulement une diffeacuterence drsquoeacutechelle Certes les deux exploitants nrsquoont pas agrave leurdisposition les mecircmes moyens mais ce qui distingue fonciegraverement le fermier de Bohain crsquoestqursquoil est confronteacute dans son deacuteveloppement agrave une limite supeacuterieure constitueacutee par la quantiteacutemaximale de travail fournie par la famille paysanne en une anneacutee En effet il lui est possibledrsquoaccroicirctre la productiviteacute de son exploitation en augmentant la valeur et lrsquoutilisation de soncapital en organisant mieux ses activiteacutes dans le temps et en srsquoinvestissant davantage dans destravaux non agricoles mais dans tous les cas en srsquoamplifiant son activiteacute atteindra un seuilqursquoil ne pourra deacutepasser qursquoen recourant agrave une main-drsquoœuvre exteacuterieure 239 En franchissant cepalier il peacutenegravetre dans un espace eacuteconomique qui obeacuteit agrave drsquoautres logiques que celles que luiimpose lrsquoagriculture de subsistance Il est possible drsquoen prendre conscience en poursuivantlrsquoestimation quantitative proposeacutee plus haut et en examinant ce que laquo coucircterait raquo agrave cetexploitant lrsquoutilisation du travail salarieacute

Cet examen est plus facile agrave reacutealiser agrave partir des donneacutees disponibles pour la moisson Eneffet contrairement agrave drsquoautre faccedilons culturales dont le nombre et lrsquointensiteacute peuvent varierdans des proportions importantes la reacutecolte des ceacutereacuteales est une opeacuteration ponctuelle qui doitecirctre reacutealiseacutee dans un laps de temps relativement court et avec des moyens humains sur lesquelson dispose drsquoinformations geacuteneacuterales assez coheacuterentes Toutefois la quantiteacute de travail qursquoil fautconsacrer agrave la moisson drsquoun hectare de ceacutereacuteales deacutepend de lrsquoespegravece cultiveacutee de la hauteur de lacoupe et donc du volume de paille que lrsquoon souhaite reacutecolter

Varron deacutecrit trois meacutethodes pour la moisson La premiegravere consiste agrave couper les tiges auniveau du sol puis agrave seacuteparer dans un second temps lrsquoeacutepi du chaume Agrave lrsquoinverse on peut aussiscier la tige juste sous lrsquoeacutepi et reacutecolter le chaume plus tard Enfin le plus couramment onemploie un proceacutedeacute intermeacutediaire en coupant le bleacute au milieu de la tige 240 Varron indiqueqursquoil faut environ une journeacutee de travail agrave un moissonneur pour couper un jugegravere de bleacute maisne preacutecise pas si cette dureacutee est la mecircme pour les trois meacutethodes citeacutees 241 Toutefois lessources meacutedieacutevales et modernes apprennent que la surface moissonneacutee dans une journeacutee variede 015 ha agrave 025 ha selon les techniques utiliseacutees 242 La quantiteacute de fumure dont disposelrsquoexploitation modegravele eacutetant relativement limiteacutee on peut supposer qursquoune proportion

238 M Aymard exprime cette divergence drsquoobjectif en distinguant ceux qui produisent dans un but les targetproducers de ceux qui produisent pour le marcheacute les market producers (1983 p 1398) P Erdkamp preacutefegravereutiliser les expressions de subsistance peasant et commercial farmer (1999 p 558)

239 laquo Pour conclure notre exposeacute sur les facteurs qui deacuteterminent le niveau drsquoauto-exploitation du travailleurpaysan nous pouvons poser comme acquis que agrave la diffeacuterence drsquoune entreprise ou drsquoune exploitationcapitaliste dont les dimensions sont sur le plan theacuteorique sans limites le volume drsquoune exploitationlaborieuse est naturellement deacutetermineacute par le rapport entre les besoins de consommation de la famille et sesforces de travail et qursquoil se fixe agrave un niveau conforme aux conditions de production ougrave se trouve la familleexploitante raquo (Tchayanov 1990 p 91)

240 Varron Res rust I 50241 laquo Cum est matura seges metendum cum in ea ltingt iugerum fere una opera propemodum in facili agro satis esse

dicatur raquo (Varron Res rust I 50 3)242 Comet 1992 p 190

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importante de la paille est laisseacutee sur la jachegravere et que la moisson peut donc ecirctre reacutealiseacutee assezrapidement selon un rythme moyen drsquoun hectare tous les quatre jours

Le moissonneur est aideacute par plusieurs personnes qui glanent les eacutepis tombeacutes au sol lient lesgerbes et les transportent sur les aires agrave battre dans les greniers ou dans les granges Pendant lacourte peacuteriode de maturiteacute du bleacute et avant que les intempeacuteries ne gacirctent le grain toute lafamille paysanne est donc engageacutee dans la moisson Elle doit consacrer quarante jours detravail pour moissonner agrave la faucille les 10 ha de bleacute que compte lrsquoexploitation type Ensupposant que le bleacute est coupeacute par deux personnes cette quantiteacute peut ecirctre reacuteduite agrave vingtjours mais crsquoest sans doute une dureacutee minimale car en ajoutant un faucilleur de plus lafamille prend le risque de ne plus pouvoir traiter rapidement toutes les tiges moissonneacutees

Cette contrainte essentielle lui impose donc de cultiver les ceacutereacuteales dans des proportions quirestent compatibles avec la quantiteacute de travail qursquoelle peut consacrer agrave leur moisson En semantdes espegraveces qui arrivent agrave maturiteacute agrave des peacuteriodes diffeacuterentes il lui est possible drsquoeacutetaler dans letemps ce surcroicirct de labeur 243 Par exemple dans le Bassin parisien le bleacute drsquohiver estmoissonneacute agrave la fin du mois de juillet lrsquoeacutepeautre un peu plus tard et le bleacute de printemps aumois drsquoaoucirct 244 Pour autant une augmentation conseacutequente des surfaces emblaveacutees oblige agraveemployer une main-drsquoœuvre exteacuterieure Quel loyer doit-elle verser pour se la procurer

Pour la Gaule le seul document disponible pour eacutevaluer ce montant demeure lrsquoEdictum depretiis rerum uenalium pris par Diocleacutetien agrave la fin de lrsquoanneacutee 301 et plus connu sous le nomdrsquoEacutedit du maximum Il nrsquoest pas possible drsquoexposer ici dans le deacutetail les tregraves nombreuxcommentaires dont ce document a fait lrsquoobjet On rappellera donc tregraves sommairement que lesprix indiqueacutes dans cette mercuriale sont valables pour tout lrsquoEmpire et se rapportent agrave desquantiteacutes maximales qui ne permettent pas de connaicirctre avec certitude la valeur reacuteelle desproduits dans une province deacutetermineacutee En revanche lrsquoEacutedit donne des indications sur lesrapports qui existent entre les produits et les services qursquoil eacutenumegravere 245 En acceptant lepostulat que ces ratios ne connaissent pas de grandes variations ni dans le temps ni danslrsquoespace il est donc possible drsquoeacutevaluer la quantiteacute de bleacute que coucircterait lrsquoemploi drsquoun ouvrieragricole

En effet lrsquoEacutedit preacutecise que le salaire drsquoun journalier employeacute et nourri agrave la campagne est devingt-cinq deniers Par ailleurs le prix drsquoun modius castrensis drsquoenviron 175 litres de fromentou drsquoeacutepeautre mondeacute est de cent deniers

Operario rustico p[asto diu]rni uiginti quinqueFrumenti k(astrensem) mo(dium) [unum] [ centum]Speltae mundae k(astrensem) mo(dium) [unum] centum 246

En consideacuterant qursquoun ouvrier agricole consomme 3 500 kcal par jour sa ration en ceacutereacutealesserait drsquoenviron 136 l de bleacute nu Lrsquoeacutequivalent en grains de son salaire eacutetant de 43 l le coucircttotal de ce manœuvre repreacutesente environ 566 litres de bleacute nu pour une journeacutee Si la familletype a deacutejagrave mis en œuvre la totaliteacute de la quantiteacute de travail dont elle dispose pour un hectarede bleacute suppleacutementaire elle devra embaucher pour la moisson une eacutequipe de deux personnespendant quatre jours soit une deacutepense de 4528 l de bleacute Avec un rendement de 6 hlha cecoucirct marginal repreacutesente 75 de la reacutecolte et 15 apregraves le paiement des charges Enaugmentant encore la surface emblaveacutee la famille paysanne devra recourir agrave une plus grande

243 Erdkamp 1999 p 558244 Lachiver 1997 p 1148245 Freacutezouls 1977 p 256 Chastagnol 1980 p 215-223246 Edictum de pretiis rerum uenalium 7 1a 1 1a et 1 7

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quantiteacute de main-drsquoœuvre pour reacutealiser les autres faccedilons culturales qursquoelle ne peut plus assurerLa productiviteacute de lrsquoexploitation va donc progressivement deacutecliner et obeacuteir ainsi agrave la loi dite deTurgot sur les rendements deacutecroissants 247 Pline de faccedilon tout agrave fait empirique avaitparfaitement perccedilu toutes les implications de cette regravegle de bons sens et remarquait ainsi

Bien cultiver crsquoest neacutecessaire tregraves bien cultiver crsquoest ruineux Excepteacute dans le cas du proprieacutetaire quicultive avec sa progeacuteniture avec un paysan de sa famille ou des gens qursquoil lui faut de toute faccedilon nourriril y a des reacutecoltes qursquoil nrsquoest pas avantageux de faire si lrsquoon tient compte du coucirct de revient de la maindrsquoœuvre 248

Pour la famille type eacutetudieacutee ici on peut figurer cette relation entre les surfaces emblaveacutees etle volume de ceacutereacuteales produit par une fonction dont le taux drsquoaccroissement diminue agrave partirde seuils (Planche 31) Le premier est fixeacute agrave 10 ha et correspond agrave la superficie maximale quela famille type peut moissonner sans aide exteacuterieure Le second situeacute tregraves approximativementvers 20 ha repreacutesente la surface agrave partir de laquelle elle ne peut plus assurer seule les autresfaccedilons culturales et doit neacutecessairement entretenir ou louer un train de labour suppleacutementaire

Le niveau de ces seuils varie selon le coucirct de la main-drsquoœuvre et la nature plus ou moinsintensive du systegraveme agraire pratiqueacute Mais avant tout il deacutepend de la composition de lafamille paysanne Jusqursquoici pour les neacutecessiteacutes du raisonnement il a eacuteteacute consideacutereacute qursquoelle seconstituait de six personnes Crsquoest bien sucircr un point de vue tregraves reacuteducteur car sa force detravail eacutevolue durant toute la dureacutee de son existence en fonction du nombre de ses membresmais aussi de leur acircge Lors des premiegraveres anneacutees drsquoexistence des enfants la famille doitsatisfaire des demandes alimentaires suppleacutementaires alors que la quantiteacute de travail qursquoellepeut fournir demeure identique Le rapport entre ces derniers et les consommateurs lui estdeacutefavorable Comme lrsquoa montreacute A V Tchayanov ce ratio croicirct ensuite progressivementjusqursquoagrave la disparition des parents ou le deacutepart de certains des enfants qui initient un nouveaucycle (Planche 31) La famille paysanne doit donc ajuster de faccedilon continue son volumedrsquoactiviteacute agrave la quantiteacute de bras dont elle dispose Cette adaptation peut se faire par uneaugmentation des surfaces emblaveacutees par lrsquointensification du systegraveme agraire pratiqueacute maisaussi par une diminution de sa consommation Les diffeacuterentes variables eacuteconomiques drsquouneexploitation familiale eacutevoluent donc de faccedilon presque permanente en fonction drsquoun rythmequi est deacutetermineacute par la succession des geacuteneacuterations et les regravegles sociales de cohabitation desindividus au sein drsquoun mecircme groupe

Loin drsquoecirctre un organisme complegravetement immobile routinier et soumis par atavisme agrave despratiques culturales immuables lrsquoexploitation familiale est au contraire freacutequemmentconfronteacutee agrave des choix qui lui imposent en peacuteriode de croissance de deacutevelopper de nouvellesactiviteacutes et la rendent le cas eacutecheacuteant potentiellement favorable agrave lrsquoadoption drsquoinnovationstechniques ou organisationnelles 249 Neacuteanmoins face agrave ces diffeacuterentes alternatives la famillepaysanne est neacutecessairement contrainte de privileacutegier les solutions eacuteconomiques qui preacutesententpour elle le moins drsquoincertitude car elle doit en toutes occasions se garantir les moyensdrsquoassurer sa subsistance 250 Le recours agrave la main-drsquoœuvre exteacuterieure est ainsi pour elle unfacteur de risque non neacutegligeable

247 Cette loi est eacutenonceacutee par A Turgot dans ses Observations sur le meacutemoire de M de Saint-Peacuteravy en faveur delrsquoimpocirct indirect dateacutees de 1768 (Turgot 1844 p 421)

248 laquo Bene colere necessarium est optime damnosum Praeterquam subole suo colono aut pascendis alioqui colentedomino aliquas messes colligere non expedit si conputetur inpendium operae [hellip] raquo (Pline N h XVIII 38)La traduction est de J C Dumont (1999 p 122)

249 Chauveau 1999 p 20250 Mollard 1999 p 51

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 220

En effet pour faire face aux aleacuteas de sa production elle a toujours la possibiliteacute de reacuteduiresa consommation et de limiter au strict neacutecessaire les biens qursquoelle se procure agrave lrsquoexteacuterieur Cesajustements sont bien plus difficiles agrave reacutealiser lorsqursquoelle doit payer un salaire et a fortioriquand il est verseacute en espegraveces Elle est alors confronteacutee agrave la neacutecessiteacute de deacutegager des surplus et deles vendre dans de bonnes conditions pour obtenir la monnaie dont elle a besoin Son eacutequilibreeacuteconomique deacutepend de facteurs exteacuterieurs qursquoelle ne maicirctrise plus Agrave lrsquoinverse le salariatpreacutesente moins de peacuteril pour un entrepreneur qui dispose de revenus diversifieacutes et qui pratiqueune agriculture dont lrsquoobjectif principal est de produire des exceacutedents

Enfin il nrsquoest pas futile drsquoobserver que lrsquoutilisation drsquoesclaves ne modifie en rien le reacutegimeeacuteconomique de lrsquoexploitation familiale En admettant que la famille paysanne dispose desmoyens drsquoinvestir dans un achat de ce type lrsquoesclave lui apporterait son travail mais aussi unebouche suppleacutementaire agrave nourrir 251 Lrsquoactiviteacute de lrsquoexploitation srsquoeacutetablirait alors un niveau pluseacuteleveacute mais son bilan resterait le mecircme Sauf agrave consideacuterer qursquoil puisse fournir un plus grandouvrage tout en consommant moins ce qui exige des moyens de coercition dont ne disposepas le petit exploitant la valeur eacuteconomique drsquoun esclave nrsquoest pas fondamentalementsupeacuterieure agrave celle drsquoun membre de sa famille Il est en revanche beaucoup plus inteacuteressant delrsquoutiliser dans un eacutetablissement agricole employant beaucoup de main-drsquoœuvre car agrave ladiffeacuterence des salarieacutes il ne coucircte que sa nourriture son logement et ses vecirctements autant defrais fixes qursquoil est possible drsquoamortir facilement agrave condition de lrsquooccuper toute lrsquoanneacutee

Il ne fait donc aucun doute que lrsquoemploi de travailleurs distingue nettement deux systegravemeseacuteconomiques tregraves diffeacuterents dans leur fonctionnement et leur finaliteacute 252 La petite exploitationest limiteacutee dans son deacuteveloppement par la quantiteacute de travail que peut fournir la famillepaysanne et par les coucircts marginaux eacuteleveacutes et les risques eacuteconomiques qursquoelle doit supporterpour srsquoadjoindre les services drsquoune main-drsquoœuvre exteacuterieure Elle srsquooppose en cela agravelrsquoeacutetablissement agricole qui ne peut ecirctre exploiteacute par le seul groupe familial 253 On propose dedeacutesigner cette seconde cateacutegorie par lrsquoexpression laquo entreprise agricole raquo 254 car elle exprimebien que la production est assureacutee en grande partie par un personnel salarieacute vel servile

Ainsi deacutefinis les concepts drsquoexploitation familiale et drsquoentreprise agricole renvoient agrave deuxtypes ideacuteaux de comportements eacuteconomiques Du point de vue de lrsquoarcheacuteologie ils nedeacuteterminent pas deux classes absolument distinctes drsquoeacutetablissements agricoles Entre la petiteferme de Bohain et la villa de Champion il existe sans aucun doute des fermes qui tout enpratiquant une agriculture de subsistance emploient dans des proportions tregraves variables de lamain-drsquoœuvre qui nrsquoappartient pas au groupe familial De plus il a eacuteteacute montreacute que lesexploitations familiales pouvaient revecirctir des formes archeacuteologiques tregraves diffeacuterentes selon leurniveau de richesse et le systegravemes agraire qursquoelles utilisent Neacuteanmoins la quantification reacutealiseacutee

251 Dans le livre premier du Capital K Marx exprime ce paradoxe de la faccedilon suivante laquo Dans le systegravemeesclavagiste la partie mecircme de la journeacutee ougrave lrsquoesclave ne fait que remplacer la valeur de ses subsistances ougrave iltravaille donc en fait pour lui-mecircme ne semble ecirctre que du travail pour son proprieacutetaire raquo (Marx 1965p 1035)

252 Dans les rapports preacuteparatoires au huitiegraveme congregraves international drsquohistoire eacuteconomique tenu agrave Budapest enaoucirct 1982 J Goy srsquoexprimant au nom drsquoun groupe de meacutedieacutevistes franccedilais consideacuterait que la sciencehistorique avait fait un grand progregraves en comprenant que lrsquoexploitation familiale laquo constitue un systegravemeeacuteconomique propre et que dans ce cadre la famille paysanne a un comportement propre raquo En conclusionil incitait les historiens agrave laquo rouvrir raquo le dossier constitueacute par A V Tchayanov et agrave reacutefleacutechir agrave la validiteacute de sonmodegravele de lrsquoeacuteconomie paysanne pour comprendre lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes rurales laquo drsquoavant la Reacutevolutionagricole raquo (Goy 1982 p 131 et 133)

253 Verdon 1987 p 222254 Cette expression est employeacutee par J-B Say dans le chapitre qursquoil consacre au fermage avec le sens tregraves

neutre drsquoexploitation agricole (Say 1841 p 413) Dans ce travail elle constitue plutocirct un emprunt auxreacuteflexions de J-M Moriceau et G Postel-Vinay sur lrsquoeacuteconomie de la grande exploitation de lrsquoeacutepoquemoderne eacutetudieacutee par eux (Moriceau Postel-Vinay 1992)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 221

ici et la confrontation de ses reacutesultats avec les donneacutees apporteacutees par lrsquoarcheacuteologie prouvent quele concept drsquoexploitation familiale est en premiegravere analyse un outil efficace pour appreacutehenderlrsquoeacuteconomie agraire de ces petites fermes Il offre des eacuteleacutements de comparaison et permet ainside mieux questionner le reacuteel 255 Malgreacute cela il ne fait aucun doute que sa valeur heuristiquesrsquoaffaiblira au fur et agrave mesure des progregraves accomplis dans la connaissance de ces eacutetablissementsCette preacutevision ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme une forme de deacutefiance vis-agrave-vis de cemodegravele mais au contraire comme un encouragement sincegravere agrave concevoir des instruments pluspreacutecis et mieux adapteacutes Elle deacutecoule de reacuteflexions eacutepisteacutemologiques sur lrsquoutiliteacute et la valideacute desmodegraveles en histoire 256

En attendant lrsquoeacutetude de la main-drsquoœuvre de son origine et de son utilisation dans lesexploitations agricoles reste un des moyens les plus efficaces pour essayer de comprendrelrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie agraire La deacutemonstration a eacuteteacute apporteacutee en ce qui concernelrsquoexploitation familiale Il est neacutecessaire de la compleacuteter en srsquointeacuteressant maintenant agravelrsquoentreprise agricole

III Lrsquoentreprise agricole et la gestion de la main-drsquoœuvre

Les paragraphes agrave venir ne constituent pas une nouvelle contribution au tregraves long deacutebat sur lavaliditeacute du terme villa ni un plaidoyer en faveur de son remplacement par lrsquoexpression entreprise agricole Leur objectif est plus simplement drsquoessayer drsquoappreacutehender les possibiliteacutesoffertes agrave un exploitant qui ne peut mettre en culture son domaine avec les seules ressources desa famille En reacuteduisant de la sorte le champ drsquoinvestigation au seul problegraveme de la main-drsquoœuvre il est certain que lrsquoon srsquointerdit drsquoappreacutecier la totaliteacute des fonctions attribueacutees agrave lavilla Autrement dit tout en deacutenonccedilant le caractegravere captieux drsquoune assimilation systeacutematiqueentre des pratiques architecturales et des modes drsquoexploitation de la terre il serait absurde desoutenir que les investissements consacreacutes par le proprieacutetaire agrave lrsquoameacutenagement et agravelrsquoembellissement de sa villa seraient sans valeur parce qursquoils nrsquointeacuteressent pas le processus deproduction agraire Mecircme si la construction de bains ou de piegraveces de reacuteception ne modifie enrien la capaciteacute eacuteconomique de lrsquoeacutetablissement agricole il nrsquoen deacutevoile pas moins un traitfondamental du comportement social des eacutelites dans les campagnes et de la faccedilon dont elles srsquoyinvestissent 257 Pour autant une meilleure appreacuteciation de son rocircle historique neacutecessite enpremier lieu de comprendre son fonctionnement eacuteconomique en rejetant preacutealablement lespreacutesupposeacutes reacuteveacuteleacutes dans la partie historiographique de ce meacutemoire Srsquointerroger surlrsquoutilisation de la main-drsquoœuvre au sein des eacutetablissements agricoles qui ne sont pas desexploitations familiales est donc une faccedilon parmi drsquoautres de contribuer au renouvellementdes connaissances sur la villa

Pour preacutesenter efficacement les diffeacuterents aspects de cette question il est utile de deacutebutercette analyse par un exemple concret Il srsquoagit du seul teacutemoignage direct disponible sur lacomposition drsquoun domaine gallo-romain Il se trouve dans un poegraveme reacutedigeacute par Ausone enlrsquohonneur de son petit heacuteritage situeacute dans le Bazadais preacutes de Bordeaux Lrsquoherediolum nrsquoest passon seul bien foncier Ausone possegravede cinq autres domaines dont celui de Lucaniacum qui seraeacutevoqueacute plus loin et deux maisons dans des villes 258 Il ne dit rien de la valeur des autres fundi255 Maucourant 2004 p 230256 laquo La conceptualisation historique ou sociologique deacutefinira donc des invariants toujours provisoires jamais

systeacutematiques jamais deacutetacheacutes des cas concrets agrave partir desquels ils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes raquo (Veyne 1995 p 46)257 Leveau Gros Treacutement 1999 p 287-292 301-302258 Eacutetienne 1992 p 310

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 222

mais preacutecise que lrsquoherediolum est de petite taille et comprend deux cents jugegraveres de terreslabourables cent jugegraveres de vignoble cinquante jugegraveres de prairies et environ sept centsjugegraveres de bois

agri bis centum colo iugera vinea centumiugeribus colitur prataque dimidio

silva supra duplum quam prata et vinea et arvumcultor agri nobis nec superest nec abest 259

Les diffeacuterentes surfaces de cette eacutenumeacuteration correspondent agrave des multiples et des sous-multiples de la centaine et sont lieacutees entre elles par des rapports simples le saltus occupe unesuperficie eacutegale au double de celle de lrsquoager les prairies sont deux fois moins eacutetendues que lesvignobles qui sont aussi deux fois mois vastes que les emblavures Il est donc fort probableqursquoAusone ait quelque peu ajusteacute les dimensions des diffeacuterentes parties de son domaine poursatisfaire les contraintes de la meacutetrique et renforcer lrsquoharmonie des proportions de ce bienheacuteriteacute de son bisaiumleul Neacuteanmoins rien ne permet de douter de la reacutealiteacute de ce fundus et de sacomposition globale mecircme si les valeurs citeacutees par Ausone sont sans doute assezapproximatives

Reprenant les donneacutees calculeacutees dans la premiegravere partie de ce chapitre il convient de noterque les emblavures de lrsquoherediolum ne repreacutesentent que deux fois et demi la surface minimaledes terres laboureacutees de lrsquoexploitation familiale type Toutefois les prairies dont est pourvu cedomaine permettent sans aucun doute de donner plus drsquoampleur agrave lrsquoeacutelevage et surtoutdrsquoobtenir des fumures en grande quantiteacute et donc de meilleurs rendements On peut avancerpar hypothegravese que les deux cents jugegraveres drsquoemblavures fournissent au moins 187 hl de bleacuteavec une jachegravere annuelle correspondant agrave la moitieacute de cette surface soit 25 ha On sesouvient que le grenier (Bacirctiment I) de la villa de Champion a une surface utile de stockage de30 m2 260 Il est donc possible drsquoy entreposer une reacutecolte drsquoenviron 90 hl soit une quantiteacuteinfeacuterieure de moitieacute agrave celle produite par lrsquoherediolum 261 Mais Ausone preacutecise au vers 27 qursquoilengrange toujours deux anneacutees de reacutecolte et le vers suivant laisse agrave penser que ce volume estdestineacute agrave satisfaire deux anneacutees de consommation 262 Il est donc probable que peu de tempsapregraves la moisson une partie de la reacutecolte est conserveacutee sur place pour les besoins alimentairesde la familia drsquoAusone et de la main-drsquoœuvre et que le reste est vendu ou achemineacute ailleursSans avoir lrsquoassurance que ce principe est appliqueacute partout il est inteacuteressant de noter que lesgreniers sur poteaux planteacutes des petites exploitations examineacutees plus haut permettent laconservation du volume de ceacutereacuteales consommeacutees annuellement par les familles paysannes

Si le grenier de Champion est aussi utiliseacute pour entreposer le bleacute destineacute aux besoinsalimentaires des seuls occupants de la villa la production annuelle du domaine est alors biensupeacuterieure aux 90 hl qursquoil est possible de deacuteposer sur les 36 m2 de son plancher Avec ces 90 hlde ceacutereacuteales il est possible de nourrir dix-huit adultes pendant un an en leur apportant uneration calorique journaliegravere de 3 500 kcal ou neuf personnes si le possessor de Championgarde comme Ausone deux anneacutees de consommation dans ce grenier 263 Neacuteanmoins lecaractegravere tregraves speacuteculatif de ces propositions montre qursquoil est difficile drsquoaller plus loin danslrsquoestimation des capaciteacutes eacuteconomiques de la villa de Champion et de lrsquoherediolum bazadais259 Ausone Opuscula De herediolo XII 2 21-24260 Van Ossel Defgneacutee 2001 p 232 note 102261 30 m2 x 030 m = 90 hl262 laquo conduntur fructus geminum mihi semper in annum

cui non longua penus huic quoque prompta fames raquo (Ausone Opuscula De herediolo XII 2 27-28)263 90 hl de ceacutereacuteales font 6 750 kg et 1 kg de bleacute nu apporte 3 420 kcal

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Cette rapide comparaison fait au moins apparaicirctre combien il est hasardeux de confronter lesdonneacutees drsquoune fouille avec celles apporteacutees par une source historique Ausone donne desinformations assez preacutecises sur la structure de sa proprieacuteteacute mais tregraves peu de choses surlrsquoorganisation de lrsquoexploitation Agrave lrsquoinverse lrsquoeacutetude archeacuteologique reacutealiseacutee par P Van Osselfournit des renseignements preacutecieux sur lrsquoeacutequipement de la villa de Champion mais reste austade des hypothegraveses en ce qui concerne la part respective de lrsquoeacutelevage et de la ceacutereacutealiculturedans le systegraveme agraire mis en œuvre par cet eacutetablissement

Cependant mecircme srsquoil nrsquoest pas meacutethodologiquement acceptable drsquoaccorder complegravetementces deux types de donneacutees on a tout de mecircme le sentiment que lrsquoherediolum devait plutocirctappartenir agrave la classe des villaelig repreacutesenteacutee par celle de Champion Contrairement agrave ce quepensait la critique qui srsquoest peut-ecirctre laisseacutee abuser par la superficie totale du domaine(2644 ha) ce ne serait donc pas par litote qursquoAusone le deacutecrit comme son laquo petit heacuteritage depetite taille raquo 264 Dans tous les cas le domaine bazadais devait sembler bien modeste compareacuteaux villaelig dont disposaient ses collegravegues seacutenateurs Le poegravete le deacutecrit non pour vanter la qualiteacutede ses biens ou srsquoenorgueillir de lrsquoimportance de son patrimoine mais pour ceacuteleacutebrer selon letopos traditionnel son attachement familial agrave un terroir et agrave une proprieacuteteacute qui est peut-ecirctre agravelrsquoorigine de lrsquoessor social de ses aiumleux

Malgreacute ses dimensions relativement limiteacutees lrsquoexploitation de lrsquoherediolum nrsquoen demandaitpas moins une quantiteacute importante de main-drsquoœuvre Ainsi fauciller les 25 ha de bleacutes eacutetaitune opeacuteration qui exigeait au moins une centaine de journeacutees de travail 265 beaucoup plus silrsquoon compte le temps employeacute agrave lier et transporter les gerbes Comment Ausone y pourvoyait-il Au vers 24 de son poegraveme il preacutecise que ses laquo cultivateurs raquo ne sont ni trop nombreux ni pasassez R Eacutetienne a proposeacute de les identifier agrave des coloni libres placeacutes sur le domaine 266 Cettehypothegravese est difficilement recevable car la cinquantaine drsquohectares drsquoemblavures delrsquoherediolum ne permettent pas drsquoaccueillir et de nourrir plus de deux ou trois familles de petitsexploitants Autrement dit si ces terres sont exploiteacutees en faire-valoir indirect le nombre detenanciers lotis deacutepend uniquement de la surface qui leur est confieacutee et du montant desredevances demandeacutees en eacutechange Dans ce cas la preacutecision apporteacutee par Ausone nrsquoa pas grandsens Elle prend toute sa valeur si ce fundus est laquo coluntur hominibus seruis aut liberis aututrisque raquo pour reprendre lrsquoexpression de Varron 267 Ausone doit alors veiller agrave lrsquoemploipermanent de cette main-drsquoœuvre en ajustant preacuteciseacutement sa quantiteacute au volume de travailexigeacute pour la reacutealisation des opeacuterations ordinaires drsquoentretien et drsquoexploitation du domaineCette gestion eacuteconome lrsquooblige en conseacutequence agrave embaucher ponctuellement deslaquo mercennarii raquo pour assurer la reacutealisation des faccedilons qui exige beaucoup de travail sur unepeacuteriode de temps limiteacutee comme la moisson la fenaison ou les vendanges 268

Crsquoest agrave dessein que lrsquoeacutenumeacuteration de Varron a eacuteteacute utiliseacutee pour deacutefinir les choixeacuteconomiques auxquels pouvait ecirctre confronteacute Ausone dans la gestion de son domaine Commeon lrsquoa vu agrave maintes reprises dans les chapitres preacuteceacutedents lrsquohistoriographie traditionnelleconsidegravere jusqursquoagrave aujourdrsquohui que les domaines de la Gaule sont mis en valeuressentiellement par des esclaves durant le Haut-Empire puis que cette forme drsquoexploitationdisparaicirct totalement au profit du faire-valoir indirect qui srsquoimposerait avec la concentration dela proprieacuteteacute En caricaturant quelque peu ces conceptions on pourrait dire que les campagnes

264 laquo Parvum herediolum fateor [hellip] raquo (Ausone Opuscula De herediolo XII 2 9)265 Il faut quatre moissonneurs pour faucher un hectare de bleacute (cf supra p 217)266 Eacutetienne 1992 p 306267 Varron Res rust I 17 2268 laquo aut mercennariis cum conducticiis liberorum operis res maiores ut uindemias ac faenisicia administrant raquo

(Varron Res rust I 17 2)

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de la Gaule sont peupleacutees drsquoesclaves durant le Haut-Empire puis de colons jusqursquoagrave la fin delrsquoAntiquiteacute On soutiendra dans les paragraphes agrave venir la position selon laquelle lesproprieacutetaires terriens gallo-romains ont toujours eu durant lrsquoAntiquiteacute la possibiliteacute de mettreen valeur leur domaine agrave lrsquoaide de tenanciers drsquoesclaves drsquohommes libres ou les deux agrave la foiscomme lrsquoindiquait deacutejagrave Varron au Ier s aC Le maintien de cette diversiteacute des reacutegimes agrairesnrsquointerdit pas cependant que leur importance respective ait pu se modifier

Dans les provinces de lrsquoEmpire pour lesquelles il existe des sources eacutecrites qui autorisent unexamen statistique preacutecis de lrsquoeacutevolution des diffeacuterents types drsquoexploitation sur la longue dureacuteeles historiens ont montreacute qursquoil nrsquoeacutetait pas possible de mettre en eacutevidence une modificationradicale des formes de la mise en valeur des sols 269 Pour lrsquoItalie gracircce agrave une relecture attentiveet plus objective de la litteacuterature agronomique entreprise degraves le deacutebut des anneacutees 1980 270 ilest maintenant admis que lrsquoeacuteconomie rurale a fait un grand usage des travailleurs libres Mecircmela laquo villa esclavagiste raquo ne pouvait se passer de cette main-drsquoœuvre 271

Pourtant ces reacutevisions essentielles semblent avoir rencontreacute tregraves peu drsquoeacutecho dans les travauxconsacreacutes aux campagnes de la Gaule Non pas qursquoelles suscitent de la deacutefiance ou delrsquoincompreacutehension mais tout simplement parce que peu agrave peu les questions relatives agrave lamain-drsquoœuvre et agrave lrsquoemploi des esclaves ont eacuteteacute laquo mises de cocircteacute raquo 272 Il nrsquoest donc pas vain dereprendre ce dossier et drsquoexaminer de nouveau les arguments et les documents qui ont eacuteteacuteproposeacutes pour prouver ou infirmer la preacutesence drsquoesclaves dans les campagnes de la Gauleromaine

1 Les esclaves dans les campagnes gallo-romaines mythes et reacutealiteacutes

Il a eacuteteacute montreacute que la conviction drsquoune forte preacutesence des esclaves dans lrsquoeacuteconomie agraire desGaules reposait essentiellement sur lrsquoassimilation de la villa gallo-romaine avec le domaineesclavagiste tel qursquoune lecture partiale des Agronomes latins le faisait apparaicirctre Choisissantplutocirct Caton que Varron Columelle plutocirct que Palladius la critique nrsquoa souvent retenu de lalitteacuterature agronomique que les passages qui preacutesentent la condition servile sous ses aspects lesplus sombres Une attention presque exclusive a donc eacuteteacute porteacutee aux esclaves compediti 273 ouuincti 274 et aux formes de leur deacutetention et de leur exploitation Sans reacuteellement srsquointerrogersur le contexte eacuteconomique la chronologie et lrsquoexpansion geacuteographique de cette gestion tregravescoercitive de la main-drsquoœuvre servile de nombreux historiens et archeacuteologues ont fini paradmettre que les entraves et lrsquoergastule eacutetaient les attributs de cet esclavage rural

Cette conclusion eacutetait en partie eacutetayeacutee par des deacutecouvertes anciennes qui donnaient auxteacutemoignages de Caton et de Columelle une reacutealiteacute mateacuterielle indiscutable Sous les beacuteneacuteficesdrsquoune analyse historiographique plus complegravete il est possible que cette archeacuteologie delrsquoesclavage trouve ses origines dans la deacutecouverte agrave Pompeacutei en 1766 drsquoun ensemblecomprenant soixante-dix petites cellaelig reacuteparties sur deux eacutetages dans un vaste quadriportiqueCertaines de ces logettes eacutetaient destineacutees agrave un usage collectif Ainsi ont eacuteteacute reconnues unecuisine une salle agrave manger et une prison renfermant encore les corps de trois prisonniers

269 J-M Carrieacute nrsquoa eu cesse de reacutepeacuteter cette eacutevidence sans que ses deacuteneacutegations aient toujours eacuteteacute reacuteellemententendues (pour lrsquoEacutegypte cf en dernier ressort Carrieacute 1997)

270 Garnsey 1980 Evans 1980 p 136271 laquo La uilla de nos agronomes la uilla que nos contemporains ont souvent qualifieacutee drsquoesclavagiste

ldquoschiavisticardquo nrsquoexiste que parce qursquoelle vit gracircce agrave des travailleurs libres et les fait partiellement vivre raquo(Dumont 1999 p 125)

272 laquo La socieacuteteacute romaine eacutetait-elle esclavagiste La reacuteponse ne va pas toujours de soi mais nous ne nous posonsplus guegravere la question Elle nrsquoest pas reacutesolue elle a eacuteteacute mise de cocircteacute raquo (Andreau 1999 p 105)

273 Varron Res rust 56-57274 Columelle De re rust I 7 1

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enchaicircneacutes et ensevelis sous les cendres de la catastrophe Fr Mazois propose en 1829 dereconnaicirctre dans ces vestiges une caserne de leacutegionnaires et deacutecrit avec soin les ceps retrouveacutesdans la prison 275 Son interpreacutetation fut remise en cause et cet eacutedifice a ensuite eacuteteacute consideacutereacutecomme un marcheacute pour les esclaves avant que R Garrucci ne proposa lrsquoidentification accepteacuteeaujourdrsquohui drsquoun ludus 276

Il nrsquoempecircche que lrsquoassociation des petites cellules de la prison et des ceps marqua lesesprits Elle fut agrave nouveau reconnue mais dans plusieurs eacutetablissements agricoles cette fois ciAinsi par exemple au deacutebut du siegravecle dernier dans une villa situeacutee agrave quelques kilomegravetres aunord-ouest de Pompeacutei et attribueacutee agrave lrsquoaffranchi Tiberius Claudius Eutychi les fouilles mirentau jour agrave lrsquoest de lrsquoatrium un ensemble de neuf petites piegraveces ouvrant sur un espacerectangulaire (Planche 32 en haut A) 277 Les logettes ont une superficie de 45 m2 elles sonteacuteclaireacutees par une lucarne et disposent drsquoun petit foyer situeacute pregraves de lrsquoentreacutee leur sol est enterre battue Un unique escalier en bois permet drsquoacceacuteder agrave un eacutetage qui devait comporter unnombre de cellaelig identiques (no 1) Au sud de cette aile se trouve trois piegraveces plus grandes dontles fonctions sont sans doute collectives Lrsquoespace no 2 a livreacute des ceps et devait servir deprison 278

Au sud de Pompeacutei sur la commune de Gragnano agrave peu pregraves agrave la mecircme eacutepoque une autrevilla a eacuteteacute deacutegageacutee 279 Au sud de lrsquoatrium principal la deacutecouverte de ceps a permis drsquoidentifierle logement des esclaves (Planche 32 en bas D) La partie infeacuterieure de ces attaches eacutetaitsolidement ancreacutee dans le sol et la tige supeacuterieure eacutetait sortie de son logement La clef quicommande lrsquoouverture du dispositif a eacuteteacute trouveacutee agrave proximiteacute ce qui tend agrave montrer que desesclaves ont eacuteteacute libeacutereacutes au moment de la catastrophe 280

Pour ces deux villaelig la disposition des lieux et la preacutesence de ceps attestent de lrsquoutilisationdrsquoesclaves dans la production agraire selon un mode de gestion qui doit ecirctre assez proche decelui deacutecrit par Columelle Ils forment une petite troupe qui peut compter au moins jusqursquoagraveune vingtaine drsquoindividus agrave Boscotrecase placeacutee sous la feacuterule drsquoun uilicus disposant demoyens de coercition En effet avec la flagellation et lrsquoapposition de marques sur le corps lamise au fer dans les ceps est lrsquoun des supplices que lrsquoon pouvait infliger aux esclaves 281 Lesdeux pieds immobiliseacutes dans ces carcans les prisonniers eacutetaient ainsi reacuteduits agrave lrsquoimmobiliteacute etdevaient se tenir allongeacutes ou plus difficilement assis avec les jambes tendues Les ceps trouveacutesdans la villa de Gragnano permettaient drsquoassujettir sept personnes disposeacutees en quinconce(Planche 33)

En dehors de ce cadre priveacute lrsquousage des ceps est surtout attesteacute dans les prisons Ainsi Paulet Silas lors de leur voyage en Maceacutedoine furent jeteacutes par les strategraveges de Philippes dans lecachot le plus retireacute et leurs pieds furent bloqueacutes dans des ceps (τὸ ξύλον) 282 Ces instrumentspouvaient aussi ecirctre utiliseacutes pour eacutecarteler les jambes des prisonniers soumis agrave la torture En177 les chreacutetiens de Lyon apregraves avoir eacuteteacute placeacutes dans les cellules les plus sinistres de la prisoneurent agrave subir collectivement le supplice des ceps jusqursquoau cinquiegraveme trou 283

275 Mazois 1829 p 13-14276 Ville 1981 p 298 et note 166277 Della Corte 1922278 Della Corte 1922 p 462 et fig 3279 Della Corte 1923280 Della Corte 1923 p 277-278 et fig 4281 Riviegravere 2004 p 288282 Actes des Apocirctres 16 24283 laquo χαὶ τὰς ἐν τῷ ξύλῳ διατάσεις τῶν ποδῶν ἐπὶ πέmicroπτον διατεινοmicroένων τρύπηmicroα raquo (Eusegravebe de Ceacutesareacutee Histoire

eccleacutesiastique V I 27)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 226

En Gaule les sources textuelles eacutepigraphiques ou archeacuteologiques ne mentionnent paslrsquousage de ces proceacutedeacutes de coercition pour la gestion des esclaves utiliseacutes dans les eacutetablissementsagricoles Malgreacute les alleacutegations de R Agache 284 aucune villa gallo-romaine mecircme les plusimportantes comme celles de Chiragan ou drsquoAntheacutee nrsquoa jamais livreacute de dispositif architecturaldestineacute au logement des esclaves comparable agrave ceux deacutecouverts agrave Boscotrecase ou GragnanoPar ailleurs les deacutecouvertes drsquoentraves lors de fouilles drsquoeacutetablissements agricoles sont tregraves peunombreuses

Faut-il en conclure que les campagnes gallo-romaines sont vides drsquoesclaves ou que leursproprieacutetaires nrsquoont pas besoin de les enchaicircner ou de les punir Certainement pas Toutefois ilfaut bien reconnaicirctre que la documentation disponible donne de lrsquoesclavage en Gaule uneimage tregraves contrasteacutee et parfois mecircme paradoxale En premiegravere analyse crsquoest lrsquoimpression quelrsquoon tire drsquoune comparaison rapide de la carte de localisation des inscriptions mentionnant desesclaves et des affranchis (Planche 34) et de celle des deacutecouvertes drsquoentraves (Planche 35) Il estainsi surprenant de constater que tregraves peu drsquoentraves ont eacuteteacute mises au jour en Narbonnaisealors que cette province a livreacute le plus grand nombre drsquoinscriptions citant des esclaves et desaffranchis et mecircme la tregraves grande majoriteacute de ces teacutemoignages en milieu rural Pour tenter decomprendre les raisons de cette curieuse discordance il faut tout drsquoabord srsquointerroger sur lavaleur de ces sources et les formes drsquoesclavagisme qursquoelles renseignent

Lrsquoeacutepigraphie de lrsquoesclavage rural gallo-romainLe corpus des inscriptions relatives agrave lrsquoesclavage a eacuteteacute rassembleacute et eacutetudieacute dans les provinces deNarbonnaise de Lyonnaise 285 de Belgique et des Germanies 286 selon des meacutethodes tregravesproches Les documents eacutepigraphiques dateacutes de lrsquoAntiquiteacute tardive nrsquoont pas eacuteteacute eacutetudieacutes dansles deux premiegraveres provinces mais comme ces documents sont quasiment absents delrsquoinventaire reacutealiseacute pour les deux derniegraveres provinces on peut donc estimer que le corpusglobal a eacuteteacute constitueacute de faccedilon homogegravene et se precircte agrave des comparaisons statistiques 287 Lapremiegravere observation est drsquoordre quantitatif les inscriptions qui se rapportent agrave lrsquoesclavage sontplus nombreuses en nombre et en proportion dans le sud de la Gaule

Narbonnaise Lyonnaise Belgique Germanies

Nombre total drsquoinscriptions 5 880 1 938 1 450 3 250

Inscriptions relatives agrave lrsquoesclavage 946 (16 ) 186 (96 ) 58 (4 ) 195 (6 )

Inscriptions trouveacutees dans les campagnes 83 (14 ) 1 (005 ) 14 (09 ) 5 (015 )

Tableau 18 Caracteacuteristiques quantitatives du corpus des inscriptions relatives agrave lrsquoesclavage

En Narbonnaise le mateacuteriel eacutepigraphique reacuteuni concerne majoritairement des affranchistravaillant dans le commerce lrsquoartisanat ou exerccedilant des professions libeacuterales Viennent ensuitetoutes les inscriptions qui peuvent ecirctre rattacheacutees agrave des administrations municipales

284 laquo Lrsquoincroyable hieacuterarchisation des esclaves ruraux si bien deacutecrite par Columelle preacutefigurait le systegraveme desldquokaposrdquo des camps nazis et faisait que les esclaves privileacutegieacutes meacuteprisaient et exploitaient le beacutetail humainplaceacute sous leurs ordres Crsquoest pourquoi les grandes exploitations eacutetaient consideacutereacutees comme un veacuteritablebagne dont on menaccedilait les esclaves urbains [hellip] Les esclaves de la derniegravere cateacutegorie eacutetaient drsquoailleursenchaicircneacutes travaillant entraveacutes le jour et mis au fer la nuit dans lrsquoergastule sorte de prison souterraine Sur cepoint encore la litteacuterature antique est confirmeacutee par lrsquoarcheacuteologie la deacutecouverte drsquoentraves de fer est loindrsquoecirctre rare dans les villas gallo-romaines du nord de la Gaule raquo (Agache 1978 p 361)

285 Daubigney Favory 1974286 Lazzaro 1993287 Afin de ne pas fausser les comparaisons les inscriptions porteacutees par lrsquoinstrumentum ont eacuteteacute ignoreacutees

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 227

impeacuteriales religieuses ou agrave des socieacuteteacutes de publicains Dans cette seconde grande cateacutegorie lesesclaves sont un peu plus nombreux Ils sont en revanche tregraves majoritaires dans le monde duspectacle et des jeux ainsi que dans les secteurs drsquoactiviteacute les plus ingrats comme les mines etles meacutetiers du feu Enfin quelques inscriptions attestent de la preacutesence drsquoaffranchis etdrsquoesclaves dans la domesticiteacute 288 La reacutepartition geacuteographique de tous ces documents reflegravetesans surprise la localisation privileacutegieacutee de ces cateacutegories sociales Narbonne Nicircmes et lescentres urbains du couloir rhodanien Vienne Vaison Orange Arles Marseille Aix Endehors de ces villes les inscriptions se trouvent dans de petites agglomeacuterations commeSubstantio ou plus rarement dans les campagnes Dans ce dernier cas quelques teacutemoignagesreacutevegravelent la preacutesence drsquoun personnel servile essentiellement des affranchis dans la productionagraire Ces inscriptions se retrouvent plutocirct dans la partie orientale de la Narbonnaise au sudde la Durance 289 Dans lrsquoinventaire des soixante et onze villaelig de Narbonnaise proposeacute parCh Pellecuer plus de 42 de ces eacutetablissements ont eacuteteacute deacutecouverts dans cette zone alors quesa superficie repreacutesente environ un sixiegraveme de celle de la province 290 De prime abord il nrsquoestdonc pas impossible qursquoil existe une relation privileacutegieacutee entre les inscriptions relatives agravelrsquoesclavage et les territoires dans lesquels les villaelig importantes sont les plus nombreuses

En Lyonnaise la tregraves grande majoriteacute des mentions eacutepigraphiques concerne des esclaves etdes affranchis employeacutes dans les administrations impeacuteriales baseacutees dans la capitale des GaulesLes autres teacutemoignages proviennent de centres urbains preacutefeacuterentiellement situeacutes le long desvalleacutees de la Saocircne de la Loire et de la Seine Hormis quelques documents trouveacutes dans dessanctuaires les campagnes nrsquoont livreacute aucune inscription mentionnant des esclaves ou desaffranchis

Plus au nord dans la province de Belgique ce sont les villes de Tregraveves de Metz et agrave unmoindre niveau de Reims qui ont livreacute le plus drsquoinscriptions Crsquoest aussi dans les campagnesautour de ces deux premiegraveres villes que lrsquoon trouve le plus de teacutemoignages Certains de ceux-cisont indiscutablement associeacutes agrave de tregraves grands eacutetablissements agricoles reacuteveacuteleacutes parlrsquoarcheacuteologie

Enfin dans les deux Germanies le mateacuteriel eacutepigraphique est tregraves fortement associeacute auxdeux villes de Cologne et de Mayence et agrave toutes les installations militaires qui bordent le limeset le Rhin Les esclaves et les affranchis citeacutes dans ces inscriptions sont sans aucun doute auservice des administrations militaires ou de ceux qursquoelles emploient On note aussi la preacutesencede teacutemoignages dans les campagnes proches de Cologne et de Mayence le long de lrsquoaxe routierBoulogne-Bavai-Tongres-Cologne et enfin de faccedilon plus surprenante dans la reacutegion deLangres Cette concentration se poursuit dans la province de Lyonnaise chez les Mandubiensautour drsquoAleacutesia La partie meacuteridionale de la citeacute des Lingons et le territoire septentrional decelle des Eacuteduens sont connus pour leurs activiteacutes meacutetallurgiques 291 Une inscriptiondeacutecouverte agrave Dijon mentionne drsquoailleurs les clientes des fabri ferrarri de cette agglomeacuteration 292Agrave titre drsquohypothegravese on peut suggeacuterer que le grand nombre drsquoinscriptions relatives au servagedans cette excroissance vers lrsquoouest de la province de Germanie supeacuterieure serait lieacute agrave

288 Daubigney Favory 1974 annexe VIII289 Daubigney Favory 1974 annexe IV290 Pellecuer 1996 p 279 fig 1291 Serneels Mangin 1998292 laquo I(ovi) O(ptimo) M(aximo) | et Fortunae Reduci pro | salute itu et reditu | Tib(eri) Fl(avi)Veteris patrono |

optimo aram posuerunt fabri | ferrari(i) Dibione [co]ns[i]s|[t]entes clientes | [v(otum)] s(olverunt) l(ibentes)m(erito) | L(ocus) d(atus) d(ecreto) p(aganorum) A(ndomensium) ou pa(ganorum) raquo (Lazzaro 1993 ndeg 396)Un adsessor ferrariarum et son esclave sont mentionneacutes dans une inscription sur une caisse de plomb trouveacuteepregraves de Mayence laquo D(is) M(anibus) | Nicasi(i) | Liberalini Vi|ctoris viri | centenari ad|sessoris fer(rariarum) |s[er(vi] raquo (Lazzaro 1993 ndeg 178)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 228

lrsquoexploitation et agrave la transformation du meacutetal dans cette reacutegion 293 Toutefois il convient deremarquer que Langres Dijon et Til-Chacirctel accueillaient aussi des postes militaires au mecircmetitre que Beaune Autun Chalon et Laizeacute pregraves de Macirccon 294

En ce qui concerne plus directement le preacutesent travail il ressort de ce rapide aperccedilu que lesinscriptions associeacutees agrave lrsquoesclavage sont peu nombreuses et reacuteparties dans quelques reacutegionsrelativement circonscrites de la Narbonnaise de la Belgique et des Germanies Lescirconstances de leur deacutecouverte ou les preacutecisions apporteacutees par le texte donnent rarementlrsquoassurance que les esclaves ou les affranchis mentionneacutes sont employeacutes dans des eacutetablissementsagricoles Toutefois il faut rappeler que parmi eux seuls ceux qui ont reccedilu de leurs maicirctresdes tacircches importantes apparaissent dans des inscriptions ou en sont les commanditaires Agravecondition de pouvoir ecirctre mis en relation de faccedilon creacutedible agrave des exploitations agricoles cesrares documents eacutepigraphiques peuvent donc attester de lrsquoexistence de fundi importants geacutereacutesen partie par du personnel drsquoencadrement servile 295

Actores et uiliciDe rares inscriptions permettent de se faire une ideacutee un peu plus preacutecise de leur statut socialAinsi une base deacutecouverte agrave Manosque porte une deacutedicace votive de quatre lignes offerte agraveApollon par lrsquoactor Pamphorus au nom de sa domina Faustina 296 A Chastagnol a rapprocheacutecette derniegravere drsquoAnnia Fundania Faustina niegravece de Faustine lrsquoAncienne et cousine de Marc-Auregravele qui a signeacute une deacutedicace en lrsquohonneur des nymphes de Greacuteoux-les-Bains localiteacute situeacuteeagrave une quinzaine de kilomegravetres de Manosque 297 Il pense donc que dans ce contextePamphorus eacutetait un esclave actor ou uilicus qui eacutetait chargeacute par sa patronne Faustina membrede la famille impeacuteriale de la gestion drsquoun domaine important situeacutee dans cette partie de lavalleacutee de la Durance 298 Pour compleacuteter ce dossier on peut ajouter que la commune deVinon-sur-Verdon qui est voisine de Greacuteoux a livreacute les vestiges drsquoune grande villa du Haut-Empire 299

Eacutevidemment rien ne permet de prouver que cet eacutetablissement agricole ait pu appartenir agraveFaustine Cette inscription deacutevoile tout de mecircme la faccedilon dont pouvait ecirctre geacutereacutees lesproprieacuteteacutes domaniales de lrsquoaristocratie romaine Ces documents sont rares et M Christol quiles a eacutetudieacutes rapporte lrsquoexistence drsquoune autre inscription mentionnant des actores deacutecouvert enmilieu rural pregraves de Grenoble dans la citeacute de Vienne 300 Dans le nord de la Gaule lesinscriptions aussi explicites sont exceptionnelles 301 Pour lrsquoAquitaine on dispose drsquoun

293 Les mines posseacutedeacutees par lrsquoEacutetat eacutetaient geacutereacutees par une administration compeacutetente pour toute la Gaule lesferrariaelig Gallicaelig Geacutereacutee par un procurateur en poste agrave Lyon elle employait du personnel servile et notammentdes tabularii et praeligpositi affranchis impeacuteriaux Les mines ont eacuteteacute affermeacutees agrave une socieacuteteacute de publicains durantune peacuteriode indeacutetermineacutee Elles pouvaient aussi appartenir au patrimoine de lrsquoempereur agrave des particuliers agravedes citeacutes et mecircme au Conseil feacutedeacuteral des Trois Gaules (Wuilleumier 1948 p 65-68)

294 Wuilleumier 1948 p 32295 Christol 2003 p 146296 laquo Apollini | Pamphorus | Faustinae n(ostrae) | actor raquo (AE 1976 382 AE 1986 485 Chastagnol 1985

Christol 2003 p 146)297 laquo [Annia ndash ndash ndash M(arci) ] | fil(ia) Faustina | T(iti) Vitrasi(i) Poll[i]|onis co(n)s(ulis) II praet(oris) | [q]uaest(oris)

Imp(eratoris) pontif(icis) | [proc]o(n)s(ulis) Asiae | uxor | Nymphis Griselicis raquo (CIL XII 361)298 Chastagnol 1985 p 74299 Carru Gateau Leveau et alii 2001 p 487300 laquo D(is) m(anibus) Frontonis actoris huius loci Materna coniugi karissimo| [Ph]ilusa patri dulcissimo faciendum

curavit | et Eudrepites filius parenti optimo sub ascia d[edicaverunt] raquo (CIL XII 2250 Christol 2003p 146)

301 L Lazzaro pense qursquoune inscription deacutecouverte dans le quartier de la Horgne agrave Metz pourrait mentionner unuilicus laquo D(is)M(anibus) | Cam[hellip]a Celsi vil(ici) | lib(erta) Iannuariae filiae | annorum XVII raquo (Lazzaro1993 ndeg 49) Si le lieu de deacutecouverte publieacute est exact ce fragment de stegravele a eacuteteacute trouveacute agrave environ 2 km du

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document tout agrave fait exceptionnel pour comprendre ce que pouvait ecirctre les fonctions drsquounintendant dans un grand domaine agricole Le texte est un peu long mais il meacuterite drsquoecirctre citeacutepresque in extenso car il deacutecrit de faccedilon picaresque les relations drsquoun grand proprieacutetaire et deson uilicus

Ce reacutecit se trouve dans une lettre en prose et en vers envoyeacutee par Ausone agrave son ami Paulindit de Nole 302 lui aussi richement doteacute en patrimoine foncier Ausone se trouve agrave court devivres dans la proprieacuteteacute de Lucaniacus qursquoil a heacuteriteacute de sa femme Il a demandeacute agrave Philon sonuilicus drsquoaller queacuterir des subsistances dans les campagnes environnantes Celui-ci les aentreposeacutees agrave Ebromagum une des villaelig de Paulin Ausone demande agrave son ami de supporterencore un peu les petits trafics de Philon et de lrsquoaider agrave acheminer agrave Lucaniacus les provisionsqursquoil a reacuteunies

[hellip] ut nunc quoque in causa Philonis procuratorisquondam mei experiere qui apud Ebromagum conditismercibus quas per agros diuersos coemit concesso abhominibus tuis usus hospitio inmature periclitatur expelli

Quod nisi indulseris rogante me ut et mora habitandiad commodum suum utatur et nauso aliaue qua nauiusque ad oppidum praebita frugis aliquantum nostraeaduehi possit Lucaniacus ut inopia liberetur mature tota illa familia hominis litterati non ad Tulliifrumentariam sed ad Curculionem Plauti pertinebit

[hellip] maintenant encore tu lrsquoeacuteprouveras dans lrsquoaffaire dePhilon mon ancien intendant Apregraves avoir deacuteposeacute agraveEbromagum des marchandises acheteacutees de tous cocircteacutes agravela campagne gracircce agrave lrsquohospitaliteacute accordeacutee par tes gensle voilagrave menaceacute drsquoecirctre expulseacute trop tocirct

Si tu nrsquoagreacutees pas ma requecircte srsquoil nrsquoa pas un deacutelai pourseacutejourner lagrave selon ses besoins si on ne lui fournit pasun nausus ou tout autre navire pour transporter chezmoi quelques vivres si Lucaniacus nrsquoest pas preacuteserveacute agravetemps de la famine toute la maison du lettreacute serareacuteduite non aux laquo bleacutes raquo de Ciceacuteron mais au Charanccedilonde Plaute

[hellip] [hellip]Philon meis qui uilicatus praediis[hellip]Hic saepe falsus messibus uegrandibus

nomen perosus uilicisemente sera siue multum praecoqua

et siderali inscitiacaelum lacessens seque culpae subtrahens

reos peregit caelites

Philon qui dans mes proprieacuteteacutes fut uilicus[hellip]Souvent deacuteccedilu par des reacutecoltes cheacutetives il maudissait lenom de uilicus parce qursquoil avait semeacute trop tard oupreacutematureacutement et faute de connaicirctre les astres ilquerellait le ciel et se mettant lui-mecircme hors de causeil accusait les dieux

Non cultor instans non arator gnarurispromusque quam condus magis

terram infidelem nec feracem criminansnegotiari maluit

mercatur ltingt quoquo foro uenaliummutatur ad Graecam fidem

[hellip]

Cultivateur peu appliqueacute laboureur peu avertiprodigue plus qursquoeacuteconome il a incrimineacute lrsquoinfideacuteliteacute etla steacuteriliteacute du sol et il a preacutefeacutereacute le neacutegoce Il a trafiqueacutesur ce que vendent tous les marcheacutes fait des eacutechangesavec une bonne foi toute grecque

[hellip]

Et nunc parauit triticum uesco salenouusque pollet emporus

Adit inquilinos rura uicos oppidasoli et sali commercio

acatis phaselis lyntribus stlattis rateTarnim et Garumnam permeat

ac lucra damnis damna mutans fraudibusse ditat et me pauperat

Maintenant encore il va acqueacuterir du froment avec duvieux sel et nouveau marchand il reacuteussit il parcourtfermes campagnes bourgs villes neacutegocie par terre etpar mer sillonne avec brigantins longs canots barquesbateaux marchands vaisseaux le Tarn et la Garonne etcompensant les gains par les pertes les pertes par desfraudes il srsquoenrichit et mrsquoappauvrit

centre de la ville antique le long de la voie romaine qui conduit agrave Langres Il est donc possible que ce uilicusait eacuteteacute employeacute ailleurs que dans un domaine rural

302 Meropius Pontius Paulinus (353-431) est issu drsquoune riche famille seacutenatoriale drsquoAquitaine Il est lrsquoeacutelegravevedrsquoAusone Reacutefugieacute en Espagne il abandonne ses immenses richesses puis devient eacutevecircque de Nole enCampanie vers 409

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 230

Is nunc ad usque uectus Ebromagum tuamsedem locauit mercibus

hellip helliphellip helliput inde nauso deuehat hellip

nostros in usus ut refert

Hunc ergo paucis ne graueris hospitem 303

Maintenant qursquoil a abordeacute agrave ton Ebromagum il a loueacuteun emplacement pour ses marchandises et comptetransporter de lagrave par un nausus ses grains pour notreusage dit-il

Donc nrsquoaccable pas cet hocircte en le pressant trop 304

Ausone explique agrave Paulin dans la partie en prose de la lettre qursquoil lui envoie que Philon estson procurator Quand Ciceacuteron Pline le Jeune Peacutetrone et Columelle 305 utilisent ce terme ildeacutesigne un personnage de tregraves haut niveau qui est chargeacute de superviser le travail de plusieursuilici ou actores ces deux derniers mots eacutetant le plus souvent synonymes Lrsquoimportance de cettemission neacutecessite lrsquoemploi drsquoun homme libre ou drsquoun affranchi 306 Philon est quant agrave lui unesclave ou plus sucircrement un affranchi Il assure plutocirct les fonctions drsquoun uilicus terme utiliseacutepar Ausone dans la partie en vers car il intervient directement dans lrsquoorganisation de laproduction agricole Ausone utilise en tecircte de sa lettre le terme de procurator sans doute pourse justifier aupregraves de Paulin des franchises qursquoil octroie agrave Philon et aussi parce qursquoil lui a confieacutela gestion de plusieurs de ses domaines Il ne preacutecise pas lesquels mais on peut supposer qursquoilsrsquoagit des fundi situeacutes dans la reacutegion bordelaise Lucaniacus pregraves de Saint-Eacutemilion sonherediolum pregraves de Bazas et les terres du Pagus Novarus pregraves de Bordeaux

Philon agit pour le compte de son maicirctre gracircce au iussum qursquoil lui a donneacute 307 Il dispose agravece titre drsquoune large autonomie et comme tous les institores ses actes engagent la responsabiliteacutejuridique de son dominus dans les limites de sa praepositio 308 La lettre indique qursquoil est seulresponsable de la bonne marche de plusieurs exploitations agraires Agrave ce titre crsquoest lui quideacutecide de la date des semailles Ce deacutetail semble confirmer que les domaines drsquoAusone sontexploiteacutes en faire-valoir direct Dans le cas contraire Philon aurait eu beau jeu de reporter surles coloni la responsabiliteacute de ses erreurs de gestion au lieu drsquoincriminer les dieux On peutdonc supposer qursquoil a sous ses ordres un petit personnel drsquoexeacutecution qui est probablementcomposeacute drsquoesclaves et de mercennarii Il est possible aussi que Philon soit chargeacute de lacommercialisation des productions Cela expliquerait qursquoil ait profiteacute de sa procuratio pour selivrer agrave des petits trafics y compris apregraves que sa mission de uilicus lui a eacuteteacute retireacutee Malgreacute sesplaintes et ses reproches on peut penser qursquoAusone trouve aussi son inteacuterecirct dans les dons dePhilon pour le commerce peut-ecirctre gracircce aux operaelig que ce dernier lui doit srsquoil est affranchi

Sans suggeacuterer en aucune faccedilon qursquoil entretienne avec Philon des relations plus pousseacutees onsrsquoamusera tout de mecircme de rapprocher ce passage drsquoune recommandation faite par PalladiusCe dernier met en garde le dominus et lui deacuteconseille de placer agrave la tecircte de son domaine laquo unhomme qui ait fait partie des jeunes esclaves tendrement cheacuteris car en se fondant sur lrsquoamourqursquoon a eu pour lui il srsquoattend agrave lrsquoimpuniteacute pour ses fautes drsquoaujourdrsquohui raquo 309 Philon nrsquoestsans doute pas Bissula Cependant la confiance aveugle et la cleacutemence pusillanime dont faitpreuve Ausone montrent bien la place tout agrave fait privileacutegieacutee que pouvait occuper ce typedrsquoesclave dans la familia drsquoun grand proprieacutetaire terrien Agrave plusieurs siegravecles drsquoeacutecart Philon nrsquoest

303 Ausone Opuscula Epistula XXII304 La traduction est de M Jasinski (1935)305 Columelle De re rust I 6 4 cf infra p 231306 Dumont 1999 p 119307 Morabito 1981 p 102308 Aubert 1999 p 147309 laquo Agri praesulem non ex dilectis tenere seruulis ponas quia fiducia praeteriti amoris ad inpunitatem culpae

praesentis spectat raquo (Palladius Opus agr I 6 18)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 231

pas sans eacutevoquer le Pamphorus qui offre agrave Apollon au nom de Faustine la deacutedicace trouveacutee agraveManosque

Ausone ne preacutecise pas ougrave habite Philon et celui-ci choisit sans doute sa reacutesidence enfonction de ses deacuteplacements On peut mecircme envisager qursquoil srsquoinstalle parfois en ville 310 Danstous les cas lrsquoimportance de son statut et sa proximiteacute avec le dominus laisse agrave penser qursquoil nrsquoestpas releacutegueacute dans un bacirctiment de la pars rustica entre la grange et lrsquoeacutetable Son rang dans lafamilia lui permet plutocirct drsquooccuper une piegravece du bacirctiment reacutesidentiel Lrsquohabitatio uilici telleque se lrsquoimaginait R Agache consiste en une transposition litteacuterale drsquoun passage de Columelleagrave une reacutealiteacute archeacuteologique tregraves eacuteloigneacutee du modegravele deacutecrit par cet agronome Columelleconseille de placer le logement du uilicus pregraves de la porte drsquoentreacutee principale pour lui permettrede surveiller le va-et-vient dans la villa 311 Dans un eacutetablissement organiseacute autour drsquoune courfermeacutee comme celui de Gragnano (Planche 32) cette disposition nrsquoeacuteloigne pas trop le uilicusdes appartements occupeacutes par le maicirctre Au contraire dans les grandes villaelig du nord de laGaule cette disposition lrsquoexile loin du bacirctiment reacutesidentiel Cette reacuteflexion drsquoordresociologique srsquoajoute aux objections archeacuteologiques deacutejagrave formuleacutees agrave lrsquoencontre de laproposition de R Agache 312 Il est tout agrave fait possible que des bacirctiments de la pars rustica decertaines villaelig gallo-romaines aient pu ecirctre habiteacutes Neacuteanmoins il faut que cette interpreacutetationrepose sur des arguments archeacuteologiques rigoureux et surtout il est indispensable de ne pasdeacuteduire le statut de leurs occupants de rapprochements hacirctifs avec quelques passages desAgronomes qui deacutecrivent des situations historiques et eacuteconomiques manifestement tregravesdiffeacuterentes

De faccedilon plus geacuteneacuterale il est preacutefeacuterable de bien distinguer la situation juridique destravailleurs agricoles et le rocircle eacuteconomique qui leur est confieacute 313 Tout en eacutetant esclavesPamphorus et Philon ne sont en rien des gardes-chiourme 314 Au contraire ils attestent delrsquoexistence dans les Gaules de biens domaniaux appartenant agrave de grands aristocrates quiconfient leur gestion agrave du personnel servile de statut eacuteleveacute Toutefois il serait aventureux desupposer que toutes les inscriptions deacutecouvertes en milieu rural sont systeacutematiquement enrapport avec de grands domaines Neacuteanmoins il nrsquoest pas hors de propos de remarquer quecertaines des zones dans lesquelles ces teacutemoignages ont eacuteteacute retrouveacutes en plus grande quantiteacutecorrespondent aussi agrave des reacutegions ougrave les manifestations architecturales de la preacutesence des eacutelitessont les plus nombreuses Crsquoest le cas dans les environs de Tregraveves et de Cologne ougrave desmonuments funeacuteraires remarquables ont pu ecirctre associeacutes agrave de grandes exploitationsagricoles 315 En Narbonnaise au sud de la Durance et dans la basse valleacutee du Rhocircne mecircme siles demeures des grands aristocrates mentionneacutes dans les textes nrsquoont pas lrsquoimportance et leluxe des plus grandes villaelig des autres provinces des Gaules 316 les mausoleacutees funeacuteraires et lessarcophages prouvent que ces eacutelites srsquoinvestissent aussi dans les campagnes 317

310 M Morabito cite un fragment de Scaevola recueilli par le Digeste (XXXIII 7 20 4) qui mentionne lrsquoactordrsquoun fundus reacutesidant en ville (Morabito 1981 p 191)

311 laquo Villico iuxta ianuam fiat habitatio ut intrantium exeuntiumque conspectum habeat Procuratori supraianuam ob easdem causas et is tamen villicum observet ex vicino sitque utrique proximum horreum quoconferatur omne rusticum instrumentum et intra id ipsum clausus locus quo ferramenta condantur raquo(Columelle De re rust I 6 4)

312 Cf supra chapitre III p 155313 Dumont 1999 p 114314 En 1974 R Martin qui concevait lrsquoesclavage sur le mode des rapports de classes consideacuterait que les

recommandations de Columelle agrave propos du uilicus eacutetaient du mecircme ordre que les discours drsquoun membre duCentre national du patronat franccedilais (CNPF) sur le rocircle des agents de maicirctrise (Martin 1974 p 280)

315 Cuumlppers 1993 p 86-87 Balmelle Van Ossel 2001 p 538-539316 Carru Gateau Leveau et alii 2001 p 488317 Burnand 1975 Feacutevrier 1981

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 232

Bien eacutevidemment il existe des membres des plus hautes strates de la socieacuteteacute gallo-romainequi possegravedent des biens fonciers remarquables en dehors des zones qui viennent drsquoecirctre deacutecritesCependant lrsquoaccegraves agrave lrsquoeacutepigraphie du personnel servile eacutetant agrave la fois rare et limiteacute dans letemps il est raisonnable de penser que ces reacutegions accueillent plus que drsquoautres des eacutelitesfortement attacheacutees au mos romanorum agrave la fois dans le mode de gestion de leur domaine quedans leur comportement social tel qursquoil transparaicirct des monuments qursquoils ont laisseacutes et desdocuments eacutepigraphiques que leur familia ou eux-mecircmes ont fait graver La carte de cesinscriptions est aussi celle de la romaniteacute dans les campagnes 318 Il serait alors tregraves utile deveacuterifier si cette conjonction particuliegravere srsquoobserve eacutegalement en Aquitaine en reacutealisant uninventaire complet de lrsquoeacutepigraphie servile et en comparant la carte de localisation de cesinscriptions avec celle bien connue des demeures aristocratiques

Cette rapide analyse de la documentation eacutepigraphique disponible a fait apparaicirctre unegeacuteographie de lrsquoesclavage assez particuliegravere Elle a aussi montreacute que les formes les plus humblesde lrsquoesclavagisme ne pouvait pas ecirctre appreacutehendeacutees par ce type de sources Le laquo proleacutetariatservile raquo qursquoil habite les villes ou les campagnes est ignoreacute de lrsquoeacutepigraphie 319 A-t-on plus dechances de le deacuteceler en eacutetudiant les entraves La carte de reacutepartition de ces objets estglobalement tregraves diffeacuterente avec toutefois des aires de plus grande densiteacute qui ne sont pas sansrappeler celles isoleacutees preacuteceacutedemment Avant de tenter de comprendre le fort antagonisme entrele sud et le nord de la Gaule et ces quelques coiumlncidences il convient de preacutesenter rapidementle corpus analyseacute

La reacutepartition des entraves une autre geacuteographie de lrsquoesclavage La carte de diffusion des entraves (Planche 35) est le fruit de lrsquoimportant travail drsquoinventairereacutealiseacute par H Thompson Reprenant la totaliteacute de la documentation disponible tantbibliographique que museacuteographique celui-ci a proposeacute une typologie de ces objets et a eacutetabliune carte de leur reacutepartition dans toutes les provinces occidentales de lrsquoEmpire 320 Aupreacutealable observant que la plupart eacutetaient munies de serrures que la dimension des braceletsconvenait plutocirct agrave des membres humains et que plusieurs de ces dispositifs avaient eacuteteacute trouveacutesenserrant encore le squelette drsquoindividus qui les avaient porteacutes il a distingueacute clairement lesentraves utiliseacutees pour les hommes de celles destineacutees plutocirct aux animaux 321 Cettediffeacuterenciation avait deacutejagrave eacuteteacute suggeacutereacutee par L Armand-Calliat et A Audin 322 apregraves unecomparaison drsquoentraves gallo-romaines trouveacutees agrave Aleacutesia et laquo drsquoambiges raquo modernes utiliseacuteespour des animaux (Planche 33 no 5)

Il ne faut sans doute pas donner agrave cette distinction une valeur absolue Rien nrsquoempecircchedrsquoutiliser des entraves humaines pour les animaux et reacuteciproquement Il est aussi possible quelrsquoinventaire puisse ecirctre compleacuteteacute en srsquointeacuteressant non plus aux entraves aiseacutementreconnaissables ou agrave peu pregraves complegravetes mais aussi aux piegraveces isoleacutees comme les eacuteleacutements dedispositifs de fermetures ou les fragments de bracelets Ce travail compleacutementaire neacutecessite unexamen attentif des objets meacutetalliques trouveacutes lors de fouilles et ne peut ecirctre reacutealiseacute que dansune aire geacuteographique plus restreinte que celle eacutetudieacutee par H Thompson Enfin il convientde preacuteciser que le mateacuteriel eacutetudieacute provient souvent de collections anciennes et qursquoil nrsquoest donc

318 J Carlsen remarque tregraves justement que lrsquoabsence quasi complegravete de ce type de document dans les Britanniadeacutenote plus un tregraves faible recours agrave lrsquoeacutepigraphie qursquoune inexistence de lrsquoesclavage dans ces deux provinces(Carlsen 1995 p 23)

319 Daubigney Favory 1974 p 348320 Thompson 1993321 Thompson 1993 p 141322 Armand-Calliat Audin 1962

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 233

pas toujours possible de deacuteterminer avec preacutecision les contextes de la deacutecouverte initiale et ladatation des objets

Neacuteanmoins ces remarques meacutethodologiques nrsquoenlegravevent rien agrave la qualiteacute de lrsquoinventairereacutealiseacute et surtout nrsquoexpliquent pas la reacutepartition tregraves heacuteteacuterogegravene des entraves en Gaule Crsquoest enNarbonnaise province qui a livreacute le plus drsquoinscriptions serviles que lrsquoon trouve le moinsdrsquoentraves On pourrait hacirctivement en conclure que les proprieacutetaires traitent avec beaucoupplus drsquohumaniteacute leurs esclaves dans le sud de la Gaule ou qursquoils utilisent drsquoautres moyens decoercition si deux eacutepigrammes drsquoAusone ne venaient utilement rappeler explicitement que lesentraves font partie mecircme au IVe s de lrsquoattirail agrave la disposition des domini pour punir leursesclaves Pour cet auteur chreacutetien agrave la condition que la peine soit proportionneacutee agrave la faute ilest tout agrave fait justifieacute de marquer les esclaves au visage 323 ou de les entraver

Tam segnis scriptor quam lentus Pergame cursorFugisti et primo captus es in stadio

ergo notas scripto tolerasti Pergame voltuEt quas neglexit dextera frons patitur 324

Pergame non recte poenitus fronte subistisupplicium lentae quod meruere manus

at tu qui dominus peccantia membra coherce iniustum falsos excruciare reos

aut inscribe istam quae non volt scribere dextramaut profugos ferri pondere necte pedes 325

Le tregraves faible nombre drsquoentraves trouveacutees en Narbonnaise est drsquoautant plus difficile agrave expliquerqursquoil a eacuteteacute aussi observeacute par H Thompson en Italie et dans la peacuteninsule ibeacuterique 326 Uneanalyse de la reacutepartition de ces objets dans le Nord permettra peut-ecirctre de mieux cerner lesraisons de cette absence

En premier lieu il est important de souligner que tregraves peu de villaelig gallo-romaines ont livreacutedes entraves La deacutecouverte de Famechon (Planche 33 no 4) citeacutee par R Agache nrsquoest pasexceptionnelle mais reste peu repreacutesentative En revanche la carte de distribution de ces objetsreacutevegravele que certaines des reacutegions dans lesquelles les deacutecouvertes sont les plus nombreusescorrespondent aussi agrave des zones qui ont fourni le plus drsquoinscriptions serviles Cette coiumlncidenceest eacutevidente dans la partie septentrionale de la Germanie supeacuterieure le long du Rhin et dulimes le long de lrsquoaxe routier Arras-Bavai-Tongres dans les territoires des citeacutes des Lingons etdes Eacuteduens deacutejagrave mentionneacutes et dans la valleacutee de la Saocircne entre Macirccon et Chalon Agrave ces troisgrandes zones de plus forte densiteacute il faut ajouter la partie sud-est de la Britannia inferior et lavalleacutee de la Seine en aval de Paris

323 Y Riviegravere pense que les esclaves fugitifs nrsquoeacutetaient pas marqueacutes au fer rouge comme la critique lrsquoa souventaffirmeacute mais tatoueacutes (2004 p 283)

324 laquo Du scribe Pergamus qui srsquoeacutetait enfui mais qui avait eacuteteacute reprisParesseux agrave eacutecrire Pergamus autant que lent agrave courir tu trsquoes enfui et tu as eacuteteacute repris au premier stade DoncPergamus tu as senti imprimer les lettres sur ton visage et ce que ta main agrave neacutegligeacute ton front lrsquoendure raquo(Ausone Opuscula Epigrammata XIV) La traduction est de M Jasinski (1935)

325 laquo Contre le mecircme PergamusPergamus ce nrsquoeacutetait pas te punir justement que drsquoinfliger agrave ton front la peine meacuteriteacutee par la lenteur de tamain Et toi son maicirctre ne chacirctie que les membres coupables Il est inique de faire souffrir des innocentsOn marque la main qui ne veut pas eacutecrire on attache des fers pesants aux pieds qui ont fui raquo (AusoneOpuscula Epigrammata XV) La traduction est de M Jasinski (1935)

326 Thompson 1993 p 142-143

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 234

En ce qui concerne les deux premiegraveres localisations il est fort probable que les entraves sontassocieacutees dans les installations militaires agrave la deacutetention et au transport des prisonniers ainsiqursquoau trafic et au travail des esclaves Autour drsquoAleacutesia et de Dijon on postule que ces objets nesont peut-ecirctre pas sans rapport avec le travail du fer Le minerai eacutetant ramasseacute agrave la surface dusol 327 la main-drsquoœuvre entraveacutee eacutetait peut-ecirctre utiliseacutee dans les ateliers de reacuteduction et detransformation de ce meacutetal employeacutee par les fabri ferrarri mentionneacutes par lrsquoinscription deDijon ou par les ferrariaelig Gallicaelig de lrsquoadministration impeacuteriale On sait que les condamneacutespouvaient ecirctre envoyeacutes dans les metalla et que la damnatio in opus metalli eacutetait une peine moinsdure que la damnatio ad metallum qui les conduisait dans les mines mais plus seacutevegravere que lacondamnation aux travaux publics 328 Ce nrsquoest peut-ecirctre pas un hasard si lrsquoune des entravesdeacutecouvertes dans cette reacutegion a eacuteteacute trouveacutee dans lrsquoagglomeacuteration gallo-romaine de Sombernonqui est situeacutee le long de la voie se dirigeant vers la valleacutee de la Saocircne et qui a livreacute denombreuses forges 329

Toutefois il serait neacutecessaire de conforter les deux hypothegraveses qui viennent drsquoecirctre eacutenonceacuteespar une analyse plus fine des contextes de deacutecouvertes qui ne peut ecirctre reacutealiseacutee dans le cadre dece travail De plus il est bien entendu que les individus qui portaient ces entravesnrsquoappartenaient pas agrave la mecircme cateacutegorie sociale que les esclaves ou les affranchis mentionneacutesdans les inscriptions retrouveacutees dans ces mecircmes zones La concordance entre les deux cartes dedistribution permet peut-ecirctre drsquoidentifier des reacutegions de la Gaule dans lesquelles on trouve agrave lafois une main-drsquoœuvre servile utiliseacutee dans la domesticiteacute et pour lrsquoencadrement et despersonnes esclaves prisonniers ou condamneacutes soumis agrave un reacutegime coercitif seacutevegravere

Sur le mecircme mode de la conjecture on proposera drsquoassocier les entraves recueillies enBritannia et dans la valleacutee de la Seine au commerce des esclaves Plusieurs sources attestent delrsquoimportance de la circulation et du neacutegoce de cette cateacutegorie tregraves particuliegravere de marchandisedans toutes les reacutegions riveraines de la mer du Nord agrave lrsquointeacuterieur et agrave lrsquoexteacuterieur de lrsquoEmpireromain Tacite dans son Agricola rapporte le peacuteriple de deacuteserteurs usipiens incorporeacutes dansune cohorte baseacutee en Britannia qui srsquoenfuirent en bateaux firent le tour de la grand icircle avantde tomber dans les mains de Suegraveves puis de Frisons et finalement finirent pas ecirctre vendus surun marcheacute de lrsquoEmpire 330 Cependant on ne peut complegravetement eacutecarter lrsquoobjection selonlaquelle la plus grande densiteacute drsquoentraves en Britannia et dans la valleacutee de la Seine refleacuteteraitdavantage lrsquoeacutetat actuel des recherches 331

Quelle que soit la valeur de toutes ces hypothegraveses il faut bien reconnaicirctre que lrsquoanalyseconduite ici donne un sentiment drsquoinsatisfaction Hormis la preacutesence drsquoentraves dans lesinstallations militaires qui srsquoexplique assez bien la reacutepartition de ces objets en Gaule et enBritannia meacuterite drsquoecirctre mieux eacutetudieacutee notamment en poursuivant le travail drsquoinventaire etlrsquoeacutetude de leur contexte de deacutecouverte Agrave tout le moins leur quasi absence en Narbonnaise eten Aquitaine interdit de consideacuterer les entraves comme les marqueurs archeacuteologiques drsquounemploi massif de la main-drsquoœuvre servile dans les exploitations agraires gallo-romaines 332327 Mangin Fluzin Courtadon Fontaine 2000 p 39-40328 Delmaire 1989 p 424-425329 Mangin Fluzin Courtadon Fontaine 2000 p 382330 laquo Atque ita circumuecti Britanniam amissis per inscitiam regendi nauibus pro praedonibus habiti primum a

Suebis mox a Frisiis intercepti sunt Ac fuere quos per commercia uenundatos et in nostram usque ripammutatione ementium adductos indicium tanti casus inlustrauit raquo (Tacite Agricola XXVIII 4-5)

331 On observe ainsi que six des sept reacutefeacuterences relatives agrave la valleacutee de la Seine sont issues du Corpus des objetsdomestiques et des armes en fer de Normandie du Ier au XVe siegravecle publieacute par P Halbout Chr Pilet etC Vaudou agrave Caen en 1987 agrave partir drsquoun inventaire tregraves pousseacute des collections museacuteographiques

332 Tout en admettant que les entraves sont plus nombreuses sur les frontiegraveres du nord-est et qursquoelles ont pu ecirctreutiliseacutees dans les mines et les carriegraveres H Thompson reste persuadeacute qursquoelles sont majoritairement associeacuteesau laquo travail rural raquo alors que ses cartes de reacutepartition montrent le contraire (Thompson 1993 p 149)

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Autrement dit pas plus que les illusoires ergastules ces objets nrsquoattestent de lrsquoimportance delrsquoesclavagisme dans la production agricole Les rares sources disponibles montrent plutocirct queles esclaves sont preacutesents dans les campagnes parmi le personnel drsquoencadrement et ladomesticiteacute La prudence incite cependant agrave ne pas tirer de cet argument ex silentio uneconclusion deacutefinitive Il est fort possible qursquoune partie de la main-drsquoœuvre employeacutee sur lesexploitations agricoles les plus importantes soit servile Mais dans tous les cas cette preacutesenceest sans doute relativement modeste

laquo Cultor agri nec superest nec abest raquoTout en supposant que les esclaves des campagnes des Gaules ne vivent pas et ne travaillent pasdans les mecircmes conditions que ceux des villaelig campaniennes de Boscotrecase et Gragnano il estdifficile drsquoadmettre que les eacutetablissements gallo-romains aient pu accueillir la population qursquoonleur a souvent attribueacutee L Joulin pensait que la villa de Chiragan abritait entre trois cents etquatre cents personnes qursquoil localisait dans les petits bacirctiments reacutepartis sur trois lignesparallegraveles dans la pars rustica 333 Mais comme on lrsquoa vu cette interpreacutetation ne repose suraucune observation archeacuteologique creacutedible Sans rappeler de nouveau les raisons ideacuteologiquesqui ont pousseacute L Joulin agrave proposer cette estimation disproportionneacutee il faut neacuteanmoinsreconnaicirctre agrave sa deacutecharge qursquoil nrsquoest pas aiseacute drsquoidentifier avec certitude parmi les nombreuxbacirctiments des pars rustica des grandes villaelig ceux qui auraient pu heacuteberger des travailleursagricoles fussent-ils libres La villa de Verneuil-en-Halatte le Bufosse fouilleacutee par J-L Collart 334 donne un tregraves bon exemple de bacirctiments drsquohabitation clairement reconnus dansune cour agricole

Cette grande villa est lrsquoune des rares en Picardie dont la fouille a permis de restituerlrsquoeacutevolution geacuteneacuterale de sa fondation vers le dernier tiers du Ier s aC jusqursquoagrave son abandon audeacutebut du Ve s La mauvaise conservation des vestiges et les nombreuses reacutefections desbacirctiments en bois rendent particuliegraverement deacutelicate lrsquoanalyse fine des premiers eacutetats de la villasous les regravegnes drsquoAuguste et de Tibegravere Toutefois il est assureacute que degraves lrsquoorigine ceteacutetablissement accueille un corps de logis et plusieurs bacirctiments drsquohabitation aligneacutes le long dece qui est progressivement devenu lrsquoaile de la pars rustica Cette organisation est plus nettementperceptible agrave la peacuteriode suivante sous les regravegnes de Tibegravere et de Claude Agrave cette peacuteriode lavilla se compose drsquoun bacirctiment reacutesidentiel disposeacute dans la partie arriegravere drsquoun enclos mateacuterialiseacutepar un mur en pierres (Planche 36 no 4) Il en reste tregraves peu de choses si ce nrsquoest une tregravesgrande cave avec un plan en forme de ldquoLrdquo Lrsquoaile septentrionale de la pars rustica comprend unbacirctiment de pregraves de 240 m2 (no 2) qui pourrait ecirctre une grange et deux constructions pluspetites (nos 1 et 3) Au sud de cet ensemble on trouve un grenier agrave neuf poteaux quisoutiennent un plancher drsquoenviron 10 m2 (no 5) plusieurs bacirctiments dont la fonction estinconnue (nos 7 et 8) et enfin agrave lrsquoest deux habitations de petite taille (nos 8 et 9)

Ces deux derniegraveres constructions preacutesentent en effet un plan tregraves caracteacuteristique despignons agrave pans coupeacutes qui distingue nettement les uniteacutes drsquohabitation dans le corpus des sitesde La Tegravene finale et de la peacuteriode gallo-romaine de cette reacutegion 335 Il convient enfin de noterque le bacirctiment no 9 comporte en son centre un grand foyer Ces deux habitations ont dessurfaces respectives drsquoenviron 40 m2 Il est agrave noter que pour les phases anteacuterieures le logementsemble assureacute dans la pars rustica par un autre bacirctiment de mecircme plan mais drsquoune surface de130 m2 puis de 80 m2 apregraves sa reconstruction

333 Cf supra chapitre III p 98334 Collart 1996 p 124-132 Pinard Collart Malrain Mareacutechal 1999 p 374-377335 Pinard Collart Malrain Mareacutechal 1999 p 375-376 Cf aussi supra p 207

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Lrsquoeacutevolution de lrsquoeacutetablissement durant les phases suivantes crsquoest-agrave-dire depuis la fin du Ier sjusqursquoagrave la fin du IIIe s se caracteacuterise par des programmes de constructions et dereconstructions quasiment ininterrompus Un nouveau corps de logis est eacutedifieacute dans la partieest de lrsquoenclos occidental (no 10) et un grand bassin est placeacute devant sa faccedilade (no 11) Vers lemilieu du IIe s deux bacirctiments (nos 12 et 13) sont construits de part et drsquoautre de lrsquoensemblereacutesidentiel ce qui clocirct la pars urbana sur trois de ses cocircteacutes et lui donne une disposition enforme de ldquoUrdquo Agrave la fin du IIIe s cette nouvelle aile nord est deacutetruite par le feu et rebacirctie avecbeaucoup plus drsquoampleur Elle est prolongeacutee par un ensemble thermal important (no 14) cequi reporte vers lrsquoest le mur de seacuteparation entre les deux cours de la villa (no 15) et multipliepar deux lrsquoassiette de la pars urbana Toujours au nord mais dans la pars rustica le bacirctimentno 2 est remplaceacute par un grand grenier dont le plancher est isoleacute par un vide sanitaire puis parun eacutedifice encore plus important doteacute de solides fondations En face la partie sud de la couragricole est occupeacutee par plusieurs grands bacirctiments drsquoexploitation Il est possible que laconstruction de petite taille (environ 43 m2) situeacutee agrave lrsquoextreacutemiteacute est de la pars rustica soit unehabitation (no 16) Elle est agrandie par lrsquoadjonction de deux petites extensions

La fouille de la villa de Verneuil-en-Halatte est exemplaire agrave plus drsquoun titre Elle apporteune teacutemoignage tregraves preacutecieux sur les continuiteacutes et les ruptures observeacutees en Picardie entre leseacutetablissements ruraux de La Tegravene finale et ceux de lrsquoeacutepoque gallo-romaine 336 Cette analysetregraves fine des formes de lrsquohabitat donne un grand creacutedit aux hypothegraveses formuleacutees par J-L Collart sur la preacutesence de logements au sein de la pars rustica de la villa du Bufosse Il estdonc raisonnable de le suivre quand il considegravere que ces petits bacirctiments ont accueilli destravailleurs agricoles tout en reconnaissant que leur statut ne peut ecirctre deacutetermineacute parlrsquoarcheacuteologie 337 Il faut ajouter que leurs tailles ne permettaient pas drsquoheacuteberger plus de deuxou trois familles Pour les trois derniers siegravecles drsquoactiviteacute de la villa cette observation doittoutefois ecirctre modeacutereacutee par le fait que la partie nord-est du site a eacuteteacute deacutetruite et que lrsquoon nepeut donc exclure la preacutesence drsquoune ou deux habitations suppleacutementaires

En toute rigueur est-il aventureux de supposer que les occupants de ces logements sontemployeacutes sur le domaine de cette villa Cette question repose en drsquoautres termes le problegravemedu fonctionnement de ces eacutetablissements et de la main-drsquoœuvre qursquoils utilisent Tregravesconcregravetement agrave partir de lrsquoexemple de la villa du Bufosse et des sources eacutepigraphiques etlitteacuteraires examineacutees plus haut il est possible drsquoeacutemettre quelques hypothegraveses pour tenter drsquoyreacutepondre et susciter des recherches futures Le train de vie des proprieacutetaires de cette villademande la preacutesence drsquoune domesticiteacute importante pour entretenir le corps de logis lesthermes et apporter agrave la famille du dominus tout le confort qursquoexigent les plaisirs de lavilleacutegiature Ce personnel est probablement en grande partie servile Il est sans doute logeacute dansla pars urbana ainsi que le uilicus qui regravegne sur tout ce petit monde et regravegle lrsquoorganisationgeacuteneacuterale de lrsquoexploitation comme Philon aurait ducirc le faire

Par ailleurs lrsquoeacuteconomie agricole impose des travaux quotidiens et des tacircches saisonniegraveresplus lourdes Pour le proprieacutetaire il serait dispendieux et risqueacute drsquoentretenir une main-drsquoœuvrequi permette drsquoassurer la totaliteacute de ce volume de travail De toutes les faccedilons lrsquoarcheacuteologienrsquoapporte pas la preuve que des armeacutees de travailleurs eacutetaient logeacutees dans ces villaelig Il est vraique lrsquohypothegravese a souvent eacuteteacute eacutemise selon laquelle ces laquo ouvriers raquo libres ou serviles pouvaientoccuper des laquo villages raquo reacutepartis dans les fundi des grands domaines Mais lagrave encore cetteaffirmation ne repose sur aucun argument archeacuteologique solide Depuis N Fustelde Coulanges le passage de Frontin qui rapporte que les uici de la plegravebe rurale forment enAfrique comme une ceinture autour des villaelig est le seul document qui est proposeacute pour

336 Collart 1996 p 143337 Pinard Collart Malrain Mareacutechal 1999 p 380

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soutenir cette thegravese Lrsquoanalyse produite au chapitre preacuteceacutedent a reacuteveacuteleacute que ces laquo villages delaboureurs raquo ont surtout en Gaule une utiliteacute historiographique Dans la conceptionfusteacutelienne de lrsquoeacutevolution des campagnes ils constituent en quelque sorte comme un lien entrele domaine gallo-romain et le village meacutedieacuteval 338

En admettant que les terres de la villa du Bufosse sont geacutereacutees au moins en partie en faire-valoir direct leur proprieacutetaire est donc confronteacute agrave un problegraveme eacuteconomique qui consiste agravedeacuteterminer empiriquement la main-drsquoœuvre dont il a besoin pour satisfaire la gestionquotidienne de lrsquoexploitation Son souci est de ne pas nourrir ou reacutemuneacuterer des bouchesinutiles mais aussi drsquoeacuteviter de recourir trop souvent agrave des salarieacutes exteacuterieurs coucircteux et pastoujours disponibles Son estimation deacutepend de la quantiteacute et de la variabiliteacute de travail quereacuteclament ses productions agricoles de lrsquoeacutetendue de son domaine mais aussi de lrsquoexistence agraveproximiteacute de la villa drsquoun reacuteservoir de main-drsquoœuvre disponible Pour Varron cetteappreacuteciation srsquoapparente quelque peu agrave la deacutecision que doit prendre un proprieacutetaire pourdeacuteterminer srsquoil est plus inteacuteressant pour lui drsquoacheter les biens utiles au fonctionnement de sonexploitation agrave lrsquoexteacuterieur ou de les produire

De mecircme srsquoil y a dans le voisinage des bourgs ou des villages ou encore appartenant agrave des riches desfermes ou des champs bien pourvus ougrave lrsquoon puisse acheter agrave bon compte ce dont on a besoin pour ledomaine auxquels ce qursquoon a de trop puisse ecirctre vendu comme agrave certains les eacutechalas les perches et lesroseaux le domaine est de meilleur rapport que srsquoil fallait lrsquoimporter de loin et quelquefois mecircme que silrsquoon pouvait se le procurer en le cultivant chez soi Crsquoest pourquoi les cultivateurs de ce genre 339

[preacutefegraverent passer commande contre un versement annuel agrave des meacutedecins des foulons des ouvriersqualifieacutes qursquoen avoir dans leur villa qui soient sur leur proprieacuteteacute parce qursquoil nrsquoest pas sans exemple que lamort drsquoun homme de meacutetier fasse perdre le revenu du fonds] 340 Ce rocircle les grandes proprieacuteteacutes richesont lrsquohabitude de le confier agrave la troupe de leurs domestiques Si en effet les bourgs et les villages sonttrop loin du domaine ils se procurent des ouvriers qursquoils gardent agrave la ferme ainsi que les autresspeacutecialistes indispensables afin que les esclaves en sortant du domaine ne srsquoeacutecartent pas de leur tacircche etne se promegravenent pas en chocircmant les jours ouvrables plutocirct que drsquoaccroicirctre en faisant leur travail lerapport de la proprieacuteteacute 341

Il a eacuteteacute proposeacute plus haut drsquointerpreacuteter dans un sens analogue le vers drsquoAusone laquo cultor agrinobis nec superest nec abest raquo 342 Si ces rapprochements ne sont pas infondeacutes il est raisonnablede supposer que le proprieacutetaire de la villa du Bufosse loge dans la pars rustica la main-drsquoœuvrelibre ou servile qui travaille quotidiennement sur le domaine Elle assure lrsquoentretien desanimaux drsquoeacutelevage et de trait de la basse-cour et les faccedilons culturales qui reacuteclament uninvestissement en travail pas trop important Au Ier s et plus particuliegraverement durant la phaseno 3 de lrsquooccupation les habitations de la pars rustica permettent drsquoaccueillir deux ou troisfamilles Cela repreacutesente un apport non neacutegligeable en main-drsquoœuvre drsquoune dizaine ou drsquoune

338 Cf supra chapitre III p 92 et p 103339 Crsquoest-agrave-dire qui ont leur exploitation pregraves drsquoune agglomeacuteration340 La traduction de ce passage est due agrave J C Dumont (1999 p 121 et note 11) Selon lui elle rend mieux le

mot anniuersarii pour lequel J Heurgon propose lrsquoexpression laquo agrave lrsquoanneacutee raquo341 laquo Item si ea oppida aut 〈 uici in 〉 uicinia aut etiam diuitum copiosi agri ac uillae unde non care emere possis

quae opus sunt in fundum quibus quae supersint uenire possint ut quibusdam pedamenta aut perticae autharundo fructuosior fit fundus quam si longe sint inportanda non numquam etiam quam si colendo in tuo eaparare possis Itaque [in] hoc genus coloni potius anniuersarios habent uicinos quibus imperent medicos fullonesfabros quam in uilla suos habeant quorum non numquam unius artificis mors tollit fundi fructum Quampartem lati fundi diuites domesticae copiae mandare solent Si enim a fundo longius absunt oppida aut uicifabros parant quos habeant in uilla sic ceteros necessarios artifices ne de fundo familia ab opere discedat acprofestis diebus ambulet feriata potius quam opere faciendo agrum fructuosiorem reddat raquo (Varron Res rust I16 3-4)

342 Cf supra p 223

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 238

quinzaine de bras Il est toutefois risqueacute de tirer de cette quantiteacute des indications sur lrsquoeacutetenduedu fundus car on ignore justement dans quelles proportions le dominus de Bufosse pouvaitrecourir agrave des travailleurs exteacuterieurs qursquoils srsquoagissent de mercennarii ou de tenanciers auxquelsil est demandeacute des operaelig si cette pratique existe aussi en Gaule

La villa du Bufosse nrsquoest pas un cas isoleacute On pourrait citer drsquoautres exemplesdrsquoeacutetablissements agricoles de ce type qui ont livreacute des bacirctiments manifestement destineacutes aulogement de travailleurs agricoles et il serait tregraves utile drsquoen reacutealiser un inventaire complet afinde comparer leur capaciteacute drsquoaccueil Sous reacuteserve drsquoune enquecircte approfondie et en premiegravereanalyse il ne semble pas que leurs tailles relatives soient nettement plus importantes que cellesdes habitations de la villa de Verneuil-en-Halatte Il serait donc seacuteduisant de consideacuterer qursquoellesaccueillent peu ou prou la main-drsquoœuvre employeacutee en permanence dans le domaine Quelpourrait ecirctre son statut Encore une fois la prudence impose de reconnaicirctre que les sourcesdisponibles ne permettent pas de reacutepondre de faccedilon speacutecifique agrave cette question Toutefois agrave unniveau de plus grande geacuteneacuteraliteacute rien nrsquointerdit de penser que ces laquo travailleurs agricoles raquo logeacutesdans la pars rustica pourraient ecirctre des esclaves Si lrsquoon admet qursquoils peuvent ecirctre utiliseacutesautrement que dans une chiourme sous la feacuterule implacable drsquoun uilicus leur emploi est pourle dominus une solution eacuteconomiquement inteacuteressante

En effet une fois deacutepasseacute le discours des Modernes sur la nature immorale de lrsquoesclavagismeet lrsquoessence fondamentalement pernicieuse de son fonctionnement eacuteconomique 343 on peutadmettre que la rentabiliteacute drsquoun esclave nrsquoest pas dans lrsquoagriculture neacutecessairement infeacuterieure agravecelle drsquoun tenancier ou drsquoun salarieacute 344 La critique traditionnelle considegravere que lrsquoesclave estimproductif car il nrsquoa aucune motivation qursquoil faut le surveiller et le punir et donc payer lesalaire de celui qui tient le fouet et qursquoil coucircte cher agrave lrsquoachat et agrave lrsquoentretien Sans examiner latotaliteacute des arguments eacutechangeacutes on peut remarquer que la productiviteacute du fermier ou dutravailleur employeacute agrave faccedilon nrsquoest pas assureacutee a priori et que la menace drsquoecirctre vendu et drsquoecirctresoumis agrave des conditions de vie encore plus dures peut parfaitement constituer pour un esclaveune contrainte suffisante Par ailleurs compareacute agrave la situation drsquoun petit proprieacutetaire ou drsquountenancier accableacutes de dettes qui vivent dans lrsquoangoisse drsquoune mauvaise reacutecolte le sort delrsquoesclave travaillant sur un grand domaine pouvait paraicirctre moins incertain Enfin lrsquoemploidrsquoune ou deux familles drsquoesclaves sur les terres drsquoune exploitation agricole nrsquoen fait pas pourautant une laquo villa esclavagiste raquo puisque dans tous les cas son dominus agrave lrsquoobligation de recouriragrave une main-drsquoœuvre exteacuterieure pour reacutealiser les opeacuterations saisonniegraveres les plus lourdes Leshistoriens de lrsquoItalie ont montreacute depuis de nombreuses anneacutees que mecircme les eacutetablissements lesplus importants ne sont pas auto-suffisants en force de travail et qursquoils sont donc obligeacutes derecourir agrave des travailleurs libres recruteacutes dans les environs 345 Pour la Gaule deux documentschoisis dans les sources de lrsquoAntiquiteacute tardive pour des raisons que le lecteur deacutecouvrira plustard eacutevoquent la faccedilon dont certains grands proprieacutetaires utilisent cette main-drsquoœuvredrsquoappoint

Les operarii de Geneviegraveve et de GreacutegoireLe premier teacutemoignage est tireacutee de la Vita Genovefae virginis parisiensis qursquoil faut rapidementpreacutesenter avant drsquoaller plus loin Apregraves un siegravecle drsquoune longue et passionneacutee controverseM Heinzelmann a eacutetabli deacutefinitivement lrsquoauthenticiteacute et lrsquoancienneteacute de la reacutedaction laquo A raquo dela Vita Genovefae qursquoil situe vers 520 soit une vingtaine drsquoanneacutees apregraves la mort de la sainte 346343 Cf supra chapitre I p 15344 Dockegraves 1979 p 154-160345 Garnsey 1999 p 101 Dumont 1999 p 125346 M Heinzelmann laquo Vita sanctae Genovefae Recherches sur les critegraveres de datation drsquoun texte

hagiographique raquo dans Heinzelmann Poulin 1986 p 1-111

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 239

Sa mise en forme intervient dans un contexte politique tregraves particulier et il est assureacute quelrsquohagiographe a voulu donner agrave Geneviegraveve une dimension religieuse et historique comparable agravecelle de Martin de Tours de Reacutemi de Reims de Germain drsquoAuxerre de Loup de Troyes etdrsquoAignan drsquoOrleacuteans 347 Cette apologie de la sainte femme est compleacuteteacutee par laquo lrsquoinvention raquo desaint Denis obscur martyr drsquoune discregravete citeacute auquel elle voue une deacutevotion particuliegravere etdont le reacutedacteur de la Vita Genovefae a fait le premier eacutevecircque de Paris envoyeacute par le papesaint Cleacutement pour eacutevangeacuteliser la Gaule Lrsquohagiographe leacutegitime ainsi a posteriori le choix deClovis de faire de Paris sa nouvelle capitale en donnant agrave son Eacuteglise une antiquiteacute et uneimportance politique qursquoelle nrsquoavait certainement pas 348

Neacuteanmoins dans une eacutetude qui demeure un modegravele du genre M Heinzelmann a reacuteveacuteleacuteque la Vita renfermait de preacutecieuses informations sur le rocircle politique de Geneviegraveve et plusgeacuteneacuteralement sur le destin de la Gaule durant la deuxiegraveme moitieacute du Ve s Sans reprendre nidiscuter toute sa deacutemonstration il est possible de montrer que sa vie est aussi un des raresdocuments qui permettent drsquoestimer lrsquoeacutetendue et la gestion des biens drsquoun grand proprieacutetairede la Gaule de cette peacuteriode Il convient tout drsquoabord de rappeler les grands traits de labiographie de Geneviegraveve telle que lrsquoa reconstitueacutee M Heinzelmann 349

Geneviegraveve est neacutee agrave Nanterre vers 420 Son pegravere eacutetait sans doute un haut dignitaire romainissu de la noblesse franque Agrave sa mort fille unique elle heacuterite de ses biens dans les citeacutes deMeaux et de Paris Elle doit agrave cette fortune agrave son rang social et agrave son envergure politique unrocircle eacuteminent au sein de la curie des Parisiens Ainsi M Heinzelmann pense avec de tregravesbonnes raisons que Geneviegraveve dispose au sein de cet ordo des pouvoirs drsquoun principalis drsquoundefensor ciuitatis ou peut-ecirctre mecircme drsquoun patronus ciuitatis Agrave ce titre elle a la responsabiliteacute deplusieurs charges dont la gestion de lrsquoimpocirct et de la cura annonaelig M Heinzelmann observenon sans malice que ce sont sans doute ses missions dans ce domaine qui la poussent agraveinterroger une jeune fille venue de Bourges sur son appartenance reacuteelle agrave lrsquoordre dessanctimoniales qui lui permettait drsquoeacutechapper agrave lrsquoimpocirct personnel 350 Ses fonctions annonairessont quant agrave elles illustreacutees par lrsquoeacutepisode de lrsquoapprovisionnement de Paris qui occupe sixparagraphes de la Vita 351

Drsquoapregraves la chronologie eacutetablie par M Heinzelmann durant les dix anneacutees qui ont preacuteceacutedeacutela victoire de Clovis contre Syagrius crsquoest-agrave-dire de 476-477 agrave 486-487 les Parisiens doiventfaire face agrave une grave disette conseacutecutive au blocus de la citeacute imposeacute par les Francs quioccupent la partie septentrionale de la ciuitas et empecircchent le ravitaillement de la ville Alorsque la famine srsquoaggrave Geneviegraveve prend la tecircte drsquoune flottille drsquoau moins onze bateaux etremonte la Seine jusque dans la reacutegion de Troyes ougrave elle srsquoarrecircte agrave Arciaca 352 identifieacutee par lacritique avec Arcis-sur-Aube Rapprochant lrsquoexpression navali effectione utiliseacutee par lenarrateur pour deacutecrire son peacuteriple du terme classique evectio qui deacutesigne le droit drsquoutiliser lesmoyens du cursus publicus M Heinzelmann pense que Geneviegraveve a mis agrave profit les moyens dela corporation des nautes dans le cadre drsquoune mission drsquointeacuterecirct public dirigeacutee par elle maisdeacutecideacutee par la curie 353

347 M Heinzelmann pense que la Vita est une œuvre de propagande commandeacutee par Clotilde pour ceacuteleacutebrerGeneviegraveve aupregraves du corps de laquelle reposait Clovis dans lrsquoeacuteglise des Saints-Apocirctres et combattrelrsquoarianisme des Burgondes avec lesquels elle eacutetait entreacutee en conflit (Heinzelmann Poulin 1986 p 57)

348 Beaujard Picard 1992 p 16349 Heinzelmann Poulin 1986 p 80-106350 Vita Genovefae 31351 Vita Genovefae 35-40352 laquo Factum est autem ut Genovefa in Arciacinse opido navali effectione ad conparandam annonam

proficisceretur raquo (Vita Genovefae 35)353 Heinzelmann Poulin 1986 p 44-45 et 98

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 240

Agrave Arciaca elle est accueillie par le tribunus 354 puis elle prend la route jusqursquoagrave Troyes ougrave unefoule vient agrave elle dans lrsquoalleacutegresse Elle retourne ensuite agrave Arciaca embarque et redescend lefleuve agrave bord des chalands chargeacutes de bleacute Malmeneacutees par le vent les embarcations menacentde chavirer et Geneviegraveve en sauve onze sans que lrsquoon sache srsquoil srsquoagit drsquoune partie de la flottilleou de sa totaliteacute 355 De retour agrave Paris elle srsquooccupe personnellement de la preacuteparation despains et de leur distribution journaliegravere pendant une peacuteriode qui nrsquoest pas preacuteciseacutee 356

On ne sait pourquoi Geneviegraveve est alleacutee chercher preacuteciseacutement dans la citeacute des Tricasses lebleacute qui faisait deacutefaut aux Parisiens Agrave la mecircme eacutepoque Sidoine Apollinaire envoie une lettre agravePatiens lrsquoeacutevecircque de Lyon pour le remercier drsquoavoir acheteacute sur ses fonds propres du bleacute poursecourir les habitants de plusieurs citeacutes ravageacutees par les Goths 357 Plus loin il preacutecise que lesceacutereacuteales venaient des propres greniers de Patiens 358 Geneviegraveve ne dispose certainement pas deressources aussi importantes sinon elle aurait sans doute financeacute seule sans lrsquoaide des precirctres etdes citoyens de Paris la construction drsquoune basilique en lrsquohonneur de saint Denis 359

Si lrsquoon precircte quelque valeur agrave la mention des onze barques de lrsquoeacutepisode de la navalieffectione on peut eacutevaluer par pure hypothegravese leur chargement total agrave une quantiteacute compriseentre trente-trois et cinquante-cinq tonnes de grains 360 Avec un rendement de 450 kg agravelrsquohectare il faut entre 73 ha et 122 ha drsquoemblavures pour produire ce volume de ceacutereacuteales Celarepreacutesente une superficie entre trois et cinq fois supeacuterieure agrave celle consacreacutee agrave la culture du bleacutesur les terres de lrsquoherediolum drsquoAusone M Heinzelmann pense qursquoen des circonstances plusfavorables il aurait eacuteteacute possible agrave Geneviegraveve drsquoassurer tout ou partie de lrsquoannone de Paris avecles productions de ses propres domaines 361 La Vita ne permet pas drsquoappreacutecier avec certitudelrsquoeacutetendue exacte de ses possessions dans les citeacutes des Parisiens et des Meldes Il est certain que lasainte disposait drsquoune maison agrave Lutegravece et peut-ecirctre drsquoune autre agrave Meaux car elle y seacutejourne agraveplusieurs reprises 362 On ne peut douter de lrsquoimportance de son patrimoine foncier dans laciuitas Parisiorum car il est agrave lrsquoorigine de son rang au sein de lrsquoordo Un passage de la Vitarapporte qursquoelle posseacutedait au moins un domaine de taille sans doute assez consideacuterable dans laciteacute voisine des Meldes Il est donc raisonnable de supposer que Geneviegraveve ait pu tirer de sesexploitations une quantiteacute de grains au moins eacutegale agrave celle qursquoelle va chercher dans la reacutegion deTroyes si la mention des onze barques agrave quelque rapport avec la reacutealiteacute Peut-on aller plus loinet suivre M Heinzelmann quand il suggegravere citant le Digeste 363 que la sainte assuraitordinairement lrsquoannone de Paris avec les productions de ses domaines Les textes recueillis par

354 Vita Genovefae 36355 laquo Illico Genovefa ad caelum manibus expansis opitolationem a Christo flagitavit confestimque naves in suo sunt

cursu directe sicque per eam Dominus ac Deus noster undecim naves salvavit raquo (Vita Genovefae 39)356 Vita Genovefae 40357 laquo [hellip] quod post Gothicam depopulationem post segetes incendio absumptas peculiari sumptu inopiae communi

per desolatas Gallias gratuita frumenta misisti cum tabescentibus fame populis nimium contulisses si commerciofuisset species ista non muneri raquo (Sidoine Apollinaire Epist VI 12 5 deacutecembre 471 ou janvier 472)

358 laquo Tu ut de mediterranea taceam largitate uictum ciuitatibus Tyrrheni maris erogaturus granariis tuis duo potiusflumina quam duo nauigia complesti raquo On apprend ensuite que ces citeacutes sont celles drsquoArles de RiezdrsquoAvignon drsquoOrange drsquoAlba de Valence et de Saint-Paul-Trois-Chacircteaux (Sidoine Apollinaire Epist VI12 6 et 8)

359 Vita Genovefae 17-20360 Au-delagrave de Nogent-sur-Seine le fleuve est eacutetroit et plein de meacuteandres Les barques utiliseacutees par Geneviegraveve

devaient ecirctre de taille moyenne comme une de celles trouveacutees agrave Yverdon qui mesurait 12 m agrave 15 m de longpour une charge utile de trois agrave cinq tonnes (Beacuteat 1989)

361 Heinzelmann Poulin 1986 note 461362 Vita Genovefae 28 et 33363 laquo Praeterea habent quaedam ciuitates praerogatiuam ut hi qui in territorio eorum possident certum quid

frumenti pro mensura agri per singulos annos praebeant quod genus collationis munus possessionis est raquo (DigesteL 4 18 25)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 241

cette compilation distinguent assez clairement en matiegravere drsquoannone le munus personale quioblige son titulaire agrave geacuterer des fonds ou des denreacutees mis agrave sa disposition par la citeacute du munuspatrimoniale qui lui impose de fournir aussi ces produits 364 Autant il ne fait pas de doute queGeneviegraveve est chargeacutee de lrsquoorganisation de lrsquoannone autant il serait surprenant que sonhagiographe prompt agrave ceacuteleacutebrer son deacutevouement pour la citeacute ait omis de preacuteciser qursquoelle assurecette mission gracircce au revenu de ses exploitations

Le chapitre 50 de la Vita renferme neacuteanmoins une information tregraves preacutecieuse sur le modede gestion de son domaine de la citeacute des Meldes La Vita rapporte en effet que Geneviegravevesurveillait les moissons dans ses champs lorsqursquoun orage survint et sema le trouble parmi sesoperarii La priegravere de la famula Dei eacutecarte lrsquoorage qui eacuteclate finalement sur les reacutecoltesenvironnantes et eacutepargne ainsi ses gerbes et ses moissonneurs 365 Il faut bien sucircr se souvenir delrsquointention de lrsquohagiographe et rapprocher cet eacutepisode drsquoun miracle de saint Martin rapporteacutepar Sulpice Seacutevegravere dans ses Dialogi un peu plus drsquoun siegravecle plus tocirct Agrave la demande de lrsquoancienpreacutefet Auspicius Martin avait chasseacute la grecircle qui ravageait tous les ans les moissons drsquounpagus de la citeacute voisine des Seacutenons 366 Les similitudes entre les deux eacuteveacutenements sont tropflagrantes pour les attribuer au hasard Le reacutedacteur de la Vita Genovefae a manifestementvoulu placer lrsquoactiviteacute de la sainte dans la ligneacutee de celle de Martin tout en prenant bien sointoutefois de situer son action thaumaturgique agrave un niveau infeacuterieur agrave celle du saint eacutevecircque deTours Geneviegraveve chasse les nuages une seule fois et uniquement sur ses terres

Il nrsquoen demeure pas moins que pour ecirctre creacutedible ce reacutecit devait srsquoaccorder avec les usages delrsquoeacutepoque agrave laquelle il est senseacute se deacuterouler ou du moins avec les pratiques en vigueur aumoment de sa reacutedaction Dans la deuxiegraveme moitieacute du Ve s ou au deacutebut du VIe s il nrsquoeacutetaitdonc pas surprenant de voir un grand proprieacutetaire membre de lrsquoordo de sa citeacute surveiller lamoisson reacutealiseacutee sur ses terres par des operarii En latin classique ce terme deacutesigne toutespersonnes auxquelles il est confieacute des tacircches ponctuelles Il est ainsi utiliseacute par Columelle pourqualifier un esclave 367 Ses occurrences sont rares dans les sources de lrsquoAntiquiteacute tardiveComme cela a eacuteteacute vu plus haut dans lrsquoEdictum de pretiis rerum uenalium lrsquoexpression operariusrusticus deacutesigne le tacirccheron employeacute agrave la campagne et payeacute agrave la journeacutee 368 Plus tard dans laseconde moitieacute du Ve s si lrsquoon retient lrsquohypothegravese de R Martin qui place agrave cette eacutepoque lareacutedaction de lrsquoOpus agriculturae Palladius utilise toujours ce mot avec le mecircme sens pournommer des ouvriers embaucheacutes pour couper du bois 369 Il est employeacute une seule fois dans laVita Genovefae mais dans la deuxiegraveme moitieacute du VIe s Greacutegoire de Tours recourt encore agrave ceterme pour mentionner des journaliers employeacutes agrave faccedilon comme on le verra avec le texteprochain

Avec toute la prudence que demande lrsquointerpreacutetation drsquoun document hagiographique de cegenre on proposera donc de consideacuterer ces operarii comme des paysans employeacutes parGeneviegraveve pour le temps de la moisson Elle les utilise sur ses domaines comme pouvaientlrsquoecirctre les mercennarii de Varron Il est toutefois possible qursquoils aient eacuteteacute plus fortementsubordonneacutes agrave Geneviegraveve que ne lrsquoeacutetaient au dominus qui les avait embaucheacutes les

364 Durliat 1990b p 291365 laquo Idem in terreturio Meldensium urbis congregatis messoribus cum propria messe meteret valde turbati sunt

operarii eius propter imbrem repentinum qui cum turbine inminebat [hellip] Admirabilem cunctis timentibusChristus ostendit virtutem cum in circuitu omnium segetes pluvia rigaret porro nec messem nec messorisGenovefe saltim ullus guttarum umor contingeret raquo (Vita Genovefae 50)

366 Sulpice Seacutevegravere Dialogi III 7367 Dumont 1999 p 117368 Cf supra p 218369 laquo Caedendi autem hic modus est ut optimus operarius in alta silua modii spatium mediocris uero tertia minus

possit abscidere raquo (Palladius Op agr VI 4)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 242

manouvriers de Varron Agrave tout le moins mecircme en consideacuterant qursquoil puisse srsquoagir drsquoesclaves lechapitre 50 de la Vita deacutevoile lrsquoexistence agrave la fin du Ve s ou au deacutebut du VIe s de domainesexploiteacutes en faire-valoir direct Il est en effet tregraves improbable que Geneviegraveve ait eacuteprouveacute lebesoin de surveiller elle mecircme la moisson si ses terres avaient eacuteteacute confieacutees agrave des tenanciers oudes esclaves chaseacutes On trouve un autre exemple de cette forme drsquoexploitation dans un texte deGreacutegoire de Tours

Lors drsquoun voyage dans sa citeacute natale des Arvernes Greacutegoire a recueilli le reacutecit drsquoun miracleintervenu gracircce agrave lrsquointercession des saints anges Lrsquoeacutevecircque de Tours le rapporte dans le septiegravemelivre In gloria confessorum de son corpus hagiographique Alors que son dominus eacutetait retenu agravela ville un nommeacute Orose preacuteparait une deacutecoction sans doute de la biegravere pour les esclaves dudomaine Mais entre-temps le maicirctre deacutecide de lancer la moisson et revient avec soixante-dixoperarii Pris au deacutepourvu par cette arriveacutee soudaine de gosiers agrave satisfaire il invoque les angeset son tonneau livre miraculeusement de la biegravere pour tout le monde jusqursquoagrave la fin de lanuit 370

Il ne fait pas de doute que le domaine qui sert de cadre agrave ce miracle est exploiteacute en faire-valoir direct agrave lrsquoaide drsquoesclaves dont srsquooccupe Orose qui assure sans doute des fonctionseacutequivalentes agrave celles drsquoun uilicus Il dispose de bacirctiments drsquoexploitation dont peut-ecirctre unebrasserie et de reacuteserves de denreacutees alimentaires Il est fort probable que le dominus occupe unlogement au sein de cet eacutetablissement mais le passage ne permet pas de savoir si crsquoest aussi lecas des esclaves Il semble neacuteanmoins que le personnel servile ne soit pas tregraves nombreux Pourassurer la moisson le maicirctre est donc obligeacute drsquoembaucher des operarii qursquoil reacutemunegravere etauxquels il fournit au moins la boisson Ce terme deacutesigne sans conteste des journaliersemployeacutes agrave faccedilon Dans un autre texte Greacutegoire montre lrsquoeacutevecircque de Lisieux Aetheriusoccupeacute dans les champs pour les labours avec des operarii qursquoil a rassembleacutes pour lrsquooccasion 371Comme il nrsquoest pas possible de moissonner dans lrsquoobscuriteacute on suppose que la biegravere dutonneau drsquoOrose a aussi servi agrave fecircter pendant une partie de la nuit la fin de la reacutecolte Il estdonc probable que ces operarii ont eacuteteacute recruteacutes une seule journeacutee Greacutegoire indique que ledominus a rameneacute soixante-dix operarii Si la moisson nrsquoa dureacute qursquoune journeacutee et enconsideacuterant que ces ouvriers sont seulement chargeacutes de fauciller les bleacutes cette eacutequipe est justesuffisante pour couper une superficie totale drsquoune vingtaine drsquohectares Crsquoest-agrave-dire agrave peu pregravesla surface emblaveacutee sur les terres de lrsquoherediolum drsquoAusone

Ce rapprochement est volontaire et la mise en perspective de ces trois exemples donnelrsquoimpression que du IVe au VIe s les domaines drsquoAusone de Geneviegraveve et du dominus arvernede Greacutegoire ont fonctionneacute selon des principes eacuteconomiques geacuteneacuteraux tregraves proches Cettehypothegravese peut ecirctre affermie par drsquoautres documents qui tout en eacutetant moins preacutecisteacutemoignent de la forte implication des membres de lrsquoaristocratie dans la gestion de leurs

370 laquo Iubet inquid fieri ex annonis aqua infusis atque decoctis messoribus poculum praeparari Hanc enimcoctionem Orosius a coquendo caeliam uocari narrauit Quod cum praeparatum fuisset et in uase reconditumatque ille apud urbem moras innecteret ut mos seruorum est maximam partem exhaustam exiguam dominicisusibus reliquerunt Ille quoque fidus de iussione inuitare messores iubet ut eo ab urbe redeunte hos segitemdecidere repperiret Quo facto iam operariis in segite collocatis circiter septuaginta aduenit dominus fundiperscrutansque qualitatem quantitatemque potus perparum repperit Tunc pudore confusus et sibi factum aduerecundiam reputans ne potum defecerit operariis quod ut ipse arbitrabatur super quinque modiorummensuram non erat quid ageret quo se uerteret in ambiguo dependebat Tandem inspirante Domino conuersusad uasculum nomina angelorum sanctorum quae sacrae docent lectiones super aditum eius deuote inuocatorans ut uirtus eorum paruitatem hanc in abundantiam conuertere dignaretur ne operariis defeceret quodhaurirent Mirum dictu Tota die ab hoc extractum numquam defuit bibentibus sed usque quod nox finemoperandi fecit omnibus fuit in abundantia ministratum raquo (Greacutegoire de Tours VIII libri miraculorum LiberVII In gloria confessorum I De uirtutibus angelorum)

371 laquo Die uero quo sacerdos operarios in agro adgregauerat ad sulcandum raquo (Greacutegoire de Tours Hist Franc VI36 25-26)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 243

domaines agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute et au deacutebut du Moyen Acircge Ainsi les grands personnages aveclesquels Sidoine Apollinaire eacutechange ses Epistulae disposent tous de proprieacuteteacutes agrave la campagneqursquoils ont ameacutenageacutees more romanorum et qursquoils exploitent directement lrsquoArverne Maurusiusprofite agrave la fois du confort et des productions agricoles de son praeligdium 372 le Santon Namatiusembellit son domaine selon les preacuteceptes de Vitruve et le cultive avec une science eacutegale agrave cellede Columelle 373 Eutropius descendant du consul Sabinus passe plus de temps agrave cultiver savilla que son prestige 374 et Syagrius agit davantage en bouvier qursquoen chevalier 375

Quelle que soit la repreacutesentativiteacute de ces textes ils montrent sans aucune ambiguiumlteacute quelrsquoentreprise agricole nrsquoa pas totalement disparu avec le Haut-Empire Il existe encore agrave la fin delrsquoAntiquiteacute et au deacutebut du Moyen Acircge des domaines exploiteacutes en faire-valoir direct agrave lrsquoaidedrsquoune main-drsquoœuvre permanente et de suppleacutetifs embaucheacutes pour assurer les travauxsaisonniers les plus laborieux Il ne fait pas non plus de doute que le travail servile joue encoreun rocircle important dans le fonctionnement de ces eacutetablissements agricoles Non seulementdepuis lrsquoarticle posthume de M Bloch 376 les meacutedieacutevistes ont admis qursquoil existait encore denombreux esclaves dans les campagnes du haut Moyen Acircge mais ils ont aussi reconnu quetous nrsquoeacutetaient pas installeacutes sur des tenures et que certains drsquoentre eux continuaient agrave ecirctreutiliseacutes directement sur le domaine parfois sous la conduite drsquoactores ou de uilici 377

Toutefois il faut bien lrsquoadmettre tous les documents ne sont pas aussi clairs que le passagedans lequel Orose preacutepare de la biegravere pour les esclaves de son dominus Les mentions drsquoesclavesposseacutedeacutes par des grands proprieacutetaires terriens sont nombreuses 378 mais il est rare de disposerdrsquoinformations suffisamment preacutecises pour estimer la part de la main-drsquoœuvre servile nonchaseacutee utiliseacutee sur leurs domaines Enfin on ne saurait contester que le faire-valoir directsemble ecirctre devenu agrave cette eacutepoque un mode drsquoexploitation de la terre distinctif despatrimoines fonciers les plus importants Ce lien quasi exclusif est sans doute amplifieacute par lanature des sources utiliseacutees il nrsquoen est pas moins une conseacutequence directe de la difficulteacutedrsquoaccegraves agrave la possessio que Salvien deacutenonccedilait comme un des maux majeurs de son temps 379

Contrairement agrave ce que soutient la critique depuis plus de deux siegravecles les rares sourcesdisponibles pour la Gaule ne donnent pas le sentiment que les domaines du Bas-Empire et duhaut Moyen Acircge ont eacuteteacute systeacutematiquement diviseacutes en lots confieacutes agrave des tenanciers coloni ouesclaves chaseacutes Il est possible que lrsquoagriculture de tenure connaisse agrave cette eacutepoque un essorconsideacuterable mais il est neacuteanmoins incontestable que les proprieacutetaires ont encore la ressourcedrsquoexploiter leurs terres directement au moyen drsquoentreprises agricoles mecircme si ce mode defaire-valoir semble de plus en plus reacuteserveacute aux strates sociales les plus eacuteleveacutees de la socieacuteteacute gallo-romaine Il serait donc utile drsquoexaminer avec plus drsquoobjectiviteacute les processus de transformationdes reacutegimes agraires agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute en se rappelant que la theacuteorie laquo classique raquo de la villatardive repose fondamentalement sur la double deacutenonciation de la nature fonciegraverement

372 laquo quo loci tibi cum ferax uinea est tum praeter ipsam praedium magno non minus domino quod te tuosqueplurifaria frugum mansionumque dote remoretur raquo (Sidoine Apollinaire Epist II 14)

373 laquo Sed de Vitruuio siue Columella seu alterutrum ambosue sectere decentissime facis Potes enim utrumque morequo qui optimo id est ut cultor aliquis e primis architectusque raquo (Epist VIII 6 10)

374 laquo Non minus est tuorum natalium uiro personam suam excolere quam uillam raquo (Epist I 6 3)375 laquo Quousque prati comantis exuuias hibernis noualibus non ut eques sed ut bubulcus abscondis raquo (Epist VIII

8)376 laquo Agrave lrsquoeacutepoque des invasions et aux premiers temps des royaumes barbares il y avait encore dans toute

lrsquoEurope beaucoup drsquoesclaves davantage selon toute apparence qursquoaux premiers temps de lrsquoEmpire raquo(laquo Comment et pourquoi finit lrsquoesclavage antique raquo Annales ESC 1947 repris dans Bloch 1983 p 261)

377 Doehaerd 1982 p 180-188 La premiegravere eacutedition de cet ouvrage date de 1971378 Bonnasieacute 1985 p 324379 Cf supra p 196

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 244

nuisible du grand domaine et de lrsquoesclavage et sur une filiation recircveacutee entre le colonat et leservage meacutedieacuteval 380

Une fois reconnue la possibiliteacute drsquoune plus grande diversiteacute des modes drsquoexploitation agraireagrave la fin de lrsquoAntiquiteacute il appartient aux archeacuteologues de redoubler de circonspection lorsqursquoilseacutetudient lrsquoeacutevolution du peuplement des campagnes durant cette peacuteriode Loin de constituerdes preuves irreacutefutables drsquoune concentration de la proprieacuteteacute transformant les villaelig en descentres domaniaux geacuterant la rente fonciegravere drsquoune multitude drsquoexploitations plus petites passeacuteessous leur controcircle certaines des grandes exploitations du Bas-Empire reconnues parlrsquoarcheacuteologie pourraient tout aussi bien attester de la perpeacutetuation jusqursquoagrave une eacutepoque tregravestardive de lrsquoexploitation directe de la terre par leur proprieacutetaire

Les travaux reacutecents reacutealiseacutes sur les grandes villaelig du sud-ouest suggegraverent ainsi que plusieursde ces eacutetablissements comprennent encore agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute des bacirctiments drsquoexploitationagricole 381 Toutefois ailleurs en Gaule les preuves drsquoune telle continuiteacute sont beaucoup plusdifficiles agrave eacutetablir Les exemples de villaelig entretenues ou encore occupeacutees au Ve s ne manquentpas mais il est souvent bien difficile drsquoappreacutecier leur capaciteacute eacuteconomique 382 Enfin enlrsquoabsence de donneacutee archeacuteologique il est encore impossible de savoir agrave quoi pouvaientressembler les exploitations agricoles dont disposaient agrave la fin du Ve ou au VIe s Geneviegraveve etle dominus arverne de Greacutegoire pour mettre en valeur directement leurs domainesLrsquoassimilation trop rapide entre des pratiques architecturales des modes drsquohabitat et desreacutegimes agraires a trop souvent eacuteteacute deacutenonceacutee dans ce travail pour admettre maintenant que lavilla puisse ecirctre la seule forme archeacuteologique du faire-valoir direct

Lrsquoambition de la deuxiegraveme partie de ce chapitre eacutetait drsquoappreacutehender le fonctionnementeacuteconomique de lrsquoentreprise agricole en srsquointeacuteressant aux conditions drsquoutilisation de la main-drsquoœuvre dont elle a besoin Des sources utiliseacutees dans ce chapitre il est ressorti avec clarteacute ceqursquoelle nrsquoeacutetait pas une exploitation recourant agrave de gros contingents drsquoesclaves logeacutes sur ledomaine et soumis agrave un reacutegime coercitif seacutevegravere Une fois ce constat de carence eacutetabli ladocumentation disponible donne une image de lrsquoesclavage en milieu rural tregraves contrasteacutee et entous cas fort eacuteloigneacutee de ce que proposait une lecture partielle et ideacuteologique des Agronomeslatins La figure de lrsquoesclave ou de lrsquoaffranchi qui apparaicirct avec le plus de netteteacute est celle delrsquoactor ou du uilicus Personnage consideacuterable il est le veacuteritable gestionnaire du domaine Sonrocircle nrsquoest pas seulement eacuteconomique car son emploi est manifestement pour le maicirctre unefaccedilon de montrer son attachement agrave la romanitas Leur preacutesence dans les campagnes pourraitainsi constituer un indice inteacuteressant pour reconnaicirctre la diffusion en Gaule drsquoune formesociale particuliegravere de gestion de la main-drsquoœuvre

Agrave un niveau infeacuterieur celui de lrsquoexeacutecution et du fonctionnement quotidien du domaine lesinformations disponibles qursquoelles soient archeacuteologiques ou historiques sont encore bien tropponctuelles et partielles pour en tirer des enseignements agrave valeur geacuteneacuterale Il est possible queles eacutetablissements agricoles les plus importants aient accueilli en leur sein tout ou partie dupersonnel employeacute en permanence Mais lrsquoexemple convaincant de la villa de Verneuil-en-Halatte est bien trop isoleacute pour ecirctre assureacute qursquoil en est de mecircme sur la plupart des exploitationsagricoles de cette dimension Une fois les ergastules reacutecuseacutes il reste agrave entreprendre unearcheacuteologie des structures drsquoaccueil des travailleurs impliqueacutes quotidiennement dans laproduction agraire de ces eacutetablissements Si lrsquoon considegravere le regroupement en un mecircme lieude bacirctiments abritant le dominus et sa familia les activiteacutes agricoles et la main-drsquoœuvrepaysanne permanente comme la manifestation mateacuterielle drsquoune certaine forme de mise en380 Cf supra chapitre I p 16 et p 32 chapitre II p 39 chapitre III p 123381 Balmelle Petit-Aupert Vergain 2001 p 210382 Van Ossel 1992 p 176

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 245

valeur du sol la preacutesence et lrsquoimportance de logements destineacutes agrave ce personnel peuventconstituer des critegraveres novateurs de classification des diffeacuterents types de villaelig Indeacutependammentdes variations dans lrsquoespace et le temps des pratiques architecturales et des modes deconstruction ils permettraient de distinguer une cateacutegorie speacutecifique drsquoentreprise agricole dontil faudrait retracer ensuite la genegravese et la disparition progressives dans les campagnes de laGaule Srsquointeacuteresser agrave la place de la main-drsquoœuvre dans lrsquoactiviteacute agraire de ces eacutetablissements estdonc une faccedilon efficace drsquointroduire lrsquoanalyse eacuteconomique dans la reacuteflexion sur le monde rural

Dans la premiegravere partie de ce chapitre on a consideacutereacute que le deacuteveloppement delrsquoexploitation familiale est limiteacute par la quantiteacute de travail fourni par la famille paysanne Cetype de comportement eacuteconomique se distingue en cela de celui de lrsquoentreprise agricole quidoit neacutecessairement chercher en dehors du groupe familial la main-drsquoœuvre dont elle a besoinpour assurer le fonctionnement de lrsquoeacutetablissement On vient de montrer que parmi lesentreprises agricoles il existait une classe supeacuterieure drsquoexploitations dont lrsquoeacuteconomie agraireexigeait la preacutesence drsquoun personnel permanent qui pouvait ecirctre heacutebergeacute sur place Les sourcesqui viennent drsquoecirctre examineacutees et lrsquoeacutevaluation eacuteconomique conduite plus haut suggegraverent queces derniegraveres devaient aussi recourir ponctuellement agrave une main-drsquoœuvre drsquoappoint pour faireface aux travaux saisonniers les plus lourds Reprenant les conclusions de Varron il est en effetapparu qursquoil eacutetait eacuteconomiquement dispendieux drsquoentretenir un personnel libre ou servile quine pouvait ecirctre pleinement utiliseacute toute lrsquoanneacutee Ausone Geneviegraveve le dominus arverne deGreacutegoire et Aetherius lrsquoeacutevecircque de Lisieux doivent donc reacuteguliegraverement srsquoadjoindre les servicesdrsquooperarii Il nrsquoest pas douteux que les proprieacutetaires des exploitations agricoles du Haut-Empireeacutetaient soumis aux mecircmes contraintes

Sur ce point preacutecis lrsquoeacuteconomie agraire de la Gaule ne se diffeacuterencie pas de celle des autresprovinces occidentales de lrsquoEmpire pour lesquelles lrsquoimportance des eacutechanges de main-drsquoœuvreentre les diffeacuterentes composantes de lrsquoespace rural est maintenant communeacutement admise 383Cette reacutevision essentielle deacutecoule notamment de la plus grande place que les historiens delrsquoItalie reacuteservent agrave lrsquoactiviteacute des libres dans lrsquoeacuteconomie 384 et de lrsquointeacuterecirct accru qursquoils accordentaux formes juridiques tregraves varieacutees que peut prendre le louage de travail la locatio operarum 385Progressivement la villa est apparue comme une entiteacute eacuteconomique fortement tributaire de lamain-drsquoœuvre exteacuterieure Enfin mettant agrave bas une tradition historiographique vieille de deuxsiegravecles P Garnsey a inviteacute ses collegravegues agrave ne plus envisager la villa et la petite exploitationcomme des modes antagonistes de mises en valeur des sols 386

Ce bouleversement radical de point de vue est resteacute agrave peu pregraves ignoreacute des speacutecialistes de laGaule alors mecircme que lrsquoarcheacuteologie ne cesse de leur apporter des preuves eacutevidentes de la partimportante que prennent les petits eacutetablissements agricoles dans les campagnes gallo-romainesIl nrsquoy pas lieu de revenir une nouvelle fois sur les fondements eacutepisteacutemologiques de cetteinclairvoyance En revanche il est peut ecirctre utile de conclure ce chapitre en esquissantrapidement les perspectives de recherche que laisse entrevoir cette appreacutehension renouveleacutee delrsquoeacuteconomie agraire

2 Entreprise agricole et exploitation familiale une neacutecessaire compleacutementariteacute

Lrsquoorigine de la main-drsquoœuvre employeacutee par les villaelig italiennes est tregraves diverse Dans le passageciteacute plus haut Varron conseille aux proprieacutetaires drsquoembaucher dans les oppida et les uici le

383 Cf supra p 238384 Dumont 1999 p 120 Rosafio 1999 p 83385 Thomas 2004 p 209386 laquo Lrsquoeacuteconomie de la villa et la petite exploitation paysanne peuvent degraves lors ecirctre consideacutereacutees comme des modes

compleacutementaires de production agricole raquo (Garnsey 1999 p 102)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 246

personnel drsquoappoint 387 Drsquoautres sources suggegraverent qursquoil pouvait srsquoagir aussi drsquoesclaves loueacutespar leurs maicirctres de petits proprieacutetaires ou de tenanciers souhaitant compleacuteter leurs ressourceset mecircme drsquohommes libres venus de reacutegions pauvres dans le cadre de veacuteritables migrationssaisonniegraveres 388 Il ressort de la litteacuterature agronomique que le choix entre le faire-valoir directet le fermage deacutepend entre autres choses de la preacutesence drsquoune main-drsquoœuvre abondante dansla reacutegion drsquoinstallation Ces textes reacutevegravelent aussi la preacuteoccupation constante des proprieacutetaires depeacuterenniser les liens qursquoils ont eacutetablis avec les individus qursquoils emploient reacuteguliegraverement De lamecircme faccedilon qursquoil est dans leur inteacuterecirct de maintenir sur leurs terres des tenanciers qui leurassurent une rente reacuteguliegravere il est tout agrave fait deacuteterminant pour eux de disposer sans trop dedifficulteacutes de bras rapidement disponibles pour reacutealiser les travaux saisonniers qui ne peuventecirctre diffeacutereacutes comme la moisson ou la vendange Par suite les relations qui se tissent entre lesuns et les autres prennent souvent une forme plus statutaire que contractuelle 389 Agrave ce titre lesoperaelig exigeacutees des tenanciers africains peuvent ecirctre consideacutereacutees comme une solution originale etefficace pour garantir cette disponibiliteacute

Le beacuteneacutefice que peuvent tirer les tenanciers ou les petits proprieacutetaires de ce travail sur lesdomaines plus importants est drsquoautant plus vital qursquoils sont limiteacutes dans leur deacuteveloppementpar les contraintes qui pegravesent sur lrsquoexploitation familiale Ce beacuteneacutefice reacutealiseacute agrave lrsquoexteacuterieur vientabonder les revenus tireacutes des activiteacutes non agricoles 390 et eacutelegraveve le niveau de vie de la familletout en lui eacutevitant drsquoengager des opeacuterations demandant une somme de travail supeacuterieure agrave ceqursquoelle peut fournir Si les tacircches reacutealiseacutees sur la terre drsquoautrui lui sont payeacutees en espegraveces ellessont alors pour le petit exploitant une faccedilon de se procurer la monnaie dont il a neacutecessairementbesoin pour reconstituer son capital Pour le petit tenancier offrir ses bras agrave son proprieacutetaireest aussi une solution inteacuteressante pour srsquoacquitter du loyer de la terre sans augmenter saproduction agricole En theacuteorie on peut enfin supposer qursquoil peut ecirctre utile pour le petitexploitant drsquoeacutechanger sa force de travail contre lrsquoutilisation drsquoun train de labour ou de certainsdes grands eacutequipements de la villa comme le moulin ou le pressoir

La principale difficulteacute agrave laquelle sont confronteacutes le proprieacutetaire et les petits exploitantslouant leurs bras reacuteside dans lrsquoaccordement des calendriers 391 Les seconds sont principalementdisponibles durant la morte saison alors que les premiers ont surtout besoin drsquoeux agrave la fin delrsquoeacuteteacute agrave une eacutepoque ougrave tout le monde est occupeacute dans les champs La main-drsquoœuvre citadineou plus geacuteneacuteralement celle qui est moins soumise aux rythmes agraires a lrsquoavantage drsquoecirctre plusdisponible Toutefois les petits paysans peuvent srsquoorganiser pour se rendre libres agrave un momentou la locatio operarum est la mieux reacutetribueacutee La culture de ceacutereacuteales agrave maturiteacute tardive peutainsi leur permettre de participer agrave la moisson du froment sur les grandes exploitations De soncocircteacute le grand proprieacutetaire a tout inteacuterecirct agrave deacutevelopper des cultures qui exigent un apportimportant de main-drsquoœuvre agrave un moment ougrave elle coucircte le moins cher Dans une reacutegion degrande ceacutereacutealiculture il lui est par exemple aiseacute de trouver des bras pour assurer la vendange

Il nrsquoest pas utile de poursuivre davantage cette eacutenumeacuteration des possibles pour percevoircombien les relations unissant au sein drsquoun mecircme terroir les diffeacuterents protagonistes delrsquoeacuteconomie agraire sont potentiellement multiples et complexes Cependant les sourcesmanquent pour les appreacutehender concregravetement En Gaule ce deacuteficit est presque total et lesrares textes disponibles sont tregraves impreacutecis Ainsi ceux eacutetudieacutes plus haut ne disent rien delrsquoorigine et du mode de reacutemuneacuteration des operarii utiliseacutes par Geneviegraveve le dominus arverne

387 Cf supra p 237388 Dumont 1999 p 123389 Andreau Maucourant 1999 p 77390 Cf supra p 214 et p 220391 Erdkamp 1999 p 569

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 247

ou Aetherius lrsquoeacutevecircque de Lisieux Il est vraisemblable que les tacirccherons employeacutes par lesentreprises agricoles gallo-romaines proviennent comme en Italie des villes desagglomeacuterations et des eacutetablissements agricoles de plus petite taille mais il est difficile drsquoenapporter la preuve mateacuterielle et drsquoeacutetudier concregravetement ces eacutechanges

La complexiteacute de ces questions nrsquoenlegraveve rien agrave lrsquointeacuterecirct heuristique drsquoune analyse delrsquoeacuteconomie agraire plus attentive au fonctionnement des eacutetablissements agricoles et donc agrave lamain-drsquoœuvre qursquoils utilisent Le preacutesent chapitre a deacutevoileacute certains des beacuteneacutefices que lrsquoonpouvait tirer de cette perspective de recherche Il a ainsi eacuteteacute montreacute qursquoil nrsquoest plus possible dedeacutenier systeacutematiquement toute autonomie eacuteconomique aux exploitations agricoles les plushumbles Srsquoagissant des eacutetablissements les plus importants il est apparu que leur besoin derecourir dans des proportions plus ou moins grandes agrave un personnel exteacuterieur lie en partieleur eacuteconomie agrave celle des autres composantes de lrsquoespace rural et plus particuliegraverement agrave celledes fermes familiales qui les environnent Partant cette double reacutevision oblige agrave deacutepasserlrsquohorizon historiographique traditionnel et impose drsquoabandonner la pratique encore bienrepreacutesenteacutee qui consiste agrave reacutepartir les exploitations agricoles entre deux classes caracteacuteriseacutees pardes logiques eacuteconomiques disjointes antagonistes et divergentes

Certes le preacutesent chapitre a montreacute que parmi les formes de mise en valeur de la terre onpeut distinguer deux types de comportements eacuteconomiques fondamentaux qui se diffeacuterencientpar leurs objectifs et leurs contraintes Ces deux laquo profils raquo doivent ecirctre consideacutereacutes comme desoutils analytiques et non comme les deux cateacutegories drsquoune nouvelle typologie archeacuteologiqueLeur finaliteacute est simplement de contribuer agrave lrsquoeacutelaboration de critegraveres pertinents pourreconnaicirctre et appreacutecier les diffeacuterentes formes drsquoeacuteconomie agraire des exploitations Au seindrsquoune mecircme grande entiteacute reacutegionale agrave cocircteacute de la petite ferme de Bohain et de la villa deVerneuil-en-Halatte qui ont eacuteteacute preacutesenteacutees ici comme les archeacutetypes de lrsquoexploitation familialeet de lrsquoentreprise agricole il existe indeacuteniablement des eacutetablissements qui pratiquent desagricultures hybrides et intermeacutediaires entre ces deux formes extrecircmes de comportementseacuteconomiques

En tout eacutetat de cause il faut renoncer au scheacutema dualiste qui oppose la villa modernecreacuteatrice de richesse et ouverte vers lrsquoexteacuterieur agrave la petite ferme familiale archaiumlque autarciqueet routiniegravere Il existe des synergies importantes entre ces deux formes de mise en valeur dusol Agrave la conception reacuteductrice drsquoune villa consideacutereacutee comme lrsquoinstrument unique de laconquecircte et de lrsquoexploitation rationnelle du territoire on peut opposer une vision plus nuanceacuteequi repose sur lrsquoideacutee qursquoelle ne peut durablement se fixer et grandir que si elle dispose sur placedrsquoune main-drsquoœuvre abondante dont elle peut profiter Son expansion est donc compromise sile terroir dans lequel elle srsquoinstalle nrsquoest occupeacute que par des exploitations familiales pratiquantune eacuteconomie qui se suffit agrave elle-mecircme Introduite dans le deacutebat sur la laquo romanisation raquo cetteideacutee conduit agrave supposer que la villa consideacutereacutee comme une forme historique originaledrsquoentreprise agricole connaicirct un essor drsquoautant plus preacutecoce et important que lrsquoeacuteconomieagraire preacute-romaine reacutegionale a atteint un haut niveau de deacuteveloppement De la mecircme faccedilon agravela fin de lrsquoAntiquiteacute on peut supposer que la peacuterenniteacute de la villa est mieux assureacutee dans lesterroirs ougrave il existe encore un tissu dense de petits eacutetablissements

Ces deux hypothegraveses sont loin drsquoeacutepuiser les perspectives nouvelles offertes par unearcheacuteologie de lrsquoespace rural qui srsquoattacherait agrave mieux comprendre les interactions entre lesdiffeacuterents types drsquoexploitations agricoles Autrement dit il nrsquoest plus possible de restituerlrsquoeacutevolution de lrsquooccupation drsquoun terroir en srsquointeacuteressant aux seules villaelig Lrsquoanalyse doiteacutegalement consideacuterer les exploitations familiales et les autres formes drsquooccupation du sol

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 248

comme lrsquohabitat groupeacute Ce qui importe maintenant crsquoest de restituer dans des cadresgeacuteographiques approprieacutes le continuum formeacute par tous ces eacutetablissements de la petite fermejusqursquoagrave la grande villa du petit village de paysans agrave la grande agglomeacuteration de comprendreleurs speacutecificiteacutes eacuteconomiques par lrsquoeacutetude attentive de leurs structures drsquohabitat et deproduction et de restituer les eacutevolutions de ce systegraveme En mecircme temps il convient de sedemander si la villa est la seule forme drsquoentreprise agricole dans les campagnes gallo-romaineset comment sont exploiteacutes les terroirs qui nrsquoen possegravedent pas

CONCLUSION

ES ESQUISSES historiographiques proposeacutees dans ce meacutemoire la critique de travauxreacutecents et les plaidoyers en faveur de publications exemplaires ont fait apparaicirctre les

forces et les faiblesses de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine et les eacutechappeacutees prometteuses derecherches en cours ou agrave venir Neacuteanmoins plus de dix ans apregraves le laquo manifeste de 1991 raquo 1 laconstitution drsquoun corpus drsquoeacutetablissements agricoles fouilleacutes et publieacutes dans les meilleuresconditions demeure une prioriteacute absolue Certes la derniegravere peacuteriode a eacuteteacute riche drsquoentreprisesnovatrices notamment dans le domaine de lrsquoarcheacuteologie de lrsquoespace mais ce meacutemoire a faitapparaicirctre les limites actuelles des approches fondeacutees principalement sur la collecte des indicesde surface et a montreacute la neacutecessiteacute impeacuterieuse de les deacutepasser en srsquoinvestissant davantage danslrsquoeacutetude des eacutetablissements agricoles de leurs bacirctiments de leurs annexes et de leursproductions Cet engagement devra toujours surtout en France porter sur les villaelig mais aussisur toutes les autres composantes de lrsquoeacuteconomie agraire

L

Un des reacutesultats de ce meacutemoire est peut-ecirctre drsquoavoir mis en eacutevidence lrsquointeacuterecirct exclusif etinjustifieacute dont beacuteneacuteficient les exploitations agricoles les plus importantes ou les plusrepreacutesentatives de la romaniteacute Cette polarisation excessive a pour conseacutequence de maintenirdans lrsquoombre les autres eacutetablissements ruraux en les deacutenuant de toute influence Afin dedissiper les eacuteventuelles eacutequivoques que pourrait susciter cette critique il convient de rediredans cette conclusion que cette analyse ne srsquoinscrit pas laquo dans un processus classiquedrsquoinversion conduisant agrave une deacutenonciation du scheacutema colonial romain et agrave la valorisation descivilisations indigegravenes et des socieacuteteacutes paysannes raquo 2 Les fonctions eacuteconomiques sociales etculturelles essentielles de la villa consideacutereacutee ici comme une forme particuliegravere drsquoentrepriseagricole nrsquoont jamais eacuteteacute mises en doute Il est simplement apparu neacutecessaire drsquoappreacutehender lavilla non pas de faccedilon autonome mais dans ses relations avec toutes les autres eacuteleacutements quiparticipent agrave la mise en valeur du sol

En essayant drsquoanalyser de faccedilon tregraves concregravete le fonctionnement eacuteconomique de diversesexploitations agricoles lrsquoobjectif de ce travail eacutetait de mettre agrave la fois en eacutevidence leurneacutecessaire compleacutementariteacute et lrsquoimbrication de leurs eacuteconomies et de promouvoir uneapproche systeacutemique soucieuse drsquoappreacutehender la totaliteacute du continuum constitueacute par tous ceseacutetablissements En restituant agrave la petite exploitation agricole lrsquoautonomie eacuteconomique qui luiest souvent refuseacutee et en rappelant la deacutependance relative de la villa vis-agrave-vis de sonenvironnement social lrsquoambition eacutetait aussi de contribuer agrave la reacutefutation drsquoune vision dualistede lrsquoeacuteconomie agraire Ce mode de penseacutee envisage lrsquoespace rural comme srsquoil eacutetait composeacutedrsquoisolats eacuteconomiques plus ou moins antagonistes Lointains heacuteritiers des conceptionsphysiocratiques les travaux repreacutesentatifs de ce courant de penseacutee opposent les grandesexploitations seules productrices de richesses aux petits eacutetablissements symboles drsquoun mondedans lequel lrsquohistoire se refroidit et srsquoeacuteteint 31 Cf supra chapitre III p 1632 Leveau Gros Treacutement 1999 p 2943 Schiavone 2003 p 81

Conclusion 250

Les quelques exemples analyseacutes dans le dernier chapitre ont reacuteveacuteleacute qursquoil eacutetait possible defavoriser une approche plus dynamique de lrsquoeacuteconomie agraire Tout en deacuteterminantpreacuteciseacutement lrsquoimportance le statut et lrsquoinfluence eacuteconomique de chaque eacutetablissement agricolecette deacutemarche impose de mieux reconnaicirctre leurs relations Ce meacutemoire srsquoest principalementattacheacute agrave tenter de comprendre lrsquointerdeacutependance entre les exploitations par le biais drsquounereacuteflexion sur leurs besoins en main-drsquoœuvre et les capaciteacutes de travail de la famille paysanne Ilest bien sucircr indispensable drsquoeacutelargir cette recherche agrave drsquoautres types de relations et surtout auxautres composantes de lrsquoespace rural Le rocircle de premier plan joueacute par les agglomeacuterations dansce systegraveme a eacuteteacute eacutevoqueacute agrave plusieurs reprises Il est certain qursquoelles abritent aussi des populationsqui mettent en valeur directement la terre ou qui participent agrave cette exploitation en apportantleurs bras aux autres producteurs agricoles Dans cette conclusion il est difficile drsquoaller plusloin que cette peacutetition de principe mais il est certain que cette question meacuteriterait drsquoecirctresoigneusement eacutetudieacutee tant il est vrai que lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine a jusqursquoagrave preacutesent precircteacutetrop peu drsquoattention agrave la fonction agraire des agglomeacuterations

Il ne fait pas de doute non plus que dans lrsquoabsolu la compreacutehension entiegravere de lrsquoeacuteconomierurale exige de srsquointeacuteresser aux institutions juridiques et fonciegraveres et de faccedilon encore plusgeacuteneacuterale aux conditions historiques de son eacutelaboration 4 Lrsquoexercice de quantification a parexemple mis en lumiegravere la nature discriminante de la proprieacuteteacute fonciegravere Malheureusementsur ce plan on ne disposera jamais pour les Gaules drsquoune documentation aussi preacutecise etsuggestive que celle qui concerne lrsquoItalie ou lrsquoEacutegypte Neacuteanmoins plusieurs passages de cemeacutemoire ont reacuteveacuteleacute que les sources eacutecrites pouvaient encore livrer sur lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine des informations insuffisamment exploiteacutees Dans ce domaine comme dans drsquoautresil faut donc srsquoemployer agrave confronter les sources et les perspectives drsquoanalyse

Cette rencontre doit se reacutealiser dans le respect de la coheacuterence eacutepisteacutemologique des modesde constitution et drsquointerpreacutetation des sources utiliseacutees Autrement dit lrsquoarcheacuteologie renonce agraveexploiter toutes les potentialiteacutes et la richesse de la documentation qursquoelle produit si elle sedonne pour seul objectif drsquoillustrer un discours historique eacutelaboreacute en dehors de son instancePour ecirctre profitable lrsquoeacutechange neacutecessaire entre les champs disciplinaires doit se reacutealiser agravelrsquoeacutechelon de la synthegravese crsquoest-agrave-dire une fois accompli lrsquoindispensable travail scientifique derecueillement et drsquointerpreacutetation des informations eacuteleacutementaires Agrave cette fin il convient desusciter de nouvelles meacutethodes drsquoinitier des cadres de reacuteflexion novateurs et de forger desoutils drsquoanalyse plus efficaces Crsquoest agrave cette condition que pourront pleinement se deacutevelopperune histoire et une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie antique

4 Andreau Maucourant 1999 p 63

  • Couverture
  • Introduction
  • Chapitre I
    • I Les Physiocrates et le primat de lagriculture
    • II Les eacuteconomistes classiques et lAntiquiteacute
    • III Le deacutesenchantement de lAntiquiteacute
    • IV Reacuteforme agraire et agronomie antique
    • V Lœuvre dA Dureau de La Malle
      • Chapitre II
        • I La critique de Sismondi
        • II Leacutecole deacuteconomie historique allemande et la nation
        • III La Gaule les Germains et la fin de lEmpire
        • IV La controverse Buumlcher Meyer
        • V La place de leacuteconomie agraire dans les travaux des historiens allemands
          • Chapitre III
            • I Fr Guizot et A de Caumont
            • II Fustel de Coulanges et le primat du domaine
            • III Les avatars de lheacuteritage fusteacutelien
            • IV Leacuteconomie rurale gallo-romaine dans lœuvre de Jullian et Grenier
            • V Romanisation colonisation et villa gallo-romaine
            • VI Misegravere et reacuteveil de larcheacuteologie rurale gallo-romaine franccedilaise au XXe s
              • 1 Montmaurin
              • 2 R Agache
                  • Chapitre IV
                    • I Leacuteconomie de lexploitation familiale
                      • 1 La ration alimentaire dune famille type
                      • 2 Deacutetermination et valeur des rendements
                        • La masse volumique des grains
                        • Les semences et le semis
                        • Les rendements
                        • Les amendements
                        • La succession des cultures
                          • 3 La proprieacuteteacute et le reacutegime de lexploitation
                            • Les pauperculi de Salvien
                            • Lagriculture de tenure
                                • II Histoire et archeacuteologie de lexploitation familiale
                                  • 1 Annexes agraires et habitats deacutependants
                                  • 2 Quelques exemples archeacuteologiques dexploitations familiales
                                    • Bohain
                                    • Les petites exploitations dOnnaing
                                    • La confluence de la Seine et de lYonne
                                      • 3 Les limites du modegravele
                                        • III Lentreprise agricole et la gestion de la main-dœuvre
                                          • 1 Les esclaves dans les campagnes gallo-romaines
                                            • Leacutepigraphie de lesclavage
                                            • Actores et uilici
                                            • La reacutepartition des entraves
                                            • Cultor agri nec superest nec abest
                                            • Les operarii de Geneviegraveve et de Greacutegoire
                                              • 2 Entreprise agricole et exploitation familiale une neacutecessaire compleacutementariteacute
                                                  • Conclusion
Page 2: L’économie agraire de la Gaule : aperçus

Mais le goucirct de lrsquoHistoire leur eacutetait venu le besoin de la veacuteriteacute pour elle-mecircmePeut-ecirctre est-elle plus facile agrave deacutecouvrir dans des eacutepoques anciennes Les auteurs eacutetant loin

des choses doivent en parler sans passion Et ils commencegraverent le bon Rollinlaquo Quel tas de balivernes raquo srsquoeacutecria Bouvard degraves le premier chapitrelaquo Attends un peu raquo dit Peacutecuchet en fouillant dans le bas de leur biliothegraveque ougrave srsquoentassaient

les livres du dernier proprieacutetaire un vieux juriconsulte maniaque et bel esprit et ayant deacuteplaceacutebeaucoup de romans et de piegraveces de theacuteacirctre avec un Montesquieu et des traductions drsquoHorace ilatteignit ce qursquoil cherchait lrsquoouvrage de Beaufort sur lrsquoHistoire romaine

Tite-Live attribue la fondation de Rome agrave Romulus Salluste en fait honneur aux TroyensdrsquoEacuteneacutee Coriolan mourut en exil selon Fabius Pictor par les stratagegravemes drsquoAttius Tullus si lrsquoon encroit Denys Seacutenegraveque affirme qursquoHoratius Coclegraves srsquoen retourna victorieux et Dion qursquoil futblesseacute agrave la jambe Et La Mothe Le Vayer eacutemet des doutes pareils relativement aux autres peuples

On nrsquoest pas drsquoaccord sur lrsquoantiquiteacute des Chaldeacuteens le siegravecle drsquoHomegravere lrsquoexistence deZoroastre les deux derniers empires drsquoAssyrie Quinte-Curce a fait des contes Plutarque deacutementHeacuterodote Nous aurions de Ceacutesar une autre ideacutee si le Vercingeacutetorix avait eacutecrit ses commentaires

LrsquoHistoire ancienne est obscure par le deacutefaut de documents Ils abondent dans la moderne etBouvard et Peacutecuchet revinrent agrave la France entamegraverent Sismondi

Gustave Flaubert Bouvard et Peacutecuchet chapitre IV

Crsquoeacutetait une ferme de bonne apparence On voyait dans les eacutecuries par le dessus des portesouvert de gros chevaux de labour qui mangeaient tranquillement dans des racircteliers neufs Le longdes bacirctiments srsquoeacutetendait un large fumier de la bueacutee srsquoen eacutelevait et parmi les poules et lesdindons picoraient dessus cinq ou six paons luxe des basses-cours cauchoises La bergerie eacutetaitlongue la grange eacutetait haute agrave murs lisses comme la main Il y avait sous le hangar deux grandescharrettes et quatre charrues avec leurs fouets leurs colliers leurs eacutequipages complets dont lestoisons de laine bleue se salissaient agrave la poussiegravere fine qui tombait des greniers La cour allait enmontant planteacutee drsquoarbres symeacutetriquement espaceacutes et le bruit gai drsquoun troupeau drsquooies retentissaitpregraves de la mare

Gustave Flaubert Madame Bovary premiegravere partie chapitre II

INTRODUCTION

E TRAVAIL tire son origine drsquoune constatation deacutesabuseacutee Dans la preacuteface drsquoun livreconccedilu en 1991 comme un manifeste Claude et Georges Bertrand observaient que

malgreacute ses preacutetentions lrsquoarcheacuteologie agraire nrsquoexistait pas Sans objectif clairement deacutefinideacutepourvue drsquoune meacutethode speacutecifique elle nrsquoeacutetait le plus souvent qursquoun laquo conglomeacuterat derecherches raquo sans projet drsquoensemble 1 Quinze ans plus tard malgreacute de nombreuses recherchesnovatrices il nrsquoest pas outrancier de consideacuterer que ce bilan conserve globalement une certaineacuiteacute dans le domaine de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine Certes comme le leurdemandaient Claude et Georges Bertrand les archeacuteologues ont inteacutegreacute agrave leur pratique lesobjets les reacutesultats et parfois les meacutethodes des sciences naturalistes et de la geacuteographie delrsquoespace Mais cet amalgame nrsquoest pas toujours accompagneacute drsquoune reacuteflexion sur le statut et lafonction fondamentale de la discipline notamment dans ses rapports avec un discourshistorique qui puise sa matiegravere essentiellement dans les sources eacutecrites

C

Refusant drsquoassumer toutes les responsabiliteacutes que lui imposerait sa neacutecessaire eacutemancipationlrsquoarcheacuteologie peine agrave tracer une voie originale en dehors de la primauteacute de lrsquoeacutecrit Partanthormis quelques travaux reacutecents les recherches archeacuteologiques consacreacutees aux campagnes de laGaule semblent souvent porteacutees par des conceptions historiques qursquoelles nrsquoont pas veacuterifieacuteesdans lrsquoinstance de la documentation qursquoelles produisent et dont la validiteacute est parfois contesteacuteepar les historiens eux-mecircmes Cette alleacutegeance agrave des dogmes deacuteclinants est drsquoautant plustroublante que les historiens sont les premiers agrave reconnaicirctre aux sources archeacuteologiques unevaleur intrinsegraveque qui permettrait drsquoappreacutehender selon de nouvelles perspectives heuristiquesdes questions historiographiques anciennes

Des postulats comme ceux de la preacutepondeacuterance du grand domaine de lrsquoautarcie de la villade lrsquoeacuteconomie naturelle de la petite ferme paysanne du deacuteveloppement irreacutepressible du faire-valoir indirect et de lrsquoarchaiumlsme structurel de lrsquoagriculture antique poursuivent donc dans denombreux travaux drsquoarcheacuteologie gallo-romaine une existence tranquille et autonome Ancreacutesdans une tradition historiographique parfois tregraves ancienne ces scheacutemas srsquoimposent commeautant drsquoarguments drsquoautoriteacute et avec encore plus de force qursquoils sont lrsquoaboutissement deconstructions theacuteoriques tregraves eacutelaboreacutees qui ne se laissent pas appreacutehender et deacutemonterfacilement

Sans discuter de la validiteacute des nombreuses approches qui entreprennent de favoriserlrsquoeacutemergence drsquoune discipline renouveleacutee dans ses meacutethodes et ses objets il est apparu utile dereacutefleacutechir dans ce meacutemoire agrave la preacutegnance et agrave la pertinence de plusieurs des concepts autourdesquels le corps de doctrine de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine srsquoest progressivementconstitueacute La meacutethode historiographique a sembleacute la plus adapteacutee pour poursuivre cetteambition De faccedilon tout agrave fait acadeacutemique le travail a donc consisteacute agrave repeacuterer dans laproduction historique moderne les ideacutees fortes les reacutevisions majeures et les tournantseacutepisteacutemologiques deacutecisifs gracircce auxquels se sont construits les discours successifs sur les

1 Bertrand Bertrand 1991 p 16

Introduction 4

campagnes gallo-romaines Srsquoeacutelargissant graduellement la recherche srsquoest naturellement porteacuteesur les contextes drsquoeacutelaboration de ces ideacutees Quiconque a essayeacute de retirer du sol la racine drsquouneronce sait que cette tacircche est ardue Des rhizomes et un enchevecirctrement de reacuteseaux souterrainsque lrsquoon ne soupccedilonnait pas se deacutecouvrent soudain et obligent souvent agrave poursuivre lrsquoopeacuterationdans les parcelles voisines De la mecircme faccedilon lrsquoexercice de geacuteneacutealogie entrepris agrave lrsquooccasion dece meacutemoire a conduit rapidement dans des territoires disciplinaires limitrophes et il a falluconvenir que lrsquohistoire agraire de la Gaule eacutetait difficilement dissociable de celle de lrsquoItalie et deRome et qursquoelle ne pouvait ecirctre correctement analyseacutee sans une connaissance preacutealable desdeacutebats sur la nature de lrsquoeacuteconomie antique

Le champ drsquoinvestigation devenait alors trop vaste et puisqursquoil faut bien assigner des limitesagrave toute entreprise humaine il fut deacutecideacute de conduire ce travail historiographique enprivileacutegiant quelques thegravemes dont lrsquoeacutetude pouvait agrave la fois eacuteclairer les deacutebats anciens sur lescampagnes de la Gaule et permettre de comprendre certaines des proprieacuteteacutes des recherchesactuelles Examinant les travaux historiques de la seconde moitieacute du XVIIIe s il est ainsiapparu que le regard porteacute par les fondateurs de la science eacuteconomique sur lrsquoAntiquiteacute avaittregraves tocirct imposeacute des objets et des cadres de reacuteflexions qui conservaient encore aujourdrsquohui unecertaine actualiteacute Depuis lors les eacutechanges entre les deux disciplines ne se sont jamaiscomplegravetement interrompus et il est peu original de constater que quelques-unes des grandeseacutevolutions de la penseacutee eacuteconomique ont plusieurs fois deacutetermineacute lrsquoapparition de courantshistoriographiques majeurs

Tout en ayant pleinement conscience que les ambitions modestes de ce meacutemoire nepermettaient pas de conduire une analyse pousseacutee des interactions qui unissent ou opposent lespoints de vue des eacuteconomistes et des historiens sur lrsquoAntiquiteacute il a sembleacute utile de srsquoattacher agravedeacutecrire lrsquoeacutemergence de plusieurs de ces outils conceptuels de deacuteterminer lrsquoampleur de leurappropriation ou de leur rejet par les speacutecialistes de Rome et de la Gaule et finalement dereconnaicirctre leur assimilation plus ou moins consciente par les archeacuteologues qui srsquointeacuteressentaux campagnes gallo-romaines Afin de comprendre les connexions et la coheacuterence de ces ideacuteesavec les theacuteories eacuteconomiques qui les ont porteacutees ce projet imposait de preacutesenter rapidementces systegravemes de penseacutee Ce meacutemoire mecircle donc de maniegravere peut-ecirctre un peu heacuteteacuteroclite desdescriptions archeacuteologiques tregraves pointues et des commentaires des travaux drsquoA Smith de J-B Say de J Simonde de Sismondi ou des membres influents de lrsquoeacutecole historique allemandedrsquoeacuteconomie Ces paragraphes scolaires et neacutecessairement incomplets ne se placent pas sur lemecircme plan que les exeacutegegraveses qui leur ont eacuteteacute consacreacutees Ils nrsquoont pas drsquoautre dessein que detenter de restituer des filiations oublieacutees aujourdrsquohui en espeacuterant que cette recherche depaterniteacute incite les archeacuteologues agrave prendre conscience de lrsquoobsolescence de la fragiliteacute ou aucontraire de la pertinence de reacutefeacuterences qursquoils utilisent sans toujours connaicirctre lrsquoorigine Selonces mecircmes principes un chapitre devait ecirctre entiegraverement deacutedieacute agrave lrsquoanalyse marxiste de lrsquohistoireet de lrsquoeacuteconomie antiques aux travaux de M Weber de K Polanyi et de M I Finley Lamatiegravere en a eacuteteacute rassembleacutee mais faute de temps elle nrsquoa pu ecirctre complegravetement ordonneacutee etpreacutesenteacutee dans ce meacutemoire Si le jury trouve quelque inteacuterecirct au travail qui lui est soumis cenouveau chapitre pourrait ecirctre ajouteacute agrave une version corrigeacutee du texte preacutesent

Cependant lrsquohistoire agraire de lrsquoAntiquiteacute ne se confond pas complegravetement avec celle deseacutecoles eacuteconomiques qui ont pu srsquoy inteacuteresser Elle srsquoest aussi construite autour de deacutebats et deconflits historiographiques majeurs qui continuent encore drsquoinfluencer son parcours reacutecentAinsi lrsquoeacutetude des campagnes gauloises est fortement domineacutee par les discussions sur les causesles modaliteacutes et les conseacutequences des deux conquecirctes celle de Rome et des peuplesgermaniques Ces interrogations immeacutemoriales ont pris un tour tregraves particulier dans lecontexte speacutecifique de lrsquohistoire des Eacutetats europeacuteens aux XIXe et XXe s Des thegravemes comme

Introduction 5

lrsquoincorporation de la Gaule agrave lrsquoEmpire la laquo romanisation raquo de ces territoires les formes de cetteacculturation et les relations du nouvel ensemble avec la puissance conqueacuterante sont entreacutees enreacutesonance avec les preacuteoccupations philosophiques et politiques de toute une geacuteneacuterationdrsquohistoriens sur le rocircle et la fonction de lrsquoEacutetat et de la nation du droit et des institutions delrsquoindividu et de la socieacuteteacute De cela il fallait rendre compte non seulement parce que cesreacuteflexions sont domineacutees par les imposantes statures de N Fustel de Coulanges Mommsen et C Jullian mais aussi parce que ces deacutebats et les constructionshistoriographiques qursquoils ont susciteacutees preacutedisposent toujours de faccedilon latente de nombreusesrecherches actuelles

Enfin les recherches documentaires reacutealiseacutees pour ce meacutemoire ont fait apparaicirctre le profitque lrsquoon pouvait tirer drsquoune petite histoire de lrsquoeacutemergence de la discipline archeacuteologique et plusparticuliegraverement de sa composante gallo-romaine et rurale Des bribes de cette reacuteflexioneacutepisteacutemologique sur le statut de lrsquoarcheacuteologie et ses rapports avec les autres disciplines sontpreacutesenteacutees de maniegravere disperseacutee tout au long de ce meacutemoire Malgreacute quelques escapades dansles productions de la Belgique et des pays de langue allemande cette analyse est tropethnocentriste pour ecirctre complegravetement efficace Elle meacuteriterait donc drsquoecirctre approfondie etsurtout eacutelargie agrave drsquoautres pays europeacuteens

Organiseacutee autour de ces trois thegravemes principaux lrsquohistoriographie proposeacutee dans cemeacutemoire nrsquoambitionne donc pas drsquoecirctre exhaustive Elle ne constitue qursquoun parcours subjectif etpartiel dans une production qui nrsquoa pu ecirctre appreacutehendeacutee globalement Selon la belle formulede J-M Carrieacute elle tente simplement de reconstituer un laquo roman des origines raquo et drsquoidentifierlaquo ses fantasmes et ses fixations raquo 2 en espeacuterant que cet exercice ait quelques vertus heuristiquesAfin de faciliter la compreacutehension de ces geacuteneacutealogies des scheacutemas de synthegravese des relationsentre les auteurs et les ideacutees preacutesenteacutees dans ce meacutemoire ont eacuteteacute ajouteacutes dans les annexes agrave uninventaire des œuvres eacutetudieacutees

Soucieux de ne pas laisser le lecteur face agrave une tabula rasa agrave partir des enseignements tireacutesde ces analyses historiographiques il a sembleacute utile de clore ce meacutemoire par une reacuteflexion pluspersonnelle sur lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine Comme elle ne pouvait srsquoappuyer sur uncorpus complet et solidement eacutetabli elle a pris la forme drsquoun essai theacuteorique illustreacute dequelques exemples suggestifs Lrsquousage deacuteterminera si les outils forgeacutes agrave cette occasion sont utilespour mieux appreacutehender le reacuteel Quelle que soit cette reacuteussite ce dernier chapitre preacutesente aumoins lrsquointeacuterecirct de dessiner les contours de recherches qursquoil serait judicieux drsquoentreprendre pourrenouveler certaines des connaissances acquises sur les campagnes gallo-romaines

Alors que lrsquoaventure intellectuelle commenceacutee il y a pregraves de trois ans touche maintenant agrave safin je souhaite exprimer toute ma gratitude agrave M le Professeur Franccedilois Favory qui a accepteacutede diriger ce travail en a faciliteacute grandement la reacutealisation agrave lrsquouniversiteacute de Franche-Comteacute et aeacuteloigneacute agrave plusieurs reprises de ma nef fragile les eacutecueils administratifs qui srsquoeacutetaient dresseacutes sursa route Ainsi je nrsquooublie pas que son intervention efficace a obligeacute le ministegravere de la culture agravehonorer sa signature et a permis mon deacutetachement aupregraves du CNRS Ma reconnaissance vaaussi aux membres de la section no 32 du comiteacute national de la recherche scientifique quimrsquoont fait confiance et ont favoriseacute ce deacutetachement ainsi qursquoaux collegravegues de la maison delrsquoarcheacuteologie et de lrsquoethnologie Reneacute Ginouvegraves de Nanterre qui mrsquoont si gentiment accueilliCet hommage srsquoadresse tout particuliegraverement agrave Mme Fanette Laubenheimer agrave Fernand Avilaet agrave lrsquoeacutequipe de la bibliothegraveque de la MAE

2 Carrieacute 1983 p 244

Introduction 6

Pendant ces trois anneacutees de recherche jrsquoai beacuteneacuteficieacute du soutien de lrsquoaide et du renfort denombreux collegravegues et amis Je leur suis redevable drsquoavoir pu mener cette entreprise jusqursquoagraveson terme Il me plaicirct donc de remercier chaleureusement Jean-Luc Collart et Laure Nuningerpour les informations qursquoils mrsquoont apporteacutees mes collegravegues Isabelle Catteddu Patrick Lemaireet Jean-Marc Seacuteguier qui ont tregraves geacuteneacutereusement mis leur documentation de fouilles agrave madisposition le docteur Edgard Viscon pour son aide eacutemolliente Claire Carillon EacutelianeMontmartin Moustapha Nehmeacute Lola Sleptzoff et Dany Torchy qui ont inlassablement lucorrigeacute et amendeacute tous les textes que je leur ai soumis

Enfin sa grande modestie ducirct-elle en souffrir il convient de dire ici sans retenue tout ceque ce travail doit aux discussions aux leccedilons agrave la confiance et agrave lrsquoamitieacute que nrsquoa cesseacute demrsquoaccorder Paul Van Ossel depuis ce jour de juillet 1984 ougrave il mrsquoa demandeacute de fouillerlrsquoUS 8003 de la villa de la Bosse-Marniegravere En relisant ce meacutemoire jrsquoai sincegraverementlrsquoimpression drsquoavoir seulement mis en forme des ideacutees des critiques et des interrogations dontil mrsquoa fait profiter Je souhaite que ce travail soit accueilli comme lrsquohommage drsquoun eacutelegraveve agrave sonmaicirctre et jrsquoespegravere ne pas ecirctre indigne de cette filiation intellectuelle

Chapitre ILA SECONDE CHUTE DE ROME

rsquoHISTOIRE de lrsquoeacuteconomie antique est une discipline jeune Cl Nicolet 1 a montreacute que soneacutemergence est intimement lieacutee agrave un changement drsquoattitude des historiens vis-agrave-vis de

lrsquoAntiquiteacute et agrave la prise de conscience par les Modernes de la singulariteacute dans lrsquohistoire delrsquohumaniteacute du processus de deacuteveloppement que connaissent les nations europeacuteennes agrave la findu XVIIIe s LrsquoAntiquiteacute nrsquoest plus un modegravele qursquoil faut imiter mais un objet drsquoeacutetude qursquoilconvient drsquoanalyser de maniegravere critique Ce nouveau regard porteacute sur les civilisations anciennespermet agrave la fois de refonder la discipline historique et de saisir par la comparaison lrsquooriginaliteacuteet la supeacuterioriteacute des socieacuteteacutes occidentales modernes

L

Lrsquoeacuteconomie qui se constitue agrave cette eacutepoque en tant que discipline autonome ne pouvaitrester eacutetrangegravere agrave ce mouvement Ses fondateurs les Physiocrates en France et A Smith auRoyaume-Uni pour des raisons diffeacuterentes srsquoattachent agrave deacutecrire un systegraveme eacuteconomique dontla performance repose sur la liberteacute et lrsquoesprit drsquoentreprise des individus Les socieacuteteacutes antiquesleur fournissent agrave ce titre des exemples de fonctionnements eacuteconomiques qursquoils jugent agravelrsquoopposeacute de leurs principes Ce faisant leur critique recoupe celle des historiens quiambitionnent de renouveler lrsquoeacutetude de lrsquoAntiquiteacute et qui souhaitent lrsquoappreacutecier en fonction dedeux critegraveres que leur donne la philosophie des Lumiegraveres la liberteacute et la raison

Ce chapitre se propose drsquoeacuteclairer ce double mouvement effort des historiens pour repenserlrsquoAntiquiteacute selon de nouvelles normes et tentatives des premiers eacuteconomistes de comprendre lessocieacuteteacutes du passeacute agrave la lumiegravere des meacutecanismes eacuteconomiques qursquoils essaient drsquoisoler Laconfrontation de leurs points de vue et les controverses avec leurs opposants permettent decomprendre les avatars drsquoun mouvement de penseacutee qui trouve ses origines dans les eacutecrits desPhysiocrates et son aboutissement dans Lrsquoeacuteconomie politique des Romains publieacutee par A Dureaude La Malle en 1840

I Les Physiocrates et le primat de lrsquoagriculture

LrsquoAntiquiteacute est peu preacutesente dans les travaux des eacuteconomistes qui ont constitueacute sous le nom dePhysiocratie une doctrine coheacuterente sur le rocircle de lrsquoagriculture dans le processus de creacuteationdes richesses et de deacuteveloppement de la socieacuteteacute Lrsquoinfluence de cette theacuteorie sur les conceptionsde leurs contemporains sur le renouveau de lrsquoagronomie et sur les travaux des eacuteconomistes dela fin du XVIIIe s comme A Smith ou Th R Malthus meacuterite toutefois drsquoecirctre examineacutee avecattention On verra aussi que les thegraveses des Physiocrates ont directement ou indirectement

1 Nicolet 1988 p 15-18

Chapitre I La seconde chute de Rome 8

nourri les travaux des historiens qui se sont inteacuteresseacutes agrave lrsquoeacuteconomie agraire de Rome de la findu XVIIIe s jusqursquoagrave nos jours

La Physiocratie est une œuvre collective qui srsquoest constitueacutee par gloses successives agrave partirdes ideacutees de Fr Quesnay 2 Elle repose sur ses travaux theacuteoriques et sur les commentairesparfois tregraves deacuteveloppeacutes drsquoun petit groupe de savants animeacutes par la mecircme deacutevotion pour lestravaux de leur maicirctre et totalement investis dans la diffusion de sa penseacutee Les bases dusystegraveme physiocratique sont poseacutees par Fr Quesnay dans les articles laquo Fermiers raquo et laquo Grains raquoqursquoil eacutecrit pour lrsquoEncyclopeacutedie de Diderot et drsquoAlembert en 1756 et 1757 Elles sont ensuitereprises et exposeacutees drsquoabord de faccedilon tregraves theacuteorique dans le Tableau Eacuteconomique (1758) puisplus pratique dans lrsquoAnalyse de la formule arithmeacutetique du Tableau Eacuteconomique (1766) Cesprincipes eacuteconomiques sont ensuite commenteacutes et appliqueacutes dans des reacuteflexions geacuteneacuterales surlrsquoorganisation sociale par ses disciples au rang desquels il faut citer Mirabeau 3 Dupontde Nemours 4 Le Mercier de La Riviegravere 5 lrsquoabbeacute Baudeau 6 et Le Trosne 7 Il revient agraveDupont de Nemours drsquoavoir rassembleacute les eacutecrits de Fr Quesnay dans Physiocratie ouconstitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain 8

Selon les Physiocrates seule la terre est geacuteneacuteratrice de richesses Lrsquoaction conjugueacutee de lanature du travail de lrsquohomme et des investissements du proprieacutetaire produit annuellement desbiens qui sont consommeacutes par les autres strates de la socieacuteteacute Mais le revenu de la nationsrsquoaccroicirct uniquement quand la valeur de ces biens est supeacuterieure au coucirct des deacutepenses eneacutequipement et en travail qui leur ont eacuteteacute consacreacutees Une fois ces investissements retireacutes ontrouve lrsquoaction du sol qui correspond agrave lrsquoessence mecircme de ce qui est produit Les Physiocratesdeacutecrivent cette part comme le laquo don gratuit de la terre raquo

Les activiteacutes industrielles ne creacuteent pas veacuteritablement de richesse car le travail humain nefait qursquoajouter de la valeur agrave des biens qui sont produits par drsquoautres agrave partir des ressources dela nature Quant au commerce il est totalement steacuterile puisque le vendeur et lrsquoacheteur netransforment en aucune maniegravere les objets de leur neacutegoce Sa fonction qui nrsquoest pas inutile estsimplement de faire circuler le plus efficacement possible les biens de consommation

Ce principe geacuteneacuteral de la formation de la richesse deacutetermine la composition et la fonctiondes classes sociales Ainsi les Physiocrates distinguent la classe productive qui est composeacutee desindividus travaillant la terre seuls ou avec des employeacutes la classe des proprieacutetaires fonciers et laclasse steacuterile qui rassemble tous les autres 9 Ils consacrent de longs deacuteveloppements au rocirclefondamental joueacute dans leur systegraveme par les proprieacutetaires du sol Selon eux ces derniersinterviennent indirectement dans le processus de production en distribuant aux fermiers deslaquo avances raquo qursquoils reacutecupegraverent ensuite sous la forme drsquoune rente Crsquoest donc leurs investissementsdans les exploitations par lrsquoachat de terres drsquoeacutequipements ou le deacuteveloppement de nouvellestechniques qui deacuteterminent la productiviteacute de lrsquoagriculture Comme le deacuteclare Fr Quesnaydans la Philosophie rurale 10 laquo La bonne culture suppose donc des avances suffisantes pour2 Franccedilois Quesnay 1694-17743 Victor Riquetti marquis de Mirabeau (1715-1789) pegravere du reacutevolutionnaire4 Pierre Samuel Dupont de Nemours est neacute agrave Paris en 1739 et mort agrave Eleutherian Mills dans le Delaware en

18175 La biographie de Pierre Le Mercier de La Riviegravere est peu assureacutee il serait neacute agrave Paris vers 1720 ougrave il meurt en

1793 ou 17946 Nicolas Baudeau 1730-17927 Guillaume-Franccedilois Le Trosne 1728-17808 Cet ouvrage est publieacute agrave Leyde en 1767 et agrave Paris en 17689 Analyse du Tableau Eacuteconomique (Physiocrates 1846 p 58)10 La Philosophie rurale a eacuteteacute publieacutee en 1763 par Mirabeau mais le chapitre VII drsquoougrave est tireacutee cette citation

a eacuteteacute reacutedigeacute par Fr Quesnay agrave lrsquoexception du premier et du dernier paragraphe

Chapitre I La seconde chute de Rome 9

lrsquoexploitation un profit assureacute pour lrsquoexploitant et ailleurs diverses deacutepenses pourlrsquoameacutelioration des qualiteacutes deacutefectueuses des terres deacutepenses qui pour la plupart doivent ecirctrefaites par le proprieacutetaire raquo 11 Quand ces laquo avances raquo sont reacuteduites agrave leur minimum le revenude la terre diminue et nrsquoalimente plus que les seuls producteurs il nrsquoy a plus de richesse et lesautres classes de la socieacuteteacute cessent drsquoecirctre alimenteacutees

La fonction du proprieacutetaire est donc tout agrave fait essentielle crsquoest son comportementeacuteconomique qui deacutetermine la vigueur de lrsquoagriculture De plus en consommant le produit dela rente fonciegravere il alimente en richesse les autres classes de la socieacuteteacute Cette analyse qui estlogiquement deacuteduite de la perception qursquoont les Physiocrates de lrsquoorigine de la richesse peutaussi ecirctre consideacutereacutee comme une justification de la proprieacuteteacute priveacutee et des privilegraveges dontbeacuteneacuteficient leurs deacutetenteurs Pour bien comprendre cette position il faut se rappeler que leroyaume de France subit agrave cette eacutepoque des crises frumentaires reacutecurrentes conseacutequencesdrsquoune stagnation chronique de la production agricole La Noblesse qui deacutetient la quasi totaliteacutedes terres est consideacutereacutee comme la principale responsable de cette situation car elle consacrelrsquoessentiel de ses revenus fonciers agrave des deacutepenses somptuaires Dans ce deacutebat les Physiocratesqui deacutefendent les vertus politiques drsquoune monarchie parlementaire agrave lrsquoanglaise prennentclairement position en faveur de lrsquoordre eacutetabli et considegraverent que la domination de la proprieacuteteacutefonciegravere et de ceux qui la possegravedent deacutecoule laquo naturellement raquo de lrsquoimportance de laproduction agricole dans la formation des richesses Les laquo deacutepenses steacuteriles raquo des proprieacutetairessont justifieacutees car elles viennent reacutecompenser les investissements qursquoils consacrent agrave lareproduction et agrave lrsquoentretien du patrimoine 12

Ce qui est condamnable pour eux ce nrsquoest donc pas que les proprieacutetaires touchent unerente alors qursquoils ne participent pas directement agrave la production mais plutocirct qursquoilsnrsquoinvestissent pas assez dans lrsquoagriculture Les Physiocrates deacutefendent donc un projet politiquequi incite les proprieacutetaires agrave diriger plus de capitaux vers la production agricole et agrave diminuerleurs investissements dans la laquo classe steacuterile raquo Ensuite ils souhaitent que les proprieacutetairesprennent la tecircte drsquoun large mouvement de modernisation de lrsquoagriculture qui doit ecirctreencourageacute par lrsquoEacutetat en deacuteveloppant par exemple les acadeacutemies et les socieacuteteacutes agronomiquesFr Quesnay dans ses deux articles de lrsquoEncyclopeacutedie deacutecrit avec beaucoup de preacutecisions lesobjectifs et les modaliteacutes de cette reacutevolution agricole

Il preacuteconise drsquoaugmenter la quantiteacute de fumure apporteacutee agrave la terre en favorisant lastabulation des animaux nourris gracircce aux prairies artificielles 13 Il conseille aux fermiers dereacutealiser les labours avec des chevaux car leur travail est plus rapide et plus efficace Le coucirct deleur acquisition peut ecirctre financeacute par le deacuteveloppement drsquoun assolement qui permet drsquoaccroicirctrela rentabiliteacute de la terre 14 Enfin il considegravere qursquoil est possible de rationaliser les travauxagricoles en les reacutealisant dans le cadre drsquoexploitations plus grandes et mieux doteacutees en mateacuterielIl faut laquo cultiver en grand raquo pour multiplier les deacutepenses et augmenter les profits 15 LesPhysiocrates qui srsquoinspirent des meilleurs expeacuteriences reacutealiseacutees en Grande-Bretagne et dans lesprovinces les mieux cultiveacutees du royaume comme lrsquoIcircle-de-France deacutefendent un reacutegime agrairequi assure des droits sucircrs et permanents au fermier en mecircme temps que des baux de longue

11 Quesnay 1971 p 160 Pour cette citation et toutes les autres de ce chapitre lrsquoorthographe et la typographieont eacuteteacute moderniseacutees Seuls les titres des ouvrages sont citeacutes dans leur version drsquoorigine

12 Analyse du Tableau Eacuteconomique (Physiocrates 1846 p 68)13 Article Grains (Physiocrates 1846 p 273)14 Article Fermiers (Physiocrates 1846 p 222-226)15 Article Fermiers (Physiocrates 1846 p 246)

Chapitre I La seconde chute de Rome 10

dureacutee qui lui permettent drsquoinvestir dans son exploitation comme srsquoil srsquoagissait de sa propreterre 16 Le fermier doit devenir un veacuteritable entrepreneur 17

Dans le deacutebat souvent tregraves theacuteorique sur les avantages respectifs de la grande exploitationen faire-valoir direct du domaine en fermage et de la petite proprieacuteteacute les Physiocratesdeacutefendent clairement le fermage car ils considegraverent que ce reacutegime agraire est le seul quigarantisse lrsquoapport continu de capitaux dans lrsquoagriculture Cette conclusion ne repose pas surun raisonnement argumenteacute mais plutocirct sur le constat de la supeacuterioriteacute de lrsquoeacuteconomie agrairede lrsquoAngleterre du XVIIIe s Ils conseillent donc drsquoabandonner le faire-valoir direct au profit dufermage y compris dans les colonies des Antilles qui utilisent pourtant une main-drsquoœuvreservile

Les Physiocrates et plus particuliegraverement Le Mercier de La Riviegravere qui a eacuteteacute intendant dela Martinique ne portent pas de jugement moral sur lrsquoesclavage mais considegraverent que la traiteparce qursquoelle permet aux proprieacutetaires de remplacer leurs esclaves tous les dix ans environ nefavorise pas lrsquointroduction de meacutethodes culturales plus rationnelles et moins consommatricesde main-drsquoœuvre Ils proposent donc drsquoabolir progressivement la traite et de donner une partiedes terres en fermage aux esclaves La reproduction de la main-drsquoœuvre servile sur le domaineeacutevitera le recours agrave la traite et les esclaves devenus fermiers srsquoinvestiront davantage danslrsquoexploitation de la terre sous la conduite eacuteclaireacutee du maicirctre 18

Le second volet du projet politique des Physiocrates concerne la liberteacute de produire etdrsquoeacutechanger Les impocircts indirects qui entravent la circulation des marchandises les restrictions agravelrsquoexportation des grains les corveacutees et de maniegravere geacuteneacuterale toutes les mesures qui peacutenalisent lesexploitants dans leur activiteacute et la vente de leurs produits sont deacutenonceacutes avec virulence Lesaccents libeacuteraux de cette condamnation ne doivent pas masquer la veacuteritable intention desPhysiocrates qui est de favoriser la circulation de la richesse Lrsquoanalyse de cette diffusion occupeune place tregraves importante dans lrsquoœuvre des Physiocrates Relativement complexe elle deacutecrit lescomportements et la fonction des flux de produits de capitaux et de monnaies Ces diffeacuterentscourants srsquoeacutequilibrent dans un circuit qui est deacutecrit de faccedilon theacuteorique dans le TableauEacuteconomique Cette contribution particuliegraverement novatrice agrave lrsquohistoire de lrsquoanalyse eacuteconomiquene sera pas traiteacutee ici 19 Elle montre toutefois le caractegravere tregraves acheveacute et complet de la theacuteoriedes Physiocrates

Lrsquoobjectif de la Physiocratie est drsquoexpliquer lrsquoaccumulation de la richesse et de fournir desoutils conceptuels qui permettent drsquoappreacutecier de faccedilon quantitative sa circulation et in finela productiviteacute drsquoune socieacuteteacute Ce faisant les Physiocrates ont la certitude drsquoavoir deacutecouvert leslois immuables qui gouvernent toutes les socieacuteteacutes et de pouvoir en les utilisant analyser etreacutesoudre en termes eacuteconomiques les problegravemes sociaux et politiques de leur temps En reacutealisantce projet ils ont parfaitement conscience de jeter les bases drsquoune nouvelle discipline et derenouveler totalement le mode drsquoappreacutehension des socieacuteteacutes humaines Ce programme estclairement revendiqueacute en 1768 par Dupont de Nemours dans De lrsquoorigine et des progregraves drsquounescience nouvelle

Il y a donc une route neacutecessaire pour approcher le plus qursquoil est possible de lrsquoobjet de lrsquoassociation entreles hommes et de la formation des corps politiques Il y a donc un ordre naturel essentiel et geacuteneacuteral qui

16 Article Grains (Physiocrates 1846 p 279)17 Le programme de reacuteformation agricole deacutefendu par les Physiocrates est analyseacute en deacutetail par G Weulersse

(1984 chap II)18 Gauthier 2002 p 6419 Agrave ce propos A Barregravere dans son histoire de lrsquoanalyse eacuteconomique observe que laquo Le systegraveme

physiocratique amorce pour la premiegravere fois une interpreacutetation coheacuterente et syntheacutetique de la productionet de la consommation par la circulation des flux moneacutetaires [hellip] raquo (Barregravere 1994 p 173)

Chapitre I La seconde chute de Rome 11

renferme les lois constitutives et fondamentales de toutes les socieacuteteacutes un ordre duquel les socieacuteteacutes nepeuvent srsquoeacutecarter sans ecirctre moins socieacuteteacutes sans que lrsquoeacutetat politique ait moins de consistance sans que sesmembres se trouvent plus ou moins deacutesunis et dans une situation violente un ordre qursquoon ne pourraitabandonner entiegraverement sans opeacuterer la dissolution de la socieacuteteacute et bientocirct la destruction absolue delrsquoespegravece humaine Voilagrave ce que ne savait pas Montesquieu [hellip] 20

Cet laquo ordre naturel raquo preacuteside agrave lrsquoorganisation de toutes les socieacuteteacutes car il est dicteacute par laforme des relations que lrsquohomme entretient avec la nature Lrsquoimperfection et la ruine desgouvernements ne sont que la conseacutequence de lrsquoincapaciteacute des hommes agrave comprendre et agravesuivre ces lois naturelles 21 Lrsquoabbeacute Baudeau est peut-ecirctre le seul parmi les Physiocrates agravepercevoir que cette deacutemonstration peut devenir un principe drsquoanalyse historique En effetgracircce agrave la Physiocratie il est possible drsquoeacutetudier et de juger les socieacuteteacutes du passeacute en fonction dela faccedilon dont elles ont appliqueacute ou au contraire combattu les laquo regravegles de lrsquoordre naturel raquo Leseacutequations du Tableau Eacuteconomique et les preacuteceptes du bon gouvernement constituent autantdrsquooutils au service de lrsquohistorien Agrave peine constitueacutee lrsquoeacuteconomie part deacutejagrave agrave la conquecircte dessources historiques Le passage dans lequel lrsquoabbeacute Baudeau confie au lecteur lrsquoampleur de cettereacuteveacutelation meacuterite drsquoecirctre citeacute en totaliteacute

[hellip] si vous voyez cette race preacutecieuse [les fermiers] estimeacutee autant qursquoelle doit lrsquoecirctre si vous trouvezpartout lrsquoinstruction lrsquoexpeacuterience reacutepandant de plus en plus de grandes lumiegraveres sur toutes les branchesde lrsquoart productif si vous ne voyez ni gecircnes ni contraintes ni vexations qui avilissent qui subjuguentqui deacutepouillent et deacutegoucirctent les cultivateurs si vous voyez le fonds de leurs richesses drsquoexploitationsrsquoaccroicirctre de plus en plus et srsquoemployer de plus en plus aux travaux fructifiants des trois regravegnes diteshardiment que lrsquoEacutetat prospegravere au grand avantage de toute lrsquohumaniteacute Je ne puis me dispenser ici decommuniquer agrave mes lecteurs une reacuteflexion qui leur paraicirctra peut-ecirctre de quelque utiliteacute Combiendrsquohistoires de regravegnes et drsquoempires changeraient totalement de face eacutetant relues et jugeacutees drsquoapregraves cetteconsideacuteration si simple et je crois si certaine 22

Cette citation montre bien que la Physiocratie est eacutegalement une philosophie de lrsquohistoireLe progregraves humain nrsquoest qursquoun long cheminement vers la deacutecouverte et lrsquoobservation deslaquo regravegles de lrsquoordre naturel raquo Les œuvres des Physiocatres contiennent drsquoailleurs plusieurspassages consacreacutes aux processus historiques qui expliquent lrsquoeacutemergence des socieacuteteacutes modernesoccidentales Le Moyen Acircge est ainsi consideacutereacute comme une peacuteriode au cours de laquelle lesconditions drsquoune exploitation raisonneacutee des ressources agricoles eacutenumeacutereacutees ci-dessus par lrsquoabbeacuteBaudeau se sont mises progressivement en place Agrave lrsquoinverse la deacutecadence de Rome srsquoexpliqueessentiellement par son incapaciteacute agrave deacutevelopper et agrave proteacuteger la classe des producteurs 23 LaReacutepublique dans les premiers siegravecles de Rome avait su concevoir un systegraveme politiqueharmonieux soucieux de favoriser les inteacuterecircts de lrsquoagriculture Le deacuteveloppement de la grandeproprieacuteteacute aux deacutepens des classes moyennes les importations de grains et leur distributiongratuite agrave la plegravebe romaine lrsquoaugmentation des impocircts indirects ont ruineacute cet eacutequilibre etprovoqueacute la disparition de lrsquoEmpire On connaicirct le succegraves historiographique de cette thegravese LesPhysiocrates sont sans doute les premiers agrave consideacuterer que lrsquohistoire de Rome peut ecirctre eacutetudieacutee

20 Physiocrates 1846 p 337-338 les italiques sont de lrsquoauteur21 Le Mercier de La Riviegravere Lrsquoordre naturel et essentiel des socieacuteteacutes politiques 1767 (Physiocrates 1846 p 527)22 Premiegravere introduction agrave la philosophie eacuteconomique ou Analyse des Eacutetats policeacutes 1771 (Physiocrates 1846

p 701)23 laquo Rome a su vaincre et subjuguer beaucoup de nations mais elle nrsquoa pas su gouverner Elle a spolieacute les

richesses de lrsquoagriculture des pays soumis agrave sa domination degraves-lors la force militaire a disparu ses conquecirctesqui lrsquoavaient enrichie lui ont eacuteteacute enleveacutees et elle srsquoest trouveacutee livreacutee elle-mecircme sans deacutefense au pillage et auxviolences de lrsquoennemi raquo Analyse du Tableau Eacuteconomique (Physiocrates 1846 p 69)

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par lrsquoanalyse des ses institutions et de son eacuteconomie agraires Agrave tout le moins leurs travauxmarquent lrsquoirruption de lrsquoeacuteconomie dans lrsquohistoire de lrsquoAntiquiteacute

Il est neacuteanmoins difficile drsquoeacutetablir une continuiteacute historiographique directe entre lestheacuteories physiocratiques et le renouveau de lrsquointeacuterecirct des historiens pour les problegravemes agrairesLe systegraveme physiocratique a eacuteteacute complegravetement discreacutediteacute par la Reacutevolution qui a totalementbouleverseacute lrsquoordre laquo naturel raquo que Fr Quesnay et ses disciples croyaient immuable et parlrsquoessor de lrsquoindustrie qui est rapidement apparue comme la principale productrice de richesseLa Physiocratie eacutetait dans ses principes et son projet politique beaucoup trop associeacutee aulaquo royaume agricole raquo de la France du XVIIIe s pour lui survivre au-delagrave de ce siegravecle Il nrsquoendemeure pas moins que les reacuteflexions des Physiocrates sur le rocircle de lrsquoagriculture ont alimenteacuteles œuvres des premiers eacuteconomistes laquo classiques raquo A Smith Th R Malthus J-B Say et unpeu plus tard de K Marx par lrsquointermeacutediaire de D Ricardo Crsquoest aussi dans leurs travaux queles historiens de lrsquoeacuteconomie antique du deacutebut du XIXe s puisent bon nombre de leursconceptions et de leurs outils meacutethodologiques sans toujours srsquoapercevoir qursquoils doivent leurformulation agrave lrsquoeacutecole physiocratique

II Les eacuteconomistes laquo classiques raquo et lrsquoAntiquiteacute

Les eacuteconomistes ont pris lrsquohabitude de rassembler sous le terme de laquo classique raquo les travauxproduits par un petit nombre de penseurs entre la fin du XVIIIe s et le deacutebut du XIXe s Ilsconsidegraverent en effet que les œuvres drsquoA Smith de J-B Say de Th R Malthus et de DRicardo forment un corps de doctrine qui fonde un courant de la penseacutee eacuteconomique qui sedeacuteveloppe pendant tout le XIXe s et compte encore aujourdrsquohui de nombreux repreacutesentantsLrsquoorigine de ce mouvement est agrave chercher dans la publication par A Smith 24 de lrsquoEnquecircte surla nature et les causes de la richesse des nations (1776) 25 Ce travail fondateur a eacuteteacute poursuivi etapprofondi par J-B Say 26 dans son Traiteacute drsquoeacuteconomie politique (1803) et surtout dans le Courscomplet drsquoeacuteconomie politique pratique (1828-1829) Tous reconnaissent agrave ce dernier ouvrage lemeacuterite drsquoavoir exposeacute clairement et selon un plan meacutethodique les ideacutees formuleacutees de faccedilonparfois confuse par A Smith Toutefois son apport ne se limite pas agrave un commentaire ou agraveune glose savamment ordonneacutee des principaux eacuteleacutements de la Richesse des nations Surplusieurs points J-B Say critique les conclusions de son maicirctre et propose des interpreacutetationsdivergentes 27 Th R Malthus 28 qui nrsquoest pas seulement lrsquoauteur de lrsquoEssai sur le principe depopulation 29 srsquoest attacheacute quant agrave lui au problegraveme de la formation de la richesse dans sesPrincipes drsquoeacuteconomie politique (1820) 30 Le dernier nom associeacute agrave lrsquoeacutecole laquo classique raquo est celuide D Ricardo 31 Il convient neacuteanmoins de reconnaicirctre que ses ideacutees exposeacutees dans son œuvremaicirctresse Principes de lrsquoeacuteconomie politique et de lrsquoimpocirct 32 sont originales et divergent de celles

24 Adam Smith 1723-179025 An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations26 Jean-Baptiste Say 1767-183227 On doit agrave J A Schumpeter la laquo reacutehabilitation raquo des travaux de J-B Say (Schumpeter 1983 p 161) cf

aussi Barregravere 1994 p 34128 Thomas Robert Malthus 1766-183429 An Essay on the Principle of Population as it Affects the Future Improvement of Society La premiegravere eacutedition de

1798 est anonyme la seconde est publieacutee agrave Londres en 180330 Principles of Political Economy Considered with a View to their practical Application31 David Ricardo 1772-182332 On the Principles of Political Economy and Taxation est publieacute en 1817

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drsquoA Smith sur plusieurs des positions essentielles de sa theacuteorie Il propose ainsi pour se limiterau champ drsquoinvestigation de ce meacutemoire une interpreacutetation de la constitution de la rentefonciegravere fondamentalement diffeacuterente de celles drsquoA Smith et de J-B Say

Au-delagrave de leurs divergences la posteacuteriteacute a reacuteuni ces savants au sein drsquoune mecircme eacutecole carcomme le souligne A Barregravere leurs œuvres ont largement contribueacute apregraves celles desPhysiocrates agrave la constitution drsquoun systegraveme drsquoeacuteconomie politique reposant sur lrsquoanalyse delrsquoactiviteacute eacuteconomique et la deacutetermination des regravegles geacuteneacuterales qui lrsquoorganisent 33 Ce meacutemoirenrsquoa pas pour dessein drsquoexposer dans le deacutetail les diffeacuterentes theacuteories qui se rattachent agrave cesystegraveme Il est neacuteanmoins utile de montrer en quoi il se distingue de celui des Physiocrates etsurtout de comprendre la place et la fonction qursquoil reacuteserve agrave la production agricole

Les Physiocrates on lrsquoa vu srsquoeacutetaient donneacutes pour tacircche de deacutecouvrir les lois laquo naturelles raquoimmanentes qui reacuteglaient lrsquoorganisation de la production et partant celle de toute socieacuteteacutehumaine Ce projet comprenait neacutecessairement une dimension morale et philosophique Lestenants de lrsquoeacutecole laquo classique raquo ont au contraire la certitude de travailler uniquement sur desfaits eacuteconomiques autonomes qursquoils appreacutehendent de maniegravere objective et scientifique Leursconstructions theacuteoriques reposent en effet sur un postulat qursquoils jugent constitutif de toutesocieacuteteacute humaine dans leurs activiteacutes eacuteconomiques les individus deacuteterminent essentiellementleur conduite en fonction de leur profit et de leur volonteacute de srsquoassurer des conditions de viemeilleures Les institutions eacuteconomiques naissent naturellement de la confrontation et delrsquoadaptation reacuteciproque de ces inteacuterecircts individuels Sans contrainte exteacuterieure et agrave la conditiondu respect des liberteacutes des individus les socieacuteteacutes srsquoorganisent harmonieusement et de faccedilonautonome La richesse des nations ne repose pas sur lrsquoagriculture comme dans le systegravemephysiocratique mais sur la somme et lrsquoagencement des inteacuterecircts personnels

Les Physiocrates concevaient lrsquoeacuteconomie comme le reacutesultat drsquoeacutechanges entre des classesayant des objectifs speacutecifiques A Smith et ses continuateurs ont une vision laquo atomiste raquo de lasocieacuteteacute Ils lrsquoimaginent comme un organisme mis en mouvement par le simple jeu desinteractions entre les individus qui le composent En cherchant le bonheur chaque hommecontribue au progregraves de la socieacuteteacute comme srsquoil eacutetait guideacute par une laquo main invisible raquo Agrave lrsquoeacutechelleinternationale les relations entre les Eacutetats obeacuteissent aux mecircmes principes Les eacutechanges entreles nations ne sont pas qualitativement diffeacuterents des rapports eacuteconomiques qui unissent lesindividus

Il srsquoagit bien sucircr drsquoun nouveau dogme qui doit beaucoup aux conceptions de D Hume surles passions comme moteur de lrsquoaction Les reacuteflexions de Voltaire et plus encore de D Diderotsur lrsquoorganisation du vivant ont nourri un courant de la penseacutee des Lumiegraveres qui a pu aussiinfluencer les reacuteflexions des eacuteconomistes laquo classiques raquo Dans le Recircve de drsquoAlembert 34D Diderot deacutecrit ainsi un organisme qui se faccedilonne et se complexifie progressivement gracircceaux interactions de ses composants essentiels 35 La socieacuteteacute telle que la conccediloit A Smith seconstruit selon le mecircme principe Mais le parallegravele srsquoarrecircte lagrave car D Diderot admet sansdifficulteacute que cette croissance peut aboutir agrave la naissance drsquoun monstre alors que leseacuteconomistes laquo classiques raquo ne doutent pas que lrsquoenrichissement individuel en lrsquoabsence decontrainte conduise les nations vers le progregraves

Crsquoest parce qursquoils sont persuadeacutes de la capaciteacute naturelle des socieacuteteacutes humaines agrave sedeacutevelopper harmonieusement que les eacuteconomistes laquo classiques raquo comme les Physiocrates mais

33 Barregravere 1994 p 33334 Le Recircve de drsquoAlembert aurait eacuteteacute eacutecrit en 1769 mais il est publieacute pour la premiegravere fois en 1830 Les ideacutees

deacuteveloppeacutees par D Diderot sont toutefois deacutejagrave en partie preacutesentes dans lrsquoœuvre de J Locke35 laquo [hellip] une machine qui srsquoavance agrave sa perfection par une infiniteacute de deacuteveloppements successifs raquo Recircve de

drsquoAlembert (Diderot 1951 p 907)

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pour des raisons diffeacuterentes deacutefendent la liberteacute drsquoentreprendre Ils considegraverent donc quelrsquounique rocircle de lrsquoEacutetat est de la preacuteserver en renonccedilant agrave toute intervention dans le domaineeacuteconomique La loi de lrsquooffre et de la demande doit devenir le seul principe reacutegulateur de cessystegravemes et il suffit pour cela de veiller au respect de la libre concurrence Pour J-B Saylrsquoexemple agrave suivre nrsquoest plus celui du Royaume-Uni mais de la jeune nation des Eacutetats-UnisdrsquoAmeacuterique 36

Lrsquoapport essentiel des eacuteconomistes laquo classiques raquo reacuteside dans le rocircle fondamental qursquoilsattribuent au travail En rupture totale avec la penseacutee des Physiocrates ils considegraverent que larichesse provient de la valeur que le travail ajoute agrave toutes les productions humaines Il nrsquoy adonc plus de laquo classe steacuterile raquo Lrsquoindustrie est au contraire le secteur de lrsquoeacuteconomie dans lequel ilse creacutee le plus de richesse Lrsquoeacutepargne lrsquointeacuterecirct et le capital sont des facteurs qui contribuent agraveameacuteliorer et agrave deacutevelopper ce processus productif Le cycle de formation de la richesse reposesur la consommation qui elle mecircme deacutecoule de la neacutecessiteacute pour les hommes de se procurer cequi leur manque Il est alimenteacute en permanence par la satisfaction de leurs besoins vitaux etamplifieacute par le deacutesir drsquoacqueacuterir le superflu 37 J-B Say considegravere mecircme que la production a uneffet drsquoentraicircnement sur la consommation et que se sont finalement les produits qui creacuteent lesbesoins la demande et les marcheacutes 38

Le nombre maximum de consommateurs nrsquoest deacutetermineacute que par la quantiteacute de denreacuteesproduite par une nation 39 On sait que ce problegraveme a eacuteteacute eacutetudieacute par Th R Malthus Leseacuteconomistes laquo classiques raquo ont une foi absolue en la capaciteacute drsquoaccroissement de lrsquoindustrieqursquoils jugent sans limite 40 Ils ont en revanche parfaitement conscience du faible niveau dedeacuteveloppement de lrsquoagriculture de leur eacutepoque et considegraverent qursquoelle nrsquoest pas en mesure de sedeacutevelopper dans les mecircmes conditions Sa croissance est limiteacutee par la fertiliteacute du sol et agrave ladifficulteacute de la division du travail 41 Ils ont neacuteanmoins la certitude que les progregraves delrsquoindustrie profitent eacutegalement agrave lrsquoagriculture et que ces deux branches de lrsquoeacuteconomie sontindissociables Il nrsquoy a pas pour eux de seacuteparation entre la campagne et la ville lrsquoaugmentationde la consommation accroicirct le nombre de citadins et ouvre ainsi des deacuteboucheacutessuppleacutementaires aux productions agricoles 42

Le rocircle essentiel que les eacuteconomistes laquo classiques raquo attribuent agrave lrsquoindustrie dans le processusde production de la richesse les amegravene agrave envisager lrsquoAntiquiteacute avec un autre regard que celuides Physiocrates Pour A Smith et J-B Say ce qui caracteacuterise avant tout les socieacuteteacutes antiqueset les distingue fondamentalement de celles de lrsquoEurope moderne crsquoest lrsquoabsence dedeacuteveloppement du secteur artisanal Les Physiocrates attribuaient le deacuteclin des socieacuteteacutesantiques aux carences de leurs reacutegimes agraires les eacuteconomistes laquo classiques raquo pensent que crsquoestle faible essor de leur laquo industrie raquo qui est responsable de lrsquoeacutetat archaiumlque de leur agriculture etfinalement de leur stagnation Autrement dit la croissance des productions artisanales encreacuteant des consommateurs aurait pu offrir agrave lrsquoagriculture antique les nouveaux marcheacutes qui

36 laquo Il est preacutecieux pour lrsquohumaniteacute qursquoune nation entre les autres se conduise en chaque circonstancedrsquoapregraves des principes libeacuteraux raquo (Say 1841 p 145)

37 laquo Ce sont les besoins geacuteneacuteraux et constants drsquoune nation qui lrsquoexcitent agrave produire afin de se mettre enpouvoir drsquoacheter et qui par lagrave donnent lieu agrave des consommations constamment renouveleacutees et favorables aubien-ecirctre des familles raquo (Say 1841 p 147)

38 laquo [hellip] crsquoest la production qui ouvre des deacuteboucheacutes aux produits raquo (Say 1841 p 138) Cette observation deJ-B Say a eacuteteacute incorporeacutee dans le credo de la penseacutee eacuteconomique laquo classique raquo sous le nom de laquo loi desdeacuteboucheacutes raquo

39 Say 1841 p 14840 Smith 1995 p 19441 Say 1841 p 9742 Smith 1995 p 194 et 783 Say 1841 p 144

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auraient permis de la sortir de sa leacutethargie Le changement de perspective par rapport agrave lavision des Physiocrates est radical Toute lrsquoattention est maintenant porteacutee sur la laquo productionindustrielle raquo Ce qursquoil convient drsquoexpliquer ce nrsquoest plus le retard de lrsquoagriculture qui est uneconseacutequence mais lrsquoabsence de deacuteveloppement du secteur artisanal responsable de tous lesmaux des socieacuteteacutes antiques

A Smith et J-B Say perccediloivent clairement le Moyen Acircge comme une peacuteriode au cours delaquelle ont eacutemergeacute les formes drsquoorganisation eacuteconomique et sociale qui se sont ensuitedeacuteveloppeacutees agrave la Renaissance puis agrave la peacuteriode moderne pour finalement permettre lrsquoavegravenementdes socieacuteteacutes capitalistes de leur temps LrsquoAntiquiteacute leur apparaicirct au contraire comme unmoment figeacute de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute une peacuteriode qui ne connaicirct durant les dix siegravecles deson existence aucune eacutevolution majeure du point de vue de lrsquoeacuteconomie Lrsquoagriculture etlrsquoartisanat loin de se perfectionner ont mecircme fortement deacuteclineacute avec la fin de lrsquoEmpireromain Pour eux le problegraveme majeur est donc drsquoexpliquer cette stagnation

Les reacuteponses apporteacutees par les eacuteconomistes laquo classiques raquo agrave cette question ne sont pasentiegraverement originales et empruntent une partie de leur argumentaire agrave la penseacutee desPhysiocrates En effet ils considegraverent comme ces derniers que le blocage de la socieacuteteacute antiqueest la conseacutequence de lrsquoincapaciteacute des Anciens agrave traiter les problegravemes en fonction de critegravereseacuteconomiques La formulation la plus claire de cette ideacutee se trouve comme souvent danslrsquoœuvre de J-B Say laquo Les eacutecrits des anciens leur leacutegislation leurs traiteacutes de paix leuradministration des provinces conquises annoncent qursquoils nrsquoavaient aucune ideacutee juste sur lanature et les fondements de la richesse sur la maniegravere dont elle se distribue et sur les reacutesultatsde sa consommation raquo 43 On connaicirct la posteacuteriteacute de ce constat que lrsquoon retrouve en destermes similaires jusque dans Lrsquoeacuteconomie antique de M I Finley 44

A Smith avance une autre explication compleacutementaire de la preacuteceacutedente Il considegravere que lasocieacuteteacute antique est incapable drsquoeacutevoluer et de progresser car elle repose essentiellement surlrsquoesclavage Comme il est impossible de demander agrave un esclave drsquoecirctre inventif tout le processuseacuteconomique srsquoest trouveacute bloqueacute et condamneacute agrave la reproduction de tacircches simples etreacutepeacutetitives 45 Cela est vrai pour la production industrielle mais aussi et surtout pourlrsquoagriculture La deacutenonciation de lrsquoesclavage drsquoA Smith repose davantage sur ses conceptionsmorales et religieuses que sur une analyse comparative des diffeacuterents modes de production Ilne peut imaginer selon ses principes qursquoune socieacuteteacute puisse prospeacuterer en privant une partie deses membres de leur liberteacute

Opposeacutes aux Physiocrates sur le rocircle de lrsquoagriculture dans lrsquoeacutelaboration de la richesse leseacuteconomistes laquo classiques raquo nrsquoen partagent pas moins lrsquoessentiel de leurs conclusions sur laqualiteacute des reacutegimes agraires ou la fonction du proprieacutetaire Comme les Physiocrates leseacuteconomistes laquo classiques raquo considegraverent que le fermage est le meilleur systegraveme car il permet dedissocier la proprieacuteteacute de lrsquoexploitation Le fermier qui dispose de baux de longue dureacutee agrave lacondition qursquoils soient garantis par le proprieacutetaire a la possibiliteacute drsquoinvestir dans lrsquoexploitationsans risquer drsquoen perdre le produit Il peut cultiver sa ferme avec autant drsquoapplication que srsquoilsrsquoagissait de son propre bien De son cocircteacute le proprieacutetaire possegravede drsquoimportants capitaux qursquoilconsacre agrave des investissements de longue dureacutee comme la creacuteation de routes ou lrsquoaccroissementdu domaine A Smith et J-B Say arrivent agrave ces conclusions par des raisonnements qui sontpourtant fondamentalement diffeacuterents de ceux des Physiocrates Ils appliquent en effet agravelrsquoeacuteconomie agricole les outils qursquoils utilisent pour analyser la production industrielleLrsquoexploitation agricole perd sa speacutecificiteacute elle est assimileacutee agrave une entreprise artisanale J-B Say43 Say 1841 p 1744 Finley 1975 p 2145 Smith 1995 p 781

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deacutecrit mecircme lrsquoagriculture comme laquo une manufacture de produits agricoles raquo 46 Quand ledomaine est affermeacute tout ce passe finalement comme si le fermier eacutetait agrave la tecircte drsquouneentreprise loueacutee au proprieacutetaire du sol 47

On a vu plus haut que cette perception de lrsquoeacuteconomie rurale eacutetait largement influenceacutee parla situation des campagnes britanniques A Smith et J-B Say considegraverent qursquoelles constituentle point drsquoaboutissement drsquoune agriculture eacutevoluant vers plus de rationaliteacute et de productiviteacuteCrsquoest drsquoailleurs agrave lrsquoaune de ce modegravele qursquoils examinent lrsquohistoire de lrsquoeacuteconomie ruraleeuropeacuteenne Le premier deacutenonce de faccedilon virulente lrsquoemploi des esclaves dans lrsquoagriculture 48Srsquoappuyant sur les eacutecrits de Pline et de Columelle il considegravere que le grand domaineesclavagiste est responsable du deacuteclin de lrsquoeacuteconomie rurale italienne Agrave lrsquoinverse il pense que ledeacuteveloppement du fermage le renforcement des droits du tenancier et lrsquoallongement des bauxsont agrave lrsquoorigine de lrsquoexpansion agricole des socieacuteteacutes meacutedieacutevales 49 Cet essor a eacuteteacute amplifieacute agrave lafin du Moyen Acircge par lrsquoaccroissement des populations urbaines et la multiplication desrelations commerciales 50 J-B Say reprend et approfondit cette analyse en srsquoattachantdavantage agrave lrsquohistoire de lrsquoesclavage Son interpreacutetation de lrsquoapparition du servage est drsquoailleursoriginale pour lrsquoeacutepoque

Il estime qursquoau deacutebut du Moyen Acircge la fin des conflits lieacutes aux invasions ne permet plusaux laquo successeurs des conqueacuterants raquo de se procurer facilement des esclaves Ils sont donc obligeacutesdrsquoorganiser leur reproduction en les installant avec leur famille sur des lots du domaineLrsquoesclave beacuteneacuteficie drsquoune semi-liberteacute et cultive cette terre pour son compte Il doit eneacutechange des prestations en nature qursquoil effectue sur la partie du domaine que le maicirctreexploite en faire-valoir direct Cette concession se transforme en une quasi proprieacuteteacute au profitdu serf qui ne peut toutefois quitter sa terre Lrsquoattachement agrave la glegravebe est pour le maicirctre lagarantie de ne pas ecirctre totalement deacuteposseacutedeacute de son bien 51 Dans la grande controverse sur lanature du colonat et lrsquoorigine du servage J-B Say peut-ecirctre parce qursquoil en ignore les termesapporte une contribution singuliegravere car essentiellement fondeacutee sur des argumentseacuteconomiques Il nrsquoest pas loin de consideacuterer en effet que la relation du colon au maicirctre reposedavantage sur un contrat synallagmatique que sur un rapport de force Ce sont donc descontraintes eacuteconomiques qui ont obligeacute les proprieacutetaires agrave modifier la condition des esclaves etfavoriseacute ainsi lrsquoapparition du servage J-B Say srsquoeacutecarte radicalement de la thegravese classiqueencore tregraves vigoureuse agrave son eacutepoque qui attribuait la fin de lrsquoesclavage agrave lrsquoessor duchristianisme

En conclusion de son eacutetude historique J-B Say considegravere que le reacutegime foncier fondeacute surle servage nrsquoeacutetait pas tregraves productif car il limitait consideacuterablement les investissements des serfset du seigneur Lrsquoabsenteacuteisme de ces derniers leur goucirct pour les deacutepenses non productivescontribuegraverent finalement au blocage de lrsquoeacuteconomie agraire 52 Le salut vint du deacuteveloppement

46 Say 1852 p 20547 Say 1841 p 41348 laquo Il ressort me semble-t-il de lrsquoexpeacuterience de tous les temps et de toutes les nations que lrsquoouvrage fait par des

esclaves quoiqursquoil paraisse ne coucircter que leur entretien est en deacutefinitive le plus cher de tous Un homme quinrsquoacquiert point de proprieacuteteacute ne peut avoir drsquoautre inteacuterecirct que de manger autant que possible et detravailler aussi peu que possible raquo Smith 1995 p 444

49 Smith 1995 p 44850 A Smith consacre tout le chapitre IV de la Richesse des nations agrave la preacutesentation et agrave lrsquoexplication de ce

pheacutenomegravene51 Say 1852 p 22852 Say 1852 p 229

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du fermage et de lrsquoessor du commerce et de lrsquoindustrie qui modifiegraverent radicalement lesrapports sociaux 53

En apparence les analyses historiques drsquoA Smith et de J-B Say aboutissent agrave desconclusions tregraves proches de celles des Physiocrates On ne saurait srsquoen eacutetonner si lrsquoon estimeavec J A Schumpeter 54 que la Richesse des nations ne renferme aucune ideacutee neuve mais queson seul meacuterite est drsquoavoir incorporeacute dans un systegraveme de penseacutee coheacuterent toutes lesobservations et les conceptions produites par la reacuteflexion sur lrsquoeacuteconomie durant tout leXVIIIe s Cela est sans doute vrai quand on observe comme le fait le savant autrichienlrsquoeacutevolution de la penseacutee eacuteconomique sur la longue dureacutee La comparaison entre la meacutethodedrsquoanalyse historique des Physiocrates et celle de laquo lrsquoeacutecole classique raquo illustreacutee par les passagespreacutesenteacutes plus haut oblige toutefois agrave ecirctre plus nuanceacute Les premiers ont eacutetudieacute lrsquohistoire delrsquohumaniteacute en fonction drsquoun principe non deacutemontreacute que lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes occidentales arapidement frappeacute drsquoobsolescence En placcedilant lrsquoindividu au cœur du processus historique lesseconds ont semble-t-il refondeacute la discipline Ils ont en effet donneacute agrave lrsquohistorien le moyendrsquoexpliquer rationnellement le deacuteveloppement des socieacuteteacutes humaines en montrant que leshommes et les nations qursquoils composent sont en dernier ressort reacutegis par la neacutecessiteacute deconsommer Ce deacutesir peut ecirctre nieacute contrarieacute ou deacutetourneacute il nrsquoen deacutetermine pas moinslrsquoorganisation et le deacuteveloppement des collectiviteacutes Lrsquoessor de lrsquohumaniteacute peut alors ecirctreconsideacutereacute comme un long cheminement vers une socieacuteteacute ideacuteale dans laquelle rien ne contrarielrsquoaccumulation de la richesse Son histoire est celle des obstacles et des blocages imposeacutes parles individus et les institutions aux principes de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo

Quelles ont eacuteteacute les influences de ces conceptions sur le travail des historiens Les filiationssont difficiles agrave eacutetablir car selon la tradition acadeacutemique de lrsquoeacutepoque les historiens ne citentque les sources antiques et rarement les travaux de leurs confregraveres Les reacutefeacuterences aux œuvresdes eacuteconomistes laquo classiques raquo sont donc rares et ne permettent pas drsquoeacutetablir avec certitude lageacuteneacutealogie des eacutechanges entre les deux disciplines Le problegraveme ne se pose drsquoailleurs pas en cestermes Les champs disciplinaires de lrsquohistoire et de lrsquoeacuteconomie ne sont pas agrave cette eacutepoqueaussi preacuteciseacutement borneacutes qursquoaujourdrsquohui A Smith nrsquoa pas le sentiment de changer dediscipline lorsqursquoil traite de Rome ou du Moyen Acircge occidental De mecircme nombredrsquohistoriens partagent les objectifs des premiers eacuteconomistes Crsquoest le cas de G-M Butel-Dumont dont les travaux seront plus preacuteciseacutement examineacutes dans les paragraphes agrave venirEnfin il serait fautif drsquoimaginer que la science eacuteconomique est sortie tout armeacutee du cerveaudes fondateurs de laquo lrsquoeacutecole classique raquo Son eacutemergence est la conseacutequence drsquoun mouvementintellectuel tregraves vaste qui touche lrsquoensemble des disciplines qui agrave cette eacutepoque srsquointeacuteressent agravelrsquohomme dans ses relations avec la nature et ses semblables Lrsquohistoire et singuliegraverement cellede lrsquoAntiquiteacute a connu comme lrsquoeacuteconomie une eacutevolution eacutepisteacutemologique qui aprofondeacutement renouveleacute ses objectifs et ses meacutethodes Il est piquant de noter agrave ce titre quelrsquoexemple le plus brillant de cette nouvelle faccedilon drsquoeacutecrire lrsquohistoire lrsquoHistory of the Decline andFall of the Roman Empire 55 drsquoEd Gibbon a commenceacute de paraicirctre en 1776 la mecircme anneacuteeque la Richesse des nations

Ed Gibbon nrsquoest pas isoleacute dans son temps il est lrsquoheacuteritier drsquoun mouvement de penseacutee qui sedeacuteveloppe durant tout le XVIIIe s et modifie progressivement le regard porteacute sur lrsquoAntiquiteacuteCe patient travail de deacutemystification a eacuteteacute eacutetudieacute avec beaucoup de rigueur parM Raskolnikoff Il trouve ses preacutemices dans les travaux de Louis de Beaufort (1703-1795) qui

53 Say 1852 p 50354 Schumpeter 1983 p 262-26355 Une traduction en franccedilais paraicirct la mecircme anneacutee chez Debure Elle a eacuteteacute reacutealiseacutee par Leclerc de Septchecircnes

qui aurait eacuteteacute aideacute par Louis XVI

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est lrsquoun des premiers agrave comprendre la neacutecessiteacute de soumettre agrave la critique les sources eacutecritesleacutegueacutees par lrsquoAntiquiteacute 56 Il nrsquoest pas possible de rendre compte ici de lrsquoanalysehistoriographique tregraves preacutecise meneacutee par M Raskolnikoff Un sort similaire doitmalheureusement ecirctre reacuteserveacute aux travaux essentiels de Cl Nicolet sur la formation delrsquohistoire eacuterudite de lrsquoAntiquiteacute 57 Dans les paragraphes suivants on se contentera drsquoeacutevoquerbriegravevement les thegraveses en preacutesence en privileacutegiant les deacutebats relatifs agrave lrsquoeacuteconomie Deuxmeacutemoires preacutesenteacutes agrave lrsquoAcadeacutemie royale des Inscriptions et Belles-Lettres agrave lrsquooccasion de sonprix de 1776 fourniront la matiegravere et lrsquoargument de ce bilan

III Le laquo deacutesenchantement raquo de lrsquoAntiquiteacute

En 1776 lrsquoAcadeacutemie royale des Inscriptions et Belles-Lettres propose pour son prix unedissertation sur le sujet suivant De lrsquoEacutetat de lrsquoagriculture chez les Romains depuis lecommencement de la Reacutepublique jusqursquoau siegravecle de Jules Ceacutesar relativement au Gouvernement auxMœurs et au Commerce Deux contributions ont eacuteteacute publieacutees Dans la premiegravere L-Eacute Arcegraveremontre que la Reacutepublique romaine doit ses succegraves aux vertus morales de ses citoyens Ce sonttous des paysans qui vivent au grand air ont des mœurs simples et deacutefendent avec courage lebien commun 58 Les guerres de conquecirctes leur ont donneacute le goucirct de la rapine et les ontdeacutetourneacutes de lrsquoagriculture Le luxe a fini de les corrompre et a provoqueacute la ruine delrsquoEmpire 59

Dans le second meacutemoire G-M Butel-Dumont 60 deacuteclare en preacuteambule laquo Pour peu qursquoonapprofondisse le sujet proposeacute par lrsquoAcadeacutemie royale des Inscriptions on ne tarde pas agravereconnaicirctre que les Romains nrsquoexcellaient point agrave beaucoup pregraves en tout raquo 61 Il dresse ensuiteun tableau seacutevegravere de lrsquoagriculture romaine Les Romains peu inventifs nrsquoont deacuteveloppeacuteaucune technique agricole nouvelle 62 Leur agriculture est archaiumlque et peu productive 63 etles proprieacutetaires qui nrsquoont pas la possibiliteacute de deacutevelopper les cultures de leurs choix doiventsubir les interventions de lrsquoEacutetat qui ne respecte mecircme pas la proprieacuteteacute priveacutee 64 Lrsquoessor delrsquoeacuteconomie rurale eacutetait de toute faccedilon bloqueacute par lrsquoabsence drsquoindustrie et de marcheacutes 65Lrsquoapprovisionnement gratuit de Rome le deacuteveloppement des grandes exploitations et lrsquooisiveteacutede leurs proprieacutetaires provoquegraverent le deacuteclin et la chute de lrsquoEmpire 66 Il achegraveve ce reacutequisitoire

56 Son œuvre majeure Dissertation sur lrsquoincertitude des cinq premiers siegravecles de lrsquohistoire romaine est parue agraveUtrecht en 1738 (Raskolnikoff 1992 p 5-21)

57 Le lecteur se reportera principalement aux premier et quatriegraveme chapitres de La fabrique drsquoune nation(Nicolet 2003)

58 Arcegravere 1777 p 38-4159 Arcegravere 1777 p 69 et 5060 Georges-Marie Butel-Dumont (1723-1788) a publieacute sa contribution en 1779 sous le titre Recherches

historiques et critiques sur lrsquoadministration publique et priveacutee des terres chez les romains depuis lecommencement de la Reacutepublique jusqursquoau siegravecle de Jules-Ceacutesar

61 Butel-Dumont 1779 p V62 Butel-Dumont 1779 p 13463 Butel-Dumont 1779 p 13664 Butel-Dumont 1779 p 9565 laquo Les Romains meacuteprisaient le commerce et les arts ils en abandonnaient lrsquoexercice aux esclaves Nouvelle

preuve du peu drsquohabiliteacute de ce peuple dans lrsquoeacuteconomie inteacuterieure des Eacutetats Sans lrsquoactiviteacute du commerce sanslrsquoindustrie des arts les campagnes languissent Si le laboureur nrsquoa pas lrsquoassurance de deacutebiter avantageusementses denreacutees il ralentit ses travaux Or les arts et le commerce lui fournissent des matiegraveres drsquoeacutechange et desconsommateurs raquo (Butel-Dumont 1779 p 112-113)

66 Butel-Dumont 1779 p 354-363

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en concluant que lrsquoagriculture nrsquoa eu aucune influence sur les mœurs des Romains 67 A Smithnrsquoest pas citeacute mais il aurait sans conteste appreacutecieacute de retrouver des ideacutees proches des siennesdans ce meacutemoire soutenu lrsquoanneacutee de la publication de la Richesse des nations La comparaisondes deux dissertations soumises agrave lrsquoAcadeacutemie est eacuteloquente Il est rare de trouver danslrsquohistoriographie des opinions contemporaines aussi divergentes Il srsquoagit non seulement drsquoundeacutesaccord profond sur la place et le rocircle de lrsquoagriculture dans la socieacuteteacute romaine mais surtout dedeux conceptions radicalement opposeacutees de lrsquohistoire antique

L-Eacute Arcegravere est lrsquoheacuteritier drsquoune tradition philosophique qui appreacutehende lrsquoAntiquiteacute dansune perspective plus morale qursquohistorique Les œuvres des Anciens sont consideacutereacutees comme lesteacutemoignages de comportements et drsquoinstitutions qursquoil convient drsquoeacutetudier de critiquer oudrsquoimiter Lrsquoattitude adopteacutee par les historiens est le plus souvent emprunteacutee drsquoune profondedeacutevotion Ils nrsquoignorent pas les drames de lrsquoAntiquiteacute ses crises et la deacutepravation de quelques-uns de ses protagonistes mais ils continuent de penser que Rome au-delagrave de ces deacuteviances asu trouver lrsquoharmonie sociale dans des institutions fondeacutees sur un habile partage des pouvoirsMalgreacute son titre lrsquoHistoire des Reacutevolutions arriveacutees dans le gouvernement de la ReacutepubliqueRomaine publieacutee en 1719 par lrsquoabbeacute de Vertot 68 est une brillante illustration de cette thegravese etde cette conception de lrsquohistoire romaine Cet ouvrage a connu un eacutenorme succegraves dans toutelrsquoEurope du XVIIIe s et a eacuteteacute reacuteeacutediteacute en France une trentaine de fois jusqursquoen 1830 69Lrsquoabbeacute Vertot y deacuteveloppe une ideacutee simple la Reacutepublique a adapteacute son organisation sociale audeacutesir croissant de liberteacute des citoyens romains Cette eacutevolution srsquoarrecircte sous le PrincipatAuguste offrant la prospeacuteriteacute au peuple romain en eacutechange de sa liberteacute 70 On sait que cetteglorification de la Reacutepublique romaine traverse tout le XVIIIe s jusqursquoagrave la peacuterioderomantique et connaicirct un regain exceptionnel au moment de la Reacutevolution Tous leshistoriens ne la partageaient pas mais un grand nombre drsquoentre eux eacutetudiaient lrsquohistoireantique selon les mecircmes principes Montesquieu dans ses Consideacuterations sur les causes de lagrandeur des Romains et de leur deacutecadence publieacutees anonymement agrave Amsterdam en 1734poursuit un but qui est finalement agrave peu pregraves le mecircme que celui de lrsquoabbeacute Vertot Il veutmontrer que lrsquohistoire de Rome peut se comprendre comme un affaiblissement continu desvaleurs morales qui ont fait le succegraves de la Reacutepublique Les conseacutequences de cette supposeacuteedeacutecadence sur lrsquoeacuteconomie lrsquoagriculture ou le commerce ne sont pas examineacutees Les aspectsmateacuteriels de la civilisation antique sont aussi absents de LrsquoEsprit des Lois qui comprendpourtant de nombreux chapitres consacreacutes agrave lrsquoAntiquiteacute 71 Comme lrsquoeacutecrit Cl Nicolet laquo Montesquieu fournit un bon exemple de cette utilisation de lrsquoAntiquiteacute dans une perspectiveen quelque sorte intemporelle [hellip] raquo 72

Le parti adopteacute par G-M Butel-Dumont est radicalement diffeacuterent Avocat au Parlementde Paris et conseiller du Roi il a consacreacute plusieurs travaux agrave lrsquoeacuteconomie Il est ainsi letraducteur en 1754 des Traiteacutes sur le commerce et sur les avantages qui reacutesultent de la reacuteductionde lrsquointerest de lrsquoargent de J Child et il publie lrsquoanneacutee suivante une Histoire et commerce descolonies angloises dans lrsquoAmeacuterique septentrionale Il est surtout lrsquoauteur drsquoun traiteacute dont le titrereacutesume parfaitement sa doctrine eacuteconomique Theacuteorie du luxe ou Traiteacute dans lequel onentreprend drsquoeacutetablir que le luxe est un ressort non seulement utile mais mecircme indispensablementneacutecessaire agrave la prospeacuteriteacute des eacutetats (1771) Il y critique avec vigueur les thegraveses des Physiocrates67 Butel-Dumont 1779 p 48368 Reneacute Aubert de Vertot drsquoAubœuf (1655-1735) est plus connu sous le nom drsquoabbeacute de Vertot69 Agrave Paris par le Bureau des eacutediteurs70 laquo Ce prince par une conduite si habile accoutuma insensiblement des hommes libres agrave la servitude et rendit

une monarchie nouvelle supportable agrave drsquoanciens reacutepublicains raquo (Aubert de Vertot 1719 p 858)71 De lrsquoEsprit des lois est publieacute en 174872 Nicolet 1988 p 17 note 10

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sur lrsquoorigine de la richesse et leur oppose une conception chreacutematistique de lrsquoeacuteconomie quirepose sur la liberteacute des individus et la capaciteacute reacutegulatrice de leurs interactions 73 Agrave propos delrsquoAntiquiteacute il reconnaicirct agrave Rome le meacuterite drsquoavoir eacutetendu agrave son empire les beacuteneacutefices de sonmarcheacute Il considegravere ainsi que lrsquointroduction du laquo Luxe raquo en Gaule a favoriseacute sondeacuteveloppement 74 G-M Butel-Dumont aborde donc lrsquoAntiquiteacute et la question poseacutee parlrsquoInstitut avec la volonteacute de lrsquoeacutetudier en toute objectiviteacute selon les critegraveres que lui offre ladiscipline eacuteconomique naissante Son analyse de lrsquoagriculture romaine ne diffegravere pas dans sesobjectifs de celle des colonies anglaises qursquoil a reacutealiseacutee une vingtaine drsquoanneacutees plus tocirct Ilnrsquoeacutecrit pas une histoire de lrsquoeacuteconomie antique mais plutocirct une eacuteconomie de lrsquoAntiquiteacute Sonœuvre est fortement influenceacutee par les travaux de D Hume qui touchent agrave la fois agrave laphilosophie agrave lrsquohistoire et agrave lrsquoeacuteconomie

Maicirctre et ami de son compatriote eacutecossais A Smith D Hume 75 a publieacute plusieurs eacutetudesdrsquoeacuteconomie qui nrsquoont trouveacute leurs lecteurs que bien des anneacutees apregraves leur publication Il doitsa ceacuteleacutebriteacute dans son pays agrave son Histoire de lrsquoAngleterre et en France agrave ses textesphilosophiques Eacutecrivant avant les Physiocrates il deacutefend une vision de lrsquoeacuteconomie selonlaquelle le deacutesir de consommation des individus joue un rocircle essentiel Son eacuteclectisme curieuxlrsquoamegravene agrave srsquointerroger sur lrsquooriginaliteacute des socieacuteteacutes de son temps notamment par rapport agravecelles de lrsquoAntiquiteacute Il traite de ce problegraveme dans plusieurs de ses œuvres mais surtout dansson Essai sur la population des nations anciennes 76 Il srsquoagit drsquoune reacutefutation des thegravesessoutenues par plusieurs historiens dont le docteur R Wallace 77 Ce dernier dans unedissertation prononceacutee quelques anneacutees auparavant devant la Socieacuteteacute philosophiquedrsquoEacutedimbourg soutenait que la population de lrsquoEurope eacutetait bien infeacuterieure en nombre agrave celledu monde antique 78 Son argumentaire tregraves partial ne meacuterite pas drsquoecirctre preacutesenteacute dans ledeacutetail Il participe drsquoune vision de lrsquohistoire du monde selon laquelle les socieacuteteacutes humainesconnaissent comme les individus un acircge drsquoor puis une lente et inexorable deacutecadence Lachronologie de ce processus varie selon les peuples Rome a par exemple connu son acmeacute sousla Reacutepublique et la Gaule dans les derniers temps de son indeacutependance Avant lrsquoarriveacutee deCeacutesar la Gaule jouissait drsquoinstitutions harmonieuses qui lui assuraient une population queR Wallace estime agrave trente-deux millions drsquohabitants 79 Fortement amoindrie par la guerre deconquecircte elle nrsquoa que tregraves peu profiteacute du gouvernement de Rome pour demeurer stablejusqursquoagrave son eacutepoque 80

De son cocircteacute D Hume pense que les textes antiques ne permettent pas de soutenir cettehypothegravese et que drsquoun point de vue philosophique les socieacuteteacutes contemporaines occidentalesont connu des eacutevolutions et un progregraves geacuteneacuteral qui les placent au-dessus des peuples anciens

73 laquo Si quelques particuliers peuvent consommer au-delagrave de leurs faculteacutes il est physiquement impossible agrave unenation drsquoen faire autant Lrsquointeacuterecirct respectif des hommes srsquoy oppose Ils se font obstacle les uns aux autres etla chose publique gagne plus par lrsquoeacutemulation geacuteneacuterale neacutee du Luxe qursquoelle ne perd par les fautes ougrave il peutfaire tomber raquo (Butel-Dumont 1771 p 89)

74 Butel-Dumont 1771 p 116-117 et 12075 David Hume 1711-177676 Cet essai fait partie des Seize Discours publieacutes de 1742 agrave 1752 dans le recueil intituleacute Essays Moral Political

and Literary La premiegravere traduction en franccedilais est lrsquoœuvre de lrsquoabbeacute Le Blanc en 175477 Robert Wallace 1697-177178 Sa communication porte le titre suivant A Dissertation on the Numbers of Mankind in Ancient and Modern

Times in which the Superior Populousness of Antiquity is Maintained Elle est publieacutee agrave Eacutedimbourg en 1753apregraves la parution de lrsquoessai de D Hume Une premiegravere traduction franccedilaise reacutealiseacutee par Eacute de Joncourt estpublieacutee agrave Londres en 1754

79 Wallace 1769 p 8880 laquo En un mot de quelque maniegravere qursquoon envisage la chose cette partie de lrsquoEurope paraicirct avoir eacuteteacute infiniment

plus peupleacutee du temps de Ceacutesar qursquoelle ne lrsquoa jamais eacuteteacute depuis et nrsquoavoir jamais recouvreacute lrsquoeacutetat florissantdans lequel lrsquohistoire la repreacutesente avant que ce fameux conqueacuterant lrsquoeucirct deacutevasteacutee raquo (Wallace 1769 p 92)

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Sa deacutemonstration montre bien que la querelle sur la population de lrsquoAntiquiteacute est une desformes drsquoun conflit beaucoup plus important qui porte sur la conception de lrsquohistoire et de sapratique R Wallace un des heacuterauts de lrsquoautre camp en a parfaitement conscience Il deacuteclareainsi dans son Examen critique du discours politique de M Hume qursquoil publie agrave la suite de saDissertation historique laquo Ceux qui ont lu le Discours de M Hume sur la population desanciennes nations auront sans doute observeacute que ce savant auteur deacuteprise lrsquoAntiquiteacute exalteles siegravecles modernes et srsquoefforce de prouver par tous les arguments que lui fournit un geacutenie vifet brillant que ce qursquoon dit de la supeacuterioriteacute des temps anciens sur les modernes nrsquoest pas aussicertain que le preacutetendent les admirateurs outreacutes de lrsquoAntiquiteacute raquo 81

D Hume revendique complegravetement le parti pris moderniste que lui reproche soncompatriote eacutecossais Il eacutetudie lrsquohistoire pour montrer la singulariteacute de la civilisation antique etprouver lrsquoexistence drsquoune rupture fondamentale drsquoun saut qualitatif eacutevident dans lrsquoessor dessocieacuteteacutes occidentales Pour lui lrsquohistoire a un sens dans la double acception du terme Ellemegravene les nations vers plus de bonheur et de sagesse par lrsquoaction du progregraves et de la liberteacute Lestemps anciens ne sont pas des paradis perdus mais des mondes ougrave reacutegnaient la misegravere lacorruption et lrsquoarbitraire Il considegravere ainsi qursquoaucun des chefs-drsquoœuvre leacutegueacutes par lrsquoAntiquiteacutene pourrait nous faire oublier que cette socieacuteteacute reposait sur une pratique absolumentcondamnable lrsquoesclavage Il est moralement injustifiable au regard des critegraveres philosophiquespromus par lrsquoEurope des Lumiegraveres et il est responsable du retard eacuteconomique et politique de lacivilisation antique 82 D Hume dresse un tableau tregraves sombre du reacutegime esclavagiste romain lrsquoItalie est couverte drsquoinnombrables ergastules qui abritent une population drsquoesclaves composeacutesde captifs qui ne se reproduisent pas et que leurs maicirctres remplacent gracircce aux guerres deconquecirctes conduites par lrsquoEmpire 83 Le sort de la grande masse des citoyens libres ne vaut pasmieux En comparaison la situation sociale des populations des nations europeacuteennes estindeacuteniablement plus favorable 84

La controverse entre R Wallace et D Hume ne seacutevit pas seulement agrave Eacutedimbourg mais danstoute lrsquoEurope de cette seconde moitieacute du XVIIIe s En France un conflit similaire opposelrsquoabbeacute de Mably 85 et ses Entretiens de Phocion (1764) agrave Fr-J de Chastellux 86 qui lui reacutepondavec un ouvrage intituleacute De la feacuteliciteacute publique ou consideacuterations sur le sort des hommes dans lesdiffeacuterentes eacutepoques de lrsquohistoire (1772) 87 Le premier expose sa conception pessimiste delrsquoeacutevolution drsquoune humaniteacute qui srsquoeacuteloigne irreacutemeacutediablement de la perfection de la civilisationantique des premiers temps au fur et agrave mesure du deacuteveloppement du commerce et delrsquoaccroissement de la richesse 88 Le second partage totalement la position critique de D Humesur lrsquoAntiquiteacute Anglophile il a drsquoailleurs rencontreacute le philosophe eacutecossais agrave Paris en 1759 Ilsoutient qursquoil est possible drsquoadmirer la grandeur de Rome tout en essayant de comprendrecomment elle a assis sa supeacuterioriteacute 89 Il deacutefend agrave propos de lrsquohistoire romaine une thegraveseradicalement opposeacutee agrave celle de lrsquoabbeacute Vertot Selon lui les guerres meneacutees par Rome eacutetaient

81 Wallace 1769 p 19182 laquo [hellip] lrsquoesclavage en geacuteneacuteral est contraire au bonheur et agrave la multiplication du genre humain [hellip] raquo Hume

1966 p 11783 Hume 1966 p 109-11484 laquo Mais celui qui considegravere les choses de sang-froid trouvera que la nature humaine en geacuteneacuteral jouit

reacuteellement de plus de liberteacute dans les gouvernements mecircme les plus arbitraires de lrsquoEurope qursquoelle nrsquoen ajamais joui dans les plus florissantes peacuteriodes des anciens temps raquo (Hume 1966 p 108)

85 Gabriel Bonnot abbeacute de Mably (1709-1785) est le fregravere de Condillac86 Franccedilois-Jean de Beauvoir chevalier puis marquis de Chastellux 1734-178887 Cet ouvrage est publieacute anonymement chez M-M Rey agrave Amsterdam88 Mably 1986 note 1 p 124-13189 laquo [hellip] celui qui mesure un eacutedifice ne preacutetend pas le renverser [hellip] raquo (Chastellux 1989 p 197)

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pour elle un moyen drsquoassurer sa survie et de pallier lrsquoimperfection de ses institutions 90 Laconquecircte lui permettait de satisfaire son deacutesir de rapine et de contenir la reacutevolte du peuple Ilpense que sa soif de supreacutematie et ses luttes incessantes avec ses voisins sont autant de preuvesde ses faiblesses et de son incapaciteacute agrave assurer le bonheur de ses citoyens gracircce agrave ses ressourcespolitiques et eacuteconomiques 91 Cette opinion eacuteminemment humaniste est paradoxalementeacutemise par un militaire qui a participeacute avec le grade de Mareacutechal de camp agrave la guerredrsquoindeacutependance ameacutericaine sous les ordres de Rochambeau 92

Il nrsquoest pas sans inteacuterecirct pour lrsquohistoriographie de lrsquoAntiquiteacute de noter que Fr-Jde Chastellux a eacuteteacute eacutelu agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise en 1775 Rien drsquoeacutetonnant agrave ce que lrsquoanneacuteesuivante lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres couronne le meacutemoire de G-M Butel-Dumont Le courant historique repreacutesenteacute au deacutebut du XVIIIe s par les travaux deL de Beaufort venait en quelque sorte de triompher Les plus hautes institutions acadeacutemiquesfranccedilaises acceptaient pregraves drsquoun demi-siegravecle plus tard que lrsquoAntiquiteacute pucirct ecirctre appreacutehendeacutee defaccedilon critique et pire encore avec les instruments drsquoune discipline encore balbutiante lrsquoeacuteconomie En 1786 lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres confirme son choix enhonorant de son prix la contribution drsquoun savant veacutenitien Fr Mengotti 93 au concours qursquoellelance sur le thegraveme Lrsquoeacutetat du commerce chez les Romains depuis la derniegravere guerre Puniquejusqursquoagrave lrsquoavegravenement de Constantin agrave lrsquoempire 94 Celui-ci partage totalement le point de vuecritique deacutefendu par Fr-J de Chastellux ou G-M Butel-Dumont Mais en tant que futurpreacutesident de lrsquoadministration financiegravere en Veacuteneacutetie 95 son analyse eacuteconomique de lrsquoAntiquiteacuteva plus loin Ainsi examinant les eacutechanges de Rome avec ses voisins il est sans doute lepremier agrave consideacuterer que sa balance du laquo commerce exteacuterieur raquo est deacuteficitaire 96 Une nouvelleeacutetape est franchie dans lrsquohistoire de lrsquoeacuteconomie antique celle de lrsquoanalyse quantitative

Cette faccedilon reacutesolument moderne drsquoaborder les socieacuteteacutes anciennes est tout agrave fait novatricepour lrsquoeacutepoque En distinguant Fr Mengotti lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres nesoutient pas seulement le repreacutesentant drsquoune histoire critique de lrsquoAntiquiteacute elle encourageaussi un courant de penseacutee qui propose aux chercheurs de nouveaux objets et de nouvellesmeacutethodes Peu nombreux sont les historiens qui agrave cette eacutepoque suivent cette voie On peutciter par exemple A Dureau de La Malle en France et A Boeckh 97 en Allemagne Laproduction du premier sera eacutetudieacutee en deacutetail un peu plus loin Le second est lrsquoauteur drsquouneEacuteconomie politique des Atheacuteniens 98 publieacutee en 1817 Son sujet nrsquointeacuteresse pas directement cemeacutemoire mais ses objectifs et sa meacutethode illustrent parfaitement le tournant eacutepisteacutemologique

90 laquo Je nrsquoai fait qursquoindiquer ces horribles trageacutedies ces temps de meurtres et de carnage ougrave Rome agiteacutee par lesdiscordes civiles vengeait elle-mecircme les nations abattues mais les opprimait encore Cette reacutepubliquevictorieuse et expirante ressemblait agrave un malade dont les entrailles sont deacutevoreacutees par une fiegravevre ardente maisdont les bras encore robustes reccediloivent des crises de la douleur une force plus eacutenergique et plusdangereuse raquo (Chastellux 1989 p 241)

91 laquo La guerre est malheureusement un grand moyen de gouvernement Elle occupe tous les esprits ellesrsquoimplifie toutes les formules elle eacuteloigne toutes les discussions Aussi suis-je tregraves porteacute agrave croire que les roisqui ont toujours le plus fait la guerre ne sont pas ceux qui ont eu le plus de geacutenie et que les princespolitiques sont drsquoautant plus supeacuterieurs aux princes guerriers que lrsquoart de gouverner est plus difficile quecelui de commander raquo (Chastellux 1989 p 250)

92 Dans le mecircme registre il soutient que laquo Les conquecirctes drsquoAlexandre furent un signal de deacutepravation pourlrsquohumaniteacute raquo (Chastellux 1989 p 231)

93 Franccedilois Mengotti 1749-183094 La dissertation de Fr Mengotti est publieacute agrave Padoue en 1787 sous le titre Del commercio dei Romani dalla

prima guerre punica a Constantino95 Nicolet 1988 p 22 note 1896 Nicolet 1988 p 2397 Auguste Boeckh 1785-186798 Die Staatshaushaltung der Athener

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pris par la discipline historique agrave la fin du XVIIIe s et au deacutebut du XIXe s Dans lrsquointroductionde son livre A Boeckh revendique et assume pleinement sa volonteacute de ne rien ceacuteder agravelrsquoapologie traditionnelle de lrsquoAntiquiteacute laquo Jrsquoai pris la veacuteriteacute pour but et mrsquoinquiegravete peu si leculte sans restriction des anciens en reccediloit quelque atteinte [hellip]raquo 99 On est loin despreacutecautions oratoires avec lesquelles Fr-J de Chastellux meacutenageait son lecteur Il affirmeensuite que lrsquoeacutetude de lrsquoeacuteconomie est non seulement possible mais qursquoelle est indispensablepour comprendre le fonctionnement des socieacuteteacutes antiques 100 Ce faisant A Boeckh assigne agravelrsquohistorien une nouvelle mission celle de laquo comprendre les deacutetails de la vie dans lrsquoAntiquiteacute raquoLa connaissance historique nrsquoest plus seulement celle des eacuteveacutenements des institutions et deshommes remarquables mais doit inteacutegrer la totaliteacute des activiteacutes humaines Jusqursquoagrave preacutesent leslaquo menus faits raquo des Anciens nrsquointeacuteressaient que les Antiquaires Lrsquoun des premiers drsquoentre euxB de Montfaucon 101 avait ainsi preacutesenteacute dans les cinq volumes de son Antiquiteacute expliqueacutee etrepreacutesenteacutee en figures (1719) les objets les monuments et les textes qui permettentdrsquoappreacutehender les coutumes les pratiques et la vie quotidienne des Anciens Autant de sujetsque la science officielle chargeacutee drsquoeacutecrire la grande histoire ignorait superbement Peu agrave peulrsquoideacutee srsquoeacutetait imposeacutee selon laquelle tous ces vestiges mateacuteriels pouvaient apporter sur lessocieacuteteacutes antiques un autre eacuteclairage que celui des textes En France dans la seconde moitieacute duXVIIIe s lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres a encourageacute leur collecte et inciteacute leshistoriens par le biais de concours agrave srsquointeacuteresser agrave des aspects de la civilisation antique peueacutetudieacutes

Crsquoest ainsi que lrsquoagriculture est proposeacutee comme sujet du concours de 1774 On a vu plushaut que le prix est finalement accordeacute en 1776 agrave G-M Butel-Dumont Il ne faudrait pas enconclure pour autant que lrsquoagronomie antique eacutetait ignoreacutee avant cette date Au contraire lesœuvres des agronomes nrsquoont jamais cesseacute drsquoecirctre lues et commenteacutees Mais ce corpus est abordeacutesans esprit critique jusque vers 1750 Nonobstant le caractegravere parfois deacutesuet de certaines despratiques rapporteacutees par Columelle ou Pline lrsquoagriculture des Anciens est consideacutereacutee par leshistoriens et les agronomes comme un modegravele qursquoil convient drsquoimiter Dans la seconde moitieacutedu XVIIIe s lrsquointeacuterecirct que les eacutelites europeacuteennes portent agrave lrsquoameacutelioration des techniquesagraires modifie progressivement cette perspective La valeur de lrsquoagriculture antique estcontesteacutee par les tenants de la laquo reacutevolution agronomique raquo dans le deacutebat qui les opposent auxpartisans de la tradition Leur attitude participe de lrsquoexamen critique de lrsquoAntiquiteacute eacutetudieacute plushaut tout en eacutetant indissociable de lrsquoeacutemergence et de la constitution drsquoune scienceagronomique fondeacutee sur des principes rationnels

IV Reacuteforme agraire et agronomie antique

Lrsquointeacuterecirct pour lrsquoagronomie ne date pas du XVIIIe s La publication en 1600 du Theacuteacirctredrsquoagriculture et meacutesnage des champs drsquoO de Serres 102 est traditionnellement consideacutereacutee commele point de deacutepart en France drsquoune nouvelle faccedilon drsquoenvisager lrsquoagriculture Il nrsquoen demeure

99 Boeckh 1828 p 3100 laquo Une famille ne peut prospeacuterer sans eacuteconomie un Eacutetat qui est une communauteacute de familles formeacutee par la

nature elle-mecircme ne saurait se dispenser drsquoeacutetablir un ordre bien entendu dans les revenus neacutecessaires agrave sesdeacutepenses Comme presque tous les rapports de lrsquoEacutetat et des particuliers sont confondus dans le maniementdes inteacuterecircts communs on ne peut comprendre les deacutetails de la vie dans lrsquoAntiquiteacute sans connaicirctre lesfinances ni connaicirctre les finances sans scruter la vie publique et la composition inteacuterieure de lrsquoEacutetat raquo(Boeckh 1828 p 2-3)

101 Bernard de Montfaucon 1655-1741102 Olivier de Serres 1539-1619

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pas moins que lrsquoagronomie constitueacutee en science connaicirct au XVIIIe s un essor sans preacuteceacutedentSavants et membres des classes dirigeantes prennent conscience dans la premiegravere moitieacute de cesiegravecle de lrsquoeacutetat globalement archaiumlque de lrsquoagriculture du royaume de France Ce sentimentsrsquoimpose agrave eux avec drsquoautant plus de force que les reacutegions les plus dynamiques de la Grande-Bretagne sont engageacutees dans un mouvement de reacuteforme du systegraveme agraire et demodernisation des techniques agricoles qui commencent agrave porter ses fruits Les travaux desagronomes britanniques connaissent un succegraves croissant en France et les meacutethodes culturalesqursquoils preacuteconisent sont expeacuterimenteacutees de lrsquoautre cocircteacute de la Manche avec des reacuteussites diversesCes proprieacutetaires eacuteclaireacutes qui tentent de moderniser leurs exploitations trouvent un puissantrelais dans le mouvement physiocratique Agrave partir de 1760 le pouvoir royal encourage ceprocessus en suscitant la creacuteation dans tout le royaume de socieacuteteacutes drsquoagriculture

Lrsquoessor de lrsquoagronomie en France durant cette peacuteriode a eacuteteacute eacutetudieacute par A J Bourde qui lui aconsacreacute trois tomes drsquoune somme qursquoil nrsquoest pas possible de reacutesumer ici 103 En ce quiconcerne directement ce meacutemoire il montre que lrsquoanalyse critique de lrsquoagronomie antique sedeacuteveloppe progressivement dans le courant de la seconde moitieacute du XVIIIe s 104 Les tenantsde lrsquoagriculture moderne deacutenoncent lrsquoarchaiumlsme des techniques agricoles antiques et nrsquoont pasde difficulteacute agrave montrer qursquoelles reposent sur des pratiques empiriques parfois totalementirrationnelles Leurs opposants considegraverent au contraire que lrsquoeacuteconomie rurale antique eacutetaitarriveacutee au moment de son acircge drsquoor agrave un eacutetat de perfection dont il faut srsquoinspirer pourreacutesoudre les difficulteacutes des agricultures modernes Cette position est soutenue notamment parceux qui combattent au nom de la tradition lrsquoexpeacuterimentation de techniques nouvelles Lestravaux de L-B Desplaces illustrent bien cette attitude Dans lrsquointroduction agrave sa traduction dulivre XVIII de lrsquoHistoire naturelle de Pline-lrsquoAncien il glorifie les techniques simples heacuteriteacuteesdes Anciens et patiemment ameacutelioreacutees par des geacuteneacuterations de paysans Il fulmine contre lestheacuteories agronomiques qui ne reposent pas sur une pratique eacuteprouveacutee par la tradition etceacutelegravebre les Anciens qui eacutetaient cultivateurs laquo par expeacuterience et non par systegraveme raquo 105 Cettesanctification de lrsquoagriculture antique se double drsquoun rejet virulent des meacutethodes importeacuteesdrsquooutre-Manche et de lrsquoapproche scientifique de lrsquoagriculture Il est ainsi lrsquoauteur drsquounmanifeste dont le titre reacutesume le projet Preacuteservatif contre lrsquoAgromanie 106 En fait drsquoagromaniecrsquoest plus lrsquoanglomanie de certains qui est deacutenonceacutee Lrsquoattitude anti-moderniste de L-B Desplaces nrsquoa pas surveacutecu aux succegraves de lrsquoagronomie laquo rationnelle raquo En revanche sa visionidyllique de lrsquoagriculture romaine fut partageacutee jusque vers le milieu du XIXe s En 1834 J-B Rougier de La Bergerie pense toujours que lrsquoagriculteur de son temps a beaucoup agraveapprendre de la pratique des Anciens 107

De faccedilon plus surprenante ce parti est partageacute par des agronomes qui expeacuterimentent surleurs propres terres les techniques nouvelles Crsquoest le cas par exemple drsquoA Dickson 108 agrave quilrsquoon doit un traiteacute drsquoagriculture dans lequel il expose les observations qursquoil a reacutealiseacutees dans sonexploitation eacutecossaise 109 Retireacute sur ses terres il consacre la fin de sa vie agrave la reacutedaction drsquounessai sur lrsquoagriculture antique dont la publication posthume date de 1788 110 Son objectif est

103 Bourde 1967104 Bourde 1967 p 449105 Desplaces 1765 p Xxj106 Le Preacuteservatif contre lrsquoAgromanie ou lrsquoagriculture reacuteduite agrave ses vrais principes est publieacute agrave Paris en 1762 chez J

T Heacuterissant107 Rougier de La Bergerie 1834 p 3108 Adam Dickson 1721-1776109 A Treatise of Agriculture est publieacute agrave Eacutedimbourg en 1762110 The Husbandry of the Ancients est publieacute agrave Eacutedimbourg et Londres en 1788 La traduction franccedilaise date de

1802

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avant tout social et moral Il cherche agrave montrer que le haut niveau technique et eacuteconomiqueatteint par lrsquoagriculture romaine est la conseacutequence de lrsquoinvestissement important que lesproprieacutetaires consacrent agrave leurs terres 111 Il considegravere que ses contemporains anglais formentune classe oisive qui se deacutesinteacuteresse totalement de lrsquoexploitation de la terre Il souhaite doncque lrsquoagriculture britannique srsquoinspire du modegravele antique et que les proprieacutetaires srsquoengagentdirectement ou par lrsquointermeacutediaire de leur fermier dans la gestion de leur domaine Son partipris moral en faveur de lrsquoagriculture antique le pousse agrave lui attribuer un tregraves haut niveau dedeacuteveloppement technique Mecircme srsquoil admet que les connaissances theacuteoriques des modernessont mieux eacutetablies que celle des Anciens 112 il soutient que les pratiques agricoles antiquessont supeacuterieures agrave celles de ses contemporains 113 Cette affirmation nrsquoest pas argumenteacutee etsrsquoappuie sur des interpreacutetations fantaisistes des textes agronomiques Surtout A Dikson nrsquoa pascompris que les agricultures romaine et eacutecossaise appartiennent agrave des systegravemes agrairesfondamentalement diffeacuterents

Sa position est cependant tregraves isoleacutee En effet les tenants de lrsquoagriculture nouvelle adoptentgeacuteneacuteralement vis-agrave-vis de lrsquoAntiquiteacute une attitude radicalement opposeacutee Ils deacutenoncent avecvirulence les pratiques agraires anciennes qursquoils considegraverent comme archaiumlques et responsablesde la stagnation de la production agricole Ils leur opposent les techniques agronomiquesnouvelles qui reposent sur une approche rationnelle et meacutethodique des problegravemes agrairesJ Tull 114 un de leurs premiers repreacutesentants britanniques consacre ainsi le chapitre IX de sonNew Horse-Houghing Husbandry 115 agrave la critique des preacuteceptes virgiliens en matiegraveredrsquoagriculture La comparaison entre les techniques agricoles antiques et modernes devient parla suite lrsquoun des modes privileacutegieacutes de promotion de la reacuteforme agraire Son objectif est demontrer que tous les maux de lrsquoagriculture proviennent de la jachegravere Sa suppression est doncla condition indispensable du progregraves Elle neacutecessite lrsquoemploi massif des engrais le recours agrave laprairie artificielle la culture des plantes fourragegraveres et le labour agrave lrsquoaide du cheval Cesperfectionnements deacutefinissent les caracteacuteristiques drsquoun nouveau systegraveme agraire dont la miseen place progressive a eacuteteacute qualifieacutee abusivement de reacutevolution agricole Ce programme demodernisation est deacutefendu avec des nuances selon les auteurs par les agronomes britanniqueset en France par les Physiocrates On se souvient qursquoil est notamment exposeacute par Fr Quesnaydans lrsquoarticle laquo Grain raquo de lrsquoEncyclopeacutedie Il permet de deacutefinir en neacutegatif les carences de lamauvaise agriculture et singuliegraverement lrsquoarchaiumlsme des techniques agricoles antiques Rome estainsi accuseacutee drsquoavoir inventeacute et propageacute la pratique deacutetestable de la jachegravere et il est reprocheacuteaux Anciens de ne pas avoir compris lrsquoimportance des prairies artificielles et des engrais Pourne citer qursquoun exemple il est tregraves reacuteveacutelateur que dans son meacutemoire G-M Butel-Dumont

111 Dickson 1802 tome I p 76-77112 Dickson 1802 tome I p 17113 laquo On mrsquoaccusera sans doute de partialiteacute pour les anciens si je ne conviens pas que les modernes les

surpassent dans la construction de leur charrues mais nous ne connaissons pas assez la forme des leurs pouren faire une juste comparaison Jrsquoobserverai seulement que par le peu de passages des auteurs qui en parlentil paraicirct que les anciens avaient toutes les espegraveces de charrues que nous connaissons aujourdrsquohui en Europequoique peut-ecirctre drsquoune construction infeacuterieure Ils avaient des charrues sans versoirs et avec versoirs sanscoutres et avec coutres sans roues et avec des roues ils avaient des socs agrave pointe large et agrave pointe eacutetroite ils avaient mecircme ce que je nrsquoai pas trouveacute jusqursquoagrave preacutesent chez les modernes non seulement des socs avecdes pointes et des cocircteacutes tranchants mais encore avec des sommets eacuteleveacutes en coupants raquo (Dickson 1802tome I p 351-352)

114 Jethro Tull 1674-1741115 Le titre exact de cet ouvrage est The new horse-houghing husbandry or An essay on the principles of tillage

and vegetation wherein is shewn a method of introducing a sort of vineyard-culture into the corn-fields in orderto increase their product and diminish the common expence by the use of instruments lately invented Il estpublieacute agrave Londres et Dublin en 1731 La seconde eacutedition posthume de 1751 porte le titre Horse-hoeinghusbandry hellip Il est traduit en franccedilais par H-L Duhamel Du Monceau en 1750 sous le titre Traiteacute de laculture des terres

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preacutesente un portrait de lrsquoagriculture romaine qui est lrsquoexacte antithegravese du modegravele deacutefendu parFr Quesnay 116 De faccedilon geacuteneacuterale il nrsquoest pas abusif de consideacuterer que pour tous ces auteurslrsquoeacutetude de lrsquoagriculture antique est une faccedilon drsquoaborder les problegravemes agronomiques de leurtemps Ainsi dans la controverse sur les avantages respectifs de la petite et de la grandeexploitation qui srsquoest deacuteveloppeacutee en France dans la deuxiegraveme moitieacute du XVIIIe s les textesdes Agronomes latins sont systeacutematiquement utiliseacutes par les deacutefenseurs de la premiegravere Lapetite proprieacuteteacute chanteacutee par Virgile a toutes les vertus alors que tous srsquoaccordent pour penseravec Pline que le grand domaine a perdu lrsquoItalie 117 Cette deacutenonciation nrsquoest pas originale etreprend globalement lrsquoargumentaire deacuteveloppeacute par les Physiocrates ou A Smith Pour lesesprits des Lumiegraveres le grand domaine est fonciegraverement pernicieux car il repose sur la pratiquede lrsquoesclavage et un systegraveme fondeacute sur la privation de liberteacute ne peut ecirctre porteur de progregravesLa proprieacuteteacute esclavagiste romaine est drsquoailleurs de plus en plus souvent rapprocheacutee desplantations coloniales franccedilaises ou ameacutericaines que de nombreux eacuteconomistes dont lesPhysiocrates 118 et les laquo classiques raquo 119 considegraverent comme voueacutees agrave lrsquoeacutechec

Il nrsquoest pas utile de multiplier les exemples pour montrer que le plus souvent lrsquoagricultureantique nrsquoest pas eacutetudieacutee pour elle mecircme mais dans une perspective fortement influenceacutee pardes deacutebats contemporains Lrsquoanalyse porte drsquoailleurs essentiellement sur les traiteacutes desAgronomes et les repreacutesentations figureacutees Les objets archeacuteologiques ne sont presque jamaisexamineacutes Les travaux sur lrsquoagriculture romaine consistent bien souvent en un commentaire delongs passages tireacutes des traiteacutes de Varron ou de Columelle Les meilleures de ces exeacutegegravesesreposent sur une meacuteprise En effet leurs auteurs eacutetudient ces sources anciennes sanscomprendre qursquoelles deacutecrivent pour lrsquoessentiel un systegraveme agraire speacutecifique agrave lrsquoItalie Pour euxles pratiques deacutecrites par les Agronomes sont appliqueacutees dans lrsquoensemble de lrsquoEmpire romainIls les comparent donc aux techniques les plus deacuteveloppeacutees de lrsquoEurope septentrionale

Ce deacutecalage est particuliegraverement sensible dans les commentaires consacreacutes agrave la charrueDrsquoune maniegravere geacuteneacuterale le terme araire est inconnu des auteurs qui travaillent sur lrsquoagricultureantique car ils ne comprennent pas les diffeacuterences fonctionnelles qui existent entre les deuxinstruments Lrsquoaraire est consideacutereacute comme une charrue archaiumlque qui nrsquoa pas eacutevolueacute Crsquoestlrsquoexplication adopteacutee par exemple par Th Hale dans son ouvrage intituleacute A Compleat Bodyof Husbandry 120 Une analyse attentive des pages qursquoil consacre au charruage montre qursquoil neperccediloit pas la speacutecificiteacute de lrsquoaraire parce qursquoil nrsquoa pas complegravetement compris toutes lesfonctions drsquoune charrue 121 Il insiste en effet sur le rocircle du coutre mais sous-estime lrsquoactiondu versoir Cette meacuteconnaissance est partageacutee par bon nombre des agronomes de son temps etsrsquoexplique par leur difficulteacute agrave analyser clairement les processus de reacutegeacuteneacuteration du solTh Hale en digne heacuteritier de J Tull considegravere que lrsquoobjectif du charruage est de briser leplus finement possible les laquo moleacutecules du sol raquo Lrsquoaction de lrsquoengrais et donc de la charruepour lrsquoenfouir est jugeacutee secondaire

Cette vision partisane de lrsquoagriculture antique influence la plupart des travaux qui lui sontconsacreacutes jusque vers la fin du XVIIIe s Progressivement les chercheurs tentent drsquoabandonnerce point de vue pour analyser de faccedilon plus objective les techniques agricoles antiques On a

116 Butel-Dumont 1779 p 136117 Butel-Dumont 1779 p 54 et 361-363118 Cf ci-dessus la position de Le Mercier de La Riviegravere119 La comparaison entre ces deux systegravemes esclavagistes est deacuteveloppeacutee notamment par A Blanqui (1842

p 121)120 La premiegravere eacutedition a eacuteteacute publieacutee agrave Londres en 1756 Elle est traduite en franccedilais par J-B Dupuy-

Demportes et publieacutee agrave Paris en quatre volumes chez P-G Simon entre 1761 et 1764 sous le titre LeGentilhomme cultivateur ou Corps complet drsquoagriculture

121 Hale 1762 p 228

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vu que lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres avait joueacute un rocircle deacutecisif dans cemouvement en les incitant agrave srsquointeacuteresser agrave drsquoautres sources que celles des Agronomes Lesconseacutequences beacuteneacutefiques de son action sont illustreacutees par plusieurs travaux parmi lesquels ilfaut reacuteserver une place particuliegravere agrave ceux drsquoA Mongez 122 et L Reynier 123 publieacutes tous lesdeux en 1818 Le premier dans son Meacutemoire sur les instruments drsquoagriculture employeacutes par lesanciens illustre son commentaire des textes agronomiques de repreacutesentations drsquooutils ou descegravenes de moisson qursquoil a copieacutees sur des reliefs antiques Il porte beaucoup drsquoattention auxpassages que les Agronomes consacrent agrave lrsquoagriculture gauloise et reconnaicirct qursquoelle avait atteintun haut niveau de deacuteveloppement 124 Il appuie sa deacutemonstration drsquoune preacutesentation du vallusqursquoil complegravete drsquoune restitution graphique que lrsquoon doit sans doute compter parmi les toutespremiegraveres (Planche 1)

Cette perspective de recherche est deacuteveloppeacutee et approfondie la mecircme anneacutee parL Reynier dans un ouvrage dont le titre souligne bien lrsquoextrecircme nouveauteacute du propos Delrsquoeacuteconomie publique et rurale des Celtes des Germains et des autres peuples du Nord et du Centre delrsquoEurope Srsquoagissant de la Gaule sa deacutemonstration est simple Il remarque que lrsquoon trouve dansles textes antiques des mentions de plantes drsquooutils ou de techniques agraires agrave partirdesquelles il est possible de restituer les grands traits de lrsquoagriculture gauloise Il soutient que lesystegraveme agraire de lrsquoItalie du Nord tel qursquoil est deacutecrit par Virgile est radicalement diffeacuterent decelui du reste de lrsquoItalie et doit ecirctre rapprocheacute de celui des Gaulois 125 Une fois reconstitueacuteelrsquoagriculture gauloise apparaicirct originale et supeacuterieure agrave celle des Romains dans bien desdomaines par exemple celui de la charronnerie 126 Le vallus et la faux deux inventionsgauloises confirment la qualiteacute de leur technologie et lrsquoexcellence de leurs pratiquesagraires 127 Apregraves la conquecircte les Gallo-Romains ont conserveacute leurs techniques mais lespreacutelegravevements imposeacutes agrave la Gaule par Rome ne leur ont pas permis de les deacutevelopper et de lesperfectionner davantage 128

Les contributions de ces deux savants teacutemoignent en France du profond renouvellementdes objectifs et des meacutethodes des recherches consacreacutees agrave lrsquoagriculture antique A Mongez etL Reynier sont parmi les premiers agrave confronter les donneacutees des textes agronomiques agrave cellesdes autres sources Leur inteacuterecirct particulier pour les outils agricoles et leurs fonctions attestesans conteste de lrsquoeacutemergence drsquoune approche archeacuteologique de lrsquoagriculture antiqueL Reynier a appliqueacute cette meacutethode agrave drsquoautres civilisations mais il est symptomatique qursquoil aitporteacute en premier lieu son attention sur les peuples de lrsquoEurope septentrionale 129

Cet inteacuterecirct nouveau srsquoexplique bien entendu par la curiositeacute naissante avec laquelle lrsquoEuropepreacute-romantique regarde la Gaule drsquoavant la conquecircte En France ce mouvement est marqueacutepar la fondation de lrsquoAcadeacutemie celtique en 1805 la publication des Martyrs de Rde Chateaubriand en 1809 et de Lrsquohistoire des Gaulois drsquoAugustin Thierry en 1828 130 Lrsquoeacutetudedrsquoune autre agriculture que celle de lrsquoItalie antique devient possible Elle acquiert drsquoautant plus

122 Lrsquoabbeacute Antoine Mongez dit lrsquoAicircneacute (1747-1835) a eacuteteacute membre du Tribunat Il est pour cette raison exclu delrsquoInstitut en 1816 puis eacutelu agrave lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1818

123 Jean-Louis-Antoine Reynier dit Louis Reynier 1762-1824124 Mongez 1818 p 56125 Reynier 1818 p 416126 Reynier 1818 p 413-414127 Reynier 1818 p 427-437128 laquo La Gaule ayant plutocirct deacutechu que prospeacutereacute sous la domination romaine son industrie et son commerce ont

eacuteteacute loin drsquoen eacuteprouver aucune ameacutelioration raquo (Reynier 1818 p 382)129 Il a ensuite composeacute dans le mecircme esprit une Eacuteconomie publique et rurale des Perses et des Pheacuteniciens

(1819) des Arabes et des Juifs (1820) des Eacutegyptiens et des Carthaginois (1823) et enfin des Grecs (1825)130 Goudineau 2001 p 20-21

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drsquoexistence qursquoelle se rattache agrave des civilisations clairement distinctes de la socieacuteteacute romaine lesGermains les Celtes hellip Ce qursquoil advient de lrsquoeacuteconomie rurale des peuples soumis par Romenrsquoest pas encore clairement perccedilu Ainsi L Reynier nrsquoimagine pas que lrsquoagriculture de la Gauleait connu une eacutevolution originale apregraves la conquecircte mecircme srsquoil exclut que Rome lui ait imposeacuteses pratiques culturales En fait il ne lui est pas possible drsquoeacutetudier ce processus de fusion oudrsquoacculturation pour utiliser un mot qui nrsquoexiste pas agrave lrsquoeacutepoque car il nrsquoappreacutehende pasdistinctement les speacutecificiteacutes des deux systegravemes agraires Il a vu que lrsquoagriculture du nord delrsquoItalie comporte un certain nombre de traits originaux qui permettent de la distinguer de celledes autres reacutegions de la Peacuteninsule mais il ne conccediloit pas que ces particulariteacutes puissentconstituer un ensemble coheacuterent Autrement dit L Reynier comme la grande majoriteacute de sescontemporains analyse lrsquoeacuteconomie rurale antique selon des perspectives qui nrsquointegravegrent pas lesconnaissances agronomiques de son temps On ne saurait le lui reprocher quand on connaicirct lejugement que les agronomes portent sur les pratiques agricoles antiques

De faccedilon plus geacuteneacuterale il faut bien reconnaicirctre que rares sont les chercheurs qui arriventau deacutebut du XIXe s agrave eacutetudier lrsquoagriculture antique de maniegravere globale crsquoest-agrave-dire en essayantde lrsquoappreacutehender selon plusieurs points de vue agronomique culturel et eacuteconomique On avu plus haut qursquoA Boeckh dans son Eacuteconomie politique des Atheacuteniens avait poursuivi avecune certaine reacuteussite ce programme Il convient maintenant de preacutesenter lrsquoEacuteconomie politiquedes Romains drsquoA Dureau de La Malle qui lui fait eacutecho Cet ouvrage est publieacute en 1840 maisreprend la matiegravere de nombreux meacutemoires preacutesenteacutes agrave lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres dans le premier tiers du XIXe s Crsquoest lrsquoun des premiers auteurs agrave consacrer autant deplace agrave lrsquoagriculture romaine agrave lrsquoeacutevolution de la population rurale en fonction des effets deslois agraires et agrave lrsquoinfluence du reacutegime de la proprieacuteteacute et de lrsquoesclavage sur les productionsA Dureau de La Malle traite de tous ces problegravemes en ayant parfaitement assimileacute les conceptsdes eacuteconomistes laquo classiques raquo qursquoil cite souvent agrave lrsquoappui de ses deacutemonstrations Enfin il a lusur ces sujets la plupart des travaux de ses contemporains britanniques et allemands comprisLa preacutesentation de son livre permet donc drsquoappreacutecier lrsquoeacutetat des connaissances de son temps surlrsquoeacuteconomie et lrsquoagriculture antique Publieacutee en 1840 son œuvre peut ecirctre consideacutereacutee commelrsquoaboutissement du mouvement drsquoanalyse critique de lrsquoAntiquiteacute examineacute dans les paragraphespreacuteceacutedents

V Lrsquoœuvre drsquoA Dureau de La Malle un aboutissement

Avant drsquoexaminer dans le deacutetail lrsquoEacuteconomie politique des Romains il nrsquoest pas inutile depreacutesenter rapidement sa biographie pour saisir lrsquooriginaliteacute de sa formation et comprendrelrsquointeacuterecirct de son œuvre Son pegravere Jean-Baptiste est originaire de la colonie franccedilaise drsquoHaiumlti ougraveil est neacute en 1742 Il eacutetait lrsquoami de Buffon et de drsquoAlembert et a traduit les œuvres de plusieursauteurs latins On lui doit notamment des traductions de Tacite Tite-Live Salluste etSeacutenegraveque Deacuteputeacute en 1802 membre de lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres il a eacuteteacute eacuteluagrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise en 1804 131 et meurt agrave Paris en 1807Son fils Adolphe Jules Ceacutesar Auguste Dureau de La Malle est neacute agrave Paris en 1777 ougrave il meurten 1857 Il est agrave la fois lrsquoheacuteritier de lrsquoeacuterudition classique de son pegravere et le repreacutesentant drsquounefamille originaire de la plus importante colonie franccedilaise des Antilles Il se preacutesente comme letrisaiumleul drsquoun gouverneur de lrsquoicircle nommeacute par Louis XIV et deacuteclare qursquoil y posseacutedait trois

131 Il srsquoagit agrave cette eacutepoque de la Classe de la Langue et Litteacuterature franccedilaises cf Franquet de Franqueville1895 notice 211 p 150

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fermes 132 Son grand-pegravere Laurent Dureau eacutetait en fait proprieacutetaire drsquoune importantesucrerie agrave Limonade 133 Il nrsquoen demeure pas moins qursquoAdolphe manifeste dans ses travaux unesensibiliteacute particuliegravere pour lrsquoeacuteconomie agraire et les problegravemes de lrsquoesclavage et de lacolonisation sur lesquels il semble posseacuteder des connaissances pratiques qursquoil tire sans doute deses expeacuteriences de proprieacutetaire agrave Haiumlti Son œuvre est marqueacutee par son inteacuterecirct pour cesquestions qursquoil aborde tregraves souvent dans une perspective historique Dans les recherches qursquoilconsacre agrave ce qursquoon appelle agrave lrsquoeacutepoque lrsquohistoire naturelle on trouve par exemple un essai surles varieacuteteacutes antiques de frecircnes 134 et lrsquoorigine des ceacutereacuteales 135 une eacutetude sur le climat et laqualiteacute des sols antiques et modernes de lrsquoItalie et de lrsquoAndalousie 136 et une histoire de ladomestication des animaux 137 Il srsquointeacuteresse aussi agrave la colonisation de lrsquoAlgeacuterie par lesFranccedilais 138 qursquoil essaye de comparer agrave celle des Romains ou des Vandales 139

Il est eacutelu membre correspondant de lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres en 1814 etmembre reacutesidant en 1818 140 Il contribue activement agrave la vie scientifique de cette institutionen reacutedigeant de nombreux meacutemoires sur des sujets varieacutes et en participant aux travaux de lacommission des antiquiteacutes nationales pour laquelle il reacutedige plusieurs rapports Son inteacuterecirctpour lrsquoarcheacuteologie nationale naissante se manifeste eacutegalement par la reacutealisation de plusieursfouilles dans lrsquoOrne ougrave il posseacutedait une reacutesidence de campagne Il deacutegage ainsi en 1832plusieurs piegraveces de la villa gallo-romaine drsquoArcisse qursquoil a deacutecouverte dans son domaine deMauves-sur-Huisne 141

Ses connaissances sont vastes et eacuteclectiques Il publie des travaux de geacuteographie sur desmilieux aussi diffeacuterents que le bocage percheron 142 et les rivages de la Meacutediterraneacutee 143 Enfinon lui doit des œuvres poeacutetiques comme une traduction en vers de lrsquoArgonautique de ValeacuteriusFlaccus 144 un poegraveme sur Bayart 145 et un autre sur les Pyreacuteneacutees 146 il eacutecrit mecircme en 1816un livret mis en musique par L Cherubini Le mariage de Salomon

Ses recherches sur lrsquoeacuteconomie antique ont eacuteteacute exposeacutees dans plusieurs meacutemoires preacutesenteacutes agravelrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres entre 1824 et 1828

132 Dureau de La Malle 1840 t II p 160133 Archives nationales dossier E 164 Jean-Baptiste Dureau a eacuteteacute anobli en achetant sous lrsquoAncien reacutegime la

charge de secreacutetaire du roi maison et couronne de France en la chancellerie pregraves le parlement de Nancy134 Antiquiteacute botanique meacutemoire ou dissertation sur les espegraveces de frecircnes connus des anciens Paris 1804135 Recherches sur lrsquohistoire ancienne lrsquoorigine et la patrie des ceacutereacuteales et nommeacutement du bleacute et de lrsquoorge Paris

Crochard 1826136 Climatologie compareacutee de lrsquoItalie et de lrsquoAndalousie anciennes et modernes Paris Hachette 1849137 Histoire ancienne et moderne de nos animaux domestiques et de nos plantes usuelles publieacutee dans les Annales des

sciences naturelles en juin 1829138 Province de Constantine recueil de renseignemens pour lrsquoexpeacutedition et lrsquoeacutetablissement des Franccedilais dans cette

partie de lrsquoAfrique septentrionale Paris Gide 1837139 Histoire des guerres des Romains des Byzantins et des Vandales accompagneacutee drsquoexamens sur les moyens employeacutes

anciennement pour la soumission de la portion de lrsquoAfrique septentrionale nommeacutee aujourdrsquohui lrsquoAlgeacuterie ParisF Didot fregraveres 1852

140 Franquet de Franqueville 1895 notice 337 p 197141 Caumont 1833 p 431 Bernouis 1999 p 153142 Description du Bocage percheron des moeurs et coutumes des habitans Paris De Fain 1823143 Geacuteographie physique de la mer Noire de lrsquointeacuterieur de lrsquoAfrique et de la Meacutediterraneacutee Paris Dentu 1807144 Argonautique de Valeacuterius Flaccus ou la Conquecircte de la toison drsquoor poeumlme traduit en vers franccedilais par Mr

Adolphe Dureau de Lamalle Paris Michaud 1811145 Bayart ou la Conquecircte du Milanais Paris C Gosselin 1824146 Les Pyreacuteneacutees poegraveme Paris Giguet et Michaud 1808

Chapitre I La seconde chute de Rome 30

ndash Recherches sur lrsquoaffaiblissement de la population et des produits de lrsquoItalie pendant le septiegravemesiegravecle de Rome lu le 14 octobre 1824 147

ndash Recherches sur lrsquoeacutetendue et la population de Rome lu le 23 deacutecembre 1825 148 ndash Meacutemoire sur la population libre de lrsquoItalie sous la domination de la Reacutepublique romaine lu le3 mars 1826 149

ndash Meacutemoire sur le systegraveme meacutetrique des Romains lu le 11 juin 1826 150 ndash Meacutemoire sur lrsquoagriculture romaine depuis Caton le censeur jusqursquoagrave Columelle lu le 27 avril1827 151

ndash Meacutemoire sur les lois agraires et celles qui ont eacutetabli chez les Romains les distributions gratuitesde bleacute lu le 29 feacutevrier 1828 152

ndash Meacutemoire sur lrsquoadministration romaine en Italie et dans les provinces pendant le dernier siegraveclede la Reacutepublique lu le 13 juin 1828 153

ndash Examen des causes geacuteneacuterales qui chez les Grecs et les Romains durent srsquoopposer audeacuteveloppement de la population et en favoriser lrsquoaccroissement dans lrsquoempire persan 154

LrsquoEacuteconomie politique des Romains peut ecirctre consideacutereacutee comme la synthegravese des travauxqursquoA Dureau de La Malle a consacreacute sa vie durant agrave lrsquoeacuteconomie antique et aux problegravemesagraires de Rome Ses perspectives de recherches sont complegravetement tributaires desconceptions historiographiques modernistes dont les paragraphes preacuteceacutedents ont tenteacute deretracer la genegravese Il adopte ainsi une position critique vis-agrave-vis de lrsquoAntiquiteacute et souligne agraveplusieurs reprises que le jugement de ses contemporains est souvent fausseacute par lrsquoadmirationqursquoils vouent aux productions intellectuelles des Anciens 155 Il constate par exemple que niMontesquieu ni lrsquoabbeacute Vertot nrsquoont compris et eacutetudieacute lrsquoinfluence des lois agraires sur le reacutegimefoncier et lrsquoeacutevolution de lrsquoagriculture italienne 156

Son analyse de lrsquoeacuteconomie antique est tregraves influenceacutee par les dogmes et les concepts delrsquoeacuteconomie laquo classique raquo Il considegravere ainsi que la prospeacuteriteacute drsquoune nation deacutepend de la liberteacutequi est laisseacutee aux entrepreneurs de la faciliteacute des capitaux agrave circuler rapidement dans toutesles strates de la socieacuteteacute de la protection dont beacuteneacuteficie la proprieacuteteacute priveacutee et de lrsquoexistencedrsquoune classe moyenne qui srsquoinvestit dans le commerce et lrsquoindustrie Ces principes deacutefinissentune socieacuteteacute eacuteconomiquement ideacuteale agrave laquelle il compare les socieacuteteacutes antiques Son jugementne peut ecirctre que neacutegatif Comme tous ses devanciers il srsquointerroge alors sur les raisonsprofondes qui ont empecirccheacute le deacuteveloppement de lrsquoeacuteconomie antique et lrsquoeacutemergence de modesde production annonciateurs de lrsquoeacuteconomie moderne Sa reacuteponse est sans conteste influenceacuteepar les thegraveses de Th R Malthus qursquoil cite agrave plusieurs reprises

147 Meacutemoires de lrsquoInstitut royal de France Acadeacutemie des inscriptions et Belles-Lettres 1839 tome 12 secondepartie p 328-355

148 Ibid 1839 tome 12 seconde partie p 237-285149 Ibid 1833 tome 10 p 461-512150 Ibid 1839 tome 12 seconde partie p 286-327151 Ibid 1838 tome 13 p 413-528152 Ibid 1838 tome 12 seconde partie p 404-463153 Ibid 1838 tome 12 seconde partie p 356-403154 Ibid 1840 tome 14 seconde partie p 305-333155 Dureau de La Malle 1840 t I p 408156 Dureau de La Malle 1840 t II p 255

Chapitre I La seconde chute de Rome 31

A Dureau de La Malle estime que ce sont les classes dirigeantes qui ont sciemment bloqueacutela transformation de lrsquoeacuteconomie romaine 157 Leur objectif fondamental eacutetait de maicirctriserlrsquoaugmentation de la population afin de preacuteserver leurs droits et leurs privilegraveges 158Lrsquoaccroissement de la population leur serait apparu non pas comme un facteur de progregraves maiscomme un pheacutenomegravene qui pouvait menacer lrsquoordre social eacutetabli agrave leur profit Les eacutelites pourse proteacuteger ont donc imposeacute agrave la socieacuteteacute romaine des entraves agrave son deacuteveloppement quiexpliquent lrsquoarchaiumlsme de son organisation eacuteconomique Les obstacles apporteacutes agrave la circulationdes biens lrsquoabsence drsquoune bourgeoisie commerccedilante la faiblesse de lrsquoaccumulation descapitaux et les coucircts eacuteleveacutes du creacutedit sont des conseacutequences de cette politique eacuteconomiquecoercitive Pour la mecircme raison les Anciens ont ignoreacute des notions familiegraveres des Modernescomme la libre concurrence lrsquoeacuteconomie de marcheacute ou la formation des prix 159

Sur ce point preacutecis lrsquoanalyse drsquoA Dureau de La Malle va plus loin que celle deseacuteconomistes et des historiens citeacutes plus haut Les Physiocrates A Smith ou J-B Say pensaientque le blocage supposeacute de lrsquoeacuteconomie antique eacutetait une conseacutequence de la meacuteconnaissanceqursquoavaient les Anciens des regravegles de lrsquoeacuteconomie politique A Dureau de La Malle pense quelrsquoeacuteconomie romaine eacutetait archaiumlque et incapable drsquoeacutevoluer en raison de la volonteacute des classesdirigeantes Elle a eacuteteacute organiseacutee volontairement selon des regravegles radicalement diffeacuterentes decelles qui reacutegissent les socieacuteteacutes occidentales contemporaines Elles expliquent les particulariteacutesdu systegraveme eacuteconomique des Romains et notamment le retard de leur agriculture

Le bilan qursquoA Dureau de La Malle dresse de lrsquoeacutetat de lrsquoagriculture romaine est en effetseacutevegravere Il deacutenonce agrave la fois le caractegravere archaiumlque des techniques agraires et la natureradicalement mauvaise du reacutegime foncier qui se met en place agrave la fin de la Reacutepublique Ilreprend sans grande originaliteacute agrave propos de leur systegraveme de culture les critiques formuleacuteespar les agronomes du XVIIIe s

[hellip] un systegraveme drsquoassolement vicieux une jachegravere biennale lrsquoignorance des proceacutedeacutes de lrsquoalternance desreacutecoltes la rotation trop freacutequente du bleacute sur les mecircmes terres lrsquoinsuffisance et la mauvaise preacuteparationdes engrais le peu drsquoextension donneacutee aux prairies artificielles le petit nombre de bestiaux reacutepartis surles cultures lrsquoimperfection des meacutethodes et des instruments aratoires lrsquousage vicieux de brucircler leschaumes sur place au lieu de les convertir en fumier cent autres pratiques funestes qursquoil serait trop longdrsquoeacutenumeacuterer tel est le tableau affligeant mais fidegravele que nous offre dans son ensemble lrsquoagriculturegrecque et romaine 160

Il poursuit son analyse en consacrant plusieurs chapitres aux rendements agricoles etsinguliegraverement agrave celui du bleacute Il montre agrave ce propos que le rapport de dix voire quinze pourun mentionneacute par Varron est exageacutereacute Sa deacutemonstration est originale et meacuterite drsquoecirctrerapidement preacutesenteacutee 161

157 laquo [hellip] agrave Rome les lois les preacutejugeacutes et lrsquoopinion publique semblaient avoir uni leurs efforts et srsquoecirctre pourainsi dire concerteacutes dans le but de deacutetruire en Italie la production des richesses raquo (Dureau de La Malle1840 t II p 368)

158 laquo Le systegraveme fondamental des gouvernements grec et romain eacutetait drsquoentraver la marche de la population libreou esclave celui des Eacutetats modernes de favoriser son accroissement raquo (Dureau de La Malle 1840 t Ip 429)

159 laquo enfin les principaux eacuteleacutements dont se compose notre eacuteconomie politique pour ce qui concernelrsquoaccroissement de la richesse nationale et sa distribution entre les diffeacuterentes classes de la socieacuteteacute eacutetaient deschoses totalement ignoreacutees des philosophes anciens non pour avoir eacutechappeacute agrave leur sagaciteacute mais bien parune suite neacutecessaire de la constitution politique et parce que les faits qui sont la matiegravere drsquoune telle sciencene pouvaient pas se preacutesenter agrave leur esprit raquo (Dureau de La Malle 1840 t I p 5)

160 Dureau de La Malle 1840 t I p 426-427161 Dureau de La Malle 1840 t II p 119-125

Chapitre I La seconde chute de Rome 32

Elle srsquoappuie sur une analyse contradictoire des sources antiques disponibles et sur deseacutetudes ethnologiques de plusieurs provinces de lrsquoItalie du XIXe s qursquoil a lues ou reacutealiseacutees luimecircme sur place A Dureau de La Malle met agrave profit ses connaissances sur la qualiteacute des sols etperccediloit clairement lrsquooriginaliteacute du systegraveme agraire meacutediterraneacuteen Il conclut que les rendementsmoyens de lrsquoAntiquiteacute devaient srsquoapprocher du ratio de quatre ou cinq pour un Ce rapport estmentionneacute par Pline et Columelle mais crsquoest eacutegalement celui qursquoA Dureau de La Malle acalculeacute au cours de lrsquoenquecircte qursquoil a reacutealiseacutee en Toscane Le rapprochement entre les deux typesde donneacutees constitue lrsquooriginaliteacute et la force de sa deacutemonstration En revanche il nrsquoexpliquepas pourquoi lrsquoagriculture romaine qursquoil a deacutecrite comme structurellement archaiumlque arrivefinalement agrave produire autant que certaines provinces de lrsquoItalie moderne mecircme srsquoil srsquoagit desmoins compeacutetitives Tout ce passe comme si A Dureau de La Malle agrave lrsquoissue drsquoune eacutetudefondeacutee sur une critique des sources et des comparaisons ethnologiques judicieuses produisaitdes faits qursquoil nrsquoarrivait pas agrave inteacutegrer agrave un argumentaire qui condamne a priori la valeur delrsquoagriculture antique Lrsquohistorien et le naturaliste travaillent selon des perspectives qui ne serecoupent pas La posteacuteriteacute nrsquoa retenu que sa critique de lrsquoagriculture antique et complegravetementignoreacute le caractegravere novateur de sa deacutemonstration dont lrsquoobjet et la meacutethode sont demeureacutesrelativement atypiques durant tout le XIXe s et une partie du XXe s Apregraves A Dureaude La Malle rares sont les historiens agrave tenter drsquointeacutegrer dans un discours unique desinformations produites par lrsquohistoire lrsquoarcheacuteologie ou lrsquoagronomie

Sa preacutesentation du reacutegime agraire romain et de ses eacutevolutions durant lrsquoEmpire est enrevanche plus conventionnelle A Dureau de La Malle organise son argumentaire autour de ladeacutenonciation du grand domaine esclavagiste Pour autant il nrsquoy a pas dans son ouvrage decondamnation de lrsquoutilisation des esclaves Il pense mecircme qursquoil est possible drsquoen tirer lemeilleur parti agrave condition de les traiter conformeacutement aux preacuteceptes paternalistes exposeacutes parVarron Il souligne que plusieurs colons eacuteclaireacutes de Saint-Domingue utilisent ces meacutethodes etobtiennent drsquoexcellents reacutesultats 162 Il critique en revanche le recours agrave lrsquoesclavage de masse etcompare les ergastules romaines aux cales des navires neacutegriers 163 Il considegravere surtout que ledeacuteveloppement des grands domaines est responsable de la ruine de la petite et moyennepaysannerie et de la crise de lrsquoagriculture italienne 164 Son analyse de lrsquoeacuteconomie rurale delrsquoEmpire romain repose essentiellement sur une opposition entre la petite et la grandeexploitation La premiegravere favorise lrsquointensification du travail et donc lrsquoaccroissement de laproductiviteacute de la terre Elle permet de nourrir plus de bouches de mieux peupler lescampagnes et drsquooffrir des deacuteboucheacutes aux produits de la ville Il cite lrsquoexemple de la Hollande etde la Limagne qui sont cultiveacutees comme des jardins et connaissent de fortes densiteacutes depopulation 165 Il reprend enfin les poncifs de lrsquohistoire romaine sur la valeur morale de laReacutepublique romaine et de ses citoyens-paysans 166

La grande exploitation a au contraire tous les vices Elle provoque la deacutesertification descampagnes et A Dureau de La Malle compare leurs proprieacutetaires aux colons franccedilais drsquoAlgeacuteriequi possegravedent de grandes surfaces de terrain qursquoils ne cultivent pas 167 Isoleacutes dans leursdomaines les aristocrates romains pratiquent une eacuteconomie autarcique qui empecircche le

162 Dureau de La Malle 1840 t II p 77163 Dureau de La Malle 1840 t II p 51164 laquo La concentration des richesse dans quelques familles privileacutegieacutees et lrsquoaccroissement prodigieux du nombre

des esclaves nrsquoont-ils pas causeacute en partie la diminution progressive des produits naturels ou industriels delrsquoItalie et par suite neacutecessaire la diminution de la population de cette contreacutee raquo (Dureau de La Malle1840 t II p 219)

165 Dureau de La Malle 1840 t II p 225-226166 Dureau de La Malle 1840 t II p 277167 Dureau de La Malle 1840 t II p 221

Chapitre I La seconde chute de Rome 33

deacuteveloppement des bourgs et des villes 168 Lrsquoabsence de marcheacute prive agrave son tour lesproductions agricoles de deacuteboucheacute et explique la deacutecadence de lrsquoeacuteconomie agraire de lrsquoEmpireromain Cette deacutenonciation du caractegravere nuisible de la grande exploitation se confond avec lacondamnation de leurs proprieacutetaires Ils forment une classe oisive qui dilapide ses richessesdans des investissements qui ne profitent pas agrave la terre Leur corruption est responsable de laruine de lrsquoEmpire romain A Dureau de La Malle pense comme ses contemporains que lereacutegime foncier ideacuteal doit reposer sur une seacuteparation du capital et de lrsquoexploitation et sur lagarantie offerte aux fermiers de pouvoir beacuteneacuteficier de baux fixes et de longue dureacutee 169

Malgreacute drsquoindeacuteniables lacunes lrsquoEacuteconomie politique des Romains est lrsquoun des rares ouvragesavec celui drsquoA Boeckh sur Athegravenes agrave preacutesenter une synthegravese relativement complegravete desconnaissances de lrsquoeacutepoque Il teacutemoigne de la preacutegnance au deacutebut du XIXe s des thegraveses delrsquoeacuteconomie laquo classique raquo sur les travaux des historiens de lrsquoAntiquiteacute Lrsquoeacuteconomie antique nrsquoesteacutetudieacutee que par comparaison avec celle des socieacuteteacutes modernes occidentales Son analyse nourritune antithegravese qui oppose lrsquoarchaiumlsme des civilisations antiques agrave la moderniteacute des nationseuropeacuteennes Cette confrontation amegravene une critique radicale de la socieacuteteacute romaine quinrsquoeacutepargne aucun de ses domaines Lrsquoagriculture antique fait ainsi lrsquoobjet drsquoune analyse danslaquelle est deacutenonceacute son faible niveau technique et le caractegravere fonciegraverement neacutefaste du reacutegimeagraire La fin de lrsquoEmpire romain apparaicirct comme la conseacutequence logique drsquoun processus quise caracteacuterise par la disparition de la petite et de la moyenne proprieacuteteacute lrsquoextension du grandedomaine autarcique et la corruption des eacutelites

Ce scheacutema de penseacutee laisse peu de place agrave une eacutetude technique objective des pratiquesculturales La plupart des historiens ne comprennent drsquoailleurs pas les speacutecificiteacutes du systegravemeagraire de lrsquoItalie antique qursquoils eacutetendent agrave lrsquoensemble de lrsquoEmpire Drsquoune maniegravere geacuteneacuteralelrsquoagriculture romaine est analyseacutee en fonction des critegraveres de lrsquoagronomie moderne On luiattribue des pratiques que lrsquoon considegravere alors comme responsables du retard de lrsquoagriculturedu royaume de France la jachegravere le faible recours aux engrais lrsquoabsence de prairie artificielleetc Rares sont les historiens qui essayent de comprendre la logique interne des textesagronomiques A Dureau de La Malle a tenteacute cette expeacuterience en eacutetudiant les rendementsagricoles On a vu que ses a priori neacutegatifs sur lrsquoagriculture antique ne lui ont pas permis drsquoentirer toutes les conclusions Cette deacutemarche est porteacutee avec plus de succegraves par des historiensqui integravegrent les outils agricoles agrave leur domaine drsquoeacutetude Crsquoest dans leurs travaux que lrsquoontrouve pour la premiegravere fois des reacutefeacuterences agrave lrsquoeacuteconomie agraire de la Gaule Ils teacutemoignent delrsquoapparition de nouveaux objets de recherche et de lrsquointeacuterecirct des historiens pour des questionsjusqursquoalors ignoreacutees lrsquoagriculture gauloise avant la conquecircte les rapports entre Rome et sesprovinces le statut eacuteconomique de la Gaule dans lrsquoEmpire romain

Cette eacutevolution est sans conteste une des conseacutequences de lrsquoattrait renouveleacute des historiensfranccedilais du deacutebut du XIXe s pour lrsquohistoire des Celtes et de la Gaule Ce deacuteplacement ducentre drsquointeacuterecirct des antiquisants explique peut-ecirctre lrsquooubli dans lequel est tombeacute rapidementen France lrsquoEacuteconomie politique des Romains La critique contemporaine lui a pourtant trouveacutequelques meacuterites car en 1903 ce livre est traduit en italien et complegravete le second tome dupremier volume de la Biblioteca di storia economica dirigeacutee par V Pareto et Et Ciccotti qui estchargeacute de recueillir pour cette collection les textes sur lrsquoeacuteconomie antique trouve neacuteanmoinsque lrsquoœuvre drsquoA Dureau de La Malle nrsquoa pas les mecircmes qualiteacutes que lrsquoEacuteconomie politique desAtheacuteniens drsquoA Boeckh Il estime que le savant allemand agrave la diffeacuterence du Franccedilais conduit

168 Dureau de La Malle 1840 t II p 82169 Dureau de La Malle 1840 t I p 62

Chapitre I La seconde chute de Rome 34

ses deacutemonstrations avec plus drsquoassurance fait preuve drsquoune plus grande largeur de vue etsurtout utilise abondamment les sources eacutepigraphiques 170 Autrement dit A Dureaude La Malle appartient agrave une eacutecole historique dont les meacutethodes sont devenues deacutesuegravetes parrapport agrave celles de lrsquohistoriographie allemande Crsquoest pourtant dans les travaux des auteurs delangue allemande que lrsquoon trouve les commentaires les plus circonstancieacutes de lrsquoEacuteconomiepolitique des Romains Mais signe des temps ils sont en contradiction complegravete avec lesconclusions drsquoA Dureau de La Malle Une page de lrsquohistoriographie de lrsquoeacuteconomie antiquevient drsquoecirctre tourneacutee

170 Ciccotti 1903 p LXI

Chapitre IILrsquoHISTORIOGRAPHIE ALLEMANDEDU XIXE SIEgraveCLE ET LA QUESTION

DE LA NATION

A REacuteVOLUTION franccedilaise passeacutee et la parenthegravese du Premier Empire refermeacutee nul nedoutait que la croissance eacuteconomique retrouveacutee allait apporter aux peuples de nouveau

en paix la feacuteliciteacute propheacutetiseacutee par A Smith Pourtant des voies discordantes commenccedilaient agravese faire entendre Drsquoaucuns srsquoinquieacutetaient des conditions de vies des travailleurs et trouvaientque les progregraves de lrsquoindustrie loin drsquoavoir reacutesorbeacute les ineacutegaliteacutes de richesse les avaient aucontraire exacerbeacutees Ils en eacutetaient arriveacutes agrave se demander si la theacuteorie laquo classique raquo necomportait pas quelques faiblesses Eacutetait-il raisonnable de penser que la seule loi du marcheacutepucirct reacutegler les relations sociales Le devoir des Eacutetats nrsquoeacutetait-il pas au contraire drsquointervenir dansle domaine de lrsquoeacuteconomie pour imposer le respect de principes dont deacutependait lrsquoeacutequilibre de lanation Toutes ces questions eacutetaient deacutebattues des solutions pratiques eacutetaient proposeacutees maispeu drsquoeacuteconomistes poussaient leur analyse jusqursquoagrave une remise en question mecircme partielle desdogmes de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo J Simonde de Sismondi fut lrsquoun des premiers au toutdeacutebut du XIXe s agrave faire part de ses inquieacutetudes sur la situation sociale de lrsquoEurope de sontemps et agrave proposer une theacuteorie eacuteconomique en bien des points divergente de celle drsquoA Smithet de ses continuateurs Son inteacuterecirct pour lrsquohistoire et notamment pour celle de lrsquoAntiquiteacutedonne agrave ses travaux une importance de premier plan pour les problegravemes analyseacutes dans cemeacutemoire

L

I La critique de J Simonde de Sismondi

Jean Charles Leacuteonard Simonde de Sismondi (1773-1842) est neacute agrave Genegraveve Sa famille drsquoorigineitalienne a fui la France au XVIIe s apregraves sa conversion au protestantisme Il apprend lesmeacutetiers du commerce agrave Lyon puis srsquointeacuteresse aux problegravemes de lrsquoagriculture lors de ses seacutejoursen Angleterre et en Toscane ougrave il se reacutefugie au moment de la Reacutevolution franccedilaise Ilaccompagne Mme de Staeumll en Allemagne et en Italie puis occupe diffeacuterentes fonctionsadministratives et politiques dans son pays natal Il enseigne agrave la fin de sa vie la philosophie etlrsquohistoire

Son œuvre tregraves abondante teacutemoigne de son double inteacuterecirct pour lrsquohistoire et lrsquoeacuteconomieCes deux disciplines sont pour lui totalement compleacutementaires et contribuent agrave son objectiffondamental qui est de comprendre le fonctionnement et lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes humaines en

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 36

eacutetudiant toutes leurs composantes intellectuelles politiques morales et religieuses Il y a doncun lien meacutethodologique fort qui unit ses travaux drsquoeacuteconomistes De la Richesse commercialepublieacutee en 1803 1 Nouveaux principes drsquoeacuteconomie politique publieacutes en 1819 2 agrave ses eacutetudeshistoriques parmi lesquelles on peut citer les huit volumes de lrsquoHistoire des reacutepubliquesitaliennes du moyen acircge 3 les trente et un volumes de lrsquoHistoire des Franccedilais 4 et lrsquoHistoire de lachute de lrsquoEmpire romain et du deacuteclin de la civilisation de lrsquoan 250 agrave lrsquoan 1000 5

J Simonde de Sismondi a beaucoup voyageacute il a pu ainsi comparer la situation eacuteconomiquedes principaux pays europeacuteens Il tire de ses observations un bilan contrasteacute Certes lrsquoessor delrsquoindustrie est agrave lrsquoorigine drsquoun accroissement sans preacuteceacutedent des richesses mais celui-ci nrsquoa paseacutegalement profiteacute agrave toutes les classes sociales Les dispariteacutes se sont accrues et la situation desplus pauvres srsquoest consideacuterablement deacutegradeacutee Il a clairement le sentiment que lesgouvernements font fausse route en laissant les ineacutegaliteacutes se deacutevelopper de la sorte Sa positionest tout drsquoabord morale il ne peut admettre que les Eacutetats au nom des principes de lrsquoeacuteconomiede marcheacute srsquointerdisent de corriger ou drsquoatteacutenuer les conseacutequences des dysfonctionnementseacuteconomiques les plus criants Il leur demande donc drsquointervenir en vertu de leurs obligationsmorales

[hellip] le dogme fondamental drsquoune concurrence libre et universelle a fait de tregraves grands progregraves danstoutes les socieacuteteacutes civiliseacutees il en est reacutesulteacute un deacuteveloppement prodigieux dans les pouvoirs delrsquoindustrie mais souvent aussi il en est reacutesulteacute une effroyable souffrance pour plusieurs classes de lapopulation Crsquoest par lrsquoexpeacuterience que nous avons senti le besoin de cette autoriteacute protectrice que nousinvoquons elle est neacutecessaire pour empecirccher que des hommes ne soient sacrifieacutes aux progregraves drsquounerichesse dont ils ne profiteront point 6

Son point de vue est celui drsquoun humaniste qui est intimement persuadeacute que lesgouvernements doivent agir en fonction de lrsquointeacuterecirct de tous 7 En tant qursquoeacuteconomiste sesobservations de terrains lrsquoamegravenent agrave reacutefleacutechir sur la validiteacute pratique de la theacuteorie eacuteconomiquelaquo classique raquo Agrave plusieurs reprises dans ses ouvrages il soutient avec beaucoup de veacuteheacutemenceque ses reacuteflexions ne font que continuer la penseacutee drsquoA Smith en aucun cas il ne souhaitesrsquoeacutecarter de la meacutethode de lrsquoEacutecossais dont il reprend sans discussion les outils analytiques 8 Ilest en revanche persuadeacute que lrsquoanalyse des faits eacuteconomiques produits par les socieacuteteacuteseuropeacuteennes depuis la publication de la Richesse des nations oblige agrave examiner de nouveau lesconclusions drsquoA Smith Cette position peut paraicirctre contradictoire Comment est-il possibleen effet de srsquoopposer aux dogmes de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo tout en acceptant a priori cesprincipes sur la reacutegulation du marcheacute ou la libre concurrence

On pourrait consideacuterer dans un premier temps qursquoil srsquoagit de preacutecautions destineacutees agravemeacutenager un lecteur reacutesolument acquis aux ideacutees de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo Il faut se rappeler1 De la Richesse commerciale ou Principes drsquoeacuteconomie politique appliqueacutes agrave la leacutegislation du commerce Genegraveve J

J Paschoud an XI (1803)2 Nouveaux principes drsquoeacuteconomie politique ou de la Richesse dans ses rapports avec la population Paris Delaunay

18193 Histoire des reacutepubliques italiennes du moyen acircge Zurich H Gesner 1807-18094 Histoire des Franccedilais Paris Treuttel et Wuumlrtz 1821-1844 Le trentiegraveme volume a pour auteur A Reneacutee

J Simonde de Sismondi a publieacute agrave Paris en 1839 chez les mecircmes eacutediteurs un abreacutegeacute de cette histoire sousle titre Preacutecis de lrsquohistoire des Franccedilais

5 Histoire de la chute de lrsquoEmpire romain et du deacuteclin de la civilisation de lrsquoan 250 agrave lrsquoan 1000 Paris Treuttel etWuumlrtz 1835

6 Sismondi 1819 p 557 laquo Le gouvernement est institueacute pour lrsquoavantage de tous les hommes qui lui sont soumis il doit donc avoir

sans cesse en contemplation lrsquoavantage de tous raquo (Sismondi 1819 p 8)8 Sismondi 1819 p 52-53

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 37

que J Simonde de Sismondi publie ses Nouveaux principes drsquoeacuteconomie politique en 1819 crsquoest-agrave-dire une quinzaine drsquoanneacutees apregraves la publication du Traiteacute drsquoeacuteconomie politique de J-B Say etagrave une eacutepoque qui voit le triomphe des theacuteories de lrsquoeacutecole laquo classique raquo en Europe y comprisdans les Eacutetats de langue allemande ougrave elles ont eacuteteacute reccedilues un peu plus tardivement

Pourtant lrsquoalleacutegeance du Genevois agrave la meacutethode et aux principes drsquoA Smith estparfaitement sincegravere Il partage complegravetement les reacuteflexions de ce dernier sur lefonctionnement interne de lrsquoeacuteconomie et les modaliteacutes de lrsquoaccumulation de la richesse Sesdivergences portent sur la validiteacute geacuteneacuterale de cette analyse J Simonde de Sismondi estintimement persuadeacute que lrsquoeacuteconomie telle que la pratique A Smith ne permet pas agrave elle seulede comprendre les activiteacutes de lrsquohomme dans la socieacuteteacute Il lui reproche drsquoavoir bacircti sa theacuteoriesur une abstraction celle drsquoun individu dont le comportement eacuteconomique est guideacute par lesimple deacutesir de consommer en dehors de toutes autres consideacuterations Il considegravere que cethomo œconomicus est une creacuteation de laboratoire utile pour construire un modegravele theacuteoriquemais insuffisante pour comprendre la socieacuteteacute et ses eacutevolutions Il a lrsquointime conviction quelrsquohomme et la collectiviteacute agrave laquelle il appartient ne peuvent ecirctre appreacutehendeacutes seacutepareacutement ilsconstituent un ensemble indissociable qui doit ecirctre eacutetudieacute dans sa totaliteacute et dans toute sacomplexiteacute De ce postulat il deacuteduit des regravegles de conduite pour les gouvernants et unemeacutethode pour lrsquoeacuteconomiste et lrsquohistorien

Il deacutemontre aux premiers qursquoil nrsquoest pas possible drsquoassurer la feacuteliciteacute drsquoune nation si toutesles classes sociales ne participent pas aux beacuteneacutefices du progregraves 9 Il ne croicirct pas quelrsquoenrichissement de quelques-unes soit suffisant pour assurer le bonheur de la socieacuteteacute si celamet en peacuteril lrsquoeacutequilibre du corps social 10 Pour autant le projet de J Simonde de Sismondinrsquoest pas reacutevolutionnaire et celui-ci a nourri toute sa vie les plus vifs ressentiments contre lesideacuteaux de 1789 Le Genevois ne souhaite pas lrsquoavegravenement drsquoune socieacuteteacute nouvelle maisdemande que lrsquoon srsquoattache agrave corriger les dysfonctionnements qui la menacent 11 Lesgouvernements doivent ecirctre selon lui perpeacutetuellement guideacutes par la volonteacute de preacuteserverlrsquoharmonie sociale qui repose sur lrsquoeacutequilibre entre la consommation le deacuteveloppement ducapital et lrsquoaccroissement des revenus 12 Un eacutecart trop important entre ces diffeacuterentes valeurspeut plonger une socieacuteteacute dans la crise Il montre par exemple que lrsquoaugmentation du volumedes capitaux disponibles est souvent agrave lrsquoorigine drsquoun accroissement des productions qui ne peutecirctre absorbeacute que si la consommation croicirct dans les mecircmes proportions Le niveau de lafabrication se proportionne donc en fonction de la quantiteacute de capitaux qui cherche agravesrsquoemployer Si le marcheacute reste stable une crise de surproduction peut survenir et menacer agraveterme tout lrsquoeacutedifice eacuteconomique Cette analyse est agrave lrsquoopposeacute de celle des eacuteconomisteslaquo classiques raquo et notamment de la loi des deacuteboucheacutes formaliseacutee et eacutenonceacutee quelques anneacuteesplus tard par J-B Say J Simonde de Sismondi a perccedilu tregraves tocirct dans le XIXe s que ledeacuteveloppement du capitalisme pouvait connaicirctre des agrave coups des phases de stagnation ou dereacutegression 13

Agrave lrsquoinverse des partisans de Fr Quesnay ou drsquoA Smith le Genevois est donc intimementpersuadeacute que les gouvernements doivent intervenir dans le domaine eacuteconomique quand cela

9 laquo La richesse est un bien lorsqursquoelle reacutepand lrsquoaisance dans toutes les classes raquo (Sismondi 1819 p 9-10)10 laquo [hellip] une nation ne nous a point paru croicirctre en opulence par la seule augmentation de ses capitaux mais

seulement lorsque ses capitaux en croissant reacutepandaient aussi plus drsquoaisance sur la population qursquoilsdevaient faire vivre raquo (Sismondi 1819 p 54)

11 laquo Lrsquoordre social perfectionneacute est en geacuteneacuteral avantageux au pauvre aussi bien qursquoau riche et lrsquoeacuteconomiepolitique enseigne agrave conserver cet ordre en le corrigeant non pas agrave le renverser raquo (Sismondi 1819 p 10)

12 Sismondi 1819 p 12513 J A Schumpeter souligne la clairvoyance de son analyse des crises de croissance du capitalisme (Schumpeter

1983 p 64)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 38

est neacutecessaire et il pense que la doctrine du laquo laissez faire laissez passer raquo est responsable desgraves deacutesordres dont souffrent les socieacuteteacutes europeacuteennes de son eacutepoque Il œuvre donc pourque lrsquoeacuteconomie politique ne soit pas seulement une science analytique mais un outil aux mainsdes gouvernants qui ont agrave cœur de deacutevelopper et de proteacuteger lrsquoharmonie sociale pour le biende tous

Pour J Simonde de Sismondi lrsquohistoire est un moyen drsquoeacutetudier la nature et les eacutevolutionsdes eacuteconomies politiques des civilisations du passeacute Ce programme nrsquoest plus tout agrave fait celuides eacuteconomistes laquo classiques raquo et des historiens eacutetudieacutes au chapitre preacuteceacutedent quisrsquointeacuteressaient davantage agrave lrsquoessor des socieacuteteacutes modernes mais nrsquoest pas non plus un retour auxpreacuteoccupations de Montesquieu qui srsquoattachait agrave comprendre la fonction des institutionsJ Simonde de Sismondi eacutecrit une histoire qui fait une large place aux problegravemes eacuteconomiquesmais sans oublier leur dimension sociale Ses critegraveres drsquoanalyse ne sont plus uniquement ceuxde lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo ils integravegrent les preacuteoccupations sociales qui distinguent justementses travaux eacuteconomiques de la theacuteorie laquo classique raquo

Ce renouvellement meacutethodologique est particuliegraverement sensible dans lrsquoHistoire de la chutede lrsquoEmpire romain et du deacuteclin de la civilisation Cet ouvrage a eacuteteacute reacutedigeacute agrave partir des eacuteleacutementsreacuteunis pour un cours professeacute agrave Genegraveve en 1820 et 1821 14 La critique lrsquoa seacutevegraverement jugeacute etlrsquoa consideacutereacute comme une pacircle compilation de lrsquoHistory of the Decline and Fall of the RomanEmpire drsquoEd Gibbon Il est vrai que J Simonde de Sismondi puise librement dans la matiegraverereacutecoleacutee par Ed Gibbon mais sa meacutethode et ses objectifs nrsquoont rien de comparable LeGenevois veut avant tout eacutecrire une histoire de lrsquoeacuteconomie de cette peacuteriode alorsqursquoEd Gibbon nrsquoy a consacreacute que quelques pages Analyseacutee dans la perspectivehistoriographique de ce meacutemoire lrsquoHistoire de la chute de lrsquoEmpire romain et du deacuteclin de lacivilisation apparaicirct au contraire comme une œuvre tout agrave fait originale en rupture avec lestravaux sur lrsquoAntiquiteacute analyseacutes dans le chapitre preacuteceacutedent Son introduction comporte enfinune reacuteflexion tout agrave fait novatrice sur le rocircle de lrsquohistoire dans ses rapports avec les autresdisciplines qui sera examineacutee plus bas

LrsquoHistoire de la chute de lrsquoEmpire romain et du deacuteclin de la civilisation ne peut ecirctre eacutetudieacuteeseacutepareacutement Son contenu doit ecirctre rapprocheacute des nombreux passages que J Simondede Sismondi a consacreacutes agrave la civilisation romaine notamment dans ses œuvres eacuteconomiquesLa synthegravese de ses travaux permet de comprendre lrsquooriginaliteacute de certaines de ses conceptionsqui marquent sans conteste un tournant dans lrsquohistoriographie de lrsquoeacuteconomie antique

Tout drsquoabord J Simonde de Sismondi ne partage pas lrsquoanalyse de J-B Say sur lesconceptions eacuteconomiques des Anciens Contrairement agrave ce dernier il estime en effet qursquoilsavaient des connaissances empiriques sur le commerce les impocircts ougrave la monnaie mais qursquoils nese souciaient pas de les mettre en pratique dans lrsquointeacuterecirct de tous car les classes dirigeantesnrsquoavaient drsquoattention que pour leur seul profit

Mais tandis que chaque partie de la richesse publique avait une theacuteorie cette richesse elle-mecircme nrsquoenavait aucune Les anciens avaient consideacutereacute la richesse publique comme un fait dont ils ne srsquoeacutetaientjamais soucieacutes de rechercher la nature ou les causes Ils lrsquoavaient entiegraverement abandonneacutee aux effortsindividuels de ceux qui srsquooccupaient agrave la creacuteer et lorsque le leacutegislateur eacutetait appeleacute de quelque maniegravereagrave les limiter il croyait encore nrsquoavoir affaire qursquoagrave des inteacuterecircts individuels et il ne fixait jamais sonattention sur lrsquointeacuterecirct peacutecuniaire de la geacuteneacuteraliteacute 15

14 Salis 1932 p 439 Une traduction anglaise est parue agrave Londres chez Longman en 1834 A History of thefall of the Roman empire comprising a view of the invasion and settlement of the barbarians Elle est inconnuedes principaux biographes de J Simonde de Sismondi et il nrsquoa pas eacuteteacute possible de deacuteterminer si elle constituela premiegravere eacutedition

15 Sismondi 1819 p 15

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 39

Le deacutesaccord avec la position exprimeacutee par J-B Say dans son Traiteacute drsquoeacuteconomie politiquepublieacute une quinzaine drsquoanneacutees plus tocirct 16 peut paraicirctre purement formel il est en faitfondamental et deacutevoile lrsquooriginaliteacute de la deacutemarche du Genevois J-B Say reprochaitfinalement aux Anciens de ne pas connaicirctre et donc de ne pas utiliser les notions eacuteleacutementairesde lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo Pour J Simonde de Sismondi les systegravemes eacuteconomiques antiquesse caracteacuterisent surtout par lrsquoabsence drsquoinstitution favorisant notamment la redistribution dela richesse dans lrsquoensemble du corps social Les Anciens nrsquoignorent pas totalement lesmeacutecanismes drsquoaccumulation de la richesse ils savent faire des affaires et lrsquoampleur de certainesfortunes personnelles montre de faccedilon exemplaire qursquoil leur eacutetait possible de srsquoenrichirautrement que par la conquecircte ou la rapine Mais ces connaissances eacuteconomiques mecircme tregravesempiriques nrsquoeacutetaient mises en œuvre que par les individus Elles eacutetaient inconnues desgouvernements et des institutions car il nrsquoeacutetait pas dans leurs attributions de srsquoen occuper Pourreacutesumer laconiquement lrsquoopposition entre les thegraveses de J-B Say et celles de J Simondede Sismondi on pourrait dire que le premier reproche aux Anciens de ne pas avoir dechreacutematistique alors que le second les condamne de ne srsquoecirctre occupeacute que de cela En drsquoautrestermes le Genevois pense que les speacutecificiteacutes de lrsquoeacuteconomie antique ne srsquoexpliquent pas par lameacuteconnaissance des techniques de gestion mais par lrsquoorganisation de la socieacuteteacute et la volonteacute deseacutelites de deacutetourner les richesses agrave leur seul profit

Cette position srsquoinspire bien eacutevidemment de ses conceptions sociales et de sa deacutenonciationdes deacutesordres causeacutes par une eacuteconomie obeacuteissant aux seuls meacutecanismes de la concurrence Ellenrsquoen a pas moins le meacuterite de faire clairement apparaicirctre lrsquooriginaliteacute des socieacuteteacutes antiques parrapport agrave celles du monde moderne Elle propose ainsi une nouvelle faccedilon de lire lrsquohistoire delrsquoeacuteconomie qui nrsquoest plus complegravetement redevable des dogmes de lrsquoeacutecole laquo classique raquo Commeon le verra plus loin cet effort a eacuteteacute prolongeacute plus tard par les historiens et eacuteconomistes delangue allemande qui ont essayeacute de caracteacuteriser le systegraveme eacuteconomique des diffeacuterentes peacuteriodeshistoriques

La deuxiegraveme originaliteacute des travaux de J Simonde de Sismondi sur lrsquoAntiquiteacute reacuteside danslrsquoimportance qursquoil accorde aux problegravemes agraires Pour lui en effet la civilisation romaine estavant tout rurale et agricole Il ne meacutesestime pas lrsquoimportance de la ville dans lrsquoorganisation dela socieacuteteacute ni la part de lrsquoartisanat dans son deacuteveloppement eacuteconomique mais considegravere quelrsquoeacutevolution de la production agricole et les mutations du reacutegime agraire sont deacuteterminantespour expliquer le fonctionnement de la socieacuteteacute romaine ses crises et son deacuteclin Son analyse dela fin de lrsquoEmpire romain repose ainsi essentiellement sur une description des conseacutequencessociales de ce qursquoil appelle la crise agraire

Elle trouve selon lui son origine dans le deacuteveloppement des grandes exploitationsesclavagistes Il ne condamne pas lrsquoinstitution en tant que telle mecircme srsquoil est farouchementopposeacute pour des raisons morales et religieuses agrave la traite des noirs et agrave la colonisation meneacuteepar les puissances occidentales Mais il pense que le recours exclusif agrave des esclaves dans lesexploitations agricoles a eu des conseacutequences sociales catastrophiques Il a en effet priveacute detravail les paysans libres qui vivaient ou compleacutetaient leur revenu en louant leurs bras auxgrands proprieacutetaires 17 Cette population nrsquoa eu drsquoautre ressource que de rejoindre la ville etgrossir les rangs drsquoune plegravebe qui devait deacutejagrave sa survie aux distributions alimentaires Cette fuitea fragiliseacute lrsquoeacuteconomie agraire romaine Elle a accentueacute la concentration de la proprieacuteteacute etprovoqueacute la disparition de la classe des petits et moyens proprieacutetaires Ce pheacutenomegravene aeacutegalement eu des conseacutequences neacutefastes sur le volume de la production car J Simonde

16 Cf supra chapitre I p 1517 Sismondi 1819 p 178

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de Sismondi estime que le travail servile nrsquoest pas tregraves productif et que les rendements agricolessont toujours plus eacuteleveacutes quand un terrain est exploiteacute directement par son proprieacutetaire 18 Surce point preacutecis son analyse diverge de celle des eacuteconomistes laquo classiques raquo et des agronomes dela fin du XVIIIe s qui procircnaient la seacuteparation du capital foncier et de lrsquoexploitation La prise deposition du Genevois est toutefois plus motiveacutee par des consideacuterations sociales que par uneanalyse eacuteconomique de la productiviteacute des diffeacuterents reacutegimes agraires Il estime que lrsquoexistencedrsquoune classe de petits proprieacutetaires est indispensable car elle garantit lrsquoeacutequilibre social descampagnes et finalement la peacuterenniteacute de toute la socieacuteteacute

La reacutepublique romaine puis lrsquoEmpire auraient ducirc se donner les moyens de proteacuteger la petiteproprieacuteteacute Il constate que les classes dirigeantes parce qursquoelles ne deacutefendaient que leur inteacuterecirctimmeacutediat se sont opposeacutees agrave toute reacuteforme Il compare cette situation agrave celle de lrsquoAngleterrede son temps et observe que pour des raisons similaires le gouvernement britannique estincapable de restreindre les appeacutetits des grands proprieacutetaires terriens 19

La crise agraire a mis en peacuteril lrsquoeacutequilibre social sur lequel reposait la socieacuteteacute romaine Unconflit est neacute entre le monde des villes qui accueille une plegravebe toujours plus importante et lacampagne qui est partageacutee entre quelques grands proprieacutetaires exploitant leur domaine avecdes armeacutees drsquoesclaves Il considegravere que les conseacutequences de cette crise ont eacuteteacute encore plusdestructrices pour la socieacuteteacute gauloise qursquoil eacutetudie plus preacuteciseacutement dans son Histoire desFranccedilais Il soutient en effet que les populations rurales ont ducirc affronter en plus de larapaciteacute des grands proprieacutetaires le poids insupportable des impocircts que Rome imposait auxprovinces conquises 20 La plegravebe rurale fut rapidement ruineacutee par ce double fleacuteau et lescampagnes gauloises devinrent finalement lrsquoapanage de quelques-uns 21 La structure sociale dela Gaule en fut profondeacutement et deacutefinitivement alteacutereacutee

On annonccedilait un progregraves rapide de la civilisation et des richesses parce que les riches devenaientdeacutemesureacutement riches mais les pauvres drsquoautre part eacutetaient devenus bien plus pauvres ils avaient perdutoute participation agrave la proprieacuteteacute de la terre dans les campagnes ils avaient renonceacute agrave tous les travauxindustriels dans les villes et ils srsquoeacutetaient abandonneacutes agrave un goucirct effreacuteneacute pour les plaisirs et les spectacles 22

Durant lrsquoAntiquiteacute tardive la bureaucratisation et la militarisation de lrsquoadministrationimpeacuteriale en empecircchant toute mobiliteacute sociale ont acceacuteleacutereacute ce processus de deacutesagreacutegation 23J Simonde de Sismondi pense donc que lrsquoEmpire romain srsquoest plus effondreacute sur lui-mecircmeqursquoil nrsquoa eacuteteacute abattu par les invasions 24 Drsquoailleurs il soutient que les Francs nrsquoont pas eu agrave fairela guerre pour instaurer leur pouvoir en Gaule 25 les Gallo-Romains leur ont confieacute uneautoriteacute qui nrsquoeacutetait plus exerceacutee

Cet empire eacutetait encore assez vaste pour former une redoutable monarchie il lui restait des terres dessujets des richesses mais il ne lui restait point un peuple romain un peuple ougrave chaque homme senticirct

18 Sismondi 1819 p 17919 Sismondi 1819 t II p 34020 Sismondi 1839 p 1621 laquo Bientocirct toutes les plaines fertiles de la Gaule devinrent lrsquoune apregraves lrsquoautre la proprieacuteteacute de quelque seacutenateur

[sic] La population native en disparaissait absolument elle ceacutedait la place aux esclaves importeacutes de tous lespays barbares auxquels les Romains faisaient la guerre elle se retirait dans les villes et lagrave elle se fondait dansla derniegravere classe du peuple elle apprenait drsquoelle la langue latine et en mecircme temps lrsquooisiveteacute et les vices deRome raquo (Sismondi 1839 p 17)

22 Sismondi 1839 p 1623 Sismondi 1837a p 1024 Sismondi 1837a p 11125 Sismondi 1837a p 163

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qursquoil avait une patrie Degraves que les ordres cessegraverent drsquoarriver de Rome les provinciaux ne se crurent pointlibres mais se demandegraverent de qui ils devraient les recevoir agrave lrsquoavenir Les Gaulois cherchegraverent autourdrsquoeux agrave qui vouer leur obeacuteissance un petit chef franc ne tarda pas agrave se preacutesenter pour la leurdemander 26

Il nrsquoy a donc pas eu de conflit majeur entre les Francs et les populations gallo-romainesApregraves la bataille de Soissons Clovis a installeacute les veacuteteacuterans de son armeacutee sur des domaines quieacutetaient abandonneacutes ou qui appartenaient au fisc 27 Les populations germaniques arriveacutees agrave leursuite nrsquoont pas eu de difficulteacutes agrave trouver des terres tant les campagnes de la Gaule avaientsouffert de la paupeacuterisation de la plegravebe rurale et de la disparition de la petite proprieacuteteacute 28 Fortsde leurs traditions les nouveaux venus ont fortement investi dans la terre et relanceacute ainsi uneeacuteconomie agricole agonisante 29 Les guerriers de Clovis resteacutes sous les armes ont quant agrave euxconstitueacute une petite classe drsquoindividus partageant les mecircmes valeurs qui a fortifieacute la nouvellesocieacuteteacute La Gaule a ainsi retrouveacute une coheacuterence sociale qursquoelle avait perdue Revivifieacutee ellereprend son essor comme laquo [hellip] entraicircneacutee par des circonstances qui dominent la race toutentiegravere raquo 30

Que peut-on retenir de la faccedilon dont J Simonde de Sismondi preacutesente lrsquohistoire delrsquoEmpire romain et de sa disparition notamment en Gaule Une partie de son argumentaireest tout agrave fait traditionnelle mecircme si le Genevois se distingue par son deacutesir drsquoanalysersysteacutematiquement les problegravemes drsquoun point de vue social Comme drsquoautres avant lui et apregraveslui il voit dans le deacuteveloppement de la grande exploitation esclavagiste la cause principale dudeacuteclin des institutions qui avaient jusque lagrave assureacute le succegraves de Rome Lrsquoantagonisme qursquoilimagine entre les villes et les campagnes est en revanche un thegraveme plus original Cette ideacutee luivient sans doute de lrsquoobservation des campagnes anglaises qui ont eacuteteacute en tregraves peu de tempsvideacutees de populations allant grossir les villes industrielles Il nrsquoen demeure pas moins que lavision drsquoune ville antique qui deacutepense les richesses drsquoune campagne dont la capaciteacute productivedeacutecline progressivement a connu une posteacuteriteacute importante jusqursquoagrave nos jours

La nouveauteacute du propos de J Simonde de Sismondi est plus agrave rechercher dans les passagesqursquoil consacre agrave la Gaule Il faut drsquoabord souligner que les historiens qui srsquointeacuteressent agravelrsquoeacuteconomie de la Gaule sont encore tregraves peu nombreux dans la premiegravere moitieacute du XIXe sCertes Franccedilois Guizot (1787-1874) et Augustin Thierry (1795-1856) publient ou reacutedigent agravepeu pregraves agrave cette eacutepoque des ouvrages qui bouleversent fondamentalement et pour longtempslrsquohistoriographie franccedilaise de la Gaule mais leur inteacuterecirct pour les problegravemes eacuteconomiques estrelativement limiteacute J Simonde de Sismondi place au contraire lrsquoeacuteconomie et lrsquoanalyse de lasocieacuteteacute au centre de son argumentaire Ce parti pris ne lrsquoincite malheureusement pas agraveentreprendre une eacutetude deacutetailleacutee de lrsquoagriculture gallo-romaine Il possegravede pourtant desconnaissances agronomiques qui lui permettent de srsquoy inteacuteresser J Simonde de Sismondi esten effet lrsquoauteur drsquoun Tableau de lrsquoagriculture toscane 31 tregraves moderne dans sa meacutethode et sesobjectifs qui comprend notamment une preacutesentation deacutetailleacutee des techniques agraires de cettereacutegion 32 Les travaux entrepris par A Mongez et L Reynier et rapidement commenteacutes dans lechapitre preacuteceacutedent demeurent donc isoleacutes En fait la plupart des historiens de la secondemoitieacute du XIXe s abandonnent les techniques agricoles agrave la compeacutetence des naturalistes et des

26 Sismondi 1839 p 2527 Sismondi 1837a p 17528 Sismondi 1837a p 90 13629 Sismondi 1819 p 18630 Sismondi 1837b p 931 Le Tableau de lrsquoagriculture toscane est publieacute agrave Genegraveve chez J J Paschoud en 180132 Sur lrsquointeacuterecirct agronomique du Tableau cf Sofia 1999

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archeacuteologues pour eacutetudier lrsquoagriculture antique essentiellement par le biais des textesagronomiques du droit et des institutions

J Simonde de Sismondi ne srsquoimagine pas que les campagnes gauloises aient pu connaicirctre unautre destin que celui qursquoil attribue agrave lrsquoeacuteconomie rurale italienne Il pense donc que lrsquoextensionde la grande exploitation esclavagiste a videacute le monde rural de sa substance et finalementcomplegravetement ruineacute lrsquoeacuteconomie agricole Il estime en revanche que ce processus a connu undeacuteveloppement plus important en Gaule Il consacre ainsi de nombreuses pages agrave deacutecrire lamisegravere des campagnes gauloises et la diminution drastique du nombre de paysans Si cettedeacutepopulation est plus aigueuml en Gaule qursquoen Italie crsquoest que les impocircts preacuteleveacutes par Rome yeacutetaient plus importants

En fait la deacutesertion des campagnes gauloises srsquoimpose agrave lui comme une neacutecessiteacute historiqueTout drsquoabord elle sanctionne un processus social qursquoil condamne la disparition de la petiteproprieacuteteacute ensuite et surtout elle lui permet drsquoexpliquer le succegraves de lrsquoentreprise franque LesFrancs nrsquoont pas eu agrave combattre car les populations gauloises priveacutees de toute coheacutesion socialenrsquoavaient aucune raison de leur reacutesister Enfin la deacuteprise agricole permet aux Germains dedisposer de terres libres mais anciennement cultiveacutees qursquoils peuvent exploiter selon leurspropres traditions sociales et techniques agrave lrsquoeacutecart des populations gallo-romaines Leurorganisation sociale est ainsi preacuteserveacutee de la dilution dans la culture gallo-romaine pourconstituer le noyau solide de la nouvelle civilisation La reacutegeacuteneacuteration de la Gaule est assureacutee agravela fois par des populations qui introduisent un reacutegime agraire plus sain car fondeacute sur la petiteexploitation et des seigneurs de la guerre qui remplacent les anciennes eacutelites totalementcorrompues

Comme on le verra plus loin cette vision de la situation de la Gaule agrave la fin de lrsquoEmpire aeacuteteacute reprise et deacuteveloppeacutee par de nombreux auteurs de lrsquoeacutecole historique allemande Elle connaicirctencore aujourdrsquohui une certaine actualiteacute Drsquoun point de vue historiographique elle nrsquoest pastotalement neuve et reprend nombre des ideacutees deacutejagrave deacuteveloppeacutees par lrsquoabbeacute Dubos dans sonHistoire critique de lrsquoeacutetablissement de la monarchie franccedilaise dans les Gaules publieacutee en 1734 Laquestion de la constitution du royaume franc et plus geacuteneacuteralement des origines de la France anourri une intense controverse qui a dureacute en France jusqursquoau milieu du XXe s Cl Nicoletvient de lui consacrer un ouvrage qui comble fort heureusement une lacune delrsquohistoriographie franccedilaise 33 Plusieurs de ses conclusions inteacuteressent directement ce meacutemoireet seront preacutesenteacutees dans le prochain chapitre On se contentera maintenant de montrer lasingulariteacute de la position de J Simonde de Sismondi en la comparant agrave celle exposeacutee parFr Guizot

En 1823 agrave peu pregraves agrave lrsquoeacutepoque ougrave J Simonde de Sismondi commence la reacutedaction de sonHistoire des Franccedilais Fr Guizot ouvre le premier de ses Essais sur lrsquohistoire de France 34 par ladeacuteclaration suivante

La chute de lrsquoEmpire romain en Occident offre un pheacutenomegravene singulier Non seulement la nation nesoutient pas le gouvernement dans sa lutte contre les Barbares mais la nation abandonneacutee agrave elle-mecircmene tente pour son propre compte aucune reacutesistance Il y a plus rien dans ce long deacutebat ne reacutevegraveleqursquoune nation existe agrave peine est-il question de ce qursquoelle souffre elle subit tous les fleacuteaux de la guerredu pillage de la famine un changement complet de destineacutee et drsquoeacutetat sans agir sans parler sansparaicirctre Ce pheacutenomegravene nrsquoest pas seulement singulier il est sans exemple 35

33 Nicolet 200334 Les Essais sur lrsquohistoire de France sont publieacutes agrave la suite de la nouvelle eacutedition commenteacutee que Fr Guizot

consacre aux Observations sur lrsquohistoire de France de lrsquoabbeacute de Mably Dans les nombreuses eacuteditions suivantesseuls les Essais sont publieacutes

35 Guizot 1842 p 1

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Dans ce passage Fr Guizot expose en apparence une vision de la Gaule agrave la fin de lrsquoAntiquiteacutequi est tregraves proche de celle de J Simonde de Sismondi la Gaule srsquoest laisseacutee conqueacuterir parceqursquoelle nrsquoavait plus drsquoidentiteacute plus drsquoacircme Fr Guizot explique dans la suite de son essai que laconcorde sociale sur laquelle reposait la nation gauloise srsquoest briseacutee avec la disparition de laclasse moyenne qui a eacuteteacute lrsquoinstrument et la victime du despotisme impeacuterial 36 Fr Guizot etJ Simonde de Sismondi deacutecrivent dans des termes similaires lrsquoeacutetat de la Gaule mais leursconceptions de la nation les opposent fonciegraverement Le premier introduit lrsquoideacutee de nation danslrsquoeacutetude de la Gaule pour des raisons politiques qui tiennent agrave la fois agrave sa vision de lrsquohistoire et agravesa deacutefense des ideacuteaux de la monarchie de Juillet 37 Sa conception de la nation est en partielrsquoheacuteritiegravere de la philosophie des Lumiegraveres 38

Pour J Simonde de Sismondi la nation est lrsquoeacuteleacutement qui complegravete et donne un sens agrave latheacuteorie eacuteconomique classique Ne croyant pas que lrsquoeacuteconomie se reacuteduise agrave la somme desinteacuterecircts priveacutes le Genevois est persuadeacute que les individus agissent aussi par reacutefeacuterence agrave desvaleurs spirituelles qui les deacutepassent La nation est pour lui cette entiteacute supra-humaine quitranscende les individus et les pousse agrave srsquoinvestir pour le bien de la socieacuteteacute Crsquoest une force quela science eacuteconomique ne peut clairement deacutefinir mais qui assure pourtant la coheacutesion ducorps social Elle a donc une dimension historique qui conditionne les faits eacuteconomiques LaGaule de Clovis est ainsi bien plus que lrsquoamalgame de populations de cultures diffeacuterentes quise donnent agrave un moment de leur histoire un mecircme chef Crsquoest un eacutetat drsquoesprit qui a sa propreexistence et qui dicte leur conduite aux acteurs de lrsquohistoire

Cette perception de la nation est eacutetrangegravere agrave lrsquoesprit des Lumiegraveres et tregraves diffeacuterente de celledeacutefendue par Fr Guizot Elle est plus sucircrement lrsquoheacuteritiegravere drsquoun mouvement de penseacutee qui estrepreacutesenteacute dans la premiegravere moitieacute du XVIIIe s par Giambattista Vico (1668-1744) CeNapolitain soutient dans ses Principi di una scienza nuova intorno alla natura delle nazionipublieacutes en 1725 que les individus sont lieacutes au sein des socieacuteteacutes par des relations qui nereposent pas uniquement sur la raison mais laquo un sens commun crsquoest-agrave-dire un jugement sansreacuteflexion qui est geacuteneacuteralement porteacute et senti par toute une classe par tout un peuple par toutune nation ou par le genre humain tout entier raquo 39 Il en tire la conclusion qursquoil peut existerindeacutependamment du temps et de lrsquoespace des regravegles universelles dans la formation etlrsquoeacutevolution des nations Il pense ainsi qursquoelles empruntent de faccedilon agrave peu pregraves systeacutematiquedes stades de deacuteveloppement de trois types les gouvernements divins ou theacuteocratiques lesgouvernements heacuteroiumlques ou aristocratiques et les gouvernements humains 40

La philosophie de lrsquohistoire de J Simonde de Sismondi nrsquoest pas aussi systeacutematique et rienne prouve qursquoil ait partageacute la vision cyclique de J-B Vico Elle est plus vraisemblablement laconseacutequence drsquoun double deacutesenchantement lrsquoessor des nations nrsquoest pas guideacute par les progregravesde la raison et leur deacuteveloppement eacuteconomique ne deacutepend pas uniquement de lrsquoaccumulationdes richesses Les theacuteories eacuteconomiques ou historiques sont donc incomplegravetes si ellesnrsquointegravegrent pas la dimension sociale et laquo nationale raquo des groupes humains Pour cette raisonJ Simonde de Sismondi deacutenonce lrsquoeacuteconomie abstraite et purement speacuteculative telle qursquoelle estpratiqueacutee par D Ricardo et son eacutecole 41 et les travaux historiques qui se contententdrsquoaccumuler les dates et les faits

36 Guizot 1842 p 337 Nicolet 2003 p 11138 Nicolet 2003 p 11239 Citeacute par Eacute Breacutehier dans son Histoire de la philosophie (Breacutehier 1983 p 326)40 Vico 1827 p 29541 Sismondi 1819 p 58

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Pour lui la mission de lrsquohistoire nrsquoest pas de comprendre lrsquoessor geacuteneacuteral de lrsquohumaniteacute vers leprogregraves mais de saisir ce qui fait agrave un moment donneacute lrsquooriginaliteacute drsquoune socieacuteteacute Le destin dechaque peuple est ainsi isoleacute et eacutetudieacute seacutepareacutement J Simonde de Sismondi ne croit pas agrave unehistoire universelle qui unifierait les histoires nationales dans un mouvement geacuteneacuteral surtoutsi celui-ci est orienteacute selon les objectifs de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo Il pense plutocirct que lessocieacuteteacutes passeacutees et preacutesentes ont des personnaliteacutes et des potentialiteacutes diffeacuterentes Chaquenation tient ainsi son destin entre ses mains et a la possibiliteacute de faire fructifier son heacuteritage ouau contraire de srsquoen deacutetourner au risque de disparaicirctre Ainsi lrsquoEmpire romain nrsquoa pas suentretenir les valeurs de la Reacutepublique et srsquoest effondreacute par manque drsquoeacutenergie La Gaulerevivifieacutee et fortifieacutee par lrsquoapport germanique a au contraire prolongeacute son existence pourdevenir la France

De faccedilon plus theacuteorique J Simonde de Sismondi considegravere que toutes les socieacuteteacutes ont ducircreacutesoudre au cours de leur deacuteveloppement des conflits sociaux internes Certaines ont trouveacutedes solutions qui leur ont permis de continuer drsquoexister Drsquoautres paralyseacutees par desantagonismes inconciliables se sont trouveacutees bloqueacutees et ont disparu Lrsquohistoire est unediscipline qui permet drsquoeacutetudier ces diffeacuterentes expeacuteriences et drsquoen tirer des enseignements pourle preacutesent Elle est en cela lrsquoauxiliaire indispensable de la science eacuteconomique telle que laconsidegravere J Simonde de Sismondi Il appelle de ses vœux une discipline plus geacuteneacuterale qui sedonnerait pour objectif de comprendre lrsquoorganisation et le fonctionnement de la socieacuteteacute parlrsquoeacutetude de toutes ses composantes et agrave laquelle lrsquohistoire fournirait ses mateacuteriaux

Quand on la considegravere dans son ensemble la science sociale embrasse tout ce que les associationshumaines peuvent faire pour lrsquoavantage geacuteneacuteral et pour le deacuteveloppement moral de lrsquohomme Quand onla considegravere dans ses ramifications on trouve qursquoon doit ranger au nombre des sciences politiques etmorales la politique constitutive la leacutegislation la science administrative lrsquoeacuteconomie politique la sciencede la guerre ou de la deacutefense nationale la science de lrsquoeacuteducation la science enfin la plus intime de toutescelle de lrsquoinstruction morale de lrsquohomme fait ou la religion Agrave toutes ces sciences en partie speacuteculativeslrsquohistoire srsquounit sans cesse comme en formant la partie expeacuterimentale elle est le registre commun desexpeacuteriences de toutes ces sciences 42

Les travaux de J Simonde de Sismondi ont eacuteteacute accueillis en France et au Royaume-Unidans une relative indiffeacuterence Sans doute parce que le rayonnement intellectuel et politique delrsquoeacutecole laquo classique raquo laissait peu de place agrave une theacuteorie aussi peu orthodoxe que la sienne Enrevanche ils connurent un succegraves immeacutediat aupregraves des eacuteconomistes de langue allemande quidans le contexte tregraves particulier de lrsquounification remettaient en question les principesdrsquoA Smith et srsquointerrogeaient sur le rocircle de la nation dans le deacuteveloppement eacuteconomique

II Lrsquoeacutecole historique allemande drsquoeacuteconomie et la nation

Les guerres napoleacuteoniennes puis les traiteacutes de 1815 firent naicirctre chez les partisans de lrsquouniteacuteallemande de profondes deacuteceptions Les milieux intellectuels prirent conscience de lrsquoabsence dereacuteelle volonteacute politique de la grande majoriteacute des Eacutetats allemands et de lrsquoimportance de leurrocircle dans la construction drsquoun veacuteritable sentiment national Historiens et eacuteconomistesparticipegraverent activement agrave ce mouvement par leurs travaux mais aussi par un engagementpolitique qui constitue une des originaliteacutes de la penseacutee allemande du XIXe s On ne peut

42 Sismondi 1837a p 2 Il reacutesume plus loin sa penseacutee en une phrase que nrsquoaurait pas deacutesavoueacutee F Braudel laquo Lrsquohistoire est le deacutepocirct geacuteneacuteral des expeacuteriences de toutes les sciences sociales raquo (Sismondi 1837a p 6)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 45

dissocier complegravetement leurs ideacutees leurs objectifs et leurs faccedilons drsquoappreacutehender le monde descirconstances qui aboutirent apregraves un cheminement difficile et chaotique agrave la proclamationdrsquoun nouvel Empire allemand agrave Versailles le 18 janvier 1871

Histoire politique et eacuteconomie furent ainsi intimement mecircleacutees dans les travaux denombreux intellectuels qui avaient le sentiment de participer agrave lrsquoeacutedification de la nationallemande Cette attitude explique en grande partie lrsquooriginaliteacute des theacuteories historiques eteacuteconomiques produites agrave cette eacutepoque et surtout la volonteacute de nombreux penseurs de doterlrsquoAllemagne en gestation drsquooutils et de concepts adapteacutes aux speacutecificiteacutes de sa situationhistorique

Dans le premier tiers du XIXe s Friedrich List (1789-1846) est parfaitement repreacutesentatifde cet eacutetat drsquoesprit Il prit ainsi une part active dans la campagne en faveur du Zollverein uneunion douaniegravere creacuteeacutee en 1834 entre la Prusse la Hesse-Darmstadt la Baviegravere et leWurtemberg Son action politique en faveur de cet espace commercial lui est inspireacutee par sesreacuteflexions sur le deacuteveloppement eacuteconomique et son rocircle dans la constitution drsquoune nationmoderne qursquoil expose de faccedilon complegravete en 1841 agrave la fin de sa vie dans un traiteacute intituleacute Systegraveme national drsquoeacuteconomie politique 43 Fr List est intimement persuadeacute que seul lrsquoessorindustriel permettra la naissance de la nouvelle Allemagne Il constate amegraverement qursquoagrave soneacutepoque cette croissance est bloqueacutee par le caractegravere essentiellement agricole de lrsquoeacuteconomie dela plus grande partie des Eacutetats de langue allemande par lrsquoabsence de politique volontaristenationale et par la plus grande compeacutetitiviteacute des produits manufacturiers britanniques

Son analyse repose sur une eacutetude historique du deacuteveloppement eacuteconomique drsquoune nation laquo Dans le deacuteveloppement eacuteconomique des peuples il faut distinguer les principales phases quevoici lrsquoeacutetat sauvage lrsquoeacutetat pastoral lrsquoeacutetat agricole lrsquoeacutetat agricole et manufacturier enfin lrsquoeacutetatagricole manufacturier et commercial raquo 44 Lrsquoeacutetat agricole se caracteacuterise par lrsquoarchaiumlsme desinstitutions un niveau de vie tregraves bas et lrsquoabsence drsquoincitation eacuteconomique 45Lrsquoindustrialisation fait progresser la socieacuteteacute vers le stade suivant 46 Sans elle lrsquoeacuteconomie agrairemanque de capitaux et finit par deacutecliner complegravetement 47 Sur ce point preacutecis Fr List partagecomplegravetement lrsquoopinion drsquoA Smith et de ses adeptes Cette convergence meacuterite drsquoecirctresouligneacutee car comme on le verra Fr List a geacuteneacuteralement deacutefini ses conceptions eacuteconomiquespar opposition agrave celles de lrsquoeacutecole laquo classique raquo qursquoil preacutefegravere drsquoailleurs appeler lrsquolaquo Eacutecolereacutegnante raquo Il considegravere donc que le deacuteveloppement de lrsquoindustrie favorise celui de lrsquoagricultureet lrsquoapparition drsquoun marcheacute inteacuterieur qui agrave son tour va stimuler la production de biens Lrsquoeacutetapesuivante correspond agrave lrsquointensification des eacutechanges et agrave lrsquoapparition drsquoun commerceinternational 48 Fr List estime que les Eacutetats de langue allemande les plus avanceacutes se trouventau seuil de ce stade de deacuteveloppement et que la supeacuterioriteacute industrielle du Royaume-Uni lesempecircche drsquoaller plus loin La concurrence des produits britanniques moins chers et demeilleure qualiteacute entrave lrsquoessor de lrsquoindustrie allemande et in fine la construction de lrsquouniteacuteallemande Il ne srsquooppose pas agrave la liberteacute du commerce international mais considegravere que les

43 Das nationale System der politischen Oumlkonomie Stuttgart und Tuumlbingen J G Cottarsquoscher Verlag 1841-184244 List 1851 p 65 F List fait un usage immodeacutereacute des italiques dans cette citation comme dans toutes celles

tireacutees de son œuvre le parti a eacuteteacute pris de les supprimer systeacutematiquement45 laquo Sous le reacutegime de lrsquoagriculture pure et simple regravegnent lrsquoarbitraire et la servitude la superstition et

lrsquoignorance le manque de civilisation de relations de moyen de transport la pauvreteacute lrsquoimpuissancepolitique enfin raquo (List 1851 p 238)

46 List 1851 p 6947 laquo Pour arrecircter le rabougrissement de lrsquoagriculture drsquoune nation et pour le faire graduellement cesser lorsque

drsquoanciennes institutions lrsquoon produit le moyen le meilleur indeacutependamment des encouragements agravelrsquoeacutemigration consiste dans une industrie manufacturiegravere raquo (List 1851 p 257-258)

48 List 1851 p 72

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regravegles du libeacuteralisme eacuteconomique favorisent les nations les plus deacuteveloppeacutees crsquoest-agrave-dire agrave soneacutepoque le Royaume-Uni LrsquoAllemagne en gestation a le devoir de proteacuteger son industrienaissante pour laquo deacutevelopper et perfectionner sa nationaliteacute raquo 49 Il lui sera de nouveau possibledrsquoouvrir ses frontiegraveres lorsqursquoelle aura rattrapeacute son retard eacuteconomique

Lrsquoun des objectifs du systegraveme eacuteconomique de Fr List est de justifier ce protectionnismeComme le souligne A Barregravere laquo sa theacuteorie nrsquoest qursquoune reacuteponse agrave une probleacutematique issuedrsquoune situation historique raquo 50 Neacuteanmoins sur plusieurs points elle prolonge et approfonditles reacuteflexions de J Simonde de Sismondi sur la fonction eacuteconomique de la nation et son rocircledans le deacuteveloppement des socieacuteteacutes humaines Reprenant en partie lrsquoargumentaire duGenevois Fr List reproche agrave A Smith et lrsquoeacutecole laquo classique raquo de nrsquoavoir envisageacute lrsquoeacuteconomieqursquoagrave lrsquoeacutechelle de lrsquohumaniteacute en construisant le mythe drsquoune reacutepublique commerccedilante planeacutetairedont les regravegles srsquoappliqueraient agrave toutes les nations 51 En humaniste il partage leur ideacuteal drsquounefeacutedeacuteration de tous les peuples 52 mais constate qursquoelle nrsquoexiste pas et que dans le mondeoccidental qui englobe maintenant les Eacutetats-Unis les nations sont en lutte pour leurheacutegeacutemonie 53 En drsquoautres termes il estime que laquo Lrsquoeacutecole [classique] a admis comme reacutealiseacute uneacutetat de choses agrave venir raquo 54 Il lrsquoaccuse de promouvoir une eacuteconomie laquo cosmopolite raquo etmateacuterialiste qui ne srsquointeacuteresse qursquoaux inteacuterecircts des individus et ignore les responsabiliteacutes moraleset politiques des Eacutetats 55 Son projet consiste agrave replacer la nation au centre des preacuteoccupationsdes eacuteconomistes laquo Le trait caracteacuteristique du systegraveme que jrsquoexpose crsquoest la nationaliteacute Toutmon eacutedifice est construit sur lrsquoideacutee de la nation comme intermeacutediaire entre lrsquoindividu et legenre humain raquo 56

Fr List soumet donc les concepts de lrsquoeacuteconomie laquo classique raquo agrave un examen critique qui leconduit agrave reconstruire la theacuteorie eacuteconomique autour de la notion de laquo forces productives raquoElles sont constitueacutees de tout ce qui contribue au deacuteveloppement de lrsquoeacuteconomie et de lasocieacuteteacute Elles comprennent aussi les institutions le droit et la religion 57 Fr List eacuteprouve lesplus grandes difficulteacutes agrave expliquer preacuteciseacutement la faccedilon dont les diffeacuterentes composantes de lasocieacuteteacute reacuteagissent ensemble pour deacuteterminer la marche de lrsquoeacuteconomie J A Schumpetertrouve agrave juste raison que crsquoest un concept beaucoup trop flou pour servir agrave lrsquoanalyseeacuteconomique elles ne sont qursquolaquo une eacutetiquette donneacutee agrave un problegraveme non reacutesolu raquo 58Historiquement on comprend bien qursquoen proposant cette notion de laquo forces productives raquoFr List veut montrer que lrsquoeacuteconomie drsquoune nation ne peut ecirctre eacutetudieacutee en faisant abstractionde tout ce qui constitue son identiteacute culturelle 59 Il reprend ainsi les critiques formuleacutees parJ Simonde de Sismondi agrave propos de lrsquoeacuteconomie abstraite et theacuteorique pratiqueacutee parD Ricardo et ses eacutelegraveves

Fr List est porteur drsquoun projet beaucoup plus vaste qui srsquointeacuteresse agrave lrsquoensemble de la socieacuteteacuteet dont lrsquoobjectif est drsquoen comprendre le fonctionnement et lrsquoeacutevolution Lrsquoeacuteconomie nrsquoest plusalors qursquoune des disciplines au service de cette ambition Lrsquohistoire joue un rocircle de premier49 List 1851 p 6450 Barregravere 1994 p 65551 List 1851 p 21052 List 1851 p 21653 List 1851 p 21554 List 1851 p 21955 List 1851 p 27956 List 1851 p 4257 List 1851 p 23658 Schumpeter 1983 p 17659 laquo On ne saurait guegravere imaginer de loi ou drsquoinstitution publique qui nrsquoexerce plus ou moins drsquoinfluence sur

lrsquoaccroissement ou sur la diminution de la puissance productive raquo (List 1851 p 236)

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plan parce qursquoelle est un moyen drsquoappreacutehender et de comprendre sur la longue dureacutee laformation et lrsquoeacutevolution des nations

Une nouvelle fois on ne peut que souligner la convergence de sa deacutemarche avec celle deJ Simonde de Sismondi Comme ce dernier Fr List ne partage pas la vision des Lumiegraveresdrsquoune histoire de lrsquohumaniteacute constitueacutee de lrsquoeacutemancipation successive des nations et de leurconversion aux lois de la raison et de la liberteacute fucirct-elle celle drsquoentreprendre dans la versionprocircneacutee par les eacuteconomistes laquo classiques raquo Pour autant il ne renonce pas agrave toute histoireuniverselle mais considegravere qursquoelle doit ecirctre appreacutehendeacutee en fonction des histoires nationales Ila ainsi la claire conscience drsquoune nation qui se construit par lrsquoappropriation de son heacuteritage etdans les relations qursquoelle noue avec ses voisines

Lrsquoeacutetat actuel des peuples est le reacutesultat de lrsquoaccumulation des deacutecouvertes des inventions desameacuteliorations des perfectionnements des efforts de toutes les geacuteneacuterations qui nous ont preacuteceacutedeacutees crsquoestlagrave ce qui constitue le capital intellectuel de lrsquohumaniteacute vivante et chaque nation nrsquoest productive quedans la mesure ougrave elle a su assimiler cette conquecircte des geacuteneacuterations anteacuterieures et lrsquoaccroicirctre par sesacquisitions particuliegraveres 60

Il faut bien reconnaicirctre toutefois que le combat meneacute par Fr List en faveur de lrsquouniteacuteallemande a fortement influenceacute sa vision de la nation Pour ne citer qursquoun exemple il soutientainsi que le nouvel Eacutetat allemand doit non seulement reacuteunir les peuples de langue allemandemais aussi se doter drsquoune eacuteconomie forte qui lui assure une place de premier plan en Europe Ilestime donc neacutecessaire que la confeacutedeacuteration germanique future englobe la Hollande et leDanemark afin de lui donner ce qui lui manque le plus aujourdrsquohui des ports une flotte etdes colonies 61 Il ne srsquoagit pas pour lui drsquoune annexion mais du retour naturel de peuples ausein de la nation allemande agrave laquelle ils ont toujours appartenu On comprend bien que lemodegravele de deacuteveloppement qui inspire agrave Fr List cette revendication est celui de lrsquoEmpirebritannique Elle nrsquoen deacutevoile pas moins une ideacutee de la nation qui nrsquoobeacuteit pas aux critegraveres qursquoila lui mecircme formuleacutes les Hollandais et les Danois ne parlent pas lrsquoallemand et leurs deuxnations connaissent depuis longtemps des destins distincts de celui de lrsquoAllemagne Cetteincorporation est imposeacutee par la volonteacute de donner au futur Eacutetat allemand une baseeacuteconomique et politique suffisamment large Lrsquohistoire en fournit la justification Hollandaiset Danois ont appartenu agrave une communauteacute nationale germanique ancienne qui nrsquoexiste pluspolitiquement mais a surveacutecu culturellement Lrsquohistoire est ainsi sommeacutee de fournir lesarguments drsquoune volonteacute politique et eacuteconomique qui lui dicte ses objectifs

Il srsquoagit bien sucircr drsquoun exemple pris dans lrsquoœuvre de Fr List et on ne peut lui reprocher defaire lrsquoapologie de la supeacuterioriteacute de la race allemande Il exprime drsquoailleurs agrave plusieurs reprisesdes sentiments tregraves hostiles aux premiers Germains qursquoil rend responsables du retard industrielde lrsquoAllemagne 62 cet anathegraveme srsquoexpliquant sans doute par le conflit politique qui lrsquoa opposeacuteaux grands proprieacutetaires fonciers Il nrsquoen demeure pas moins que lrsquoopinion de Fr List montrecombien dans le contexte tregraves particulier de lrsquounification allemande histoire politique eteacuteconomie sont intimement lieacutees

60 List 1851 p 23761 List 1851 p 28262 laquo La plus grande partie du sol dans lrsquoancienne Germanie eacutetait employeacutee en pacircturages et en garennes Les

esclaves et les femmes se livraient agrave une agriculture encore insignifiante et grossiegravere Les hommes libressrsquooccupaient exclusivement de guerre et de chasse Telle est lrsquoorigine de toute la noblesse germanique Cettenoblesse ne cessa durant le Moyen Acircge drsquoecirctre oppressive pour lrsquoagriculture hostile agrave lrsquoindustriemanufacturiegravere et de fermer les yeux aux avantages qursquoen sa qualiteacute de proprieacutetaire du sol elle aurait retireacutesde la prospeacuteriteacute de lrsquoune et de lrsquoautreraquo (List 1851 p 159)

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Fr List srsquoest tregraves peu inteacuteresseacute agrave lrsquoAntiquiteacute mais le deacutetour par son œuvre srsquoimpose pourcomprendre comment la theacuteorie eacuteconomique qui se construit agrave cette eacutepoque en Allemagneporte en elle une conception de la nation qui agrave son tour bouleverse totalement la maniegraveredrsquoeacutecrire lrsquohistoire heacuteriteacutee des Lumiegraveres Drsquoun point de vue eacutepisteacutemologique enfin la volonteacuteexprimeacutee par Fr List drsquoappreacutehender la civilisation dans toute sa complexiteacute a pourconseacutequence drsquoabolir les frontiegraveres entre les disciplines histoire et eacuteconomie participent aumecircme projet Il nrsquoest plus possible drsquoeacutetudier les faits eacuteconomiques isoleacutement sans srsquoattacherdans la mecircme deacutemarche agrave comprendre la gestation lrsquoeacutevolution et le deacuteclin des systegravemeseacuteconomiques qui leur donnent leur sens Ces tendances lourdes de lrsquohistoriographie allemandedu XIXe s encore balbutiantes dans lrsquoœuvre de Fr List se renforcent et srsquoexacerbent dans lestravaux des eacuteconomistes que lrsquoon regroupe sous le vocable drsquoeacutecole historique allemandedrsquoeacuteconomie (Historische Schule der Nationaloumlkonomie)

Il est drsquousage de distinguer 63 au sein de ce mouvement de penseacutee des fondateursrepreacutesenteacutes par W Roscher (1817-1894) B Hildebrand (1812-1878) Ch Knies (1821-1898) J K von Rodbertus-Jagetzow (1805-1875) et une jeune eacutecole historique composeacutee enautres de G Schmoller (1838-1917) L Brentano (1844-1931) K Buumlcher (1847-1930) etA Wagner (1835-1917) Il est piquant de noter que les travaux de plusieurs de ces savantssont revendiqueacutes agrave la fois par les eacuteconomistes et les historiens Pour prendre un cas exemplaireJ K von Rodbertus-Jagetzow est ainsi preacutesenteacute par les uns comme un eacuteconomiste descivilisations du passeacute ou par les autres comme un historien des eacuteconomies anciennesLrsquoincertitude ne meacuterite pas drsquoecirctre trancheacutee et souligne une nouvelle fois le mouvement defusion des deux disciplines

Pour bien appreacutecier le contexte dans lequel ces travaux sont eacutelaboreacutes il convient de sesouvenir de lrsquoimportance prise par la science historique en Allemagne durant tout le XIXe sCet essor sans preacuteceacutedent qursquoil faut se reacutesoudre agrave nrsquoeacutevoquer que tregraves succinctement est marqueacutepar un profond renouvellement des meacutethodes des mateacuteriaux et des objectifs de lrsquohistorien Ildeacutebute degraves la fin du XVIIIe s par une volonteacute de rationaliser et de conceptualiser lrsquoeacutecriture delrsquohistoire en distinguant clairement la collecte lrsquoeacutedition et lrsquointerpreacutetation des sources 64 Lacommunauteacute historique allemande se mobilise alors dans un effort collectif prodigieux pourrassembler de faccedilon meacutethodique et critique les sources disponibles Ce travail est parexemple illustreacute par la publication des Monumenta Germaniaelig Historica agrave partir de 1819 oulrsquoeacutelaboration du Corpus inscriptionum latinarum agrave lrsquoinitiative de lrsquoacadeacutemie de Berlin en 1858Citer ces deux entreprises hors du commun revient agrave ceacuteleacutebrer la dimension elle aussiexceptionnelle de lrsquoœuvre de Theodor Mommsen (1817-1902) Le savant a participeacute agrave lareacutedaction des MGH et a dirigeacute la reacutealisation du CIL pour lequel il a eacutegalement assureacute lareacutedaction de plusieurs volumes dont le tome V consacreacute agrave la Gaule cisalpine 65 Son travail deconstitution et de reacuteflexion sur les sources forme le socle drsquoune entreprise plus vaste drsquoeacutetudede la civilisation romaine qui aboutit pour ne citer que deux exemples agrave la publication delrsquoHistoire romaine en 1854 et du Droit public de 1871 agrave 1888

Les travaux des eacuteconomistes citeacutes au paragraphe preacuteceacutedent mettent agrave profit cedeacuteveloppement de lrsquohistoire tout en partageant ses ambitions de comprendre lefonctionnement on pourrait mecircme dire lrsquoorganisation fondamentale des socieacuteteacutes anciennesCes efforts drsquoanalyse srsquoaccompagnent drsquoune volonteacute eacutevidente drsquoisoler les speacutecificiteacutes des socieacuteteacutesmodernes en les rapprochant de celles du passeacute Les meacutethodes de ces eacuteconomistes sont souvent

63 Cf Barregravere 1994 p 658-660 J A Schumpeter preacutefegravere reacuteserver le terme drsquoeacutecole historique agrave G Schmolleret ses disciples (Schumpeter 1983 p 179)

64 Escudier 2003 p 75665 Nicolet 1985 p XXV

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comparatives et leurs champs de recherche tregraves vaste englobent freacutequemment plusieurspeacuteriodes historiques Ils procegravedent ainsi agrave de grandes synthegraveses dont le principe est decaracteacuteriser les systegravemes eacuteconomiques qui se sont succeacutedeacutes dans le temps Cette ambition estparticuliegraverement sensible dans lrsquoœuvre de W Roscher qui se donne pour dessein de rechercheret drsquoeacutetudier des lois qui reacutegissent le deacuteveloppement eacuteconomique des nations G Schmollerselon des modaliteacutes diffeacuterentes partage ce programme Avant de preacutesenter leurs contributionsil faut preacuteciser que plusieurs de leurs collegravegues dont B Hildebrand et J K von Rodbertus-Jagetzow se posent des questions plus concregravetes et y reacutepondent par des eacutetudes certes moinsambitieuses mais heureusement plus preacutecises et moins geacuteneacuterales

Wilhelm Roscher eacutetait professeur drsquoeacuteconomie politique agrave lrsquouniversiteacute de Leipzig Il a eacutecritplusieurs ouvrages sur lrsquoAntiquiteacute et notamment sur Thucydide Il srsquointeacuteresse tregraves tocirct agravelrsquoeacuteconomie politique de lrsquoAntiquiteacute 66 Son œuvre foisonnante compte des eacutetudes surlrsquoeacuteconomie de lrsquoAllemagne moderne et contemporaine et un cours drsquoeacuteconomie geacuteneacuterale 67 quicomprend notamment les Principes drsquoeacuteconomie politique 68 et un Traiteacute drsquoeacuteconomie politiquerurale 69 Le premier de ces deux ouvrages a fait lrsquoobjet de vingt-six eacuteditions jusqursquoen 1922 etlui a valu avec lrsquoensemble de son œuvre une immense notorieacuteteacute 70

Le rayonnement intellectuel et le poids acadeacutemique de Gustav Schmoller ne sont pasmoindres Il a enseigneacute dans les universiteacutes de Halle et de Strasbourg et acheveacute sa carriegravereacadeacutemique comme professeur drsquoeacuteconomie politique agrave lrsquouniversiteacute de Berlin Il a creacuteeacute en 1872avec A Sombart la Verein fuumlr Sozialpolitik cercle de reacuteflexions qui est agrave lrsquoinitiative de tregravesnombreuses enquecirctes de terrain rassembleacutees dans une collection qui ne compte pas moins decent quatre-vingt-huit volumes 71 Il est agrave la tecircte drsquoune eacutecole dont la penseacutee est propageacutee parune revue qui porte son nom les Schmollers Jahrbuch fuumlr Gesetzgebung 72 Son œuvre culmineavec les Principes drsquoeacuteconomie politique 73 Conseiller de Bismarck il est membre du ConseildrsquoEacutetat de la Prusse agrave partir de 1884 et de la Chambre haute du Parlement prussien agrave partirde 1899

Les travaux de G Schmoller et de son eacutecole se distinguent de ceux de W Roscher par desquestions de meacutethode qui ne seront pas analyseacutees ici Ils marquent aussi un glissement tregravessensible des conceptions de lrsquoeacutecole historique allemande sur le rocircle de lrsquoEacutetat et de la nation quisera en revanche preacutesenteacute ci-dessous Ce parti pris certes tregraves reacuteducteur permet drsquoexposer lestravaux de lrsquoeacutecole historique allemande en fonction drsquoun point de vue qui inteacuteressedirectement le sujet traiteacute dans ce meacutemoire il offre lrsquoavantage de reconduire rapidement lelecteur dans les Gaules

66 Il fait paraicirctre degraves 1849 un article sur ce sujet (Uber das Verhaltniss der national Œkonomie zum klassischenAlterthum) dans les Berichten der historisch-philologischen Klasse der Koumlnigl Saumlchsischen Gesselschaft derWissenschaften Une traduction italienne a eacuteteacute reacutealiseacutee pour le volume 11 de la Biblioteca di storia economicade V Pareto

67 System der Volkswirthschaft ein Hand- und Lesebuch fuumlr Geschaumlftsmaumlnner und Studierende68 Die Grundlagen der Nationaloumlkonomie la premiegravere eacutedition date de 1854 et la traduction franccedilaise utiliseacutee ici

a eacuteteacute reacutealiseacutee agrave partir de la seconde eacutedition allemande69 Nationaloumlkonomik des Ackerbaues und verwandten Urproductionen ein Hand- und Lesebuch fuumlr Staats- und

Landwirthe est publieacute en 186170 J A Schumpeter eacutecrit ainsi agrave propos de W Roscher laquo [hellip] on aurait du mal agrave trouver un autre eacuteconomiste

de cette peacuteriode qui ait joui agrave ce point drsquoun respect quasi universel en Allemagne et ailleurs raquo (Schumpeter1983 p 180)

71 Ils forment les Schriften des Vereins fuumlr Sozialpolitik72 Le titre exact est Schmollers Jahrbuch fuumlr Gesetzgebung Verwaltung und Volkswirtschaft im deutschen Reiche73 Grundriszlig der Allgemeinen Volkswirtschaftslehre est publieacute agrave Leipzig chez Dunker et Humblot de 1900 agrave 1904

Les quatre livres ont eacuteteacute reacutepartis en cinq volumes dans lrsquoeacutedition franccedilaise parue de 1905 agrave 1908

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Dans la ligneacutee des œuvres de J Simonde de Sismondi et de Fr List W Roscher etG Schmoller deacutenoncent les deacutefauts de la penseacutee drsquoA Smith et de lrsquoeacutecole laquo classique raquo Ilsreconnaissent la valeur heuristique de leurs concepts mais leur reprochent drsquoavoir deacuteveloppeacuteune theacuteorie qui laisse de cocircteacute la nation et lrsquoEacutetat en isolant les faits eacuteconomiques de leursubstrat 74 Ils considegraverent que le comportement des acteurs eacuteconomiques nrsquoest pas autonomeet qursquoil deacutepend largement du mode drsquoorganisation des socieacuteteacutes 75 Les institutions influencentles modes de production des individus qui agrave leur tour agissent sur les premiegraveres Le travail delrsquohistorien et de lrsquoeacuteconomiste consiste agrave comprendre ces interactions et leurs eacutevolutions dans letemps W Roscher a une perception finaliste de ce processus Il pense que la langue lareligion les arts les sciences le droit lrsquoeacuteconomie et lrsquoEacutetat interagissent selon des principes quifondent laquo lrsquoacircme raquo drsquoun peuple (Volksgeist) et deacuteterminent selon un plan preacutedeacutefini lrsquoaction desindividus et le destin des socieacuteteacutes 76

G Schmoller tout en reconnaissant lrsquoimportance du Volksgeist a une vision plusdynamique de lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes Il conccediloit leur deacuteveloppement comme la conseacutequencedrsquoune lutte entre des forces qui tentent de preacuteserver lrsquoordre eacutetabli et un mouvement de fondqui conduit agrave sa transformation 77 Mais les deux auteurs srsquoaccordent pour penser que le droitet lrsquoEacutetat jouent un rocircle fondamental dans lrsquoorganisation et lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes Ilsconstituent son squelette et deacuteterminent ainsi lrsquoaction des hommes dans les domaines delrsquoeacuteconomie de la culture et de la religion 78 Tout ce passe comme si le droit et lrsquoEacutetat formaientle substrat de la socieacuteteacute lrsquoinfrastructure sur laquelle elle srsquoeacutelegraveve

Th Mommsen arrive par drsquoautres chemins agrave des conclusions similaires Comme lrsquoeacutecritCl Nicolet il envisage lrsquoEacutetat romain comme laquo hypostase suprecircme de la collectiviteacute raquo 79 Sonorganisation connaicirct des eacutevolutions dans le temps mais les principes sur lesquels il reposesurvivent agrave tous les changements de reacutegimes jusqursquoagrave la fin de lrsquoEmpire 80 Lrsquoeacutetude du droit estalors un moyen drsquoappreacutehender la logique interne de lrsquoEacutetat et donc le fonctionnement de toutela socieacuteteacute romaine 81 Plusieurs auteurs allemands inversent mecircme les rapports de causaliteacute etconsidegraverent que lrsquoEacutetat a une existence speacutecifique indeacutependante de celle des individus qui lecomposent Leopold von Ranke (1795-1886) deacuteclare par exemple agrave propos des Eacutetats laquo Aulieu de ces vagues conglomeacuterats qui se forment pour toi comme des formations nuageuses agrave

74 laquo En effet selon lrsquoeacuteconomiste allemand les instruments de lrsquoeacuteconomie politique classique agrave commencer parle rocircle du self interest ne peuvent avoir de fonction analytique importante que si on les insegravere dans le cadredrsquoune eacuteconomie reacutegleacutee et deacutetermineacutee par lrsquointerdeacutependance structurelle des relations eacuteconomiques et decelles-ci avec drsquoautres pheacutenomegravenes hors eacuteconomie raquo (Gioia 2000 p 33)

75 laquo Lrsquoeacuteconomie publique est autre chose qursquoune simple juxtaposition drsquoune multitude drsquoeacuteconomies priveacuteestout aussi bien qursquoun peuple est plus qursquoune simple agreacutegation drsquoindividus et la vie du corps humain autrechose qursquoun pur amalgame de principes chimiques raquo (Roscher 1857 p 23)

76 laquo Lrsquoorganisme porte en lui une loi de succession pour les degreacutes divers de deacuteveloppement aussi bien qursquounetendance interne qui pousse vers leur reacutealisation sans qursquoil eacutechappe agrave la neacutecessiteacute drsquoecirctre favoriseacute par lescirconstances exteacuterieures raquo (Roscher 1857 p 25)

77 G Schmoller livre de faccedilon tregraves syntheacutetique sa penseacutee profonde dans une communication faite devantlrsquoAcadeacutemie des sciences de Berlin et publieacutee en 1905 dans la Revue internationale de sociologie laquo Chaquesocieacuteteacute grandissante donne au point de vue historique le spectacle drsquoun processus social de diffeacuterenciationauquel srsquooppose lrsquouniteacute drsquoorigine de langue de race puis lrsquouniteacute des mœurs de la religion de lrsquoeacuteducationenfin lrsquouniteacute du droit de la leacutegislation de la puissance de lrsquoEacutetat Lrsquoeacutetat reacuteel est une diagonale de ces deuxtendances antagonistes raquo (Schmoller 1905b p 4)

78 Roscher 1857 p 3179 Nicolet 1985 p XXX80 laquo Ce sont donc tregraves exactement les rapports entre la magistrature le peuple (et aussi un troisiegraveme terme

bien difficile agrave inteacutegrer vraiment le Seacutenat) qui par leurs variations historiques mais conformeacutement agrave desprincipes dont on retrouvera toujours la trace sous-jacente agrave travers toute lrsquohistoire romaine deacuteterminent lastructure mecircme de lrsquoEacutetat romain raquo (Nicolet 1985 p XXX)

81 Thomas 1984 p 35

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 51

partir de la theacuteorie du contrat je vois [hellip] moi des reacutealiteacutes spirituelles des creacuteations originalesde lrsquoesprit humain on peut dire mecircme des penseacutees de Dieu raquo 82 Pour extrecircme qursquoelle soitcette proclamation a neacuteanmoins le meacuterite de montrer que cette conception de lrsquoEacutetat srsquoestconstitueacutee en srsquoopposant agrave celle deacutefendue par les Lumiegraveres

W Roscher nrsquoest pas loin de la partager quand il considegravere que la nation et lrsquoEacutetat sontorganiseacutes selon des lois dont certaines ont eacuteteacute dicteacutees par la volonteacute divine Il pense plusgeacuteneacuteralement que la structure de lrsquoEacutetat deacutetermine lrsquoorganisation de la socieacuteteacute et non lrsquoinverseClasses et individus se voient ainsi assigneacutes des rocircles selon un ordre immanent qui impose aussisa logique aux relations eacuteconomiques W Roscher deacutefend une politique eacuteconomique et socialedont lrsquoobjectif essentiel est de preacuteserver cette harmonie sociale preacutedeacutetermineacutee Les individuspeuvent srsquoenrichir mais dans des proportions qui ne mettent pas en peacuteril lrsquoexistence des classesles plus pauvres 83 LrsquoEacutetat doit veiller agrave la juste reacutepartition des fruits de la croissance 84 et aumaintien drsquoun certain eacutequilibre entre les trois sources du revenu la rente fonciegravere le salaire etle revenu du capital 85 Les deacuteseacutequilibres non corrigeacutes menacent lrsquointeacutegriteacute du corps social etfragilisent la nation Cette laquo leacutesion de lrsquoorganisme social raquo 86 pervertit les eacutelites et provoque unecrise morale W Roscher considegravere que lrsquohistoire de Rome est le meilleur exemple de ceprocessus de deacutesagreacutegation

Chez les nations en deacutecadence le luxe a coutume de prendre un singulier caractegravere de deacuteraison etdrsquoimmoraliteacute On consacre des frais eacutenormes agrave des jouissances insignifiantes et lrsquoon fait souvent de ladeacutepense pour la deacutepense au lieu de nrsquoecirctre qursquoun moyen elle devient le but Le beau et lrsquoagreacuteable cegravedentla place aux goucircts tourmenteacutes et effeacutemineacutes Le plus grand exemple de ce genre de luxe Rome lrsquoa fourniau temps de lrsquoempire 87

Il ajoute laquo On ne saurait rencontrer dans lrsquohistoire de spectacle plus odieux que celui dudeacuteveloppement eacutenorme il faut mecircme dire de la domination incontesteacutee des vices les pluscontraires agrave la nature aux temps de la deacutecadence des peuples de lrsquoAntiquiteacute LrsquoEacutegypte et laSyrie paraissent avoir eacuteteacute le foyer primitif de cette peste drsquoimmoraliteacute raquo 88

Il faudrait ecirctre naiumlf pour ne pas reconnaicirctre dans cette condamnation des laquo comportementssortis raquo drsquoEacutegypte et de Syrie une attaque antiseacutemite agrave peine voileacutee La lecture des chapitres quisuivent ce passage confirme que W Roscher a une lecture laquo raciale raquo de lrsquohistoire des socieacuteteacutesIl pense que laquo lrsquohomogeacuteneacuteiteacute raquo drsquoune nation est un critegravere qui doit ecirctre pris en compte car ilpeut deacuteterminer son eacutevolution Ainsi les laquo populations compactes raquo 89 reacutesistent mieux que leslaquo nations composites raquo aux peacuterils qui les menacent 90 W Roscher introduit dans sa theacuteorieeacuteconomique un facteur racial qui modifie radicalement la deacutefinition de la nation qursquoil a luimecircme proposeacutee au deacutebut de ses Principes Il voyait alors la nation comme le reacutesultat derelations complexes entre les eacuteleacutements constitutifs de la socieacuteteacute la langue la religion les arts

82 Phrase citeacutee par J-Y Calvez (2001 p 121)83 laquo On peut donc regarder la coexistence reacuteguliegravere de la grande de la moyenne et de la petite fortune comme

la condition neacutecessaire de la prospeacuteriteacute eacuteconomique des nations raquo (Roscher 1857 t 2 p 177)84 Roscher 1857 t 2 p 16685 Roscher 1857 t 2 p 16786 Roscher 1857 t 2 p 20887 Roscher 1857 t 2 p 24788 Roscher 1857 t 2 p 31389 Roscher 1857 t 2 p 32990 laquo Plus est heureuse la constitution ethnographique et sociale drsquoun peuple agrave plus lrsquoesprit public y est

deacuteveloppeacute meilleures sont les formes de son organisation politique et moins il sera exposeacute agrave ce danger [ladeacutecadence] raquo (Roscher 1857 t 2 p 368)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 52

la science le droit lrsquoeacuteconomie et lrsquoEacutetat 91 En consideacuterant que ces valeurs sont transmisesheacutereacuteditairement par les individus comme des caractegraveres geacuteneacutetiques il admet qursquoil puisseexister au sein de la nation diffeacuterentes classes de citoyens unis par des liens de sang Il est alorspossible de deacuteterminer historiquement une nation primordiale dans laquelle tous les individuspartageraient la mecircme culture et les mecircmes laquo caracteacuteristiques ethniques raquo Tous les eacuteleacutementssont reacuteunis pour eacutelaborer le mythe de lrsquoorigine germanique de la nation allemande Lrsquohistoire aune nouvelle mission qui est de saisir les speacutecificiteacutes de cette communauteacute agrave ses deacutebuts etdrsquoillustrer son destin jusqursquoagrave lrsquoeacutepoque moderne

Ce programme est repris et consideacuterablement deacuteveloppeacute par G Schmoller De faccedilon toutfait agrave fait symptomatique il preacutefegravere le terme de peuple (Volk) agrave celui de nation qui ne lui paraicirctpas assez preacutecis Il deacutefinit le peuple selon cette formule laquo [hellip] les peuples sont des uniteacutesphysiologiques et psychologiques auxquelles sert de base la communauteacute de sang et drsquoesprit etqui affirment pendant un grand nombre de geacuteneacuterations et de siegravecles un certain caractegraveredeacutetermineacute raquo 92 Il reconnaicirct que cette conception est agrave lrsquoopposeacute de celle transmise par laphilosophie des Lumiegraveres 93 et revendique une analyse raciale de lrsquohistoire des socieacuteteacutes tregraveslibrement inspireacutee des theacuteories sur lrsquoeacutevolution de Ch Darwin 94

[hellip] nous admettons comme point de deacutepart qursquoil existe diffeacuterents types de races et de peuples reacutesultantde la transmission heacutereacuteditaire de proprieacuteteacutes corporelles et intellectuelles et de la transmission actuelle desideacutees des mœurs et des institutions et constituant autant de caractegraveres ne changeant que peu agrave peu tregraveslentement 95

La preacutehistoire la linguistique et lrsquoethnographie sont des disciplines dont lrsquoobjet est decomprendre les processus drsquoindividualisation des laquo races raquo et les lois qui preacutesident agravelrsquoorganisation des peuples 96 Lrsquohistoire permet de suivre dans le temps les avatars de cescommunauteacutes primordiales Elle explique que la nation allemande moderne ait conserveacute engrande partie la laquo composition ethnique raquo les traditions culturelles et les valeurs agrave lrsquoorigine dela formation de la communauteacute germanique

Ruumlmelin rappelle que le 11e de nos ancecirctres vivait du temps de Luther le 32e avec Charlemagne et quele 60e vraisemblablement immolait des chevaux agrave Thor et agrave Odin dans les steppes de la Haute Asie Laquestion se pose si les liens du sang ne font pas cependant que nous avons avec ce 60e ancecirctre plus deressemblance qursquoavec un negravegre et un Indien ce negravegre et cet Indien eussent-ils grandi avec nous et reccedilunotre eacuteducation 97

De la mecircme faccedilon la conservation des speacutecificiteacutes raciales des peuples explique lesdiffeacuterences culturelles que lrsquoon observe aujourdrsquohui entre les nations europeacuteennes Agrave titredrsquoexemple voici comment G Schmoller caracteacuterise la nation franccedilaise laquo Lrsquoapparence laforme est pour le Franccedilais le principal la socieacuteteacute est son eacuteleacutement domineacute par les

91 Roscher 1857 p 3092 Schmoller 1905a t 1 p 33893 laquo Au XVIIIe siegravecle la science de lrsquoEacutetat de la socieacuteteacute et de lrsquoeacuteconomie politique part au contraire de la

croyance en lrsquoeacutegaliteacute naturelle des hommes En conseacutequence elle cherche agrave eacutetablir lrsquoessence de la nature delrsquohomme en geacuteneacuteral de lrsquohomme abstrait et agrave expliquer par lagrave les institutions sociales raquo (Schmoller 1905at 1 p 338)

94 Schmoller 1905a t 1 p 34595 Schmoller 1905a t 1 p 35996 Schmoller 1905a t 1 p 339-34097 Schmoller 1905a t 1 p 349

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 53

preacuteoccupations de la mode il vit pour ecirctre vu admireacute distingueacute raquo 98 Lrsquoeacutetude des peuples offrela possibiliteacute de les caracteacuteriser mais aussi de les classer qualitativement Les peuples laquo indo-europeacuteens raquo sont ainsi au sommet de la pyramide raciale juste au-dessus des laquo Seacutemites raquo quiont parfois une influence pernicieuse sur les nations europeacuteennes laquo Sur beaucoup de pointsils furent [les Seacutemites] les maicirctres des Indo-Europeacuteens et par les Juifs ils agissent encorepartout aujourdrsquohui plus ou moins dans les Eacutetats indo-germaniques comme un eacuteleacutement de vieet de perturbation agents tantocirct de progregraves tantocirct de deacutecadence raquo 99 Parmi les eacuteleacutements delaquo perturbation raquo G Schmoller cite les theacuteories sociales de K Marx qui ne sont que deslaquo constructions intellectuelles qui nrsquoatteignent pas la reacutealiteacute raquo 100 Mais mecircme les peupleslaquo indo-europeacuteens raquo ne disposent pas de faculteacutes identiques et en toutes choses la racegermanique est remarquable W Sombart fils du fondateur de la Verein fuumlr Sozialpolitik etdernier repreacutesentant de lrsquoeacutecole historique allemande au deacutebut du XXe s apporte la conclusionfinale

Nous autres Allemands nous avons le droit drsquoaller par le monde fiers la tecircte haute animeacutes de laconviction profonde drsquoecirctre le peuple de Dieu De mecircme lrsquoaigle emblegraveme de lrsquoAllemagne plane au-dessus de tous les autres animaux de mecircme lrsquoAllemand doit sentir sa preacuteeacuteminence sur le ramassis depeuples qui lrsquoentoure et qursquoil voit grouiller agrave une distance infinie au-dessous de lui 101

La juxtaposition et le rapide commentaire des passages que Fr List W Roscher etG Schmoller consacrent agrave la nation sa fonction ses origines et son rocircle historique montrentbien lrsquoeacutevolution des thegraveses de lrsquoeacutecole historique allemande dans ce domaine Elle accompagnecomme les historiens de lrsquoAllemagne lrsquoont montreacute le processus de constitution de lrsquoEacutetatmoderne allemand de son eacutemergence agrave sa volonteacute de constituer la principale nationeuropeacuteenne On passe ainsi de lrsquoaffirmation de lrsquoexistence drsquoune nation allemande agrave laneacutecessiteacute de lui donner une identiteacute politique sous la forme drsquoun Eacutetat puis apregraves la premiegravereguerre avec la France agrave lrsquoaffirmation de la puissance et de la supeacuterioriteacute drsquoun Reich preacutedestineacuteagrave diriger le concert des nations 102 Nul ne conteste que ce sentiment a habiteacute si ce nrsquoestconduit la majoriteacute des historiens et eacuteconomistes allemands de la seconde moitieacute du XIXe spour se limiter agrave ces deux disciplines Cela ne veut pas dire qursquoils aient tous partageacute les thegravesesraciales et pangermanistes de G Schmoller Th Mommsen a par exemple exprimeacutepubliquement le deacutegoucirct que lui inspiraient ces ideacutees politiques On sait aussi qursquoil acourageusement pris position contre le militarisme et lrsquoautoritarisme de O von Bismarck 103Pour autant mecircme lui qui ne srsquoest jamais deacuteparti drsquoune conception libeacuterale et humaniste de lasocieacuteteacute nrsquoest pas loin de consideacuterer comme G Schmoller que les nations ont comme lesindividus des personnaliteacutes qursquoelles conservent parfois au-delagrave des siegravecles Ainsi reprenant enlrsquoactualisant le portrait que Strabon 104 propose des Gaulois il deacuteclare

98 Schmoller 1905a t 1 p 37499 Schmoller 1905a t 1 p 368100 Schmoller 1905a t 1 p 370101 W Sombart Haumlndler und Helden Munich 1915 p 143 Passage citeacute par H Pirenne (1919 p 19)102 Dreyfus 1996 p 11103 Nicolet 1985 p XXIV-XXV104 laquo La race qursquoon appelle aujourdrsquohui dans son ensemble race gallique ou galatique est passionneacutee de guerre

prompte agrave la colegravere et vite porteacutee agrave se battre mais au demeurant fruste de mœurs et sans vices raquo laquo Agrave lasimpliciteacute et agrave lrsquoexubeacuterance des Gaulois srsquoajoutent beaucoup drsquoirreacuteflexion beaucoup de vantardise et unegrande passion de la parure [hellip] Agrave cause de cette leacutegegravereteacute de caractegravere la victoire les rend insupportablesmais la deacutefaite les plonge dans la stupeur raquo (Strabon Geacuteographie IV 4 2 et IV 4 5)

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Dans tous les temps dans tous les lieux vous les voyez toujours les mecircmes faits de poeacutesie et de sablemouvant agrave la tecircte faible au sentiment profond avides de nouveauteacutes et creacutedules aimables etintelligents mais deacutepourvus du geacutenie politique leurs destineacutees nrsquoont pas varieacute telles elles furentautrefois telles elles sont de nos jours 105

Mais que lrsquoon ne se meacuteprenne pas sur lrsquoobjectif de ce chapitre Son ambition nrsquoest pas demontrer que toute la science historique allemande a eacuteteacute corrompue par des ideacutees politiquescondamnables et encore moins de juger de la qualiteacute des travaux historiques en fonction deleur permeacuteabiliteacute aux theacuteories exposeacutees par G Schmoller Neacuteanmoins il est incompreacutehensibleque les synthegraveses les plus reacutecentes consacreacutees agrave lrsquoeacutecole historique allemande passentcomplegravetement sous silence lrsquoantiseacutemitisme aveacutereacute et le parti pris racial de W Roscher etG Schmoller Ces deux auteurs nrsquoont pas exprimeacute dans des notes de bas de page des proposde circonstance inspireacutes par la situation politique du moment et nrsquoayant aucune relation avecleurs theacuteories Il a eacuteteacute montreacute que leurs conceptions raciales de lrsquohistoire et de la socieacuteteacutedeacutecoulent drsquoanalyses historiques et eacuteconomiques parfaitement argumenteacutees Rien ne justifie decacher les aspects les plus sombres de leurs travaux pas mecircme la reacuteconciliation franco-allemande ou la volonteacute de toute une geacuteneacuteration de construire une Europe qui seraitdeacutefinitivement agrave lrsquoabri des deacuterives nationalistes qursquoelles soient allemandes ou franccedilaisesW Roscher et G Schmoller eacutetaient les plus eacuteminents repreacutesentants de leur discipline Lesecond disposait drsquoun pouvoir consideacuterable dans les institutions acadeacutemiques Ses opinions surlaquo lrsquoineacutegaliteacute des races raquo eacutetaient non seulement acceptables par la grande majoriteacute de sescollegravegues mais aussi largement reprises dans des travaux historiques moins ambitieux consacreacutesagrave lrsquohistoire europeacuteenne

Pour revenir au sujet de ce meacutemoire il convient de reconnaicirctre qursquoil nrsquoest pas possible derendre compte objectivement des eacutetudes sur la Gaule la chute de lrsquoEmpire et la formation desroyaumes barbares sans comprendre ce qursquoelles doivent aux thegraveses illustreacutees par les travaux deW Roscher et G Schmoller En effet plusieurs geacuteneacuterations drsquoarcheacuteologues et drsquohistoriensallemands ont appreacutehendeacute nolens volens les relations entre Rome la Gaule et la Germanie agrave lalumiegravere de conceptions sur la nation et la supeacuterioriteacute de la laquo race germanique raquo deacutejagrave largementdeacuteveloppeacutes dans les ouvrages de W Roscher et G Schmoller Il aurait eacuteteacute passionnantdrsquoeacutetudier les avatars de ces ideacutees dans les travaux des archeacuteologues allemands et de montrercombien les trois guerres franco-allemandes et lrsquoannexion agrave deux reprises de lrsquoAlsace et de laMoselle ont successivement relanceacute et conditionneacute le deacutebat Lrsquoampleur de la tacircche oblige agrave nepas trop srsquoeacuteloigner de lrsquoaxe de recherche privileacutegieacute ici Il a donc eacuteteacute choisi de se limiter auxtravaux de W Roscher et G Schmoller ce qui permettra de bien comprendre le lien qui existeentre leurs theacuteories eacuteconomiques et leurs conceptions raciales de la nation On constatera enfinque certaines des hypothegraveses avanceacutees ne sont pas sans eacutecho dans les travaux archeacuteologiques lesplus reacutecents consacreacutes agrave cette peacuteriode

III La Gaule les Germains et la fin de lrsquoEmpire

La laquo theacuteorie raquo de la conservation heacutereacuteditaire des speacutecificiteacutes culturelles drsquoune nation a inciteacutecomme on lrsquoa vu historiens et archeacuteologues agrave srsquointeacuteresser agrave lrsquoorigine de la laquo communauteacutegermanique raquo Cette recherche se fonde essentiellement sur une analyse de La Germanie deTacite et des passages que Ceacutesar consacrent aux Germains dans la Guerre des Gaules Lessources archeacuteologiques ne sont destineacutees qursquoagrave illustrer les interpreacutetations tireacutees de ces deux

105 Mommsen 1985 t II p 214

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textes Pour la plupart des historiens Tacite et Ceacutesar deacutecrivent la socieacuteteacute germanique dans sonorganisation ideacuteale telle qursquoelle a toujours existeacute Ils considegraverent que La Germanie et la Guerredes Gaules attestent de lrsquooriginaliteacute culturelle et politique de la civilisation germanique sanscomprendre les objectifs politiques qui poussent les deux auteurs antiques agrave distinguer lespopulations gauloises situeacutees agrave lrsquoest du Rhin de celles qui vivent agrave lrsquoouest Les remarques deTacite sur la pureteacute de la race germanique 106 nourrissent fort agrave propos la vision historique deW Roscher et G Schmoller Les Germains formaient une socieacuteteacute parfaite dans salaquo composition ethnique raquo et dans son organisation sociale 107 Lrsquoimportance de la cellulefamiliale lrsquoattachement au clan (Sippe) et agrave la tribu assuraient la coheacuterence et la force drsquounesocieacuteteacute germanique dans laquelle les diffeacuterentes classes vivaient en harmonie Lrsquoaristocratie sechargeait de deacutefendre la peacuterenniteacute de cet ordre social agrave lrsquointeacuterieur comme agrave lrsquoexteacuterieur eneacutechange de la proprieacuteteacute de la terre Selon W Roscher et G Schmoller au tournant de lrsquoegraverebien que primitifs par leur deacuteveloppement eacuteconomique les Germains constituaient un peuplemoralement et socialement tregraves eacutevolueacute 108 Les vertus de leur organisation sociale ont eacuteteacutepreacuteserveacutees et transmises agrave la socieacuteteacute allemande moderne Il appartient agrave la nation allemande dene pas srsquoeacuteloigner de ce modegravele en preacuteservant les valeurs de cet heacuteritage

La socieacuteteacute gallo-romaine a au contraire sombreacute tregraves vite dans le deacutesordre Sous lrsquoEmpire ledeacuteveloppement de la ville a provoqueacute la deacutesertion des campagnes qui nrsquoeacutetaient plus exploiteacuteesque par des grandes latifundia regroupant quatre-vingts agrave cent personnes dont une majoriteacutedrsquoesclaves 109 Agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute les dispariteacutes sociales sont agrave leur comble On ne trouveplus que des tregraves riches et des tregraves pauvres Lrsquoaristocratie gallo-romaine a eacuteteacute remplaceacutee par uneeacutelite qui tire son pouvoir de lrsquoimportance prise par un Eacutetat qui a deacutetourneacute agrave son profitlrsquoensemble du systegraveme eacuteconomique 110 La production agricole a eacuteteacute deacutelaisseacutee et les capitaux nesont plus investis que dans des opeacuterations financiegraveres La socieacuteteacute est devenue laquo capitaliste raquo pour W Roscher et G Schmoller cela veut dire que le revenu des capitaux a supplanteacute celuides salaires et du foncier Son deacuteveloppement extravagant met en peacuteril tout lrsquoeacutedifice social etdeacutetruit lrsquoidentiteacute de la nation La Gaule nrsquoest plus que la juxtaposition heacuteteacuterogegravene drsquoindividusayant perdu tout inteacuterecirct pour la collectiviteacute une structure artificielle (Kunstwerk) 111

Le destin de la Gaule agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute crsquoest lrsquohistoire de la rencontre entre despopulations socialement aneacuteanties et un peuple fort qui a su conserver son identiteacute et sesvaleurs Mais il nrsquoy a pas eu de fusion ou drsquoamalgame entre les deux eacuteleacutements Les Germainsapportent agrave la Gaule les guerriers et les paysans qursquoelle nrsquoavait plus 112 Ainsi la nouvelle socieacuteteacute

106 laquo Pour moi je me range agrave lrsquoopinion de ceux qui pensent que les peuples de la Germanie pour nrsquoavoir jamaiseacuteteacute souilleacutes par drsquoautres unions avec drsquoautres tribus constituent une nation particuliegravere pure de toutmeacutelange et qui ne ressemble qursquoagrave elle-mecircme De lagrave vient que lrsquoapparence physique elle aussi autant que lachose est possible en un si grand nombre drsquohommes est la mecircme chez tous yeux farouches et bleuscheveux drsquoun blond ardent grands corps et qui nrsquoont de vigueur que pour un effort violent raquo (TaciteGermania IV 1-2)

107 laquo Les corps grands et magnifiques de la race germanique les cheveux blonds les yeux bleus la dureteacutebrutale lrsquoorgueil inflexible la fideacuteliteacute sans reacuteserve la pureteacute de la vie de famille surprenaient deacutejagrave lesRomains raquo (Schmoller 1905a t 1 p 376)

108 laquo La plupart des peuples barbares vivent drsquoune maniegravere deacutereacutegleacutee Aussi les anciens Germains formaient-ilsainsi que le fait observer Tacite une brillante exception raquo (Roscher 1857 t 2 p 292)

109 Schmoller 1905a t 2 p 77110 laquo Lrsquouniformiteacute de lrsquoEacutetat et la centralisation du pouvoir objets drsquoexeacutecration pour la veacuteritable aristocratie sont

alors poursuivies dans leurs derniegraveres conseacutequences Au lieu des hommes les capitaux seuls comptentdeacutesormais pour quelque chose toute la vie deacutepend de lrsquoEacutetat afin que les maicirctres qui le gouvernent leshommes puissamment riches dominent sans controcircle raquo (Roscher 1857 t 2 p 170)

111 laquo Quand un peuple reacuteduit en atomes nrsquoest plus qursquoune espegravece de troupeau il ne faut pas srsquoeacutetonner de le voirconduire agrave la baguette avec renfort de chiens ou courir lui-mecircme dans les flammes srsquoil eacuteclate un incendie raquo(Roscher 1888 p 13)

112 laquo Crsquoest lrsquoeacutepoque de la deacutecadence de la dissolution La race est deacutegeacuteneacutereacutee on ne se marie plus on deacutesespegravere

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 56

se reconstruit autour des classes qui constituaient lrsquoossature de la civilisation germanique lrsquoaristocratie et les paysans Leur identiteacute est donc preacuteserveacutee dans la nouvelle socieacuteteacute Elle lrsquoestdrsquoautant plus que les Germains fournissaient deacutejagrave lrsquoessentiel des troupes impeacuteriales et que lescampagnes eacutetaient complegravetement deacutepeupleacutees Ce qui faisait la supeacuterioriteacute de la nationgermanique est donc preacuteserveacute dans le nouvel ensemble

Il faut analyser lrsquoinstallation des populations germaniques en Gaule telle que lrsquoimaginentW Roscher et G Schmoller agrave la lumiegravere des conditions qursquoils imposent agrave lrsquoeacutemigration desAllemands de la fin du XIXe s Pour eux la colonisation est profitable agrave lrsquoAllemagne si lesmigrants ont toute latitude de reconstituer sur les nouvelles terres la socieacuteteacute germaniqueDans le cas contraire ils sont rapidement assimileacutes par les populations autochtones etdeacutefinitivement laquo deacutegermaniseacutes raquo 113 Lrsquoideacuteal serait donc que les populations allemandescolonisent des terres peu peupleacutees sur lesquelles ils puissent pratiquer une agriculture qui leurpermette de preacuteserver leur organisation sociale Lrsquoinstallation sur des territoires deacutependantdrsquoautres nations occidentales est sans inteacuterecirct pour la nation allemande elle prive la megravere-patriede ses meilleurs eacuteleacutements

Nos eacutemigrants qui partent pour la Russie lrsquoAmeacuterique lrsquoAustralie lrsquoAlgeacuterie sont deacutesormais eux et toutce qursquoils possegravedent comme perdus pour leur patrie ils deviennent les clients et les fournisseurs drsquoautrespeuples freacutequemment nos rivaux et nos ennemis Les choses se passeraient tout autrement si le flot delrsquoeacutemigration allemande srsquoeacutecoulait vers des colonies allemandes vers celles par exemple que lrsquoon pourraiteacutetablir dans les contreacutees fertiles et presque deacutesertes de la Hongrie dans les provinces polonaises quiappartiennent agrave lrsquoAutriche et agrave la Prusse enfin dans ces reacutegions de la Turquie destineacutees (Dieu le veut) agravedevenir un jour lrsquoheacuteritage de lrsquoAllemagne On pourrait creacuteer ainsi une Allemagne nouvelle quilrsquoemporterait en eacutetendue en richesse et en puissance sur lrsquoancienne Allemagne et qui formerait unboulevard invincible pour la couvrir de tout peacuteril dont elle pourrait ecirctre menaceacutee du cocircteacute de la Russie etdu cocircteacute de la Pologne 114

En fonction de ces critegraveres W Roscher et G Schmoller considegraverent que le laquo deacuteplacement raquodes Germains sur le sol de la Gaule est un exemple de migration reacuteussie Toutefois le processusde transformation de la socieacuteteacute gallo-romaine en royaume gallo-germanique ne se limite pas agraveun transfert de populations Les Germains nrsquoavaient pas de tradition qui pouvait leurpermettre drsquoassurer la gestion et le deacuteveloppement eacuteconomique drsquoune structure eacutetatique bienplus complexe que leurs tribus La laquo reacutegeacuteneacuteration raquo de la Gaule srsquoest donc construite agrave partirdes eacuteleacutements encore sains de la civilisation gallo-romaine lrsquoappareil administratif le reacuteseau deslatifundia et lrsquoinfluence beacuteneacutefique de la religion chreacutetienne et des eacutevecircques En eacutechange lesGermains ont apporteacute leur sentiment national leur aristocratie guerriegravere et des paysanscapables de cultiver les terres abandonneacutees La Gaule conserve donc en partie son organisationsociale et sa culture mais elle est revivifieacutee par des classes composeacutees de Germains animeacutes drsquounveacuteritable esprit national 115 La noblesse franque assume ainsi les plus hautes charges de lrsquoEacutetat

de lrsquoavenir on fuit le monde on se deacutesinteacuteresse de lrsquoEacutetat voilagrave les sentiments qui preacutedominent Lrsquoapparatexteacuterieur de lrsquoancienne civilisation disparaicirct de plus en plus Seules de nouvelles segraveves des races plus jeunespourront reacuteparer les bregraveches de la classe des paysans et de lrsquoarmeacutee raquo (Schmoller 1908 p 113)

113 laquo Non seulement il faudrait que les Allemands y fussent reacuteunis en nombre consideacuterable mais le reste de lapopulation ne devrait pas posseacuteder au mecircme degreacute le deacuteveloppement politique et le sentiment national autrement au bout de peu de temps on risquerait fort de voir nos eacutemigrants se deacutegermaniser raquo (Roscher1857 t 2 p 358)

114 Roscher 1857 t 2 p 358115 laquo La structure technique geacuteneacuterale de la socieacuteteacute eacutetait semblable agrave celle de la socieacuteteacute antique lrsquoeacuteconomie de

famille lrsquoexploitation isoleacutee du paysan et de lrsquoartisan le marcheacute local lrsquoopposition de la ville et de lacampagne la division du travail la division de la socieacuteteacute en classes montrent des traits semblables Mais enreacutealiteacute gracircce agrave lrsquoesprit germanique et chreacutetien gracircce au changement des mœurs et agrave une conception nouvellede la vie grace aux Eacutetats agricoles agrave superficie consideacuterable de lrsquoEurope centrale et aux oppositions qursquoils

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 57

et de lrsquoarmeacutee Elle se perpeacutetue par le sang ce qui la met agrave lrsquoabri de la deacutegeacuteneacuteration qui a frappeacutelrsquoaristocratie gallo-romaine Lrsquoinstallation drsquouniteacutes familiales germaniques dans les campagnes afavoriseacute le deacuteveloppement de petites proprieacuteteacutes sur les terres abandonneacutees et sur une partie duterritoire des grands latifundia Les grands proprieacutetaires ont accepteacute ces installations eneacutechange de la paix sociale 116 Les villaelig eacuteleacutements stables de lrsquoeacuteconomie rurale de la Gaule ontainsi surveacutecu aux deacutesordres de la fin de lrsquoAntiquiteacute Elles ont fini par catalyser autour drsquoelles lesforces vives des campagnes pour constituer les villages actuels 117 Gracircce agrave lrsquoarriveacutee despopulations germaniques lrsquoharmonie de la structure sociale de la Gaule est reacutetablie Petite etgrande proprieacuteteacute cohabitent en bonne intelligence car les droits des nouveaux petitsproprieacutetaires sont garantis par les liens qui les unissent aux membres de la noblesse franque

Finalement pour W Roscher et G Schmoller la fondation des royaumes gallo-germaniques correspond agrave un moment tout agrave fait particulier de lrsquohistoire de la nationallemande Celui au cours duquel les Germains sans perdre leur identiteacute ont acceacutedeacute agrave unniveau supeacuterieur de civilisation Cette transition a preacuteserveacute leur identiteacute nationale car lesvaleurs fondamentales du peuple germanique ont eacuteteacute conserveacutees dans le nouvel ensembleLrsquoeacuteleacutement germanique a simplement eacuteteacute enrichi par la culture romaine Il a eacutevolueacute au contactdrsquoinstitutions nouvelles lrsquoEacutetat le droit la chreacutetienteacute LrsquoEurope est neacutee de cette imbrication etde la confrontation de la culture antique et des traditions germaniques 118

Th Mommsen arrive agrave des conclusions tregraves proches tout en ne partageant absolument pasla vision raciale de lrsquohistoire des deux eacuteconomistes Crsquoest un patriote ardent mais aussi unjuriste et il mesure ce que les peuples du nord doivent aux institutions romaines Il estpersuadeacute que les conquecirctes de Ceacutesar puis la formation des royaumes meacuterovingiens onttransformeacute en profondeur les socieacuteteacutes germaniques Leur sentiment national est demeureacute lemecircme mais leur organisation politique doit beaucoup agrave Rome laquo lrsquoEurope germanique porte lalivreacutee classique raquo 119 G Schmoller est au contraire obnubileacute par le mythe des origines Leveacuteritable esprit germanique se trouve selon lui dans les campagnes Les nations europeacuteennesmodernes fondeacutees agrave la suite des grandes migrations de la fin de lrsquoAntiquiteacute comme lrsquoItalie laFrance lrsquoEspagne ou lrsquoAngleterre nrsquoont pas su le preacuteserver 120 La ville le commercelrsquoaffairisme et la disparition des valeurs repreacutesenteacutees par lrsquoaristocratie fonciegravere ont eu raison dela culture germanique LrsquoAllemagne a su la proteacuteger parce qursquoelle a reacutesisteacute notamment gracircce auprotestantisme aux influences neacutefastes du catholicisme de la civilisation urbaine et dudeacuteveloppement du capitalisme Ce culte de la nation germanique primitive est repris au deacutebutdu XXe s par des auteurs comme J Langbehn et W Sombart qui estiment que le salut delrsquoAllemagne passe par la reconstitution drsquoune communauteacute populaire et lrsquoavegravenement drsquounnouveau Volk On sait lrsquousage que la propagande nazie a fait de ces thegraveses

Notre position de citoyen europeacuteen du XXIe s nous donne plus de clairvoyance pourcomprendre ce long processus drsquoeacutelaboration de la penseacutee nationaliste de lrsquoeacutemergence delrsquoAllemagne au deacutebut du XIXe s jusqursquoagrave son suicide en 1945 Profitant des leccedilons de

preacutesentent avec les Eacutetats de lrsquoAsie Anteacuterieure et ceux des cocirctes de la Mer Meacutediteacuteranneacutee gracircce enfin agrave leursinstitutions drsquoordre plus eacuteleveacute ces traits de la socieacuteteacute moderne preacutesentent un caractegravere essentiellement autreavec plus de santeacute plus drsquoharmonie morale raquo (Schmoller 1905a t 1 p 512)

116 laquo Lrsquoeacutetablissement des Germains srsquoexplique aussi en partie par la condition des latifundia Les petits neperdaient rien agrave une cession partielle de territoire et les grands espeacuteraient acheter par ce moyen plus deseacutecuriteacute pour le reste de leur domaine raquo (Roscher 1888 p 219)

117 Schmoller 1905a t 2 p 81118 laquo Les peuples romains et germaniques sont les deux principaux eacuteleacutements de la culture europeacuteenne crsquoest leur

collaboration et leur faccedilon de reacuteagir les uns sur les autres qui a deacutecideacute de lrsquohistoire de lrsquoEurope raquo (Schmoller1905a t 1 p 375)

119 Mommsen 1985 t 2 p 215120 Schmoller 1905a t 1 p 510

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 58

lrsquohistoire nous comprenons mieux comment dans un rapport dialectique la disciplinehistorique a servi agrave justifier des revendications nationalistes et a eacuteteacute en retour fortementinfluenceacutee par les concepts ideacuteologiques agrave lrsquoeacutelaboration desquels elle a fortement contribueacutePlusieurs savants de grand renom contemporains de G Schmoller ou de W Sombart ontperccedilu tous les dangers politiques et eacutepisteacutemologiques de cette conception raciale de la nationForts drsquoune tradition philosophique heacuteriteacutee des Lumiegraveres ils se sont attacheacutes agrave deacutemonter etcombattre les meacutecanismes de cette ideacuteologie La place manque pour citer tous leurs travauxPour tenter de les illustrer par un exemple le choix srsquoest porteacute sur les propos eacuteminemmentembleacutematiques tenus par Henri Pirenne agrave lrsquooccasion de lrsquoouverture des cours pour lrsquoanneacutee1918-1919 agrave lrsquouniversiteacute de Gand Le grand historien de lrsquoEurope a veacutecu lrsquoinvasion allemandeet la tentative des autoriteacutes drsquooccupation de rallier la population flamande agrave ses desseinspolitiques il reacuteagit donc en tant que citoyen et humaniste

Tous ou presque tous infecteacutes de cette theacuteorie des races qui a si admirablement durant le siegraveclepreacuteceacutedent servi les appeacutetits envahissants de la Prusse eacutetaient incapables de comprendre une nationcomme la nocirctre Pour eux la nation nrsquoest pas en effet comme elle est pour les peuples de lrsquoOccident delrsquoEurope dont une longue histoire une longue civilisation et une longue vie politique ont deacuteveloppeacute laconscience collective une communauteacute spirituelle faite de la communauteacute des souvenirs des traditionsdes ideacutees et des sentiments Elle est tout simplement un fait mateacuteriel disons si lrsquoon veut un fait naturelElle repose sur la communauteacute de la race et la langue et crsquoest donc la nature qui agrave lrsquoavance ladeacutetermine Pour des gens formeacutes par cette doctrine notre peuple devait ecirctre la plus indeacutechiffrable deseacutenigmes 121

Srsquoagissant de lrsquoAntiquiteacute et de la Gaule en particulier lrsquoanalyse des travaux de W Roscher etG Schmoller montre bien que cette mystification historique repose sur la transposition dans lepasseacute drsquoune entiteacute nationale qui est en fait le produit drsquoune construction ideacuteologique Laculture germanique telle que la recircvent ces deux auteurs nrsquoexiste pas Elle est fabriqueacutee par euxen fonction drsquoune reacuteflexion theacuteorique sur le rocircle historique et eacuteconomique de la nation Elleest ensuite conforteacutee par une recherche historique partisane et orienteacutee selon ces a prioriideacuteologiques Cette reconstitution fallacieuse du passeacute apporte agrave son tour une confirmation dela theacuteorie et justifie les revendications de la nation allemande lrsquoAllemagne doit dominerlrsquoEurope parce que cette mission lui est dicteacutee par son histoire et son destin Les thegravesespangermanistes et raciales de W Roscher et surtout de G Schmoller ont drsquoautant plus deforces qursquoelles sont incorporeacutees agrave une reacuteflexion geacuteneacuterale qui se propose drsquoexpliquer agrave la fois lefonctionnement actuel et lrsquohistoire des socieacuteteacutes europeacuteennes Elles reflegravetent agrave de raresexceptions pregraves lrsquoopinion commune et ont fortement influenceacute pour ce qui concerne le sujetde ce meacutemoire les recherches historiques et archeacuteologiques sur la Gaule du Bas-Empire

La laquo catastrophe allemande raquo a emporteacute avec elle le mythe de la supeacuterioriteacute germanique et latheacuteorie raciale qui a servi agrave la justifier Pourtant on est surpris de constater que certainsthegravemes mis en lumiegravere par les travaux de W Roscher et G Schmoller ont surveacutecu agrave lrsquoeffortde refondation accompli apregraves le second conflit mondial par la science historique allemandeNul ne preacutetendrait que cette peacuterenniteacute srsquoexplique par la permanence dans la penseacutee modernede thegraveses discreacutediteacutees par lrsquohistoire En revanche il est possible que la critique ait eacutepargneacute cesinterpreacutetations historiques ou archeacuteologiques en consideacuterant que lrsquoon pouvait sans risque lesdissocier des theacuteories condamnables qui srsquoen eacutetaient empareacutees En toute rigueur il aurait eacuteteacuteneacutecessaire drsquoanalyser de nouveau la documentation de base notamment archeacuteologique poursrsquoassurer de leur validiteacute Ce travail est en cours mais se heurte agrave drsquoimportantes reacutesistances pas

121 Pirenne 1919 p 8-9 H Pirenne reacutesolument optimiste concluait son discours de la faccedilon suivante laquo Lrsquoatmosphegravere dans laquelle grandiront les geacuteneacuterations futures est eacutepureacutee des miasmes quilrsquoempoisonnaient raquo (Pirenne 1919 p 20)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 59

seulement allemandes qui montrent la forte preacutegnance historiographique de plusieurs de cesscheacutemas de penseacutee On se contentera de preacutesenter quelques exemples de ces survivances dansles productions les plus reacutecentes Afin de donner plus de force agrave lrsquoargumentation deacuteveloppeacutee ci-dessous le choix srsquoest porteacute en prioriteacute sur des travaux dont lrsquoobjectif eacutetait justement deproposer une critique de lrsquohistoriographie allemande et de rapprocher les points de vue deshistoriens et des archeacuteologues des deux rives du Rhin

Ainsi en 1981 dans le catalogue drsquoune exposition prestigieuse consacreacutee agrave la Gaule des IVe

et Ve s 122 K Weidemann souligne combien jusqursquoagrave preacutesent les historiens allemands ont eacuteteacuteinfluenceacutes par une vision catastrophiste de la fin de lrsquoAntiquiteacute Il souhaite vivement que cettepeacuteriode charniegravere soit eacutetudieacutee avec plus drsquoobjectiviteacute et que lrsquoon reconnaisse enfin la vitaliteacute etla richesse culturelle de la Gaule de la fin de lrsquoAntiquiteacute 123 Pourtant une page plus loin ilaffirme sans autre forme de procegraves laquo La conquecircte germanique agrave lrsquoOuest du Rhin est un faithistorique bien connu Les deacutecouvertes archeacuteologiques qui deacutemontrent que degraves le IVe siegravecledes Germains eacutetaient eacutetablis en Gaule semblent confirmer la faiblesse de la dominationromaine raquo 124 Il est difficile de ne pas voir dans ces quelques lignes apparemment anodinesune reacutefeacuterence obligeacutee agrave la thegravese ancienne du Landnahme K F Werner a montreacute que cetteexpression deacuterive drsquoun mot islandais (landnamabok) qui deacutesigne lrsquooccupation et le partage drsquounterritoire vide 125 Appliqueacutee agrave la Gaule du Bas-Empire elle deacutecrit le processus par lequel lespopulations germaniques srsquoinstallent sur les terres presque complegravetement abandonneacutees par lesGallo-Romains Elle deacuterive indubitablement du scheacutema historique deacutecrit plus haut quiattribue aux populations germaniques la revitalisation drsquoune Gaule exsangue et deacutepourvue detoute identiteacute nationale

Agrave lrsquoeacutepoque ougrave a eacuteteacute eacutecrit ce catalogue cette thegravese du Landnahme eacutetait drsquoautant plusunanimement admise qursquoelle semblait conforteacutee par la certitude des archeacuteologues drsquounabandon geacuteneacuteraliseacute des campagnes de la Gaule du nord agrave la suite des crises du IIIe s Ils nesrsquoaccordaient pas complegravetement sur les causes veacuteritables de ce processus conseacutequences desinvasions germaniques ou de la crise eacuteconomique de lrsquoEmpire mais admettaient tousallemands franccedilais belges ou neacuteerlandais que la plupart des eacutetablissements agricoles de laGaule du nord avaient disparu La force des a priori ideacuteologiques qui sous-tendaient ce constatrendait tregraves difficile un examen objectif des donneacutees que lrsquoavanceacutee des connaissancesarcheacuteologiques sur cette peacuteriode aurait pourtant ducirc favoriser Cela explique sans doute lefaible eacutecho rencontreacute en leurs temps par les conclusions iconoclastes de Paul Van Ossel Agravepartir drsquoun examen meacutethodologiquement sans faille de la documentation existante il montraitque malgreacute de fortes dispariteacutes entre les reacutegions il nrsquoeacutetait plus possible de soutenir lrsquoopiniondrsquoun abandon geacuteneacuteraliseacute des campagnes de la Gaule du nord 126 Contesteacutee dans sa logiqueglobale la thegravese du Landnahme continua neacuteanmoins de srsquoimposer avec force parce que nul nepouvait douter de la reacutealiteacute historique et archeacuteologique de la peacuteneacutetration germanique en Gaule(die Eingliederung) Lrsquoeacutetablissement de ces populations eacutetait semble-t-il clairement attesteacute parla deacutecouverte drsquoobjets consideacutereacutes comme des marqueurs eacutevidents de la civilisation germanique

122 Agrave lrsquoaube de la France La Gaule de Constantin agrave Childeacuteric Cette exposition srsquoest tenu agrave Mayence puis agrave Parisen 1980 et 1981 Le catalogue est symboliquement preacutefaceacute par R Joffroy conservateur en chef du Museacuteedes antiquiteacutes nationales de Saint-Germain-en-Laye et K Boumlhner conservateur en chef du Roumlmisch-Germanisches Zentralmuseum de Mayence

123 laquo Le but de cette exposition est donc de contribuer agrave modifier cette conception encore largement reacutepanduesurtout en Allemagne selon laquelle entre la paix romaine du Haut-Empire et le renouveau apporteacute par lesinvasions germaniques il nrsquoy aurait eu qursquoune deacutecadence De ses ruines des temps nouveaux auraient surgiavec des forces neuves raquo (Weidemann 1981 p 23)

124 Weidemann 1981 p 24125 Werner 1996 p 14126 Van Ossel 1992 p 173

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Il eacutetait drsquoailleurs deacutecrit dans des termes tregraves proches de ceux utiliseacutes par W Roscher etG Schmoller En effet srsquoappuyant sur ces donneacutees mateacuterielles archeacuteologues et historiens ontproposeacute le concept de civilisation mixte (Mischzivilisation) qui deacutecrit une socieacuteteacute dans laquelleles deux cultures cohabitent sans reacuteellement fusionner Une nouvelle fois on retrouve lrsquoideacuteeancienne selon laquelle la culture germanique srsquoest superposeacutee agrave la civilisation gallo-romaine 127 lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et la viabiliteacute de ce nouvel ensemble eacutetant assureacutees par la noblessefranque qui a constitueacute comme la colonne verteacutebrale de cette socieacuteteacute reacuteformeacutee En 1962 pourles lecteurs franccedilais des Annales K Bosl exprimait cette ideacutee de la faccedilon suivante

Il faut reconnaicirctre en ce haut Moyen Acircge que la Wallonie ndash la Belgique actuelle et le Nord de la Francejusqursquoagrave la Seine ndash est devenue le noyau de la plus importante civilisation germanique appuyeacutee sur unebase provinciale romaine Ici certains groupes laquo reacutesiduels raquo ou en cours de deacuteveloppement (nous dironsgroupes laquo ascendants raquo) ont constitueacute lrsquoinfrastructure de cette socieacuteteacute nouvelle [hellip] Chaque fois en tecirctede ces groupes laquo ascendants raquo se place la grande et petite laquo noblesse de service raquo attacheacutee au Palais duRoi [hellip] Se recrutant agrave lrsquoorigine dans la nation franque cette couche dirigeante fut peacuteneacutetreacutee par deseacuteleacutements provinciaux romains et drsquoautres germaniques 128

Le laquo rocircle dirigeant raquo de la noblesse franque dans le processus de constitution de la nouvellesocieacuteteacute gallo-germanique est on lrsquoa vu un thegraveme classique de lrsquohistoriographie allemande duXIXe s Il est par exemple preacutesenteacute en ces termes par W Junghans en 1857

Pour ce qui est de la royauteacute de Chlodovech il est important de reconnaicirctre que ses traits principauxsont tout agrave fait germains que malgreacute la force des influences romaines dans les territoires nouvellementconquis lrsquoinfluence germanique est pourtant deacuteterminante La royauteacute germaine a certainement pourtrait caracteacuteristique drsquoecirctre lieacutee agrave une race particuliegravere qui paraicirct exclusivement propre aucommandement Cette race se distingue de la masse du peuple par la noblesse et un caractegravere sacreacute quiconsiste surtout agrave la faire descendre drsquoune origine divine Nous trouvons une semblable famille royalechez les Franks saliens Leur privilegravege de commandement peut ecirctre consideacutereacute comme appartenant encommun agrave tous les membres de la famille si une royauteacute devient vacante aussitocirct les droits desmembres de la race entrent en vigueur 129

Il faut bien avouer que sous une formulation moins directe cette conception a conserveacuteune certaine actualiteacute Elle est ainsi partageacutee au moins en ce qui concerne le rocircle delrsquoaristocratie franque par les auteurs allemands du catalogue eacutediteacute agrave lrsquooccasion drsquoune grandeexposition sur les Francs 130 Des eacutetudes reacutecentes ont montreacute que les donneacutees archeacuteologiquessur lesquelles elle srsquoappuie meacuteriteraient agrave tout le moins drsquoecirctre interpreacuteteacutees avec plus decirconspection Les habitats et les objets germaniques mis au jour rendent en effet peuplausible lrsquohypothegravese drsquoune laquo germanisation raquo preacutecoce et profonde de la Gaule 131

Il nrsquoest pas sans inteacuterecirct de montrer que la thegravese du Landnahme est aussi fortement contesteacuteepar un courant de penseacutee bien repreacutesenteacute en Allemagne qui srsquoest attacheacute agrave deacutemontrerlrsquoimportance des continuiteacutes qui lient la Gaule de la fin de lrsquoEmpire aux premiers royaumesromano-germaniques Cette importante reacutevision srsquoest accompagneacutee drsquoune deacutenonciation sans

127 Bosl 1962 p 840128 Bosl 1962 p 841-842 Cet auteur conclut son analyse historique par cette affirmation laquo LrsquoAllemagne

contribua ainsi hautement agrave la creacuteation de la socieacuteteacute et de la civilisation europeacuteennes le fait nrsquoest guegraveredouteux toute question drsquoorgueil national mise agrave part raquo (Bosl 1962 p 845)

129 Junghans 1879 p 122 La premiegravere publication de cet ouvrage date de 1857130 Die Franken Wegbereiter Europas Vor 1500 Jahren Koumlnig Chlodwig und seine Erbe Cette exposition srsquoest

tenue agrave Manheim en 1996 le catalogue eacutetait preacutefaceacute par le chancelier allemand et le preacutesident franccedilais131 Il nrsquoest pas possible de preacutesenter ici tous les arguments en preacutesence On se reportera donc avec profit au bilan

proposeacute reacutecemment par P Van Ossel (2003 p 46-61)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 61

concession des thegraveses historiques raciales eacutemises par les historiens franccedilais et allemands duXIXe s et du deacutebut du XXe s Il convient de mentionner ici le rocircle tout agrave fait exemplaire joueacutepar Karl Ferdinand Werner dans ce mouvement Directeur de lrsquoInstitut historique allemand deParis de 1968 agrave 1989 fondateur de la revue Francia il a beaucoup contribueacute aurapprochement des points de vue franccedilais et allemands sur les relations entre lrsquoEmpire romaintardif et le monde germanique et a montreacute combien le deacutebat avait eacuteteacute obscurci par les thegravesesnationalistes des deux camps 132 Agrave la suite drsquoE Ewig et de W Levison il leur oppose sesconceptions laquo continuistes raquo de lrsquohistoire de la Gaule agrave la fin de lrsquoEmpire selon lesquelles lesFrancs nrsquoont pas conquis par la force la Gaule mais reccedilu de Rome la mission drsquoassurer lapeacuterenniteacute des institutions impeacuteriales 133 Il nrsquoy a donc pas eu de rupture entre la fin de lrsquoEmpireet le haut Moyen Acircge les structures sociales et eacuteconomiques sont resteacutees les mecircmes seules leseacutelites ont eacuteteacute en partie renouveleacutees

Lrsquoordre social nrsquoeacutetait pas deacuterangeacute il eacutetait mecircme stabiliseacute Le roi disposait maintenant des domaines dufisc impeacuterial particuliegraverement riche en Gaule septentrionale Il avait donc largement de quoi installer sessoldats dont on trouve les tombes les Reihengraumlber significatifs jusqursquoagrave la Seine mais rarement au-delagraveLes biens distribueacutes agrave lrsquoaristocratie franque se trouvent eacutegalement dans une zone connue pour ses forecirctsdomaniales ougrave seront construits de petits laquo palais raquo ruraux pour la dynastie royale [hellip] Celui qui parledes laquo invasions raquo agrave propos de la fondation de lrsquoEacutetat franc par Clovis se trompe drsquoeacutepoque 134

On peut toutefois se demander si ce changement radical de perspective ne va pas trop loindans lrsquoatteacutenuation des conseacutequences neacutegatives pour les populations gallo-romaines de laformation des royaumes francs Mecircme en consideacuterant avec K W Werner que les soldats deClovis ont eacuteteacute installeacutes uniquement sur les domaines du fisc il faut bien admettre que leursanciens exploitants leacutegitimes en ont eacuteteacute chasseacutes On a eacutegalement du mal agrave srsquoimaginer qursquoilspuissent srsquoeacutetablir dans les forecircts et contribuer ainsi au deacuteveloppement de lrsquoeacuteconomie agraire agrave lafin du Ve s ce qui nrsquoest absolument pas attesteacute par les sources archeacuteologiques

K W Werner a eacuteteacute rejoint dans son appreacuteciation laquo continuiste raquo des derniers temps de laGaule romaine par plusieurs historiens franccedilais dont J Durliat Speacutecialiste de lrsquoAntiquiteacutetardive et de lrsquoEmpire byzantin ce dernier srsquoest attacheacute agrave montrer que les structures fiscales etadministratives de lrsquoEmpire romain lui avaient surveacutecu pour constituer lrsquoossature des royaumesromano-germaniques puis de lrsquoEmpire carolingien jusqursquoen 888 Porteacutees par desraisonnements diffeacuterents ces hypothegraveses rejoignent celles de K W Werner Il pense commelui que laquo Dans ces conditions lrsquoinstallation des Germains ne peut ecirctre envisageacutee que drsquounseul point de vue celui de la continuiteacute et de lrsquousage par les nouveaux chefs agrave leur profit desinstitutions financiegraveres trouveacutees au moment de leur prise de pouvoir raquo 135 Dans ce cas aussion peut noter une certaine similitude de deacutemarche avec les travaux deacutejagrave citeacutes deW Junghans 136 ce qui bien sucircr ne les condamne pas a priori Poursuivant son raisonnement132 laquo Nous voilagrave loin de la rupture entre deux eacutepoques comme entre des ldquopeuplesrdquo (ni les Germains ni

lrsquoimmense population de lrsquoEmpire romain ne formaient un peuple) deacuteclareacutes ennemis a posteriori Ruptureinventeacutee par une historiographie de la haine raciale qui ignorant les symbioses toujours renouveleacutees dontsont issues les nations reacuteelles nrsquoy voyait que des civilisations incompatibles Cet acharnement dogmatique adeacutebuteacute avec lrsquohumanisme italien pour culminer au moment de la reprise romantique de ses ideacutees par lenationalisme contemporain au XIXe siegravecle et pis encore au XXe raquo (Werner 1998 p 64)

133 laquo Rien en bref nrsquoautorise agrave parler de ldquoconquecircterdquo les Francs de Clovis ont eacuteteacute les allieacutes si ce nrsquoest lessauveurs des gallo-romains et les ennemis ndash mieux les rivaux ndash des autres Barbares les ideacutees convenues ensont bouleverseacutees jusque dans lrsquoappreacuteciation porteacutee sur la preacutetendue ldquocivilisation meacuterovingiennerdquo raquo (Werner1996 p 22-23)

134 Werner 1984 p 302135 Durliat 1990a p 185136 laquo Ainsi la fondation du royaume frank sur le sol de la Gaule ne changea pas le reacutegime de la proprieacuteteacute

territoriale ni le systegraveme drsquoimposition dont ce reacutegime formait la base le droit romain resta en vigueur En

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 62

J Durliat soutient en conclusion que laquo Alaric Clovis Theacuteodoric et les autres nrsquoont pasldquoconquisrdquo la Gaule ils ont imposeacute agrave lrsquoempereur de les reconnaicirctre comme ses deacuteleacutegueacutes raquo 137

Les travaux de J Durliat ont susciteacute des reacuteactions tregraves partageacutees LrsquoInstitut historiqueallemand les a soutenus et a contribueacute agrave leur diffusion en accueillant par exemple lrsquoun de sesprincipaux ouvrages dans les suppleacutements de la revue Francia 138 Plusieurs speacutecialistes desinstitutions de lrsquoAntiquiteacute tardive et des socieacuteteacutes occidentales du haut Moyen Acircge ont aucontraire reacutesolument contesteacute ses conclusions et la justesse de ses deacutemonstrationsLrsquoargumentaire de J Durliat sur la permanence des institutions administratives et fiscalesrepose principalement sur la certitude que les textes essentiellement juridiques de lrsquoAntiquiteacutetardive ne traitent que de la proprieacuteteacute eacuteminente et que des termes comme fundus possessio oupraeligdium ne deacutesignent pas des biens mateacuteriels mais des assiettes fiscales 139 R Delmaire amontreacute agrave partir de nombreux exemples choisis dans la leacutegislation impeacuteriale que cetteinterpreacutetation nrsquoeacutetait pas recevable 140 Ces objections avaient eacuteteacute preacutesenteacutees peu avant parChr Wickham qui soulignait aussi dans une reacutefutation tregraves deacutetailleacutee que la documentationarcheacuteologique montre sans conteste qursquoil existe une rupture eacutevidente entre les socieacuteteacutes du Bas-Empire et celles du haut Moyen Acircge 141 Pour lui il est alors difficile drsquoimaginer que lacivilisation mateacuterielle et les institutions connaissent des destins aussi divergents

Ce point est capital car K F Werner ou J Durliat partagent au-delagrave de leurs thegravesesrespectives la vision drsquoune socieacuteteacute qui se met en place agrave partir du IVe s traverse leseacuteveacutenements du Ve s sans modification majeure et poursuit son existence jusqursquoagrave la fin duIXe s et la mise en place drsquoune civilisation authentiquement meacutedieacutevale Cette position nrsquoest pasdeacutefendable La documentation archeacuteologique pour se limiter agrave elle ne permet pas de penserque laquo la maniegravere de vivre de la Gaule raquo selon les termes de K F Werner 142 ne connaicirct aucuneeacutevolution majeure agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute P Van Ossel agrave qui lrsquoon ne peut faire le reproche desoutenir une conception catastrophiste de la situation de la Gaule agrave la fin de lrsquoEmpire amontreacute le caractegravere deacuteterminant des ruptures et des eacutevolutions en cours agrave cette eacutepoque 143 Au-delagrave de ces divergences ce qui surprend le plus crsquoest lrsquoimportance accordeacutee par K F Werner etJ Durliat agrave la stabiliteacute des structures institutionnelles et agrave la permanence des cadres sociaux oupolitiques Cette tendance est plus particuliegraverement perceptible dans les travaux du premier et

revanche la condition sociale du Romain fut reacutegleacutee conformeacutement au droit germanique raquo (Junghans 1879p 38)

137 Durliat 1990a p 186138 Les finances publiques de Diocleacutetien aux carolingiens forment le volume 21 des Beihefte der Francia il est

preacutefaceacute par K F Werner139 laquo Le terme technique pour deacutesigner une assiette fiscale est celui de fundus qui ne peut avoir drsquoautre sens

[hellip] raquo (Durliat 1990a p 68) laquo Donc chaque fois qursquoune loi traite de la laquo terre raquo drsquoun possessor quel quesoit le terme employeacute ou chaque fois qursquoelle parle de celui qui possidet une laquo terre raquo on doit comprendrelaquo lrsquoimpocirct de la terre raquo et non la terre elle-mecircme qui a une autre personne pour leacutegitime proprieacutetaire raquo(Durliat 1990a p 69)

140 Delmaire 1996 p 66-70141 Wickham 1993 p 125 Eacute Magnou-Nortier a deacutefendu les interpreacutetations lexicologiques de J Durliat en

repoussant chacune des objections formuleacutees par Chr Wickham mais sans discuter de sa deacutemonstrationarcheacuteologique agrave laquelle elle oppose un argument drsquoautoriteacute laquo Dans les vieux pays europeacuteens et depuisplusieurs deacutecades lrsquoarcheacuteologie rurale apporte des preuves mateacuterielles sans cesse plus nombreuses et plusconvaincantes de la stabiliteacute des anciens terroirs des faccedilons culturales aussi bien que des modes deconstruction des maisons Gracircce agrave ces trouvailles inscrites dans le sol srsquoimpose deacutesormais en ce domaine uneeacutevidence celle de la continuiteacute entre lrsquoAntiquiteacute et le Moyen Acircge raquo (Magnou-Nortier 1994 p 521)

142 laquo On va finir par croire enfin que les ldquoincursionsrdquo du IIIe siegravecle ont ldquoassassineacuterdquo la Paix romaine tandis que lesldquograndes invasionsrdquo du Ve qui ont certes toucheacute certaines reacutegions de 407 agrave 409 et en 451 et quelquesgrandes villes ndash comme Tregraveves ndash plusieurs fois nrsquoont provoqueacute aucun changement profond de la maniegravere devivre dans une Gaule deacutejagrave ldquobarbariseacuteerdquo raquo (Werner 1984 p 311)

143 Van Ossel 2003 p 75

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 63

notamment dans la mission qursquoil attribue agrave la noblesse franque Au risque de caricaturerquelque peu ses conclusions K F Werner nrsquoest pas loin de penser que les aristocratesGermains ont endosseacute la laquo livreacutee classique raquo chegravere agrave Th Mommsen Ils auraient ainsi assureacute lapeacuterenniteacute de lrsquoEmpire tardif et permis lrsquoeacutemergence de lrsquoEurope meacutedieacutevale chreacutetienne

La question nrsquoest donc pas de savoir comment lrsquoEmpire romain a pu disparaicirctre mais comment il a pudurer si longtemps Question essentielle puisque cet Empire en restant debout a exerceacute une influencedeacutecisive sur notre histoire Il a donneacute agrave lrsquoEurope ce qursquoelle ne connaissait pas auparavant lrsquoEacutetat sous laforme drsquoun laquo Eacutetat chreacutetien raquo et avec lui ses structures politiques et religieuses incarneacutees dans la noblessechreacutetienne 144

Cette surdeacutetermination du rocircle historique de la noblesse laquo germanique raquo nrsquoest pas sansrappeler certaines des analyses de lrsquoeacutecole historique allemande drsquoeacuteconomie preacutesenteacutees dans lesparagraphes preacuteceacutedents Ces Germains ne sont plus les garants du sentiment nationalallemand comme au XIXe s mais les deacutefenseurs drsquoune entiteacute supranationale europeacuteenne etchreacutetienne Le conflit franco-allemand est ainsi deacutesamorceacute Comme lrsquoa tregraves justementremarqueacute Cl Nicolet crsquoest la notion de laquo race raquo qui drsquoune certaine faccedilon est reacutehabiliteacutee

En outre depuis une quinzaine drsquoanneacutees la bibliographie concernant les invasions et surtout les Francs(souvent de bonne qualiteacute) la vulgarisation (en particulier les catalogues drsquoexpositions) se preacutesentent deplus en plus ouvertement comme une exaltation de lrsquolaquo Europe raquo une Europe neacutecessairement drsquooriginedrsquoexpression drsquoinspiration germanique Bien sucircr personne nrsquoose ndash dans ce type de publications ndash parlerouvertement de laquo races raquo ou insiste mecircme souvent sur la rencontre avec les eacuteleacutements (le laquo substrat raquo )romains Pourtant la laquo race raquo risque drsquoapparaicirctre agrave nouveau au premier plan mais sous une formelateacuterale le vieux thegraveme des laquo origines de la noblesse raquo (germanique et conqueacuterante) preacutesent dans presquetous les pays drsquoEurope mais qui avait eacuteteacute si ouvertement revendiqueacute par des Franccedilais sous lrsquoAncienReacutegime (avec cependant comme des remords ou une nostalgie de lrsquoimpossible chez un Boulainvilliers)est eacuteloquemment repris par un tregraves grand historien allemand K F Werner drsquoailleurs parfait connaisseurde la France 145

Cl Nicolet cite Boulainvilliers mais on peut aussi mentionner les travaux de J Simondede Sismondi analyseacutes au deacutebut de ce chapitre Agrave presque deux siegravecles de distance on est surprisde constater la permanence et lrsquoactualiteacute de ces thegravemes historiographiques Loin de srsquoecirctreeacuteteints avec les ideacuteologies extreacutemistes qui les ont un temps porteacutes ils poursuivent une existencequasi souterraine avant de reacuteapparaicirctre sous drsquoautres formes au grand jour Entre-temps leurinfluence assure la survie de thegraveses drsquoautant plus reacutesistantes qursquoelles paraissent avoir eacuteteacuteformuleacutees de faccedilon indeacutependante Lrsquoattachement encore vif des archeacuteologues au modegravele duLandnahme peut srsquoexpliquer de la sorte Ces observations confortent la meacutethode mise enœuvre ici et illustrent les vertus heuristiques drsquoune analyse historiographique entreprise dans lalongue dureacutee

Aussi nrsquoest-il pas inutile de montrer que lrsquoanalyse des travaux de lrsquoeacutecole historiqueallemande drsquoeacuteconomie qui vient drsquoecirctre eacutebaucheacutee peut pareillement eacuteclairer drsquoun jour nouveauun des thegravemes les plus deacutebattus de lrsquohistoire de lrsquoeacuteconomie antique la controverse entreK Buumlcher et Ed Meyer Les travaux historiographiques entrepris dans la seconde moitieacute duXXe s se sont empareacutes du conflit qui a opposeacute les deux savants allemands pour situer lrsquoorigineet fixer les termes drsquoun deacutebat qui durerait encore entre les partisans drsquoune conceptionlaquo primitiviste raquo de lrsquoeacuteconomie antique et leurs adversaires laquo modernistes raquo La litteacuteratureconsacreacutee agrave cette question est tellement pleacutethorique qursquoil est aujourdrsquohui devenu tregraves difficile

144 Werner 1998 p 45145 Nicolet 2003 p 261-262

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de la preacutesenter de faccedilon complegravete et syntheacutetique En revanche il nrsquoest pas vain de preacuteciser lecontexte eacutepisteacutemologique du deacutebat et de souligner que le conflit entre K Buumlcher et Ed Meyerne porte pas uniquement sur la nature de lrsquoeacuteconomie antique On verra que la contributiondrsquoEd Meyer peut ecirctre consideacutereacutee comme une deacutenonciation de certaines des conceptions delrsquoeacutecole historique allemande qui viennent drsquoecirctre analyseacutees

IV La controverse entre K Buumlcher et E Meyer

Depuis lrsquoarticle publieacute par Eacute Will en 1954 146 il est drsquousage de placer lrsquoorigine de lacontroverse dans la reacutefutation par Eduard Meyer (1855-1930) des thegraveses exposeacutees par KarlBuumlcher (1847-1930) Ce dernier dans un ouvrage publieacute en 1893 La genegravese de lrsquoeacuteconomienationale 147 proposait une peacuteriodisation du deacuteveloppement eacuteconomique constitueacutee de troisphases celles de lrsquoeacuteconomie domestique (Hauswirtschaft) urbaine (Stadtwirtschaft) etnationale (Volkswirtschaft) Selon lui les socieacuteteacutes de lrsquoAntiquiteacute nrsquoont connu que le premiertype drsquoeacuteconomie les biens sont produits et consommeacutes dans le domaine familial (lrsquooikos)lrsquoactiviteacute agricole est largement preacutepondeacuterante et les proprieacutetaires fonciers controcirclent la plupartdes secteurs de lrsquoeacuteconomie lrsquoabsence de creacutedit et de circulation du capital entrave ledeacuteveloppement du secteur industriel Les ideacutees de K Buumlcher eacutetaient loin drsquoecirctre toutesoriginales et plusieurs drsquoentre elles avaient deacutejagrave eacuteteacute eacutemises par J K von Rodbertus-Jagetzow Lasynthegravese de K Buumlcher est tout agrave fait repreacutesentative de la passion de lrsquoeacutecole historiqueallemande pour ce type de grandes fresques geacuteneacuterales et theacuteoriques Elle est dans la continuiteacutede celles produites par Fr List W Roscher ou G Schmoller commenteacutees plus haut

La contradiction apporteacutee par Ed Meyer est en partie dicteacutee par le deacutesir de srsquoopposer agravecette tradition et agrave cette faccedilon drsquoeacutecrire lrsquohistoire Il lrsquoexprime pour la premiegravere fois dans unecommunication preacutesenteacutee lors du troisiegraveme congregraves des historiens allemands en 1895 148Ed Meyer soutient que lrsquoeacuteconomie antique a connu un deacuteveloppement eacuteconomiqueconsideacuterable caracteacuteriseacute par lrsquoexistence drsquoun important secteur industriel drsquoune circulationmoneacutetaire et drsquoeacutechanges commerciaux intenses Son apogeacutee peut se situer agrave lrsquoeacutepoque desAntonins lrsquoeacuteconomie de lrsquoEmpire romain ayant agrave cette eacutepoque toutes proportions gardeacutees dessimilitudes avec celle de lrsquoeacuteconomie capitaliste moderne Ses ideacutees parfois exprimeacutees de faccedilonprovocatrice ou outranciegravere lui eacutetaient inspireacutees par une reacuteflexion geacuteneacuterale sur le sens delrsquohistoire fondamentalement opposeacutee agrave celle de K Buumlcher En effet dans lrsquointroductionmeacutethodologique de son Histoire de lrsquoAntiquiteacute publieacutee en 1884 149 Ed Meyer deacutefend uneconception cyclique du destin des civilisations selon laquelle les socieacuteteacutes connaissent des stadesde deacuteveloppement agrave peu pregraves similaires avant de sombrer dans la deacutecadence et de disparaicirctre

146 Will 1954147 Die Entstehung der Volkswirtschaft Vortraumlge und Aufsaumltze Tuumlbingen Laupp 1893148 Cette contribution est publieacutee la mecircme anneacutee dans le tome IX (p 696-750) des Jahrbuumlcher fuumlr

Nationaloumlkonomie und Statistik gegruumlndete sous le titre Die wirtschaftliche Entwicklung des Altertums Elle aeacuteteacute reprise et traduite en italien pour la Biblioteca di storia economica de V Pareto en 1905 sous le titreLrsquoevoluzione economica dellrsquoAntichitagrave (Meyer 1905) K Buumlcher reacutepond agrave son contradicteur dans des meacutelangesoffert pour le 70e anniversaire drsquoA Schaumlffe en 1901 Ce texte est repris dans ses Contributions agrave lrsquohistoireeacuteconomique (Beitraumlge zur Wirtschaftgeschichte Tuumlbingen Laupp 1922) sous le titre Agrave propos de lrsquohistoireeacuteconomique grecque (Wagner-Hasel 2004 p 167)

149 La Geschichte des Altertums est parue agrave Stuttgart chez J G Cotta Les cinq volumes ont eacuteteacute publieacutes de 1884 agrave1902 La traduction franccedilaise du premier volume est parue en 1912 Elle a eacuteteacute reacutealiseacutee agrave partir de latroisiegraveme eacutedition allemande (Meyer 1912)

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Il faut donc se souvenir que la controverse entre K Buumlcher et Ed Meyer oppose aussi deuxphilosophies de lrsquohistoire irreacuteconciliables ce qui nrsquoa pas toujours eacuteteacute bien perccedilu par lescommentateurs modernes Le ralliement de Mikhail Ivanovitch Rostovtseff (1870-1952) aucamp repreacutesenteacute par Ed Meyer en est pourtant la plus claire illustration Comme lrsquoa montreacuteJ Andreau on ne peut pas comprendre lrsquooriginaliteacute et les objectifs fondamentaux de lrsquoHistoireeacuteconomique et sociale de lrsquoempire romain 150 si lrsquoon oublie lrsquoinfluence exerceacutee par le modegravele dudeacuteveloppement cyclique de lrsquoeacuteconomie drsquoEd Meyer sur la penseacutee du savant russe 151 Au-delagravedes divergences drsquoappreacuteciation sur les volumes de produits eacutechangeacutes ou la part reacuteciproque delrsquoagriculture et de lrsquoindustrie M I Rostovtseff reproche surtout agrave K Buumlcher sa conceptionsimplificatrice de lrsquoeacuteconomie antique Le savant russe considegravere que lrsquoeacuteconomie antique aconnu des phases de croissances et de crises successives qui ont plus ou moins affecteacute lesdiffeacuterentes socieacuteteacutes du monde antique 152 Selon lui K Buumlcher ne peut appreacutehender la varieacuteteacutede ces situations car il applique agrave lrsquoAntiquiteacute un scheacutema de deacuteveloppement eacuteconomiquelineacuteaire parfaitement inadapteacute M I Rostovtseff fustige ce travers qui caracteacuterise eacutegalementselon lui lrsquoanalyse des marxistes repreacutesenteacutes par G Salvioli et les travaux de M Weber dont ilnrsquoa pas bien compris la speacutecificiteacute 153

Il revient agrave Johannes Hasebroek (1893-1957) agrave partir justement des ideacutees de M Weberdrsquoavoir modifieacute les termes du deacutebat en deacutepassant la querelle meacutethodologique qui opposaitK Buumlcher et Ed Meyer Dans un livre publieacute en 1928 154 il srsquoattache agrave deacutefinir les relationsentre la citeacute grecque ses institutions et les acteurs eacuteconomiques De cette faccedilon il faitclairement apparaicirctre les speacutecificiteacutes de la socieacuteteacute grecque et met concregravetement en eacutevidence lesdiffeacuterences fondamentales qui distinguent lrsquoeacuteconomie antique de la Gregravece de celle des Eacutetatsmodernes Loin drsquoapaiser la querelle sa contribution fut seacutevegraverement critiqueacutee par les tenantsdu camp laquo moderniste raquo qui ne comprirent pas pour la plupart que la meacutethode et les objectifsde J Hasebroek rendaient en partie obsolegravete la controverse initieacutee par K Buumlcher etEd Meyer 155

Le conflit qui suivit ne contribua pas agrave clarifier le deacutebat En 1954 Eacute Will dressait un bilanseacutevegravere des diffeacuterentes contributions laquo Deacutebats abstraits autour drsquoabstraites positions ougrave lesquelques eacuteleacutements concrets dont nous disposons sont affecteacutes tour agrave tour de signes contrairesndash disons plus familiegraverement sont tour agrave tour accommodeacutes agrave des sauces diffeacuterentes raquo 156 Lacontroverse fut neacuteanmoins relanceacutee en 1957 par H W Pearson dans sa contribution agravelrsquoouvrage collectif dirigeacute par K Polanyi 157 Sous le titre eacutevocateur de Un siegravecle de deacutebat sur leprimitivisme eacuteconomique H W Pearson exposait rapidement les arguments eacutechangeacutes depuis lestravaux de J K von Rodbertus-Jagetzow Son objectif primordial eacutetait de montrer que lareacuteflexion du petit groupe rassembleacute autour de K Polanyi prolongeait les travaux de M Weberet J Hasebroek et les deacutepassait gracircce agrave des outils conceptuels nouveaux Cette perspectiveparticuliegravere explique sans doute le faible inteacuterecirct accordeacute par H W Pearson aux deacutebats sur le

150 La Social and Economic History of the Roman Empire a eacuteteacute publieacutee agrave Oxford en 1926 chez Clarendon151 Andreau 1988 p XLI-XLII et p XLIL-LII152 laquo Les relations entre lrsquoeacuteconomie domestique et lrsquoeacuteconomie capitaliste variegraverent en fonction des conditions

eacuteconomiques changeantes de ces diverses peacuteriodes de lrsquohistoire du monde antique et elles variegraverentfreacutequemment non seulement selon les eacutepoques mais selon les diffeacuterents lieux agrave la mecircme eacutepoque raquo(Rostovtseff 1988 p 397)

153 Rostovtseff 1988 p 252-252154 Staat und Handel im alten Griechenland Untersuchungen zur antiken Wirschatsgeschichte Tuumlbingen Mohr155 Austin Vidal-Naquet 1972 p 17156 Will 1954 p 8157 K Polanyi C M Arensberg et H W Pearson Trade and Market in the Early Empires Economies in History

and Theory Glencoe (Ill) Free press 1957 Une traduction franccedilaise a eacuteteacute publieacutee en 1974 sous le titre Lessystegravemes eacuteconomiques dans lrsquohistoire et dans la theacuteorie (Polanyi Arensberg 1974)

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sens de lrsquohistoire dans le deacuteveloppement de la controverse Son analyse historiographiquereacuteduisait lrsquoopposition entre laquo modernistes raquo et laquo primitivistes raquo agrave un conflit sur lrsquoexistence drsquouneeacuteconomie de marcheacute dans le monde antique

On en eacutetait lagrave quand progressivement les travaux de M I Finley commencegraverent agrave ecirctrereconnus Srsquoil faut donner une date on choisira lrsquoanneacutee 1962 et la Deuxiegraveme confeacuterenceinternationale drsquohistoire eacuteconomique au cours de laquelle Eacute Will et M I Finley furent chargeacutesdrsquoun rapport 158 plutocirct que lrsquoanneacutee 1973 qui voit la publication de The Ancient Economy 159Les thegraveses de M I Finley apparurent aux esprits les plus simplificateurs comme unecontribution agrave la victoire deacutefinitive du camp des laquo primitivistes raquo et donc du courant de penseacuteerepreacutesenteacute agrave lrsquoorigine par K Buumlcher Pourtant M I Finley nrsquoa jamais revendiqueacute de filiationavec K Buumlcher La reacuteeacutedition sans commentaire des textes des deux protagonistes sous le titreThe Buumlcher-Meyer controversy ne peut ecirctre consideacutereacutee comme la volonteacute de situer son œuvredans la suite de ce deacutebat 160 Au contraire dans les rares pages qursquoil consacre agrave lrsquohistoriographiede la controverse M I Finley prend bien soin de montrer que le deacutebat moderne sur laspeacutecificiteacute de lrsquoeacuteconomie antique ne deacutebute qursquoavec les travaux de M Weber J Hasebroek etK Polanyi 161 Neacuteanmoins la virulence de ces critiques contre les thegraveses drsquoEd Meyer pouvaitleacutegitimement laisser supposer qursquoil prenait le parti de K Buumlcher Contrairement agrave HW Pearson M I Finley montre bien qursquoEd Meyer en srsquoopposant agrave K Buumlcher souhaite drsquounepart laquo [hellip] deacutelivrer lrsquoeacutetude de lrsquoAntiquiteacute agrave la fois de lrsquoideacutealisation estheacutetico-morale du deacutebutdu dix-neuviegraveme siegravecle et de lrsquoeacuterudition de la seconde moitieacute de ce siegravecle [hellip] raquo 162 et drsquoautrepart combattre la vision lineacuteaire de lrsquohistoire deacutefendue par lrsquoeacutecole historique allemande 163Mais en retour M I Finley nrsquoexplique pas suffisamment agrave quelle tradition historiographiquese rattachent les travaux de K Buumlcher Il donne ainsi lrsquoimpression que le laquo primitivisme raquo deK Buumlcher nrsquoest pas tregraves eacuteloigneacute de celui de M Weber de J Hasebroek de K Polanyi etfinalement du sien ce qui nrsquoest absolument pas vrai En ne dissipant pas cette ambiguiumlteacute MI Finley a involontairement contribueacute agrave donner agrave la Buumlcher-Meyer controversy une continuiteacutehistorique qursquoelle nrsquoavait plus

Depuis lors malgreacute les mises en garde anciennes de P Vidal-Naquet 164 M I Finley estsouvent consideacutereacute aujourdrsquohui comme le meilleur repreacutesentant drsquoune eacutecole laquo primitiviste raquo quiaurait eacuteteacute originellement repreacutesenteacutee par J K von Rodbertus-Jagetzow et K Buumlcher Pisencore nombre drsquoarcheacuteologues friands de ce type de simplification historiographique nedoutent pas que la controverse sur la nature de lrsquoeacuteconomie antique initieacutee au XIXe s est encoredrsquoactualiteacute 165 Il serait utile de montrer par une analyse historiographique complegravete etdeacutetailleacutee le peu drsquoefficience des cateacutegories trop facilement accepteacutees drsquoeacutecoles laquo primitiviste raquo etlaquo moderniste raquo Ainsi pour la peacuteriode eacutetudieacutee ici J K von Rodbertus-Jagetzow a desconceptions sur lrsquoagriculture romaine bien plus laquo modernistes raquo que celles de M I RostovtseffDe faccedilon plus fondamentale il est eacutevident que les reacuteflexions de M I Finley sur la nature delrsquoeacuteconomie antique nrsquoont qursquoun rapport lointain avec le problegraveme dont deacutebattent K Buumlcher et

158 Andreau Eacutetienne 1984 p 60-61159 The Ancient Economy Oxford 1973160 The Buumlcher-Meyer controversy edited by M I Finley New-York Arno Press 1979161 Finley 1975 p 27162 Finley 1981 p 59163 Finley 1981 p 63164 Vidal-Naquet 1965165 M Polfer croit ainsi utile dans lrsquointroduction geacuteneacuterale drsquoun colloque reacutecent sur lrsquoartisanat romain de

rappeler les avatars successifs du deacutebat Il affirme laquo Crsquoest agrave cette controverse entre Buumlcher et Meyer queremontent les eacutecoles dites ldquoprimitivisterdquo et ldquomodernisterdquo qui marqueront tout au long du XXe siegravecle ladiscussion sur la nature de lrsquoeacuteconomie antique raquo (Polfer 2001 p 7)

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Ed Meyer Selon la perspective de recherche adopteacutee pour ce chapitre on choisira drsquoexpliquerpourquoi la reacutefutation des thegraveses de K Buumlcher par Ed Meyer peut aussi ecirctre consideacutereacuteecomme une neacutegation et un deacutepassement de certaines des thegraveses deacutefendues par lrsquoeacutecolehistorique allemande drsquoeacuteconomie Cette analyse nrsquoeacutepuise pas le deacutebat sur la porteacutee veacuteritable dela controverse et B Wagner-Hasel a montreacute que ce conflit pouvait aussi ecirctre compris commeun antagonisme entre deux perceptions opposeacutees de la situation et de lrsquoeacutevolution de lrsquoeacuteconomieallemande agrave la fin du XIXe s 166

Les reacuteflexions sur la nature de lrsquoeacuteconomie antique et les phases successives dudeacuteveloppement eacuteconomique sont bien plus anciennes que la contribution de K Buumlcher Ellessont preacutesentes dans les œuvres de Fr List W Roscher et G Schmoller pour se limiter agrave desauteurs eacutetudieacutes plus haut 167 Fr List comme on lrsquoa vu considegravere que lrsquoeacutetat agricolemanufacturier et commercial eacutetait lrsquoultime eacutetape du deacuteveloppement eacuteconomique 168W Roscher est quant agrave lui intimement convaincu qursquoil nrsquoest pas possible drsquoeacutetudier lesdiffeacuterences entre lrsquoantiquiteacute et lrsquoeacutepoque moderne sans deacutebattre des conditions de reacutealisationdrsquoune histoire universelle 169 Enfin G Schmoller dans le chapitre IV du livre IV des Principesdrsquoeacuteconomie politique publieacute en 1904 considegravere qursquoEd Meyer ne fait qursquoapporter unecontribution suppleacutementaire agrave une reacuteflexion tregraves geacuteneacuterale sur le deacuteveloppement de lrsquohumaniteacuteSelon lui les auteurs allemands qui se sont exprimeacutes sur ce sujet peuvent ecirctre classeacutes en deuxcateacutegories 170 Le camp des deacutefenseurs drsquoune histoire lineacuteaire et du progregraves continu descivilisations vers un absolu qui comprend G Hegel H von Gneist K von Stein J Kvon Rodbertus-Jagetzow F Lassalle et K Marx Et les partisans drsquoune histoire cyclique quipensent que les socieacuteteacutes connaissent des phases de deacuteveloppement concordantes K BreysigG Droysen Fr Nietzsche et Ed Meyer

G Schmoller propose une synthegravese entre les deux conceptions Il est persuadeacute que ledeacuteveloppement eacuteconomique ne peut deacuteterminer seul le destin des socieacuteteacutes car leur fortunedeacutepend essentiellement du comportement et de la vigueur morale de la nation 171 Lescivilisations connaissent ainsi des peacuteriodes drsquoessor ou de deacutecadences en fonction de la situationsociale des individus les laquo meilleurs raquo physiquement moralement et intellectuellementLrsquohistoire des socieacuteteacutes est le reacutesultat de cette lutte entre les classes ce terme eacutetant utiliseacute parG Schmoller dans une perspective raciale 172 Toutefois il veut bien admettre que lescivilisations ont toutes des speacutecificiteacutes et que leurs cycles de deacuteveloppement ne sont donc pasabsolument similaires 173 Les nations laquo infeacuterieures raquo reacutegressent ou stagnent alors que lesnations laquo supeacuterieures raquo progressent et se perfectionnent agrave chaque stade de leur croissance Leurdestin historique peut-ecirctre deacutecrit par une spirale dont lrsquoeacutevolution ascendante correspond agravelrsquoameacutelioration de la laquo race raquo

La position de G Schmoller permet de comprendre lrsquooriginaliteacute des conceptionsdrsquoEd Meyer mieux que ne le ferait une comparaison avec les thegraveses de K Buumlcher Leur

166 Wagner-Hasel 2004 p 170167 Nicolet 1988 p 33-34168 Cf supra p 45169 Roscher 1903 p 16170 Schmoller 1908 p 474-479171 laquo Le progregraves eacuteconomique que nous constatons dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute consiste donc certainement

drsquoune part dans lrsquoaugmentation des besoins dans le progregraves de la technique dans lrsquoaccroissement du capitalet de la population mais aussi et plus encore dans le processus de lrsquoorganisation sociale de la disciplinemorale et politique objet de tentatives reacuteiteacutereacutees de nombreux eacutechecs drsquoarrecircts temporaires mais aussi denouveaux et plus grands succegraves raquo (Schmoller 1908 p 457)

172 Schmoller 1908 p 107173 Schmoller 1908 p 508

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opposition radicale peut-ecirctre mise en eacutevidence dans la faccedilon dont ils envisagent la fin delrsquoEmpire romain Il convient de reconnaicirctre en preacuteambule qursquoEd Meyer partage globalementle diagnostic et les analyses de lrsquoeacutecole historique allemande Il pense comme lrsquoopinioncommune que lrsquoEmpire srsquoest dissout sous lrsquoeffet de contraintes internes la disparition dusoldat-citoyen le deacuteclin de la civilisation urbaine et la fuite de la plegravebe rurale sont les causesprincipales de son deacuteclin 174 Mais son interpreacutetation des conseacutequences de la crise divergeprofondeacutement de celle de ses contemporains En effet il considegravere que les reacuteformes deDiocleacutetien et lrsquoapparition de nouvelles formes de deacutependance comme le colonat puis leservage changent radicalement la nature de lrsquoEmpire romain et ouvrent une peacuteriode detransition qui dure jusqursquoagrave la fin de lrsquoEmpire carolingien 175 Ce nouveau systegraveme se caracteacuterisepar le retour de lrsquoeacuteconomie laquo primitive raquo et une situation sociale et politique des individusfortement deacutegradeacutee 176 Ed Meyer refuse de consideacuterer lrsquoessor du servage comme un processuspositif qui aurait in fine permis lrsquoeacutemergence de la socieacuteteacute feacuteodale 177 Selon lui la civilisationqui se met en place agrave la fin de lrsquoEmpire carolingien correspond agrave un nouveau cyclefondamentalement diffeacuterent du preacuteceacutedent Ed Meyer ne croit pas agrave la continuiteacute desstructures institutionnelles de lrsquoEmpire romain et encore moins agrave la peacuterenniteacute drsquoune laquo race raquofucirct-elle germanique Sa philosophie de lrsquohistoire peut drsquoailleurs ecirctre consideacutereacutee comme unedeacutenonciation des deacuterives nationalistes et raciales de lrsquoeacutecole historique allemande

Pour lui la laquo race raquo nrsquoa pas de reacutealiteacute historique car les groupes humains se constituent agravepartir de meacutelanges successifs 178 Contrairement agrave G Schmoller et mecircme agrave Th MommsenEd Meyer est persuadeacute que le sentiment national est une construction culturelle et non unevaleur preacuteeacutetablie

Ce nrsquoest que tregraves graduellement au cours de lrsquoeacutevolution historique ascendante que se forme agrave demiinconsciemment drsquoabord le sentiment drsquoun lien drsquoensemble plus eacutetroit la repreacutesentation de lrsquouniteacute dugroupe ethnique (Volkstum) Le plus haut degreacute de ce deacuteveloppement lrsquoideacutee de nationaliteacute (Nationalitaumlt)est la formation la plus fine et la plus compliqueacutee que puisse creacuteer lrsquoeacutevolution historique elle transformelrsquouniteacute de fait en une volonteacute consciente active et creacuteatrice de constituer une uniteacute speacutecifiquementdistincte de tous les autres groupes humains et qui se manifeste comme telle 179

Pour cette raison il deacutenonce la deacutemarche de Th Mommsen qui tente de prouver lrsquoexistencehistorique drsquoune identiteacute ethnique latente chez les peuples de lrsquoItalie avant mecircme lrsquouniteacutepolitique reacutealiseacutee par Rome 180 En fait cette condamnation srsquoadresse directement aux tenantsdrsquoune certaine forme du nationalisme allemand Ed Meyer leur oppose une conception de lasocieacuteteacute qui fait la synthegravese entre lrsquoheacuteritage des Lumiegraveres et sa critique par lrsquoeacutecole historiqueallemande Pas plus que les membres de cette eacutecole il ne croit agrave la theacuteorie du contrat et agravelrsquoabstraction drsquoune socieacuteteacute limiteacutee aux interactions entre ses membres 181 Comme eux il est

174 Meyer 1905 p 42-50175 Meyer 1912 p 270176 Meyer 1905 p 51177 Meyer 1905 p 60178 laquo Par contre il est entiegraverement certain que toutes les races humaines se mecirclent continuellement qursquoelles ne

se laissent toutes deacutefinir qursquoa posteriori qursquoune distinction trancheacutee entre elles loin de reacuteussir est tout agrave faitimpossible [hellip] et que ce qursquoon nomme un type de race pur ne se trouve que lagrave ougrave des populations ont eacuteteacutemaintenues par des circonstances exteacuterieures dans un isolement artificiel comme par exemple en Nouvelle-Guineacutee et en Australie raquo (Meyer 1912 p 80-81)laquo En reacutealiteacute il ne saurait guegravere nulle part sur terre y avoir de peuples sans meacutelange et plus la civilisationest haute plus le meacutelange drsquoordinaire est fort raquo (Meyer 1912 p 87)

179 Meyer 1912 p 86180 Meyer 1912 p 86181 laquo En vertu de sa nature organique autant que de sa constitution intellectuelle lrsquohomme ne peut exister agrave

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persuadeacute que les individus sont des ecirctres sociaux qui ne peuvent ecirctre eacutetudieacutes indeacutependammentdes institutions qui gouvernent leurs relations En revanche il blacircme les auteurs qui tententdrsquoeacuteriger ces institutions en structures immanentes et transhistoriques Pour lui lrsquoEacutetat deTh Mommsen qui agit isoleacutement nrsquoexiste pas 182 Sa conception cyclique de lrsquohistoire deacuterive dece constat Pour tenter de mieux la deacutefinir on pourrait dire qursquoEd Meyer est le repreacutesentantdrsquoune penseacutee laquo eacutevolutionniste raquo Cette expression forgeacutee par J A Schumpeter deacutesigne lestheacuteories eacuteconomiques et historiques qui considegraverent les pheacutenomegravenes sociaux comme lesconseacutequences de changements laquo incessants et irreacuteversibles raquo 183 Elles se distinguent des theacuteorieslaquo eacutevolutionnaires raquo qui voient ces eacutevolutions sociales comme lrsquoaccomplissement drsquounprogramme deacutetermineacute par le progregraves 184 Il peut srsquoagir du progregraves social reacutealiseacute dans lrsquoideacutealdrsquoune socieacuteteacute sans classe comme dans lrsquoanalyse marxiste 185 ou du progregraves de la nation quisrsquoachegraveve avec lrsquoavegravenement drsquoune laquo race supeacuterieure raquo comme dans les theacuteories deacutefenduesnotamment par G Schmoller

Finalement on peut se demander si Ed Meyer nrsquoa pas chercheacute dans sa confrontation avecK Buumlcher agrave affirmer son opposition agrave certaines des meacutethodes et des thegraveses de lrsquoeacutecolehistorique allemande En adoptant une posture laquo eacutevolutionniste raquo il deacutenonce lrsquoapprocheinstitutionnelle de Th Mommsen et laquo raciale raquo de G Schmoller Cette double rupture ouvre lavoie agrave une histoire eacuteconomique de lrsquoAntiquiteacute totalement renouveleacutee qui prend veacuteritablementson essor avec les travaux de M Weber La fracture eacutepisteacutemologique du deacutebut du XXe s reacutesideplus dans lrsquoeacutemergence drsquoune nouvelle forme de penseacutee distincte de celle de lrsquoeacutecole historiqueallemande que dans lrsquoopposition entre laquo primitivistes raquo et laquo modernistes raquo M Weber a su bienmieux qursquoEd Meyer exprimer et illustrer ce nouveau paradigme Ses travaux nrsquoont pas pu ecirctrepreacutesenteacutes dans ce meacutemoire mais qursquoil soit permis tout de mecircme de conclure les paragraphesconsacreacutes agrave la controverse en citant le passage drsquoun texte eacutecrit en 1906 agrave propos de la meacutethodedrsquoEd Meyer qui montre bien sa volonteacute de situer son analyse en dehors des cadres scleacuterosantsimposeacutes par les deacutebats sur le sens de lrsquohistoire ou la querelle entre laquo primitivistes raquo etlaquo modernistes raquo

Ce nrsquoest qursquoen soulevant et en reacutesolvant des problegravemes concrets que des sciences ont eacuteteacute fondeacutees et queleur meacutethode continue agrave ecirctre deacuteveloppeacutee Jamais encore des consideacuterations purement eacutepisteacutemologiquesou meacutethodologiques nrsquoy ont joueacute un rocircle deacutecisif 186

Reprenant la critique de M Weber on pourrait se demander dans les derniegraveres pages de cechapitre quels ont eacuteteacute finalement les laquo problegravemes concrets raquo abordeacutes par lrsquoeacutecole historiqueallemande et de maniegravere plus preacutecise encore quelle a eacuteteacute la contribution des historiens delrsquoAntiquiteacute allemands agrave lrsquoeacutetude de lrsquoeacuteconomie rurale Il nrsquoest bien sucircr pas question de douterde la valeur de lrsquoeacutenorme documentation produite par la science historique allemande Elle nrsquoapas drsquoeacutequivalent en Europe agrave cette eacutepoque Il srsquoagit des corpus de sources encore utiliseacutesaujourdrsquohui mais aussi drsquoœuvres qui ont marqueacute durablement et inspirent encore les

lrsquoeacutetat drsquoecirctre isoleacute se bornant au plus de temps en temps agrave lrsquoaccouplement sexuel lrsquohomme isoleacute que ledroit naturel et la theacuteorie du contrat social mettaient au deacutebut de lrsquoeacutevolution humaine est une constructiondeacutenueacutee de toute reacutealiteacute et par suite grosse drsquoerreurs pour lrsquoanalyse theacuteorique des formes de la vie humaineaussi bien que pour la connaissance historique raquo (Meyer 1912 p 4)

182 Meyer 1912 p 80183 Schumpeter 1983b p 85184 Schumpeter 1983b p 92185 J A Schumpeter souligne que laquo [hellip] lrsquoanalyse marxiste est la seule theacuteorie eacuteconomique authentiquement

eacutevolutionnaire que la peacuteriode ait produite raquo (Schumpeter 1983b p 92)186 Kritische Studien auf dem Gebiet der Kulturwissenschaftlichen Logik I Zur Auseinandersetzung mit Eduard

Meyer Cette phrase est citeacutee par H Brunhs dans son eacutetude consacreacutee agrave M Weber en introduction agraveEacuteconomie et socieacuteteacute dans lrsquoAntiquiteacute (Brunhs 1998 p 58)

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historiens de lrsquoAntiquiteacute On pense eacutevidemment au premier chef au Droit public deTh Mommsen

Pourtant srsquoagissant des thegravemes eacutetudieacutes dans ce meacutemoire lrsquoeacuteconomie agraire et lestechniques agricoles on est surpris de constater la faiblesse relative des analyses qui leur ont eacuteteacuteconsacreacutees Pour prendre un exemple tout agrave fait reacuteveacutelateur on sait que le Droit publicconstituait une des parties drsquoun manuel complet destineacute agrave preacutesenter tous les aspects delrsquoAntiquiteacute romaine J Marquardt se chargea de reacutediger les volumes consacreacutes agravelrsquoadministration agrave lrsquoorganisation de lrsquoEmpire et la vie quotidienne 187 Lrsquoagriculture estpreacutesenteacutee en quelques pages 188 tregraves peu originales cependant que le costume beacuteneacuteficie delongs deacuteveloppements Comment expliquer ce peu drsquointeacuterecirct alors que Th Mommsen quicodirige le Manuel des antiquiteacutes romaines nrsquoa cesseacute drsquoexpliquer que la production et lesinstitutions agraires sont au cœur des civilisations antiques 189 Les paragraphes qui vontsuivre tenteront drsquoexpliquer ce paradoxe Enfin la preacutesentation des travaux de J Kvon Rodbertus-Jagetzow sur les techniques agraires et lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie agricolepermettra de nuancer ce constat et de teacutemoigner de lrsquoexistence drsquoune reacuteflexion originale surlrsquoeacuteconomie rurale

V La place de lrsquoeacuteconomie agraire dans les travaux des historiens allemands delrsquoAntiquiteacute

laquo La grandeur romaine eut son assiette la plus ineacutebranlable dans le droit absolu et immeacutediat ducitoyen sur sa terre et dans lrsquouniteacute compacte de la forte et exclusive classe des laboureurs raquo 190cette affirmation constitue lrsquoun des fils directeurs de lrsquoHistoire romaine Th Mommsen montreagrave plusieurs reprises dans la suite de lrsquoouvrage que Rome a connu des difficulteacutes agrave chaque foisque la Reacutepublique srsquoest eacuteloigneacutee de cet ideacuteal Dans ces passages son analyse reste globalementconforme aux dogmes de lrsquoeacutecole historique allemande Il pense comme W Roscher ouG Schmoller que le deacuteveloppement du grand domaine a corrompu lrsquoharmonie sociale deRome et bouleverseacute les eacutequilibres sociaux sur lesquels reposait la Reacutepublique Ce processus estaggraveacute par la constitution de fortunes financiegraveres qui deacutetourne de la terre les ressources de lanation et provoque la ruine des petits et moyens proprieacutetaires 191 Pour Th Mommsen larichesse accumuleacutee par ces laquo capitalistes raquo crsquoest-agrave-dire ceux qui deacutetiennent le capital estmoralement et eacuteconomiquement improductive Cette deacutenonciation qui reprend en partielrsquoargumentaire des Physiocrates se nourrit aussi drsquoune haine veacuteritable envers le capitalisme

187 Les sept tomes des huit volumes du Handbuch der roumlmischen Alterthuumlmer ont eacuteteacute publieacutes de 1871 agrave 1888 Levolume sur La vie priveacute des Romains (Das Privatleben der Roumlmer) de J Marquardt utiliseacute ici est unetraduction reacutealiseacutee agrave partir de la premiegravere eacutedition allemande de 1879

188 Marquardt 1892 p 161-162189 laquo Lrsquoagriculture a certainement eacuteteacute pour les Greacuteco-Italiens comme pour tous les autres peuples le germe et le

noyau de la vie publique est priveacutee et elle est resteacutee lrsquoinspiratrice du sentiment national raquo (Mommsen1985 p 29)

190 Mommsen 1985 p 143191 laquo Les capitaux srsquoeacutelevant sans contrepoids au-dessus de tous les autres eacuteleacutements les vices qui en sont

inseacuteparables dans toute socieacuteteacute ougrave ils dominent naquirent et pullulegraverent bientocirct lrsquoeacutegaliteacute civile deacutejagrave blesseacuteeagrave mort par lrsquoavegravenement drsquoune classe noble et maicirctresse du pouvoir reccedilut une nouvelle atteinte de la divisionallant srsquoapprofondissant tous les jours entre les riches et les pauvres raquo (Mommsen 1985 p 630)

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financier de son temps 192 Elle conduit agrave une ideacutealisation du travail de la terre et de la petiteproprieacuteteacute que lrsquoon retrouve dans la plupart des productions de lrsquoeacutecole historique allemandeMais Th Mommsen srsquoeacutecarte tregraves rarement de cette analyse sociale pour appreacutehender ladimension technique de la production agricole Pourtant sa collaboration agrave lrsquoeacutedition desGromatici Veteres de K Lachman 193 aurait pu lui donner lrsquooccasion drsquoune eacutetude plus pratiquedes conditions de la production agricole Il nrsquoen fut rien et Th Mommsen srsquoest rarementaffranchi drsquoune approche institutionnelle et juridique de lrsquoagriculture romaine Selon luifinalement les caracteacuteristiques techniques drsquoun systegraveme agraire peuvent ecirctre deacuteduites desinstitutions de la socieacuteteacute qui le pratique Crsquoest sans doute pour cette raison qursquoil considegravere queles Gaulois vaincus par Rome eacutetaient des eacuteleveurs 194 qui avaient horreur du travail deschamps 195 Si leur agriculture avait eacuteteacute plus deacuteveloppeacutee leurs institutions auraient eacuteteacute plusabouties ce qui leur aurait permis de mieux reacutesister agrave lrsquoinvasion de Rome

Les nombreuses pages qursquoil consacre agrave la situation de la Gaule sous lrsquoEmpire dans le livreVI de lrsquoHistoire romaine ne font pas qursquoil srsquointeacuteresse davantage aux techniques agricolesLrsquoagriculture gauloise y est preacutesenteacutee en quelques paragraphes peu documenteacutes 196 Il eut eacuteteacutepourtant inteacuteressant pour son propos drsquoutiliser les informations apporteacutees par les fouilles devillaelig qui se deacuteveloppent agrave cette eacutepoque notamment en Rheacutenanie De faccedilon plus geacuteneacuterale ilconvient de noter le faible usage que font les historiens des donneacutees archeacuteologiquesInscriptions monnaies et monuments sont inteacutegreacutes dans le discours historique mais pas lesreacutesultats des fouilles Ils sont produits et interpreacuteteacutes par les seuls laquo antiquaires raquo quisrsquoaventurent rarement dans le champ de la grande histoire Les informations qursquoils eacutelaborentnrsquoont pas encore acceacutedeacute au statut de sources historiques On peut citer agrave titre drsquoexemple lacontroverse qui se deacuteveloppe agrave lrsquooccasion de la deacutecouverte drsquoinscriptions lors des fouilles de lavilla de Nennig agrave la fin des anneacutees 1860 Cette villa a eacuteteacute deacutecouverte dans la Sarre en 1852Elle a livreacute des mosaiumlques et en octobre 1866 plusieurs morceaux drsquoinscriptions Leurauthenticiteacute est aussitocirct contesteacutee notamment par M Brambach professeur drsquoarcheacuteologie agraveFribourg Les savants de lrsquoeacutepoque ont du mal agrave admettre que la fouille drsquoun site aussiinsignifiant agrave leurs yeux puisse procurer des teacutemoignages historiques de cette nature Lechanoine Johann Nikolaus von Wilmowsky (1801-1880) qui est lrsquoun des meilleursconnaisseurs de la Tregraveves antique a toutes les difficulteacutes agrave faire comprendre agrave ses deacutetracteursque les vestiges deacutecouverts dans la capitale impeacuteriale et ceux de Nennig appartiennent agrave lamecircme civilisation et que la villa aurait pu ecirctre celle drsquoune des grandes familles de Tregraveves 197Drsquoune maniegravere plus globale rares sont les historiens mecircmes reacutegionaux qui daignent accorderagrave cette eacutepoque quelque attention aux villaelig

La situation change progressivement dans la seconde moitieacute du XIXe s Les fouilles de villaeligdeviennent plus nombreuses et beacuteneacuteficient souvent de moyens consideacuterables qui permettent dedeacutegager des ensembles entiers On peut citer lrsquoexemple de la villa de Fliessem dont le bacirctimentprincipal et plusieurs annexes ont fait lrsquoobjet drsquoimportantes campagnes de fouilles entre 1833et 1857 et celui encore plus repreacutesentatif de la villa drsquoOberweis La fouille de la partiereacutesidentielle de cette importante villa de la valleacutee de la Pruumlm constitue le premier grand

192 laquo Comme au fond du systegraveme purement capitaliste il nrsquoy a qursquoimmoraliteacute croissante la socieacuteteacute et lacommunauteacute romaine vont se corrompant jusqursquoagrave la moelle chez elles lrsquoeacutegoiumlsme le plus effreacuteneacute prend laplace de lrsquohumaniteacute et de lrsquoamour de la patrie raquo (Mommsen 1985 p 631)

193 Nicolet 1985 p XXVII194 Mommsen 1985 t 2 p 158195 Mommsen 1985 t 2 p 213196 Mommsen 1985 t 2 p 571-572197 Wilmowsky 1868 Le chanoine Wilmowsky formule lrsquohypothegravese farfelue drsquoune villa construite par Trajan et

offerte agrave Secundinus Securus dont la famille est mentionneacutee sur le monument drsquoIgel

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chantier du Rheinisches Landesmuseum de Tregraveves lrsquoanneacutee mecircme de sa fondation en 1877 198Cette opeacuteration montre bien lrsquointeacuterecirct que portent tregraves tocirct les grandes institutions derecherches allemandes pour les habitats ruraux qursquoelles reconnaissent comme des eacuteleacutementsfondamentaux de la civilisation gallo-romaine Cet effort est relayeacute sur le terrain par deseacuterudits et de nombreuses associations archeacuteologiques qui multiplient les deacutecouvertes et lesfouilles de villaelig Cet engouement permet aux speacutecialistes de la peacuteriode gallo-romaine dedisposer avant la fin du XIXe s de cartes de reacutepartition des habitats ruraux et drsquoun corpusimportant de plans de villaelig Ils mettent agrave profit cette documentation pour produire dessynthegraveses tout agrave fait novatrices Dans lrsquoarticle qursquoil consacre aux diffeacuterentes formes delrsquoorganisation et de lrsquoexploitation du territoire J Naeher reacuteserve ainsi de nombreuses pages agrave lapreacutesentation et la description de plans de fermes gallo-romaines (Der roumlmischen Zehnthof) 199La deuxiegraveme planche de son article illustre bien la qualiteacute de la documentation produite(Planche 2) Cet inteacuterecirct soutenu pour les diffeacuterentes formes drsquoeacutetablissements agricoles de lagrande villa agrave la modeste ferme srsquoaffirme avec encore plus de force dans lrsquoarticle eacutecrit parG Kropatscheck en 1913 200 Ce dernier est aussi le fouilleur pour le compte du museacutee deTregraveves de la petite villa de Bollendorf 201

Il nrsquoest pas utile drsquoaccumuler les exemples pour montrer que tregraves tocirct par rapport aux autrespays europeacuteens il existe en Allemagne des archeacuteologues appartenant agrave de grandes institutionsqui se sont attacheacutes agrave fouiller et publier avec les meilleurs techniques de leurs temps les vestigesdrsquoeacutetablissements agricoles Lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine allemande dispose ainsi drsquounedocumentation constitueacutee de maniegravere rigoureuse et composeacutee de plans complets de villaelig decartes de localisation de monographies de sites de catalogues de mateacuteriels qui nrsquoa pasdrsquoeacutequivalent en Europe agrave cette eacutepoque Lrsquoavance des archeacuteologues allemands dans ce domaineest reconnue par leurs collegravegues eacutetrangers ainsi que lrsquoadmet A Grenier dans lrsquoarticle villa duDictionnaire des antiquiteacutes grecques et romaines 202 ougrave il cite abondamment leurs travaux et ceuxdes archeacuteologues belges En France seule la fouille de L Joulin agrave Chiragan peut par sonampleur soutenir la comparaison

Lrsquoattention des archeacuteologues allemands pour les habitats ruraux nrsquoest pas la conseacutequencedrsquoun inteacuterecirct particulier pour lrsquoeacuteconomie agricole mais plus sucircrement la traduction drsquounevolonteacute de documenter de faccedilon meacutethodique toutes les manifestations de la civilisation gallo-romaine Leur analyse est drsquoailleurs essentiellement descriptive et porte sur lrsquoorganisation despiegraveces la mise en œuvre des mateacuteriaux de construction et les deacutecouvertes drsquoobjetsremarquables Elle procegravede geacuteneacuteralement par comparaisons avec les villaelig de Campanie quiservent de modegraveles et permettent drsquoappreacutehender lrsquooriginaliteacute des plans et des techniquesreconnus dans lrsquoest de la Gaule 203 Lrsquoactiviteacute agricole des villaelig est tregraves peu abordeacutee Deshypothegraveses sont parfois eacutemises sur la fonction eacuteconomique de certains bacirctiments mais souventen conclusion de commentaires de passages des Agronomes latins Autrement dit lesarcheacuteologues allemands se tiennent reacutesolument agrave lrsquoeacutecart des deacutebats de leurs collegravegues historienssur lrsquoeacuteconomie antique Ainsi G Kropatscheck dans son article fort documenteacute de 1913 necite jamais leurs travaux et preacutefegravere renvoyer le lecteur au travail de M I Rostovtseff sur lesvillaelig de Pompeacutei 204 Il semble exister agrave cette eacutepoque une barriegravere infranchissable entre le198 Koethe 1934199 Naeher 1885200 Kropatscheck 1913201 Les campagnes de fouilles ont eacuteteacute reacutealiseacutees en 1907 et 1908 (Steiner 1923)202 Grenier 1917203 Naeher 1885 p 67 Kropatscheck 1913 p 53-55204 laquo Pompeianische Landschafen und roumlmischen Villen raquo Jahrbuch des deutschen archaumlologischen Instituts 1904

19 p 103-126

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travail des archeacuteologues et celui des historiens Lrsquoeacuteconomie agricole antique appartientmanifestement au champ historiographique des seconds Crsquoest donc vers lrsquoun drsquoeux J K vonRodbertus-Jagetzow qursquoil faut se tourner pour trouver une contribution originale sur cesquestions

Cet auteur est en effet lrsquoun des rares agrave srsquoecirctre inteacuteresseacute agrave la dimension technique delrsquoagriculture antique Cet inteacuterecirct srsquoexplique sans conteste par son origine et sa formationJohann Karl von Rodbertus-Jagetzow (1805-1875) est un grand proprieacutetaire de Pomeacuteraniepassionneacute drsquoagronomie Il appartient agrave la classe des Junkers dont il deacutefend les inteacuterecircts auParlement prussien en 1841 Historien et eacuteconomiste il est partisan drsquoune politique socialenovatrice ce qui lrsquoamegravene agrave conseiller Ferdinand Lassalle (1824-1864) lrsquoun des fondateurs dumouvement socialiste allemand On lui doit plusieurs eacutetudes sur lrsquoeacuteconomie antique qui sedistinguent de celles de ses contemporains hormis B Hildebrand par leur eacuterudition et leurvolonteacute drsquoappreacutehender les problegravemes drsquoun point de vue pratique 205 Cette perspective estparticuliegraverement sensible dans un article qursquoil consacre en 1864 agrave lrsquoeacuteconomie agraire 206Plusieurs des thegraveses exposeacutees sont ensuite reprises par W Roscher dans son Traiteacute drsquoeacuteconomiepolitique rurale publieacute en 1867

J K von Rodbertus-Jagetzow utilise essentiellement la litteacuterature agronomique latine maisil analyse ces textes en praticien avec les critegraveres drsquoun exploitant agricole qui a besoin decomprendre le fonctionnement concret des domaines deacutecrits par Varron Columelle ou PlineIl reproche aux historiens drsquointerpreacuteter ces textes de faccedilon trop theacuteorique sans comprendre lesreacutealiteacutes eacuteconomiques qursquoils deacutecrivent La confusion tregraves souvent commise entre la proprieacuteteacute etlrsquoexploitation est pour lui une preuve de ce manque de discernement Prenant un exemplecontemporain il rappelle que les grands domaines de lrsquoIrlande sont majoritairement cultiveacutespar le biais de petites tenures familiales Il remarque que ce type de situation pouvait serencontrer dans lrsquoAntiquiteacute romaine et qursquoil faut donc examiner la grande proprieacuteteacute avec plusde preacutecautions 207 De faccedilon plus geacuteneacuterale il souligne la grande varieacuteteacute des reacutegimes agrairesantiques petites et moyennes proprieacuteteacutes grandes proprieacuteteacutes affermeacutees en plusieurs lotsdomaines exploiteacutes en faire-valoir direct et confieacutes agrave des intendants

Il deacutemontre que ces multiples formes de production agricole sont deacutetermineacutees par lacombinaison de trois facteurs essentiels le sol le travail et le capital Cette analyse est repriseet longuement deacuteveloppeacutee par W Roscher 208 La culture extensive correspond agrave un modedrsquoexploitation eacuteconome en travail et en capital mais gros consommateur de sol Elle estpratiqueacutee de preacutefeacuterence au sein drsquoexploitations de grandes tailles utilisant une main-drsquoœuvreservile nombreuse Au contraire la culture intensive a besoin de terrains plus restreints maisdrsquoinvestissements en capital etou en travail plus importants Elle neacutecessite des eacutequipementscoucircteux et une meacutecanisation accrue des tacircches Crsquoest sans doute dans ce type drsquoexploitationqursquoeacutetait utiliseacutee la charrue agrave roues mentionneacutee par Pline lrsquoAncien 209 Lrsquoautre alternativeconsiste agrave confier des lots agrave des esclaves inteacuteresseacutes agrave la production De cette faccedilon la familiaservile srsquoinvestit dans lrsquoexploitation avec autant drsquoeacutenergie qursquoun proprieacutetaire Ce mode de

205 Nicolet 1988 p 35-36206 laquo Untersuchungen auf der Gebiete der Nationaloumlkonomie des klassischen Alterthums I Zur Geschichte der

agrarischen Entwicklung Roms unter den Kaisern oder die Adscriptitier Inquilinen und Colonen raquoJahrbuumlcher fuumlr Nationaloumlkonomie und Statistik 2 1864 p 206-264 Cet article est traduit dans le volume II2 de la Biblioteca di storia economica de V Pareto sous le titre laquo Per la storia dellrsquoevoluzione agraria di Romasotto glrsquoimperatori (Adscriptitii inquilini e coloni) raquo (Rodbertus-Jagetzow 1907)

207 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 460208 Roscher 1888 p 76209 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 460

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gestion du domaine est attesteacute dans les lettres de Pline le Jeune et supplante selon luiprogressivement le faire-valoir direct

Lrsquooriginaliteacute de lrsquoapproche de J K von Rodbertus-Jagetzow ne reacuteside pas dans cettedistinction entre le domaine cultiveacute en faire-valoir direct et les terres affermeacutees et confieacutees agrave desesclaves ou des exploitants libres Cette opposition est au contraire au cœur de la theacuteorieclassique du deacuteveloppement du colonat et de la transformation de lrsquoesclavage en servage Elleest deacutejagrave preacutesente dans les travaux des eacuteconomistes laquo classiques raquo et de J Simonde de Sismondiet constitue encore aujourdrsquohui la reacutefeacuterence obligeacutee des eacutetudes consacreacutees aux eacutevolutions dusystegraveme agraire durant lrsquoAntiquiteacute tardive

J K von Rodbertus-Jagetzow nrsquoeacutecarte pas lrsquoideacutee drsquoune monteacutee en puissance progressive dufaire-valoir indirect mais considegravere que la nature du reacutegime agraire deacutepend avant tout desconditions locales de lrsquoenvironnement eacuteconomique de lrsquoexploitation de lrsquoimportance desmarcheacutes et de lrsquointervention des autoriteacutes administratives Crsquoest lrsquoeacutetude de cette relation entrela situation eacuteconomique du marcheacute et le reacutegime agraire qui constitue la singulariteacute de sonanalyse Ainsi il montre que la proximiteacute drsquoune grande meacutetropole favorise les culturesintensives de produits agrave forte valeur marchande au deacutetriment de la ceacutereacutealiculture qui esthandicapeacutee par le coucirct eacuteleveacute du foncier En revanche les terrains bon marcheacute situeacutes agrave lrsquoeacutecartdes centres de consommation sont plus facilement consacreacutes agrave lrsquoeacutelevage et agrave la ceacutereacutealicultureextensive Selon lui plusieurs formes de reacutegimes agraires peuvent coexister en mecircme temps etdans la mecircme reacutegion LrsquoEmpire romain cesse donc drsquoecirctre un ensemble uniforme exploiteacute selonles mecircmes techniques J K von Rodbertus-Jagetzow lui restitue sa varieacuteteacute en consideacuterant quecrsquoest le choix du proprieacutetaire qui deacutetermine in fine les conditions de lrsquoexploitation

Il est en effet persuadeacute qursquoils ont la faculteacute de choisir les formes drsquoexploitation de leursdomaines en fonction drsquoune analyse eacuteconomique empirique des deacuteboucheacutes possibles pour saproduction 210 Cette appreacuteciation intuitive de la rentabiliteacute drsquoune exploitation est agrave leur porteacuteecar elle ne neacutecessite pas une connaissance scientifique de lrsquoeacuteconomie comme agrave lrsquoeacutepoquemoderne Elle leur permet drsquoajuster en permanence les conditions de la production Agrave cepropos il pense bien avant K Polanyi que lrsquoeacuteconomie est laquo inteacutegreacutee raquo agrave la socieacuteteacute romaine etque les individus nrsquoont pas besoin de connaicirctre les regravegles de son fonctionnement pour adapterleur comportement et deacutefinir des strateacutegies efficaces 211

Fort de sa thegravese drsquoune production agricole qui srsquoadapte aux besoins du marcheacute il soutientque le conflit entre la petite et la grande proprieacuteteacute tel que se lrsquoimaginent la plupart de sescontemporains nrsquoexiste pas Lrsquoeacutevolution de lrsquoagriculture italienne sous la Reacutepublique nrsquoest pasle signe drsquoun deacuteclin mais la conseacutequence drsquoune modification de lrsquoeacuteconomie de la PeacuteninsuleLrsquoaccroissement de lrsquoagglomeacuteration romaine est responsable du deacuteveloppement drsquouneagriculture intensive produisant des biens agrave forte valeur ajouteacutee leacutegumes fruits laitfromage 212 Dans ces espaces la ceacutereacutealiculture reacutegresse Rome eacutetant maintenantapprovisionneacutee par des marcheacutes plus lointains

J K von Rodbertus-Jagetzow poursuit son raisonnement en soutenant que cette formedrsquoorganisation srsquoapplique agrave lrsquoensemble de lrsquoeacuteconomie agraire de lrsquoEmpire romain Selon satheacuteorie les diffeacuterentes provinces srsquoinvestiraient dans des productions agricoles en fonction de

210 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 470211 laquo Dans lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge lrsquoeacuteconomie sociale eacutetait cacheacutee si profondeacutement dans les institutions

politiques et juridiques que les esprits les plus peacuteneacutetrants nrsquoen soupccedilonnaient pas lrsquoexistence Elle apparut agravela conscience des modernes quand lrsquoEacutetat commenccedila agrave se condenser dans une puissance centrale raquo(Rodbertus-Jagetzow 1904 p 94) Cette citation est tireacutee de Das Kapital ouvrage eacutecrit en 1852 resteacuteinacheveacute puis eacutediteacute dix ans apregraves sa mort

212 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 469

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leur eacuteloignement de Rome On trouverait ainsi de lrsquoagriculture intensive dans les reacutegionsproches de la capitale et des grandes exploitations extensives pratiquant lrsquoeacutelevage dans lesprovinces les plus reculeacutees 213 Cette vision de lrsquoaffectation des sols dans lrsquoEmpire est sansconteste directement inspireacutee des travaux de Johann Heinrich von Thuumlnen (1783-1850) Cedernier eacutegalement proprieacutetaire foncier 214 a publieacute en 1826 un ouvrage 215 dans lequel ileacutetudiait in abstracto lrsquoinfluence des coucircts de production du transport et de la distance aumarcheacute de consommation sur la localisation des cultures dans un Eacutetat theacuteorique seacutepareacute dumonde et comprenant des sols de qualiteacute eacutequivalente Il en tirait un modegravele de localisation descultures composeacute de six cercles reacutepartis de faccedilon agrave peu pregraves concentrique autour drsquoune villecentrale (Planche 3) Le premier cercle est occupeacute par les cultures intensives dont les coucircts deproduction et de transport sont eacuteleveacutes Le dernier en revanche est deacutedieacute agrave lrsquoeacutelevage extensif 216

Le rapprochement entre lrsquoEmpire romain et lrsquoEacutetat isoleacute de J H von Thuumlnen esteacutevidemment tregraves aventureacute LrsquoEmpire romain nrsquoest en rien une entiteacute eacuteconomique homogegravenedans laquelle les produits circulent librement et facilement Il nrsquoempecircche J K von Rodbertus-Jagetzow est sans doute lrsquoun des premiers auteurs agrave transposer dans lrsquohistoire ancienne unmodegravele drsquoanalyse conccedilu par un geacuteographe Cette deacutemarche est tout agrave fait reacuteveacutelatrice deseacutechanges qui existent agrave lrsquoeacutepoque entre les diffeacuterentes disciplines et font lrsquooriginaliteacute des travauxde plusieurs membres de lrsquoeacutecole historique allemande drsquoeacuteconomie Elle traduit aussi lrsquoambitionde J K von Rodbertus-Jagetzow dans sa volonteacute drsquoappreacutehender concregravetement la dimensioneacuteconomique des eacutetablissements agricoles La rupture avec les conceptions de ses devanciers surlrsquoagriculture romaine est radicale

Il lrsquoexprime dans une tregraves longue note qui consiste en une reacutefutation meacutethodique delrsquoEacuteconomie politique des Romains drsquoA Dureau de La Malle 217 J K von Rodbertus-Jagetzow ydeacutenonce ces a priori neacutegatifs sur le niveau technique de lrsquoagriculture romaine Utilisant dansune perspective complegravetement renouveleacutee les textes agronomiques latins il deacutemontre aucontraire lrsquoexistence de pratiques culturales deacuteveloppeacutees Selon lui les Romains maicirctrisaientparfaitement lrsquoalternance des cultures et avaient deacutecouvert empiriquement le rocircle de lajachegravere A Dureau de La Malle ne lrsquoa pas compris parce qursquoil fait lrsquoerreur comme beaucoupdrsquoagronomes modernes de consideacuterer la jachegravere comme une terre steacuterile J K von Rodbertus-Jagetzow explique que non seulement son existence est justifieacutee par le cycle des cultures maisaussi qursquoelle peut produire du foin Il montre justement que les Romains connaissent lesprairies artificielles et ont perccedilu lrsquoimportance du fourrage pour nourrir le beacutetail et produireainsi de la fumure Il souligne fort justement que la litteacuterature latine atteste lrsquoexistence drsquounegestion des engrais qui se manifeste par exemple en ville par la collecte des gadoues ou lecurage des latrines Il rappelle que lrsquoeacutelevage associeacute agrave la stabulation est aussi un moyen efficacede produire de la fumure en plus grande quantiteacute Il conclut en lrsquoexistence drsquoune agricultureintensive utilisant largement les engrais organiques et des instruments agraires eacutevolueacutes commela charrue agrave roues mentionneacutee par Pline Cette agriculture est pratiqueacutee par des entreprisesagricoles qui repreacutesentent le secteur le plus moderne de lrsquoeacuteconomie agraire et qui obtiennentdes rendements fort comparables agrave ceux de lrsquoagriculture moderne avant lrsquoutilisation des213 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 470214 Il posseacutedait un domaine agrave Tellow village situeacute agrave 30 km au sud de Rostock et agrave une quarantaine de kilomegravetres

agrave lrsquoouest de Jagetzow ougrave se trouvait la proprieacuteteacute de J K von Rodbertus Ces deux villages appartiennentaujourdrsquohui au Lande de Mecklenburg-Vorpommern en 1860 le premier deacutependait du Mecklenburg et lesecond eacutetait prussien

215 Der isolirte Staat in Beziehung auf Landwirthschaft und Nationaloumlkonomie oder Untersuchungen uumlber denEinfluszlig den die Getreidepreise der Reichthum des Bodens und die Abgaben auf den Ackerbau ausuumlbenHamburg Perthes 1826

216 Pinchemel Pinchemel 1988 p 170-171 et fig 38217 Cette note court de la page 463 agrave la page 468 (Rodbertus-Jagetzow 1907)

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 76

engrais chimiques La force de son argumentation reacuteside dans sa faccedilon de montrer que lespratiques agraires deacutecrites sans ordre par les auteurs anciens appartiennent agrave des systegravemestechniques coheacuterents Crsquoest sa capaciteacute agrave les comprendre et agrave les deacutecrire selon une approcheagronomique qui constitue lrsquooriginaliteacute et la moderniteacute de son discours

J K von Rodbertus-Jagetzow deacutetermine ainsi plusieurs systegravemes de pratiques culturales quicorrespondent agrave des reacutegimes agraires et des modes drsquoexploitation du sol diffeacuterents Ils ne sontpas antagonistes mais compleacutementaires Leur mise en œuvre deacutepend des moyens duproprieacutetaire mais aussi du contexte eacuteconomique de lrsquoexploitation Dans la seconde partie deson article beaucoup moins originale il montre que les entreprises agricoles pratiquant laculture en grand et recherchant des rendements eacuteleveacutes sont plus fragiles que les autres parceqursquoelles exigent des investissements en mateacuteriel et en travail tregraves eacuteleveacutes Comme sescontemporains il pense que lrsquoencheacuterissement de la main-drsquoœuvre servile a provoqueacute uneaugmentation des coucircts de production et obligeacute les proprieacutetaires agrave subdiviser leurs domaines enuniteacutes plus petites et agrave les confier agrave des esclaves caseacutes ou des exploitants libres 218 Ladeacutegradation des conditions sociales sous lrsquoEmpire tardif a eu pour conseacutequence lrsquoavegravenement ducolonat puis du servage 219

Il est eacutetonnant de constater que lrsquoanalyse technique et agronomique de J Kvon Rodbertus-Jagetzow a eu tregraves peu drsquoeacutecho chez les historiens allemands y compris parmi lespartisans laquo modernistes raquo drsquoune eacuteconomie antique deacuteveloppeacutee Pour se limiter agrave deux exempleschoisis dans les productions les plus tardives de lrsquoeacutecole historique allemande on peutremarquer que H Gummerus dans le gros article qursquoil consacre agrave lrsquoeacuteconomie rurale de Catonde Varron et Columelle 220 ne preacutesente pas les interpreacutetations agronomiques de J Kvon Rodbertus-Jagetzow alors qursquoil le cite dans lrsquointroduction et commente longuement lesarguments eacutechangeacutes par K Buumlcher et Ed Meyer Le cas drsquoAugust Meitzen (1822-1910) estencore plus reacuteveacutelateur Il eacutecrit en 1895 une somme consideacuterable sur la civilisation rurale deplusieurs peuples de lrsquoEurope occidentale Son objectif est de caracteacuteriser leur culture parlrsquoeacutetude de leurs pratiques agraires de lrsquoorganisation de leurs terroirs et de leurs habitats Ilconsidegravere que la charrue a eacuteteacute inventeacutee par les populations germaniques et que son utilisation(Ackerbestellung) explique certains des traits caracteacuteristiques de la civilisation rurale allemandeLes speacutecificiteacutes de lrsquoagriculture romaine deacutecoulent quant agrave elles de lrsquousage de lrsquoaraire 221Lrsquointerpreacutetation ethnique drsquoA Meitzen se situe dans la ligneacutee des travaux de W Roscher ou deG Schmoller et procegravede drsquoune logique fonciegraverement diffeacuterente de celle de J Kvon Rodbertus-Jagetzow

Le conseiller de F Lassalle srsquointeacuteresse aux eacutetablissements agricoles en tant qursquoentreprisedomaniale (Gutsbetrieb) Il essaye de comprendre leur fonctionnement eacuteconomique et seseacutevolutions dans le temps et lrsquoespace A Dureau de La Malle on srsquoen souvient a emprunteacutecette voie de recherche mais avec un succegraves moindre car son analyse srsquoest rapidement heurteacutee agraveses a priori neacutegatifs sur le niveau de techniciteacute de lrsquoagriculture romaine J K von Rodbertus-Jagetzow partage aussi quelques-uns des partis pris de son temps mais il est capable de lesdeacutepasser en portant son attention sur les uniteacutes eacuteconomiques fondamentales Son analysedescend ainsi jusqursquoagrave lrsquoeacutechelon ougrave se prennent finalement les deacutecisions celui du proprieacutetaireou de lrsquoexploitant Cette deacutemarche preacutefigure sans conteste les travaux de M Weber mais avecune sensibiliteacute aux problegravemes agronomiques peu freacutequente agrave son eacutepoque

218 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 471-473219 Rodbertus-Jagetzow 1907 p 485-486220 Gummerus 1906221 Meitzen 1895 p 272-284

Chapitre II Lrsquohistoriographie allemande du XIXe siegravecle et la question de la nation 77

Pourtant la perspective de recherche repreacutesenteacutee par A Meitzen est demeureacutee dominantedans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe et au deacutebut du XXe s Pas seulement en Allemagne mais aussien France avec notamment les travaux de G Roupnel qui attribue les speacutecificiteacutes de lacivilisation rurale de la France agrave des courants de peuplements Lrsquoopenfield et lrsquohabitat groupeacuteseraient ainsi lrsquoœuvre de populations neacuteolithiques venues de lrsquoEst

Cette approche ethnique des problegravemes agraires est symptomatique drsquoune eacutepoquepreacuteoccupeacutee par lrsquoidentiteacute culturelle et historique des peuples Lrsquoanalyse conduite ici a montreacutecomment agrave la suite de J Simonde de Sismondi puis de Fr List lrsquoeacutecole historique allemande aconstitueacute un corps de doctrine en partie dans un antagonisme avec les thegraveses deacutefendues par leseacuteconomistes laquo classiques raquo Leur critique les a pousseacutes agrave reacutehabiliter la dimension sociale despheacutenomegravenes eacuteconomiques et historiques La nation lrsquoEacutetat et les institutions ont eacuteteacute deacutesigneacutescomme les veacuteritables acteurs de lrsquoeacutevolution historique avant le deacuteveloppement eacuteconomiquequi nrsquoest plus que la manifestation muette de ce processus plus profond Les socieacuteteacutes eacutevoluentet se transforment en fonction drsquoun ordre preacuteeacutetabli qui preacuteside agrave lrsquoorganisation de leursdiffeacuterentes composantes Pour des auteurs comme W Roscher ou G Schmoller cette identiteacutelaquo nationale raquo se perpeacutetue par le sang et deacutetermine le destin de la laquo race raquo Lrsquohistoire enassociation avec les autres disciplines permet drsquoappreacutehender la structure des socieacuteteacutes et desuivre leurs eacutevolutions dans le temps Elle permet de comparer leurs modes drsquoorganisationleurs reacuteussites et leurs eacutechecs

Cette analyse historique ne peut ecirctre isoleacutee du processus politique qui aboutit agravelrsquounification allemande Il a eacuteteacute montreacute combien la perception du destin de la Gaule agrave la fin delrsquoEmpire avait pu ecirctre influenceacutee par les reacuteflexions en cours sur lrsquoorigine germanique de lanation allemande Lrsquoemprise des thegravemes deacuteveloppeacutes par lrsquoeacutecole historique allemande sur lesrecherches actuelles des historiens et des archeacuteologues ne doit pas ecirctre neacutegligeacutee Le preacutesentchapitre a eacuteteacute lrsquooccasion de suivre les avatars de certaines de ces conceptions comme lelandnahme les modaliteacutes de la laquo germanisation de la Gaule raquo ou le rocircle de la noblesse franqueUne historiographie meacutethodique et plus complegravete des travaux des historiens allemands duXIXe et du XXe s sur la situation de la Gaule agrave la fin de lrsquoEmpire et la constitution desroyaumes romano-germaniques reste agrave entreprendre

Paradoxalement lrsquointeacuterecirct nouveau porteacute agrave lrsquohistoire de la Gaule par les historiens allemandsnrsquoa pas renouveleacute dans les mecircmes proportions les connaissances acquises sur cette provinceCertes des corpus totalement nouveaux ont eacuteteacute constitueacutes et des histoires inspireacutees par lesnormes historiographiques modernes ont eacuteteacute eacutecrites Mais lrsquoeacuteconomie rurale de la Gaulecontinue drsquoecirctre analyseacutee selon les reacutefeacuterences classiques du deacuteclin de la petite proprieacuteteacute dudeacuteveloppement des latifundia et du colonat Hormis lrsquoeacutetude novatrice mais isoleacutee de J Kvon Rodbertus-Jagetzow lrsquoagriculture gallo-romaine reste fort peu eacutetudieacutee

Chapitre IIILE DOMAINE GALLO-ROMAIN ET

LrsquoARCHEacuteOLOGIE FRANCcedilAISE ENTRE A DE CAUMONT ETN FUSTEL DE COULANGES

DOLPHE DUREAU DE LA MALLE et J Simonde de Sismondi ont en commun un indeacuteniableinteacuterecirct pour lrsquohistoire eacuteconomique de lrsquoAntiquiteacute et le monde des campagnes qui

distingue nettement leurs œuvres de celles de leurs contemporains francophones Il a eacuteteacutemontreacute dans le chapitre preacuteceacutedent que plusieurs des thegraveses avanceacutees par le second ont servi dereacutefeacuterence et nourri les travaux des fondateurs de lrsquoeacutecole historique allemande Les perspectivesde recherche suivies par A Dureau de La Malle ont en revanche eacuteteacute presque totalementignoreacutees par les historiens franccedilais du milieu du XIXe s Srsquoagissant de la Gaule cetteindiffeacuterence est drsquoautant plus singuliegravere que lrsquoessor des socieacuteteacutes savantes a pour conseacutequence delivrer aux eacuterudits des donneacutees archeacuteologiques nombreuses et totalement nouvelles sur lrsquohabitatrural gallo-romain A de Caumont rassemble ainsi les plans de plusieurs villaelig et denombreuses observations sur les techniques de construction antiques dans des ouvrages quiconstituent jusqursquoau deacutebut du XXe s les seuls manuels utiliseacutes par les archeacuteologues franccedilais Ilfaut attendre 1875 et la publication par N Fustel de Coulanges de lrsquoHistoire des institutionspolitiques de lrsquoancienne France pour qursquoun historien porte agrave nouveau son attention sur lescampagnes de la Gaule Son œuvre publieacutee en grande partie apregraves sa mort a marqueacutedurablement les travaux des historiens Paradoxalement et hormis quelques exceptions dontcelle brillante drsquoA Grenier le changement de paradigme imposeacute par N Fustel de Coulangesnrsquoa pas contribueacute agrave renouveler lrsquointeacuterecirct des archeacuteologues franccedilais pour le monde descampagnes Lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine est demeureacutee pendant une grande partie duXXe s la parente pauvre drsquoune discipline qui a progressivement reacuteussi agrave faire reconnaicirctre laspeacutecificiteacute de ses objectifs et de ses meacutethodes

A

Tregraves rapidement esquisseacutee lrsquohistoriographie franccedilaise des campagnes de la Gaule apparaicirctainsi dans toute sa singulariteacute notamment si on compare son eacutevolution agrave celle que connaicirct sonhomologue allemande agrave la mecircme eacutepoque Au risque drsquoecirctre quelque peu caricatural on peutconsideacuterer que les historiens franccedilais se distinguent par leur indiffeacuterence aux questionseacuteconomiques qui animent la science outre-Rhin et les archeacuteologues par leur deacutesinteacuterecirct profondet durable pour les campagnes de la Gaule Lrsquoambition de ce chapitre est de saisir par lrsquoanalyseconcregravete de plusieurs contributions exemplaires les raisons de cette double deacutesaffectionChemin faisant on verra que cette approche qui paraicirct reacuteductrice agrave lrsquoavantage drsquoillustrer les

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 79

relations complexes et tout agrave fait particuliegraveres que lrsquohistoire et lrsquoarcheacuteologie ont entretenuesdurant cette peacuteriode

I Fr Guizot Au Thierry et A de Caumont

Les noms de Franccedilois Guizot 1 et drsquoAugustin Thierry 2 sont inseacuteparablement attacheacutes agrave cettenouvelle faccedilon drsquoeacutecrire lrsquohistoire qui marque la renaissance de cette discipline durant laRestauration et la monarchie de Juillet Au-delagrave de leur apport meacutethodologique indeacuteniableCl Nicolet a montreacute que leurs œuvres historiques sont aussi le support drsquoune reacuteflexionphilosophique et politique sur le rocircle de la nation et les missions de chacune des laquo classes raquo quila composent 3 Fr Guizot et Au Thierry deacutefendent une conception libeacuterale de la socieacuteteacute quele premier srsquoest attacheacute agrave promouvoir comme ministre puis preacutesident du conseil de Louis-Philippe 4 Son action politique est dicteacutee par la volonteacute de mettre en place des institutions quigarantissent lrsquoexercice drsquoun pouvoir fondeacute sur lrsquoadheacutesion des citoyens eacuteclaireacutes aux principes dela monarchie constitutionnelle 5 Le droit et la raison doivent partout reacutegler les relations desindividus avec lrsquoEacutetat Le fonctionnement deacutemocratique de cette socieacuteteacute est assureacute par une eacuteliteissue de la laquo classe moyenne raquo Son intelligence est un gage drsquoharmonie elle preacuteserve la nationdes deacutesordres et des drames que lrsquousage deacutesordonneacute et chaotique de la deacutemocratie lui a faitsubir par le passeacute Elle garantit ce que Fr Guizot nomme le laquo gouvernement repreacutesentatif raquo

Le reacutegime de Louis-Philippe qui est censeacute srsquoen approcher le plus est selon luilrsquoaboutissement drsquoune longue eacutevolution qui a porteacute au pouvoir la bourgeoisie et fait triompheravec elle les valeurs du laquo gouvernement repreacutesentatif raquo Lrsquohistoire de la nation franccedilaise seconfond avec lrsquohistoire de cette classe et de son eacutemancipation progressive

Personne nrsquoignore le grand rocircle que le Tiers-Eacutetat a joueacute en France il a eacuteteacute lrsquoeacuteleacutement le plus actif et leplus deacutecisif de la civilisation franccedilaise celui qui a deacutetermineacute en derniegravere analyse la direction et lecaractegravere Consideacutereacutee sous le point de vue social et dans ses rapports avec les diverses classes quicoexistaient sur notre territoire celle qursquoon a nommeacutee le Tiers-Eacutetat srsquoest progressivement eacutetendue eacuteleveacuteeet a drsquoabord modifieacute puissamment surmonteacute ensuite et enfin absorbeacute ou agrave peu pregraves toutes les autres 6

Selon lui la bourgeoisie trouve son origine dans les institutions municipales de lrsquoAntiquiteacuteromaine et dans la classe qui se charge de les deacutefendre et de les faire vivre Chaque peacuteriode delrsquohistoire de France correspond agrave un stade de son deacuteveloppement 7 Celui-ci nrsquoest pas lineacuteaire ila connu agrave plusieurs reprises des phases drsquoarrecirct ou de reacutegression Ainsi agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute lapolitique des empereurs du Bas-Empire a eu pour conseacutequence de restreindre les liberteacutesmunicipales drsquoaneacuteantir les eacutelites qui en avaient la charge et de promouvoir une nouvelle classegouvernante composeacutee de militaires et de membres drsquoune administration devenue pleacutethoriqueDans les Essais sur lrsquohistoire de France deacutejagrave citeacutes au chapitre preacuteceacutedent 8 Fr Guizot reacutesumeainsi ce processus 1 Franccedilois Pierre Guillaume Guizot (1787-1874)2 Jacques Nicolas Augustin Thierry (1795-1856)3 Cl Nicolet a consacreacute le cinquiegraveme chapitre de la Fabrique drsquoune nation agrave Fr Guizot et Au Thierry4 Fr Guizot a eacuteteacute successivement ministre de lrsquoInteacuterieur de lrsquoInstruction publique des Affaires eacutetrangegraveres de

Louis-Philippe avant de devenir en 1847 son preacutesident du conseil jusqursquoagrave son renvoi le 23 feacutevrier 18485 Nicolet 2003 p 113-1146 Guizot 1832 p 1227 Guizot 1832 p 144-1458 Cf supra chapitre II p 42

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 80

Le grand fait qursquoavait entraicircneacute le systegraveme du despotisme impeacuterial et qui explique seul le pheacutenomegravenedont je mrsquooccupe crsquoest la dissolution la destruction la disparition de la classe moyenne dans le monderomain Agrave lrsquoarriveacutee des Barbares cette classe nrsquoexistait plus Crsquoest pourquoi il nrsquoy avait plus de nationCet aneacuteantissement de la classe moyenne fut surtout le reacutesultat drsquoun reacutegime municipal qui lrsquoavait rendueagrave la fois lrsquoinstrument et la victime du despotisme impeacuterial 9

Apregraves lrsquoinvasion les populations urbaines se reacutefugient dans les campagnes ce qui affaiblitdavantage le rocircle social des villes et de la laquo classe raquo moyenne qui les occupe encore 10 Durant lapeacuteriode meacutedieacutevale populations des villes et des bourgs ruraux nrsquoauront de cesse de reconqueacuterircette liberteacute perdue Plus tard forte de son indeacutependance retrouveacutee la bourgeoisie se renforceprogressivement pour finalement dominer tous les secteurs de la socieacuteteacute 11 La reacutevolution de1830 peut ecirctre consideacutereacutee comme le terme de son long cheminement vers lrsquoaccession aupouvoir En eacutetablissant la monarchie de Juillet sur les principes du laquo gouvernementrepreacutesentatif raquo Louis-Philippe reacuteconcilie deacutefinitivement la nation et la bourgeoisie Il annihilele conflit seacuteculaire qui opposait le tiers eacutetat aux autres classes Crsquoest du moins ce que pensaitFr Guizot jusqursquoagrave ce que sa politique contribue au deacuteclenchement de la reacutevolution de 1848

Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale Au Thierry partage les conceptions philosophiques et politiquesde son aicircneacute et sa volonteacute de reacuteformer lrsquohistoire de France dans ses objectifs ses meacutethodes etjusque dans son enseignement et son organisation institutionnelle Comme ce dernier il penseque le destin de la nation franccedilaise srsquoexplique par la lutte de la bourgeoisie pour sareconnaissance sociale 12 Il considegravere que ce conflit prend sa source dans lrsquoantagonismeoriginel qui a opposeacute le tiers eacutetat agrave la noblesse franque de lrsquoinvasion Avec peut-ecirctre plus deforce que Fr Guizot il redonne un sens agrave la thegravese ancienne drsquoH de Boulainvilliers (1658-1722) qui justifiait les privilegraveges de la noblesse par la conquecircte 13 Mais sa perspective estradicalement opposeacutee car il se place reacutesolument dans le camp des vaincus Il consacre ainsi unepartie importante de son œuvre agrave deacutecrire lrsquoaffrontement seacuteculaire de ces deux laquo races raquo Le tierseacutetat des villes gallo-romaines des communes meacutedieacutevales et de la bourgeoisie moderne contreune noblesse tirant ses droits des privilegraveges gagneacutes lrsquoeacutepeacutee agrave la main par Clovis et ses guerriers

Nous croyons ecirctre une nation et nous sommes deux nations sur la mecircme terre deux nations ennemiesdans leurs souvenirs inconciliables dans leurs projets lrsquoune a autrefois conquis lrsquoautre et ses desseinsses vœux eacuteternels sont le rajeunissement de cette vieille conquecircte eacutenerveacutee par le temps par le courage desvaincus et par la raison humaine 14

9 Guizot 1842 p 310 laquo La preacutepondeacuterance sociale passa des villes aux campagnes raquo (Guizot 1832 p 138-139)11 laquo Nulle part vous ne rencontrerez une classe de la socieacuteteacute qui partant de tregraves bas faible meacutepriseacutee presque

imperceptible agrave son origine srsquoeacutelegraveve par un mouvement continu et un travail sans relacircche se fortifie drsquoeacutepoqueen eacutepoque envahit absorbe successivement tout ce qui lrsquoentoure pouvoir richesse lumiegraveres influencechange la nature de la socieacuteteacute la nature du gouvernement et devient enfin tellement dominante qursquoonpuisse dire qursquoelle est le pays mecircme raquo (Guizot 1832 p 124)

12 laquo Son histoire [celle du tiers eacutetat] qui deacutesormais peut et doit ecirctre faite nrsquoest au fond que lrsquohistoire mecircme dudeacuteveloppement et des progregraves de notre socieacuteteacute civile depuis le chaos de mœurs de lois et de conditions quisuivit la chute de lrsquoempire romain jusqursquoau reacutegime drsquoordre drsquouniteacute et de liberteacute de nos jours Entre ces deuxpoints extrecircmes on voit se poursuivre agrave travers les siegravecles la longue et laborieuse carriegravere par laquelle lesclasses infeacuterieures et opprimeacutees de la socieacuteteacute gallo-romaine de la socieacuteteacute gallo-franke et de la socieacuteteacute franccedilaisedu Moyen Acircge se sont eacuteleveacutees de degreacute en degreacute jusqursquoagrave la pleacutenitude des droits civils et politiques immenseeacutevolution qui a fait disparaicirctre successivement du sol ougrave nous vivons toutes les ineacutegaliteacutes violentes ouilleacutegitimes le maicirctre et lrsquoesclave le vainqueur et le vaincu le seigneur et le serf pour montrer enfin agrave leurplace un mecircme peuple une loi eacutegale pour tous une nation libre et souveraine raquo (Thierry 1853 p 1-2)

13 Nicolet 2003 p 120-12114 Thierry 1835 p 292

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 81

La critique moderne nrsquoa pas toujours interpreacuteteacute agrave sa juste mesure le sens donneacute parAu Thierry agrave cette opposition Elle a parfois eacuteteacute abuseacutee par le vocabulaire utiliseacute par celui-cinotamment lorsqursquoil la deacutecrit comme une laquo antipathie de race raquo 15 Contrairement agrave ce quepense K F Werner il nrsquoy a pas drsquoaffiniteacute ideacuteologique entre les conceptions drsquoAu Thierry et lestheacuteories laquo raciales raquo deacuteveloppeacutees par certains repreacutesentants de lrsquoeacutecole historique allemande 16La laquo lutte des races raquo qursquoil retrace est plutocirct une laquo lutte des classes raquo Elle trouve son originedans la conquecircte mais se renouvelle constamment pour srsquoadapter aux eacutevolutions socialesAu Thierry ne croit pas un seul instant que les Bourbons de son temps puissent ecirctre lesheacuteritiers directs des petits rois dont il deacutecrit la barbarie dans les Reacutecits des temps meacuterovingiens 17En revanche il est persuadeacute que la noblesse de la Restauration opprime la bourgeoisie commeles chefs francs accablaient la laquo classe raquo moyenne gallo-romaine La filiation nrsquoest pas ethniquemais politique

Il faut le dire car lrsquohistoire en fait foi quel qursquoait eacuteteacute le meacutelange physique des deux races primitives leuresprit constamment contradictoire a veacutecu jusqursquoagrave ce jour dans deux portions toujours distinctes de lapopulation confondue Le geacutenie de la conquecircte srsquoest joueacute de la nature et du temps il plane encore surcette terre malheureuse Crsquoest par lui que les distinctions des castes ont succeacutedeacute agrave celles du sang cellesdes ordres agrave celles des castes celles des titres agrave celles des ordres [hellip] On ne peut contester ici que lefiliation naturelle la descendance politique est eacutevidente Donnons-la donc agrave ceux qui la revendiquent et nous revendiquons la descendance contraire Nous sommes les fils des hommes du tiers-eacutetat le tiers-eacutetat sortit des communes les communes furent lrsquoasile des serfs les serfs eacutetaient les vaincus de laconquecircte 18

Mecircme si la penseacutee drsquoAu Thierry nrsquoest pas totalement vierge de desseins nationalistes 19 saconception de la nation est tregraves proche de celle des Lumiegraveres En tout cas elle ne peut ecirctreconfondue avec les thegraveses laquo raciales raquo soutenues en Allemagne par les auteurs citeacutes au chapitrepreacuteceacutedent ou en France par A de Gobineau 20 En reacuteduisant avec Fr Guizot la nation autiers eacutetat il lui donne une base sociale Elle doit sa coheacutesion agrave un contrat passeacute entre lrsquoEacutetat et lecorps social dont seraient toutefois exclus les membres de la noblesse nrsquoacceptant pas leprincipe du laquo gouvernement repreacutesentatif raquo

Il nrsquoest donc pas faux de consideacuterer Fr Guizot et Au Thierry comme les ideacuteologues drsquounenouvelle histoire nationale agrave condition de rappeler que cette histoire est fondamentalementsociale Le plus surprenant est alors de constater le tregraves faible inteacuterecirct que le deux auteursmanifestent dans leurs œuvres pour les problegravemes eacuteconomiques Ce paradoxe apparaicirctfrappant quand on se souvient que lrsquoHistoire de la civilisation en France depuis la chute delrsquoempire romain jusqursquoen 1789 est publieacutee agrave peu pregraves en mecircme temps que lrsquoHistoire des Franccedilaisde J Simonde de Sismondi qui fait comme on lrsquoa vu au chapitre preacuteceacutedent une large place agravelrsquoanalyse eacuteconomique Pourtant Fr Guizot le futur homme drsquoEacutetat et Au Thierry lrsquoanciendisciple de Saint-Simon devaient neacutecessairement entretenir une certaine familiariteacute avec cette

15 Thierry 1835 p 29116 laquo Ces theacuteories du second XIXe siegravecle proclamaient des neacutecessiteacutes ldquoscientifiquement prouveacuteesrdquo srsquoappuyaient

sur des ldquoexplicationsrdquo historiques faciles et provoquaient un meacutelange drsquoagressiviteacute et de fatalisme ellesplongeaient loin leur racine et lrsquoon trouve une sorte de ldquolutte des racesrdquo preacute-darwinienne chez AugustinThierry raquo (Werner 1996 p 8 note 5)

17 Les Reacutecits des temps meacuterovingiens preacuteceacutedeacutes de Consideacuterations sur lrsquohistoire de France ont paru agrave Paris en 1840chez T Tessier

18 Thierry 1835 p 29719 Nicolet 2003 p 136-13720 Arthur de Gobineau a publieacute de 1853 agrave 1855 un Essai sur lrsquoineacutegaliteacute des races humaines dont le titre reacutesume

bien tout le projet

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 82

discipline Leur attitude nrsquoest pas isoleacutee Ameacutedeacutee Thierry 21 le fregravere cadet drsquoAugustin neconsacre pas une ligne agrave lrsquoeacuteconomie dans son Histoire de la Gaule sous lrsquoadministration romainequi est pourtant publieacutee en 1840 la mecircme anneacutee que lrsquoEacuteconomie politique des RomainsdrsquoA Dureau de La Malle 22 Quelques anneacutees plus tard E Bonnemegravere dans son Histoire despaysans ne peut que constater la faiblesse des travaux franccedilais consacreacutes agrave lrsquohistoire delrsquoeacuteconomie et singuliegraverement agrave la situation des campagnes 23

En ce qui concerne Fr Guizot cette indiffeacuterence srsquoexplique aiseacutement par lrsquoimportance qursquoilaccorde agrave la ville et aux institutions municipales dans lesquelles il cherche on srsquoen souvientlrsquoorigine du tiers eacutetat Pour lrsquoAntiquiteacute cette attitude lrsquoamegravene agrave privileacutegier les formes urbainesde la civilisation romaine Seules les villes ont pour lui un rocircle social 24 Dans une hyperbolesouvent citeacutee il en arrive mecircme agrave nier lrsquoexistence de la ruraliteacute dans lrsquooccident romain

Il nrsquoy avait agrave cette eacutepoque point de campagne crsquoest-agrave-dire les campagnes ne ressemblaient nullement agravece qui existe aujourdrsquohui elles eacutetaient cultiveacutees il le fallait bien elles nrsquoeacutetaient pas peupleacutees Lesproprieacutetaires des campagnes eacutetaient les habitants des villes ils sortaient pour veiller agrave leurs proprieacuteteacutesrurales ils y entretenaient souvent un certain nombre drsquoesclaves mais ce que nous appelonsaujourdrsquohui les campagnes cette population eacuteparse tantocirct dans des habitations isoleacutees tantocirct dans desvillages et qui couvre partout le sol eacutetait un fait presque inconnu agrave lrsquoancienne Italie [hellip] En nousrenfermant dans lrsquoOccident nous retrouvons partout le fait que jrsquoai indiqueacute Dans les Gaules enEspagne ce sont toujours des villes que vous rencontrez loin des villes le territoire est couvert demarais de forecircts 25

Au Thierry reprend cette ideacutee et lrsquoapplique agrave la Gaule de la fin de lrsquoAntiquiteacute Il srsquoimagineainsi des villes servant de refuges agrave des eacutelites gallo-romaines gardiennes des institutionsmunicipales et des campagnes livreacutees agrave la noblesse germanique 26

Dans la premiegravere et rare eacutetude consacreacutee agrave lrsquohistoriographie des recherches sur lrsquohabitatrural gallo-romain J Harmand a montreacute que les partis pris de Fr Guizot en faveur de la villelrsquoavaient conduit agrave volontairement ignorer les nombreux documents recueillis agrave la mecircmeeacutepoque par A de Caumont sur les villaelig gallo-romaines 27 Une rapide preacutesentation des travauxde lrsquoeacuterudit normand montrera le caractegravere irreacuteductible de leurs approches sur ces questions etpartant lrsquoimportant fosseacute qui se creuse entre les domaines des historiens et des archeacuteologues dela premiegravere moitieacute du XIXe s

21 Ameacutedeacutee Thierry (1797-1873) a eacuteteacute professeur preacutefet de la Haute-Saocircne de 1830 agrave 1838 puis conseillerdrsquoEacutetat et enfin seacutenateur

22 Cette histoire a eacuteteacute incorporeacutee au Tableau de lrsquoempire romain depuis la fondation de Rome jusqursquoagrave la fin dugouvernement impeacuterial en Occident publieacute agrave Paris chez Didier en 1862

23 laquo Faisons trecircve il en est temps agrave cette eacuteternelle glorification du sabre pour songer agrave la charrue deacutesertons leschamps de bataille ougrave la mort moissonne agrave pleine faux pour les champs de bleacute ougrave germe la vie laissonsreposer lrsquohistoire-bataille comme lrsquoappelle Monteil et que lrsquohistorien daigne peacuteneacutetrer enfin dans leschaumiegraveres qursquoil a trop longtemps meacutepriseacutees raquo (Bonnemegravere 1856 p vij)

24 laquo Sous quelque point de vue que vous consideacuteriez le monde romain vous y trouverez cette preacutepondeacuterancepresque exclusive des villes et la non existence sociale des campagnes raquo (Guizot 1828 p 15)

25 Guizot 1828 p 13-1426 laquo Tout ce qursquoil y avait drsquoeacuteleveacute agrave quelques titres que ce fucirct dans la population gallo-romaine ses familles

nobles riches industrieuses habitaient les villes entoureacutees drsquoesclaves domestiques et parmi les hommes decette race le seacutejour habituel des champs nrsquoeacutetait que pour les colons demi-serfs et pour les esclaves agricolesAu contraire la classe supeacuterieure des hommes de race germanique eacutetait fixeacutee agrave la campagne ougrave chaquefamille libre et proprieacutetaire vivait sur son domaine du travail des lites [sic] qursquoelle y avait ameneacutes ou desanciens colons qui en deacutependaient Il nrsquoy avait de Germains dans les villes qursquoun petit nombre drsquoofficiersroyaux et des gens sans famille et sans patrimoine qui en deacutepit de leurs habitudes originelles cherchaient agravevivre en exerccedilant quelque meacutetier raquo (Thierry 1853 p 5)

27 Harmand 1961 p 25-40

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 83

Le caractegravere preacutecurseur des travaux drsquoArcisse de Caumont (1801-1873) est suffisammentbien eacutetabli pour qursquoil ne soit point besoin de montrer ici combien ses œuvres et son actionpolitique en faveur des socieacuteteacutes savantes ont contribueacute agrave lrsquoeacutemergence drsquoune discipline nouvelleconsacreacutee au patrimoine bacircti Lrsquointeacuterecirct qursquoil porte aux vestiges des habitats ruraux gallo-romains nrsquoest pas diffeacuterent par sa nature de lrsquoattention avec laquelle il eacutetudie les catheacutedralesou les forteresses meacutedieacutevales Lrsquoeacutetude de ces laquo constructions rurales les plus simples raquo deacutecouledrsquoun projet systeacutematique qui englobe la totaliteacute des vestiges du passeacute En effet A de Caumonta clairement la volonteacute drsquoappliquer aux eacutedifices une meacutethode inspireacutee de celle des premiersgeacuteologues et de la taxinomie telle que la pratique C von Linneacute Agrave lrsquoaide drsquoune analyse fine etmeacutethodique des eacuteleacutements constitutifs drsquoun monument il srsquoefforce de deacuteterminer leur filiationdans le temps comme un paleacuteontologue restituerait un arbre phylogeacutenique et de les classer endiffeacuterents types agrave la maniegravere drsquoun botaniste 28 Crsquoest dans cette perspective qursquoil deacutecrit lesvestiges gallo-romains deacutecouverts en France et agrave lrsquoeacutetranger par les eacuterudits locaux Ce faisant il aclairement conscience de donner aux archeacuteologues les reacutefeacuterences qui leur manquait laquo Nous neposseacutedons aucun ouvrage didactique qui embrasse la science des antiquiteacutes nationales danstoutes ses parties aucun ouvrage eacuteleacutementaire qui puisse populariser les connaissancesarcheacuteologiques raquo 29

Le Cours drsquoAntiquiteacutes monumentales qursquoil professe et publie agrave partir de 1830 est ainsi conccedilucomme un manuel rassemblant selon les critegraveres de sa meacutethode les connaissances de sontemps et les donneacutees fournies par les observations de terrains Il srsquoattache donc agrave preacutesenter lesplans de villaelig connus et agrave deacutecrire preacuteciseacutement les techniques de construction gallo-romaines enles comparant agrave celles des siegravecles passeacutes et futurs 30 Il a participeacute directement ou en conseillantle fouilleur agrave plusieurs des chantiers dont il rapporte les deacutecouvertes On lrsquoa vu par exempleaider A Dureau de La Malle quand celui-ci entrepris lrsquoexploration drsquoun petit habitat gallo-romain sis dans sa proprieacuteteacute bien nommeacutee drsquoArcisse en Normandie 31 Il fait preuve agrave ceteacutegard drsquoun proseacutelytisme et drsquoun travail de formation en direction des eacuterudits locaux tout agrave faitfeacuteconds Les deacutecouvertes de villaelig se multiplient et sont soigneusement rapporteacutees dans lesnombreuses revues reacutegionales avant de faire lrsquoobjet pour les deacutecouvertes les plus importantesde notices dans le Bulletin monumental ou de communications dans les Congregraves archeacuteologiquede France instruments de diffusion de lrsquoinformation qursquoil a fondeacutes et dirigeacutes une grande partiede sa vie On a du mal aujourdrsquohui agrave se repreacutesenter lrsquoampleur du travail drsquoencadrement de larecherche et de diffusion des connaissances accompli par A de Caumont On peut toutefoislrsquoappreacutecier statistiquement en constatant que parmi les seize plans de villaelig fouilleacutees enFrance 32 et publieacutes par A Grenier en 1934 dans le deuxiegraveme tome de son Manueldrsquoarcheacuteologie gallo-romaine 33 pregraves de la moitieacute a deacutejagrave eacuteteacute preacutesenteacutee par A de Caumont dansson Abeacuteceacutedaire ou rudiment drsquoarcheacuteologie de 1862 (Planche 4)

28 laquo Quand on nrsquoa pas observeacute les monuments avec attention on distingue agrave peine leurs diffeacuterents types onvoit sans voir si je puis mrsquoexprimer ainsi Mais degraves qursquoon a fait seulement une eacutetude superficielle des formesqursquoon a pu comparer un certain nombre drsquoeacutedifices de diffeacuterents acircges on est frappeacute de leur dissemblance onreconnaicirct bientocirct que ceux qui ont eacuteteacute eacuteleveacutes agrave peu pregraves dans le mecircme temps offrent des analogiesconstantes et que tous agrave quelque temps qursquoils appartiennent peuvent ecirctre rangeacutes dans un certain nombrede classes suivant de grands horizons chronologiques raquo (Caumont 1830 p 15-16)

29 Caumont 1830 p 530 Caumont 1862 p 52-6231 Caumont 183332 Pour des raisons qui seront eacutevoqueacutees plus loin les nombreuses villaelig fouilleacutees agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoannexion de la

Moselle et de lrsquoAlsace ont eacuteteacute exclues de ce deacutecompte33 Les deux premiers tomes du Manuel drsquoarcheacuteologie gallo-romaine paraissent en 1931 et 1934 Le deuxiegraveme

tome porte le sous-titre Lrsquoarcheacuteologie des sols Ces deux ouvrages constituent les tomes V et VI du Manueldrsquoarcheacuteologie de J Deacutechelette dont ils poursuivent lrsquoœuvre

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 84

Il faut aussi lui reconnaicirctre le meacuterite drsquoavoir eacuteteacute lrsquoun des premiers agrave identifier clairement lafonction agricole des villaelig gallo-romaines laquo La plupart des villaelig nrsquoeacutetaient pas seulement desmaisons de plaisance mais elles comprenaient aussi ce qursquoexige lrsquoeacuteconomie rurale soit pourloger les bestiaux et les cultivateurs soit pour serrer les moissons et les autres reacutecoltes raquo 34 Sesobservations de terrains le conduisent agrave reconnaicirctre dans la partie agricole des villaelig fouilleacutees agravepeu pregraves exhaustivement les bacirctiments consacreacutes aux activiteacutes agraires Il corrobore soninterpreacutetation drsquoune lecture des textes de Varron et Vitruve et de lrsquoobservation des fermes de sareacutegion natale Neacuteanmoins il admet que les bacirctiments agricoles ne meacuteritent pas une grandeattention et sont peu repreacutesentatifs des techniques de constructions et de lrsquoart de vivreintroduits en Gaule par les Romains 35 Il pense toutefois que ces vestiges mecircme tregravesmodestes devraient ecirctre eacutetudieacutes de faccedilon systeacutematique car ils sont susceptibles de fournir depreacutecieuses informations sur la faccedilon dont les terroirs eacutetaient exploiteacutes durant lrsquoAntiquiteacute 36

Cette observation tout agrave fait originale pour lrsquoeacutepoque est celle drsquoun homme de terrain quisrsquoattache agrave comprendre les paysages dans lesquels sont implanteacutes les monuments qursquoil eacutetudie Iltire de sa grande freacutequentation des campagnes normandes qursquoil parcourt inlassablement depuislrsquoeacutepoque ougrave il se passionnait pour la geacuteologie et la botanique une perception claire du rocircle etde la varieacuteteacute des constructions rurales Il nrsquoa pas de difficulteacute agrave srsquoimaginer que ces modestesvestiges gallo-romains trouveacutes par les agriculteurs dans leurs champs sont les ruines drsquoanciennesfermes qui devaient scander le paysage de la mecircme faccedilon que les fermes normandes ponctuentles plaines bajocasses de son enfance

Il nrsquoest pas eacutetonnant que ses perspectives de recherches ne rencontrent pas cellesdeacuteveloppeacutees agrave la mecircme eacutepoque par Fr Guizot et les fregraveres Thierry Leurs meacutethodes et leursobjets les opposent radicalement Pour ces historiens les campagnes nrsquoont pas de reacutealiteacutemateacuterielle Elles ne sont que le support de pheacutenomegravenes sociaux qui seuls les inteacuteressentComme cela a eacuteteacute montreacute dans le premier chapitre A Dureau de La Malle est lrsquoun des rareshistoriens qui ait tenteacute de concilier les deux approches A de Caumont lrsquoassocie drsquoailleurs auxeacuterudits qui lrsquoont aideacute dans la reacutedaction de son Cours drsquoAntiquiteacutes monumentales au mecircme titreque Deacutesireacute Rochette Pierre Daunou Antoine Quatremegravere de Quincy Louis Petit-RadelJacques Champollion-Figeac et Theacuteodore Mionnet 37 Cette liste qui unit des historiens delrsquoart des archeacuteologues agrave des numismates et des historiens montre bien la volonteacute drsquoAde Caumont de mettre agrave profit tous les savoirs de son temps

De leur cocircteacute les repreacutesentants de la science historique ne font pas preuve du mecircmeeacuteclectisme quand ils eacutetudient la Gaule et ses campagnes On peut mecircme dire sans risquerdrsquoecirctre excessif qursquoagrave cette eacutepoque seuls les laquo antiquaires raquo srsquointeacuteressent agrave la villaMalheureusement tous nrsquoont pas les capaciteacutes drsquoanalyse et de synthegravese drsquoA de Caumont Laplupart des notices consacreacutees par ces eacuterudits aux habitats ruraux se contentent de preacutesenterrapidement les vestiges et encore plus succinctement le mobilier deacutecouvert Leur attention estsurtout attireacutee par les teacutemoignages architecturaux de la romaniteacute les bains les techniques deconstruction les mosaiumlques les eacuteleacutements du deacutecor etc Les villaelig sont essentiellement perccediluescomme les lieux de villeacutegiature de riches proprieacutetaires ayant adopteacute et promu sur le sol de laGaule les mœurs du conqueacuterant romain et tregraves peu comme les instruments drsquoune eacuteconomie

34 Caumont 1862 p 32235 laquo Les parties annexeacutees agrave la seconde cour et appeleacutees agrariaelig ou fructuariaelig offraient moins drsquointeacuterecirct sous le

rapport de lrsquoart Crsquoeacutetaient des deacutependances de la ferme ou de lrsquoexploitation rurale villa agraria raquo (Caumont1862 p 322)

36 laquo Lrsquoexploration des ces ruines dont beaucoup encore ne sont connues que des laboureurs dans le terraindesquels elles existent pourrait fournir de grandes lumiegraveres sur la statistique de nos contreacutees sous ladomination romaine raquo (Caumont 1862 p 337)

37 Caumont 1830 p 13

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 85

agricole dont lrsquoexistence est agrave peine perccedilue La longue notice que Jouannet 38 consacre en 1842aux eacutetablissements ruraux de la Gironde est agrave ce titre particuliegraverement reacuteveacutelatrice du caractegravereexclusif de cette approche 39 Agrave aucun moment la fonction agricole des villaelig qursquoil preacutesentenrsquoest envisageacutee Lrsquoauteur qui consacre une grande partie de ces travaux aux vestiges antiques deBordeaux les considegravere uniquement comme les maisons de campagne des riches familles deBurdigala

Cette approche est celle de la plupart des confregraveres de Jouannet De maniegravere geacuteneacuterale lesobservations judicieuses drsquoA de Caumont sur la fonction des villaelig ne sont pas reprises et leshorizons de recherche qursquoil a esquisseacutes notamment sur les terroirs ne sont pas exploreacutes avantla fin du XIXe s Les eacuterudits se contentent drsquoenregistrer sans les interpreacuteter les deacutecouvertes devestiges et lrsquoeacuteconomie rurale nrsquointeacuteresse personne Il est possible de mesurer cette indiffeacuterenceen constatant que parmi les 11 126 notices recenseacutees par Ch-Eacute Ruelle dans sa Bibliographiegeacuteneacuterale des Gaules publieacutee en 1886 40 moins drsquoune dizaine concerne lrsquoagriculture Les plussubstantielles sont celles drsquoA Mongez et de L Reynier publieacutees en 1818 et analyseacutees dans lepremier chapitre du preacutesent meacutemoire

Dans un article qui paraicirct en 1886 les questions poseacutees par N Fustel de Coulangesapparaissent agrave la fois comme une deacutenonciation eacutenergique de ce deacutesinteacuterecirct comme une volonteacutede reacuteinvestir un domaine deacutelaisseacute par les historiens et comme la revendication des objectifsdrsquoun programme tout agrave fait novateur laquo Lrsquohistorien veut savoir en deacutetail et au vrai ce quecrsquoeacutetait qursquoun domaine rural quelle en eacutetait lrsquoeacutetendue moyenne par quels bras il eacutetait cultiveacute etquelles eacutetaient les relations entre les cultivateurs et le proprieacutetaire raquo 41 Il convient maintenantde srsquointerroger sur les motivations profondes de ce changement de paradigme de comprendrela logique du scheacutema heuristique imposeacute par N Fustel de Coulanges et drsquoen mesurer lesconseacutequences sur les travaux des historiens et des archeacuteologues de la fin du XIXe s et du XXe s

II N Fustel de Coulanges et le primat du domaine

La critique ne retient souvent de lrsquoœuvre de Numa Denis Fustel de Coulanges (1830-1889) 42

que son premier ouvrage La Citeacute antique 43 qui nrsquoa cesseacute drsquoecirctre reacuteeacutediteacute jusqursquoagrave nos joursDrsquoun point de vue eacutepisteacutemologique ce livre preacutecurseur marque incontestablement la volonteacutenovatrice de fonder le discours historique sur la seule critique des sources en instituant uneseacuteparation nette entre lrsquohistorien et son objet Pour autant sa moderniteacute ne doit pas occulter laplace essentielle qursquooccupe lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France dans lrsquoœuvrede N Fustel de Coulanges Inacheveacutee de son vivant cette entreprise nrsquoa cesseacute de lrsquooccuperdurant toute la seconde partie de sa vie Les premiers volumes agrave peine publieacutes il srsquoest remisaussitocirct au travail pour introduire dans les nouvelles eacuteditions des corrections et des ajouts qui

38 Franccedilois Reneacute Beacutenit Vatar de Jouannet (1765-1845) se fait appeler Vatar-Jouannet puis Jouannet agrave la fin desa vie Apregraves des deacutebuts dans lrsquoimprimerie il devient professeur agrave Sarlat puis conservateur de la bibliothegravequede Bordeaux en 1830

39 Jouannet 184240 Ruelle 188641 Fustel de Coulanges 1886 p 31842 Les deux preacutenoms de Fustel de Coulanges sont Numa et Denis Agrave la suite de P Guiraud son premier

biographe la posteacuteriteacute lui donne souvent le preacutenom de Numa-Denys Cet usage nrsquoest pas attesteacute par lrsquoeacutetatcivil et lui-mecircme nrsquoutilisait que son patronyme pour signer ses travaux Lrsquoassociation en un preacutenomcomposeacute du nom de lrsquoorganisateur des institutions religieuses de Rome et de celui de lrsquoun des saints patronsde la dynastie meacuterovingienne est eacutevidemment plus eacutevocatrice

43 La Citeacute antique eacutetude sur le culte le droit les institutions de la Gregravece et de Rome Paris Durand 1864

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 86

les enrichissent consideacuterablement On doit agrave Camille Jullian le meacuterite drsquoavoir achever ce travailde reacutevision dans le respect scrupuleux de la meacutethode et des consignes de son maicirctre

Il nrsquoest pas inutile pour bien comprendre la chronologie de ces travaux de rappelerbriegravevement les dates de parution et de reacuteeacutedition des volumes de lrsquoHistoire des institutionspolitiques de lrsquoancienne France N Fustel de Coulanges a publieacute deux volumes de son vivant etle troisiegraveme a eacuteteacute eacutediteacute quelques mois apregraves sa mort 44 Le premier ouvrage a eacuteteacute complegravetementrepris et scindeacute en deux volumes qui ont eacuteteacute eacutediteacutes par les soins de C Jullian Ce dernier srsquoesteacutegalement chargeacute de faire paraicirctre agrave partir des manuscrits et des notes laisseacutees par N Fustel deCoulanges les deux derniers volumes Lrsquoeacutedition deacutefinitive en six volumes srsquoeacutetablit donccomme suit

ndash La Gaule romaine (1890)

ndash Lrsquoinvasion germanique et la fin de lrsquoEmpire (1890)

ndash La Monarchie franque (1888)

ndash Lrsquoalleu et le domaine rural pendant lrsquoeacutepoque meacuterovingienne (1889)

ndash Les Origines du systegraveme feacuteodal Le Beacuteneacutefice et le patronat pendant lrsquoeacutepoque meacuterovingienne (1890)

ndash Les Transformations de la royauteacute pendant lrsquoeacutepoque carolingienne (1891)

Ainsi constitueacutee lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France apparaicirct agrave bien deseacutegards comme une entreprise aussi consideacuterable par son ampleur et son projet que le Droitpublic des Romains publieacute agrave peu pregraves agrave la mecircme eacutepoque par Th Mommsen 45 Il peut paraicirctreparadoxal drsquoassocier le nom de ces deux savants alors que le premier sortant de sa reacuteservehabituelle a pris la plume pour dire combien il eacutetait opposeacute aux ideacutees deacuteveloppeacutees par lesecond au lendemain du premier conflit franco-allemand et que la critique srsquoemparant de ceconflit a fait de ces deux grands historiens les repreacutesentants de deux conceptions radicalementopposeacutees de lrsquohistoire 46 Cette querelle politique existe mais ne doit pas masquer lrsquoessentiel Th Mommsen et N Fustel de Coulanges poursuivent la mecircme ambition Ils cherchent au-delagrave de lrsquoeacutecume des civilisations le substrat solide deacuteterminant et relativement stable surlequel elles se deacuteveloppent et que reacutevegravelent les comportements religieux sociaux et politiquesdes peuples Tout les deux sont persuadeacutes que cette infrastructure se deacutevoile agrave lrsquohistorien parlrsquoeacutetude de ce qursquoils appellent les laquo institutions raquo Il ne srsquoagit pas uniquement des regravegles fixeacuteespar le droit mais de tous les pheacutenomegravenes sociaux qui srsquoorganisent selon un systegraveme coheacuterentAvec peut-ecirctre plus drsquoacuiteacute que son collegravegue allemand lrsquoauteur de La Citeacute antique aclairement conscience de la grande peacuterenniteacute de ces laquo institutions raquo et de leur remarquablereacutesistance aux fluctuations politiques et agrave la volonteacute des individus Cette perception delrsquohistoire lrsquoamegravene agrave privileacutegier les structures qui assurent la continuiteacute des socieacuteteacutes et agraverelativiser la porteacutee des eacuteveacutenements qui marquent la peacuteriodisation historique 47 Animeacute par la

44 LrsquoEmpire romain Les Germains La royauteacute meacuterovingienne (1875) La monarchie franque (1888) Lrsquoalleu et ledomaine rural pendant lrsquoeacutepoque meacuterovingienne (1889)

45 Nicolet 2003 p 218-21946 laquo Vous ecirctes monsieur un historien eacuteminent Mais quand nous parlons du preacutesent ne fixons pas trop les

yeux sur lrsquohistoire La race crsquoest de lrsquohistoire crsquoest du passeacute La langue crsquoest encore de lrsquohistoire crsquoest le resteet le signe drsquoun passeacute lointain Ce qui est actuel et vivant ce sont les volonteacutes les ideacutees les inteacuterecircts lesaffections Lrsquohistoire vous dit peut-ecirctre que lrsquoAlsace est un pays allemand mais le preacutesent vous prouve qursquoelleest un pays franccedilais Il serait pueacuteril de soutenir qursquoelle doit retourner agrave lrsquoAllemagne parce qursquoelle en faisaitpartie il y a quelques siegravecles raquo (Fustel de Coulanges 1893 p 511)

47 Nicolet 2003 p 222-223

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 87

mecircme vision Th Mommsen considegravere on lrsquoa vu 48 que cette permanence des socieacuteteacutes estassureacutee par lrsquoEacutetat Dans lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France N Fustelde Coulanges pense que ce rocircle est en partie joueacute par le domaine rural Ses contemporainsnrsquoont pas vu combien ce changement de perspective eacutetait novateur et bouleversait enprofondeur les paradigmes de lrsquohistoire nationale imposeacutes par Fr Guizot et Au Thierry

Pourtant ce parti pris est justifieacute longuement et agrave plusieurs reprises tout au long de sonHistoire des institutions Il observe tout drsquoabord que les sources litteacuteraires et juridiques latinesne connaissent pas le village tel qursquoil se preacutesente agrave lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale apregraves lrsquoan mille Ellesmentionnent des villes des municipes des vici mais jamais drsquoagglomeacuteration regroupant despopulations rurales 49 Il considegravere donc que lrsquoessentiel des activiteacutes rurales avaient pour cadrele domaine rural 50 Cette conviction est renforceacutee par un examen de son rocircle social PourN Fustel de Coulanges non seulement le domaine est lrsquoeacuteleacutement de base de lrsquoeacuteconomie ruralemais il est aussi et surtout la cellule essentielle autour de laquelle et pour laquelle lesinstitutions srsquoorganisent et se deacuteveloppent

Pour les peuples qui ont veacutecu entre les temps de la reacutepublique romaine et le XVIe siegravecle le domaine rurala eacuteteacute lrsquoorgane sinon unique du moins le plus important de la vie sociale Crsquoest lagrave que srsquoexeacutecutait la plusgrande part du travail lagrave srsquoeacutelaboraient la richesse et la force lagrave naissait le mouvement qui setransmettait ensuite au corps entier Le domaine rural eacutetait la moleacutecule vivante et presque toutlrsquoorganisme y eacutetait virtuellement contenu Crsquoeacutetait aussi dans lrsquointeacuterieur de ce domaine que serencontraient les diverses classes des hommes Crsquoeacutetait lagrave que srsquoappliquaient la plupart des droits ou desobligations de chacune drsquoelles Lagrave bien plus qursquoau forum se sentaient leurs ineacutegaliteacutes Lagrave se marquaitleur accord ou eacuteclatait leur conflit 51

Cette thegravese pourrait preacutesenter quelques affiniteacutes avec les conceptions deacutefendues par lesPhysiocrates qui consideacuteraient lrsquoexploitation agricole comme la base de toute lrsquoeacuteconomie ouavec les conceptions de J K von Rodbertus-Jagetzow qui limitaient agrave la sphegravere du domainefamilial (lrsquooikos) lrsquoessentiel des activiteacutes eacuteconomiques de lrsquoAntiquiteacute 52 En fait les conceptionshistoriques de N Fustel de Coulanges sur le domaine rural ne procegravedent pas drsquoune analyseeacuteconomique terrain sur lequel malgreacute ses deacuteclarations de principe il srsquoaventure rarement Laprimauteacute qursquoil lui accorde deacutecoule drsquoune reacuteflexion sur les institutions et de sa deacutetermination agravemettre en avant les faits historiques les plus stables Selon lui le domaine rural constitueindeacutependamment des bouleversements politiques lrsquoossature de la socieacuteteacute de la peacuteriodegauloise jusqursquoagrave la France du XVIe s Durant cette longue peacuteriode lrsquohistoire nationale seconfond avec celle du domaine rural Sa formation ses eacutevolutions et sa disparition enconstituent les principales eacutetapes

Sa premiegravere ambition est donc drsquoen deacutecrire le plus preacuteciseacutement possible le fonctionnementgeacuteneacuteral qursquoelle est son eacutetendue que comprend-il qui le met en valeur comment est-il dirigeacute Cependant malgreacute le caractegravere concret de ces questions lrsquoanalyse de N Fustel de Coulangesdemeure essentiellement theacuteorique Crsquoest pourquoi on cherchera en vain dans son œuvre uneeacutetude des conditions mateacuterielles de la production agricole Pour bien saisir la singulariteacute decette approche il faut rappeler les termes du projet poursuivi par son contemporain Leacuteopold

48 Cf supra chapitre II p 5049 Fustel de Coulanges 1889 p 3950 laquo Nous arrivons donc agrave cette conclusion que dans la socieacuteteacute de lrsquoempire romain lrsquouniteacute rurale nrsquoeacutetait pas le

village mais le domaine raquo (Fustel de Coulanges 1886 p 336)51 Fustel de Coulanges 1886 p 31952 Cf supra chapitre II p 64

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 88

Delisle (1826-1910) dans un livre que lrsquoon peut consideacuterer agrave bien des eacutegards comme une despremiegraveres manifestations accomplies de lrsquohistoire rurale franccedilaise 53

Nous avons drsquoabord voulu connaicirctre la condition des paysans les modes de proprieacuteteacute les charges et lesprivilegraveges attacheacutes agrave la possession du sol lrsquoadministration rurale les rapports des paysans entre eux lesmoyens qursquoils employegraverent pour ameacuteliorer leur eacutetat et srsquoaffranchir des redevances et des services les pluspeacutenibles Le chiffre de la population lrsquoinstruction eacuteleacutementaire la moraliteacute des habitants leur maniegravere devivre les ressources avec lesquelles ils se procuraient des capitaux ont ensuite eacuteteacute lrsquoobjet de nosinvestigations Ces questions preacuteliminaires traiteacutees nous avons abordeacute lrsquoagriculture proprement dite nous avons successivement passeacute en revue le beacutetail les fumiers les prairies les terres vaines et vagues lesproceacutedeacutes de culture les espegraveces cultiveacutees les forecircts les vignes le cidre et la biegravere les jardins et lesvergers et les diffeacuterentes espegraveces de moulins 54

Dans son article de 1886 sur Le domaine rural chez les romains et a fortiori dans lrsquoHistoire desinstitutions politiques de lrsquoancienne France N Fustel de Coulanges restreint quant agrave lui sonchamp drsquoinvestigation aux premiegraveres laquo questions preacuteliminaires raquo deacutefinies par L Delisle Certesapregraves les partis pris excessifs de Fr Guizot et Au Thierry en faveur de la civilisation urbaineles travaux de N Fustel de Coulanges apparaissent comme un plaidoyer neacutecessaire au profit dumonde rural et de son rocircle deacuteterminant dans lrsquoorganisation des socieacuteteacutes antiques Neacuteanmoinsil faut bien reconnaicirctre que les perspectives heuristiques de N Fustel de Coulanges sont toutautant ideacuteologiques que celles deacuteveloppeacutees par Fr Guizot et Au Thierry Son domaine ruralest une abstraction N Fustel de Coulanges srsquointeacuteresse agrave sa fonction sociale il deacutecrit avecbeaucoup de preacutecision et de clairvoyance le statut juridique des personnes et des biens mais enles isolant de leur substrat mateacuteriel en refusant de les consideacuterer dans leurs interactions avec lemilieu et les techniques agraires Cette deacutemarche lrsquooppose radicalement agrave L Delisle qui enavance sur son temps a lrsquointuition que les institutions feacuteodales lrsquoeacutetat des personnes et desterres entretiennent des rapports complexes avec les conditions naturelles et le systegraveme agraireIl reacutealise avec la mecircme prescience que ces rapports devraient ecirctre examineacutes dans la longuedureacutee par le biais drsquoeacutetudes reacutegressives 55

Mecircme si cette assertion meacuteriterait drsquoecirctre nuanceacutee et mieux eacutetablie il nrsquoest pas abusif desoutenir que la divergence entre les approches de N Fustel de Coulanges et L Delisle acontinueacute de distinguer en France pendant la seconde moitieacute du XIXe s et une grande partiedu XXe s les travaux des historiens des campagnes de lrsquoAntiquiteacute de ceux de leurs collegraveguesmeacutedieacutevistes Force est de reconnaicirctre que jusqursquoagrave une date reacutecente les chercheurs qui ontpoursuivi apregraves N Fustel de Coulanges lrsquoeacutetude du domaine gallo-romain nrsquoont pas manifesteacutebeaucoup de curiositeacute pour les techniques agraires Ce reproche ne peut ecirctre fait auxmeacutedieacutevistes qui ont perccedilu tregraves tocirct lrsquoimportance de ces questions Il est vrai que pour reprendrela formule de M Bloch laquo lrsquohistorien est toujours lrsquoesclave de ses documents raquo 56 et que dans cedomaine les meacutedieacutevistes disposent de sources eacutecrites incomparablement plus nombreuses etpreacutecises comme N Fustel de Coulanges le constate amegraverement agrave plusieurs reprises 57

53 Jacquart 1995 p 2054 Delisle 1903 p IX La premiegravere eacutedition des Eacutetudes sur la condition de la classe agricole et lrsquoeacutetat de lrsquoagriculture

en Normandie au Moyen Acircge est parue agrave Eacutevreux chez A Heacuterissey en 185155 laquo Plus que personne nous reconnaissons les imperfections et les lacunes de ce travail Nous regrettons

surtout de nrsquoavoir pas assez compareacute lrsquoeacutetat ancien avec lrsquoeacutetat moderne Sans aucun doute beaucoup desusages que nous avons deacutecrits se pratiquent encore dans quelques cantons de la Normandie Il eucirct eacuteteacuteinteacuteressant de le constater raquo (Delisle 1903 p XXXVI)

56 Bloch 1988 p 4957 laquo Pour les deux derniers siegravecles de la Reacutepublique nous avons les deux livres de Caton et Varron sur

lrsquoagriculture mais si preacutecieux qursquoils soient ils ne reacutepondent pas agrave toutes les question que nous nous posonsMecircme pour la peacuteriode impeacuteriale nos documents sont peu nombreux Nous ne posseacutedons rien qui soit

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 89

Neacuteanmoins comme on lrsquoa vu le point de vue theacuteorique adopteacute par celui-ci ne lrsquoincite pas agravechercher dans la documentation disponible les informations susceptibles drsquoeacuteclairer lrsquoexistencemateacuterielle des domaines ruraux qursquoil eacutetudie Ainsi mecircme quand il srsquointeacuteresse agrave lrsquoagencementdes diffeacuterents bacirctiments qui composent la villa ce qui lui arrive quelquefois 58 il preacutefegravererapporter de faccedilon tout agrave fait conventionnelle les descriptions des Agronomes latins plutocirct quedrsquoillustrer son propos par une preacutesentation des donneacutees fournies par lrsquoarcheacuteologie qursquoil auraitpu aiseacutement trouver dans lrsquoAbeacuteceacutedaire ou rudiment drsquoarcheacuteologie publieacute par A de Caumont pregravesde vingt-cinq ans plus tocirct De la mecircme faccedilon lorsqursquoil considegravere le destin de la villa depuis lafin de lrsquoindeacutependance gauloise jusqursquoagrave la peacuteriode meacutedieacutevale son analyse ne porte que sur lesrares sources eacutecrites disponibles et le mateacuteriel apporteacute par les travaux de toponymie de soncollegravegue Marie Henri drsquoArbois de Jubainville (1827-1910) dont il fait un grand usage

Ce dernier les a exposeacutes dans une seacuterie drsquoarticles de la Revue celtique de 1887 59 Avant cettedate il a reacuteveacuteleacute ces ideacutees dans ses cours du Collegravege de France ougrave il professe depuis 1882 et agravelrsquooccasion de communications donneacutees agrave lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres dont ilest correspondant depuis 1867 et membre depuis 1884 Il nrsquoest pas aiseacute de savoir dans quellesconditions N Fustel de Coulanges en a pris connaissance car il mentionne rarement dans sesouvrages les travaux de ses contemporains En tout cas le chapitre tregraves court consacreacute audomaine gallo-romain dans lrsquoeacutedition de 1875 du premier volume de lrsquoHistoire des institutionspolitiques de lrsquoancienne France ne comprend aucune reacutefeacuterence agrave la toponymie Cette matiegravereprend en revanche une importance de premier plan dans la troisiegraveme partie de son œuvrepublieacutee en 1889 60 Il est donc leacutegitime de supposer que N Fustel de Coulanges a trouveacutematiegravere agrave reacuteflexion dans les theacuteories deacuteveloppeacutees par H drsquoArbois de Jubainville On peutmecircme supposer qursquoelles lrsquoont inciteacute agrave consacrer dans ce troisiegraveme opus un long chapitre audomaine gallo-romain avant drsquoaborder les questions relatives agrave son destin pendant la peacuteriodemeacuterovingienne Il importe donc de preacutesenter rapidement les travaux de toponymiedrsquoH drsquoArbois de Jubainville avant drsquoexposer les critiques que leur oppose N Fustelde Coulanges et lrsquoutilisation qursquoil en fait

H drsquoArbois de Jubainville deacuteduit de lrsquoeacutetude des textes de Ceacutesar et de Tacite que lesGermains et les Gaulois ne connaissaient que la proprieacuteteacute collective de la terre Apregraves laconquecircte lrsquointroduction du droit romain en Gaule a imposeacute la proprieacuteteacute priveacute Les aeligdificiacontrocirclaient de vastes pagi qui ont eacuteteacute alors subdiviseacutes en de multiples fundi agrave la tecircte de chacundesquels srsquoest trouveacutee une villa Les proprieacutetaires ont donneacute leurs noms agrave ces nouveauxdomaines 61 Cet usage est parfaitement attesteacute par les sources antiques Les fundi de la tablehypotheacutecaire de Veleia tirent ainsi leur nom drsquoandronymes En Gaule selon les regravegleslinguistiques propres agrave cette reacutegion les domaines ont reccedilu au moment de leur formation unnom forgeacute agrave partir de celui du premier proprieacutetaire et du suffixe -ācus ou -iācus 62 La plupart

analogue aux polyptyques du Moyen Acircge rien qui ait la valeur des actes de donation des testaments desformules diverses de lrsquoeacutepoque meacuterovingienne Nous avons les Codes et le Digeste mais les lois ne deacutecriventpas les faits et les jurisconsultes ne font pas de statistique Nous avons une riche litteacuterature mais leseacutecrivains srsquooccupent peu de ce qui est vulgaire et srsquoil leur arrive drsquoen parler crsquoest comme malgreacute eux et parquelques phrases qui leur eacutechappent Nous avons des milliers drsquoinscriptions mais parmi elles il nrsquoen estque cinq ou six qui concernent la terre et ceux qui la cultivaient raquo (Fustel de Coulanges 1886 p 319)

58 Fustel de Coulanges 1886 p 861-86559 Ces textes ont eacuteteacute repris par lrsquoauteur dans Recherches sur lrsquoorigine de la proprieacuteteacute fonciegravere et des noms de lieux

habiteacutes en France (peacuteriode celtique et peacuteriode romaine) Paris E Thorin 189060 Lrsquoalleu et le domaine rural pendant lrsquoeacutepoque meacuterovingienne constitue initialement le troisiegraveme volume de

lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France61 Arbois de Jubainville 1887 ndeg 4 p 98-10462 laquo Il est incontestable qursquoagrave lrsquoeacutepoque de lrsquoempire romain les reacutegions celtiques soumises agrave la domination

romaine ont eu des noms de lieux en -ācus deacuteriveacutes de noms drsquohommes les noms de lieux finissant en -iācuscrsquoest-agrave-dire ougrave le suffixe -ācus est preacuteceacutedeacute drsquoun i viennent ordinairement de gentilices les noms de lieux qui

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 90

de ces toponymes ont eacuteteacute transmis jusqursquoagrave nous selon des usages qui ont parfois modifieacute leurforme initiale Ainsi les nombreux Savigna Savignac Savignat Savigneacute Savigneux SavignySevigny ou Servigny que lrsquoon rencontre aujourdrsquohui dans la toponymie franccedilaise tirent tousleur origine de domaines dont les premiers proprieacutetaires portaient le gentilice Sabiniacus 63Cette continuiteacute est parfois documenteacutee par les sources Le village de Juumllich en Rheacutenanietient par exemple son nom drsquoun Juliacus attesteacute par lrsquoitineacuteraire drsquoAntonin et la table dePeutinger 64

Les regravegles de formation de ces noms eacutetant eacutetablies il est possible drsquoappreacutehender lesdomaines antiques au moment de leur fondation en eacutetudiant de faccedilon reacutegressive la toponymieancienne Ces principes simples appliqueacutes de faccedilon systeacutematique parfois mecircme sansdiscernement ont nourri jusqursquoagrave aujourdrsquohui de nombreux travaux consacreacutes au domainegallo-romain Pour ne citer qursquoun exemple on se rappelle que G Fouet voit dans le nom dupetit pays de Neacutebouzan une survivance de celui du premier proprieacutetaire de la villa deMontmaurin 65 Neacuteanmoins lrsquoutilisation de la toponymie pour eacutetudier les domaines gallo-romains se heurtent agrave plusieurs difficulteacutes dont certaines ont drsquoailleurs eacuteteacute reconnues parH drsquoArbois de Jubainville lui mecircme En effet dans lrsquoarticle fondateur de sa meacutethode il admetque certains toponymes anciens puissent provenir drsquoautres noms que ceux des proprieacutetaires 66En toute rigueur il est deacutelicat de deacutefinir lrsquoorigine exacte drsquoun toponyme Par conseacutequent il estfort probable que certains drsquoentre eux ne deacutesignent que de simples lieux-dits Enfin tout lesystegraveme drsquoH drsquoArbois de Jubainville repose sur le postulat que la plupart des noms dedomaines ont eacuteteacute forgeacutes au moment de leur creacuteation peu apregraves la conquecircte Il srsquoagit bien sucircrdrsquoune vue de lrsquoesprit La formation de toponymes agrave partir des suffixes en -ācus et -iācus estattesteacutee durant une longue peacuteriode Crsquoest une pratique courante qui a permis de nommer deslieux-dits de nature tregraves diffeacuterente Il est donc drsquoune part tregraves hasardeux de les associersysteacutematiquement agrave drsquoanciens domaines et drsquoautre part fort aventureacute de penser qursquoils ont touseacuteteacute constitueacutes peu de temps apregraves la conquecircte

N Fustel de Coulanges reacutefute totalement la premiegravere partie de la deacutemonstrationdrsquoH drsquoArbois de Jubainville Il est persuadeacute que Gaulois et Germains connaissaient laproprieacuteteacute priveacutee de la terre bien avant la conquecircte 67 En revanche il est precirct agrave admettre que lesdomaines de cette peacuteriode aient eacuteteacute aux mains de lrsquoaristocratie gauloise Il pense aussi qursquoils ontreccedilu le nom de leurs proprieacutetaires primitifs Il va mecircme plus loin que H drsquoArboisde Jubainville en notant que ce nom a surveacutecu aux multiples partages ou fusions des domainesEnfin il parachegraveve le travail de son collegravegue celtisant en eacutetablissant une filiation entre leterritoire du domaine gallo-romain et le finage du village meacutedieacuteval Partant il fait de lameacutethode toponymique un instrument drsquoanalyse de lrsquoespace et de sa gestion Sans exploitercomplegravetement cette perspective de recherche N Fustel de Coulanges entrevoit que lrsquoeacutetude dela reacutepartition des villages de leur densiteacute et de leur toponymie peut apporter un eacuteclairage surlrsquoorganisation domaniale de lrsquoAntiquiteacute Lrsquoappel lanceacute par A de Caumont est enfin entendumais comble du paradoxe par un historien que laissent indiffeacuterent les sources archeacuteologiques

Il nrsquoen demeure pas moins que les remarques de N Fustel de Coulanges datent lrsquointrusiondans le champ de lrsquohistorien de preacuteoccupations relatives agrave lrsquoeacutetude de lrsquoespace La toponymie

se terminent en -ācus preacuteceacutedeacute drsquoune consonne viennent en regravegle geacuteneacuterale de surnoms cognomina raquo (Arboisde Jubainville 1887 ndeg 8 p 137)

63 Arbois de Jubainville 1887 ndeg 4 p 10464 Arbois de Jubainville 1887 ndeg 4 p 11565 laquo Ce nom de Neacutebouzan eacutetait ainsi intimement lieacute au cœur du terroir exploiteacute par le premier proprieacutetaire de

la villa Nepos ou Nepotius [hellip] raquo (Fouet 1969 p 289)66 Arbois de Jubainville 1887 ndeg 4 p 14467 Fustel de Coulanges 1889 p 1-14

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 91

devient lrsquooutil privileacutegieacute et presque unique de cette ambition Un peu moins de quarante ansplus tard C Jullian qursquoon ne peut accuser de tenir les sources archeacuteologiques en piegravetre estimesoutenait encore que lrsquoanalyse des toponymes selon les regravegles eacutenonceacutees par H drsquoArboisde Jubainville et reprises par N Fustel de Coulanges constituait la premiegravere eacutetape delaquo lrsquohistoire du sol franccedilais raquo 68 Les sommes consideacuterables de G Jeanton 69 ou drsquoA Deacuteleacuteage 70

sur le peuplement de la Bourgogne sont ainsi essentiellement composeacutees pour les peacuteriodes lesplus anciennes agrave partir drsquoun examen des toponymes

Cette meacutethode nrsquoa jamais eacuteteacute ni soigneusement exposeacutee ni reacuteellement justifieacutee C Jullianen attribue la paterniteacute agrave N Fustel de Coulanges 71 Mais pour ce dernier la permanence destoponymes est une des conseacutequences de la peacuterenniteacute des cadres de la civilisation ruraleComme on va le voir lrsquoun des buts de lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne Franceest de montrer que le domaine rural a peu eacutevolueacute pendant toute lrsquoAntiquiteacute qursquoil a fermementreacutesisteacute agrave lrsquoinvasion germanique et agrave la constitution du reacutegime feacuteodal et que son territoire a servidrsquoassise au village meacutedieacuteval Le nom du domaine a franchi drsquoautant plus facilement les eacutepoquesque la valeur eacuteconomique et sociale de cette cellule de base a eacuteteacute preacuteserveacutee Chercher lestoponymes en -ācus comme le preacuteconise C Jullian revient donc a accepter comme hypothegravesede deacutepart les conclusions de N Fustel de Coulanges Deacutemontrer sur ces bases toponymiques lastabiliteacute des formes drsquoorganisation des campagnes franccedilaises relegraveve de la tautologie Il faudraexaminer plus attentivement la grande fortune de ces ideacutees dans les travaux des archeacuteologuesdu XXe s En attendant afin de favoriser cette comparaison et de rendre justice au caractegraverenovateur de plusieurs des thegraveses de N Fustel de Coulanges une preacutesentation rapide des pagesqursquoil consacre au domaine gallo-romain et agrave son eacutevolution srsquoimpose

Conscient de lrsquoimportance que revecirct un usage preacutecis et approprieacute des termes N Fustelde Coulanges utilise tregraves peu celui de villa Il constate que dans les sources antiques cetteexpression a pu deacutesigner agrave la fois le domaine et lrsquohabitation du maicirctre Il preacutefegravere donc le motde fundus ou ses eacutequivalents franccedilais Comme on lrsquoa vu plus haut il consacre peu de pages agravelrsquoorganisation mateacuterielle de la demeure du proprieacutetaire et de ses deacutependances agricoles Ilprofite neacuteanmoins de cette occasion pour rappeler que le domaine rural est au cœur de laculture du mode de vie et des preacuteoccupations des proprieacutetaires terriens Il exprime ainsi savive opposition aux thegraveses et agrave la faccedilon drsquoeacutecrire lrsquohistoire de Fr Guizot et Au Thierry qursquoil necite mecircme pas

Des historiens modernes ont dit que la socieacuteteacute romaine ou gallo-romaine nrsquoaimait que la vie des villes etque ce furent les Germains qui enseignegraverent agrave aimer la campagne Je ne vois pas de quels documents ilsont pu tirer cette theacuteorie Je crains que ce ne soit lagrave une de ces ideacutees toutes subjectives que lrsquoespritmoderne a introduites dans cette histoire Ce qui est certain crsquoest que les eacutecrits que nous avons du IVe etdu Ve siegravecle deacutepeignent lrsquoaristocratie romaine comme une classe rurale autant qursquourbaine elle esturbaine en ce sens qursquoelle exerce les magistratures et administre les citeacutes elle est rurale par ses inteacuterecirctspar sa vie quotidienne par ses goucircts En partageant son existence entre la campagne et la ville elle paraicirctavoir une preacutedilection pour la campagne 72

68 laquo Peu importe si le nom deacuteriveacute de -acus nrsquoest plus celui drsquoun chef-lieu de commune nrsquoest plus que celui drsquounhameau mecircme drsquoun lieu-dit mecircme drsquoune rue lagrave ougrave est ce nom lagrave eacutetait le centre drsquoun canton domanial etla premiegravere chose agrave faire quelle que soit la commune eacutetudieacutee est de chercher le nom en -acus qursquoelle offreou qursquooffre son voisinage immeacutediat raquo (Jullian 1926c p 141-142)

69 Jeanton 192670 Deacuteleacuteage 194171 laquo Mais il faut ajouter que Fustel de Coulanges a bien vu la porteacutee de ces questions topographiques dans son

admirable livre sur lrsquoAlleu [hellip] il faudra toujours en les eacutetudiant avoir preacutesentes agrave lrsquoesprit les conclusionsgeacuteneacuterales de Fustel raquo (Jullian 1926c p 139 note 2)

72 Fustel de Coulanges 1886 p 865-866

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 92

Cette profession de foi de lrsquoauteur de La Citeacute antique peut surprendre elle reacutesume pourtantbien lrsquoideacutee qursquoil se fait de cette classe drsquoindividus et de son comportement social Plus loin dansle mecircme article il les deacutecrit comme de laquo grands seigneurs raquo srsquoadonnant agrave la laquo vie dechacircteau raquo 73 Mais des laquo chacircteaux raquo sans deacutefense largement ouverts sur la campagne et pleinsdes plaisirs raffineacutes de la romaniteacute

Autour de ces laquo chacircteaux raquo il voit les terres agricoles rassembleacutees en une seule massedeacutelimiteacutee par des bornes sacreacutees 74 Elles sont exploiteacutees par une main-drsquoœuvre esclave placeacuteesous la direction de repreacutesentants serviles du maicirctre (uilicus 75 actor) Ces esclaves surtoutquand ils sont nombreux vivent dans des cabanes qui forment de petites agglomeacuterations Il nesrsquoagit pas de villages mais de simples eacutecarts habiteacutes (vici) deacutepourvus de statut social oujuridique et complegravetement deacutependants du fundus de leur proprieacutetaire 76 En aucun cas ils nepeuvent ecirctre apparenteacutes aux villages meacutedieacutevaux qui se deacuteveloppent autour de la reacutesidenceseigneuriale

En rupture avec les ideacutees de son temps N Fustel de Coulanges estime que tregraves tocirct dans leHaut-Empire une partie des terres du domaine a pu ecirctre confieacutee agrave des fermiers libres

Le domaine eacutetait en geacuteneacuteral diviseacute en deux parts lrsquoune eacutetait cultiveacutee directement par le groupe desesclaves travaillant pour le compte du maicirctre seul lrsquoautre eacutetait affermeacutee ou mise en tenure dans lesmains de petits cultivateurs qui en partageaient les profits avec le proprieacutetaire Ce partage du domainerural est une coutume agrave laquelle lrsquohistorien doit faire grande attention nous le retrouverons au moyenacircge ougrave elle produira les plus grandes conseacutequences il importe de constater qursquoelle a existeacute deacutejagrave dans lasocieacuteteacute de lrsquoempire romain dont la Gaule faisait partie 77

Pour lui les liens qui lient le proprieacutetaire agrave son fermier sont tout agrave fait conformes agrave lrsquoesprit dudroit romain et attesteacutes degraves lrsquoeacutepoque reacutepublicaine sous la forme du contrat de locatio-conductioLa pratique qui consiste agrave ceacuteder agrave titre preacutecaire lrsquoexploitation drsquoune terre en eacutechange drsquoun loyerou drsquoun fermage est drsquoailleurs documenteacutee par de nombreuses sources antiques pendant tout leHaut-Empire Elle impose au proprieacutetaire de seacuteparer les lots mis en culture directement par lesesclaves de ceux confieacutes agrave des fermiers 78 Pour autant N Fustel de Coulanges ne pense pasque ces deux cateacutegories de terres aient eacuteteacute physiquement distingueacutees dans lrsquoemprise dudomaine Il croit qursquoil est plus probable que les parcelles cultiveacutees par les uns et les autres semecirclaient au sein du fundus 79 Cette hypothegravese a connu par la suite une longue posteacuteriteacutemecircme si historiens et archeacuteologues ont vite consideacutereacute qursquoelle srsquoappliquait plutocirct au domaine duBas-Empire Elle deacutevoile aussi certains des biais de la meacutethode appliqueacutee par N Fustel73 Fustel de Coulanges 1886 p 866-86874 laquo Alentour srsquoeacutetendaient les champs qui eacutetaient drsquoun seul tenant et que limitait une ligne de termes ou

bornes sacreacutees raquo (Fustel de Coulanges 1891 p 93)75 Suivant les recommandations de R Martin la forme uilicus a eacuteteacute preacutefeacutereacutee agrave celle de uillicus qui reacutesulte drsquoun

laquo nivellement orthographique par rapport au mot villa raquo (Martin 1974 p 268 note 2)76 laquo Dans nombre drsquoexemple le vicus est un petit groupe de cabanes ougrave vivent les esclaves ou les colons drsquoun

proprieacutetaire Il est visible qursquoen ce cas le vicus ne ressemble en rien agrave nos villages modernes Il est unedeacutependance de la villa du maicirctre de mecircme qursquoau moyen acircge un petit village deacutependra du chacircteau Il peutmecircme arriver qursquoun seul proprieacutetaire possegravede plusieurs de ces hameaux de colons autour de sa demeure raquo(Fustel de Coulanges 1886 p 335)

77 Fustel de Coulanges 1886 p 85778 laquo Scaevola par exemple parle comme drsquoune chose habituelle du domaine qui a eacuteteacute vendu ou leacutegueacute ldquoavec les

peacutecules des esclaves et lrsquoarrieacutereacute des fermiersrdquo Ces deux classes drsquohommes vivent donc ensemble sur la mecircmeterre et comme il est certain qursquoelles travaillent diffeacuteremment et sans contact entre elles leur preacutesencesimultaneacutee implique que le domaine est diviseacute en deux parts distinctes raquo (Fustel de Coulanges 1886p 858)

79 Fustel de Coulanges 1886 p 858-859

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 93

de Coulanges et plus particuliegraverement les perspectives de travail selon lesquelles il envisagelrsquoAntiquiteacute

Encore une fois N Fustel de Coulanges est persuadeacute de lrsquointangibiliteacute du domaine ruralAinsi il ne croit pas au mythe du latifundium et estime que la grande proprieacuteteacute terriennedeacutecrite par les textes srsquoest constitueacutee par la reacuteunion dans les mecircmes mains de domainessouvent tregraves eacuteloigneacutes les uns des autres Mecircme dans le cas ougrave ils eacutetaient contigus il nrsquoest paspersuadeacute qursquoils aient eacuteteacute systeacutematiquement fusionneacutes et pense au contraire que leurexploitation srsquoest sans doute maintenue dans les cadres anciens 80 En toute logique ilconsidegravere donc que les transformations du reacutegime agraire antique comme lrsquoaffermage desterres le casement des esclaves ou le colonat nrsquoont pas modifieacute la structure territoriale dudomaine Partisan agrave outrance de la stabiliteacute il en arrive mecircme agrave restituer des continuiteacuteshistoriques entre des formes drsquoexploitation de la terre qui ne sont manifestement pascomparables Ainsi crsquoest par pur esprit de systegraveme qursquoil va chercher lrsquoorigine de la reacuteserve desexploitations du haut Moyen Acircge dans la part du domaine que le proprieacutetaire du Haut-Empirecontinuerait de mettre en valeur directement avec ses esclaves Agrave plusieurs reprises danslrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France on a le sentiment que N Fustelde Coulanges projette dans lrsquoAntiquiteacute des situations qursquoil a eacutetudieacutees agrave partir de ladocumentation meacutedieacutevale Il le reconnaicirct drsquoailleurs implicitement en constatant que les sourcesmeacutedieacutevales sont infiniment plus preacutecises et plus utiles pour lrsquohistorien des campagnes que lesdocuments reccedilus de lrsquoAntiquiteacute 81

Sa vision de lrsquoorigine du servage ou du deacuteveloppement du colonat est largement tributairede cette maniegravere drsquoappreacutehender lrsquoAntiquiteacute et de vouloir agrave tout prix imposer au lecteur lrsquoimagedrsquoun monde rural qui eacutevolue tregraves lentement Il pense ainsi que le servage procegravede drsquoune lenteet progressive transformation du statut des esclaves installeacutes sur des lots des domainesantiques

Il srsquoest formeacute lentement obscureacutement sans que personne en ait eacuteteacute frappeacute Il est venu drsquoune leacutegegraveremodification dans les usages ruraux Un proprieacutetaire faisait cultiver sa terre par sa troupe drsquoesclaves il apermis agrave un de ces esclaves de travailler isoleacutement il lui a accordeacute au lieu de labourer ici ou lagrave sous lesordres du villicus de labourer le mecircme champ drsquoanneacutee en anneacutee et toute sa vie Il lui a confieacute ce petitchamp lui permettant et lui enjoignant agrave la fois de le cultiver agrave ses risques et peacuterils Par lagrave cette parcelledu domaine srsquoest changeacutee en une tenure et cet esclave srsquoest changeacute en un serf de la glegravebe Cette obscuretransformation date de tregraves loin et il est impossible de dire agrave quelle eacutepoque elle a commenceacute 82

De la mecircme faccedilon il comprend le colonat comme une modification graduelle du statut destenanciers Dans les deux cas il remarque que ces deux formes drsquoexploitation de la terre sesont drsquoabord imposeacutees dans la pratique avant finalement drsquoecirctre reconnues par le droit 83

Tout se passe donc comme si N Fustel de Coulanges distinguait deux niveaux defonctionnement des socieacuteteacutes Le premier est celui des laquo institutions raquo Elles eacutevoluentprogressivement selon une logique qui leur est propre Ainsi il nrsquoheacutesite pas agrave deacuteclarer que laquo La

80 Fustel de Coulanges 1886 p 329-33381 Cf supra p 8882 Fustel de Coulanges 1886 p 83783 laquo Cette situation nrsquoest pas neacutee comme on lrsquoa dit au IVe siegravecle de lrsquoempire elle avait peut-ecirctre existeacute dans

tous les temps Ce qui appartient au IVe siegravecle crsquoest qursquoelle soit devenue freacutequente et se soit multiplieacutee agravelrsquoinfini Le colonat prit alors une telle extension il finit par enserrer homme par homme tant de milliersdrsquohommes que le gouvernement et le leacutegislateur furent obligeacutes de srsquooccuper de lui alors vinrent les loisimpeacuteriales qui le reconnurent qui le fixegraverent qui le deacuteclaregraverent immuable raquo (Fustel de Coulanges 1886p 851)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 94

socieacuteteacute rurale a veacutecu et srsquoest conserveacutee drsquoinstinct raquo 84 Le second est repreacutesenteacute par les systegravemespolitiques et le droit Il arrive que ces deux plans coiumlncident Par exemple les constitutionsimpeacuteriales sur le colonat ont enteacuterineacute une eacutevolution du reacutegime du fermage amorceacutee depuislongtemps et ont officialiseacute une pratique qui est devenue preacutepondeacuterante Cette conception delrsquohistoire amegravene N Fustel de Coulanges agrave repenser sur des bases radicalement neuveslrsquoeacutevolution des campagnes de la Gaule agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute

Il est precirct a admettre que les deacutesordres eacuteconomiques de cette peacuteriode ont affaibli la situationsociale des petits et moyens proprieacutetaires la crise de la citeacute attestant sans eacutequivoque desdifficulteacutes rencontreacutees pas les laquo classes moyennes raquo 85 De faccedilon tout agrave fait originale il estimeque leur deacutetresse sociale est la conseacutequence de lrsquoenrichissement irreacutepressible des eacutelites Enacceacutedant agrave des charges politiques toujours plus importantes lrsquoaristocratie de lrsquoEmpire a deacuteserteacuteles curies municipales ce qui a contribueacute agrave augmenter les charges des curiales les moinsriches 86 La ruine de certains drsquoentre eux a certainement eu des reacutepercussions sur la vigueur delrsquoeacuteconomie agricole N Fustel de Coulanges considegravere que ce processus a eacuteteacute aggraveacute parlrsquoamenuisement de la main-drsquoœuvre rurale Il pense en effet que le deacuteveloppement delrsquoemploi industriel lrsquoameacutelioration du sort des esclaves et lrsquoaccroissement des affranchissementsont priveacute la terre de nombreux bras Cette situation a sans doute favoriseacute le recours au faire-valoir indirect Finalement les invasions germaniques ont eu selon lui le grand meacuterite defournir aux proprieacutetaires gallo-romains la main-drsquoœuvre qui lui faisait deacutefaut enrayant ainsi ledeacuteclin de lrsquoeacuteconomie rurale et favorisant mecircme sa croissance 87 Cette analyse de la situationdes campagnes agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute nrsquoest pas sans preacutesenter quelques similitudes avec celledeacuteveloppeacutee par J Simonde de Sismondi notamment en ce qui concerne le deacuteclin de lapopulation rurale lrsquoaffaiblissement de la classe moyenne et lrsquoapport beacuteneacutefique de la main-drsquoœuvre germanique Elle marque sans conteste la volonteacute de N Fustel de Coulanges dereacuteinvestir le champ de lrsquohistoire eacuteconomique selon des meacutethodes plus proches de celles duGenevois que de celles de Fr Guizot ou des fregraveres Thierry

Le rapprochement srsquoarrecircte lagrave car N Fustel de Coulanges ne partage pas les ideacutees deJ Simonde de Sismondi sur lrsquoeacutetat social de la Gaule agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute Il ne peut ainsiadmettre que le grand domaine puisse ecirctre agrave lrsquoorigine des maux de la socieacuteteacute gallo-romaine Ilconsidegravere mecircme que sa preacutepondeacuterance au Bas-Empire nrsquoest pas attesteacutee par les textes Selonlui les sources antiques rapportent essentiellement la constitution de grandes fortunes et ceprocessus a eu peu de conseacutequences sur les structures domaniales 88 Il existe encore agrave cetteeacutepoque des petites et des moyennes exploitations dans des proportions qui ont peu varieacute Parailleurs sans nier leur existence il pense qursquoil faut relativiser la taille des plus grands domainesLeur superficie a rarement ducirc exceacuteder celle drsquoune paroisse rurale 89 Les eacuteveacutenements politiques

84 Fustel de Coulanges 1889 p 46385 Fustel de Coulanges 1891 p 19586 laquo Le trait le plus caracteacuteristique de lrsquohistoire des derniers siegravecles de lrsquoempire est que la classe aristocratique fut

toujours en progregraves et devint agrave la fin toute-puissante tandis que les classes moyennes tombegraverent peu agrave peudans la pauvreteacute et dans la servitude raquo (Fustel de Coulanges 1875 p 255)

87 laquo Il arriva agrave la classe agricole de lrsquoempire romain ce qui serait arriveacute dans notre siegravecle agrave la classe ouvriegravere si lascience nrsquoavait pas inventeacute les machines le nombre des bras nrsquoaurait pas eacuteteacute en rapport avec les besoinscroissants La population geacuteneacuterale de lrsquoempire pouvait augmenter la population agricole restait au-dessousde ce qursquoil eucirct fallu [hellip] Lrsquoempire lutta pendant trois siegravecles contre cette difficulteacute lrsquoadjonction delaboureurs germains eacutetait son salut raquo (Fustel de Coulanges 1875 p 338)

88 laquo Il est digne drsquoattention que les immenses fortunes du IVe siegravecle nrsquoaient rien changeacute agrave lrsquoeacutetendue deacutesormaisfixeacutee du domaine rural raquo (Fustel de Coulanges 1886 p 334)

89 laquo Notre impression geacuteneacuterale agrave deacutefaut drsquoaffirmation sucircre est que les grands domaines de lrsquoeacutepoque impeacuterialene deacutepassent guegravere lrsquoeacutetendue qursquooccupe aujourdrsquohui le territoire drsquoun village Beaucoup nrsquoont que celle denos petits hameaux Et au-dessous de ceux-ci il existe encore un assez bon nombre de proprieacuteteacutes pluspetites raquo (Fustel de Coulanges 1886 p 333)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 95

qui accompagnent lrsquoeacutemergence des royaumes gallo-germaniques ne bouleversent pas cettesituation Il nrsquoy a pas eu de modification dans la faccedilon de posseacuteder le sol agrave la peacuteriodemeacuterovingienne 90 Par sa superficie son mode drsquoexploitation et son organisation interne lavilla du haut Moyen Acircge nrsquoest pas diffeacuterente du domaine antique

Nous avons observeacute la nature et lrsquoorganisme du domaine rural depuis le quatriegraveme siegravecle jusqursquoauneuviegraveme La premiegravere chose qui nous a frappeacute dans cette eacutetude crsquoest la continuiteacute des faits et desusages Tel le domaine eacutetait au quatriegraveme siegravecle tel il est encore au neuviegraveme Il a la mecircme eacutetendue lesmecircmes limites Il porte souvent le mecircme nom qui est celui que lui a donneacute un ancien proprieacutetaireromain Il est diviseacute en deux parts de la mecircme faccedilon qursquoautrefois Un homme en est proprieacutetaire envertu drsquoun droit de proprieacuteteacute qui nrsquoa pas varieacute Les hommes qui le cultivent sont encore ou des esclavesou des affranchis ou des colons La substitution de la tenure servile agrave lrsquoancienne servitude srsquoestconstitueacutee pendant ces cinq siegravecles lrsquoaffranchissement nrsquoa pas changeacute de nature le colonat est resteacuteimmuable 91

Durant tout le haut Moyen Acircge le domaine est demeureacute la cellule de base de la socieacuteteacute ruraleLes nombreuses mentions de divisions de domaines comme lrsquoexistence par exemple dehuitiegraveme partie de villa nrsquoaffectent pas son inteacutegriteacute N Fustel de Coulanges pense que sesproprieacutetaires ne se partagent pas son territoire mais seulement sa jouissance et son revenu 92Avec lrsquoavegravenement de la feacuteodaliteacute le domaine srsquoefface progressivement mais son territoiresubsiste en constituant lrsquoassise du village laquo On pourra observer plus tard que nos villagesmodernes sont issus pour les neuf dixiegravemes non pas drsquoanciens villages mais drsquoanciensdomaines raquo 93

Il nrsquoa pas eacutechappeacute aux contemporains de N Fustel de Coulanges combien lerenouvellement des connaissances qursquoil imposait eacutetait capital Plus reacutecemment analysant sacontribution dans une perspective historiographique plus large que celle du preacutesent travailCl Nicolet a montreacute toute la radicaliteacute de son propos 94 Son laquo refus de la conquecircte raquo reposesur la ferme conviction que les laquo institutions raquo qui constituent le socle de la socieacuteteacute gallo-romaine nrsquoont pas eacuteteacute toucheacutees par le changement de reacutegime politique Les invasionsgermaniques nrsquoont mobiliseacute qursquoune petite quantiteacute drsquoindividus qui ont eacuteteacute tregraves rapidementabsorbeacutes par la masse des populations gallo-romaines Leurs pratiques sociales leurs languesleur droit et leurs coutumes nrsquoont pas laisseacute de traces durables en Gaule sauf dans lesterritoires de ses franges septentrionales et orientales 95 Crsquoest peu dire que les conclusions deN Fustel de Coulanges srsquoopposent agrave la fois agrave celles de ses compatriotes Fr Guizot etAu Thierry et agrave celles de lrsquoeacutecole historique allemande preacutesenteacutees au chapitre preacuteceacutedent Ilreproche aux premiers drsquoavoir precircteacute agrave la socieacuteteacute germanique de la fin de lrsquoAntiquiteacute des traitsabusivement archaiumlques inventant ainsi entre le monde germanique et la Gaule romaine unconflit ethnique qui nrsquoexistait pas 96 Contre les ideacutees des seconds N Fustel de Coulangesaffirme tout au long de lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France son rejet de

90 Fustel de Coulanges 1889 p 9991 Fustel de Coulanges 1889 p 46292 Fustel de Coulanges 1889 p 25093 Fustel de Coulanges 1886 p 33694 Le chapitre Fustel de Coulanges ou le refus de la conquecircte est le neuviegraveme de La fabrique drsquoune nation

(Nicolet 2003 p 208-225)95 laquo Il nous semble donc que lrsquoon a exageacutereacute lrsquoimportance de lrsquoinvasion du Ve siegravecle Elle nrsquoa apporteacute ni un sang

nouveau ni une nouvelle langue ni de nouvelles conceptions religieuses ni un Droit particulier ni desinstitutions qui vinssent directement de la Germanie Elle nrsquoa pas substitueacute sur la terre gauloise uncaractegravere et un esprit germaniques au caractegravere et agrave lrsquoesprit gallo-romains raquo (Fustel de Coulanges 1891p 558)

96 laquo Le sentiment drsquoune antipathie de races eacutetait inconnu en ce temps lagrave raquo (Fustel de Coulanges 1875 p 334)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 96

toute explication raciale Il deacutefend une philosophie de lrsquohistoire et de la nation profondeacutementhumaniste dont les fondements et les implications ont eacuteteacute clairement distingueacutes parCl Nicolet

Ainsi la recherche de la longue dureacutee lrsquoinsistance mise sur lrsquoeacutevolution interne des institutions et sur lacontinuiteacute plus que sur les ruptures la neacutegation de lrsquoideacutee de laquo conquecircte raquo organiseacutee volontairesysteacutematique aboutit en fait chez Fustel agrave une sorte de disparition en tout cas de fusion sur le sol de laGaule des laquo races raquo diverses (qursquoon ne peut reacuteduire aux seuls eacuteleacutements gaulois romains germaniques) auprofit drsquoun meacutelange drsquoun meacutetissage agrave la fois physique et surtout moral qui caracteacuterisera la futureFrance 97

Lrsquoinfluence des ideacutees de N Fustel de Coulanges sur les travaux des historiens et desarcheacuteologues franccedilais du XXe s est consideacuterable Pour srsquoen tenir agrave lrsquoobjet du preacutesent meacutemoireil est aiseacute de montrer que tregraves tocirct apregraves leur publication ses ouvrages et plus particuliegraverementlrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France ont constitueacute la reacutefeacuterence de nombreuxtravaux consacreacutes aux campagnes de lrsquoAntiquiteacute et du Moyen Acircge Il nrsquoest pas possible desuivre sur une peacuteriode aussi longue les fortunes diverses que ses paradigmes ont connues Il adonc sembleacute preacutefeacuterable drsquoeacutetudier leur reacuteception et leur assimilation agrave partir drsquoexemples choisisparmi des travaux repreacutesentatifs Ainsi il est apparu particuliegraverement inteacuteressant drsquoappreacutecierdans le deacutetail le poids de lrsquoheacuteritage fusteacutelien dans la publication que L Joulin consacre en1901 agrave la villa de Chiragan Cette monographie est en effet demeureacutee la seule eacutetudedisponible en France sur une grande villa appreacutehendeacutee dans sa quasi totaliteacute avant cellepublieacutee par G Fouet sur Montmaurin en 1969 De mecircme il nrsquoest pas concevable de rendrecompte de la posteacuteriteacute des travaux de N Fustel de Coulanges sans souligner la part essentielleprise par C Jullian et A Grenier Sans rien ocircter agrave lrsquoampleur eacutepisteacutemologique et au caractegravereprofondeacutement novateur de lrsquoHistoire de la Gaule il faut reconnaicirctre agrave C Jullian le meacuteritedrsquoavoir poursuivi et approfondi par le recours agrave drsquoautres sources plusieurs des perspectives derecherche initieacutees par N Fustel de Coulanges Sa deacutemarche a eacuteteacute conforteacutee et relayeacutee par lestravaux drsquoA Grenier qui est agrave plus drsquoun titre le veacuteritable artisan du renouveau delrsquoarcheacuteologie gallo-romaine Pour autant il serait injuste de consideacuterer que leurs œuvresconsistent seulement en une interpreacutetation fucirct-elle brillante et enrichissante des intuitions deN Fustel de Coulanges Agrave propos de plusieurs eacuteveacutenements essentiels de lrsquohistoire de la Gauleleurs conclusions se dissocient reacutesolument du scheacutema historique fusteacutelien Il importe drsquoenrendre compte ici car leurs deacutesaccords eacuteclairent certaines des speacutecificiteacutes de lrsquohistoriographiefranccedilaise notamment en ce qui concerne les modaliteacutes de la romanisation de la Gaule

III Les avatars de lrsquoheacuteritage fusteacutelien L Joulin et la villa de Chiragan

Lrsquoexemple de la fouille et de la publication par Leacuteon Joulin de la villa de Chiragan auxMartres-Tolosane est instructif agrave plus drsquoun titre En premier lieu il est lrsquoun des premiersarcheacuteologues agrave mettre en œuvre en France pour un site gallo-romain des techniques defouilles modernes et extensives Les terrains de Chiragan avaient livreacute agrave plusieurs reprisesdurant le XIXe s de nombreuses substructions et des fragments de statuaires Les premiersfouilleurs avaient interpreacuteteacute ces vestiges comme ceux de lrsquoagglomeacuteration de Calagurrismentionneacutee par lrsquoitineacuteraire drsquoAntonin Reprenant le dossier L Joulin reacuteunit drsquoimportantsmoyens pour entreprendre de 1897 agrave 1899 une investigation presque complegravete drsquoun terrain

97 Nicolet 2003 p 223

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drsquoune superficie supeacuterieure agrave une quinzaine drsquohectares Son premier objectif est de veacuterifierlrsquoexistence drsquoune agglomeacuteration Selon une meacutethode novatrice en France agrave cette eacutepoque ilreacutealise deux laquo trancheacutees parallegraveles distantes de 100 et 50 megravetres inclineacutees agrave 45 degreacutes sur lesdeux directions principales des substructions raquo 98 La discontinuiteacute des zones bacircties et lapreacutesence de plusieurs eacutedicules isoleacutes et de petite taille lrsquoamegravenent agrave eacutecarter lrsquohypothegravese drsquouneagglomeacuteration Il est vite persuadeacute que les vestiges mis au jour par ses preacutedeacutecesseurs ainsi queceux qursquoil a deacutecouverts appartiennent agrave une grande villa somptueusement deacutecoreacuteeComparant son plan agrave celui de la villa drsquoAntheacutee il reconnaicirct la partie reacutesidentielle une galerieet de nombreux bacirctiments reacutepartis sur trois lignes qursquoil interpregravete comme des ateliers desresserres agricoles et les logements de la main-drsquoœuvre Les techniques de fouilles qursquoil utilisesont suffisamment fines pour lui permettre de restituer sur les fondations de certains de cesbacirctiments des eacuteleacutevations en laquo pans de bois et piseacute raquo 99 Il reconnaicirct la stratigraphie geacuteneacuterale dusite et propose une chronologie des nombreux eacutetats de la villa qui repose sur une typologie destechniques de construction et lrsquoeacutetude stylistique de la statuaire Innovant une nouvelle fois ilpropose au lecteur lrsquoinventaire complet des piegraveces des maccedilonneries du mobilier et desmonnaies dans trois tableaux qui occupent une centaine de pages de sa publication 100 Enconclusion il estime que la villa de Chiragan a connu son extension maximale dans la secondemoitieacute du IIe s et une destruction intentionnelle agrave la fin du IVe ou au deacutebut du Ve s 101C Balmelle a montreacute reacutecemment que cette chronologie nrsquoeacutetait plus recevable et que lrsquoeacutetat 3 dela villa dateacutee par L Joulin du IIe s doit selon toute vraisemblance ecirctre attribueacutee agrave lrsquoAntiquiteacutetardive 102

Bien que discutables les hypothegraveses du fouilleur toulousain ont le grand meacuterite de reposersur une argumentation qui est clairement et rationnellement exposeacutee au lecteur Cette qualiteacuterare ainsi que la preacutecision relative de la fouille son extension spatiale lrsquoexactitude des releveacutestopographiques et architecturaux la description meacutethodique des donneacutees archeacuteologiquesconcourent agrave placer la monographie de la villa de Chiragan agrave un niveau de qualiteacute eacutequivalent agravecelui des meilleurs publications disponibles agrave cette eacutepoque en Allemagne en Belgique ou auRoyaume-Uni Il faut bien reconnaicirctre que rapporteacutees aux connaissances de son temps lesfouilles et la publication de Chiragan sont resteacutees en France jusque dans les derniegraveresdeacutecennies du XXe s lrsquoun des rares exemples pour ne pas dire lrsquounique modegravele drsquouneopeacuteration doteacutee de moyens importants qui srsquoest donneacutee pour objectif drsquoexplorer la totaliteacute desvestiges drsquoune grande villa Pregraves de soixante-dix ans plus tard et en consideacuterant les progregravesreacutealiseacutes en Europe par lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine pendant cette peacuteriode il nrsquoest pasinjuste de consideacuterer que les fouilles de la villa de Montmaurin ne preacutesentent pas les mecircmesqualiteacutes que le travail reacutealiseacute par L Joulin sur le site des Martres-Tolosane

Lrsquoexemplariteacute de la publication de Chiragan reacuteside en second lieu dans les longsdeacuteveloppements que L Joulin a consacreacutes au domaine de la villa et agrave son fonctionnementeacuteconomique Lrsquoobjectif des commentaires qui suivent nrsquoest pas de critiquer agrave la lumiegravere desconnaissances actuelles les interpreacutetations de deacutetails qursquoil propose mais plutocirct de comprendreet de restituer la coheacuterence interne de sa deacutemonstration Il convient en preacuteambule de luiaccorder tous les beacuteneacutefices drsquoune curiositeacute pour lrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine rarementpartageacutee par ses contemporains En effet en deacutepit de lrsquoimportance des bacirctiments reacutesidentiels et

98 Joulin 1901 p 23699 Joulin 1901 p 258100 Joulin 1901 p 408-511101 Joulin 1901 p 373-376102 laquo Tout inciterait aujourdrsquohui agrave supposer que la peacuteriode de lrsquoAntiquiteacute tardive correspond agrave une peacuteriode de

pleine expansion couvrant en reacutealiteacute lrsquoeacutetat 3 de Joulin qui a totalement restructureacute la villa preacuteceacutedente raquo(Balmelle 2001 p 370)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 98

du caractegravere luxueux de leur deacutecor L Joulin a toujours eu la conviction qursquoil nrsquoeacutetait paspossible drsquoeacutetudier pleinement la villa sans srsquointeacuteresser agrave son domaine et aux productionsartisanales et agricoles qursquoelle abritait Il est piquant de noter que Jacques-Albert Lebegravegue(1845-1894) professeur agrave la faculteacute des lettres de Toulouse auteur drsquoune thegravese sur Deacutelos etdirecteur de la Socieacuteteacute archeacuteologique du Midi de la France lorsqursquoil avait eacuteteacute chargeacute par leministegravere de lrsquoInstruction publique de reacutealiser de nouvelles fouilles sur le site de Chiragan en1890 et 1891 srsquoeacutetait quant agrave lui contenteacute de rechercher dans les secteurs deacutejagrave fouilleacutes denouveaux eacuteleacutements de statuaire L Joulin explore la pars rustica avec le mecircme inteacuterecirct que celuiqursquoil porte agrave la partie reacutesidentielle de la villa Agrave partir drsquoune analyse des plans des bacirctimentsdes techniques mises en œuvre pour leur construction et du mobilier retrouveacute agrave lrsquointeacuterieur ilpropose une interpreacutetation tregraves complegravete de leurs affectations (Planche 5)

Selon lui apregraves lrsquoextension de la villa dans la seconde moitieacute du IIe s la fonction desdiffeacuterents bacirctiments agricoles eacutetait la suivante les eacutedicules des deux premiegraveres lignes au nordde la pars rustica eacutetaient destineacutes au logement de la main-drsquoœuvre agricole quelque soit sonstatut (esclaves salarieacutes colons) 103 Tout ce personnel eacutetait placeacute sous la surveillance desintendants du maicirctre qui eacutetait logeacutes dans la partie septentrionale de la galerie qui prolonge versle nord le bacirctiment reacutesidentiel (piegraveces XI XII et XIII) La derniegravere ligne de bacirctiments (XXVIIXXVIII XXIX) comportait des ateliers et la reacutesidence du uilicus chargeacute drsquoencadrer ces activiteacutesCelui-ci habitait lrsquoeacutedicule LXIII car sa fouille a livreacute de multiples foyers un banc en brique etun cameacutee 104 Le grand bacirctiment LXXIII qui clocirct la pars rustica agrave lrsquoest parce qursquoil est composeacutede trois nefs et que son plan eacutevoque celui des granges meacutedieacutevales est interpreacuteteacute par L Joulincomme le fructuarium de la villa (Planche 6 et Planche 7 fig 1) 105 Il pense que le bacirctimentLXXVI a aussi pu recevoir une partie de la reacutecolte en grains car son sol est recouvert drsquounbeacuteton de mortier (Planche 6 et Planche 7 fig 2) 106 Le fourrage eacutetait conserveacute dans lebacirctiment LXI 107 Enfin les bacirctiments XX agrave XXVI servaient agrave abriter les animaux de trait quidevaient compter une trentaine de paire de bœufs ou une quarantaine de chevaux

Agrave partir de ces donneacutees il propose une premiegravere eacutevaluation de la population totaleaccueillie dans la villa Il estime ainsi que les laquo baraques en bois raquo de la deuxiegraveme ligneabritaient chacune une famille de travailleurs agricoles et donc une centaine de personnesenviron Il pense que la population de la premiegravere ligne devait ecirctre aussi importante et celle dela troisiegraveme ligne compter environ une soixantaine drsquoindividus Avec le personnel desurveillance et la familia du maicirctre il croit acceptable drsquoeacutevaluer la population totale de la villade Chiragan agrave un nombre compris entre trois cents et quatre cents acircmes 108 Soucieux deconforter cette premiegravere estimation par drsquoautres donneacutees il entreprend de deacuteterminer laproduction ceacutereacutealiegravere de la villa agrave partir des quantiteacutes de grains et de fourrage que pouvaientcontenir les trois bacirctiments de stockage qursquoil a identifieacutes

Il considegravere que la grange LXXIII qui nrsquoa pas eacuteteacute fouilleacutee en totaliteacute avait une superficie de800 m2 ce qui permettait de conserver un minimum de 2 800 hectolitres de ceacutereacuteales 109 enconsideacuterant qursquoelle ne comportait qursquoun rez-de-chausseacutee Le bacirctiment LXXVI drsquoune superficie

103 Joulin 1901 p 359104 Joulin 1901 p 368105 La partie conserveacutee de ce bacirctiment mesure 25 m de large et 35 m de long (Joulin 1901 p 261)106 Ce bacirctiment mesure 6 m de large et 40 m de long laquo Lrsquoaire est formeacutee par un pavage en cailloux rouleacutes

recouverts drsquoun enduit de pouzzolane raquo (Joulin 1901 p 261-262107 Joulin 1901 p 369108 Joulin 1901 p 371 et 375109 Au deacutebut du XXe s le poids volumique du bleacute eacutetait compris entre 74 kg et 82 kg de grains par hectolitre

Les 2 800 hectolitres de L Joulin repreacutesentent donc entre 2072 tonnes et 2296 tonnes de ceacutereacuteales

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 99

de 240 m2 permettait de porter la quantiteacute totale de bleacute stockeacute dans la villa agrave 4 000 hl 110 Lefenil LXI avec sa superficie de 350 m2 pouvait quant agrave lui assurer la conservation de10 000 quintaux de fourrage 111 Le rendement moyen du bleacute agrave lrsquohectare eacutetant de 25 hl audeacutebut du XXe s L Joulin suppose qursquoil devait ecirctre agrave peu pregraves deux fois moindre agrave lrsquoeacutepoquegallo-romaine Il en deacuteduit donc que pour produire 2 800 hl agrave 4 000 hl de ceacutereacuteales le domainede la villa devait comporter entre 240 ha et 320 ha de terres labourables 112 Toutefois ilconsidegravere que cette premiegravere eacutevaluation est trop faible car elle ne prend pas en compte lesconditions historiques de la production

Mais comme la culture se faisait agrave lrsquoeacutepoque ougrave nous sommes par le colonat partiaire avec preacutelegravevementgeacuteneacuteralement du tiers de la reacutecolte par le proprieacutetaire ce serait une superficie de 700 agrave 1 000 hectares deterres arables ndash plus encore si lrsquoon tient compte des peacuteriodes de repos de la terre ndash qui aurait eacuteteacuteneacutecessaire pour remplir annuellement le fructuarium de Chiragan Or 1 000 hectares de terres exigentcent paires de bœufs et autant de familles drsquoagriculteurs soit une population agricole de 400 personnesQuant au fourrages si la moitieacute seulement eacutetait du foin les 500 quintaux correspondraient agrave 100hectares de prairies En reacutesumeacute les parties conserveacutees du fructuarium correspondent agrave la culture de plusde 1 000 hectares de terres arables et de prairies 113

Poursuivant son eacutetude quantitative il estime que la consommation de bleacute par an et parindividu eacutetait de 6 hl agrave lrsquoeacutepoque gallo-romaine et que les 5 000 quintaux de foin permettaientdrsquoentretenir cinquante chevaux ou vingt paires de bœufs Il suppose donc logiquement que ledomaine de Chiragan pouvait satisfaire les besoins alimentaires drsquoune population plusimportante que les trois cents ou quatre cents personnes occupant la villa et qursquoil produisaitplus de fourrage que ce qui eacutetait neacutecessaire agrave lrsquoentretient des becirctes de somme abriteacutees dans lesbacirctiments XX agrave XXVI De faccedilon tout agrave fait surprenante il en deacuteduit que toute la main-drsquoœuvre agricole nrsquoeacutetait pas heacutebergeacutee dans les bacirctiments de la villa et qursquoune partie devait ecirctrelogeacutee dans des vici et des habitations isoleacutees situeacutes sur lrsquoensemble du domaine Comparantlrsquoorganisation de la villa agrave celle des domaines africains il suppose ainsi que le vicus de Tuc-de-Mourlan deacutependait du fundus de Chiragan et accueillait de nombreux travailleurs agricoleschargeacutes de son exploitation (Planche 7 fig 3) 114 La population totale du domaine devaitdonc approcher les cinq cents personnes Lrsquoinstallation drsquoune partie de celle-ci en dehors de lavilla est selon lui la conseacutequence de son extension consideacuterable dans la deuxiegraveme moitieacute duIIe s laquo Le domaine agricole paraicirct avoir reccedilu en mecircme temps une augmentation consideacuterablepour subvenir aux besoins de la population de la villa qui pouvait ecirctre de trois agrave quatre centspersonnes Toute lrsquoexploitation srsquoest trouveacutee rejeteacutee en dehors de lrsquoenclos dans des habitationsisoleacutees ou des vici raquo 115

Avant de srsquointerroger sur la validiteacute des estimations proposeacutees par L Joulin il fautreconnaicirctre au savant toulousain le grand meacuterite drsquoecirctre lrsquoun des rares depuis A Dureaude La Malle soixante ans plus tocirct agrave srsquointeacuteresser agrave la dimension quantitative de lrsquoeacuteconomierurale Mais A Dureau de La Malle avait essayeacute drsquoappreacutecier de faccedilon globale le rendementagricole de lrsquoItalie afin drsquoen eacutevaluer sa population totale sans se soucier de la capaciteacuteproductive des domaines 116 Poursuivant en quelque sorte le programme agrave peine eacutebaucheacute par110 Soit entre 296 tonnes et 328 tonnes111 Joulin 1901 p 369112 Les 320 ha sont obtenus en divisant les 4 000 hl par 125 hlha crsquoest-agrave-dire la moitieacute des 25 hlha de son

temps Pour obtenir les 240 ha de lrsquoeacutevaluation basse L Joulin a utiliseacute un rendement de 1166 hlha113 Joulin 1901 p 369114 Joulin 1901 p 402115 Joulin 1901 p 375116 Dureau de La Malle 1840 t I p 272-288

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 100

J K von Rodbertus-Jagetzow 117 L Joulin choisi le domaine comme cadre de son analyse ettente de raisonner agrave partir des donneacutees de la fouille Cette meacutethode est radicalement novatriceet rompt dans son principe avec la logique des travaux anteacuterieurs sur lrsquoeacuteconomie agricoleantique qui nrsquoaccordaient de valeur qursquoaux rares informations quantitatives fournies par lesAgronomes latins Partant il est lrsquoun des premiers archeacuteologues qui essaie agrave partir de sessources de reacutepondre complegravetement aux questions essentielles poseacutees par N Fustelde Coulanges laquo Lrsquohistorien veut savoir en deacutetail et au vrai ce que crsquoeacutetait qursquoun domainerural quelle en eacutetait lrsquoeacutetendue moyenne par quels bras il eacutetait cultiveacute et quelles eacutetaient lesrelations entre les cultivateurs et le proprieacutetaire raquo 118

Rares sont les archeacuteologues qui ont entrepris des eacutetudes similaires ou qui ont mecircme choisidrsquoappreacutecier objectivement la tentative de L Joulin Ainsi la critique a geacuteneacuteralement admisapregraves lui que les grands domaines de la Gaule avaient une superficie moyenne drsquoun millierdrsquohectares et qursquoils nourrissaient une population de plus de quatre cents personnes Ces chiffressont par exemple repris par C Jullian dans le volume IV de lrsquoHistoire de la Gaule 119 danslrsquoarticle sur la villa eacutecrit par A Grenier dans le Dictionnaire des antiquiteacutes grecques et romainesdirigeacute par Ed Saglio 120 ainsi que dans le chapitre consacreacute agrave lrsquoeacuteconomie de la villa dans sonManuel drsquoarcheacuteologie gallo-romaine 121 Plus tard agrave propos de la premiegravere villa de MontmaurinG Fouet estime que son domaine avait une superficie drsquoenviron 1 000 ha et qursquoil eacutetait exploiteacuteagrave lrsquoaide drsquoune quarantaine de paires de bœufs par environ quatre cents personnes 122 Il ne citepas les travaux de L Joulin mais son estimation repose vraisemblablement uniquement sur lescalculs du savant toulousain Enfin on notera pour clore cette eacutenumeacuteration non exhaustiveque M Le Glay dans le chapitre de lrsquoHistoire de la France rurale 123 relatif agrave la villa gallo-romaine cite longuement la publication de Chiragan qursquoil considegravere comme lrsquoune des rareseacutevaluations creacutedibles de la surface drsquoun domaine 124 En deacutepit de cet unanimisme les chiffresavanceacutes par L Joulin paraissent en premiegravere appreacuteciation exceptionnellement eacuteleveacutes Il nrsquoestdonc peut ecirctre pas inutile de reprendre pas agrave pas son raisonnement pour srsquoassurer de sa validiteacuteChemin faisant on srsquoapercevra qursquoil nrsquoa peut-ecirctre pas toute lrsquoobjectiviteacute que lui a reconnue lacritique

L Joulin eacutevalue la surface du domaine de la villa de Chiragan selon deux raisonnementsdiffeacuterents eacutelaboreacutes agrave partir de lrsquoanalyse des donneacutees de la fouille Le premier consiste en uneestimation de la population pouvant ecirctre accueillie dans les bacirctiments et les laquo baraques raquo enbois de la pars rustica Cette deacutemonstration est fragile car elle repose uniquement surlrsquointerpreacutetation de ces bacirctiments proposeacutee par le fouilleur Leurs plans eacutetant tous agrave peu pregravessimilaires il est souvent difficile de comprendre pourquoi L Joulin les identifie comme desateliers des resserres des logements ou la maison du uilicus La seconde meacutethode est a priori

117 Cf supra chapitre II p 73118 Fustel de Coulanges 1886 p 318 Cf supra p 85119 Jullian 1924 p 378120 Grenier 1917 p 889121 Grenier 1934 p 832122 Fouet 1969 p 308123 LrsquoHistoire de la France rurale a eacuteteacute publieacutee en 1975 sous la direction de G Duby et Ar Wallon M Le Glay a

eacutecrit la deuxiegraveme partie (La Gaule romaniseacutee) du volume ndeg 1 consacreacute agrave La Formation des campagnesfranccedilaises des origines agrave 1340

124 Le Glay 1992 p 261-264 Encore plus reacutecemment dans le chapitre de la synthegravese sur Les paysages delrsquoAntiquiteacute reacutedigeacute par G Chouquer celui-ci reprend sans discussion les conclusions de L Joulin laquo AgraveChiragan dans le sud-ouest de la Gaule les deacutependances sont formeacutees par trois lignes de bacirctiments dans unespace de seize hectares Plus de cinquante bacirctiments agricoles et artisanaux pouvaient convenir au travail etau logement drsquoenviron quatre cents personnes Le domaine pouvait exploiter un millier drsquohectares de terrearable raquo (Chouquer Favory 1991 p 201)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 101

plus fiable Elle est fondeacutee sur le calcul de la quantiteacute de ceacutereacuteales stockeacutee dans le grenier de lavilla Ce volume permet de deacuteterminer la superficie des terres labourables neacutecessaires agrave cetteproduction et par conseacutequent le nombre de bras et de becirctes de trait indispensables agrave leurculture La surface totale du bacirctiment LXXIII eacutetant de 800 m2 L Joulin calcule qursquoil pouvaitcontenir 2 800 hl de grains Il suppose donc que les ceacutereacuteales eacutetaient conserveacutees sur uneeacutepaisseur de 35 cm 125 ce qui est conforme aux contraintes imposeacutees pour la conservation decette denreacutee On peut noter toutefois qursquoil srsquoagit drsquoun volume maximum car le grain a besoindrsquoecirctre aeacutereacute reacuteguliegraverement Il faut donc meacutenager des cheminements au sol ce qui diminueconsideacuterablement la surface de stockage Il estime ensuite que le bacirctiment LXXVI avait lamecircme fonction et permettait drsquoengranger 1 200 hl de ceacutereacuteales Cette estimation est trop eacuteleveacuteeLa surface de ce bacirctiment eacutetant de 240 m2 si le grain est eacutegalement conserveacute sur une eacutepaisseurde 35 cm le volume de ceacutereacuteales qursquoil peut recevoir nrsquoest que de 840 hl L Joulin nrsquoexpliquepas comment il obtient le chiffre de 1 200 hl est conclu que le volume maximum de ceacutereacutealesstockeacute dans la villa est de 4 000 hl Consideacuterant de faccedilon tregraves theacuteorique que le rendement dubleacute en Gaule romaine est drsquoenviron 125 hlha crsquoest-agrave-dire agrave peu pregraves la moitieacute de celui de soneacutepoque 126 L Joulin conclue que le volume de stockage de la villa de Chiragan correspond agraveun domaine drsquoune superficie comprise entre 240 ha et 320 ha de terres labourables

Crsquoest agrave cette eacutetape de sa deacutemonstration qursquoil introduit dans ses calculs des donneacutees qui nesont plus issues de sa fouille mais des eacutetudes historiques sur le domaine gallo-romain Ilconsidegravere tout drsquoabord que le reacutegime agraire de la villa de Chiragan au IIe s est celui dumeacutetayage et que le bleacute engrangeacute dans les bacirctiments LXXIII et LXXVI correspond aux loyers ennature des colons Estimant son montant agrave environ un tiers de la reacutecolte il conclue donc quela surface du domaine devait ecirctre au moins trois fois supeacuterieure agrave ce qursquoil a calculeacute en premiegravereestimation Lrsquoexistence de prairies et la neacutecessiteacute drsquoune rotation des cultures lrsquoamegravenentfinalement agrave supposer que le fundus de Chiragan comptait plus de 1 000 ha de terreslabourables et de prairie

Cette deacuteduction nrsquoest pas en accord avec les donneacutees de la fouilles Pour L Joulinlrsquoextension de la villa au IIe s srsquoaccompagne drsquoun recours plus important au faire-valoirindirect Il suppose donc logiquement que les habitations isoleacutees et les vici du domaine ontaccueilli une partie des capaciteacutes productives de la villa 127 Ce changement important de sonmode de fonctionnement aurait ducirc modifier la destination des bacirctiments de la pars rustica Oril nrsquoen nrsquoest rien Non seulement les laquo baraques en bois raquo et les logements qui accueillaient lamain-drsquoœuvre agricole avant le IIe s ne sont pas abandonneacutes 128 mais crsquoest aussi dans ledernier eacutetat de la villa que les greniers sont construits 129 Cette augmentation tregraves importantedes capaciteacutes de stockage de la villa est difficilement compatible avec lrsquohypothegravese eacutemise parL Joulin drsquoun recours quasi exclusif au colonat partiaire Agrave tout le moins et sans examiner lesautres incoheacuterences de sa deacutemonstration on peut conclure cette analyse critique en observantque la restitution drsquoun domaine drsquoune superficie supeacuterieure agrave 1 000 ha nrsquoest pas deacuteduite drsquouneestimation quantitative reacutealiseacutee uniquement agrave partir des donneacutees de la fouille Elle integravegre des

125 800 m2 x 35 cm = 280 m3126 Selon lrsquoarticle Bleacute de lrsquoeacutedition de 1921 du Larousse agricole un rendement de 25 hlha correspond agrave celui des

meilleures terres du nord de la France Le rendement moyen du bleacute en France en 1900 srsquoeacutetablissait plutocirctautour de 17 hlha (Chancrin Dumont 1921 t 1 p 190) La question des rendements antiques seraexamineacutee dans le prochain chapitre

127 laquo Toute lrsquoexploitation srsquoest trouveacutee rejeteacutee en dehors de lrsquoenclos dans des habitations isoleacutees ou des vici raquo(Joulin 1901 p 375)

128 laquo Ces bacirctiments formaient toujours le village des travailleurs attacheacutes agrave la villa raquo (Joulin 1901 p 367)129 Ces deux bacirctiments appartiennent au troisiegraveme eacutetat de la villa car ils figurent en bleu sur le plan phaseacute

(Joulin 1901 Planche III) L Joulin ne justifie agrave aucun moment cette datation

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 102

eacuteleacutements drsquoappreacuteciation tireacutes des conceptions historiques de L Joulin sur lrsquoeacuteconomie dudomaine gallo-romain

Mecircme si L Joulin cite rarement les ouvrages qursquoil a utiliseacutes il semble eacutevident que soninterpreacutetation de la villa de Chiragan est fortement deacutependante des conceptions historiques deN Fustel de Coulanges sur le domaine gallo-romain mais aussi qursquoelle est tregraves influenceacutee parles travaux de ses collegravegues belges Eugegravene Del Marmol et Alfred Bequet sur la villa drsquoAntheacutee(Planche 8) 130 Ces deux sources drsquoinspiration ne srsquoopposent pas car A Bequet revendiqueformellement lrsquoascendant des paradigmes fusteacuteliens 131 E Del Marmol pensait que lrsquoeacuteconomiede la villa drsquoAntheacutee reposait agrave la fois sur lrsquoexploitation agricole drsquoun terroir et plusieursproductions artisanales 132 Cette hypothegravese srsquoappuyait sur la deacutecouverte de trois basfourneaux de reacutesidus de meacutetal et drsquoobjets ayant pu ecirctre fabriqueacutes dans la villa 133 Les fouillesreacutealiseacutees par L Joulin ne lui ont pas permis de deacutecouvrir les teacutemoins mateacuteriels drsquoune activiteacutecomparable Neacuteanmoins comparant les plans des deux villaelig il est persuadeacute que lrsquoexceptionneldeacuteveloppement de la pars rustica de Chiragan ne peut srsquoexpliquer que par la preacutesence drsquoateliersdans cette partie de la villa Abriteacutees par plusieurs des bacirctiments de la troisiegraveme ligne ceslaquo fabricaelig raquo produisaient laquo tout ce qui pouvait ecirctre neacutecessaire au personnel de la villa raquo 134 Cetteinterpreacutetation tregraves aventureacutee ne repose sur aucune observation archeacuteologique concregravete Elleprocegravede des conceptions de L Joulin sur lrsquoeacuteconomie des grands domaines de la Gaule romaine

Lrsquoarcheacuteologue toulousain les conccediloit comme des entiteacutes isoleacutees priveacutees drsquoeacutechanges aveclrsquoexteacuterieur et produisant la totaliteacute des biens que leurs occupants consomment ou utilisentAinsi lorsqursquoil eacutevalue la production ceacutereacutealiegravere de la villa il ne conccediloit pas qursquoune partie puisseecirctre commercialiseacutee Les 1 000 ha du domaine de Chiragan constituent pour lui un monde agravepart dont la seule finaliteacute eacuteconomique et drsquoassurer agrave leur maicirctre les meilleures conditions devilleacutegiature De faccedilon tout agrave fait symptomatique il pense que les colons du IIe s ne produisentque pour nourrir la population de la villa 135 Les ideacutees de L Joulin sur le fonctionnement dudomaine de Chiragan preacutesentent sans conteste des similitudes avec les conceptions de sespreacutedeacutecesseurs sur lrsquoautarcie des grands domaines Neacuteanmoins elles srsquoen distinguent reacutesolumentdans le sens ougrave agrave aucun moment elles ne portent une condamnation de ce reacutegimeeacuteconomique

Il a eacuteteacute montreacute dans le premier chapitre qursquoA Dureau de La Malle reprenantlrsquoargumentaire des Physiocrates sur la neacutecessiteacute de la circulation des capitaux dans le corpssocial consideacuterait lrsquoisolement des grands domaines comme une des causes essentielles de laruine des campagnes 136 L Joulin semble quant agrave lui estimer que lrsquoextension consideacuterable dela villa urbana de Chiragan impose ce mode de gestion Cette attitude est drsquoautant plusparadoxale qursquoil considegravere que ce domaine est cultiveacute agrave lrsquoaide de moyens humains et130 La villa drsquoAntheacutee se trouve aujourdrsquohui dans la province de Namur Elle a eacuteteacute fouilleacutee par le chanoine

Grosjean de 1863 agrave 1873 E Del Marmol srsquoest chargeacute de la publication agrave partir de ces carnets de fouillesCes donneacutees ont eacuteteacute reprises par A Bequet dans sa synthegravese sur les villaelig de lrsquoEntre-Sambre-et-Meuse(Bequet 1893) L Joulin ne cite que les deux articles drsquoE Del Marmol sur la villa drsquoAntheacutee (Joulin 1901p 360)

131 Bequet 1893 p 10132 laquo En reacutesumeacute la villa drsquoAntheacutee devait posseacuteder outre une somptueuse habitation de maicirctre de vastes

constructions destineacutees sans doute agrave diffeacuterents meacutetiers et industries Cet ensemble constituaitvraisemblablement un des eacutetablissements les plus importants qui aient existeacute sur le territoire de la Belgiqueactuelle On peut remarquer du reste lrsquoanalogie que preacutesente lrsquoeacutetablissement drsquoAntheacutee avec les anciennesabbayes ougrave se trouvaient reacuteunis outre les bacirctiments destineacutes agrave lrsquoexploitation rurale certain nombre drsquoautresdestineacutes agrave divers meacutetiers raquo (Del Marmol 1881 p 37)

133 Del Marmol 1881 p 14 18-19134 Joulin 1901 p 359135 Joulin 1901 p 375136 Cf supra chapitre I p 32

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techniques consideacuterables et selon des meacutethodes culturales qui offrent des rendements bien pluseacuteleveacutes que ceux restitueacutes par A Dureau de La Malle Tout ce passe comme si L Joulin avaitaccepteacute les leccedilons de J K von Rodbertus-Jagetzow sur la moderniteacute de lrsquoeacuteconomie agricoleantique et la capaciteacute des proprieacutetaires agrave intervenir sur les conditions de la production et lanature du reacutegime agraire en fonction de leurs besoins eacuteconomiques 137 Mais alors quelrsquohistorien prussien concevait lrsquoorganisation eacuteconomique de lrsquoEmpire comme la somme desinteractions mutuelles de ces diffeacuterents systegravemes de production L Joulin isole le domaine deChiragan de son environnement eacuteconomique On peut se demander si ce choix est motiveacute parune reacuteflexion originale ou lrsquoincapaciteacute agrave maicirctriser les concepts essentiels du discours surlrsquoeacuteconomie Le deacutesinteacuterecirct profond des historiens franccedilais de la fin du XIXe s pour lesproblegravemes eacuteconomiques inciteraient agrave privileacutegier la seconde explication Toutefois on peutmontrer que sa perception du domaine gallo-romain est fondamentalement tributaire des eacutecritsde N Fustel de Coulanges directement ou par lrsquointermeacutediaire des interpreacutetationsarcheacuteologiques proposeacutees par A Bequet

En effet agrave de nombreuses reprises les interpreacutetations de L Joulin semblent consister enune transposition dans le domaine de lrsquoarcheacuteologie des ideacutees exposeacutees par N Fustelde Coulanges notamment dans Le domaine rural chez les Romains et dans lrsquoHistoire desinstitutions politiques de lrsquoancienne France Ainsi par exemple il est aiseacute de rapprocher leseacutedicules de la pars rustica de Chiragan dans lesquels L Joulin logent les esclaves et les colonsdes vici qui selon N Fustel de Coulanges regroupent sur le territoire du domaine leslaquo cabanes raquo de la main-drsquoœuvre agricole libre ou servile 138 Le commentaire par ce dernierdrsquoun texte de Julius Frontin rapportant que ces vici formaient comme une ceinture autour dela villa du maicirctre 139 a aussi pu inspirer lrsquoarcheacuteologue toulousain On se souvient que N Fustelde Coulanges consideacuterait que degraves le Haut-Empire les proprieacutetaires gallo-romains avaientconfieacute une partie de lrsquoexploitation de leurs domaines agrave des colons Cette hypothegravese novatricenrsquoest sans doute pas eacutetrangegravere agrave la proposition de L Joulin de placer dans le IIe s lareacuteorganisation complegravete de la villa de Chiragan qui a notamment pour conseacutequence delaquo rejeter raquo en dehors de la pars rustica les structures lieacutees agrave lrsquoexploitation agricole du domaineMecircme si L Joulin ne lrsquoeacutecrit pas formellement on a le sentiment qursquoil restitue lefonctionnement du domaine de Chiragan dans le dernier eacutetat de la villa agrave partir du modegravelefusteacutelien drsquoun fundus constitueacute drsquoune reacuteserve exploiteacutee directement par le maicirctre et de tenuresconfieacutees agrave des colons La main-drsquoœuvre qui compose ce que L Joulin appelle la laquo populationde la villa raquo et qursquoil loge dans les eacutedicules de la pars rustica formerait la reacuteserve dudomaine 140 Les colons seraient quant agrave eux accueillis dans des habitations isoleacutees et dans levicus de Tuc-de-Mourlan 141

Enfin on peut se demander si lrsquoanalyse quantitative de la production ceacutereacutealiegravere du domainenrsquoa pas pour seul objectif de deacutemontrer que la superficie du fundus de Chiragan est agrave peu pregravesla mecircme que celle drsquoune paroisse rurale conformeacutement aux conclusions de N Fustel

137 Cf supra chapitre II p 74138 Fustel de Coulanges 1886 p 335 Fustel de Coulanges 1889 p 40139 Fustel de Coulanges 1886 p 861140 laquo Remarquons du reste quavec le travail servile le chiffre de 200 personnes neacutecessaire pour assurer les

services geacuteneacuteraux autres que ceux de la villa urbana na rien dexageacutereacute ces services comprenaient en effet la culture dune douzaine dhectares de jardins peut-ecirctre celle de terrains reacuteserveacutes en dehors de lenclos lesservices de chasse et de pecircche la manipulation des reacutecoltes la basse-cour et la confection de tous les objetsindispensables agrave la vie du personnel de la villa raquo (Joulin 1901 p 370-371)

141 laquo Les bacirctiments diffegraverent de ceux de Saint-Ceacutezy de dimensions beaucoup plus petites et formeacutes drsquoun seulcorps ils paraissent avoir eacuteteacute occupeacutes par des familles de cultivateurs peu aiseacutes ce qui indiquerait unecondition vis-agrave-vis du proprieacutetaire du sol diffeacuterente de celle des colons de Saint-Ceacutesy raquo (Joulin 1901p 397)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 104

de Coulanges En effet la commune de Martres-Tolosane est relativement eacutetendue mais lescommunes limitrophes ont des superficies variables dont la moyenne srsquoeacutetablit agrave un peu plus de1 000 ha 142 Si ce rapprochement a quelque valeur probatoire il se pourrait bien que lesestimations un peu hautes des capaciteacutes de stockage de la villa et la deacutecision fort peuargumenteacutee de multiplier par trois la surface des terres labourables soient imposeacutees par lavolonteacute drsquoaboutir agrave la proposition drsquoune superficie du domaine proche de 1 000 ha Ladeacutemonstration dont M Le Glay se plaisait agrave louer la creacutedibiliteacute ne serait en fait qursquouneparaphrase savante et faussement quantitative des reacuteflexions de N Fustel de Coulanges sur ledomaine gallo-romain Crsquoest drsquoailleurs sans doute pour cette raison qursquoelle a eacuteteacute accepteacutee aussifacilement et pendant aussi longtemps par une critique franccedilaise qui nrsquoa pas toujours perccedilucombien nombre de ses perspectives de recherches srsquoenracinaient dans les paradigmesfusteacuteliens

Plus fondamentalement les travaux de L Joulin sur la villa de Chiragan montrent bien dequelle faccedilon les conjectures de N Fustel de Coulanges sur le rocircle historique du domaine ruralont pu inspirer de nombreux archeacuteologues qui se sont inteacuteresseacutes apregraves lui aux campagnes de laGaule Lrsquoauteur de La Citeacute antique consideacuterait on lrsquoa vu plus haut le domaine comme lacellule primordiale de la socieacuteteacute rurale et la laquo moleacutecule vivante raquo de la civilisation qursquoil eacutetudieSon eacutevolution lente et progressive deacutetermine un niveau drsquoanalyse historique qui correspondau laquo temps long raquo par opposition agrave une chronologie dicteacutee par les contingences deseacuteveacutenements politiques Au sein de cette entiteacute eacuteleacutementaire ce sont en dernier ressort lesmodifications des rapports entre les diffeacuterentes classes drsquoindividus le proprieacutetaire les esclaveset les tenanciers qui expliquent les grandes transformations des collectiviteacutes de lrsquoancienneFrance N Fustel de Coulanges srsquointeacuteresse donc essentiellement agrave la dimension sociale etlaquo institutionnelle raquo du domaine et fort peu agrave son rocircle eacuteconomique Lrsquoanalyse conduite ici tendagrave montrer que L Joulin mais aussi les archeacuteologues qui ont repris apregraves lui ses conclusions sesont empareacutes des concepts fusteacuteliens les ont reacuteinterpreacuteteacutes et adapteacutes en fonction de leurspropres perspectives de recherche pour finalement donner une nouvelle vigueur agrave la thegraveseancienne de lrsquoautarcie du domaine rural en la libeacuterant de la valeur peacutejorative qui lui eacutetaittraditionnellement attacheacutee

Crsquoest pourquoi ignorant les condamnations des Physiocrates et drsquoA Dureau de La MalleL Joulin peut concevoir de faccedilon apaiseacutee et sereine le domaine de Chiragan comme un isolateacuteconomique qui ne reccediloit rien de lrsquoexteacuterieur et consomme la totaliteacute des biens qursquoil produitCe fundus est doteacute degraves le premier eacutetat de la villa de toutes les installations agricoles etartisanales permettant de satisfaire les neacutecessiteacutes de la production les deacutesirs du maicirctre et lesbesoins du personnel affecteacute agrave son service Lrsquoideacutee nrsquoest pas neuve elle constitue mecircme unponcif de la litteacuterature latine On la trouve exprimeacutee par exemple avec emphase lors dubanquet offert par Trimalchion 143 et plus seacuterieusement par Varron 144 puis Palladius 145

142 Martres-Tolosane (2 352 ha) Marignac-Laspeyres (1 241 ha) Roquefort-sur-Garonne (1 356 ha) Montclar-de-Comminges (645 ha) Le Freacutechet (421 ha) Mondavezan (2 109 ha) Maurau (509 ha) La superficiemoyenne de ces communes est donc de 1 133 ha

143 laquo Et ne va pas croire qursquoil achegravete quoi que ce soit Tout vient de chez lui la laine les citrons le poivre demande lui du lait de poule tu en trouveras Bref la laine qui venait de chez lui nrsquoeacutetait pas bonne agrave songoucirct il a acheteacute des beacuteliers agrave Tarente pour renouveler son troupeau Pour avoir chez lui du miel attique il afait venir des abeilles drsquoAthegravenes par la mecircme occasion les abeilles du pays srsquoameacutelioreront sous lrsquoinfluence desgrecques Tiens ces jours derniers il a eacutecrit qursquoon lui envoyacirct de lrsquoInde de la graine de champignons Pourses mules je peux le dire il nrsquoen a pas une qui ne soit neacutee drsquoun onagre Tu vois tous ces coussins Il nrsquoy en apas un qui ne soit bourreacute de laine pourpre ou eacutecarlate Tu vois jusqursquoougrave peut aller son bonheur raquo (PeacutetroneSatiricon 38)

144 Varron Res rust I 16 4145 laquo Il faut absolument avoir sur son domaine des forgerons des charpentiers des fabricants de jarres et de

cuves pour que le besoin de se rendre agrave la ville nrsquooblige pas les paysans (rusticos) agrave quitter leur travail

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 105

Quelles que soient les raisons avanceacutees par les Agronomes latins on peut supposer en bonnelogique eacuteconomique que lrsquoobjectif du proprieacutetaire drsquoun fundus bien geacutereacute eacutetait de reacuteduire lesachats agrave lrsquoexteacuterieur et de commercialiser le maximum de surplus afin de rendre le bilan delrsquoexploitation le plus exceacutedentaire possible Encore une fois il est deacuteconcertant de constaterque L Joulin nrsquoa pas envisageacute cette possibiliteacute La faute ne lui est pas seulement imputable carla plupart de ses commentateurs ont accepteacute lrsquoideacutee que le domaine de Chiragan ne produisaitaucun surplus Cette situation leur semblait drsquoautant moins singuliegravere qursquoelle correspondait agravela conception qursquoils se faisaient des grands domaines gallo-romains des entiteacuteseacuteconomiquement indeacutependantes au sein des campagnes gauloises Crsquoest agrave peu pregraves en cestermes que M Le Glay les deacutecrit en 1975

Mais crsquoest surtout sur le systegraveme de production que peut nous eacuteclairer lrsquoanalyse des deux domaines deChiragan et Saint-Ulrich Dans lrsquoun et dans lrsquoautre il est remarquable que lrsquoon trouve une part encultures une part en prairies et une part en bois crsquoest la preuve que le domaine cherche agrave former untout et vise agrave lrsquoautonomie ce dont rend compte aussi la preacutesence drsquoun artisanat agrave lrsquointeacuterieur mecircme delrsquoexploitation 146

Il nrsquoest pas injuste de souligner que les archeacuteologues ont jusqursquoagrave une peacuteriode tregraves reacutecenteaccepteacute dans leur grande majoriteacute ce postulat et ont travailleacute sur le domaine comme srsquoilconstituait un univers clos Les conseacutequences de ce choix sont multiples Agrave deacutefaut de pouvoirles eacutetudier toutes on se contentera de montrer qursquoil a en premier lieu inciter les archeacuteologues agraveconsideacuterer qursquoil existe un rapport de proportionnaliteacute entre lrsquoimportance de la surface bacircti de lavilla et la superficie du domaine qui lui est associeacute On lrsquoa vu agrave propos de Chiragan L Joulinne peut envisager lrsquoextension de la pars urbana sans un accroissement similaire du territoire dufundus et lrsquoannexion du vicus de Tuc-de-Mourlan Reprenant ces donneacutees A Grenier vabeaucoup plus loin et estime agrave lrsquoissue drsquoun raisonnement parfaitement circulaire que laqualiteacute et les dimensions des bacirctiments de la villa de Chiragan correspondent neacutecessairement agraveun domaine drsquoune superficie comprise entre 7 000 ha et 8 000 ha

Nous serions fort tenteacutes mais ce nrsquoest lagrave qursquoune hypothegravese drsquoattribuer agrave la villa de Chiragan en raisonde lrsquoimportance de ses bacirctiments lrsquoensemble de la plaine avec les deux vici routiers du Tuc-de-Mourlanet de Saint-Cizy et au sud de Saint-Cisy le territoire de Cazegraveres dont en lrsquoabsence de trouvailles le nomseul paraicirct indiquer des casae probablement antiques[hellip]Si le domaine de Chiragan embrassait ainsi sur une douzaine de kilomegravetres de long et cinq ou sixkilomegravetres de large la valeur de sept agrave huit mille hectares il aurait une eacutetendue exceptionnellementvaste correspondant drsquoailleurs agrave lrsquoampleur et au luxe exceptionnels des bacirctiments de la villa 147

Dans un autre passage de son Manuel il suppose de faccedilon plus preacutecise que lrsquoextension descapaciteacutes productives du domaine de Chiragan srsquoest faite par lrsquoannexion de terres qui auraientcontinueacute agrave ecirctre cultiveacutees par les villaelig ou les eacutetablissements dont elles deacutependaientauparavant 148 De faccedilon plus geacuteneacuterale il considegravere que la concentration de la proprieacuteteacute qui

normal raquo (Palladius Opus agr I VI 2)146 Le Glay 1992 p 264147 Grenier 1934 p 897 Dans sa preacutesentation du fundus de Chiragan M Le Glay reprend agrave son compte cette

estimation et non celle proposeacutee par L Joulin (Le Glay 1992 p 261)148 laquo Mille agrave quinze cents hectares ndash de trois agrave six cents habitants ndash ce sont lagrave les moyennes de nos communes

rurales et de leurs bans Un millier drsquohectares repreacutesentant un carreacute de trois agrave quatre kilomegravetres de cocircteacute esten effet la mesure que sans trop de pertes de temps peuvent cultiver les travailleurs drsquoune agglomeacuterationcentrale Un fundus de cette dimension pouvait entretenir le personnel de la villa de Chiragan Il nrsquoaurait passuffit au luxe que manifestent lrsquoampleur des bacirctiments et la richesse de la deacutecoration Le domaine deacutependantde la villa devait donc ecirctre plus vaste et englober drsquoautres villas ou eacutetablissements de tenanciers assurant la

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caracteacuterise selon lui lrsquoeacutevolution du reacutegime agraire de la Gaule durant lrsquoAntiquiteacute tardive srsquoestreacutealiseacutee selon un processus similaire les villaelig les plus importantes ont progressivement englobeacutedans leur fundi les eacutetablissements agricoles plus modestes qui les environnaient

En apparence ces propositions ne srsquoopposent pas aux ideacutees de N Fustel de Coulanges sur lafaible pertinence historique du latifundium En effet les villaelig absorbeacutees poursuivent leurexistence et continuent drsquoassurer leur activiteacute agricole Il nrsquoy a donc pas creacuteation de grandesexploitations mais agglomeacuteration de petites uniteacutes dans un domaine plus importantNeacuteanmoins lrsquoaccord avec les paradigmes fusteacuteliens nrsquoest que partiel En effet N Fustelde Coulanges concevait parfaitement que les diffeacuterentes uniteacutes composant les grandesproprieacuteteacutes puissent ecirctre spatialement eacuteloigneacutees les unes des autres En revanche A Grenier nepeut envisager la concentration fonciegravere qursquoau sein drsquoentiteacutes territoriales coheacuterentes Autrementdit A Grenier srsquoimagine des fundi qui croissent par lrsquoannexion des eacutetablissements plus petitssitueacutes agrave leur peacuteripheacuterie alors que N Fustel de Coulanges sans eacutecarter cette eacuteventualiteacute penseque la constitution de grandes fortunes patrimoniales ne modifie pas la taille des diffeacuterentsdomaines

Cette diffeacuterence drsquoappreacuteciation paraicirct minime et peu signifiante elle deacutevoile pourtant unerupture fondamentale entre les conceptions fusteacuteliennes sur le domaine gallo-romain et laperception qursquoen a A Grenier Pour rendre cette discordance plus perceptible il suffit deprendre conscience que dans leur interpreacutetation de lrsquoeacutevolution de la villa de ChiraganL Joulin et A Grenier excluent sans justification une hypothegravese agrave la fois creacutedible etparfaitement compatible avec les conclusions de N Fustel de Coulanges On peut en effetconcevoir que le proprieacutetaire de Chiragan a financeacute lrsquoagrandissement de sa villa avec des fondsprovenant en partie ou en totaliteacute de domaines situeacutes dans drsquoautres reacutegions voire mecircme debeacuteneacutefices tireacutes drsquoopeacuterations financiegraveres ou commerciales Lrsquoentretien de la villa et du personnelqui lui est attacheacute peut ecirctre assureacute dans les mecircmes conditions Envisager cette hypothegraveserevient agrave admettre qursquoil nrsquoexiste pas neacutecessairement une relation de proportionnaliteacute entre lataille du domaine et lrsquoimportance des bacirctiments de la villa Crsquoest aussi accepter lrsquoideacutee que lesdeacutepenses et les beacuteneacutefices du domaine puissent srsquoeacutequilibrer dans un autre cadre que celui troprestreint du fundus Cette perspective complique singuliegraverement la tacircche de lrsquoarcheacuteologue carelle lrsquooblige agrave abandonner le concept reacuteducteur drsquoun domaine consideacutereacute comme un isolateacuteconomique Elle offre neacuteanmoins des possibiliteacutes drsquointerpreacutetation plus riches et pluscomplexes N Fustel de Coulanges pour des raisons qui tiennent davantage agrave ses conceptionshistoriques qursquoagrave une analyse fine de lrsquoeacuteconomie rurale avait compris qursquoil eacutetait neacutecessaire detraiter seacutepareacutement lrsquoexploitation du domaine son reacutegime agraire et la nature de la proprieacuteteacute carleurs eacutevolutions pouvaient ecirctre divergentes Agrave la suite de L Joulin et A Grenier et jusqursquoagrave unepeacuteriode reacutecente rares sont les archeacuteologues qui ont admis la neacutecessiteacute de ce distinguo

Pour autant il serait injuste et sommaire de conclure qursquoA Grenier a fait le choix de lasimpliciteacute Son interpreacutetation se deacutemarque de lrsquoheacuteritage fusteacutelien parce que fondamentalementses conceptions historiques sur la nature et lrsquoeacutevolution du domaine gallo-romaine ne sont pastoutes en accord avec celles de lrsquoauteur de lrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienneFrance dont il revendique pourtant la filiation Ces discordances teacutemoignent notamment delrsquoappropriation et de lrsquoadaptation des paradigmes fusteacuteliens reacutealiseacutees par C Jullian Crsquoest agrave ceprocessus qursquoil faut maintenant srsquointeacuteresser en montrant comment les travaux de C Jullian etdrsquoA Grenier prolongent ceux de N Fustel de Coulanges mais aussi en essayant de comprendrepourquoi ils srsquoen distinguent

culture de portions subordonneacutees raquo (Grenier 1934 p 889-890)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 107

IV Lrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine dans les œuvres de C Jullian et A Grenier

Louis Camille Jullian (1859-1933) entre agrave lrsquoEacutecole normale supeacuterieure en 1877 puis agrave lrsquoEacutecolefranccedilaise de Rome en 1880 149 Il se considegravere agrave cette eacutepoque comme un disciple de N Fustelde Coulanges et suit ces enseignements agrave la Sorbonne puis agrave lrsquoEacutecole normale supeacuterieureJusqursquoagrave la mort de son maicirctre C Jullian le consultera agrave chaque eacutetape essentielle de sa carriegravereApregraves deux anneacutees tregraves studieuses passeacutees au palais Farnegravese il deacutecide sur son conseil drsquoallersuivre agrave Berlin et agrave Vienne les seacuteminaires de Th Mommsen de G Hierschfeld surlrsquoeacutepigraphie et lrsquoarcheacuteologie et drsquoO Benndorf sur la conservation et la museacuteographie desantiquiteacutes 150 C Jullian qui nrsquoest pas germaniste souhaite surtout comprendre et eacutevaluer lemode de fonctionnement des institutions universitaires de langue allemande afin drsquoalimenterles reacuteflexions drsquoun petit ceacutenacle qui travaille en France agrave la reacutenovation de lrsquoenseignement et dela recherche Son seacutejour est financeacute par A Dumont qui est alors directeur de lrsquoenseignementsupeacuterieur apregraves avoir eacuteteacute le premier directeur de lrsquoEacutecole archeacuteologique de Rome en 1874 151

Crsquoest dans ce contexte de modernisation de lrsquoUniversiteacute franccedilaise qursquoil faut comprendre lanomination de C Jullian agrave la faculteacute des lettres de Bordeaux ougrave il est chargeacute du courscompleacutementaire drsquohistoire et drsquoantiquiteacute latines creacuteeacute pour lui en octobre 1883 152 En 1886 leconseil municipal de Bordeaux finance lrsquoorganisation drsquoun enseignement sur lrsquohistoire deBordeaux et de la reacutegion du Sud-Ouest qui lui est aussi confieacute C Jullian qui espeacuterait plutocirct leposte de maicirctre de confeacuterences agrave lrsquouniversiteacute drsquoAix-en-Provence 153 srsquoinvestit complegravetementdans ces deux enseignements qursquoil considegravere comme compleacutementaires Les donneacuteeseacutepigraphiques et archeacuteologiques qursquoil collecte agrave Bordeaux et dans toute la reacutegion nourrissentainsi une reacuteflexion originale sur lrsquoorganisation et le destin de la Gaule Cette doubleperspective de recherche est deacutejagrave preacutesente dans ses premiegraveres productions les Eacutetudesdrsquoeacutepigraphie bordelaise 154 les deux volumes des Inscriptions romaines de Bordeaux 155 Ausone etBordeaux 156 et enfin la volumineuse Histoire de Bordeaux 157

Mais son activiteacute scientifique durant cette peacuteriode ne srsquoarrecircte pas lagrave En 1899 il participeactivement agrave la creacuteation de la Revue des eacutetudes anciennes qui est publieacutee par la faculteacute des lettresde Bordeaux en collaboration avec les autres universiteacutes du Midi Toulouse Montpellier etAix Cette revue accueille une grande partie de ses nombreux articles et surtout ses Chroniqueset ses notes gallo-romaines qursquoil fait paraicirctre pendant trente et un ans Elles permettent agraveC Jullian drsquoinformer ses lecteurs des fouilles et des recherches en cours de rendre compte desnombreux ouvrages qui paraissent sur lrsquoarcheacuteologie nationale de la Preacutehistoire agrave lrsquoeacutepoquemoderne et enfin de publier des observations des reacuteflexions personnelles et des petites eacutetudesqursquoil a deacuteveloppeacutees lors de ces cours agrave Bordeaux ou plus tard au Collegravege de France

On peut se faire agrave leur lecture une tregraves bonne ideacutee de lrsquoactiviteacute archeacuteologique franccedilaisedurant le premier tiers du XXe s et du rocircle essentiel joueacute par C Jullian pour le renouveau decette discipline Degraves 1899 les Chroniques gallo-romaines sont pour lui un moyen drsquoinitier des

149 Ces informations sont tireacutees de la biographie eacutecrite par A Grenier (Grenier 1944) et du livre tregraves completqursquoO Motte a consacreacute agrave sa vie et agrave sa carriegravere jusqursquoagrave sa nomination au Collegravege de France (Motte 1990)

150 Gran-Aymerich 1998 p 214-215151 Gran-Aymerich 1998 p 210152 Motte 1990 p 315153 Motte 1990 p 67154 Eacutetudes drsquoeacutepigraphie bordelaise Les Bordelais dans lrsquoarmeacutee romaine Notes concernant les inscriptions de Bordeaux

extraites des papiers de M de Lamontaigne Bordeaux Feacuteret et fils 1884155 Archives municipales de Bordeaux Inscriptions romaines de Bordeaux Bordeaux G Gounouilhou 1887-1890156 Ausone et Bordeaux eacutetudes sur les derniers temps de la Gaule romaine Bordeaux G Gounouilhou 1893157 Histoire de Bordeaux depuis les origines jusqursquoen 1895 Bordeaux Feacuteret et fils 1895

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 108

nouvelles perspectives de recherche de deacutenoncer certaines deacuterives scientifiques drsquoencouragerles eacutetudes novatrices et surtout de poser les bases meacutethodologiques drsquoune archeacuteologie modernerenouveleacutee dans ses pratiques et ses relations avec lrsquohistoire Lrsquoexemple de sa seconde chroniquede 1899 est agrave ce titre parfaitement reacuteveacutelateur Il profite de la parution drsquoune eacutetudedrsquoA Blanchet sur les ateliers de ceacuteramique de la Gaule romaine pour souligner la faiblesse destravaux franccedilais en la matiegravere et appeler de ses vœux la reacutealisation drsquoeacutetudes plus fiables pluscomplegravetes et plus ambitieuses 158 Il conseille aux archeacuteologues drsquoeacutetudier la ceacuteramique et de lapublier avec la mecircme rigueur et les mecircmes meacutethodes que celles utiliseacutees par les eacutepigraphistespour leurs sources 159 Il montre en quelques lignes tout ce que lrsquoon est en droit drsquoattendre decette discipline des datations plus viables certes mais aussi des donneacutees sur les courantscommerciaux la technologie antique et le mode de gestion des ressources geacuteologiques de laGaule Enfin il souhaite que lrsquoexpeacuterience des potiers gaulois soit mise agrave profit par lesentrepreneurs de son temps pour enrichir et deacutevelopper lrsquoindustrie ceacuteramique franccedilaise 160

On retrouve lagrave lrsquoexpression des convictions politiques de C Jullian qui est persuadeacute quelrsquohistoire et lrsquoarcheacuteologie ne doivent pas ecirctre des disciplines purement speacuteculatives maisparticiper sans srsquoeacutecarter de la rigueur scientifique agrave lrsquoessor de la nation On peut sourireaujourdrsquohui de cette derniegravere preacutetention il nrsquoen demeure pas moins que le programme qursquoilassigne agrave lrsquoeacutetude de la ceacuteramique est en cette fin du XIXe s profondeacutement innovant Pour luimecircme le plus insignifiant objet archeacuteologique peut deacutelivrer un message historique 161 Cescollegravegues allemands nrsquoeacutetaient pas alleacutes aussi loin dans lrsquoincorporation des donneacuteesarcheacuteologiques agrave la science historique Ces Chroniques gallo-romaines montrent bien plus queses œuvres historiques son souci constant drsquoabolir la distance qui seacuteparait jusqursquoalorslrsquohistorien des sources archeacuteologiques On a peine agrave imaginer aujourdrsquohui combien il pouvaitecirctre reacutevolutionnaire pour un professeur drsquohistoire ancienne de faire paraicirctre en 1899 dans unerevue de philologie classique deacutedieacutee agrave lrsquoeacuterudition grecque et romaine 162 une chronique sur laceacuteramique gallo-romaine Il faut se souvenir que peu de temps auparavant A Lebegravegue soncollegravegue de Toulouse deacutefonccedilait le terrain de Chiragan pour enrichir la collection de statuairedu museacutee Saint-Raymond

Il nrsquoest pas possible de rendre compte objectivement de lrsquoampleur du travail accompli parC Jullian sans souligner combien durant toute sa carriegravere ses travaux scientifiques sontindissociables de son action eacutenergique en faveur de sa discipline de sa volonteacute de jeter les basesdrsquoune nouvelle histoire nationale et plus geacuteneacuteralement encore de sa deacutetermination agrave participeragrave ce que lrsquoon appelait apregraves la deacutefaite de 1870 le laquo redressement moral et intellectuel de laFrance raquo Agrave bien des eacutegards comme on le verra son œuvre est celle drsquoun missionnaire

Toutefois il serait injuste drsquoattribuer au seul C Jullian le meacuterite de cette reacuteformation delrsquoarcheacuteologie nationale Depuis la fin des anneacutees 1870 de nombreux savants ont œuvreacute danscette direction Comme il nrsquoest pas possible de les citer tous et qursquoune eacutetude historiographique

158 Jullian 1899159 laquo Il faudra tocirct ou tard que les reacutesultats des nombreux livres et des innombrables meacutemoires consacreacutes aux

poteries gauloises et romaines soient consigneacutes dans trois ou quatre grands recueils descriptifs analogues agrave ceCorpus des inscriptions ougrave les eacutepigraphistes ont montreacute la voie aux archeacuteologues raquo (Jullian 1899 p 144)

160 laquo Les eacutetudes archeacuteologiques sur les cultures drsquooliviers et les ameacutenagements drsquoeau en Tunisie ont conduit nosconcitoyens agrave imiter les Romains et agrave srsquoenrichir suivant leurs leccedilons La connaissance exacte de la ceacuteramiquegallo-romaine aiderait aux progregraves de la ceacuteramique franccedilaise elle pourrait mettre sur la voie de gisementsmeacuteconnus et la France nrsquoa pas de telles espeacuterances industrielles qursquoelle puisse deacutedaigner lrsquoexpeacuterience dupasseacute raquo (Jullian 1899 p 162)

161 laquo Tout objet qui dure toute forme qui persiste porte en soi des faits drsquohistoire et nous les raconte si noussavons lrsquointerroger La moindre chose est un miroir qui reflegravete un eacutepisode du passeacute ainsi que la glace renvoieun spectacle du preacutesent raquo (Jullian 1931b p 105)

162 Radet 1899 p 3

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 109

solide leur a deacutejagrave eacuteteacute consacreacutee 163 on se contentera drsquoeacutevoquer briegravevement ici la figuredrsquoAlexandre Bertrand (1820-1902) Ancien eacutelegraveve de lrsquoEacutecole franccedilaise drsquoAthegravenes son action enfaveur de la reconnaissance eacutepisteacutemologique et institutionnelle de lrsquoarcheacuteologie nationalesrsquoillustre tout drsquoabord agrave lrsquooccasion de lrsquoorganisation du museacutee des Antiquiteacutes nationales deSaint-Germain-en-Laye dont il est le conservateur 164 Il le conccediloit degraves le deacutepart comme unoutil drsquoeacuteducation et de recherche et pense que les collections doivent ecirctre le preacutetexte et lesupport drsquoun enseignement theacuteorique et pratique sur les meacutethodes de lrsquoarcheacuteologie et lrsquoidentiteacutedes civilisations Il considegravere que sa mission est de recueillir les teacutemoins mateacuteriels du passeacute deles classer et de les organiser afin de caracteacuteriser spatialement et chronologiquement les socieacuteteacutesqui les ont produits 165 Il souhaiterait poursuivre ce programme drsquoenseignement et drsquoeacutetude agravela Sorbonne ougrave une chaire drsquoarcheacuteologie est creacuteeacutee en 1877 mais sa candidature eacutechoue Il setourne alors vers lrsquoEacutecole du Louvre et donne pour son ouverture en 1882 le premierenseignement consacreacute en France agrave lrsquoarcheacuteologie nationale 166 Avec Salomon Reinach (1858-1932) qui lui a succeacutedeacute au museacutee des Antiquiteacutes nationales et agrave lrsquoEacutecole du Louvre ilspoursuivent cette mission de deacutefense et drsquoillustration de lrsquoarcheacuteologie au travers de plusieursouvrages consacreacutes agrave la civilisation celtique Ils sont persuadeacutes que lrsquoarcheacuteologie est nonseulement lrsquounique source drsquoinformation sur les civilisations qui ne connaissent pas lrsquoeacutecrituremais aussi une discipline compleacutementaire de lrsquohistoire 167 Ils montrent ainsi que seulelrsquoarcheacuteologie est capable drsquoeacuteclairer la chronologie et les modaliteacutes complexes des migrationsgauloises 168 et que pour les peacuteriodes plus reacutecentes la confrontation des donneacuteesarcheacuteologiques et des informations textuelles permet de preacuteciser et drsquoenrichir la connaissancede ces peuples

La creacuteation drsquoune chaire drsquohistoire et drsquoantiquiteacutes nationales du Collegravege de France en 1905doit beaucoup agrave ce lent et patient travail collectif de preacuteparation des esprits Ce nouvelenseignement est destineacute agrave compleacuteter ceux drsquoH drsquoArbois de Jubainville sur les Langues etlitteacuteratures celtiques et drsquoA Longnon sur la geacuteographie historique de la France qui concerneprincipalement la peacuteriode meacutedieacutevale Lrsquoextension progressive du champ de recherche deC Jullian agrave la totaliteacute de la Gaule et ses talents drsquohistorien et drsquoeacutecrivain que la critiquereconnut dans son Vercingeacutetorix 169 firent de lui un candidat ideacuteal Choisi par vingt-neuf de sestrente-deux collegravegues la chaire semblait avoir eacuteteacute creacuteeacutee pour lui 170 Sa nomination donnarapidement un rayonnement national agrave ses ideacutees et son cours qursquoil donna jusqursquoen 1930 171devint la tribune de lrsquoarcheacuteologie nationale preacutehistoire comprise et le lieu de formation drsquounenouvelle geacuteneacuteration drsquoarcheacuteologues En 1905 C Jullian est deacutejagrave complegravetement investit dans lareacutedaction de lrsquoHistoire de la Gaule qui demeure intimement associeacute agrave son nom Cette somme

163 Gran-Aymerich 1998 on consultera notamment le chapitre 5 de la deuxiegraveme partie164 La fondation du museacutee des Antiquiteacutes nationales de Saint-Germain-en-Laye date de 1862 et son ouverture

au public de 1867165 laquo Depuis dix ans nous nrsquoavons cesseacute de classer de diviser de subdiviser ces antiquiteacutes afin de les placer sous

leur veacuteritable jour Sur de nombreuses cartes ont eacuteteacute dessineacutes par nous les contours de chaque groupemateacuteriellement figureacute œuvre longue et ingrate jusqursquoau jour ougrave la lumiegravere se fait et ougrave de ces divisions sedeacutegage une veacuteriteacute nouvelle raquo (Bertrand 1876 p VI)

166 Gran-Aymerich 1998 p 218-200167 laquo Les progregraves de lrsquoarcheacuteologie nrsquoempiegravetent pas sur le domaine de lrsquohistoire ils lrsquoagrandissent Le rocircle de

lrsquoarcheacuteologie est drsquoapporter agrave lrsquohistoire eacutecrite un suppleacutement et un controcircle lrsquoarcheacuteologue est un auxiliairede lrsquohistorien raquo (Bertrand 1876 p VII)

168 laquo Crsquoest agrave lrsquoarcheacuteologie seule qursquoil appartient drsquoeacutelucider les problegravemes qui se rattachent agrave la marche et agrave ladiffusion de la civilisation celtique les documents qursquoelle met en œuvre lui permettent de remonter agrave uneeacutepoque sur laquelle les textes historiques sont muets raquo (Bertrand Reinach 1894 p 3)

169 Vercingeacutetorix Paris Hachette 1901 Agrave propos du succegraves de cet ouvrage cf Goudineau 1993 p XIII-XIV170 Grenier 1944 p 190171 La santeacute de C Jullian ne lui permit pas drsquoassurer ses dix derniegraveres leccedilons de lrsquoanneacutee 1930

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 110

de pregraves de quatre mille pages se compose de huit volumes dont les deux derniers paraissent en1926

I Les invasions gauloises et la colonisation grecque (1908) II La Gaule indeacutependante (1908) III La Conquecircte romaine et les premiegraveres invasions germaniques (1909) IV Le Gouvernement de Rome (1914) V La Civilisation gallo-romaine Eacutetat mateacuteriel (1920) VI La Civilisation gallo-romaine Eacutetat moral (1920) VII Les empereurs de Tregraveves I Les chefs (1926) VIII Les empereurs de Tregraveves II La terre et les hommes (1926)

Lrsquoapport historiographique majeur de cette œuvre et ses ressorts ideacuteologiques ont fait lrsquoobjetde nombreuses eacutetudes qursquoil serait vain de vouloir preacutesenter complegravetement ici 172 Plusieurs deleurs conclusions seront reprises plus bas pour tenter de mieux comprendre certaines desthegraveses deacutefendues par C Jullian En se limitant aux thegravemes abordeacutes dans ce travail et en prenantle risque de reacuteduire agrave lrsquoextrecircme la varieacuteteacute et la richesse des points de vue de lrsquoHistoire de laGaule on serait tenteacute de consideacuterer que cette somme est traverseacutee par une ideacutee directricemajeure le peuplement de la Gaule les relations que les hommes entretiennent avec ceterritoire et les formes sociales qursquoils ont choisies pour vivre ensemble deacuteterminent une patriegauloise qui a surveacutecu jusqursquoagrave nous malgreacute les invasions et les changements de reacutegimepolitique On pourrait mecircme supposer que cette thegravese constitue une des clefs de lecturepossible de lrsquoensemble de lrsquoœuvre constitueacutee par C Jullian car elle est deacutejagrave exprimeacutee dans lepetit manuel que C Jullian publie en 1892 sous le titre de Gallia 173

Il srsquoagit drsquoun ouvrage sans grande preacutetention scientifique destineacute agrave un large publicdrsquoeacutetudiants et drsquoarcheacuteologues mais on trouve dans ces vingt-quatre chapitres la plupart desthegravemes abordeacutes dans lrsquoHistoire de la Gaule mecircme si la peacuteriode qui preacutecegravede la fin delrsquoindeacutependance est agrave peine traiteacutee C Jullian y expose plusieurs des convictions sur lesquelles ila ensuite bacircti une partie de ses travaux Selon lui la laquo patrie gauloise raquo repose sur une uniteacute depeuplement et de culture Au sein de lrsquoEmpire romain elle donne agrave la Gaule une personnaliteacuteforte qui la distingue de toutes les autres provinces 174 La Gaule a donc accepteacutevolontairement les bienfaits de la civilisation romaine sans jamais abandonner la culture quifait sa force et sa coheacutesion 175 Lrsquoun des objectifs de lrsquoHistoire de la Gaule est de comprendrequand et comment srsquoest formeacutee cette laquo nation gauloise raquo et qursquoelle a eacuteteacute son destin sous ladomination romaine Les premiers volumes de lrsquoHistoire de la Gaule sont donc destineacutes agravemontrer que laquo patrie gauloise raquo est deacutejagrave constitueacutee dans ses frontiegraveres son peuplement et saculture bien avant lrsquoarriveacutee de Rome Lrsquointeacutegration de la Gaule dans lrsquoEmpire et lrsquoadoption parles eacutelites des comportements sociaux du vainqueur nrsquoont pas provoqueacute lrsquoaneacuteantissement des

172 On se reportera en prioriteacute agrave la Preacutesentation publieacutee par Chr Goudineau dans lrsquoeacutedition inteacutegrale en deuxvolumes de lrsquoHistoire de la Gaule (Goudineau 1993) au chapitre 10 de La fabrique drsquoune nation deCl Nicolet (2003 p 226-243) et aux actes du colloque organiseacute agrave Lyon en 1988 par la Socieacuteteacute des Amis deJacob Spon Camille Jullian lrsquohistoire de la Gaule et le nationalisme franccedilais Lyon PUL 1991

173 Jullian 1892174 Jullian 1892 p 321175 laquo On a en lisant les inscriptions de la Gaule propre lrsquoimpression drsquoun peuple qui a voulu devenir romain

mais qui nrsquoa eacuteteacute ni contraint par la force ni entraicircneacute par des alliances agrave une fusion complegravete avec la nationmaicirctresse La civilisation romaine ne lui a point fait perdre son caractegravere primitif raquo (Jullian 1892 p 324)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 111

caractegraveres originaux de la civilisation gauloise car son laquo infrastructure raquo essentielle a subsisteacutesous le vernis romain En effet les liens immuables tisseacutes entre lrsquohomme et le paysage lesformes du peuplement les relations sociales noueacutees par les individus et les groupes au sein desvilles et des domaines ruraux constituent un substrat solide qui a eacutevolueacute sous lrsquoeffet de laromanisation mais a conserveacute sa structure initiale et ses caracteacuteristiques primordiales

Vers la fin de sa vie et surtout apregraves la premiegravere guerre mondiale qursquoil a veacutecu comme uneeacutepreuve C Jullian affermi encore cette thegravese en donnant agrave cette Gaule ideacutealiseacutee une peacuterenniteacutequi prolonge son existence jusqursquoagrave nos jours Il en arrive mecircme agrave renier certaines de ses ideacuteesde jeunesse et deacutenier les effets positifs de la conquecircte romaine 176 Cette attitude est bien sucircrexacerbeacutee dans les nombreuses confeacuterences laquo patriotiques raquo qursquoil donne pendant et apregraves lepremier conflit mondial 177 Elle est neacuteanmoins sensible dans les derniers volumes de lrsquoHistoirede la Gaule et encore plus fortement affirmeacutee dans ses ultimes cours du Collegravege de FranceAinsi dans sa derniegravere leccedilon drsquoouverture du 4 deacutecembre 1929 qursquoil intitule Les forces eacuteternellesde la Gaule il dresse le portrait drsquoune acircme franccedilaise immuable qui unit dans le mecircme eacutelan lesGaulois drsquoAleacutesia et les Poilus de 1914-1918

Comment apregraves cela srsquoeacutetonner qursquoil y eucirct ce que les Anciens appelaient une laquo race gauloise raquo 178 ungenre drsquohommes distinct et original avec son humeur ses qualiteacutes et ses deacutefauts et comment srsquoeacutetonnersi nous les posseacutedons encore si nous sommes tels aujourdrsquohui que furent nos plus lointains aiumleux Lisezce que Ceacutesar en historien ou Strabon en geacuteographe ont eacutecrit sur cette nature gauloise vive etintelligente passionneacutee et querelleuse ardente au combat et abicircmeacute par la politique et dites-moi si notrepropre nature ne se preacutesente pas aussitocirct agrave notre penseacutee Et cela est si vrai qursquoil fut un temps pas tregravesloin de nous ougrave les adversaires de la France la sentant pareille agrave la Gaule vaincue par Ceacutesar preacutedisaientsa deacutecadence drsquoabord et sa deacutefaite ensuite Il est vrai que ces adversaires insistaient sur ses deacutefauts quien effet furent un instant les plus forts et qui amenegraverent la victoire des Romains et qursquoils se gardegraverentde noter les qualiteacutes lesquelles furent les plus fortes aux journeacutees de la Marne 179

Il est difficile de ne pas voir dans cette deacuteclaration lrsquoantinomie exacte du portrait queTh Mommsen dresse des Gaulois dans son Histoire romaine 180 Lrsquoobjectif est drsquoailleurs lemecircme montrer que les nations modernes tirent leur existence drsquoune continuiteacute historique quijustifie leurs revendications territoriales et politiques Lrsquoopposition entre les deux savants nrsquoestpas seulement rheacutetorique et Chr Goudineau a montreacute qursquoagrave bien des eacutegards lrsquoHistoire de laGaule eacutetait attendue par les contemporains de C Jullian comme la reacuteponse de la sciencehistorique franccedilaise agrave lrsquoentreprise de Th Mommsen 181 Lrsquohistorien allemand srsquoeacutetait attacheacute agravemontrer lrsquoimportance de lrsquoEacutetat et des institutions dans lrsquoorganisation des socieacuteteacutes antiques Ilpensait que le grand meacuterite de la laquo nation germanique raquo eacutetait drsquoavoir reacuteussi agrave assimiler laculture antique sans renier les valeurs attacheacutees agrave son groupe ethnique C Jullian arrive agrave desconclusions similaires et ses Gaulois portent la laquo livreacutee classique raquo tout comme les Germains de

176 Cette condamnation est particuliegraverement virulente dans sa leccedilon drsquoouverture du 5 deacutecembre 1928 Lafaillite drsquoun reacutegime (Jullian 1931b p 140-172)

177 Plusieurs de ces confeacuterences ont eacuteteacute rapidement publieacutees parmi lesquelles on peut citer Notre Alsace sesorigines et ses deacutebuts historiques Paris Fischbacher 1916 La Place de la guerre actuelle dans notre histoirenationale Paris Blond et Gay 1916 Elles ont ensuite eacuteteacute rassembleacutees en 1919 dans un recueil intituleacute Aimons la France confeacuterences 1914-1919 Paris Blond et Gay 1919

178 C Jullian preacutecise dans une note laquo Je traduis ainsi le φῦλον de Strabon (IV 4 2) tout en remarquant qursquoilentre dans ce mot moins lrsquoideacutee de race suivant lrsquousage moderne que celle de nationaliteacute raquo (Jullian 1930ap 6)

179 Jullian 1930a p 6180 Frezouls 1983 p 144 Cf supra chapitre II p 53181 Goudineau 1993

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 112

son collegravegue de Berlin 182 Neacuteanmoins sa deacutemonstration emprunte des chemins diffeacuterents etdeacutevoile une conception ideacuteologique de la nation radicalement opposeacutee

Reprenant en partie lrsquoargumentaire de N Fustel de Coulanges C Jullian pense commeson maicirctre que les liberteacutes municipales et lrsquoinstitution du domaine rural ont deacutetermineacutejusqursquoagrave une peacuteriode avanceacutee dans le Moyen Acircge le destin de la Gaule indeacutependamment deschangements de reacutegime qui lui ont eacuteteacute imposeacutes Toutefois totalement conquis par les thegraveses dePaul Vidal de La Blache (1845-1918) dont il a suivi les enseignements de la rue drsquoUlm il estpersuadeacute que lrsquohistorien doit srsquointeacuteresser au cadre naturel dans lequel les individus eacutevoluentDegraves la reacutedaction de Gallia mais plus encore dans les volumes de lrsquoHistoire de la Gaule et sesleccedilons du Collegravege de France il srsquoattache donc agrave eacutetudier les relations de lrsquohomme avec sonenvironnement et agrave montrer combien les conditions de lrsquoappropriation par les Gaulois delaquo leur territoire raquo ont deacutetermineacute en retour certaines de leurs caracteacuteristiques ethniques 183

Cette inteacutegration de lrsquoenvironnement dans lrsquoanalyse historique constitue une ruptureeacutepisteacutemologique forte avec la meacutethode de N Fustel de Coulanges qui repose uniquement surlrsquoeacutetude des textes Ce nrsquoest pas la seule En cherchant lrsquoorigine de la laquo patrie gauloise raquo dans lesmigrations celtiques voire mecircme dans les populations preacutehistoriques 184 crsquoest-agrave-dire bienavant que les institutions isoleacutees par N Fustel de Coulanges nrsquoapparaissent C Jullian construitune entiteacute politique totalement eacutetrangegravere au projet de son maicirctre Celui-ci tentait dereconnaicirctre derriegravere les soubresauts de lrsquohistoire les lois fondamentales qui organisent lessocieacuteteacutes Son point de vue eacutetait essentiellement celui drsquoun historien des institutions pour lequella nation est une construction politique comparativement plus eacutepheacutemegravere Au contraireC Jullian se donne pour objectif de rendre vie agrave cet organisme social en srsquointeacuteressant agrave sacomposition ethnique son attachement au territoire sa culture ses comportements politiqueset sa peacuterenniteacute 185 Cette nation ne trouve pas son origine et son principe essentiel dans lalaquo race raquo notion vivement combattue par C Jullian 186 mais dans une communauteacute depenseacutees drsquoattitudes et finalement de destin

Des habitudes communes voilagrave dans le plus lointain passeacute comme maintenant ce qui montre le plusaux yeux des hommes lrsquoexistence drsquoune nation ce qui la conserve le mieux agrave travers les vicissitudes desanneacutees Jrsquoentends par ce mot drsquolaquo habitudes raquo des choses du corps et des choses de lrsquoacircme des maniegraveresde se vecirctir de se loger de se nourrir de se tenir mecircme des maniegraveres de cultiver la terre de combattre un

182 Cf supra chapitre II p 57183 laquo Lrsquoinfluence du sol est un thegraveme qui vous est familier depuis sept ans que nous travaillons ensemble je ne

redirai donc pas aujourdrsquohui jusqursquoagrave quel point elle peut se montrer dans la conduite ou lrsquoattitude drsquounenation ndash Vous aurez souvent lrsquooccasion ici mecircme de rencontrer chez les Gaulois des maniegraveres de penser desentir et mecircme de recircver qui vous rappelleront les vocirctres agrave vous hommes de France une franche gaieteacute dela confiance un extraordinaire besoin de parler ou drsquoentendre lrsquoinstinct des mœurs sociables le goucirct de lavie aimable et ces sentiments ressemblent tellement aux impressions que fait naicirctre notre sol de France agravelrsquoharmonie de ses lignes agrave lrsquoentente entre ses valleacutees agrave lrsquoeacutepanouissement de ses plaines et agrave la varieacuteteacute de sesmontagnes que certainement lrsquoun vient de lrsquoautre et que lrsquoacircme reflegravete la terre raquo (Jullian 1930b p 187)

184 laquo Mais plus que notre penseacutee le sol de notre pays demeure tributaire des temps neacuteolithiques Je ne dis pascela seulement parce qursquoils ont creacuteeacute nos deux richesses essentielles emblavures et pacircturages parce qursquoils ontfait de nous ce que nous sommes toujours la patrie du bon grain et du pain blanc Je dis cela surtout parceque dans ses lignes vivantes routes carrefours et villages la terre de France diffegravere agrave peine du dessin traceacute agravesa surface par les premiegraveres socieacuteteacutes agricoles raquo (Jullian 1930b p 117) Ce texte reprend la leccedilondrsquoouverture Les origines du sol franccedilais lue par C Jullian au Collegravege de France le 8 deacutecembre 1909

185 laquo Caractegravere semblable en des frontiegraveres immuables alliance devant les dieux et communion sous le nomsacreacute drsquoune megravere que de forces depuis des milliers drsquoanneacutees ont inviteacute les hommes de Gaule et de France agraveformer un mecircme corps politique raquo (Jullian 1930a p 35)

186 laquo Et vous savez bien ce que ce mot de ldquoracerdquo renferme en soi de dangereux Il eacuteveille la penseacutee drsquouneconformation physique agrave laquelle nul nrsquoeacutechappe en naissant drsquohabitudes mateacuterielles que le corps nouscontraint de subir drsquoune ineacuteluctable fataliteacute qui pegravese sur les individus et les socieacuteteacutes Il justifie les haines lescondamnations les aneacuteantissements mecircme raquo (Jullian 1930b p 185)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 113

ennemi et des maniegraveres aussi de croire de penser de parler de recircver un patrimoine indivis de reacutecits demots de gestes drsquoamitieacutes et de craintes 187

En proposant cette deacutefinition C Jullian deacutepasse et enrichit consideacuterablement la conceptionde la nation que les Lumiegraveres avaient limiteacute agrave la sphegravere du politique Ce faisant il assigne agravelrsquohistorien une nouvelle mission en inteacutegrant dans son champ eacutepisteacutemologique ce qursquoil nommeles laquo habitudes raquo et que lrsquoon a appeleacute depuis les laquo mentaliteacutes raquo Ce projet nrsquoest pas sans eacutevoquercelui de J Simonde de Sismondi et de sa laquo science sociale raquo 188 Comme le reconnaicirct lui-mecircmeC Jullian il emprunte une partie de ses meacutethodes et de ses objectifs agrave la discipline qursquoEacutemileDurkheim (1858-1917) constitue au mecircme moment sous le nom de sociologie 189 Lrsquoentreprisede C Jullian srsquoen distingue toutefois par lrsquoextension historique donneacutee aux processus eacutetudieacutes etpar le primat accordeacute aux eacuteleacutements senseacutes assurer la perpeacutetuation de la socieacuteteacute Il faut bienreconnaicirctre que dans bien des cas le systeacutematisme de ce parti pris aboutit agrave ceqursquoEacute Durkheim appelle le laquo feacutetichisme des institutions historiques raquo 190 Cette tendance estdeacutejagrave clairement perceptible dans les travaux de N Fustel de Coulanges Elle est exacerbeacutee danslrsquoœuvre de C Jullian car comme lrsquoa montreacute Cl Nicolet il lui donne une orientationpolitique justifier et ceacuteleacutebrer les fondements ideacuteologiques de la IIIe Reacutepublique 191

Cette attitude explique sans doute lrsquoambivalence de son œuvre Alors que C Jullian nrsquoacesseacute sa vie durant de recueillir drsquoanalyser et de commenter les sources archeacuteologiques dansses Notes et Chroniques gallo-romaines ces donneacutees sont presque absentes de son Histoire de laGaule Au moment drsquoeacutecrire la grande histoire de restituer le destin drsquoun peuple et decomprendre ses caractegraveres profonds C Jullian retrouvant les meacutethodes de son maicirctre ne faitplus confiance qursquoaux textes et lrsquoarcheacuteologie srsquoefface alors derriegravere la laquo compleacutetude desdocuments historiques greacuteco-romains raquo 192 Il srsquoen explique ailleurs en notant que ladocumentation mateacuterielle ne permet pas drsquoappreacutehender les socieacuteteacutes humaines dans toute leurcomplexiteacute 193 Seuls les travaux archeacuteologiques drsquoA Grenier sont reacuteguliegraverement citeacutes etfournissent agrave C Jullian une documentation originale qui lui permet de pallier sur certainspoints le silence des textes Ainsi dans les deux derniers volumes de lrsquoHistoire de la Gaule lescourts deacuteveloppements qursquoil consacre agrave lrsquoeacutevolution de la villa durant le Bas-Empire reposent

187 Lrsquoancienneteacute de lrsquoideacutee de nation leccedilon drsquoouverture du 4 deacutecembre 1912 (Jullian 1930b p 181)188 Cf supra chapitre II p 44189 Les Regravegles de la meacutethode sociologique paraissent en 1895 C Jullian cite agrave plusieurs reprises les travaux

drsquoEacute Durkheim et notamment Les Formes eacuteleacutementaires de la vie religieuse publieacutees en 1912 (Jullian 1930bp 199)

190 laquo Seule en effet [la sociologie] peut apprendre agrave traiter avec respect mais sans feacutetichisme les institutionshistoriques quelles qursquoelles soient en nous faisant sentir ce qursquoelles ont agrave la fois de neacutecessaire et deprovisoire leur force de reacutesistance et leur infinie variabiliteacute raquo (Durhkeim 1987 p 141) De son cocircteacuteC Jullian reprochait agrave la sociologie de regrouper les individus en groupes et en laquo classes raquo et de ne pascomprendre lrsquoessence et le deacuteveloppement historique des patries (Jullian 1931b p 52-53)

191 laquo Fustel en minorant les apports successifs des conquecirctes (romaine et germanique) au profit drsquoune sortedrsquoethnogeacutenegravese de la longue dureacutee qui aboutissait agrave la France meacutedieacutevale avait neacuteanmoins laisseacute face agrave face(comme ses preacutedeacutecesseurs) Germains et Gallo-Romains ou pour tout dire France et Allemagne Eninventant une nation et une patrie beaucoup plus anciennes gauloises ou mecircme preacute-gauloises Jullian opegravereun deacuteplacement qui nrsquoest pas seulement chronologique ou comme il le croyait eacutepisteacutemologique Plus agravelrsquoaise que son maicirctre dans une reacutepublique libeacuterale deacutemocratique et laiumlque il integravegre dans cette nouvellehistoire et tregraves consciemment les fondements ideacuteologiques de cette derniegravere raquo (Nicolet 2003 p 243)

192 Goudineau 1993 p XXII193 laquo Auparavant quand nous nrsquoavions pour nous guider que le travail des mains fragments drsquoobjets ou ruines

drsquoeacutedifices lrsquoeacutetat social et politique des hommes nous avait souvent eacutechappeacute degraves lors que la langue srsquoest faitentendre il nous est venu jusqursquoagrave nous la voix encore puissante de socieacuteteacutes publiques drsquoeacutenergiesorganiseacutees raquo (Jullian 1930b p 165)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 114

essentiellement sur les interpreacutetations formuleacutees par A Grenier dans son eacutetude pionniegravere surles campagnes de la citeacute des Meacutediomatrices 194

Pourtant ce dernier en fidegravele disciple deacuteclare apregraves la mort de son maicirctre que son seulmeacuterite a eacuteteacute de rassembler les ideacutees de C Jullian 195 et de les transposer dans le domaine delrsquoarcheacuteologie Ce sincegravere serment drsquoalleacutegeance cache une grande modestie qui ne saurait faireoublier la part deacutecisive et originale prise par A Grenier dans la renaissance de lrsquoarcheacuteologiegallo-romaine Son œuvre reprend complegravete et deacutepasse celle de son maicirctre dans un dialoguepermanent qui teacutemoigne de la richesse de leur relation scientifique Avant drsquoen rendre compteici il convient de rappeler briegravevement la formation et les premiegraveres anneacutees de la carriegraveredrsquoAlbert Grenier (1878-1961)

A Grenier a suivi lrsquoenseignement de lrsquoEacutecole normale supeacuterieure jusqursquoagrave lrsquoagreacutegation degrammaire Issu drsquoune famille lorraine il est germanophone et srsquointeacuteresse tregraves tocirct agravelrsquoarcheacuteologie gallo-romaine que ses collegravegues allemands pratiquent en Rheacutenanie et dans lesterritoires annexeacutes formant le Reichsland Elsass-Lothringen Nanti drsquoune bourse de lrsquoEacutecolepratique des hautes eacutetudes il participe ainsi aux fouilles de Tregraveves et de plusieurs sites de lareacutegion de Metz 196 Ces expeacuteriences ont profondeacutement marqueacute ses anneacutees drsquoapprentissageElles jouent pour A Grenier le mecircme rocircle que le seacuteminaire de Th Mommsen pour C JullianA Grenier deacutecouvre des meacutethodes de terrains une approche reacutesolument moderne deseacutetablissements gallo-romains et des modes drsquoorganisation de lrsquoarcheacuteologie qui lui servent dereacutefeacuterences pendant toute sa carriegravere Enfin les donneacutees qursquoil collecte agrave cette occasion nourrisseun meacutemoire de lrsquoEacutecole pratique des hautes eacutetudes dont le caractegravere novateur a tout de suite eacuteteacuteperccedilu par C Jullian Reacutealiseacute sous la direction drsquoAntoine Heacuteron de Villefosse (1845-1919) quiest alors directeur drsquoeacutetudes drsquoeacutepigraphie latine et antiquiteacutes romaines ce meacutemoire porte untitre qui reacutesume bien le projet drsquoA Grenier Habitations gauloises et villas latines dans la citeacute desMeacutediomatrices Eacutetude sur le deacuteveloppement de la civilisation gallo-romaine dans une provincegauloise 197

Son ambition est de montrer que lrsquoanalyse des donneacutees archeacuteologiques disponibles sur leseacutetablissements agricoles permet drsquoappreacutehender le mode drsquoappropriation du sol de comprendrela nature et les eacutevolutions de lrsquoeacuteconomie agricole et finalement drsquoappreacutecier les modaliteacutes et ledegreacute drsquoachegravevement de la romanisation des Meacutediomatrices Cet ouvrage de deux cents pagesest agrave la fois un manifeste en faveur du renouvellement des meacutethodes de lrsquoarcheacuteologie ruralegallo-romaine et une illustration brillante des principes eacutenonceacutes par C Jullian en faveur delrsquointeacutegration dans le raisonnement historique des sources archeacuteologiques A Grenier deacutemontrepar lrsquoexemple qursquoil est indispensable de rassembler sur les eacutetablissements agricoles des planscomplets de fouiller soigneusement tous les bacirctiments y compris les plus modestes et depublier la totaliteacute des donneacutees disponibles sur le mateacuteriel et la chronologie Il explique ensuiteque la qualiteacute des synthegraveses tireacutees de ces informations deacutepend directement de la preacutecision et dela rigueur des fouilles et des publications Il souhaite donc agrave demi-mots que ce travail decollecte des sources ne soit pas abandonneacute agrave des chercheurs amateurs deacutepourvus de formationmais confieacute agrave des archeacuteologues professionnels rompus aux techniques modernes drsquoinvestigationet de publication 198 Les objectifs scientifiques qursquoA Grenier fixe agrave lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine ne sont pas fondamentalement diffeacuterents de ceux revendiqueacutes par A de Caumont194 Grenier 1906195 Grenier 1959 p 381196 Gran-Aymerich 2001 p 312-313197 Publieacute en 1906 il constitue le volume ndeg 157 de la Bibliothegraveque de lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes (Sciences

historiques et philologiques)198 laquo On ne saurait laisser disseacutemineacutes et perdus dans les innombrables revues locales les documents preacutecieux

que peuvent ainsi fournir les fouilles raquo (Grenier 1906 p 11)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 115

pregraves drsquoun demi-siegravecle plus tocirct Crsquoest dire combien cette archeacuteologie a peu progresseacute pendanttoute cette peacuteriode

Si A Grenier a choisi la citeacute des Meacutediomatrices comme cadre de son eacutetude crsquoest sans doutepour des raisons personnelles mais surtout parce que dans aucune autre reacutegion franccedilaise ilnrsquoaurait pu disposer de donneacutees archeacuteologiques aussi complegravetes et fiables que celles reacuteunies enLorraine annexeacutee agrave lrsquoinitiative des autoriteacutes du Reich Degraves 1871 en effet la preacutesidencesupeacuterieure impeacuteriale drsquoAlsace-Lorraine deacutecide de recenser systeacutematiquement les monumentshistoriques et les vestiges archeacuteologiques 199 Ce travail aboutit agrave la publication de 1876 agrave1892 sous la direction de F X Kraus drsquoun inventaire en quatre volumes 200 Les mecircmesautoriteacutes demandent par une lettre circulaire dateacutee du 10 aoucirct 1874 agrave leurs repreacutesentants (lesBezirkspraumlsidenten) de veiller agrave la deacuteclaration et agrave la protection des deacutecouvertes archeacuteologiquesAinsi encourageacutees dans leurs actions en faveur du patrimoine historique et archeacuteologique lessocieacuteteacutes savantes produisent une abondante documentation qui en 1901 est reacuteunie agraveStrasbourg et mise agrave la disposition des chercheurs et du public En 1906 un conservateur estchargeacute de coordonner toute cette activiteacute et de srsquoassurer du respect de la reacuteglementation 201Lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine a particuliegraverement profiteacute du deacuteveloppement de ces recherches delrsquoessor sans preacuteceacutedent des socieacuteteacutes archeacuteologiques et du meilleur encadrement scientifique destravaux de terrain Ainsi plusieurs villaelig ont fait lrsquoobjet durant cette peacuteriode de fouillesimportantes et rapidement publieacutees 202 En prenant pour cadre de son meacutemoire la citeacute desMeacutediomatrices A Grenier dispose donc drsquoun corpus qui compte pregraves drsquoune centainedrsquoeacutetablissements dont certains ont beacuteneacuteficieacute de fouilles parfois relativement eacutetendues(Planche 9) Dans aucune autre reacutegion franccedilaise il nrsquoaurait pu reacuteunir des donneacutees aussiabondantes

Par suite son travail peut aussi se comprendre comme un tableau en neacutegatif de lrsquoeacutetat delrsquoarcheacuteologie gallo-romaine franccedilaise et comme une contribution agrave sa reacutenovation On peut lemettre en parallegravele avec le rapport que C Jullian rend au directeur de lrsquoenseignement supeacuterieurapregraves son seacutejour en Allemagne et en Autriche Comme ce dernier A Grenier envisagesysteacutematiquement son activiteacute scientifique dans un cadre plus vaste en srsquoinvestissantpersonnellement en faveur de sa discipline de son enseignement et de son organisationinstitutionnelle Crsquoest drsquoailleurs agrave partir de cette eacutepoque qursquoil place reacutesolument ses pas dansceux de C Jullian en se reacuteclamant de son enseignement bien qursquoil ne lrsquoait jamais suivi 203

Cette filiation est deacutejagrave perceptible dans son meacutemoire de lrsquoEacutecole pratique des hautes eacutetudesAgrave lrsquoinstar de C Jullian A Grenier porte son attention sur les conditions drsquoimplantation deseacutetablissements agricoles des Meacutediomatrices et leurs relations avec lrsquoenvironnement physiqueComme son maicirctre il manifeste la volonteacute de saisir les eacutevolutions de lrsquooccupation de ceterritoire dans la longue dureacutee de la peacuteriode gauloise jusqursquoau Moyen Acircge Pour autant etquoiqursquoil en dise ses meacutethodes et ses perspectives de recherche se distinguent assez nettementde celles de C Jullian A Grenier possegravede tout drsquoabord une grande capaciteacute decompreacutehension des donneacutees archeacuteologiques qursquoil a manifestement acquise sur le terrain latruelle agrave la main Lors de son seacutejour au Palais Farnegravese C Jullian srsquoeacutetait surtout inteacuteresseacute agrave labibliothegraveque de cette institution dans lrsquoespoir drsquoachever rapidement ces deux thegraveses

199 Schnitzler 1998 p 109-111200 Kraus F X Kunst und Alterthum in Elsass-Lothringen Beschreibende Statistik im Auftrage des Kaiserlichen

Oberpraumlsidiums von Elsass-Lothringen Strassburg C F Schmidt 1876-1892 Le volume relatif agrave la Lorrainea eacuteteacute publieacute en 1889

201 Il porte le titre de Kaiserliche Konservator der geschichtlichen Denkmaumller in Elsass-Lothringen (Schnitzler 1998p 110)

202 On peut citer agrave titre drsquoexemple les villaelig de Betting-legraves-Saint-Avold de Rouhling et de Teting-sur-Nied203 Gran-Aymerich 1998 p 322

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 116

A Grenier met agrave profit son passage agrave lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome de 1904 agrave 1907 pourentreprendre des fouilles sur le site de Villanova pregraves de Bologne Agrave partir drsquoargumentsstrictement archeacuteologiques il montre qursquoil existe une rupture nette entre les neacutecropolesvillanovienne et eacutetrusque de ce site infirmant ainsi la theacuteorie eacutemise par W Helbig sur lacontinuiteacute entre ces deux civilisations 204 Son inteacuterecirct pour les meacutethodes de lrsquoarcheacuteologie et lestechniques de fouilles est encore plus manifeste dans les Notes drsquoarcheacuteologie rheacutenane qursquoil reacutedigedans la Revue des eacutetudes anciennes C Jullian avait clairement perccedilu le profit que pouvait tirerlrsquohistorien des donneacutees archeacuteologiques une geacuteneacuteration apregraves A Grenier prend conscienceqursquoil nrsquoest pas toujours suffisant de collecter ces informations et qursquoil est parfois indispensablede les produire On verra dans quelques paragraphes que son exemple a eacuteteacute tregraves peu suivi parses contemporains

En 1906 A Grenier est nommeacute maicirctre de confeacuterences de langue et litteacuterature latine etdrsquoantiquiteacutes nationales agrave la faculteacute des lettres de Nancy Apregraves la guerre sa carriegravere prend untournant deacutecisif En 1919 la reacuteorganisation de lrsquouniversiteacute de Strasbourg le place agrave la tecircte dunouvel institut drsquoantiquiteacutes nationales et rheacutenanes Comme professeur drsquoantiquiteacutes nationaleset rheacutenanes de litteacuterature et histoire romaines il participe agrave lrsquoentreprise de reacutenovationuniversitaire deacutecideacutee par le gouvernement franccedilais Ces collegravegues srsquoappellent Marc Bloch(1886-1944) Lucien Febvre (1878-1956) Charles-Edmond Perrin (1887-1974) et MauriceHalbwachs (1877-1945) Leur mission est de faire agrave Strasbourg mieux que lrsquoAllemagne selonles mots du doyen Chr Pfister qui dirige aussi lrsquoinstitut drsquohistoire drsquoAlsace 205 Doteacutee demoyens consideacuterables et de fonds documentaires exceptionnels animeacutee par des universitairesde grande qualiteacute la faculteacute des lettres est alors un lieu assez unique drsquoexpeacuteriencesintellectuelles novatrices et drsquoeacutechanges entre les disciplines 206 A Grenier y participeactivement en publiant par exemple un substantiel article sur les origines de lrsquoeacuteconomie ruraledans les Annales drsquohistoire eacuteconomique et sociale que viennent de fonder ses collegravegues M Blochet L Febvre 207 A Grenier propose un vaste tableau des conditions drsquoappropriation du soldepuis le neacuteolithique jusqursquoagrave la fin de lrsquoAntiquiteacute Son objectif est double preacutesenter au lecteurdes Annales une synthegravese des donneacutees reacutecentes sur le peuplement ancien de la France etmontrer que lrsquoarcheacuteologie est susceptible de fournir des informations essentielles sur lrsquohistoireeacuteconomique et sociale des socieacuteteacutes du passeacute

Il situe son projet dans la continuiteacute des travaux de C Jullian sur la preacutehistoire et lesterroirs ruraux en soulignant agrave propos de ce deuxiegraveme thegraveme le caractegravere novateur desmeacutethodes exposeacutees par son maicirctre dans ces Notes gallo-romaines de 1926 208 Cette proximiteacuteintellectuelle est drsquoailleurs aussi revendiqueacutee par M Bloch Dans le mecircme volume des Annalesil reacutedige un compte-rendu du premier volume drsquoAu seuil de notre histoire dans lequel il saluelrsquooriginaliteacute de lrsquoenseignement de C Jullian au Collegravege de France et deacuteclare son inteacuterecirct pour leprojet qursquoil poursuit 209

204 Gran-Aymerich 1998 p 322-323205 laquo Il faut qursquoagrave Strasbourg la France fasse mieux que lrsquoAllemagne lrsquohonneur national y est engageacute De la

prospeacuteriteacute de lrsquoUniversiteacute de Strasbourg deacutependra en partie le renom et le rayonnement de la France dans lemonde raquo citeacute par J Craigh dans laquo Maurice Halbwachs agrave Strasbourg raquo Revue franccedilaise de sociologie 201979 p 273-292

206 Dreyfus 1983 p 12207 laquo Aux origines de lrsquoeacuteconomie rurale la conquecircte du sol franccedilais raquo Annales drsquohistoire eacuteconomique et sociale

1930 2 p 26-47208 Notes gallo-romaines CX Lrsquoanalyse des terroirs ruraux (Jullian 1926c)209 laquo Je voudrais simplement marquer en peu de mots par quels traits principaux ces vues sur lrsquohistoire la plus

lointaine de notre pays ndash tregraves larges hardies quelquefois par la force mecircme des choses volontairementconjecturales toujours animeacutees drsquoun grand souffle humain ndash se rattachent aux eacutetudes que nous poursuivonsici raquo (Bloch 1930 p 562)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 117

Pourtant il ne faudrait pas se laisser abuser par ces deacuteclarations Les horizonseacutepisteacutemologiques de M Bloch et drsquoA Grenier ne sont plus ceux de C Jullian Il suffit poursrsquoen convaincre de lire lrsquoarticle posthume que M Bloch consacre aux invasions 210 Alors queC Jullian srsquoemployait agrave prouver la peacuterenniteacute de la laquo patrie gauloise raquo le fondateur des Annalessrsquointeacuteresse aux ruptures qui ont marqueacute lrsquohistoire de la Gaule et aux speacutecificiteacutes de lacivilisation germanique Il explique que seule lrsquoanalyse des structures eacuteconomiques et socialespermet de comprendre la nature profonde de ces changements et de ces dispariteacutes Ainsi iloppose la Gaule du Haut-Empire ouverte sur lrsquoexteacuterieur et profitant largement des bienfaitsdrsquoun espace eacuteconomique unifieacute 211 agrave la Gaule du Bas-Empire menaceacutee drsquoeacuteclatement et delaquo fragmentation raquo par une politique eacuteconomique coercitive et oppressive qui a eu finalementpour conseacutequence de reacuteduire la circulation des biens et drsquoentraver la mobiliteacute sociale 212C Jullian restituait une hypotheacutetique nation gauloise sur la base de critegraveres ethniquesterritoriaux et culturels avant drsquoeacutetudier le conflit politique qui lrsquoa opposeacute agrave laquo lrsquoimpeacuterialismeromain raquo Lrsquoapproche de M Bloch est en quelque sorte laquo deacutesacraliseacutee raquo Elle srsquointeacuteresseessentiellement agrave des structures eacuteconomiques et sociales et tente drsquoen saisir les caracteacuteristiquesspeacutecifiques les eacutevolutions les relations et les inimitieacutes La civilisation meacutedieacutevale apparaicirct ainsipour M Bloch comme le reacutesultat de la fusion entre les systegravemes sociaux de la Gaule et de laGermanie de la fin de lrsquoAntiquiteacute 213 On mesure combien cette hypothegravese par sonargumentaire et sa conclusion est en rupture avec le projet poursuivi par C Jullian Lrsquoideacutee quela France meacutedieacutevale puisse trouver son origine dans la reacutesorption du conflit entre deux nationsantagonistes devait lui ecirctre absolument eacutetrangegravere Sa formulation marque a fortiori lrsquoabandonde la thegravese fusteacutelienne

Lrsquooriginaliteacute des perspectives de recherche drsquoA Grenier est plus difficile agrave eacutetablir car enpremiegravere analyse ses travaux semblent aboutir agrave des propositions geacuteneacuterales tregraves proches decelles de C Jullian Pour la discerner clairement il faut preacutealablement caracteacuteriser en quelqueslignes neacutecessairement trop rapides la penseacutee sociale et eacuteconomique de C Jullian telle qursquoil ladeacutevoile dans ses leccedilons drsquoouverture du Collegravege de France Rejetant absolument les conceptsclassiques de lrsquoanalyse eacuteconomique C Jullian deacutenonce dans ces textes lrsquoapproche mateacuterialisteet chreacutematistique du travail Pour lui avant toute chose lrsquoexercice drsquoun meacutetier a une fonctionspirituelle et sociale 214 Il impose agrave lrsquohomme de la discipline de la volonteacute de lrsquointelligence etlui apporte le bonheur du devoir accompli et la joie de la laquo belle ouvrage raquo 215 Le travail estaussi une faccedilon drsquoapporter une contribution agrave lrsquoessor de la socieacuteteacute en offrant agrave autrui desservices qursquoil ne peut se procurer 216 On peut donc le concevoir comme une forme drsquoeacutechange

210 laquo Une mise au point les invasions raquo Annales drsquohistoire sociale 1945 1 p 33-46 et 2 p 13-28211 laquo Ce qui faisait lrsquouniteacute profonde du monde eacuteconomique romain ce nrsquoeacutetait pas seulement sa soumission agrave une

mecircme domination politique crsquoeacutetait surtout la vie de relations extrecircmement active qui en liait les diffeacuterentesparties et nouait entre elles de fortes interdeacutependances raquo ibid (Bloch 1983 p 110)

212 Bloch 1983 p 114213 laquo Ainsi la civilisation meacutedieacutevale naquit dans la douleur de la fusion de deux civilisations jadis antitheacutetiques

et ndash ce qui explique bien des traits du deacuteveloppement ulteacuterieur ndash parvenues chacune de son cocircteacute agrave desdegreacutes drsquoeacutevolution fort ineacutegaux raquo (Bloch 1983 p 114)

214 laquo Car le travail est une neacutecessiteacute ndash Je ne dis pas une neacutecessiteacute mateacuterielle envers soi-mecircme Crsquoest ravaler letravail rabaisser le meacutetier ou la profession que drsquoy voir une maniegravere de soutenir sa vie disons le mot degagner de lrsquoargent Que lrsquoargent le gain le salaire soient indispensables agrave lrsquoexercice drsquoune profession cela vade soi lrsquohomme de meacutetier a droit agrave une reacutemuneacuteration en eacutechange de ce qursquoil fournit Mais ce salaire siimportant soit-il dans la vie drsquoun travailleur nrsquoest qursquoun regraveglement de circonstance une modaliteacute drsquoeacutechangedans lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de la socieacuteteacute La veacuteritable signification de lrsquoacte de travail apparaicirct degraves qursquoonexamine son rapport avec lrsquoensemble des actes humains degraves qursquoon regarde lrsquohomme au travail au milieu de lanation ndash Et je dis que le travail est une neacutecessiteacute sociale un devoir envers la patrie raquo Leccedilon drsquoouverture du1er deacutecembre 1920 LrsquoAcircge du fer la vie de meacutetier et la loi morale du travail (Jullian 1931a p 185-186)

215 Ibid (Jullian 1931a p 183)216 laquo Lrsquohumaniteacute a besoin de bleacute pour se nourrir de charbon pour se chauffer de science pour srsquoinstruire vous

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 118

et de chariteacute 217 Au nom de ces principes C Jullian deacutefend une conception de la socieacuteteacute danslaquelle chacun agrave sa place participe agrave lrsquoeffort commun dans le respect des autres Cetteharmonie sociale impose le respect drsquoun eacutequilibre entre les laquo classes raquo mecircme si C Jullianreconnaicirct avec Fr Guizot et Au Thierry le rocircle dirigeant de la bourgeoisie 218 Pour satisfairecet ideacuteal et neutraliser les antagonismes entre les groupes vivant sur le mecircme sol il faut donneraux hommes un ideacuteal supeacuterieur qui leur permette de se rassembler de se deacutepasser et drsquoaccepterune autoriteacute et des regravegles communes Pour C Jullian cette hypostase ne peut ecirctre que lapatrie

Gardons la patrie comme la maniegravere divine drsquoassocier les hommes de les exciter au travail de rehausserleur meacutetier Qursquoelle soit pour eux la force maicirctresse qui inspire leurs volonteacutes et qui dirige leurs tacircchesGardons la patrie Par elle riches et pauvres sont associeacutes la liberteacute est eacutegale pour tous le pouvoirnrsquoappartient ni agrave lrsquoatelier ni agrave lrsquoautel ni agrave lrsquoeacutepeacutee mais agrave la loi et lrsquohomme qui travaille rend service agrave tousses fregraveres drsquoalliance 219

C Jullian se reacuteclame des ideacutees de Jean-Baptiste Godin (1817-1888) 220 fondateur duFamilistegravere de Guise et disciple de Ch Fourier Il est vrai que la Gaule ou la France telles quese les imagine C Jullian ont toutes les apparences drsquoun immense phalanstegravere

Cependant lrsquoapologie drsquoune socieacuteteacute reacutegie par drsquoautres lois que celle de lrsquoeacuteconomielaquo classique raquo lrsquoimportance accordeacutee agrave la laquo classe moyenne raquo et agrave lrsquoharmonie sociale ladeacutenonciation de la ploutocratie industrielle 221 et du cosmopolitisme financier qui asserviraientles Eacutetats 222 et le rocircle donneacutee agrave la nation sont autant de thegravemes qui eacutevoquent les thegravesesdeacuteveloppeacutees par J Simonde de Sismondi Fr List et lrsquoeacutecole historique allemande drsquoeacuteconomieDe plus la mystique de la patrie qui anime C Jullian rappelle davantage le rocircle deacutevolu agrave lrsquoEacutetatchez les penseurs allemands que les Solutions Sociales de J-B Godin qui traitentessentiellement de la reacutepartition de la richesse et de lrsquoorganisation du travail 223 Il nrsquoest doncpas surprenant que la deacutenonciation par C Jullian des effets neacutegatifs de lrsquoimpeacuterialisme romainsur lrsquoeacuteconomie de la Gaule rejoigne les conclusions deacutejagrave citeacutees de la plupart des chercheurs delrsquoeacutecole historique allemande aneacuteantissement de la laquo classe moyenne raquo et de la petite proprieacuteteacuteconcentration de la richesse entre quelques mains disparition des institutions municipalescaractegravere oppresseur et bureaucratique de lrsquoadministration impeacuteriale C Jullian admet avec ses

qui de par vos forces vos faculteacutes votre eacuteducation pouvez donner agrave lrsquohumaniteacute du bleacute du charbon de lascience vous nrsquoavez pas le droit de le lui refuser Le meacutetier pour chacun de nous crsquoest notre maniegravere propreet individuelle drsquoecirctre un homme et de rendre des services drsquohomme dans la socieacuteteacute humaine raquo Ibid (Jullian1931a p 186)

217 laquo Notre christianisme lui aussi a admirablement montreacute le bien moral que le travail apportait au monde etqursquoagrave vrai dire il eacutetait une forme de la chariteacute de la bienfaisance de lrsquoamour du prochain et par lagrave mecircme delrsquoamour de Dieu [hellip] raquo Ibid (Jullian 1931a p 187)

218 laquo Lrsquoeacuteveacutenement social le plus heureux dans lrsquohistoire de France est la formation de la classe moyenne disonsmieux des situations moyennes petite bourgeoisie de commerccedilants de proprieacutetaires drsquointellectuels et il afallu des siegravecles pour la fonder et crsquoest gracircce agrave la lenteur de sa croissance que cette bourgeoisie a sur notresol de si profondes racines qursquoelle est devenue le salut et la santeacute de la France et que son autoriteacutevictorieuse et bienfaisante vient de srsquoimposer au monde raquo Ibid (Jullian 1931a p 202)

219 Ibid (Jullian 1931a p 206)220 C Jullian a rencontreacute J-B Godin en 1879 et en 1880 chez Charles Fauvety Ibid (Jullian 1931a p 198

note 3) Ch Fauvety (1813-1894) que C Jullian appelle laquo mon parent et maicirctre raquo a eacuteteacute en autres choseslrsquoadministrateur du Peuple de P-J Proudhon et le fondateur de deux autres journaux la Solidariteacute et laReligion laiumlque organe de reacutegeacuteneacuteration sociale Il est aussi lrsquoauteur de la Philosophie maccedilonnique cateacutechisme agravelrsquousage des aspirants agrave lrsquoinitiation Paris Librairie de la Vie morale 1862

221 Question drsquoEmpires leccedilon drsquoouverture du 6 deacutecembre 1922 (Jullian 1931a p 261)222 LrsquoAcircge du fer la vie de meacutetier et la loi morale du travail (Jullian 1931a p 200)223 Solutions Sociales Paris-Bruxelles Le Chevalier-Guillaumin 1871

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 119

collegravegues allemands 224 que lrsquoEmpire romain une fois disparu a laisseacute derriegravere lui une Gauleexsangue videacutee de ses ressources morales et humaines qui a accueilli Clovis et Theacuteodoric enlibeacuterateurs 225 Il considegravere donc que lrsquointeacutegration de la Gaule dans lrsquoEmpire ne lui a pasprofiteacute et a au contraire entraveacute son deacuteveloppement eacuteconomique et contrarieacute son essornaturel 226

Ainsi rapidement esquisseacutees les ideacutees eacuteconomiques de C Jullian apparaissent comme uneeacutetonnante synthegravese drsquoideacutees puiseacutees dans la doctrine sociale de lrsquoEacuteglise le fourieacuterisme et ladeacutenonciation virulente des scheacutemas de la theacuteorie laquo classique raquo Lrsquoanalyse eacuteconomiquedeacuteveloppeacutee par A Grenier est agrave la fois plus classique moins partisane et plus pragmatique Sonarticle de 1930 teacutemoigne bien dans ce domaine de lrsquoindeacutependance de sa penseacutee par rapport agravecelle de son maicirctre Il lrsquoa reacutesume en une phrase qui marque bien le tournant original pris parses travaux de maturiteacute laquo La civilisation consiste en effet dans lrsquoeffort constant pour eacuteleverpar une ameacutelioration continue les ressources au niveau des besoins raquo 227 Il est difficile de nepas consideacuterer cette formule comme une appropriation par A Grenier des principes qui sont agravela base de la theacuteorie eacuteconomique eacutelaboreacutee par A Smith et compleacuteteacutee par J-B Say 228 Il pensecomme eux que le deacuteveloppement eacuteconomique est un processus quasi darwinien qui reposeessentiellement sur la volonteacute irreacutepressible des individus et des socieacuteteacutes de srsquoenrichir toujoursdrsquoavantage

Dans lrsquoœuvre drsquoA Grenier cette deacuteclaration semble constituer lrsquoaboutissement drsquounelongue reacuteflexion personnelle sur la faccedilon drsquoappreacutehender les faits eacuteconomiques pour eacutecrirelrsquohistoire de la Gaule Cet inteacuterecirct pour lrsquohistoire eacuteconomique est deacutejagrave tregraves sensible dans sonmeacutemoire de 1906 Il nrsquoa pu ecirctre que renforceacute au contact des fondateurs des Annales et conforteacutepar les essais de porteacutee plus geacuteneacuterale publieacutes par Jules Toutain 229 (1865-1961) et HenriSeacutee 230 (1864-1936) agrave peu pregraves agrave la mecircme peacuteriode Aux yeux de L Febvre A Grenierapparaicirct comme lrsquoun des rares historiens de lrsquoAntiquiteacute agrave collecter des donneacutees sur lrsquoeacuteconomieet agrave les interpreacuteter dans lrsquoesprit des animateurs des Annales 231 Comme eux A Grenier se tientagrave lrsquoeacutecart des deacutebats theacuteoriques qui opposent les historiens allemands et ne participe pas auxcontroverses sur lrsquointerpreacutetation marxiste de lrsquohistoire 232

Est-ce pour cette raison que Tenney Frank (1876-1939) lui confie le soin de reacutediger lechapitre consacreacute agrave lrsquoeacuteconomie de la Gaule dans la collection 233 de cinq volumes qursquoil dirige

224 Cf supra chapitre II p 55225 laquo Tout ce monde malheureux ne veut plus de cet Empire qui a fait son malheur et qui pour lrsquoen tirer nrsquoa

plus de chefs plus de lois plus de soldats plus de volonteacute Viennent les rois barbares le Goth Theacuteodoric oule Franc Clovis on les accueillera comme des sauveurs raquo La faillite drsquoun reacutegime (Jullian 1931b p 164)

226 Question drsquoEmpires (Jullian 1931a p 264)227 Grenier 1930 p 30228 Cf supra chapitre I p 13229 Lrsquoeacuteconomie antique Paris La renaissance du livre 1927230 Esquisse drsquoune histoire eacuteconomique et sociale de la France depuis les origines jusqursquoagrave la guerre mondiale Paris

F Alcan 1929231 L Febvre publie dans les Annales un compte rendu eacutelogieux du premier volume du Manuel drsquoarcheacuteologie

gallo-romaine qui porte le titre reacuteveacutelateur suivant Archeacuteologie gallo-romaine eacuteconomie antique Il souligne laconvergence de meacutethodes et drsquoobjectifs entre les travaux drsquoA Grenier et le projet des Annales laquo En ce quinous concerne speacutecialement ici sachons que nous y pouvons trouver une mine de renseignements utiles surdes dizaines de sujets qui touchent et tregraves intimement agrave lrsquohistoire et agrave la conception mecircme de lrsquoeacuteconomieantique raquo (Febvre 1933 p 508)

232 En Italie au tout deacutebut du XXe s B Croce E Ciccotti et G Savioli ont eacuteteacute les premiers agrave transposer agravelrsquoeacuteconomie antique les concepts du marxisme En France H Seacutee est lrsquoun des premiers historiens agrave discuterdes problegravemes theacuteoriques poseacutes par lrsquoanalyse marxiste de lrsquohistoire Il publie notamment Mateacuterialismehistorique et interpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire Paris 1927

233 T Frank An economic survey of ancient Rome en cinq volumes et un index Baltimore The Johns Hopkins

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 120

Toujours est-il que seul franccedilais parmi une eacutequipe essentiellement composeacutee drsquohistoriensanglo-saxons A Grenier semble partager lrsquoessentiel des principes meacutethodologiques mis enœuvre par ses collegravegues dans ce travail collectif Leur objectif commun est de reacuteunir lesdonneacutees disponibles sur lrsquoeacuteconomie de plusieurs civilisations de lrsquoAntiquiteacute et de les interpreacuteteren dehors de toute theacuteorie deacutefinie a priori eacutetant entendu que les paradigmes smithiens neconstituent pas un systegraveme mais les reacutefeacuterences naturelles de toutes reacuteflexions sur lrsquoeacuteconomieA Grenier encore plus modeste deacutecrit son entreprise comme un simple inventaire des faitseacuteconomiques rassembleacutes par C Jullian dans son Histoire de la Gaule 234

Sa synthegravese de presque trois cents pages montre toute le contraire En effet A Grenierreprend nombre des conclusions de C Jullian mais selon des perspectives qui ne sont pluscelles de son maicirctre comme cela a deacutejagrave eacuteteacute montreacute agrave propos de son article des Annales Deplus il met agrave profit une grande masse drsquoinformations archeacuteologiques qursquoil a recueillies lors delrsquoeacutelaboration des premiers volumes du Manuel drsquoarcheacuteologie gallo-romaine parus quelquesanneacutees plus tocirct 235 Tout cela donne agrave sa contribution une dimension tout agrave fait exceptionnelleet elle demeure lrsquounique tentative de ce genre dans lrsquohistoriographie franccedilaise car aucunchercheur avant lui et apregraves lui nrsquoa reacuteuni dans un mecircme texte autant de donneacutees surlrsquoeacuteconomie de la Gaule

En ce qui concerne plus directement le sujet du preacutesent meacutemoire la lecture de lacontribution drsquoA Grenier permet drsquoappreacutecier son rocircle deacutecisif dans la formation du corps dedoctrine de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine qui a servi de base aux deacuteveloppements de cettediscipline jusque dans les anneacutees 1980 Il est mecircme possible de montrer que plusieurs desconcepts geacuteneacuteraux et des meacutethodes drsquoanalyse deacutefinis par A Grenier sont encore utiliseacutesaujourdrsquohui par de nombreux archeacuteologues sans qursquoils aient toujours pleinement consciencede leur origine et de leur cheminement jusqursquoagrave eux Les paragraphes qui suivent ont pourobjet de caracteacuteriser les grands traits de ce systegraveme de penseacutee en essayant de deacuteterminer sessimilitudes et ses divergences avec les travaux de N Fustel de Coulanges et de C Jullian

En premiegravere lecture les textes drsquoA Grenier comme ceux de C Jullian semblentparfaitement srsquoinscrire dans le scheacutema fusteacutelien de la preacutepondeacuterance et de la permanence dudomaine gallo-romain Il ne fait pas de doute pour lui que la villa gallo-romaine est lrsquoheacuteritiegraveredes aeligdificia deacutecrits par Ceacutesar 236 En archeacuteologue A Grenier preacutecise toutefois que la villa est lereacutesultat drsquoun long processus de transformation des aeligdificia et cite lrsquoexemple de celle de Mayenpour laquelle il a eacuteteacute possible drsquoen suivre archeacuteologiquement toutes les eacutetapes 237 Il note aussique dans certaines reacutegions selon des proportions variables il existe des fermes gauloises quinrsquoont pas connu la mecircme eacutevolution Elles forment alors un mode drsquooccupation des solscompleacutementaire de celui de la villa Il estime toutefois que ces fermes ont peu apregraves laconquecircte progressivement disparu laissant la place agrave drsquoauthentiques villaelig gallo-romaines 238La genegravese de la villa est donc pour A Grenier un processus qui nrsquoest pas homogegravene Enadmettant que toutes les fermes gauloises ne se sont pas transformeacutees en villaelig gallo-romaines et

Press 1933-1940234 Grenier 1959 p 381235 Archeacuteologie gallo-romaine Premiegravere partie Geacuteneacuteraliteacutes travaux militaires (1931) Deuxiegraveme partie

lrsquoarcheacuteologie des sols (1934)236 laquo Les domaines ainsi constitueacutes en Gaule au deacutebut de lrsquoeacutepoque romaine reproduisaient sans doute en

majeure partie ceux de lrsquoaristocratie celtique La conquecircte romaine nrsquoa deacutetermineacute en Gaule aucunereacutevolution sociale Crsquoest sur les equites dont Ceacutesar nous disait la puissance que srsquoest appuyeacute le nouveaureacutegime Dans leurs domaines ruraux ces nobles ont conserveacute leurs clients comme colons raquo (Grenier 1959p 495)

237 Grenier 1934 p 783-784238 Grenier 1906 p 193

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 121

en reconnaissant qursquoil ait pu exister une forme drsquoantagonisme entre ces deux typesdrsquoexploitation agricole A Grenier propose une interpreacutetation qui rend compte de la diversiteacutedes donneacutees archeacuteologiques dont il dispose Ce faisant il ne peut eacuteviter de produire desarguments difficilement compatibles avec la thegravese fusteacutelienne de la continuiteacute qursquoil revendiquepourtant comme le cadre de ses travaux 239 On verra par la suite que son appreacuteciation desmodaliteacutes de la laquo romanisation raquo lrsquoeacuteloigne encore plus radicalement des scheacutemas mis en placepar N Fustel de Coulanges

Drsquoautres passages des textes drsquoA Grenier fournissent des exemples de divergences de cetype Ainsi agrave propos de lrsquoorganisation du fundus et de la villa il reprend agrave son compte etcommente longuement les conclusions de N Fustel de Coulanges 240 Agrave la suite deC Jullian 241 il pense que le fundus est un organisme eacuteconomique relativement autonomeexploiteacute agrave lrsquoaide drsquoune main-drsquoœuvre servile abondante et occupeacute par une centaine drsquoindividusselon le modegravele de la villa de Chiragan deacutejagrave eacutetudieacute ici Reprenant lrsquoexpression choisie parC Jullian 242 il deacutecrit le bacirctiment reacutesidentiel comme une sorte de laquo petit chacircteau raquo autourduquel se masse les logements des colons 243 Il ne doute pas que le fundus prolonge sonexistence jusqursquoagrave la fin de lrsquoAntiquiteacute 244 et que son ressort territorial constitue lrsquoassise de laparoisse meacutedieacutevale lrsquoeacuteglise ne faisant finalement que remplacer la villa 245

Pourtant lrsquoanalyse des donneacutees archeacuteologiques lrsquooblige agrave reconnaicirctre que de nombreuxeacutetablissements gallo-romains fouilleacutes ou trouveacutes en prospection ne suivent pas cette eacutevolutionIl propose donc de distinguer la villa urbana de la villa rustica 246 La villa rustica correspondselon lui agrave des petites et moyennes proprieacuteteacutes exploiteacutees par une famille agrave lrsquoaide drsquoesclavesCrsquoest la villa de Caton et de Varron La villa urbana est quant agrave elle caracteacuteriseacutee parlrsquoimportance de son bacirctiment reacutesidentiel Elle dispose drsquoun fundus de grande taille qui estprincipalement mis en valeur par des colons Dans son meacutemoire de 1906 A Grenier expliqueque dans la citeacute des Meacutediomatrices les grandes villaelig urbanaelig apparaissent agrave la fin du IIIe s surles ruines des villaelig rusticaelig La villa de Saint-Ulrich est dans cette reacutegion lrsquounique exempledrsquoun eacutetablissement de ce type fondeacute durant le Haut-Empire La villa urbana doit donc sonexistence et son deacuteveloppement agrave deux eacuteveacutenements politiques fondamentaux les invasions dela fin du IIIe s et la renaissance constantinienne 247

Tregraves affaiblies par la crise eacuteconomique qui touche la Gaule depuis environ le regravegne deMarc-Auregravele les villaelig rusticaelig nrsquoont pas reacutesisteacute aux invasions de 275 Apregraves la restauration delrsquoEmpire un nouveau mode drsquoexploitation du sol se met en place Il repose sur les villaeligurbanaelig ce sont de vastes exploitations occupeacutees par des aristocrates ayant fui les villes Elles

239 laquo Les domaines ainsi constitueacutes en Gaule au deacutebut de lrsquoeacutepoque romaine reproduisaient sans doute enmajeure partie ceux de lrsquoaristocratie celtique La conquecircte romaine nrsquoa deacutetermineacute en Gaule aucunereacutevolution sociale Crsquoest sur les equites dont Ceacutesar nous disait la puissance que srsquoest appuyeacute le nouveaureacutegime Dans leurs domaines ruraux ces nobles ont conserveacute leurs clients comme colons raquo (Grenier 1959p 495)

240 Grenier 1934 p 884-888 914241 laquo Chacun de ces domaines villa avait sa vie propre il formait presque un petit Eacutetat raquo (Jullian 1892

p 121)242 laquo Tous ces grands domaines ont leur histoire et cette histoire dure encore La plupart de nos villages se sont

formeacutes autour de ces chacircteaux drsquoailleurs avec leur nombreuse population drsquoesclaves occupeacutes aux meacutetiers lesplus divers la villa eacutetait deacutejagrave un veacuteritable village raquo (Jullian 1892 p 123) Cf aussi Jullian 1924 p 378

243 Grenier 1930 p 43244 laquo Consideacutereacute dans sa permanence et dans son histoire le fundus apparaicirct comme la cellule primordiale de la

vie agricole agrave travers les acircges raquo (Grenier 1934 p 940)245 Grenier 1934 p 940246 Grenier 1906 p 59247 Grenier 1906 p 179

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 122

sont mises en valeur par des colons occupant de nouveaux sites ou les rares villaelig rusticaelig encoredebout Dans la plupart des cas les logements de ces colons forment de veacuteritables hameauxautour de la villa Ces fundi constituent des ensembles eacuteconomiquement autonomes danslesquels le proprieacutetaire megravene une vie fastueuse Ces villaelig sont agrave leur tour deacutetruites lors desinvasions de la deuxiegraveme moitieacute du IVe s 248 mais les habitats qui leur eacutetaient associeacutessubsistent pour former les villages meacutedieacutevaux 249 Ce regroupement de la population rurale estrenforceacute par lrsquoarriveacutee de migrants germaniques qui srsquoinstallent selon des modaliteacutessimilaires 250 Dans sa contribution agrave lrsquoouvrage dirigeacute par T Frank A Grenier reprend cescheacutema eacutevolutif mais en lrsquoappliquant agrave toute la Gaule 251

Les multiples reacutefeacuterences aux travaux de N Fustel de Coulanges et les longues citations delrsquoHistoire des institutions politiques de lrsquoancienne France ne parviennent pas agrave masquerlrsquoessentiel le scheacutema historique et archeacuteologique mis en place par A Grenier agrave propos de lavilla gallo-romaine est en rupture avec lrsquoheacuteritage fusteacutelien A Grenier malgreacute toute sa bonnevolonteacute ne retrouve pas le domaine de N Fustel de Coulanges dans les donneacuteesarcheacuteologiques Pour lui la villa gallo-romaine est tout drsquoabord indissociable drsquoun modedrsquoexploitation de la terre introduit en Gaule par ses conqueacuterants Mecircme posseacutedeacutee par lesaristocrates gaulois ou leurs descendants elle marque lrsquoarriveacutee en Gaule de maniegraveres deconstruire de produire et de vivre typiquement romaines Lrsquoapparition des villaelig constitue doncune cassure dans lrsquoeacutevolution de lrsquoeacuteconomie agraire de la Gaule et A Grenier la deacutecrit mecircmecomme une laquo seconde conquecircte raquo 252 Ensuite sa dureacutee de vie est limiteacutee elle disparaicirct vers lafin du IIIe s pour ecirctre remplaceacutee par des eacutetablissements au fonctionnement eacuteconomiqueprofondeacutement diffeacuterent Enfin ces nouvelles villaelig sont deacutetruites agrave leur tour apregraves agrave peine unsiegravecle drsquoexistence

N Fustel de Coulanges concevait le domaine gallo-romain comme une institution stable etrelativement insensible aux changements politiques A Grenier scinde la villa en deux entiteacutesquasiment indeacutependantes la villa rustica qui est le produit de la romanisation et la villaurbana qui doit son existence agrave la situation eacuteconomique sociale et politique de la Gaule agrave lafin du IIIe s Certes la villa urbana drsquoA Grenier emprunte la plupart de ses traits agrave la villa telleque N Fustel de Coulanges la conccediloit dans sa phase tardive De plus reposant essentiellementsur un corpus de donneacutees archeacuteologiques les observations drsquoA Grenier preacutesententneacutecessairement des discordances avec le scheacutema historique fusteacutelien deacuteduit drsquoune analyse desinstitutions Neacuteanmoins on peut montrer que la distinction introduite par A Grenier entre lavilla du Haut-Empire et celle du Bas-Empire deacutecoule fondamentalement drsquoune perception delrsquohistoire de la Gaule en deacutesaccord avec celle de N Fustel de Coulanges En effet A Grenierappreacutehende la conquecircte les invasions de la fin du IIIe s et celles du Ve s comme deseacuteveacutenements deacuteterminants qui sanctionnent la fin drsquoun systegraveme eacuteconomique et marquent ledeacutebut drsquoun nouveau cycle de deacuteveloppement La parenthegravese fusteacutelienne est donc refermeacutee et lavision historique drsquoA Grenier renoue avec les thegravemes classiques de lrsquohistoire de la Gaule Sonargumentaire sur la crise des campagnes du IIIe s la disparition de la petite proprieacuteteacute le

248 laquo Les deux invasions de 275 et de 350 marquent donc le commencement et la fin de lrsquoexistence des villasurbaines dans la citeacute des Meacutediomatrices raquo (Grenier 1906 p 179)

249 laquo Si la plupart des villages modernes portent aussi le nom drsquoun domaine ancien crsquoest qursquoils remontent agrave ungroupement de colons constitueacute autour de quelque villa Que cette villa ait eacuteteacute construite agrave lrsquoeacutepoqueromaine ou qursquoelle soit de date posteacuterieure il est impossible de le deacuteterminer Ce qursquoil y a de certain crsquoestque lrsquoorganisation mecircme du systegraveme de colonisation auquel les villages actuels doivent leur origine remontebien agrave lrsquoeacutepoque gallo-romaine raquo (Grenier 1906 p 188-189) laquo Nos villages furent donc agrave lrsquoorigine des villaeligrusticaelig groupeacutees aupregraves drsquoune villa urbana sur un fundus qui en deacutependait raquo (Grenier 1917 884)

250 Grenier 1930 p 43251 Grenier 1959 p 496252 Grenier 1906 p 13

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 123

deacuteveloppement du colonat et la corruption des eacutelites gauloises reprend lrsquoessentiel des poncifs delrsquohistoriographie classique justement combattus par N Fustel de Coulanges Il est importantde comprendre que ce retour apparent drsquoA Grenier agrave la tradition srsquoappuie en partie sur lestravaux de C Jullian

Tregraves reacuteserveacute sur les bienfaits veacuteritables de la conquecircte C Jullian voulait toutefois bienadmettre que Rome avait au moins apporteacute agrave la Gaule les deacuteboucheacutes commerciaux essentiels agraveson deacuteveloppement 253 De mecircme excluant tout perfectionnement de lrsquoagriculture gauloisependant la pax romana il reconnaissait au systegraveme politique impeacuterial le meacuterite drsquouneprotection efficace de la petite et de la moyenne proprieacuteteacute 254 Les effets conjugueacutes de la crisede lrsquoEmpire et des invasions de la fin du IIIe s annihilent selon lui ces beacuteneacutefices et plongent laGaule dans une profonde deacutetresse Ainsi C Jullian dresse un tableau apocalyptique de lasituation des campagnes gauloises de la fin du IIIe s

La Gaule semble par endroits nrsquoecirctre plus qursquoun terrain vague une surface sans maicirctre et sans vie uneterre de cauchemar steacuterile deacutefonceacutee drsquoorniegraveres couverte de deacutebris ougrave disparaissent les lignes desanciennes cultures et les contours traditionnels des lieux habiteacutes 255

Cette appreacuteciation tregraves pessimiste de C Jullian sur les conseacutequences de la laquo crise du IIIe s raquoa fortement influenceacute lrsquohistoriographie franccedilaise Elle est reprise agrave la mecircme eacutepoque dans destermes agrave peu pregraves similaires par F Lot 256 On connaicirct son succegraves jusqursquoagrave nos jours DanslrsquoHistoire de la Gaule C Jullian conforte ses principales assertions par des reacutefeacuterences agrave dessources eacutecrites qursquoil mentionne ou cite dans les notes Il est piquant de relever que dans lespassages consacreacutes agrave la ruine des campagnes gauloises son appareil critique se limite agrave desformules aussi vagues que laquo Supposeacute drsquoapregraves la vraisemblance raquo ou laquo Supposeacute drsquoapregraveslrsquoensemble des faits raquo 257 De faccedilon tout agrave fait exceptionnelle dans lrsquoHistoire de la GauleC Jullian utilise largement dans ce chapitre les donneacutees archeacuteologiques collecteacutees parA Grenier dans son meacutemoire sur la citeacute des Meacutediomatrices Il accepte facilement cesconclusions sur la disparition des villaelig rusticaelig et leur remplacement par les villaelig urbanaelig Ildeacutecrit les proprieacutetaires de ces derniegraveres comme de veacuteritables laquo chacirctelains raquo qui ont profiteacute desdeacutesordres politiques du moment pour accroicirctre leurs biens aux deacutepens de la petiteproprieacuteteacute 258 Il pense que ces fundi sont diviseacutes en de multiples tenures et que leursproprieacutetaires megravenent une vie oisive qui est responsable de la ruine de la campagne franccedilaisejusqursquoau XIe s 259 Sa vision tregraves sombre de lrsquoeacutetat de la Gaule agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute lui estinspireacutee par le jugement finalement neacutegatif qursquoil porte sur le bilan de la romanisation Commeon lrsquoa vu plus haut C Jullian considegravere de faccedilon globale que laquo lrsquoimpeacuterialisme romain raquo aeacutetouffeacute et retardeacute de plusieurs siegravecles le deacuteveloppement de la laquo patrie gauloise raquo

A Grenier nrsquoest pas loin de partager totalement cette critique 260 mecircme si sonraisonnement reacuteserve une plus grande place agrave lrsquoanalyse eacuteconomique

253 Jullian 1920 p 176254 Jullian 1920 p 363255 Jullian 1926a p 14256 La Fin du monde antique et le deacutebut du moyen acircge Paris la Renaissance du livre 1927257 Jullian 1926a p 15 notes 6 et 10258 Jullian 1926b p 142259 laquo Jusqursquoau onziegraveme siegravecle jusqursquoagrave lrsquoeacuteveil deacutefinitif de lrsquoactiviteacute franccedilaise le sol de notre pays montrera dans ses

landes ses marais ses espaces en friche ses fermes en ruines les plaies faites par les erreurs et les sottises dureacutegime impeacuterial raquo (Jullian 1926b p 189-190)

260 laquo Il nrsquoen semble pas moins vrai que la chute de lrsquoEmpire romain ramegravene la Gaule pour un milleacutenaire agrave uneacutetat fort voisin de celui qui eacutetait le sien avant la conquecircte romaine raquo (Grenier 1959 p 643)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 124

La politique romaine visant agrave imposer agrave la Gaule une vie de paix et de travail a donneacute lrsquoessor agrave saprospeacuteriteacute eacuteconomique Elle rattacha la province au monde meacutediterraneacuteen qursquoelle dominait luiprocurant le beacuteneacutefice de lrsquoexpeacuterience industrielle acquise depuis des siegravecles par la civilisation greacuteco-romaine et ouvrant agrave son activiteacute lrsquoensemble du monde civiliseacute La richesse srsquoaccrut en Gaule diffusantdans tout le pays le bien-ecirctre et la civilisation mais y introduisant en mecircme temps la deacutenataliteacute dontsouffraient la Gregravece et lrsquoItalie Les siegravecles prospegraveres semblent avoir eu un effet en fin de comptedeacutebilitant 261

Cette plus grande sensibiliteacute aux problegravemes eacuteconomiques srsquoaffirme davantage dans soninterpreacutetation de la situation sociale de la Gaule apregraves la fin du IIIe s Son opinion convergeglobalement avec celle de C Jullian mais A Grenier srsquoattache agrave deacutecrire lrsquoenchaicircnement desfaits eacuteconomiques qui explique agrave son avis le processus de transformation que connaicirct la Gauleagrave la fin de lrsquoAntiquiteacute

La vie geacuteneacuterale qui avait assureacute la prospeacuteriteacute des deux premiers siegravecles romains se reacutetreacutecitprogressivement et srsquoeacutetiole La deacutevaluation et la disparition de la monnaie drsquoargent la rareteacute de lrsquoorinterdisent les grandes affaires On pratique de plus en plus le troc en nature on paye les impocircts ennature Chaque province tend agrave se suffire agrave elle-mecircme car les transports sont difficiles et peu sucircrs Danschaque province chaque domaine cherche son autonomie eacuteconomique Les royaumes barbares du Ve

siegravecle et mecircme plus tard le royaume franc peuvent essayer de maintenir les formes administratives delrsquoEmpire romain ils ne font qursquoaccentuer le morcellement Lrsquoeacuteconomie suit le reacutetreacutecissement de lapolitique 262

Lrsquoapparition de la villa urbana est alors une des conseacutequences de cette reacuteduction de la vieeacuteconomique Crsquoest par deacutefaut que lrsquoactiviteacute eacuteconomique se replie in fine dans la sphegravere eacutetroitedu domaine agricole 263 La villa urbana drsquoA Grenier fonctionne comme celle de N Fustelde Coulanges avec des colons des tenures et une reacuteserve mais srsquoen distingue radicalement parceqursquoelle est lrsquoaboutissement drsquoun processus eacuteconomique jugeacute neacutegativement Pour N Fustelde Coulanges elle eacutetait le vecteur de la peacuterenniteacute des institutions elle est devenue dans lestravaux drsquoA Grenier le symptocircme drsquoune eacuteconomie cloisonneacutee autarcique et socialementineacutegalitaire Le principe fusteacutelien de continuiteacute est abandonneacute et A Grenier reprendfinalement les conclusions classiques jadis avanceacutees par J Simonde de Sismondi ou lrsquoeacutecolehistorique allemande et reprises par C Jullian Comme eux il pense que la deacutecompositioneacuteconomique de la Gaule lui a ocircteacute toute vigueur morale et a rendu neacutecessaire la prise depouvoir par les Germains

En Gaule du moins lrsquoextrecircme ineacutegaliteacute eacuteconomique et sociale les deacutenis de justice la tyrannie de lrsquoEacutetatet de ses soutiens avaient useacute la force de reacutesistance du peuple sa vitaliteacute avait sombreacute dans la misegravere etla servitude Le chef romain finit par se trouver seul en face des Barbares Sa disparition passa presqueinaperccedilue 264

De la mecircme faccedilon il est possible de montrer que lrsquoeacutevaluation par A Grenier desconseacutequences de la conquecircte sur lrsquoeacuteconomie rurale de la Gaule srsquooppose agrave plusieurs desparadigmes fusteacuteliens Ce point est essentiel car il permet de comprendre une des speacutecificiteacutesdes recherches archeacuteologiques et historiques franccedilaises sur la villa Il meacuteriterait drsquoecirctre

261 Grenier 1959 p 643-644262 Grenier 1959 p 643263 laquo La vie eacuteconomique naguegravere essentiellement urbaine srsquoorganise agrave lrsquointeacuterieur du domaine rural raquo (Grenier

1959 p 600)264 Grenier 1959 p 623

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 125

longuement et soigneusement eacutetudieacute par le biais notamment drsquoune analyse historiographiquepreacutecise des bases ideacuteologiques du concept de laquo romanisation raquo Pour ecirctre satisfaite cetteambition aurait demandeacute un chapitre entier Par crainte drsquoeacutegarer le lecteur sur des chemins detraverse par trop divergents de la route deacutejagrave tregraves vagabonde qui a eacuteteacute suivie jusqursquoici seulsquelques aspects de cette importante question seront traiteacutes Les prochains paragraphes serontdonc restreints agrave un exposeacute des ideacutees drsquoA Grenier sur lrsquoorigine et la fonction eacuteconomique de lavilla et une preacutesentation tregraves rapide des thegraveses historiques eacutemises agrave propos de la laquo colonisation raquode la Gaule

V Romanisation colonisation et villa gallo-romaine

Dans la ligneacutee des ideacutees de N Fustel de Coulanges et de C Jullian A Grenier considegravere quela conquecircte de la Gaule nrsquoa pas modifieacute son eacuteconomie agricole Les aristocrates gaulois sontresteacutes agrave la tecircte drsquoaeligdificia exploiteacutes comme par le passeacute 265 Mais selon lui dans le courant duIer s pC voire mecircme au IIe s selon les reacutegions le systegraveme agricole gaulois est profondeacutementeacutebranleacute par un processus social radical qursquoil qualifie de laquo seconde conquecircte raquo Dans sonmeacutemoire de 1906 sur les Meacutediomatrices il en attribue lrsquoorigine agrave lrsquoarriveacutee drsquoune aristocratieeacutetrangegravere 266 Dans la suite de ses eacutecrits il ne reprend pas cette explication et preacutefegravere envisagercette rupture comme le reacutesultat drsquoune lente assimilation par les Gallo-Romains du modedrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie agricole des conqueacuterants Ce deacuteveloppement est favoriseacute parlrsquoaccession agrave la proprieacuteteacute fonciegravere drsquoune classe de laquo bourgeois raquo ayant profiteacute du deacuteveloppementsans preacuteceacutedent du commerce 267 La villa rustica selon la typologie drsquoA Grenier est lamanifestation archeacuteologique de cette reacutevolution sociale Elle symbolise lrsquoeffacement desstructures agricoles gauloises et lrsquoadheacutesion des laquo nouveaux riches raquo aux valeurs de la civilisationlatine Elle se distingue de lrsquoaeligdificium gaulois par son plan reacutegulier son mode de constructionet la preacutesence de bacirctiments destineacutes agrave la pratique du confort et du luxe A Grenier ne doutepas que leurs proprieacutetaires aient aussi adopteacute le reacutegime agraire des villaelig latines En effet malgreacutelrsquoextension limiteacutee des cultures meacutediterraneacuteennes en Gaule il pense que ces domaines sontexploiteacutes par des esclaves selon les preacuteceptes des Agronomes latins 268 Il nrsquoest pas neacutecessaire derappeler une nouvelle fois combien cette perception de la romanisation de la Gaule esteacutetrangegravere aux thegraveses de N Fustel de Coulanges C Jullian lui mecircme ne pensait pas que lasocieacuteteacute gallo-romaine ait pu abandonner aussi facilement et aussi radicalement les caractegraveres dela culture gauloise 269

Pour A Grenier la villa gallo-romaine est le marqueur archeacuteologique de cette peacuteneacutetrationdes valeurs et des modes drsquoorganisation de la civilisation gallo-romaine dans les campagnes

265 laquo Les domaines ainsi constitueacutes en Gaule au deacutebut de lrsquoeacutepoque romaine reproduisaient sans doute enmajeure partie ceux de lrsquoaristocratie celtique La conquecircte romaine nrsquoa deacutetermineacute en Gaule aucunereacutevolution sociale Crsquoest sur les equites dont Ceacutesar nous disait la puissance que srsquoest appuyeacute le nouveaureacutegime Dans leurs domaines ruraux ces nobles ont conserveacute leurs clients comme colons raquo (Grenier 1959p 495)

266 Grenier 1906 p 13267 Grenier 1959 p 497268 laquo Agrave une maison de plan latin reacutepondent neacutecessairement des meacutethodes de culture latine une organisation du

travail et de la proprieacuteteacute de forme latine Lrsquoextension des villas mesure donc exactement la peacuteneacutetration de lacivilisation latine dans les campagnes Le confort et le luxe des habitations teacutemoignent de la prospeacuteriteacute delrsquoagriculture Leurs dimensions correspondent agrave celles des domaines Elles nous permettent de juger de lrsquoeacutetatde la proprieacuteteacute et par suite de lrsquoeacutetat social des populations Lrsquohistoire des villas ne se seacutepare point de celle dutravail agricole et du deacuteveloppement eacuteconomique du pays raquo (Grenier 1906 p 11)

269 Cf supra p 110

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 126

Elle permet de distinguer clairement les structures agraires laquo romaniseacutees raquo de celles quiperpeacutetuent la tradition gauloise les laquo fermes indigegravenes raquo les mardelles de Lorraine et leshameaux des sommets vosgiens Lrsquoeacutetude des villaelig est aussi un moyen de mesurer le degreacute deromanisation de la Gaule en comparant sa situation agrave celles des autres reacutegions de lrsquoEmpire carla villa repreacutesente laquo lrsquoempreinte de Rome sur les campagnes des provinces conquises raquo 270

Malgreacute les diffeacuterences que nous avons pu noter dans le plan et la disposition des fermes bien que lesdimensions le confort lrsquoameacutenagement de chacune drsquoelles fussent subordonneacutees agrave lrsquoeacutetendue du domaineagrave la fortune et aux goucircts du proprieacutetaire agrave la fertiliteacute du sol et agrave la nature des cultures il semble quepartout et toujours dans les diverses provinces du monde romain depuis la conquecircte jusqursquoagrave la chute delrsquoEmpire les eacutetablissements agricoles eacutepars dans les campagnes preacutesentent les mecircmes traits geacuteneacuteraux etpour ainsi dire les mecircmes types Tous portent eacutegalement la marque de la civilisation romaine ils sontissus des mecircmes traditions architecturales latines ils teacutemoignent de la diffusion des mecircmes meacutethodes deculture et du mecircme genre de vie Nous ne saurions eacutetablir aucune distinction bien nette entre les fermesitaliennes du deacutebut du notre egravere et celles qui en Gaule en Germanie en Angleterre en Afriquesemblent dater du second et du troisiegraveme siegravecle 271

Tout le raisonnement drsquoA Grenier repose sur un postulat qui est demeureacute agrave quelquesexceptions pregraves un des piliers de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine jusqursquoagrave nos jours il existeune correspondance eacutetroite et quasi systeacutematique entre drsquoune part les techniques deconstruction la qualiteacute des bacirctiments et le mode drsquoorganisation de lrsquohabitat et drsquoautre part letype drsquoagriculture pratiqueacutee Autrement dit le proprieacutetaire drsquoun ensemble de bacirctimentsreacuteguliegraverement agenceacutes et construits avec de la pierre et du mortier doit neacutecessairementexploiter son domaine avec des esclaves et dans le but de produire des exceacutedents qui serontefficacement eacutecouleacutes sur le marcheacute Agrave lrsquoinverse les fermes construites en mateacuteriaux peacuterissablessont placeacutees agrave la tecircte de domaines mis en valeur selon des techniques agricoles traditionnelles etdans le cadre drsquoune eacuteconomie de subsistance 272 Lrsquoopposition entre les deux types de systegravemesagraires repose donc essentiellement sur un critegravere formel les techniques de construction 273

Du point de vue de lrsquoarcheacuteologie ce raisonnement est eacutevidemment tregraves simplificateurLrsquoadoption de pratiques architecturales romaines ne deacutetermine pas assureacutement le systegraveme deculture mis en œuvre sur le domaine Dans lrsquoabsolu une ferme de laquo tradition gauloise raquo peutproduire autant qursquoune villa de mecircme importance De plus en opposant de faccedilon aussiradicale ces deux types drsquoexploitation agricole la thegravese deacutefendue par A Grenier contribue agraveignorer les traits originaux du systegraveme agraire gaulois et agrave occulter les eacuteleacutements de continuiteacutequi font de lrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine son prolongement naturel Enfin la relation quasiexclusive institueacutee par A Grenier entre une forme drsquohabitat et un type drsquoeacuteconomie agricole afausseacute durablement la perception de lrsquoeacutevolution des campagnes gauloises agrave la fin de lrsquoAntiquiteacuteEn effet longtemps et encore aujourdrsquohui lrsquoeffacement progressif du mode de constructionmore romanorum a eacuteteacute interpreacuteteacute comme un indice indeacuteniable du deacuteclin de lrsquoeacuteconomie agricolegallo-romaine Sans remettre totalement en cause lrsquoexistence des difficulteacutes eacuteconomiques queconnaicirct la Gaule agrave cette eacutepoque il a eacuteteacute montreacute depuis que des installations en bois pouvaient

270 Grenier 1917 p 881271 Grenier 1917 p 879-880272 O Buchsenschutz fait remarquer tregraves justement que cette appreacuteciation neacutegative porteacutee sur lrsquohabitat ne fait

que reprendre un poncif des auteurs antiques laquo Le discours eacutetrange de Vitruve qui associe pierre etcivilisation bois et barbarie srsquoimpose pour deux mille ans raquo (Buchsenschutz 2004 p 359)

273 laquo Crsquoest seulement quand ces aeligdificia seront construits more romanorum que le terme villa sera employeacute [hellip]Ainsi donc ces aeligdificia sont des constructions eacutelaboreacutees mais que lrsquoon appelle pas villa car elles ne sont pasde type romain et qursquoelles ne sont pas eacutedifieacutees en dur raquo (Agache 1976 p 123)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 127

parfaitement se substituer agrave des constructions en pierre et assurer des fonctions agricolessimilaires 274

Le scheacutema interpreacutetatif mis en place par A Grenier a deacutetermineacute plusieurs des meacutethodes etdes perspectives de recherche de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine jusqursquoagrave une peacuteriode reacutecenteAinsi pour ne citer que quelques exemples il est repris et deacuteveloppeacute un demi-siegravecle plus tardpar M Le Glay dans sa synthegravese deacutejagrave citeacutee Comme A Grenier M Le Glay est persuadeacute quelrsquointeacutegration de la Gaule dans lrsquoEmpire a favoriseacute le deacuteveloppement drsquoune agriculture plusmoderne dont la manifestation correspond agrave lrsquoapparition de la villa 275 Son mode deconstruction et son fonctionnement sont intimement lieacutes agrave la romaniteacute laquo Construction endur utilisant des mateacuteriaux maccedilonneacutes la villa apparaicirct en Gaule comme la marquecaracteacuteristique la plus visible de la colonisation romaine des campagnes raquo 276 Mettant agrave profitdes deacutecouvertes reacutecentes dont ne disposait pas encore A Grenier M Le Glay renforce sonhypothegravese en consideacuterant que les centuriations attesteacutees dans le sud de la Gaule relegravevent dumecircme processus

Mais il est un autre aspect qui caracteacuterise le systegraveme romain drsquoexploitation rurale et qui est commun agrave laGaule du Sud et aux Trois-Gaules parce qursquoil porte la marque de Rome crsquoest son organisationstructureacutee lieacutee agrave une fiscaliteacute savante Le systegraveme nouveau fut en effet fondeacute sur la centuriation du solOn peut dire qursquoavec les villaelig la centuriation repreacutesente lrsquoempreinte principale et la plus visible laisseacuteepar Rome sur la campagne gauloise 277

La reacutefeacuterence agrave la centuriation deacutevoile la faccedilon dont M Le Glay et de nombreux auteursavec lui envisagent cette laquo romanisation raquo 278 Il srsquoagit pour eux drsquoun pheacutenomegravene de grandeampleur qui a laisseacute derriegravere lui tregraves peu de traces du systegraveme anteacuterieur Villaelig et centuriationssont les instruments drsquoune civilisation triomphante qui a imposeacute son mode drsquoexploitation Lalaquo romanisation raquo des campagnes est appreacutehendeacutee comme le conflit entre deux systegravemesantagonistes et exclusifs Il laisse peu de place au syncreacutetisme qui a pourtant eacuteteacute reconnucomme le processus essentiel de la formation de lrsquoidentiteacute gallo-romaine dans de nombreuxdomaines de lrsquohistoire de la Gaule comme la religion lrsquoorganisation administrative ou mecircmelrsquourbanisme M Le Glay emploie le mot de colonisation et ce terme reacutesume bien la perceptionqursquoil a de ce pheacutenomegravene les villaelig et les centuriations sont les instruments de la mise en tutelledes campagnes gauloises Elles correspondent agrave une organisation de lrsquoespace et de lrsquoeacuteconomieagricole qui a eacuteteacute importeacutee en Gaule par ses conqueacuterants et qui a supplanteacute un modedrsquoexploitation neacutecessairement moins deacuteveloppeacute Il est drsquoailleurs inteacuteressant de noter que

274 Ouzoulias Van Ossel 2001 p 170275 laquo En deacutefinitive crsquoest donc en relation eacutetroite avec la substitution par les Romains drsquoune eacuteconomie de marcheacute

agrave une eacuteconomie de subsistance que srsquoexplique lrsquoinstauration en Gaule drsquoun systegraveme nouveau drsquoexploitationrurale Et crsquoest dans cette perspective que se comprend agrave la fois lrsquoimplantation de ces villas somptueusesisoleacutees sur les plateaux et dans les plaines ougrave elles repreacutesentent un reacutegime de grande proprieacuteteacute terrienne detype capitaliste et drsquoautre part lrsquoinstallation de villas moyennes qui drsquoailleurs par lrsquoimportance desbacirctiments drsquoexploitation sont assez proches des grandes fermes ldquoindustriellesrdquo que nous connaissonsaujourdrsquohui raquo (Le Glay 1992 p 253)

276 Le Glay 1992 p 220277 Le Glay 1992 p 254278 laquo [hellip] la restructuration globale des terres cultivables par Rome est un pheacutenomegravene dont nous pouvons

aujourdrsquohui mieux appreacutecier lrsquoampleur Elle a pris deux formes essentielles la ldquocenturiationrdquo du sol etlrsquoimplantation de ce qursquoon appelle parfois abusivement les ldquovillasrdquo raquo (Gros 1991 p 152) P Gros a reprisdans un ouvrage plus reacutecent cette ideacutee sous une formulation leacutegegraverement diffeacuterente laquo [hellip] le pheacutenomegravene dela villa ndash qui nrsquoest pas bien eacutevidemment architectural mais implique des mutations sociales et culturellesimportantes ndash est eacutetroitement lieacute au deacuteveloppement de la mainmise de Rome sur notre sol agrave lrsquoassimilationprogressive des eacutelites drsquoorigine italienne et agrave une volonteacute drsquoutilisation rationnelle des terres raquo (Gros 2001p 322-323)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 128

comme A Grenier M Le Glay ne preacutecise pas la part qui revient dans ce processus agravelrsquoinstallation de colons et agrave lrsquoacculturation des populations locales 279 Tregraves tocirct EM Wightman a exprimeacute sa deacutefiance agrave propos de la faccedilon dont les historiens franccedilaisconcevaient le processus de laquo romanisation raquo des campagnes Peut-ecirctre parce qursquoelle eacutetaitCanadienne elle ne voulait pas lrsquoenvisager comme le transfert en Gaule du laquo modegravele raquo italienet preacutefeacuterait le consideacuterer comme une progressive acculturation 280

Neacuteanmoins agrave la mecircme eacutepoque R Agache poursuit dans la voie traceacutee par ses preacutedeacutecesseurset oppose lrsquoinachegravevement du programme drsquourbanisation de la Gaule notamment dans leNord au succegraves de la laquo romanisation raquo des campagnes 281 Il pense que le systegraveme de la villa estle teacutemoignage de laquo la seule ldquocolonisationrdquo parfaitement reacuteussie de toute notre histoire raquo 282Elle correspond agrave une exploitation rationnelle et moderne des meilleurs terres agricoles dans lecadre drsquoune eacuteconomie de type laquo capitaliste raquo 283 Les latifundia sont les plus dynamiques detoutes ces entreprises agricoles

Les latifundia du nord de la Gaule agrave lrsquoeacutepoque romaine preacutefigurent en quelque sorte les grandesexploitations laquo modegraveles raquo qui srsquoinstallegraverent dans les plaines fertiles de lrsquoAlgeacuterie degraves le deacutebut delrsquooccupation franccedilaise par exemple 284

Pour R Agache qui eacutecrit pregraves de vingt ans apregraves lrsquoindeacutependance de lrsquoAlgeacuterie celaquo colonialisme raquo nrsquoa pas toutes les vertus car il maintient la Gaule dans un eacutetat de soumissioneacuteconomique et sociale 285 Cette position critique qui preacutesente quelques similitudes avec lesopinions de C Jullian sur le sujet nrsquoa pas toujours eacuteteacute partageacutee par lrsquohistoriographie franccedilaiseEn effet longtemps la laquo romanisation raquo a surtout eacuteteacute deacutecrite comme le reacutesultat de lrsquoactioncivilisatrice de Rome sur la Gaule La politique coloniale meneacutee par la France au mecircmemoment nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave cette position Nombreux sont drsquoailleurs les historiens et lesarcheacuteologues qui ont mis en parallegravele les conquecirctes de Rome et celles de la France en Afriquedu nord Ainsi degraves 1852 A Dureau de La Malle reacutedige un abreacutegeacute de lrsquohistoire de lrsquoAlgeacuterieqursquoil destine agrave lrsquoinstruction des militaires franccedilais participant aux campagnes de pacification dela nouvelle colonie 286 Cl Nicolet a souligneacute le caractegravere tregraves particulier de la laquo collusion entre

279 laquo En tout cas la preacutesence de la villa agrave elle seule teacutemoigne soit de lrsquoemprise du conqueacuterant romain sur laterre gauloise soit de la romanisation du paysan gaulois seacuteduit par le style de vie de lrsquooccupant raquo (Le Glay1992 p 220)

280 laquo It is noteworthy that French scholars such as Fustel de Coulanges Camille Jullian and Albert Grenier despitedifferences in approach seem to have supposed that once Gaul was incorporated into the Roman Empire agrarianmatters both tenure and estate management came to be regulated on the Italian pattern raquo (Wightman 1978p 98)

281 Agache 1978 p 386282 Agache 1982 p 6283 laquo En reacutesumeacute nous pensons que les villas deacuteceleacutees correspondent agrave la mise en valeur systeacutematique des riches

plaines de limon et agrave une exploitation de caractegravere ldquocapitalisterdquo et ldquocolonialrdquo destineacutee agrave compleacuteter et non agraveconcurrencer les productions de la ldquomeacutetropolerdquo Le caractegravere extensif de cette agriculture prend un aspecttregraves moderne et tregraves proche de nos preacuteoccupations actuelles raquo (Agache 1978 p 364)

284 Agache 1978 p 356285 laquo Par ailleurs des villas aussi grandioses eacutevoquent deacutejagrave (malgreacute les anachronismes et les dispariteacutes eacutevidentes)

ce que nous appelons dans les temps modernes une volonteacute ldquoimpeacuterialisterdquo et ldquocolonialisterdquo qui srsquoest maintefois retrouveacutee dans le monde contemporain faire avant tout des provinces lointaines des greniers agrave bleacute et desprovinces agricoles axeacutees sur des productions jugeacutees peu rentables dans la ldquomeacutetropolerdquo et en tous les cas nonconcurrentielles raquo (Agache 1982 p 4)

286 Dans lrsquoavertissement de ce livre intituleacute LrsquoAlgeacuterie histoire des guerres des Romains des Byzantins et desVandales accompagneacutes drsquoexamen sur les moyens employeacutes anciennement pour la conquecircte et la soumission de laportion de lrsquoAfrique septentrionale nommeacutee aujourdrsquohui lrsquoAlgeacuterie A Dureau de La Malle preacutecise qursquoil laquo a eacuteteacuteresserreacute en un tregraves petit format pour que le soldat le sous-officier lrsquoofficier supeacuterieur ou infeacuterieur qui sesentirait du goucirct pour la geacuteographie lrsquoadministration ancienne en un mot pour lrsquoarcheacuteologie de lrsquoAfrique

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 129

lrsquoarmeacutee la colonisation et lrsquoarcheacuteologie raquo en Algeacuterie 287 Plus tard dans un eacutetonnantrenversement de perspective J Carcopino met en avant la reacuteussite de Rome en Gaule pourjustifier et refonder ideacuteologiquement la politique coloniale des Eacutetats europeacuteens

Rome nrsquoa jamais douteacute de sa preacutecellence et cette fierteacute de sa mission lrsquoa soutenue jusqursquoau bord delrsquoabicircme Nous nrsquoavons pas davantage Europeacuteens agrave douter de la nocirctre agrave renier au nom de je ne sais quelhumanitarisme hypocrite ou deacutebile lrsquoaction qursquoont accomplie les pionniers de lrsquoEurope outre-mer Lacolonisation est un fait historique sur lequel il nrsquoy a plus agrave revenir LrsquoEurope doit seulement la justifier enmontrant que partout ougrave elle lrsquoa pratiqueacutee non seulement elle nrsquoa pas aggraveacute la condition de ceux quila subirent mais qursquoelle les a eacuteleveacutes agrave un niveau qursquoils nrsquoauraient pas atteint sans elle de vie plus facile etplus belle Dans lrsquoensemble du reste elle nrsquoa pas point failli agrave cette obligation de conscience Que depeuples coloniseacutes par elle protesteraient avec douleur si en les abandonnant elle les rejetait agrave lrsquoanarchiedrsquoougrave son intervention comme autrefois en Numidie ou en Gaule les avait tireacutes 288

Cette citation est extraite drsquoun texte qui reprend un discours prononceacute par J Carcopinodevant le Convegno di scienze morali e storiche qui srsquoest tenu en 1932 Ce nrsquoest sans doute pasun hasard si J Carcopino le prononce agrave Rome lrsquoanneacutee au cours de laquelle le reacutegime deB Mussolini achegraveve la pacification de la Libye en reacuteprimant la reacutevolte des Seacutenoussis et desBeacutedouins Pour J Carcopino la France et lrsquoItalie poursuivent ou reprennent en Afrique dunord la mission civilisatrice de Rome Elles en ont le droit et le devoir car elles portent commejadis lrsquoEmpire romain un projet qui rassemble les peuples autour de valeurs communes lechristianisme la deacutemocratie et le respect de la proprieacuteteacute priveacutee 289 En rapprochant la Gaule deRome J Carcopino souhaite surtout exalter lrsquoidentiteacute culturelle drsquoune Europe occidentaledont les ideacuteaux laquo classiques raquo sont menaceacutes selon lui par un systegraveme de penseacutee opposeacute venude lrsquoEst 290

Pour ideacuteologique qursquoelle soit la position de J Carcopino ne reflegravete pas moins une ruptureeacutepisteacutemologique majeure dans la faccedilon drsquoenvisager les relations entre Rome et la Gaule Lalaquo patrie gauloise raquo chegravere agrave C Jullian nrsquoexiste plus En effet nombreux sont les historiens agraveconsideacuterer avec J Carcopino que la conquecircte a permis agrave la Gaule drsquoacceacuteder agrave un niveausupeacuterieur de civilisation et de rompre avec sa culture barbare Dans un essai situeacute agrave bien deseacutegards agrave lrsquoantithegravese des conclusions exprimeacutees par C Jullian dans les Forces eacuteternelles de laGaule J Toutain reacutesume cette ideacutee de la faccedilon suivante

Ainsi parce qursquoelle prenait sa place dans lrsquoempire creacuteeacute par Rome dans cet empire ougrave se trouvaientgroupeacutes les pays qui avaient eacuteteacute les foyers les plus eacuteclatants de la penseacutee humaine la nation gauloiseentrait pour ainsi dire dans le cycle des peuples meacutediterraneacuteens elle cessait drsquoecirctre une nation barbareau sens antique du mot crsquoest-agrave-dire une nation eacutetrangegravere agrave la civilisation de la Gregravece et de Rome elle seseacuteparait se distinguait des populations de lrsquoEurope centrale resteacutees en dehors de lrsquoempire 291

pucirct le mettre dans son sac et le parcourir pendant ses loisirs de bivouac ou de garnison raquo (Dureau de LaMalle 1852 p 8) Quelques anneacutees plus tocirct en 1837 il avait deacutejagrave reacutedigeacute Province de Constantine recueilde renseignemens pour lrsquoexpeacutedition et lrsquoeacutetablissement des Franccedilais dans cette partie de lrsquoAfrique septentrionaleParis Gide

287 Nicolet 2003 p 253288 Carcopino 1934 p 267289 Carcopino 1934 p 263290 laquo Nous devons surtout admirer qursquoune telle parure reacuteponde agrave lrsquoaccord des acircmes qursquoelle exprime dans le muet

langage de ses pierres indescriptibles et envier Rome drsquoavoir rassembleacute autour drsquoelle dans un deacutecor surlequel elle a mis sa marque lrsquounanimiteacute des intelligences et des cœurs Les Europeacuteens drsquoaujourdrsquohui enparaissent fort eacuteloigneacutes Les uns affirment les autres nient la leacutegitimiteacute de la proprieacuteteacute les uns se reacuteclamentde la deacutemocratie les autres la deacutenoncent raquo (Carcopino 1934 p 263)

291 Toutain 1936 p 13

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 130

Les diffeacuterences entre les deux expressions de laquo patrie gauloise raquo et de laquo nation gauloise raquo ne sontpas seulement lexicales En utilisant la premiegravere C Jullian privileacutegiait la continuiteacute dupeuplement et la peacuterenniteacute du laquo substrat raquo gaulois La laquo nation gauloise raquo de J Toutain est plusimmateacuterielle et donc aussi plus malleacuteable Elle se transforme plus vite aux contacts desinfluences exteacuterieures que lrsquoindeacutependante et immuable laquo race gauloise raquo de C Jullian

A Grenier tout en reconnaissant lrsquoimportance de la culture classique dans la civilisationgallo-romaine mesure combien les perspectives de recherches deacutefendues par J Carcopino etJ Toutain peuvent agrave terme compromettre lrsquoeffort drsquoeacutelaboration drsquoune archeacuteologie et drsquounehistoire nationales entrepris par C Jullian et lui-mecircme Il deacutefend donc une position meacutedianeet revendique pour lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine un statut de discipline intermeacutediaire entre leseacutetudes classiques et lrsquohistoire nationale 292 Elle tire sa speacutecificiteacute de lrsquoeacutetude de la civilisationmateacuterielle de la Gaule et prouve son utiliteacute en apportant agrave lrsquohistorien une foule drsquoinformationspreacutecises et originales sur les traits particuliers de son organisation eacuteconomique et sociale Maisreacuteaffirmant apregraves N Fustel de Coulanges et C Jullian la primauteacute du texte sur lrsquoobjetA Grenier considegravere que le travail de lrsquoarcheacuteologue doit neacutecessairement reacutepondre agrave desperspectives de recherche deacutetermineacutees par lrsquohistorien agrave partir de lrsquoeacutetude de la civilisationclassique et gracircce aux disciplines qui lui sont lieacutees 293 Partant A Grenier pense que lrsquoessencede lrsquoarcheacuteologie nrsquoest pas dans son projet mais dans ses meacutethodes

Lrsquohistoire de la Gaule romaine est le fil directeur de lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine Mais lrsquoarcheacuteologie doiteacutegalement servir lrsquohistoire Elle nrsquoen est qursquoune science auxiliaire Ce nrsquoest pas pour elles-mecircmes quelrsquoarcheacuteologue eacutetudie les vieilles pierres ou qursquoil collectionne les tessons de pots crsquoest pour tout ce qursquoilpeut deacutecouvrir des hommes qui ont construit lrsquoeacutedifice qui ont fabriqueacute colporteacute vendu les pots ou quisrsquoen sont servi Lrsquoarcheacuteologie a ses meacutethodes particuliegraveres mais non pas sa fin en elle-mecircme 294

Le Manuel drsquoarcheacuteologie gallo-romaine dont il entreprend la publication agrave partir de 1931 apour principal objectif drsquoordonner les connaissances archeacuteologiques en fonction des acquis etdes probleacutematiques drsquoune histoire de la Gaule renouveleacutee notamment par le recours agrave lrsquoanalyseeacuteconomique En srsquoattelant agrave sa reacutedaction A Grenier a pleinement conscience de donner agravelrsquoarcheacuteologie gallo-romaine le cadre meacutethodologique et heuristique qui lui faisait deacutefaut 295Srsquoagissant de lrsquoeacuteconomie agraire il deacutefinit ce programme par quelques questions essentielles

Mais crsquoest sur le terrain qursquoil nous convient drsquoeacuteprouver ces hypothegraveses et ces indications geacuteneacuterales Dansquelle mesure la grande proprieacuteteacute se trouve-t-elle deacuteveloppeacutee dans les diffeacuterentes reacutegions de la Gaule etquelles furent ses vicissitudes aux diverses peacuteriodes de lrsquoegravere romaine Trouvons-nous trace dessubdivisions des fundi crsquoest-agrave-dire des villas ou des vici occupeacutes par les tenanciers Les vestigesarcheacuteologiques permettent-ils de reconnaicirctre ccedilagrave et lagrave des eacutetablissements de grands ou de petitsproprieacutetaires ou tout autre systegraveme de colonisation Quels sont au moins les moyens drsquoune pareilleinvestigation 296

292 laquo Lrsquoeacutetude de la Gaule romaine eacutetablit le lien entre les antiquiteacutes latines et notre passeacute national raquo (Grenier1943 p 609)

293 laquo Tout en tenant eacutetroitement au sol national les eacutetudes gallo-romaines se rattachent aux disciplines ideacutealesde la culture classique Elles srsquoappuient sur les textes litteacuteraires et leur apportent en retour un commentaireindispensable raquo (Grenier 1943 p 610)

294 Grenier 1931 p 105295 laquo Intermeacutediaire entre lrsquoarcheacuteologie classique et lrsquohistoire nationale lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine srsquoest trouveacutee la

plupart du temps nous semble-t-il abandonneacutee au caprice et au hasard Elle a eu elle a encore ses maicirctresmais non pas de programme raquo (Grenier 1931 p 88)

296 Grenier 1934 p 887-888

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 131

Chacune drsquoelles renvoie clairement agrave des thegravemes historiques geacuteneacuteraux abordeacutes agrave plusieursreprises par A Grenier De plus il nrsquoest pas sans inteacuterecirct de noter que la plupart ont deacutejagrave eacuteteacuteformuleacutees par N Fustel de Coulanges dans son article programmatique de 1886 sur ledomaine rural 297 Doit-on pour autant en conclure que ces probleacutematiques nrsquoont finalementpas eacutevolueacute depuis pregraves drsquoun demi-siegravecle Non car comme cela a eacuteteacute montreacute les vuesdrsquoA Grenier sur les campagnes de la Gaule ne sont plus celles ni de N Fustel de Coulanges nide C Jullian Enfin alors que N Fustel de Coulanges destinait ces questions aux historienscrsquoest aux archeacuteologues qursquoA Grenier demande drsquoy reacutepondre Entre-temps le statut delrsquoarcheacuteologie a changeacute Tout en agrave la consideacuterant comme une science auxiliaire de lrsquohistoireA Grenier reconnaicirct que lrsquoarcheacuteologie est devenue un outil essentiel pour appreacutehender la vie etlrsquoorganisation des campagnes dans la longue dureacutee Comme lui il faut maintenant sedemander si les archeacuteologues se sont donneacute les moyens de satisfaire cette nouvelle ambitionAutrement dit quelles ont eacuteteacute les conseacutequences de ce renouvellement des perspectives derecherche sur les pratiques des archeacuteologues franccedilais

VI Misegravere et reacuteveil de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine franccedilaise au XXe s

En 1956 dans sa synthegravese sur Les origines de lrsquoeacuteconomie occidentale R Latouche soulignaitdans un rapide bilan historiographique combien les paradigmes de la recherche historiquefranccedilaise sur les civilisations agraires avaient eacuteteacute totalement renouveleacutes dans la premiegravere moitieacutedu XXe s Il opposait ainsi lrsquoœuvre et les theacuteories laquo simplificatrices raquo de N Fustel de Coulangespreacutesenteacute comme un lettreacute qui nrsquoa jamais quitteacute la rue drsquoUlm 298 aux travaux novateurs drsquounegeacuteneacuteration de jeunes historiens rompus agrave lrsquoeacutetude directe du terrain et agrave lrsquoexploitation drsquounedocumentation nouvelle 299 Il citait notamment les contributions deacutecisives de MauriceChaume (1888-1946) 300 de Gaston Roupnel (1871-1946) 301 et drsquoAndreacute Deacuteleacuteage (1903-1944) 302 Placeacutees agrave la convergence des perspectives de recherches initieacutees par P Vidalde La Blache 303 drsquoune part et des membres de laquo lrsquoeacutecole des Annales raquo drsquoautre part ces eacutetudesmarquent en effet lrsquointeacuterecirct nouveau des historiens pour les campagnes et les systegravemes agrairesAnalysant de faccedilon reacutegressive la totaliteacute de la documentation disponible leurs auteurs tententde deacutefinir les caracteacuteristiques et lrsquoeacutevolution dans la longue dureacutee des socieacuteteacutes rurales tellesqursquoelles se deacutevoilent dans leurs habitats leurs pratiques agricoles et lrsquoorganisation de leursterroirs

Ce programme nrsquoest pas tregraves eacuteloigneacute de celui deacuteveloppeacute par A Meitzen en Allemagne agrave lafin du XIXe s 304 Mais avec beaucoup de luciditeacute A Deacuteleacuteage rejette les hypothegraveses

297 Cf supra p 85298 R Latouche ne fait que reprendre avec plus de perfidie lrsquoappreacuteciation eacutemise par M Bloch laquo Ce nrsquoest point

manquer agrave sa grande meacutemoire que de rappeler qursquoil nrsquoeacutetait pas de ceux pour qui le monde exteacuterieur existeintenseacutement raquo (Bloch 1988 p 49)

299 Latouche 1956 p 71300 Les origines du ducheacute de Bourgogne Dijon E Rebourseau 1925-1937 Cette œuvre comprend une premiegravere

partie consacreacutee agrave lrsquoHistoire politique et une seconde deacutedieacutee agrave la Geacuteographie historique qui a eacuteteacute publieacutee entrois fascicules

301 Histoire de la campagne franccedilaise Paris B Grasset 1932302 La vie rurale en Bourgogne jusqursquoau deacutebut du onziegraveme siegravecle Macirccon Protat 1941303 P Toubert pense agrave juste titre que lrsquoinfluence de laquo lrsquoeacutecole de P Vidal de La Blache raquo sur les travaux des

historiens des campagnes a eacuteteacute historiographiquement sureacutevalueacutee Elle se reacuteduit selon lui agrave lrsquoapparition drsquoungenre acadeacutemique nouveau la monographie de geacuteographie reacutegionale (Toubert 1988 p 18)

304 Cf supra chapitre II p 72

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 132

laquo raciales raquo du savant allemand en partie reprises par son collegravegue G Roupnel Il admet avecces deux auteurs que les civilisations agraires se transforment agrave un rythme diffeacuterent de celui desinstitutions politiques et qursquoelles obeacuteissent agrave des logiques trouvant leurs origines dans despeacuteriodes reculeacutees 305 Mais il considegravere que lrsquoidentiteacute des socieacuteteacutes rurales repose davantage surles interactions de facteurs culturels que sur des parenteacutes ethniques A Deacuteleacuteage est aussi lrsquoundes rares historiens de son temps qui a clairement perccedilu tout le beacuteneacutefice que lrsquoon pouvait tirerde lrsquoeacutetude des documents fonciers et fiscaux transmis par lrsquoAntiquiteacute Il srsquointeacuteresse ainsi auxcadastres antiques 306 et agrave la fiscaliteacute du Bas-Empire qursquoil considegravere comme un des facteursimportants de la transformation des reacutegimes agraires 307

En revanche analyseacutee du point de vue des meacutethodes son œuvre ne se distingue pas decelles de ses contemporains Ainsi sa thegravese sur La vie rurale en Bourgogne consiste en unexamen et une typologie des formes de lrsquohabitat eacutetablis agrave partir des sources archeacuteologiques dela documentation cartographique des textes meacutedieacutevaux et surtout de lrsquoeacutetude des toponymesEacutelegraveve de M Bloch agrave Strasbourg A Deacuteleacuteage applique les meacutethodes drsquoinvestigation exposeacutees defaccedilon syntheacutetique par son professeur dans la petite enquecircte agrave valeur peacutedagogique qursquoil aconsacreacutee au peuplement de la Beauce 308 Parmi toutes les meacutethodes disponibles M Blochconsideacuterait que seule laquo lrsquoeacutetude du mateacuteriel archeacuteologique celle des teacutemoignages de latoponymie celle enfin des usages agraires raquo eacutetaient laquo capables drsquoapporter quelques preacutecisionssur le rythme du peuplement beauceron et sur lrsquoorigine mecircme des occupants raquo 309 Pourtantcomme M Bloch A Deacuteleacuteage est obligeacute de constater que la documentation archeacuteologiquedont il dispose est agrave la fois ancienne peu abondante et disparate Pour les peacuteriodes anciennesil nrsquoa pas donc drsquoautres ressources que drsquoexploiter la toponymie selon les principes exposeacutes parC Jullian en 1926 Est-ce pour cette raison qursquoA Deacuteleacuteage considegravere finalement que la Francedu nord tient essentiellement son systegraveme agraire de la civilisation celtique et que les formes depeuplement associeacutees agrave la conquecircte romaine nrsquoont connu qursquoune existence eacutepheacutemegravere 310 Sanstrancher cette question il faut bien reconnaicirctre qursquoil existe un deacutecalage entre la moderniteacute desambitions drsquoA Deacuteleacuteage sa volonteacute de deacutepasser les frontiegraveres entre les disciplines et la relativemodestie de ses reacutesultats en ce qui concerne lrsquoAntiquiteacute Le corpus de donneacutees archeacuteologiquesagrave sa disposition est en grande partie constitueacute drsquoinformations ponctuelles recueillies par deseacuterudits du XIXe s Il est bien trop heacuteteacuterogegravene et lacunaire pour soutenir une reacuteflexion sur lepeuplement de la Bourgogne pendant lrsquoAntiquiteacute

Les travaux drsquoA Deacuteleacuteage ont eacuteteacute choisis parce qursquoils sont parfaitement repreacutesentatifs de ceque lrsquoon pourrait appeler le paradoxe franccedilais la recherche franccedilaise sur les campagnes et lessystegravemes agraires connaicirct dans la premiegravere moitieacute du XXe s un deacuteveloppement sans preacuteceacutedentet un renouvellement important de ses meacutethodes et de ses paradigmes alors que lrsquoarcheacuteologierurale gallo-romaine demeure dans ses objets et sa pratique de terrain une discipline peuattractive laisseacutee aux mains drsquoamateurs disposant de peu de moyens et se tenant agrave lrsquoeacutecart des

305 laquo Notre histoire agraire fait ressortir de lointaines ascendances ce mot nrsquoimpliquant drsquoailleurs aucune theacuteorieethnique et anthropologique mais ces ascendances eacutetant reconnues elle garde toute son originaliteacute propredans leur synthegravese dans leur adaptation agrave notre sol et dans leur eacutevolution qui est fonction de notre histoiregeacuteneacuterale raquo (Deacuteleacuteage 1941 p 698)

306 Les cadastres antiques jusqursquoagrave Diocleacutetien Le Caire IFAO 1934307 La capitation du Bas-Empire Macirccon Protat 1945308 laquo Les problegravemes du peuplement beauceron raquo Revue de synthegravese 1939 p 63-77 (Bloch 1983 p 638-647)309 Bloch 1983 p 645310 laquo En veacuteriteacute lrsquoœuvre romaine a eacuteteacute passagegravere et lrsquoœuvre meacuterovingienne nrsquoa fait que compleacuteter lrsquoœuvre

celtique Notre habitat avait deacutejagrave sa figure au temps de la preacutehistoire il reacutesulte de la rencontre de deuxcivilisations successives qui nous vinrent lrsquoune de lrsquoOrient par lrsquoEspagne et lrsquoouest de la France comme plustard le courant arabe lrsquoautre de lrsquoAllemagne centrale comme plus tard le courant germanique Lrsquoune eacutetaitfamiliale et lrsquoautre eacutetait tribale Lrsquoune a fait nos hameaux lrsquoautre nos bourgs raquo (Deacuteleacuteage 1941 p 113)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 133

derniegraveres avanceacutees meacutethodologiques A Grenier le reconnaicirct implicitement en donnant enexemple dans son article de 1930 311 les travaux reacutealiseacutes par H Klenk sur le village deLangen pregraves de Darmstadt 312 et ceux de C Curschmann sur celui de Dautenheim pregravesdrsquoAlzey 313

Sur le territoire de la commune de Dautenheim C Curschmann a reacutealiseacute des prospectionset quelques sondages qui lui ont permis de reconnaicirctre de nombreux sites dateacutes drsquoune peacuteriodecomprise entre le Neacuteolithique et le haut Moyen Acircge Pour lrsquoeacutepoque gallo-romaine son corpusse compose drsquoune quinzaine drsquoeacutetablissements ruraux de seacutepultures et de deacutecouvertes isoleacutees(Planche 10) Il remarque que les villaelig se situent principalement de part et drsquoautre de la riviegravereau centre de grandes uniteacutes encore deacutelimiteacutees par des eacuteleacutements de voiries ou du parcellaireactuels Observant que les distances entre ces eacutetablissements sont des multiples de lrsquoactus ilpense que les grandes parcelles reacuteparties perpendiculairement agrave lrsquoaxe de la riviegravere sont lesvestiges drsquoune centuriation implanteacutee par lrsquoadministration militaire pour peupler ce terroirsitueacute agrave une vingtaine de kilomegravetres du limes Quelle que soit la validiteacute historique etarcheacuteologique de ce raisonnement il teacutemoigne des efforts preacutecoces des archeacuteologues allemandspour deacutevelopper des meacutethodes et des reacuteflexions sur lrsquoeacutevolution de lrsquooccupation des sols et lagestion de lrsquoespace Les chercheurs allemands maicirctrisent bien avant la plupart de leurscollegravegues europeacuteens toutes les techniques de lrsquoenquecircte archeacuteologique de terrain (ArchaumlologischeLandesaufnahme) A Grenier souligne dans son commentaire que cette deacutemarche doitbeaucoup aux initiatives de K Schumacher le directeur du Roumlmisch-GermanischesZentralmuseum de Mayence 314 On peut ajouter que lrsquoeacutetude de C Curschmann estparfaitement repreacutesentative de lrsquoappropriation par les archeacuteologues des pratiques heuristiquesexpeacuterimenteacutees puis geacuteneacuteraliseacutees par les speacutecialistes allemands de lrsquohistoire rurale(Landesgeschichte) et de la geacuteographie du peuplement (Siedlungsgeschichte) P Toubert a bienmontreacute lrsquoimportance historiographique de ces courants de penseacutee et leur influence deacutecisive surles ideacutees de M Bloch 315

La comparaison de cette enquecircte avec lrsquoexploration du plateau de Boos au sud-est deRouen entreprise par L Vesly le directeur du museacutee des antiquiteacutes de la Seine-Infeacuterieure esteacuteloquente Celui-ci a localiseacute plusieurs sites ruraux gallo-romains et a entrepris des sondagessur les bacirctiments reacutesidentiels de deux villaelig Son eacutetude comprend une description tregraves succinctedu mobilier deacutecouvert mais aucune analyse du rocircle de ces eacutetablissements de leur reacutepartitionou de leur chronologie 316 Non seulement L Vesly ne srsquointeacuteresse pas agrave lrsquoespace et agravelrsquointeacutegration des sites dans leur environnement mais en plus il faut bien reconnaicirctre que sontravail est drsquoun point de vue meacutethodologique bien infeacuterieur aux articles publieacutes parA de Caumont pregraves drsquoun demi-siegravecle plus tocirct

Cet exemple nrsquoest pas isoleacute On assiste mecircme agrave lrsquoeacutechelle nationale agrave un deacutesinteacuterecirct croissantdes archeacuteologues pour lrsquohabitat rural gallo-romain Poursuivant lrsquoanalyse statistique esquisseacuteeplus haut des sources utiliseacutees par A Grenier dans son Manuel on remarque que parmi laquarantaine de villaelig preacutesenteacutee seize ont eacuteteacute fouilleacutees par des archeacuteologues allemands dans les

311 Grenier 1930 p 45-47 Lrsquoexemple de lrsquoexploration de la commune de Dautenheim est repris par A Grenierdans la deuxiegraveme partie du deuxiegraveme volume de son Manuel (Grenier 1934 p 899-905 et fig 337 et 338)

312 laquo Gang der Besiedlungin der Gemarkung Langen bei Darmstadt raquo in Fetschrift zur Feier des 75en Bestehensdes R G Central museum Mainz 1927 p 201-217

313 laquo Die aumllteste Besiedlung der Gemarkung Dautenheim bei Alzey raquo Mainer Zeitschrift 1921-1924 17-19p 79-107

314 Grenier 1930 p 44315 Toubert 1988 p 7-9316 Vesly 1910

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 134

territoires annexeacutes et sept agrave lrsquoeacutetranger 317 Sur les seize sites restants seules trois villaelig ont faitlrsquoobjet drsquoinvestigations reacutecentes Saint-Moreacute dans lrsquoYonne Villepey-le-Reydissart(Planche 11) 318 et Chiragan Crsquoest donc majoritairement dans les travaux drsquoA de Caumontet de ses collegravegues eacutetrangers qursquoA Grenier puise ses reacutefeacuterences Des sondages dans labibliographie reacutegionale ne deacutementiraient pas ce constat accablant Eacutetudiant les travaux desarcheacuteologues berrichons depuis le deacutebut du XIXe s A Leday constate que le nombre defouilles de villaelig nrsquoa cesseacute de diminuer jusqursquoagrave la fin des anneacutees 1950 319 De plus seuls les sitesou les bacirctiments ayant livreacute des eacuteleacutements architecturaux importants comme des colonnes desstatues ou de la mosaiumlque retiennent lrsquoattention Ainsi le marquis des Meloizes apregraves avoirdeacutegageacute deux piegraveces du bacirctiment principal drsquoune villa deacuteclare que le reste ne meacuterite pas drsquoecirctrefouilleacute 320 Parfaitement conscient des faiblesses de lrsquoarcheacuteologie franccedilaise dans ce domaineA Grenier souligne reacuteguliegraverement dans ses Notes drsquoarcheacuteologie rheacutenane la qualiteacute des travauxarcheacuteologiques reacutealiseacutes par ses collegravegues allemands Il loue par exemple leurs meacutethodes defouilles fines et rigoureuses qui leur permettent drsquoappreacutehender les vestiges des habitatsconstruits en bois 321 Plus loin il montre le caractegravere deacutecisif des investigations entreprises parF Fremersdorf sur la villa de Koumlln-Muumlngersdorf de 1926 agrave 1930 322 Ses fouilles exhaustivesont porteacute sur la pars urbana mais aussi sur la totaliteacute des bacirctiments agricoles ainsi que sur lesdeux neacutecropoles situeacutees agrave proximiteacute (Planche 11) En France seule la fouille de L Joulin agraveChiragan peut se hisser agrave ce niveau drsquoexcellence alors qursquoen Allemagne on compte plusieursexemples similaires Comment expliquer le retard franccedilais

Dans son eacutetude historiographique J Harmand incriminait laquo lrsquoinfluence devenue tropexclusive du culte fustelien du texte raquo 323 Lrsquohypothegravese est peut-ecirctre recevable en ce quiconcerne les travaux des historiens mais nrsquoexplique pas la diminution du nombre drsquoopeacuterationsconsacreacutees aux habitats ruraux gallo-romains Pour bien comprendre la situation delrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine en France il nrsquoest pas inutile drsquoobserver ce qui se passe enBelgique agrave la mecircme eacutepoque Lrsquoactiviteacute archeacuteologique y est florissante Elle reposeessentiellement sur un reacuteseau de socieacuteteacutes savantes solides bien organiseacutees beacuteneacuteficiant demoyens financiers et humains importants et dirigeacutees par des eacuterudits doteacutes drsquoune solide culturehistorique et archeacuteologique La Socieacuteteacute archeacuteologique de Namur et Alfred Bequet (1826-1912)en sont par exemple de bons repreacutesentants A Bequet a une formation universitaire acquisedans les universiteacutes de la Sorbonne et de Louvain 324 Il correspond avec A de Caumont etrevendique lrsquoinfluence des thegraveses de N Fustel de Coulanges On a vu plus haut agrave propos destravaux de L Joulin agrave Chiragan qursquoelles lui avaient sans aucun doute inspireacute plusieurs desinterpreacutetations sur lrsquoorganisation et la fonction de la villa drsquoAntheacutee 325 Cet attachement aux

317 Quatre au Royaume-Uni et trois en Belgique318 Donnadieu 1930319 laquo une demi-douzaine de villas reconnues entre 1860 et 1880 une en 1895 une seule pour le demi-siegravecle

suivant raquo (Leday 1980 p 462)320 Leday 1980 p 460321 laquo Il est une meacutethode agrave laquelle les archeacuteologues allemands font rendre drsquoexcellents reacutesultats crsquoest

lrsquoobservation des traces laisseacutees par le bois lrsquoeacutetude des ldquotrous de poteauxrdquo est par eux pousseacutee tregraves loin nonseulement dans les eacutetablissements preacutehistoriques mais mecircme dans les stations romaines raquo Nouvelles fouillesallemandes (Grenier 1932 p 40)

322 Un domaine suburbain agrave Cologne (Grenier 1932 p 51)323 laquo Si lrsquoon va au fond des choses il paraicirct bien que le facteur le plus deacuteterminant ait eacuteteacute une deacutesaffection pour

les principes de Caumont sous lrsquoinfluence devenue trop exclusive du culte fustelien du texte raquo (Harmand1961 p 50)

324 Ces informations biographiques sont tireacutees de la notice neacutecrologique que lui consacre E de Pierpont(Pierpont 1919)

325 Cf supra p 102

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 135

paradigmes fusteacuteliens ne lrsquoempecircche pas de conduire avec Eugegravene del Marmol 326 un ambitieuxprogramme de fouilles et de prospection Ainsi avant 1900 une douzaine de villaelig fait lrsquoobjetdrsquoinvestigations plus ou moins importantes Leurs travaux se distinguent par la qualiteacute desfouilles la preacutecision des publications et lrsquointeacuterecirct soutenu qursquoils portent aux bacirctiments et auxstructure agricoles Par suite les archeacuteologues du Namurois disposent au deacutebut du XXe sdrsquoun corpus important homogegravene et de grande valeur pour lrsquoeacutepoque Des recherches similairesont eacuteteacute entreprises dans drsquoautres reacutegions de la Belgique La carte des villaelig de la Belgiquepublieacutee en 1937 par R De Maeyer dans sa synthegravese 327 teacutemoigne de lrsquoampleur du travailaccompli (Planche 12) Lrsquoheacuteritage fusteacutelien nrsquoexplique donc pas tout et les faiblesses delrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine sont indubitablement la conseacutequence de multiples facteurs

Lrsquoextension deacutejagrave importante du preacutesent chapitre laisse peu de place pour examiner cettequestion avec toute lrsquoattention qursquoelle meacuteriterait On se bornera donc agrave proposer quelqueseacuteleacutements drsquointerpreacutetation en mettant notamment agrave profit les eacutetudes historiographiques meneacuteespar Eacute Gran-Aymerich Dans Naissance de lrsquoarcheacuteologie moderne elle montre que les quelquesinstitutions chargeacutee en France de lrsquoarcheacuteologie nationale nrsquoont jamais connu le rayonnementde leurs homologues eacutetrangegraveres En Allemagne par exemple les museacutees se sont tregraves tocirct investisdans des opeacuterations de terrain dans lrsquoencadrement des recherches et dans la publication desreacutesultats de lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine Ainsi on rappelle que le Rheinisches Landesmuseum deTregraveves a pris en charge la fouille de la villa drsquoOberweis degraves lrsquoanneacutee de sa fondation en 1877 328Le Roumlmisch-Germanisches Zentralmuseum de Mayence le Roumlmisch-Germanisches Museum deCologne et surtout le Rheinisches Landesmuseum de Bonn ont eacutegalement deacuteveloppeacute une intenseactiviteacute de terrain compleacuteteacutee plus reacutecemment par la prise en charge des opeacuterationspreacuteventives Depuis la fin du XIXe s la derniegravere de ces institutions rend compte de la plupartde ces travaux dans les Bonner Jahrbuumlcher qui demeurent un instrument de travail tregraves preacutecieuxpour appreacutecier lrsquoactiviteacute archeacuteologique de cette peacuteriode 329 Enfin agrave lrsquoeacutechelon national il fautmentionner le rocircle deacutecisif joueacute par la Roumlmisch-Germanische Kommission de Francfort fondeacutee en1902 par le Deutsche Archaumlologische Institut 330 En France lrsquoactiviteacute des museacutees de provincenrsquoest absolument pas comparable et le Museacutee des antiquiteacutes nationales de Saint-Germain-en-Laye fondeacute agrave lrsquoimitation de celui de Mayence participe peu aux opeacuterations de terrains Deson cocircteacute la Commission de topographie des Gaules fondeacutee en 1858 et remplaceacutee en 1880 parla Commission de geacuteographie historique de lrsquoAncienne France ne patronne que des chantiersprestigieux (Aleacutesia Gergovie Bibracte) Dans leur tregraves grande majoriteacute les chantiers defouilles sont dirigeacutes pas des archeacuteologues amateurs isoleacutes et peu compeacutetents

Pour autant lrsquoeacutetat de somnolence dans lequel se trouve les eacutetudes gallo-romaines nrsquoestheureusement pas repreacutesentatif de la situation de lrsquoarcheacuteologie franccedilaise Il existe desinstitutions dynamiques qui srsquoinvestissent dans des opeacuterations de grande envergure et desfouilles conduites selon des techniques modernes Mais par leur localisation geacuteographiqueleur champ drsquoinvestigation et la formation de leurs membres ces institutions sontessentiellement meacutediterraneacuteennes En effet les Eacutecoles franccedilaises de Rome et drsquoAthegravenes la Casade Velaacutezquez agrave Madrid lrsquoInstitut franccedilais drsquoarcheacuteologie orientale du Caire les Instituts franccedilaisdrsquoarcheacuteologie de Beyrouth et drsquoIstanbul teacutemoignent de la vitaliteacute de lrsquoarcheacuteologie classique etde la place importante prise par la recherche franccedilaise dans ce domaine 331 Ces institutions

326 Eugegravene del Marmol (1812-1898) est preacutesident de la Socieacuteteacute archeacuteologique de Namur de 1847 agrave 1897327 De Maeyer 1937328 Cf supra chapitre II p 72329 Van Ossel 1992 p 15330 Hans Dragendorff (1870-1941) a eacuteteacute son premier directeur Elle publie depuis 1917 la revue Germania331 Gran-Aymerich 1998 p 359

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 136

disposent drsquoune notorieacuteteacute internationale et attirent vers elles les meilleurs speacutecialistes franccedilaisAinsi lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome accueille la plupart des eacutelegraveves de lrsquoEacutecole normale supeacuterieurequi souhaitent se consacrer agrave lrsquoeacutetude de la civilisation romaine Ils y reccediloivent une solideformation de terrain acquise sur les chantiers italiens et de plus en plus sur les sites delrsquoAfrique du Nord Quelques-uns peu nombreux choisissent ensuite de srsquoimpliquer danslrsquoarcheacuteologie meacutetropolitaine On peut citer les exemples de J Toutain qui fouille agrave Aleacutesia deP Wuilleumier qui explore la colline de Fourviegravere et de M Clerc ancien membre de lrsquoEacutecolefranccedilaise drsquoAthegravenes qui publie une histoire de Marseille 332 Mais avant la seconde guerremondiale ces cas restent tregraves isoleacutes Le prestige de lrsquoarcheacuteologie classique et le poidsacadeacutemique des institutions meacutediterraneacuteennes expliquent sans doute le manque drsquointeacuterecirct deseacutelites scientifiques pour lrsquoarcheacuteologie meacutetropolitaine et le faible rayonnement des organismeschargeacutes de lrsquoencadrer et de la promouvoir

Les choses changent avec la promulgation en 1941 drsquoune loi qui impose un controcircle desfouilles par lrsquoEacutetat puis avec la creacuteation en 1942 des circonscriptions des antiquiteacutes historiquesPlaceacutees sous lrsquoautoriteacute de la XVe commission du CNRS ces circonscriptions sont le plussouvent confieacutees agrave des professeurs drsquouniversiteacute secondeacutes par des assistants choisispreacutefeacuterentiellement parmi les anciens membres des Eacutecoles franccedilaises de Rome et drsquoAthegravenes 333Ces mesures drsquoorganisation administrative et scientifique ont contribueacute sans conteste aurenouvellement et agrave la professionnalisation de lrsquoarcheacuteologie nationale Elles nrsquoauraient sansdoute pas eacuteteacute suffisantes si au mecircme moment le CNRS nrsquoavait engageacute une ambitieusepolitique de recrutement et de creacuteation de laboratoires qursquoil a poursuivi pendant plusieursdeacutecennies 334

Neacuteanmoins force est drsquoadmettre que toutes les disciplines nrsquoont pas profiteacute dans les mecircmesconditions de ce mouvement de reacutenovation Lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine en a tireacute partiavec retard On peut tenter de lrsquoappreacutecier en recensant parmi tous les articles publieacutes sur lapeacuteriode gallo-romaine dans la revue Gallia ceux qui concernent les campagnes lrsquohabitat ruralet les villaelig Cet eacutechantillon est repreacutesentatif de lrsquoactiviteacute archeacuteologique nationale car le choixdes articles par la reacutedaction de Gallia obeacuteit agrave des critegraveres scientifiques qui mecircme quand ils nesont pas absolument objectifs sont reacuteveacutelateurs de ses centres drsquointeacuterecirct Afin de deacuteceler uneeacuteventuelle eacutevolution du nombre de citations sur le long terme lrsquoanalyse a porteacute sur la totaliteacutedes volumes de Gallia du premier numeacutero de 1943 agrave celui de 1995 Les derniegraveres livraisonsont eacuteteacute eacutecarteacutees car la publication de dossiers theacutematiques agrave partir du volume de 1996 faussequelque peu la comparaison Le reacutesultat est instructif sur les 316 articles relatifs agrave la peacuteriodegallo-romaine pas plus drsquoune petite vingtaine srsquointeacuteresse aux campagnes 335 en prenant encompte les articles drsquoA Piganiol sur les Inscriptions cadastrales drsquoOrange 336 de M Guy sur lesVues aeacuteriennes montrant la centuriation de la colonie de Narbonne 337 de Cl Bassier sur Lagrande mosaiumlque de Migennes 338 ou ceux sur les mosaiumlques des villaelig de Saint-Eacutemilion 339 et deSeacuteviac 340 Lrsquoexamen des suppleacutements publieacutes par la revue Gallia ne modifie pas ce constat

332 Gran-Aymerich 1998 p 384333 Wuilleumier 1943 p 607334 Gran-Aymerich 1998 p 466335 Cela repreacutesente un peu plus de 6 de lrsquoensemble du corpus336 Gallia 1955 13 p 5-40 337 Gallia 1955 13 p 103- 108338 Cl Bassier J-P Darmon J-L Tainturier laquo La grande mosaiumlque de Migennes (Yonne) raquo Gallia 1981 39

p 123-148339 C Balmelle M Gauthier R Monturet laquo Mosaiumlques de la villa du Palat agrave Saint-Eacutemilion (Gironde) raquo Gallia

1980 38 p 59-96340 P Aragon-Launet C Balmelle laquo Les structures ornementales en acanthe dans les mosaiumlques de la villa de

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 137

parmi les quarante-huit volumes traitant de la peacuteriode gallo-romaine 341 seuls quatre serapportent en totaliteacute ou en partie aux campagnes Il srsquoagit des publications drsquoA Piganiol surLes documents cadastraux de la colonie romaine drsquoOrange (1962) de G Fouet sur La villa gallo-romaine de Montmaurin (1969) de P Van Ossel sur les Eacutetablissements ruraux de lrsquoAntiquiteacutetardive dans le nord de la Gaule (1992) et de M Provost sur Le Val de Loire dans lrsquoAntiquiteacute(1993)

Examineacute drsquoun point de vue chronologique le graphique repreacutesentant le nombre decitations met en eacutevidence la reacutepartition tregraves heacuteteacuterogegravene des articles dans le temps (Planche 13)Il existe plusieurs peacuteriodes vides et la plus importante se situe entre la publication de lrsquoarticlesur la villa de Guiry-Gadancourt en 1960 342 et celle de lrsquoarticle sur le domaine de Saint-Ulrich en 1971 343 Il serait inteacuteressant de reacutealiser des graphiques similaires pour les principalesrevues archeacuteologiques nationales de lrsquoAllemagne de la Belgique des Pays-Bas et du Royaume-Uni Ce travail nrsquoa pu ecirctre reacutealiseacute pour ce meacutemoire Il permettrait peut-ecirctre de mieuxcaracteacuteriser les speacutecificiteacutes de la recherche franccedilaise Il nrsquoen demeure pas moins que lrsquoanalysedes volumes de Gallia fait apparaicirctre une coupure forte entre les articles publieacutes avant 1960 etceux publieacutes apregraves 1970 Les premiers sont principalement lrsquoœuvre drsquoamateurs eacuteclaireacutes et tregravesinvestis dans lrsquoarcheacuteologie de leurs reacutegions Fr Delage 344 et M Vazeilles 345 en LimousinG Fouet en Haute-Garonne 346 et P-H Mitard en Seine-et-Oise 347 Agrave partir de 1970 lesarticles de Gallia sont uniquement publieacutes par des archeacuteologues professionnels agrave lrsquoexception decelui donneacute en 1981 par J Holmgren et A Leday 348 On pourrait penser que cette lacunedrsquoune dizaine drsquoanneacutees srsquoexplique par lrsquoabsence de remplacement drsquoune geacuteneacuteration Mais il enest rien car G Fouet et P-H Mitard ont tous les deux eacuteteacute recruteacutes par le CNRS dans lesanneacutees 1950 ou au deacutebut des anneacutees 1960 Ces dix anneacutees correspondent donc agrave une peacuteriodede gestation pendant laquelle de nouveaux travaux de terrain ont eacuteteacute lanceacutes et ont donneacute leursfruits agrave la fin des anneacutees 1960 Avec Roger Agache qui est nommeacute directeur de laCirconscription des antiquiteacutes historiques de Picardie en 1963 ces chercheurs sontparfaitement repreacutesentatifs de cette geacuteneacuteration drsquoarcheacuteologues amateurs qui a largement

Seacuteviac pregraves de Montreacuteal (Gers) raquo Gallia 1987-1988 45 p 189-208341 Le nombre total est plus eacuteleveacute car le Recueil geacuteneacuteral des mosaiumlques de la Gaule comprend treize volumes la

collection des Inscriptions latines de Narbonnaise quatre volumes et le Recueil des inscriptions gauloises cinqvolumes

342 P-H Mitard laquo La villa gallo-romaine de Guiry-Gadancourt (Seine-et-Oise) II raquo Gallia 1960 18 p 163-184 La premiegravere partie de cet article a eacuteteacute publieacutee en 1958 (Gallia 1958 16 p 266-280)

343 M Lutz laquo Le domaine gallo-romain de Saint-Ulrich (Moselle) (I) raquo Gallia 1971 29 p 17-44 La deuxiegravemepartie de cette article a eacuteteacute publieacutee lrsquoanneacutee suivante (Gallia 1972 30 p 41-82)

344 Franck Delage (1873-1950) est preacutesident de la Socieacuteteacute archeacuteologique et historique du Limousin Il publiedeux articles dans Gallia le premier sur le site des Cars agrave Saint-Merd-les-Oussines en Corregraveze (Gallia 19475 p 47-79) et le second sur la villa drsquoAntone agrave Pierre-Buffiegravere en Haute-Vienne (Gallia 1952 10 p 1-30)

345 Garde geacuteneacuteral des eaux et forecircts Marius Vazeilles (1881-1973) est deacutetacheacute en 1913 au service desameacuteliorations agricoles de Meymac en Corregraveze Il srsquoinvestit alors totalement dans la mise en valeur et lereboisement du plateau de Millevaches tout en menant une intense activiteacute archeacuteologique qursquoil considegraverecomme le prolongement naturel de son travail sur les sols et les paysages Il fonde en 1922 la Feacutedeacuteration destravailleurs de la terre de la Corregraveze (Gratton 1972 p 27) puis en 1936 il est eacutelu deacuteputeacute de la Corregraveze En1953 il devient preacutesident de la Socieacuteteacute des lettres sciences et arts de la Corregraveze Il publie dans Gallia lereacutesultat des fouilles qursquoil a reacutealiseacutees en 1952 et 1953 sur le site des Cars (Gallia 1954 12 p 360-366)

346 Georges Fouet (1922-1993) est membre de la Socieacuteteacute archeacuteologique du Midi de la France Il reacutealise denombreuses opeacuterations archeacuteologiques dans la reacutegion de Saint-Plancard qursquoil publie avec M Labrousse sousle titre laquo Deacutecouvertes archeacuteologiques en Neacutebouzan (Haute-Garonne) de 1945 agrave 1948 raquo Gallia 1949 7p 23-54

347 Pierre-Henri Mitard (1920-2004) et le Groupe archeacuteologie antique du Touring-Club de France ont fouilleacute lavilla de Guiry-Gadancourt dans le Val-drsquoOise avant de se consacrer au sanctuaire de Genainville dans lemecircme deacutepartement

348 laquo Esquisse drsquoune typologie des villas gallo-romaines du Berry drsquoapregraves les prospections aeacuteriennes raquo Gallia1981 39 p 103-122

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 138

contribueacute au renouveau des eacutetudes sur les campagnes En devenant professionnels ils ontpermis agrave leur discipline drsquoacceacuteder enfin agrave un statut qursquoelle nrsquoa jamais eu auparavant

1 Montmaurin un laquo modegravele raquo de villaEn 1969 G Fouet publie les campagnes de fouilles qursquoil a reacutealiseacutees pendant une douzainedrsquoanneacutees sur la villa de Montmaurin et en 1978 R Agache rassemble dans un eacutepais volumeles reacutesultats des prospections aeacuteriennes des prospections de surface et des fouilles qursquoil aconduites en Picardie depuis 1961 Sans conteste ces deux ouvrages constituentlrsquoaboutissement du long processus de deacuteveloppement de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romain dontles grandes eacutetapes viennent drsquoecirctre sommairement exposeacutees Le livre de G Fouet paraicirct pregraves desoixante-dix ans apregraves la publication de la villa de Chiragan par L Joulin en 1901 Cettemonographie demeure aujourdrsquohui en France la seule disponible sur une grande villa fouilleacuteede maniegravere extensive De la mecircme faccedilon on peut consideacuterer la somme de R Agache comme lameilleure illustration drsquoune eacutetude sur lrsquooccupation des sols depuis le meacutemoire drsquoA Grenier surles campagnes de la citeacute des Meacutediomatrices publieacute en 1906 Le corpus de sites et de plansdrsquoeacutetablissements ruraux rassembleacute par R Agache reste lui aussi ineacutegaleacute en France Ces deuxouvrages teacutemoignent donc de lrsquoindeacuteniable renouveau de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romainefranccedilaise agrave la fin des anneacutees 1960 et dans les anneacutees 1970 Cette renaissance repose sur deschercheurs formeacutes sur le terrain et reconnus par les institutions qui soutiennent le plusactivement agrave cette eacutepoque lrsquoactiviteacute archeacuteologique nationale le CNRS et le tout jeuneministegravere de la culture Reprenant le fil de lrsquoanalyse conduite depuis le deacutebut de ce chapitre ilfaut maintenant se demander quels rapports leurs travaux entretiennent-ils avec les grandsthegravemes de lrsquohistoriographie franccedilaise preacutesenteacutes plus haut

Sans examiner dans le deacutetail le travail archeacuteologique entrepris par G Fouet sur le site deMontmaurin ce que sa publication ne permet malheureusement pas il convient tout drsquoaborddrsquoexposer tregraves succinctement ses conclusions sur lrsquoeacutevolution et la fonction de la villa G Fouetpense que lrsquoeacutetablissement de Montmaurin a eacuteteacute eacutedifieacute au milieu du Ier s pC Il occupe alorsun rectangle drsquoenviron 200 m de large pour pregraves de 500 m de long soit environ 10 ha desuperficie Il se compose drsquoun bacirctiment reacutesidentiel situeacute agrave lrsquoest et de deux rangeacutees debacirctiments disposeacutees au nord et au sud le long des grands cocircteacutes (Planche 14) Sur la dizaine debacirctiments localiseacutes dans la partie nord seuls cinq ont fait lrsquoobjet drsquoune investigationarcheacuteologique Au sud lrsquoemplacement drsquoenviron huit constructions a eacuteteacute reconnu et deuxdrsquoentre elles ont eacuteteacute en partie appreacutehendeacutees La villa de Montmaurin nrsquoa donc pas eacuteteacute fouilleacuteeen totaliteacute et sa pars rustica a eacuteteacute beaucoup moins bien reconnue que celle de la villa deChiragan qui est pourtant bien plus importante Cela nrsquoempecircche pas G Fouet drsquoestimer quecette villa est agrave la tecircte drsquoun domaine de 1 000 ha exploiteacute par quatre cents personnes agrave lrsquoaidedrsquoune quarantaine de paires de bœufs 349 Cette hypothegravese nrsquoest absolument pas argumenteacutee etG Fouet ne fait que reprendre les estimations de L Joulin sans mecircme les discuter Il estimeensuite qursquoune inondation de la Save aurait deacutetruit les bacirctiments agricoles et lrsquoaile sud de lapars urbana vers le milieu du IIIe s 350 Lrsquoeacuteconomie de la villa en aurait eacuteteacute fortement affecteacuteece qursquoattesterait lrsquoabsence de mateacuteriel dateacute entre 285 et 325 351 Apregraves cette peacuteriode de deacuteclinune nouvelle villa serait construite sur les vestiges deacuteraseacutes de lrsquoancienne Elle comprendrait unbacirctiment reacutesidentiel agrave la fois plus important et plus luxueusement deacutecoreacute Cette reconstructionsrsquoaccompagnerait drsquoun changement majeur du mode de gestion du domaine Sa superficieaugmenterait dans des proportions tregraves importantes car elle couvrirait maintenant pregraves de7 000 ha La mise en valeur de ces terrains serait assureacutee par des eacutetablissements agricoles349 Fouet 1969 p 308350 Fouet 1969 p 45351 Fouet 1969 p 59

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 139

fondeacutes dans le courant du IIIe s et reacutepartis sur lrsquoensemble du domaine 352 Les bacirctiments de lapars rustica de la villa seraient quant agrave eux abandonneacutes Pour G Fouet ces deux observationsarcheacuteologiques apportent la preuve que le proprieacutetaire a abandonneacute la gestion directe dudomaine pour le partager en de multiples tenures Mais il est bien difficile drsquoappreacutecier laveacuteraciteacute de ce raisonnement car pregraves des deux tiers des bacirctiments nrsquoont pas eacuteteacute fouilleacutes et lescritegraveres de datation des autres eacutetablissements agricoles ne sont pas exposeacutes au lecteur G Fouetpense que les limites naturelles de ce grand domaine ont surveacutecu agrave la disparition de la villa agrave lafin du IVe s pour former un ensemble homogegravene de huit paroisses au cœur drsquoune entiteacute plusvaste deacutesigneacutee dans un texte du XIIIe s sous le nom de Neacutebouzan (Planche 14) Ce territoirecorrespond selon G Fouet agrave un pagus antique qui tire son nom de celui du premierproprieacutetaire de la villa Nepos ou Nepotius 353

Point nrsquoest besoin de soumettre la publication de G Fouet agrave une critique serreacutee poursrsquoapercevoir qursquoaucun des points essentiels de sa deacutemonstration ne repose sur des observationsarcheacuteologiques solidement eacutetablies G Fouet ne preacutesente pas au lecteur les argumentsarcheacuteologiques qui lui ont permis drsquoeacutetablir la chronologie geacuteneacuterale de la villa la datation et ladestination des bacirctiments sans mecircme eacutevoquer la fragiliteacute du raisonnement qui le conduit agraverestituer les limites du domaine de Nepotius C Balmelle qui srsquoest attacheacutee agrave eacutevaluer lamateacuterialiteacute des faits avanceacutes par G Fouet souligne le laquo dogmatisme raquo de lrsquointerpreacutetation de lavilla de Montmaurin 354 Il srsquoagit bien de cela et lrsquoanalyse historiographique esquisseacutee dans cechapitre montre bien que ce laquo dogme raquo repose sur le scheacutema interpreacutetatif proposeacute par L Joulinpour la villa de Chiragan et les travaux drsquoA Grenier En effet on est surpris de constater agravequel point G Fouet a repris nombre des hypothegraveses eacutemises par L Joulin et A Grenier agravepropos de Chiragan pour deacutecrire lrsquoeacutevolution et le fonctionnement de la villa de MontmaurinOn srsquoamusera ainsi de remarquer que le domaine de la premiegravere villa de Montmaurin couvre1 000 ha selon lrsquohypothegravese formuleacutee par L Joulin agrave propos de la villa de Chiragan et que les7 000 ha du domaine de la seconde villa de Montmaurin correspondent agrave lrsquoeacutevaluationproposeacutee par A Grenier pour la superficie du fundus de la villa tardive de Chiragan 355 Ce nesont pas loin srsquoen faut les seuls emprunts de G Fouet agrave la publication de L Joulin et auxtravaux drsquoA Grenier Force est drsquoavouer que la villa de Montmaurin telle que G Fouet selrsquoimagine au IVe s doit la plupart de ses traits agrave celle de Chiragan et surtout agrave la villa urbanadrsquoA Grenier

Les travaux de G Fouet constituent une eacutetape importante dans la renaissance delrsquoarcheacuteologie rurale franccedilaise non par la nouveauteacute des concepts mis en œuvre et encore moinspar lrsquoexcellence des meacutethodes utiliseacutees mais plus modestement parce qursquoils sont les premiersdepuis le deacutebut du XXe s agrave srsquointeacuteresser avec autant drsquoampleur agrave une villa gallo-romaine Pourle reste la publication de G Fouet ne constitue que le dernier avatar du couranthistoriographique initieacute par N Fustel de Coulanges repreacutesenteacute par L Joulin puis deacuteveloppeacutepar C Jullian et A Grenier Comment expliquer alors que tregraves peu de ses contemporains aientclairement pris conscience de cette filiation et perccedilu combien elle deacuteterminait sesinterpreacutetations

La sortie du livre de G Fouet en 1969 a en effet eacuteteacute salueacutee par un concert de louangespresque unanimes tant en France qursquoagrave lrsquoeacutetranger P-M Duval le deacutecrit dans une de seschroniques comme un modegravele du genre 356 J Deberg dans la Revue belge de philologie et

352 Fouet 1969 p 291353 Fouet 1969 p 289354 Balmelle 2001 p 383355 Cf supra p 105356 Revue des eacutetudes anciennes 1970 72 p 415

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drsquohistoire considegravere qursquolaquo Il srsquoagit sans doute de la meilleure eacutetude dont nous disposions agrave cejour agrave propos drsquoune villa gallo-romaine raquo 357 Les comptes rendus de O Brogan danslrsquoAmerican Journal of Archaeology 358 de K S Painter dans The Antiquaries Journal 359 et de AL F Rivet dans le Journal of roman Studies 360 sont tout aussi favorables Dans des avis pluslongs et plus preacutecis R Chevallier 361 et M Le Glay 362 louent la description minutieuse despiegraveces et des techniques de construction acceptent volontiers lrsquohypothegravese de G Fouet surlrsquoorigine italienne des principes architecturaux deacuteveloppeacutes agrave Montmaurin mais ne discutent pasla chronologie du site proposeacutee A Audin souligne la justesse des interpreacutetations historiques deG Fouet et pense comme lui que la villa tardive a eacuteteacute construite pour accueillir un aristocrateaiseacute ayant fui la ville 363 M Le Glay le rejoint dans cette appreacuteciation

Transportant agrave la campagne les habitudes de luxe et de confort de la ville le maicirctre de Montmaurin ndash unpaiumlen qui appreacuteciait les joies de la vie ndash a ameacutenageacute lagrave au cœur drsquoun eacutenorme domaine rural une villaurbana qui teacutemoigne gracircce aux belles deacutecouvertes et agrave la science de G Fouet de lrsquoeacutevolution sociale etdu genre de vie dans le sud-ouest de la Gaule vers le milieu du IVe siegravecle 364

Enfin R Chevallier approuve lrsquohypothegravese drsquoune continuiteacute entre le fundus de Montmaurin etle pays de Neacutebouzan 365 Quelque temps plus tard de faccedilon plus surprenante encore car elle aclairement perccedilu tout ce que lrsquohistoriographie franccedilaise devait aux thegraveses de N Fustelde Coulanges 366 E M Wightman ne doute pas de la valideacute scientifique des hypothegraveses deG Fouet Elle estime mecircme que le dossier de Montmaurin est lrsquoun des rares pour lequel laconfrontation des sources archeacuteologiques historiques et toponymiques autorise une restitutioncreacutedible des limites et du destin drsquoun grand domaine gallo-romain 367 Son opinion esttoujours partageacutee aujourdrsquohui 368 alors que J Percival a tregraves tocirct fait part de ses plus grandesreacuteserves sur la valeur probatoire de raisonnements qui associent des eacutetablissements agricolessimplement parce qursquoils sont proches les uns des autres alors que lrsquoon ignore tout de leurrelation eacuteconomique 369

Mais se sont surtout S J De Laet dans Antiquiteacute classique 370 et G De Boe dansHelinium 371 qui critiquent vivement plusieurs des interpreacutetations proposeacutees par G Fouet etqui montrent avec beaucoup de discernement les deacutefauts meacutethodologiques de sa publication

357 Revue belge de philologie et drsquohistoire 1970 48 3 p 1043-1047358 American Journal of Archaeology 1971 75 p 457359 The Antiquaries Journal 1970 50 p 377-379360 Journal of roman Studies 1970 60 p 249-250361 Revue des eacutetudes latines 1969 47 p 696-702 Ce volume a eacuteteacute publieacute en 1970362 Revue archeacuteologique 1973 p 157-159363 Latomus 1971 30 p 241-244364 Revue archeacuteologique 1973 p 158-159365 laquo Le lecteur ne manquera drsquoecirctre frappeacute par les continuiteacutes historiques raquo (Revue des eacutetudes latines 1969 47

p 701)366 Wightman 1978 p 98-99367 laquo Occasionally documentary evidence toponymy and archaeological remains can be combined in a most

satisfactory manner and here the striking example is that of Montmaurin The villa lies ill an area known as theNeacutebouzan derived from Nepotianum as clear an example as could be wished of an estate name raquo (Wightman1975 p 643)

368 Gros 2001 p 323-324369 laquo All this however is based not on proven connections between sites but on simple geographical grouping and

even in areas as suggestive as Chiragan or Montmaurin we clearly need a further body of evidence before we canconvince the determined sceptic raquo (Percival 1976 p 129)

370 Antiquiteacute classique 1970 39 p 699-701371 Helinium 1970 10 p 189-192

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Ils regrettent ainsi que la stratigraphie et la ceacuteramique nrsquoaient pas eacuteteacute mieux eacutetudieacutees et pensentque la chronologie de la villa nrsquoest pas recevable car elle est fondeacutee uniquement sur lesdeacutecouvertes moneacutetaires 372 Ils deacutenoncent le rapprochement entre Montmaurin et les modegravelesitaliens et deacuteplorent que G Fouet nrsquoait pas utiliseacute les exemples des villaelig du nord de laGaule 373 G De Boe fait part de ses doutes quant aux hypothegraveses laquo tregraves theacuteoriques raquo surlrsquoeacutetendue du domaine et ses relations avec les villaelig environnantes Mais plusfondamentalement les deux auteurs reprochent agrave G Fouet de ne pas avoir suffisammentdistingueacute les donneacutees archeacuteologiques de ses interpreacutetations 374 Ils constatent que dans cesconditions le lecteur nrsquoa pas la possibiliteacute drsquoappreacutecier la validiteacute des hypothegraveses eacutemisesG De Boe conclut son compte rendu par une formule qui reacutesume bien sa frustration et sondeacutesir de voir paraicirctre des publications archeacuteologiques qui soient avant tout lrsquoaboutissementdrsquoune deacutemarche scientifique rigoureuse fondeacutee sur lrsquoobservation de faits preacutesenteacutes au lecteur defaccedilon objective

Plus la villa romaine de Montmaurin nous paraicirct drsquoimportance exceptionnelle pour lrsquoeacutetude des villasromaines en Gaule tant du point de vue de lrsquoarchitecture que du point de vue social et eacuteconomiqueplus lrsquoouvrage qui est consacreacute aux reacutesultats de ces fouilles nous paraicirct deacutecevant Nous croyons que celaest ducirc drsquoune part agrave la trop grande place reacuteserveacutee agrave lrsquointerpreacutetation subjective au deacutetriment de lrsquoexamenobjectif et complet des vestiges archeacuteologiques drsquoautre part agrave la conception mecircme du livre [hellip] 375

Le compte rendu de G De Boe est inteacuteressant car il est lrsquoun des rares avec celui de S JDe Laet agrave mettre en eacutevidence les faiblesses meacutethodologiques des travaux meneacutes par G Fouet agraveMontmaurin mais aussi et surtout parce qursquoil deacutevoile en neacutegatif une conception diffeacuterente durocircle de lrsquoarcheacuteologie Les laudateurs de G Fouet acceptent facilement ses hypothegraveses car ellessemblent corroborer par drsquoautres voies un modegravele historique qursquoils pensent toujours efficientCette convergence valide le travail archeacuteologique reacutealiseacute et rend superflu tout examen deacutetailleacutedes preuves et de la deacutemonstration donneacutees par G Fouet Ses conclusions prennent alors plusde valeur que son raisonnement et le rendent accessoire En voulant trop bien laquo servirlrsquohistoire raquo 376 lrsquoarcheacuteologie en est devenue lrsquoesclave Crsquoest peut-ecirctre ce que J Harmand voulaitfinalement suggeacuterer en constatant que les archeacuteologues franccedilais eacutetaient laquo sous lrsquoinfluencedevenue trop exclusive du culte fustelien du texte raquo 377

Agrave lrsquoopposeacute S J De Laet et G De Boe considegraverent que lrsquoarcheacuteologue avant drsquoacceacuteder agravelrsquoeacutetape de la synthegravese doit preacutealablement deacutecrire et interpreacuteter correctement ses donneacuteeseacutelaborer un dossier documentaire et le publier avec le plus de rigueur possible pour permettreau lecteur de suivre toutes les eacutetapes de son raisonnement Autrement dit pour devenirhistorien lrsquoarcheacuteologue doit drsquoabord ecirctre un naturaliste et rendre compte scientifiquement des

372 laquo [hellip] il y avait probablement un moyen de preacuteciser davantage toute lrsquoeacutevolution chronologique desdiffeacuterentes parties de lrsquoeacutedifice de leur construction et de leur peacuteriode drsquooccupation raquo (De Laet op citp 701)

373 laquo Mais lrsquoargumentation de lrsquoauteur en faveur drsquoune influence directe des exemples italiens plus speacutecialementles maisons de Pompeacutei nrsquoest guegravere scientifique elle est simplement baseacutee sur une ressemblance biensuperficielle avec un plan scheacutematique des maisons pompeacuteiennes raquo (De Boe op cit p 192)

374 laquo Lrsquoexposeacute de lrsquoauteur aurait certainement beaucoup gagneacute en clarteacute et mecircme en valeur scientifique si ladescription objective des vestiges archeacuteologiques les reconstitutions proposeacutees et les consideacuterations geacuteneacuteraleseussent eacuteteacute nettement seacutepareacutees Aussi bien les deux plans geacuteneacuteraux que les quelques rares plans de deacutetail nenous preacutesentent pas lrsquoeacutetat reacuteel des vestiges tels qursquoils furent deacutecouverts ce ne sont pas des veacuteritables plans defouilles mais des plans compleacuteteacutes par les reconstructions hypotheacutetiques de lrsquoauteur raquo (De Boe op citp 189-190)

375 De Boe op cit p 192376 Grenier 1931 p 105 Cf supra p 130377 Harmand 1961 p 50

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 142

informations collecteacutees sur le terrain Il nrsquoest pas hors de propos de remarquer que S JDe Laet et G De Boe sont deux archeacuteologues belges Ils appartiennent en effet agrave un courantde penseacutee bien repreacutesenteacute en Belgique qui valorise le travail de production des donneacutees etattache beaucoup drsquoimportance agrave lrsquoimpartialiteacute de leur preacutesentation Mecircme si cette conceptionde lrsquoarcheacuteologie a de nombreux repreacutesentants en Allemagne au Royaume-Uni et drsquoen drsquoautrespays une eacutetude historiographique plus deacuteveloppeacutee montrerait qursquoil existe une laquo eacutecole belge raquodrsquoarcheacuteologie gallo-romaine qui allie la rigueur dans lrsquoanalyse des sources archeacuteologiques agrave uninteacuterecirct soutenu pour le monde des campagnes et les pratiques agraires Elle trouve son originedans les travaux des eacuterudits du XIXe s notamment ceux drsquoA Bequet rapidement preacutesenteacutesplus haut 378 et connaicirct un essor sans preacuteceacutedent sous la conduite de Joseph Mertens 379 dansla seconde moitieacute du XXe s Les speacutecificiteacutes de son approche sont aujourdrsquohui illustreacutees par lestravaux de Paul Van Ossel sur lrsquohabitat rural tardif et son exemplaire monographie consacreacutee agravela villa de Champion 380 ou les eacutetudes et les expeacuterimentations meneacutees sur les technologiesrurales par le groupe rassembleacute autour de Georges Raepsaet et du Domaine gallo-romain de LaMalagne agrave Jemelle 381

Pour autant il ne faudrait pas conclure que ces preacuteoccupations aient eacuteteacute complegravetementignoreacutees des archeacuteologues franccedilais travaillant sur les campagnes gallo-romaines Il a eacuteteacute montreacuteplus haut que lrsquoanalyse meacutethodique et laquo naturaliste raquo des habitats ruraux gallo-romains eacutetaitdeacutejagrave au cœur du projet poursuivi par A de Caumont et lui donnait toute sa valeur 382 Unsiegravecle plus tard reprenant en quelque sorte cet heacuteritage quelque peu deacutelaisseacute crsquoest en geacuteologueet en preacutehistorien que Roger Agache arpente les plaines picardes

2 Roger Agache et laquo lrsquoinvention raquo de la villa gallo-romaineTout en preacuteparant une thegravese sur le Quaternaire de la Somme R Agache se passionne pour lemonde rural et la formation des paysages et reacutealise ses premiers clicheacutes aeacuteriens Lrsquooriginaliteacute etla qualiteacute de son œuvre srsquoexplique en partie par sa volonteacute drsquoeacutetudier les donneacutees de laprospection aeacuterienne avec les meacutethodes que lui ont enseigneacutees les preacutehistoriens auxquels il doitsa formation

Converti agrave lrsquoeacutetude de lrsquohabitat rural gallo-romain il a continueacute agrave mettre en pratique leursprincipes drsquoanalyse en srsquoattachant par exemple agrave comprendre lrsquointeacutegration des sites dans leurenvironnement naturel Il est ainsi lrsquoun des rares archeacuteologues antiquisants de son eacutepoque agravesrsquointeacuteresser aux conditions drsquoenfouissement et de conservation des vestiges qursquoil eacutetudieEssayant de deacutefinir les bases theacuteoriques de la prospection de surface il comprend que le niveaudu sol actuel a peu changeacute par rapport agrave celui de lrsquoeacutepoque gallo-romaine et que la plupart dessubstructions antiques ont eacuteteacute deacutetruites par les labours profonds reacutealiseacutes depuis le milieu duXXe s Il en conclut que la quantiteacute et la repreacutesentativiteacute du mateacuteriel recueilli en surface ou destraces visibles agrave basse altitude deacutependent du degreacute de destruction des sites et de la nature desmateacuteriaux utiliseacutes pour leur construction 383 La rigueur scientifique avec laquelle il tente dedeacutefinir les limites meacutethodologiques des techniques qursquoil utilise 384 se retrouve dans la faccedilon

378 Cf supra p 134379 On peut se faire une ideacutee de lrsquoabondance et de lrsquoinfluence des travaux de J Mertens en consultant lrsquoalbum

amicorum qui lui a eacuteteacute offert en 2001 (Lodewijckx 2001)380 Van Ossel 1992 Van Ossel 2003 et Van Ossel Defgneacutee 2001381 Les travaux de G Raepsaet teacutemoignent drsquoun indeacuteniable et profond renouvellement des perspectives de

recherche sur les techniques agricoles gallo-romaines comme lrsquoatteste lrsquoarticle de synthegravese qursquoil a publieacute sur lesujet dans les Annales HSS (Raepsaet 1995)

382 Cf supra p 83383 Agache 1978 p 68 et 262384 Agache 1978 p 27

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 143

dont il a rassembleacute et publieacute le corpus des sites deacutecouverts lors de ses prospections aeacuteriennesLrsquoAtlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie demeure agrave ce titre un outil de travail exemplaire etindispensable 385 Il est vrai que R Agache a profiteacute dans ce domaine de lrsquoexpeacuterience de sesdevanciers parmi lesquels il faut citer I Scollar et J K Saint-Joseph

Il faut neacuteanmoins lui attribuer le grand meacuterite drsquoavoir mis en œuvre en son temps dansune deacutemarche scientifique coheacuterente et formaliseacutee la plupart des meacutethodes drsquoanalysearcheacuteologique de lrsquoespace expeacuterimenteacutees avant lui En effet deacutepassant le cadre limiteacute destravaux fondeacutes essentiellement sur lrsquointerpreacutetation des toponymes R Agache exploite lesdonneacutees de la fouille de la prospection de surface de la photographie aeacuterienne agrave basse altitudemais aussi les informations apporteacutees par lrsquoeacutetude des cadastres et des sources meacutedieacutevales pourtenter de restituer lrsquoeacutevolution des terroirs dans la longue dureacutee 386 Ce faisant il apporte unereacuteelle reacuteponse meacutethodologique aux ambitions jadis formuleacutees par A de Caumont 387C Jullian dans Lrsquoanalyse des terroirs ruraux 388 ou A Grenier en conclusion de son meacutemoire surla citeacute des Meacutediomatrices 389 LrsquoAtlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie et plus encore La Sommepreacute-romaine et romaine drsquoapregraves les prospections aeacuteriennes agrave basse altitude constituent sans contesteune eacutetape deacuteterminante dans le processus drsquoeacutelaboration des outils de lrsquoarcheacuteologie de lrsquoespaceR Agache en a pleinement conscience et considegravere mecircme que la prospection doit prendre lepas sur la fouille pour devenir la meacutethode principale drsquoeacutetude du passeacute car elle seule permet agravelrsquoarcheacuteologue drsquoaborder de faccedilon statistique et dans de vastes reacutegions laquo lrsquoeacutetude de lapaleacuteogeacuteographie de lrsquoenvironnement des eacutecosystegravemes des problegravemes agraires des modes decultures [hellip] raquo 390 La fouille longue coucircteuse destructrice est trop ponctuelle elle nrsquoa plusdrsquoautre utiliteacute que de veacuterifier les donneacutees de la prospection et de documenter des points dedeacutetail Les grandes lignes de lrsquooccupation du sol et de son eacutevolution peuvent maintenant ecirctreeacutetudieacutees gracircce agrave la prospection 391

Lrsquoinversion des prioriteacutes entre la fouille et la prospection souhaiteacutee par R Agache illustreavec force lrsquoeacutevolution eacutepisteacutemologique majeure qui a profondeacutement et durablement renouveleacuteles pratiques et les objectifs de lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine dans le dernier tiers du XXe s Sesdeacuteclarations passionneacutees et peut-ecirctre un peu excessives en faveur de la prospection deacutevoilentles ambitions de lrsquoarcheacuteologie de lrsquoespace telle qursquoelle srsquoest deacuteveloppeacutee agrave partir du deacutebut desanneacutees 1980 Renonccedilant agrave un bilan des tregraves nombreuses expeacuteriences reacutealiseacutees dans ce domaineet pour ne citer qursquoun seul exemple on peut souligner les fortes parenteacutes meacutethodologiques quiexistent entre le programme lanceacute en 1981 par J-L Fiches et M Passelac sur les campagnes de

385 Agache R Breacuteart B Atlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie le bassin de la Somme et ses abords agrave lrsquoeacutepoqueprotohistorique et romaine Amiens Socieacuteteacute des Antiquaires de Picardie 1975

386 Agache 1978 p 25387 Cf supra p 84388 Jullian 1926c389 Cf supra p 114390 Agache 1978 p 461391 laquo La simple collectiomanie drsquoantiquiteacutes a presque disparu elle a fait geacuteneacuteralement place agrave la fouille fine des

structures drsquohabitats mais trop souvent ces fouilles ne fournissent que des informations ponctuellesdifficilement geacuteneacuteralisables Deacutesormais gracircce agrave lrsquoavion on obtient des vues syntheacutetiques des informationsglobales drsquoordre statistique par reacutegions entiegraveres Aussi la fouille pour fouille nrsquoa plus sa raison drsquoecirctre Lesfouilles doivent deacutesormais se localiser strictement aux points essentiels ougrave lrsquoon est reacuteellement en droitdrsquoespeacuterer reacutesoudre tel et tel problegraveme preacutecis qui se pose tant aux archeacuteologues qursquoaux historiens ou auxpaleacuteogeacuteographes raquo (Agache 1978 p 461-462)

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la France meacutediterraneacuteenne 392 et celui meneacute agrave bien quelques anneacutees plus tocirct dans les plainespicardes

Toutefois quelque novatrices qursquoelles soient il ne faudrait pas oublier que les meacutethodesdeacuteveloppeacutees par R Agache sont au service drsquoune ambition historique qui transcende toute sonœuvre En effet il veut deacutemontrer par ses prospections que la villa est lrsquoeacuteleacutement essentielautour duquel srsquoorganise la vie eacuteconomique et sociale de la Gaule du Nord Il pense commeon lrsquoa vu que lrsquourbanisation de cette reacutegion de lrsquoEmpire romain a eacuteteacute tregraves imparfaitementreacutealiseacutee 393 mais que la laquo romanisation raquo des campagnes est en revanche un succegraves completqui explique sa reacuteussite eacuteconomique Les villaelig ont permis drsquoachever la mise en valeur des terresles plus riches et de doter la Gaule du Nord drsquoune agriculture moderne reacutepondant auxexigences des Agronomes latins Elles sont devenues le mode drsquoexploitation quasi exclusif deszones limoneuses les plus fertiles releacuteguant les laquo fermes indigegravenes raquo sur les sols les pluspauvres

Srsquoil est vraisemblable que des modes drsquoexploitation plus archaiumlques se maintiennent sur les sols pauvreson peut affirmer maintenant que ce qui caracteacuterise le paysage rural des belles plaines fertiles du Nord dela Gaule crsquoest avant tout la villa Partout dans cette pars Galliarum planior la villa est le mode normalsinon exclusif de la mise en valeur des terres lagrave mecircme ougrave Pline et bien apregraves Palladius admiraientlrsquoutilisation du vallus cette moissonneuse atteleacutee utiliseacutee dans les latifundia ces grands domaines de laGaule du Nord et ougrave deacutejagrave se faisait sentir le besoin du machinisme agricole 394

Selon R Agache les villaelig sont des eacutetablissements agricoles mais aussi des centres artisanauxde premier ordre Elles fabriquent lrsquoessentiel des biens neacutecessaires agrave lrsquoexploitation et agravelrsquoentretien du domaine comme les outils et les mateacuteriaux de construction et transformentdirectement une partie de leurs productions Lrsquoeacutelevage extensif des moutons pratiqueacute dans lesvillaelig fournit par exemple de la laine qui est fileacutee et tisseacutee sur place avant drsquoecirctre vendue agravelrsquoexteacuterieur 395 Ce travail est reacutealiseacute par les esclaves pendant la morte saison dans les ateliers dela villa 396 R Agache applique de la sorte agrave toutes les villaelig de Picardie le modegravele delrsquoexploitation agrave la fois agricole et artisanale proposeacutee par A Bequet pour la villa drsquoAntheacutee etrepris par L Joulin pour celle de Chiragan 397 La villa devient une entreprise quasiindustrielle qui produit selon des meacutethodes laquo capitalistes raquo des biens commercialiseacutes endehors de la citeacute agrave des clients importants R Agache considegravere ainsi que lrsquoarmeacutee est lrsquoun desconsommateurs principaux du bleacute et de la laine des villaelig picardes 398 En somme toutcontribue agrave la laquo speacutecialisation raquo eacuteconomique du reacuteseau constitueacute par les villaelig Autonomes dansleur fonctionnement et eacutecoulant principalement leurs produits dans le cadre de circuitscommerciaux extra-reacutegionaux les villaelig telles que R Agache se les imagine entretiennent bien392 Dans une publication parue en 1994 Fr Favory et J-L Fiches deacutefinissaient ainsi les objectifs fondamentaux

du projet qui a rassembleacute pendant une dizaine drsquoanneacutees de nombreux chercheurs travaillant sur Lrsquooccupationdes sols en Narbonnaise laquo Cet ouvrage teacutemoigne de la mise en place et du deacuteveloppement drsquoune archeacuteologiede lrsquoespace une archeacuteologie extensive qui srsquoappuie sur la fouille ou mieux suscite le chantier mais ne selimite pas agrave lui une archeacuteologie qui par ses objectifs inclut et deacutepasse lrsquoarcheacuteologie du paysage unearcheacuteologie qui par son objet rejoint la geacuteographie historique et les sciences de la nature raquo (Favory Fiches1994 p 32)

393 Cf supra p 128394 Agache 1978 p 386 Crsquoest lrsquoauteur qui souligne395 laquo Il semble incontestable que ces grandes fermes eacutetaient en mecircme temps de grands ateliers Lrsquoactiviteacute

industrielle de la citeacute des Ambiens devait ecirctre reacutepartie dans la campagne avant tout draperie etsecondairement meacutetallurgie Des ldquofermes usinesrdquo en quelque sorte raquo (Agache 1978 p 366)

396 Agache 1975 p 692397 Agache 1978 p 315-316398 laquo Il est agrave peu pregraves certain que les villaelig antiques visaient essentiellement agrave produire la laine et le bleacute dont

lrsquoarmeacutee (et particuliegraverement celle du limes) avait grand besoin raquo (Agache 1975 p 691)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 145

peu de relations avec les autres composantes des citeacutes qursquoil eacutetudie Les villes sont reacuteduites agrave unrocircle politique les agglomeacuterations et les laquo fermes indigegravenes raquo appartiennent manifestement agravedes sphegraveres eacuteconomiques isoleacutees et secondaires

Avant drsquoeacutevaluer la validiteacute de cette analyse eacuteconomique il convient de rappeler le caractegravereprofondeacutement novateur des thegraveses deacutefendues par R Agache Comme il le souligne avecjustesse dans son ouvrage de 1978 les campagnes du nord de la Gaule inteacuteressaient peu lesarcheacuteologues franccedilais et les informations disponibles sur les eacutetablissements ruraux eacutetaient drsquouneextrecircme pauvreteacute 399 Lrsquoessentiel de lrsquoactiviteacute archeacuteologique srsquoattachait agrave lrsquoeacutetude des chefs-lieuxde citeacutes et des ensembles monumentaux les plus importants Le monde rural demeurait unevaste terra incognita Reccedilus avec scepticisme dans un premier temps les reacutesultats desprospections de R Agache imposegraverent rapidement une autre vision des campagnes Nonseulement elles nrsquoeacutetaient pas vides mais de plus elles eacutetaient cultiveacutees par un reacuteseau tregraves densedrsquoeacutetablissements qui teacutemoignait drsquoune exploitation intense et rationnelle des meilleurs terres dela Picardie Alors qursquoune vingtaine de sites eacutetait connue avant la publication de son atlas ilrassembla en peu de temps un corpus de plusieurs centaines drsquoeacutetablissements et de plusieursdizaines de plans Crsquoest un pan entier de la socieacuteteacute gallo-romaine qui tout agrave coup eacutemergeait etce fut pour beaucoup drsquohistoriens et drsquoarcheacuteologues une veacuteritable reacuteveacutelation 400

Pour bien comprendre lrsquooriginaliteacute et la porteacutee du travail de R Agache il faut le comparer agravecelui reacutealiseacute par A Grenier soixante-dix ans plus tocirct sur les villaelig de la citeacute des MeacutediomatricesOn se souvient qursquoA Grenier avait eacutetudieacute dans une aire geacuteographique relativement limiteacutee unpetit nombre drsquoeacutetablissements prospecteacutes ou fouilleacutes en grande partie par ses collegraveguesallemands 401 Son dessein eacutetait drsquoappreacutehender par lrsquoeacutetude de lrsquohabitat rural lrsquoeacutevolution delrsquoarchitecture domestique et par suite les modaliteacutes et le degreacute de la laquo romanisation raquo de la citeacutedes Meacutediomatrices 402 Le meacutemoire drsquoA Grenier constitua longtemps comme on lrsquoa vu unhorizon indeacutepassable pour la recherche archeacuteologique franccedilaise

R Agache dispose quant agrave lui drsquoun corpus beaucoup plus important qui inteacuteresse unevaste reacutegion drsquoune superficie supeacuterieure agrave celle drsquoun deacutepartement Comme on lrsquoa vu plus hautil accepte la conception traditionnelle de la villa et pense avec A Grenier qursquoelle est unlaquo centre de civilisation raquo par lequel a eacuteteacute reacutealiseacute la conversion des populations gauloises aumode de vie des conqueacuterants romains 403 Toutefois sa connaissance du monde rural lrsquoamegravene agravene pas se limiter agrave cette seule perspective de recherche en srsquoefforccedilant drsquoappreacutehender le mode defonctionnement de ces villaelig Lecteur enthousiaste de G Roupnel il aborde lrsquoeacuteconomie ruralegallo-romaine avec la mecircme curiositeacute qui le pousse agrave la rencontre de ces paysans auxquels ildeacutedie lrsquoun de ses ouvrages 404 Comme jadis A de Caumont il embrasse dans un mecircme regard

399 Agache 1978 p 251-254400 Ernest Will et R Chevallier ont soutenu degraves lrsquoorigine les travaux de R Agache La reconnaissance par la

communauteacute des historiens du caractegravere profondeacutement novateur de ses reacutesultats vint plus tard ce qui nelrsquoempecirccha drsquoecirctre parfois enthousiaste Dans son compte rendu de La Somme preacute-romaine et romaineR Ginouvegraves fait part de son eacutemerveillement en ces termes laquo Ainsi la concentration et la systeacutematisation dutravail sur une reacutegion deacutetermineacutee ont permis agrave un chercheur exceptionnel agrave vrai dire de deacuteceler dans cessols profonds des vastes plaines de Picardie et drsquoArtois qui semblaient devoir rester muettes non pas desvestiges indeacutependants aussi inteacuteressants soient-ils en eux-mecircmes mais des teacutemoignages permettant derestituer une succession de styles de vie inteacutegreacutes dans leur milieu naturel On imagine quelle perceacutee un telouvrage repreacutesente en direction de travaux futurs il appelle des projets interdisciplinaires portant sur ladeacutemographie la vie eacuteconomique et sociale des diverses provinces de la Gaule tels que les expriment lesformes et lrsquohabitat dans son environnement raquo (Revue archeacuteologique 1981 2 p 326)

401 Cf supra p 114402 Grenier 1906 p 10403 Agache 1978 p 280404 laquo En hommage aux vieux paysans picards et agrave leurs lointains ancecirctres qui cultivaient passionneacutement la terre

au lieu de lrsquoexploiter ndash agrave ces paysans drsquoautrefois dont le labeur incessant avait faccedilonneacute un paysage

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 146

les villaelig et les grosses fermes picardes qui agrave ses yeux les ont remplaceacutees Degraves ses premiegraveresprospections il porte donc une attention eacutegale agrave la partie reacutesidentielle des eacutetablissements et agravetous les bacirctiments agricoles ainsi qursquoaux traces qui lui permettraient drsquoappreacutehenderlrsquoorganisation des terroirs 405 Cette perspective de recherche est complegravetement nouvelle et ilnrsquoest pas excessif de soutenir que R Agache a essayeacute en quelque sorte drsquointeacutegrer dans ledomaine de lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine les objectifs les meacutethodes et les reacuteflexions deshistoriens et surtout des geacuteographes des campagnes franccedilaises Il faut maintenant se demandersrsquoil a trouveacute les moyens de satisfaire cette ambition et si ses travaux ont effectivement reacutenoveacute lavision traditionnelle de lrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine

Lrsquoanalyse archeacuteologique historique et eacuteconomique deacuteveloppeacutee par R Agache repose surplusieurs approches compleacutementaires Il procegravede tout drsquoabord agrave une typologie des formes delrsquohabitat fondeacutee sur lrsquoassociation de trois critegraveres essentiels la superficie occupeacutee par lesvestiges repeacutereacutes sur les clicheacutes aeacuteriens leur organisation spatiale et leur mode de constructionReprenant le scheacutema explicatif deacutenonceacute plus haut 406 il considegravere que la pierre et les plansgeacuteomeacutetriques sont les attributs de la laquo villa raquo et donc des exploitations agricoles les plusmodernes Agrave lrsquoopposeacute les mateacuteriaux peacuterissables et la courbe seraient les critegraveres distinctifs delrsquohabitat de tradition gauloise et donc des laquo fermes indigegravenes raquo moins eacutevolueacutees 407

Il deacutefinit donc la laquo villa raquo qursquoil eacutecrit sans italique comme laquo un ensemble mecircme modestede constructions rurales homogegravenes agrave soubassement en dur et de plan gallo-romain raquo 408 Plusloin il preacutecise que le laquo plan gallo-romain raquo se caracteacuterise geacuteneacuteralement par le regroupementdans une ou deux cours quadrangulaires drsquoune habitation principale et de bacirctimentsdrsquoexploitation 409 Toutes ces villaelig nrsquoont pas la mecircme importance Les plus grandes agrave lrsquoimagede celle drsquoEstreacutees-sur-Noye (Planche 15) ont une longueur supeacuterieure agrave 200 m et comptentune dizaine de bacirctiments qui se reacutepartissent sur une surface de plus de 8 ha Ce modegravelearchitectural est celui de la villa drsquoAntheacutee qui demeure le seul site fouilleacute de faccedilon extensivedans le nord de la Gaule 410 Cette comparaison lrsquoamegravene agrave penser que les grandes villaelig picardessont elles aussi des entreprises agrave la fois agricoles et artisanales placeacutees agrave la tecircte de vastesdomaines 411 Les variations de taille et drsquoorganisation interne par rapport agrave cet eacutetalondeacuteterminent des classes drsquoeacutetablissements de la petite laquo villa raquo constitueacutee drsquoun bacirctimentreacutesidentiel de taille modeste et de deux annexes agricoles placeacutees de part et drsquoautre drsquoun courunique jusqursquoagrave la grande laquo villa raquo de pregraves de 10 ha Agrave cocircteacute de ces habitats organiseacutes selon desplans tregraves homogegravenes R Agache reconnaicirct qursquoil existe des laquo villas raquo composeacutees de plusieurs

profondeacutement humaniseacute harmonieux eacutequilibreacute fait drsquoune sagesse agraire milleacutenaire mais aujourdrsquohui livreacuteaux saccages des Barbares de notre temps les technocrates les promoteurs les chasseurs de profits raquo(Agache 1970)

405 laquo Lrsquoapport le plus spectaculaire de nos prospections aeacuteriennes est drsquoavoir fourni la localisation et le plan drsquoungrand nombre de villas Non seulement nous avons pu obtenir ainsi le traceacute preacutecis des habitations maiseacutegalement les plans drsquoensemble des deacutependances toujours fort eacutetendues et rigoureusement ordonneacutees Crsquoestlagrave un fait entiegraverement nouveau raquo (Agache 1978 p 384)

406 Cf supra p 126407 laquo La ligne droite va lagrave comme ailleurs se substituer aux traceacutes curvilignes et aux entrelacs celtiques ce que

lrsquoon sait des habitats gaulois comme de leurs voies de communication et de leurs parcellaires est enopposition totale avec cette orthogonaliteacute fondamentale introduite par les Conqueacuterants qui reacutealisent dans lesprovinces ce qursquoils nrsquoont pu reacutealiser chez eux raquo (Agache 1983 p 21)

408 Agache 1983 p 280409 laquo Il nous semble preacutefeacuterable drsquoemployer ici le terme villa chaque fois que dans la campagne la photographie

aeacuterienne reacutevegravele un ensemble homogegravene de substructions srsquoordonnant par rapport agrave une habitation principaleet groupant autour drsquoune ou deux cours agrave la fois le corps de logis les bacirctiments drsquoexploitation les grangesles hangars les resserres [hellip] raquo (Agache 1983 p 281)

410 Agache 1978 p 315-316411 Agache 1978 p 349

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 147

constructions reacuteparties sans ordre apparent Il pense neacuteanmoins que ces laquo petites villas de plandisseacutemineacute raquo sont relativement rares 412

Pour autant les laquo villas raquo ne constituent pas lrsquounique forme drsquohabitat rural gallo-romainmise en eacutevidence pas R Agache En effet ses prospections aeacuteriennes lui ont permis de deacutecelerlrsquoexistence de nombreux sites qui se distinguent par leur morphologie geacuteneacuterale leur taille ouleur mode de construction des eacutetablissements entrant dans sa cateacutegorie des laquo villas raquo Il peutsrsquoagir drsquohabitats comprenant des bacirctiments gallo-romains entoureacutes de fosseacutes curvilignes qursquoilassimile agrave des laquo fermes indigegravenes en voie de romanisation raquo 413 mais aussi drsquoensemblescomposeacutes de quelques substructions voire mecircme de bacirctiments totalement isoleacutes Pour cesdeux derniers exemples R Agache propose deux interpreacutetations ces constructionsappartiennent agrave des laquo villas raquo que les prospections aeacuteriennes nrsquoont pas permis drsquoidentifier dansleur totaliteacute ou ce sont des annexes agricoles destineacutees agrave lrsquoexploitation des terres eacuteloigneacutees desdomaines les plus importants Il estime aussi possible que certains de ces sites correspondent agravedes petits ateliers artisanaux 414 Agrave lrsquoexception des eacuteventuelles laquo villas raquo insuffisamment reacuteveacuteleacuteespar les clicheacutes aeacuteriens et dont la proportion est difficilement appreacuteciable R Agache considegravereque tous les autres sites ne sont que de laquo simples lieux habiteacutes drsquoeacutepoque romaine raquo qursquoilregroupe dans la cateacutegorie des laquo loci raquo pour bien les distinguer des laquo villas raquo 415

Ce nrsquoest pas tomber dans lrsquohypercritique que de souligner la nature heacuteteacuterogegravene de ceslaquo loci raquo Le terme laquo villa raquo est utiliseacute par R Agache pour deacutesigner des eacutetablissements agricolesqui preacutesentent agrave la fois une organisation spatiale similaire des modes de constructioneacutequivalents et des fonctionnements eacuteconomiques qursquoil estime analogues Les laquo villas raquo sont eneffet pour lui des exploitations indeacutependantes qui contribuent toutes agrave des degreacutes divers audeacuteveloppement drsquoun systegraveme eacuteconomique et politique speacutecifiquement romain 416 Il convientde remarquer au passage que cette deacutefinition est meacutethodologiquement deacutelicate agrave manier carelle mecircle des critegraveres formels aiseacutement quantifiables agrave des appreacuteciations eacuteminemmentsubjectives sur le rocircle eacuteconomique et laquo culturel raquo des eacutetablissements Il nrsquoen demeure pas moinsqursquoelle permet de caracteacuteriser efficacement des habitats qui preacutesentent en toute rigueur destraits communs Agrave lrsquoinverse le groupe des laquo loci raquo rassemble sans coheacuterence des laquo fermesindigegravenes raquo que R Agache considegravere comme les derniers avatars de lrsquohabitat gaulois deslaquo uniteacutes secondaires de production raquo des ateliers artisanaux mais aussi des sites que laprospection aeacuterienne nrsquoa pas reacuteussi agrave clairement identifier Leur seul point commun estfinalement de ne pas reacutepondre aux critegraveres distinctifs de la laquo villa raquo La faible efficience de cettetypologie nrsquoest pas perccedilue par R Agache car il considegravere que les sites qursquoelle renferme sont troppeu nombreux ou trop mal conserveacutes pour meacuteriter plus drsquoattention Il est donc persuadeacute quelrsquoon peut sans difficulteacute les ignorer et consideacuterer que lrsquoexploitation des terres picardes reposeessentiellement sur les laquo villas raquo

412 Agache 1978 p 314-315413 Agache 1978 p 168414 Agache 1978 p 315415 laquo Restent agrave deacutesigner les ensembles deacutecouverts par avion et qui ne comportent qursquoune ou deux petites

substructions en craie incluses dans des systegravemes complexes de fosseacutes combleacutes geacuteneacuteralement multiples etsubrectilignes Dans certains cas ce sont probablement des aeligdificia en voie de romanisation mais parfois cene sont que des uniteacutes secondaires de production deacutependant probablement drsquoune villa situeacutee agrave quelquedistance et trop eacuteloigneacutee pour la bonne mise en valeur des terres concerneacutees Pour ces simples lieux habiteacutesdrsquoeacutepoque romaine on pourrait peut-ecirctre employer le mot locus raquo (Agache 1978 p 280)

416 Agache 1978 p 280

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En dehors des petites laquo fermes eacuteleacutementaires raquo et de ces rares et modestes groupements de bacirctimentsisoleacutes tous les autres eacutetablissements ruraux sont des villas moyennes grandes ou tregraves grandes qui ontun plan reacutegulier eacutetonnamment constant 417

Pourtant lrsquoexamen des cartes de localisation des sites eacutelaboreacutees par R Agache agrave partir desdonneacutees collecteacutees lors de ses prospections aeacuteriennes ne fait pas clairement apparaicirctre cettepreacutepondeacuterance des laquo villas raquo Sur les feuilles de lrsquoAtlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie leseacutetablissements ruraux qui nrsquoappartiennent ni agrave la cateacutegorie des laquo villas raquo ni agrave celles dessanctuaires ou des ensembles monumentaux sont repreacutesenteacutes par des ronds et des eacutetoiles noirsDans de nombreux secteurs geacuteographiques survoleacutes par R Agache ces sites sont majoritairesAinsi pour ne prendre qursquoun exemple dans une aire drsquoenviron 64 km2 situeacutee dans le Santerreagrave lrsquoouest de Roye dans un des terroirs les plus riches de la plaine picarde on compte quinzelaquo villas raquo pour trente-trois laquo ronds raquo et treize laquo eacutetoiles raquo (Planche 16) 418 Les sites quinrsquoappartiennent pas agrave la cateacutegorie des laquo villas raquo repreacutesentent donc 75 des eacutetablissementsruraux de cette zone de test Mecircme en eacutecartant les substructions mal dateacutees figureacutees par deslaquo eacutetoiles raquo qui peuvent eacuteventuellement appartenir agrave des peacuteriodes posteacuterieures les laquo ronds raquorestent majoritaires 419 Tous ces habitats ont eacuteteacute identifieacutes sur les clicheacutes aeacuteriens parce qursquoilsont livreacute au moins une construction dont les fondations composeacutees le plus souvent de craietasseacutee ont eacuteteacute accrocheacutees par la charrue et remonteacutees agrave la surface du sol Il est possible quecertains de ces bacirctiments appartiennent agrave des villaelig pas assez bien conserveacutees ou au contrairetrop bien proteacutegeacutees par des colluvions pour ecirctre aiseacutement reconnaissables lors des prospectionsaeacuteriennes Mais cette explication nrsquoest sans doute recevable que pour une partie de ces sitesPeut-on alors admettre avec R Agache que toutes les autres constructions constituent desannexes des villaelig situeacutees agrave proximiteacute

La question pourrait paraicirctre secondaire et subalterne tant la deacutemonstration de lrsquoexistencedrsquoune exploitation intense des meilleures terres picardes par un reacuteseau dense de villaelig estconvaincante et novatrice Elle meacuterite toutefois drsquoecirctre poseacutee car malgreacute le perfectionnementdes techniques de prospections et le recours agrave lrsquoanalyse statistique des donneacutees les principeseacuteleacutementaires de lrsquoappreacutehension archeacuteologique de lrsquoespace mis en œuvre par R Agache sontencore largement appliqueacutes aujourdrsquohui Le doute exprimeacute agrave propos de sa typologie delrsquohabitat peut donc nourrir une interrogation plus geacuteneacuterale qui porte sur la validiteacute desmeacutethodes de classement des eacutetablissements ruraux et in fine sur la part de la villa danslrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine

Lrsquoanneacutee mecircme de la publication de lrsquoAtlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie E MWightman observait deacutejagrave que sur les cartes de lrsquohabitat produites par R Agache lrsquoespace entreles villaelig eacutetait souvent occupeacute par des sites de petites dimensions ou de statut incertain Enconclusion drsquoune reacuteflexion plus geacuteneacuterale fondeacutee sur des arguments historiques et eacuteconomiquesqui seront examineacutes plus loin elle se demandait si certains drsquoentre eux nrsquoavaient pas accueilliune partie de la main-drsquoœuvre employeacutee sur le domaine des villaelig ou mecircme srsquoil ne pouvait passrsquoagir de petites exploitations agricoles mises en valeur par des tenanciers ou des petitsproprieacutetaires indeacutependants Dans tous les cas elle estimait qursquoil fallait leur precircter plusdrsquoattention car mecircme dans les terroirs les plus riches les campagnes gauloises nrsquoavaient sansdoute pas eacuteteacute cultiveacutees uniquement par des villaelig 420417 Agache 1978 p 315418 Ces 61 sites repreacutesentent une densiteacute de 094 site par km2 La densiteacute des laquo villas raquo est de 023 site par km2

soit une laquo villa raquo pour 4292 ha419 Ces 33 laquo ronds noirs raquo repreacutesentent 54 des 61 habitats de la zone de test420 laquo Although allowance must be made for the incompleteness of our information the most reasonable conclusion is

that there were settlements of non-villa type among the villas yet probably very closely linked to them in terms ofthe labour force If we could go a step further and suppose that the inhabitants of such settlements might rent or

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Lrsquoautre point de vue de cette discussion est drsquoordre meacutethodologique Il porte sur la validiteacutedes critegraveres utiliseacutes pour deacutefinir la typologie des eacutetablissements ruraux Il est en effet permis dedouter de leur pertinence quand lrsquoon constate que leur mise en œuvre aboutit agrave classer tous lessites en fonction drsquoun modegravele qui est repreacutesenteacute par une minoriteacute drsquoeacutetablissements Autrementdit en construisant une typologie agrave partir essentiellement des eacuteleacutements distinctifs de laconstruction more romanorum ne prend-on pas le risque de fondre dans une masseindiffeacuterencieacutee tous les sites qui srsquoeacutecartent peu ou prou de ce mode drsquoorganisation de lrsquohabitatrural

Pour reacutepondre agrave cette interrogation il faut tout drsquoabord rappeler une eacutevidence lesprospections aeacuteriennes ne permettent pas drsquoappreacutehender de faccedilon complegravete homogegravene etindiscutable lrsquohabitat rural gallo-romain Un constat identique pourrait ecirctre fait agrave propos desautres meacutethodes de prospection R Agache en nrsquoa jamais disconvenu malgreacute ses deacuteclarationsenthousiastes en faveur de techniques qursquoil a porteacutees jusqursquoagrave un degreacute extrecircme de preacutecisionAinsi il souligne agrave plusieurs reprises combien il est difficile de repeacuterer sur les clicheacutes aeacuteriensles traces fugaces laisseacutees par les constructions en bois les plus modestes 421 Lrsquoanalyse deacutetailleacuteedrsquoun cas concret bien plus qursquoune longue discussion theacuteorique permettra drsquoappreacutecierlrsquoampleur des divergences qui peuvent exister entre la reacutealiteacute du terrain la perception qursquoen aR Agache agrave travers la perspective tregraves reacuteductrice de la photographie aeacuterienne et finalementlrsquointerpreacutetation historique qursquoil propose de ces donneacutees Lrsquoexemple des deux eacutetablissementsagricoles de Roye le Puits agrave Marne deacutecouverts par R Agache lors de ses prospections aeacuteriennespuis fouilleacutes une quinzaine drsquoanneacutees plus tard agrave lrsquooccasion de deux opeacuterations drsquoarcheacuteologiepreacuteventive offre cette opportuniteacute (Planche 17)

Ces deux sites se trouvent au sud-ouest de lrsquoagglomeacuteration actuelle de Roye Le premier leplus au sud a eacuteteacute identifieacute par R Agache comme une laquo villa raquo Sur ses clicheacutes aeacuteriens celui-ci areconnu le plan de quatre bacirctiments et la preacutesence de trois autres sous la forme de taches qursquoila repreacutesenteacutees sur son scheacutema interpreacutetatif agrave lrsquoaide de pointilleacutes (Planche 18) Le bacirctimentreacutesidentiel de cette laquo villa raquo le mur de seacuteparation entre la pars urbana et la pars rustica et unegrande grange sont clairement identifiables Tous ces eacuteleacutements srsquoorganisent selon un plan tout agravefait classique qui amegravene R Agache agrave conclure logiquement que cet eacutetablissement correspond agraveune laquo villa gallo-romaine importante agrave cour rectangulaire orienteacutee agrave lrsquoest raquo 422 Agrave environ300 m au nord-ouest de cette laquo villa raquo il a localiseacute un autre site qui se compose de laquo plusieurspetites substructions gallo-romaines raquo Il est figureacute par un laquo rond raquo noir sur la planche delrsquoAtlas et R Agache pense qursquolaquo il srsquoagit peut-ecirctre de deacutependances exteacuterieures agrave la villa raquo deacutecriteplus haut 423

En 1991 J-L Collart a pu fouiller une grande partie de la laquo villa raquo identifieacutee par R Agache(villa 1 sur la Planche 17) Ses travaux lui on permis drsquoappreacutehender la presque totaliteacute de ceteacutetablissement 424 et de suivre son eacutevolution depuis La Tegravene D 2 jusqursquoau tout deacutebut du Ve sOn sait donc que cette laquo villa raquo gallo-romaine succegravede agrave une ferme gauloise qui a connu

own small plots of land in addition we would have identified an element of small-holders which so far has beenlacking in the Gaulish scene raquo (Wightman 1975 p 650)

421 laquo En reacutesumeacute il y avait certainement des constructions rurales sans fondations Elles sont alors rarementvisibles drsquoavion Certaines devaient ecirctre entiegraverement en bois et ne laissent comme traces que des fosseshumiques Drsquoautres plus nombreuses eacutetaient en piseacute elles apparaissent alors au sol sous forme de largestaches argileuses avec de nombreux silex eacuteclateacutes Mais les substructions visibles sur les photos aeacuteriennes sontconstitueacutees essentiellement de craie tasseacutee agrave la hie dans une trancheacutee creuseacutee au preacutealable raquo (Agache 1978p 259)

422 Agache 1975 p 113423 Agache 1975 p 113424 Lrsquoextreacutemiteacute est de cet eacutetablissement a eacuteteacute deacutetruite lors de la construction de lrsquoautoroute du nord

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plusieurs eacutetats le dernier eacutetant peut-ecirctre posteacuterieur agrave la conquecircte 425 Les eacuteleacutements constitutifsde la laquo villa raquo se sont mis ensuite progressivement en place La mauvaise conservation desvestiges et la faible quantiteacute de mobilier deacutecouvert interdisent des datations preacutecises des phasessuccessives de construction mais il est vraisemblable que le bacirctiment reacutesidentiel (no 1 sur laPlanche 18) fut eacutedifieacute au plus tard agrave lrsquoeacutepoque flavienne 426 Les bacirctiments agricoles de cettepremiegravere laquo villa raquo sont sans aucun doute construits en mateacuteriaux peacuterissables Lrsquoun drsquoentre eux(no 7) est aiseacutement identifiable entre les bacirctiments nos 6 et 8 Les autres constructions en pierresont eacuteleveacutes apregraves le milieu du IIe s Le petit eacutedifice balneacuteaire (no 2) appartient agrave cet eacutetat de lalaquo villa raquo Le mur de seacuteparation entre la pars urbana et la pars rustica le pavillon drsquoentreacutee entreces deux espaces (no 5) ainsi que le bacirctiment no 3 sont quant agrave eux construits vers la fin duIIe s ou dans la premiegravere moitieacute du IIIe s De nombreuses structures creuseacutees dans le solattestent de lrsquooccupation du site pendant tout le IVe s et le tout deacutebut du Ve s

Revenant au scheacutema interpreacutetatif publieacute par R Agache agrave partir des donneacutees recueillies surce site lors de ses prospections on srsquoaperccediloit que lrsquoorganisation geacuteneacuterale de cet eacutetablissementagricole eacutetait identifiable sur les clicheacutes aeacuteriens (Planche 18) Le plan de cinq des huitbacirctiments construits en dur ont mecircme pu ecirctre restitueacutes avec une relative preacutecision Le petitbalneacuteaire et les deux substructions situeacutees agrave lrsquoest de la pars rustica (nos 8 et 9) eacutetaient agrave peinevisibles mais leurs emplacements eacutetaient mateacuterialiseacutes au sol par des nappes de mateacuteriaux deconstruction En revanche le reacuteseau de fosseacutes et les bacirctiments en bois eacutetaient totalementimperceptibles Le plan restitueacute et publieacute dans lrsquoAtlas correspond donc approximativement agravecelui de la laquo villa raquo agrave lrsquoeacutepoque de son plus grand deacuteveloppement apregraves le milieu du IIe s Ildonne lrsquoimpression fausse drsquoun eacutetablissement agricole creacuteeacute ex nihilo selon le scheacutema deacutefini parR Agache comme celui de la laquo villa raquo gallo-romaine typique des plaines picardes Le longprocessus qui conduit au remplacement progressif des bacirctiments en bois par des constructionsagrave fondations de pierre puis agrave leur abandon et lrsquoapparition de structures excaveacutees est ignoreacuteparce qursquoinsaisissable sur les clicheacutes aeacuteriens Le cas du second eacutetablissement de Roye vapermettre drsquoillustrer un autre biais des meacutethodes mises en œuvre par R Agache

Seule la partie occidentale de ce site a eacuteteacute fouilleacutee (villa 2 sur la Planche 17) Elle secompose drsquoun enclos rectangulaire renfermant un bacirctiment reacutesidentiel tregraves mal conserveacute et uneacutedicule situeacute manifestement agrave la limite entre la pars urbana et la pars rustica Les dimensions delrsquoenclos et la disposition des constructions sont tregraves proches de celles de lrsquoeacutetablissement deacutecritplus haut Il srsquoen distingue par la plus petite taille du bacirctiment principal et lrsquoabsence de piegravecedestineacutee au bain La partie agricole nrsquoayant pu ecirctre fouilleacutee il est difficile de pousser plus loinla comparaison Neacuteanmoins les fouilleurs proposent avec beaucoup de vraisemblance deconsideacuterer cet eacutetablissement comme une reacuteplique en reacuteduction de celui deacutecouvert agrave 300 m ausud-est 427 En tout cas rien ne permet de penser qursquoil puisse constituer les deacutependances de lalaquo villa 1 raquo comme le proposait R Agache Ses dimensions sont certes tregraves modestes mais ilreacutepond en tous points aux critegraveres retenus dans lrsquoAtlas pour deacutefinir le type de la laquo villa raquoR Agache lrsquoa classeacute dans la cateacutegorie des laquo petites substructions gallo-romaines raquo parce que lameacutediocriteacute des vestiges observeacutes ne lui ont pas permis drsquoidentifier lrsquoorganisation delrsquoeacutetablissement et surtout en raison de la tregraves faible distance qui le seacutepare de la laquo villa 1 raquoR Agache estime que ce second site correspond agrave une laquo villa gallo-romaine importante raquo il luirestitue donc un vaste fundus et partant considegravere logiquement que toutes les constructionsplus modestes se trouvant dans sa proche peacuteripheacuterie constituent neacutecessairement ces annexes

425 Collart 1996 p 133426 Collart 1996 p 137427 Duvette Collart 1993

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Lrsquoexemple des eacutetablissements agricoles de Roye montre combien les donneacutees recueillies parles prospections aeacuteriennes sont incomplegravetes et drsquointerpreacutetation difficile Leur comparaison avecles reacutesultats des fouilles fait clairement apparaicirctre la nature tregraves simplificatrice des restitutionsproposeacutees par R Agache Agrave partir drsquoautres confrontations de ce type on pourrait montrer queglobalement la chronologie des sites qursquoil a survoleacutes lui eacutechappe en grande partie De la mecircmefaccedilon il nrsquoest pas injuste de consideacuterer que ces prospections lui ont rarement permisdrsquoappreacutehender efficacement les caracteacuteristiques et la fonction des eacutetablissements qui nepreacutesentent pas les critegraveres distinctifs de la laquo villa raquo Sans ecirctre totalement deacutenueacutees drsquointeacuterecirct cescritiques peuvent paraicirctre relativement eacutetrangegraveres agrave lrsquoanalyse historiographique meneacutee dans cechapitre Elles ont neacuteanmoins lrsquoavantage drsquoeacuteclairer un des paradoxes de la meacutethode mise enœuvre par R Agache agrave partir des reacutesultats de ses recherches

Comme il a eacuteteacute montreacute agrave plusieurs reprises lrsquoarcheacuteologue picard a une conscience aigueuml deslimites et des biais de ses prospections Formeacute agrave lrsquoarcheacuteologie par des geacuteologues et despreacutehistoriens il a compris avant bien drsquoautres que les clicheacutes aeacuteriens ne donnent pas uneimage complegravete de la reacutealiteacute drsquoun site Pourtant cela ne lrsquoempecircche pas drsquoestimer en ce quiconcerne lrsquohabitat rural gallo-romain que les prospections aeacuteriennes conduites rigoureusementpermettent de saisir complegravetement lrsquoorganisation eacuteconomique et sociale des campagnes de laGaule du Nord rendant mecircme le recours agrave la fouille superflu 428 Il nrsquoignore pas les difficulteacutesqursquoil eacuteprouve agrave distinguer la chronologie des sites ou agrave comprendre lrsquoagencement deseacutetablissements mal conserveacutes ou de petites tailles mais ces lacunes lui apparaissent tregravessecondaires au regard de son objectif essentiel qui est de deacutemontrer lrsquoexistence drsquoune mise envaleur systeacutematique des plaines picardes par un reacuteseau dense de villaelig gallo-romaines

Il y a donc deux moments fondamentaux dans le travail reacutealiseacute par R Agache Le premierconsiste en une deacutefense et illustration de la prospection aeacuterienne et de son application agravelrsquohabitat rural gallo-romain Fidegravele aux meacutethodes apprises de ses maicirctres il reacuteunit un dossierdocumentaire de grande qualiteacute qursquoil preacutesente avec beaucoup de preacutecision et drsquoobjectiviteacute dansson Atlas drsquoarcheacuteologie aeacuterienne de Picardie Il montre ainsi qursquoil est possible drsquoappreacutehender demaniegravere extensive les eacutetablissements ruraux gallo-romains de les caracteacuteriser et drsquoeacutetudier leursrelations Ce faisant il deacutevoile aux yeux de savants increacutedules lrsquoexistence drsquoun monde qursquoils nesoupccedilonnaient pas et pose les bases drsquoune archeacuteologie de lrsquoespace Une fois cette preuveadministreacutee il parachegraveve son œuvre en proposant une interpreacutetation historique de ses donneacuteesqursquoil deacuteveloppe dans La Somme preacute-romaine et romaine Cette seconde partie de son entrepriseest beaucoup moins convaincante et originale que la premiegravere car elle se regravegle sur les dogmesde lrsquohistoriographie franccedilaise Faisant fi des limites meacutethodologiques inheacuterentes agrave laprospection aeacuterienne qursquoil a pourtant lui mecircme preacuteciseacutement deacutefinies R Agache propose untableau des campagnes de la Gaule du Nord durant lrsquoAntiquiteacute tregraves proche de celuiqursquoA Grenier avait pu exposer en son temps Dans ces conditions loin de confirmer la visiontraditionnelle les donneacutees de la prospection nrsquoen constituent plus qursquoune illustrationseacuteduisante mais illusoire

Le lecteur a deacutejagrave reconnu dans la rapide preacutesentation qui a eacuteteacute faite plus haut des thegraveses deR Agache sur la villa gallo-romaine 429 plusieurs des topiques mis en lumiegravere dans lesparagraphes preacuteceacutedents Il serait fastidieux drsquoen dresser une eacutenumeacuteration complegravete agrave partirdrsquoune comparaison systeacutematique de ses travaux avec les productions de N Fustelde Coulanges de C Jullian drsquoA Grenier ou des auteurs qui ont repris et plus ou moins428 laquo Ainsi donc malgreacute le caractegravere seacutelectif et fragmentaire des deacutetections aeacuteriennes on peut se fier aux donneacutees

ainsi obtenues tout au moins dans les zones ougrave la grande culture permet des observations homogegravenes et sousreacuteserve drsquoavoir agrave sa disposition des clicheacutes nombreux pris agrave diffeacuterente saisons et eacutechelonneacutes sur plusieursanneacutees raquo (Agache 1978 p 274)

429 Cf supra p 144

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deacuteveloppeacute leurs ideacutees En revanche il nrsquoest pas vain drsquoexaminer certaines de ces filiations carcette analyse historiographique peut utilement eacuteclairer plusieurs des thegravemes de rechercheautour desquels lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine se renouvelle et se restructure depuismaintenant une dizaine drsquoanneacutees Les derniers paragraphes de ce chapitre seront doncconsacreacutes agrave un exposeacute critique des conceptions de R Agache sur la formation etlrsquoeffondrement de ce qursquoil deacutefinit comme le laquo systegraveme de la villa raquo

Ses reacuteflexions sur la mise en place du reacuteseau des villaelig srsquoinscrivent reacutesolument dans le cadredes ideacutees drsquoA Grenier sur la laquo romanisation raquo des campagnes gauloises Comme ce dernierR Agache considegravere que le deacuteveloppement de la villa est la conseacutequence drsquoune reacutevolutionsociale et eacuteconomique majeure une laquo seconde conquecircte raquo 430 qui bouleverse radicalement lesstructures anteacuterieures Elle se manifeste archeacuteologiquement par lrsquointroduction drsquoun nouveaumode de construction et drsquoorganisation de lrsquohabitat en rupture totale avec les traditionsgauloises Il est caracteacuteriseacute par la rationalisation de lrsquoespace marqueacute par lrsquousage de la ligne et delrsquoangle droits la recherche de la symeacutetrie la seacuteparation des activiteacutes reacutesidentielles et agricoles ausein de deux cours et lrsquoadoption selon des modaliteacutes variables des eacuteleacutements architecturauxdistinctifs de la romaniteacute la construction en pierre le chauffage par hypocauste etcR Agache pense que ces choix sont directement inspireacutes des recommandations des Agronomeslatins bien qursquoil reconnaisse une diffeacuterence fondamentale entre lrsquoorganisation architecturaledes villaelig du nord de la Gaule et celle des laquo maisons-blocs agrave atrium et peacuteristyle de lrsquoItalieantique ou de la Gaule meacuteridionale [hellip] raquo 431 Il est aussi precirct agrave admettre que de nombreusesvillaelig gallo-romaines se sont constitueacutees progressivement par la transformation et lalaquo romanisation raquo des laquo fermes indigegravenes raquo qursquoelles ont finalement remplaceacutees Ce processusaurait eacuteteacute faciliteacute par la conversion rapide et radicale des eacutelites gauloises les equites de Ceacutesaraux valeurs du systegraveme eacuteconomique et social introduit par les conqueacuterants 432

Sur ce point preacutecis les conclusions de R Agache divergent sensiblement de cellesdrsquoA Grenier Ce dernier on le rappelle estimait que les villaelig rusticaelig avaient eacuteteacutemajoritairement construites au plus tocirct dans le courant du Ier s pC par des bourgeoisenrichis par le commerce une classe drsquohommes neufs en conseacutequence 433 R Agache neperccediloit pas cette rupture selon les mecircmes modaliteacutes et souligne au contraire lrsquoimportance descontinuiteacutes entre les modes drsquoappropriation et drsquoutilisation du sol de la fin de la peacuteriodegauloise et du deacutebut de lrsquoeacutepoque gallo-romaine Cette reacutevision lui est sans doute inspireacutee par lamise en eacutevidence de lrsquoimportance du reacuteseau constitueacute par les laquo fermes indigegravenes raquo Les donneacuteesutiliseacutees par A Grenier ne lui permettaient pas drsquoen soupccedilonner lrsquoexistence R Agachedeacutecouvre et reconnaicirct leurs plans sur ces clicheacutes et il est bien obligeacute de constater que les villaeliggallo-romaines sont en partie les heacuteritiegraveres des aeligdificia gaulois

Il est probable que les equites sont devenus les proprieacutetaires de la plupart des villas que nous retrouvonsdrsquoavion Un tel deacuteveloppement du systegraveme de la villa ne peut se comprendre que srsquoil correspond agrave unsystegraveme preacuteexistant le conqueacuterant nrsquoa fait que laquo romaniser raquo et systeacutematiser la grande proprieacuteteacuteterrienne de la noblesse indigegravene et ses fermes isoleacutees les aeligdificia Cette extraordinaire fiegravevre de bacirctirselon les preacuteceptes latins parle en faveur drsquoune romanisation rapide et reacuteussie des plaines fertiles du nordde la Gaule Il y a certainement une permanence de la grande proprieacuteteacute terrienne et souvent sans doute

430 Cf supra p 125431 Agache 1978 p 303432 laquo Si la politique de romanisation a eacuteteacute un demi-eacutechec dans le domaine urbain elle a eacuteteacute une extraordinaire

reacuteussite dans le monde rural Crsquoest que dans le second cas les conqueacuterants sont alleacutes dans le sens destraditions anteacuterieures et qursquoils ont avec succegraves rallieacute lrsquoaristocratie indigegravene en srsquoefforccedilant drsquointeacutegrer lesequites agrave la nobilitas romaine en les incitant agrave rationaliser leurs exploitations selon les normes romaines[hellip] raquo (Agache 1978 p 386)

433 Cf supra p 125

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 153

(sauf peut-ecirctre pour quelques grandes villas des terres les plus fertiles et les plus lourdes) permanence deseacutetablissements agricoles isoleacutes eux-mecircmes 434

En proposant cette interpreacutetation R Agache a pleinement conscience drsquoapporter uneconfirmation archeacuteologique agrave la thegravese soutenue par N Fustel de Coulanges reprise parC Jullian et mise agrave mal par A Grenier Lrsquoarcheacuteologue picard le revendique drsquoailleurs avecveacuteheacutemence et raille les archeacuteologues parmi lesquels il faut compter A Grenier qui ont puconsideacuterer les aeligdificia comme de simples cabanes 435 Ce faisant R Agache se place devantune contradiction majeure En effet comment peut-il agrave la fois adopter le paradigme fusteacuteliende la permanence du domaine rural et soutenir avec A Grenier que la villa gallo-romainemarque laquo lrsquoempreinte de Rome raquo sur le sol gaulois 436 R Agache reacutesout cette contradiction enestimant que la solution de continuiteacute entre les peacuteriodes gauloise et gallo-romaine ne reacuteside pasdans la transformation du reacutegime agraire des exploitations mais dans lrsquoutilisation destechniques de construction romaine et surtout dans la conversion de leurs proprieacutetaires auxvaleurs de lrsquoeacuteconomie agricole du conqueacuterant Autrement dit les formes de la proprieacuteteacute delrsquoappropriation et de lrsquooccupation des campagnes sont resteacutees les mecircmes mais le systegravemeeacuteconomique et culturel dans lequel elles srsquoinscrivent a lui totalement changeacute Quelles preuvesdonne-t-il de cette mutation Crsquoest preacuteciseacutement agrave cette eacutetape du raisonnement que ladeacutemonstration de R Agache bascule dans lrsquoideacuteologie

En lrsquoabsence de fouilles approfondies de laquo fermes indigegravenes raquo et de laquo villas raquo gallo-romainesil lui est difficile de montrer par la documentation archeacuteologique en quoi leur mode deproduction est fondamentalement diffeacuterent Dans La Somme preacute-romaine et romaine ilconsacre bien une partie de chapitre agrave la production des laquo villas raquo mais son analyse reposeessentiellement sur un postulat laquo Nous avons vu dans lrsquointroduction que du Moyen Acircge auxTemps modernes la Picardie centrale a surtout exporteacute du bleacute et des draps de laine ou de linNous pensons qursquoil devait en ecirctre de mecircme agrave lrsquoeacutepoque romaine car ces productions sontcompatibles avec les besoins du monde drsquoalors raquo 437 La vocation exportatrice de la Picardieantique srsquoexplique selon lui par la proximiteacute du limes Par ailleurs il ne fait pas de doute quecette reacutegion a toujours eacuteteacute une grande productrice de bleacute Enfin la renommeacutee des eacutetoffesproduites dans le nord de la Gaule et plus particuliegraverement chez les Atreacutebates est attesteacutee parde nombreuses sources eacutecrites Quelle que soit la valeur probatoire de cette argumentationR Agache nrsquoexplique pas pourquoi cette supposeacutee speacutecialisation de lrsquoeacuteconomie agricole de laPicardie antique distinguerait les laquo villas raquo gallo-romaines des exploitations gauloises auxquelleselles auraient succeacutedeacutees Les laquo fermes indigegravenes raquo ont sans doute aussi produit du bleacute et de lalaine

En fait les convictions de R Agache reposent sur un raisonnement qui est le produitcomme on lrsquoa vu drsquoune appreacuteciation tendancieuse des conseacutequences de la conquecircte Il penseavec A Grenier et de nombreux auteurs avant et apregraves lui que les proprieacutetaires terriens enadoptant les pratiques architecturales romaines ont aussi assimileacute le systegraveme eacuteconomique de lavilla italienne tel qursquoil est deacutecrit par les Agronomes latins et plus particuliegraverement parColumelle 438 Ce processus est pour R Agache drsquoautant plus assureacute que le deacuteveloppement de434 Agache 1978 p 372435 laquo Par contre nos recherches aeacuteriennes confirment de faccedilon eacuteclatante les thegraveses si peacuteneacutetrantes de Fustel de

Coulanges sur la peacuterenniteacute des grandes proprieacuteteacutes les aeligdificia nrsquoeacutetaient pas de simples cabanes nous lrsquoavonsbien vu drsquoavion mais de grandes fermes au milieu de vastes domaines [hellip] raquo (Agache 1978 p 386)

436 Cette formule a eacuteteacute proposeacutee par A Grenier dans son article pour le dictionnaire drsquoEd Saglio (Grenier1917 p 881) R Agache la reprend agrave son compte en la citant in extenso (Agache 1978 p 280)

437 Agache 1978 p 355-356438 laquo Degraves que les aeligdificia ont eacuteteacute construits more romanorum ils sont devenus des villaelig tant par le mode de

construction que par le systegraveme drsquoorganisation sociale et eacuteconomique raquo (Agache 1978 p 279-280)

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la villa gallo-romaine est un pheacutenomegravene geacuteneacuteral limiteacute dans le temps et qui aboutit agrave uneextrecircme uniformisation des types de localisation des plans et des faccedilons de construire

La similitude des plans observeacutes rend plus flagrante encore nous lrsquoavons dit la constance dans le choixde lrsquoorientation et de lrsquoimplantation par rapport agrave la topographie ces vastes villas sont eacutedifieacuteessysteacutematiquement au milieu des plus riches terres agrave bleacute selon les prescriptions des agronomes latins Toutcela parle en faveur drsquoune romanisation rapide et reacuteussie 439

Il a eacuteteacute montreacute plus haut 440 combien cette analogie quasi systeacutematique entre des formesarchitecturales et un mode drsquoeacuteconomie agricole eacutetait fallacieuse A Grenier voyait danslrsquoadoption des pratiques du conqueacuterant une conseacutequence beacuteneacutefique de laquo lrsquoaction civilisatricede Rome raquo R Agache qui a connu la disparition des colonies des Eacutetats europeacuteens analyse defaccedilon plus critique les relations entre Rome et ses nouvelles provinces Il pense que latransformation des laquo fermes indigegravenes raquo en villaelig gallo-romaines reacutesulte drsquoune neacutecessiteacuteeacuteconomique porteacutee par un grand dessein strateacutegique Lrsquoadministration impeacuteriale a favoriseacutedans les provinces situeacutees agrave lrsquoarriegravere du laquo front raquo le deacuteveloppement drsquoune eacuteconomie agricolemoderne capable de produire des exceacutedents destineacutes agrave lrsquoapprovisionnement des troupescantonneacutees en Bretagne et sur les frontiegraveres du nord et de lrsquoest de la Gaule 441 Cette politiquea consisteacute essentiellement en une assimilation et une laquo romanisation raquo des eacutelites gauloisesmecircme si R Agache estime que des villaelig exploiteacutees directement par lrsquoadministration impeacuterialeont pu servir drsquoexemples et contribuer agrave lrsquointroduction de nouveaux modes de production 442

Sa reacuteussite a eacuteteacute le ferment de ce qursquoil considegravere comme une veacuteritable laquo reacutevolutionagricole raquo Selon un postulat qui reste communeacutement partageacute aujourdrsquohui 443 R Agache penseque les villaelig gallo-romaines sont devenues en peu de temps les agents drsquoune agriculturerationnelle qui a profiteacute des derniegraveres avanceacutees de la science agronomique latine Leursproprieacutetaires mais surtout les intendants auxquels ils confiaient la gestion de leurs domainesont appliqueacute les preacuteceptes des Agronomes latins avec drsquoautant plus drsquoefficaciteacute qursquoils pouvaientsrsquoaffranchir des contraintes imposeacutees par le respect des pratiques anciennes Cette nouvelleagriculture est devenue neacutecessairement plus performante que les techniques gauloises parceqursquoelle srsquoest appuyeacutee sur des savoirs agronomiques eacutecrits et une organisation rationnelle de laproduction En conseacutequence pour R Agache il ne fait pas de doute que la plupart des villaeliggallo-romaines de Picardie appartiennent au secteur le plus dynamique de lrsquoeacuteconomie agraire etque les eacutetablissements les plus importants correspondent sans conteste aux latifundia desAgronomes latins 444 Hormis peut-ecirctre les sites les plus petits tous les domaines de ces villaeligsont exploiteacutes agrave lrsquoaide drsquoune main-drsquoœuvre servile dirigeacutee par un uilicus

439 Agache 1978 p 384440 Cf supra p 441 laquo Dans cette base arriegravere essentielle pour la ravitaillement de lrsquoarmeacutee du Limes on peut penser que les

Romains ont ducirc srsquoefforcer drsquointensifier et de rationaliser tant lrsquoagriculture que lrsquohabitat rural raquo (Agache1978 p 303) De mecircme selon R Agache la conquecircte de la Bretagne a donneacute une impulsion deacuteterminanteagrave lrsquoeacuteconomie rurale de la Picardie (Agache 1978 p 372)

442 laquo Cependant il nrsquoest pas exclu que quelques fermes aient eacuteteacute implanteacutees par de rares eacutemigrants latins et il estpossible surtout qursquoil existait quelques grandes exploitations impeacuteriales servant drsquoexploitations modegravelesndash dirigeacutees par des procurateurs aideacutes ou non de contractores ndash exploitations dont les indigegravenes ont pusrsquoinspirer raquo (Agache 1978 p 386)

443 laquo Au culturel reacutepond lrsquoeacuteconomique la villa est aussi un ensemble de bacirctiments caracteacuteristique drsquoune mise envaleur des sols obeacuteissant aux principes de rentabiliteacute deacutefinis par les agronomes latins raquo (Leveau GrosTreacutement 1999 p 287-288)

444 Agache 1978 p 364 et Agache 1983 p 21

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 155

R Agache nrsquoa pas de preuve archeacuteologique veacuteritable de la preacutesence drsquoesclaves dans les villaeligpicardes il cite simplement la deacutecouverte drsquoentraves dans lrsquoeacutetablissement de Famechon 445 Ilreconnaicirct qursquoil est bien difficile de preacuteciser la fonction des diffeacuterents bacirctiments de la parsrustica agrave partir des clicheacutes aeacuteriens 446 et qursquoil nrsquoest donc pas possible de deacuteterminer ougrave eacutetaientlogeacutes les esclaves dont il ne se hasarde drsquoailleurs pas agrave eacutevaluer le nombre Neacuteanmoins lapreacutesence dans toutes ces exploitations drsquoun bacirctiment qursquoil attribue au uilicus est pour lui lamanifestation mateacuterielle indubitable du reacutegime esclavagiste ou agrave tout le moins drsquoun systegravemereposant sur le travail forceacute 447

Lrsquoidentification de lrsquohabitatio uilici est deacuteduite drsquoobservations sur la configurationarchitecturale de cette construction et sur sa localisation au sein de la villa En effet pourR Agache elle accueille le uilicus parce que son plan preacutesente en reacuteduction les mecircmescaracteacuteristiques que celles de la maison du maicirctre et qursquoelle se trouve dans une positionintermeacutediaire entre la pars rustica et la pars urbana (Planche 19 et bacirctiment laquo b raquo de laPlanche 15) De plus il montre que les diffeacuterences de taille entre la maison du maicirctre etlrsquohabitatio uilici sont plus importantes dans les grandes villaelig que dans les petites ce quiconfirme selon lui le principe drsquoune correspondance entre la composition sociologique desoccupants de la villa et son organisation architecturale Ainsi il existe un profond laquo fosseacutesocial raquo entre le proprieacutetaire et son uilicus dans les grandes exploitations alors que cette distanceest moins importante dans les petites villaelig car leurs habitations ont des dimensionssimilaires 448 Sans vouloir examiner dans le deacutetail cette conjecture il est neacuteanmoins possiblede douter du bien-fondeacute de son application systeacutematique en faisant deux observations Le plantype supposeacute de lrsquohabitatio uilici composeacute drsquoun grand bacirctiment flanqueacute de deux piegraveces carreacuteesrelieacutees par une galerie est tregraves courant dans lrsquoarchitecture vernaculaire de la Gaule du Nord Ilest notamment utiliseacute dans de petites agglomeacuterations pour des bacirctiments qui abritent parfoisdes activiteacutes artisanales Ensuite des fouilles reacutecentes ont montreacute que les constructions deacutecritespar R Agache pouvaient avoir eacuteteacute reacutealiseacutees bien apregraves la fondation de la villa ce qui nesrsquoaccorde pas avec son hypothegravese geacuteneacuterale Crsquoest par exemple le cas du bacirctiment no 3 delrsquoeacutetablissement de Roye le Puits agrave Marne preacutesenteacute plus haut 449

Il nrsquoest pas neacutecessaire de dresser la liste exhaustive de toutes ces contradictions pour montrerque les interpreacutetations historiques de R Agache ne rendent pas toujours objectivement comptede la documentation archeacuteologique qursquoil a reacuteunie et qursquoelles srsquoimposent agrave lui en raison de laforte preacutegnance qursquoexerce sur les archeacuteologues franccedilais le paradigme drsquoune conquecircte romainequi a conduit les eacutelites de la Gaule agrave faire table rase du passeacute pour adopter les faccedilons de vivre etde produire modernes rationnelles et efficaces des vainqueurs Dans le domaine de lrsquoeacuteconomierurale cette laquo romanisation raquo aboutirait notamment agrave la mise en place drsquoune agricultureextensive et speacuteculative fondeacutee sur le reacutegime esclavagiste Le bel ordonnancement descampagnes et des villaelig gallo-romaines de la Picardie nrsquoest que lrsquoexpression mateacuterielle de cettereacutevolution 450 Il a eacuteteacute montreacute plus haut que ce dogme ressortait agrave une vision laquo colonialiste raquo

445 laquo Les esclaves de la derniegravere cateacutegorie eacutetaient drsquoailleurs enchaicircneacutes travaillant entraveacutes le jour et mis au fer lanuit dans lrsquoergastule sorte de prison souterraine raquo (Agache 1978 p 361)

446 Agache 1978 p 306447 laquo Socialement des ensembles aussi consideacuterables supposent une main-drsquoœuvre nombreuse et impliquent

donc un reacutegime quasi ldquoconcentrationnairerdquo plus ou moins proche de lrsquoesclavage cependant souvent mis endoute en Gaule raquo (Agache 1983 p 21)

448 Agache 1978 p 299-301449 Cf supra p 149 et Planche 18450 laquo Dans cette conception monumentale des villaelig antiques on reconnaicirct une tendance latine agrave lrsquoostentation agrave

une mise en scegravene theacuteacirctrale agrave une recherche de lrsquoeffet agrave lrsquoesprit de systegraveme Il srsquoagit de srsquoimposer et drsquoenimposer aux barbares Il srsquoagit aussi de faire table rase du passeacute de srsquoopposer au ldquodeacutesordrerdquo anteacuterieur [hellip] Lacampagne doit ecirctre embellie et ldquoconstruiterdquo geacuteomeacutetriquement car pour Rome la beauteacute est drsquoordre

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 156

des objectifs des modaliteacutes et des conseacutequences de la conquecircte et qursquoil biaisaitfondamentalement les raisonnements archeacuteologiques bacirctis sur une assimilation fautive entredes techniques de construction et des modes drsquoexploitation de la terre 451 Il nrsquoest pasininteacuteressant de souligner maintenant que R Agache a enrichi et a adapteacute cette maniegravere devoir en fonction drsquoune perception plus originale de lrsquoeacuteconomie rurale gallo-romaine qui nrsquoestpas sans rapport avec les ideacutees des Physiocrates sur lrsquoagriculture

Tout drsquoabord R Agache deacutecegravele dans le laquo systegraveme de la villa raquo cette volonteacute de laquo cultiver engrand raquo que les Physiocrates consideacuteraient comme lrsquoune des neacutecessiteacutes de lrsquoagriculture reacutenoveacuteeqursquoils deacutefendaient 452 Il pense que la superficie occupeacutee par les laquo villas raquo leur organisationspatiale et la taille des deacutependances qui les composent apportent la preuve que ceseacutetablissements pratiquent une agriculture extensive de grande ampleur principalement tourneacuteevers la production de ceacutereacuteales 453 Lrsquousage du vallus attesteacute par les repreacutesentations figureacuteesdeacutecouvertes dans les citeacutes voisines des Regravemes et des Treacutevires renforce cette hypothegravese et laisse agravepenser que leurs proprieacutetaires se sont attacheacutes agrave reacuteduire les coucircts drsquoexploitation en utilisant laforce animale et des machines et en diminuant le recours agrave la main-drsquoœuvre Le modernismede cette agriculture se manifeste aussi selon lui par la preacutesence drsquoimportants troupeaux demoutons qui pacircturent sur les jachegraveres et assurent ainsi lrsquoamendement des sols 454 Cettepratique impose un assolement des terres qui ne peut ecirctre reacutealiseacute que gracircce agrave lrsquoopenfield 455 Lamise en œuvre de toutes ces techniques demande des savoir-faire et une forte implication dansla gestion du domaine qui neacutecessitent la preacutesence permanente drsquoun intendant que R Agachereconnaicirct en la figure du uilicus Son rocircle est drsquoautant plus important que le statut social duproprieacutetaire est eacuteleveacute et qursquoil doit srsquoabsenter reacuteguliegraverement de la villa pour assurer ses fonctionspolitiques

Lrsquoapport de grandes quantiteacutes de fumures la rotation des cultures le recours au travailanimal la meacutecanisation des pratiques et la laquo culture en grand raquo au sein drsquoexploitationsorganiseacutees de faccedilon rationnelle sous la conduite drsquoun intendant habile en agronomie sont pourR Agache les traits distinctifs du systegraveme de culture que les villaelig auraient adopteacute et deacuteveloppeacutedans les plaines fertiles de la Gaule du Nord On se souvient que ces pratiques eacutetaient au cœurdu programme de reacuteformation agricole soutenu par les Physiocrates En consideacuterant qursquoelleseacutetaient deacutejagrave mises en œuvre dans les exploitations gallo-romaines les plus avanceacutees R Agacherompt sur ce point preacutecis avec une tradition historiographique qui nrsquoavait eu de cesse depuisA Dureau de La Malle que de fustiger lrsquoarchaiumlsme de lrsquoagriculture romaine 456 Mecircme si sesconvictions dans ce domaine ne reposent pas sur des observations archeacuteologiques solidementeacutetablies R Agache est le premier depuis les travaux pionniers de J K von Rodbertus-Jagetzow 457 agrave consideacuterer que lrsquoagriculture avait atteint en Gaule ce haut degreacute de techniciteacute

Tout en estimant que les villaelig picardes sont aussi des centres artisanaux R Agache ne lesenvisage pas comme des isolats eacuteconomiques mais comme des entreprises agricoles destineacutees agrave

matheacutematique raquo (Agache 1983 p 19 21)451 Cf supra p 126452 Cf supra chapitre I p 9453 laquo Dans les riches plaines du Santerre une seacuterie drsquoarguments plaident donc en faveur drsquoune puissante

agriculture orienteacutee vers la production frumentaire avec une certaine tendance agrave la monoculture ou tout aumoins agrave la production preacutefeacuterentielle du bleacute raquo (Agache 1978 p 358)

454 Agache 1978 p 356-359455 laquo Le reacutegime antique de la tregraves grande proprieacuteteacute terrienne bien attesteacute par la photographie aeacuterienne suggegravere

que lrsquoopenfield existait deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque romaine Il est drsquoailleurs vraisemblable que les latifundia secaracteacuterisent par lrsquoopenfield alors que des parcellaires morceleacutes clos de haies et de fosseacutes donnant un paysagede bocage pourraient correspondre aux celtic-fields des tout-petits proprieacutetaires raquo (Agache 1978 p 343)

456 Cf supra chapitre I p 31457 Cf supra chapitre II p 75

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 157

produire en grande quantiteacute des exceacutedents destineacutes agrave lrsquoexportation Sur ce point aussi sonanalyse se distingue de celle transmise par lrsquohistoriographie franccedilaise pour se rapprocher desvues de J K von Rodbertus-Jagetzow sur le sujet Toutefois R Agache ne pousse pas lareacuteflexion sur le fonctionnement eacuteconomique de la villa aussi loin que le savant prussien Eneffet ce dernier pensait que la vocation exportatrice des villaelig les rendait plus sensibles auxeacutevolutions du marcheacute Agrave lrsquoinverse il soulignait que les eacutetablissement agricoles mis en valeur agravelrsquoaide drsquoune main-drsquoœuvre familiale eacutetaient moins deacutependants des conditions exteacuterieures eteacutetaient donc susceptibles de mieux reacutesister aux aleacuteas eacuteconomiques Loin drsquoappartenir agrave dessystegravemes eacuteconomiques antagonistes petites et grandes exploitations pouvaient au contraire ecirctrecompleacutementaires R Agache a quant agrave lui une vision plus dualiste des relations entre ces deuxtypes drsquoeacutetablissements et oppose la laquo ferme indigegravene raquo archaiumlque et autarcique agrave la villa gallo-romaine moderne exportatrice et creacuteatrice de richesse

Il est difficile de deacuteterminer si cette valorisation de la fonction eacuteconomique de la villadeacutecoule de sa perception du rocircle de la campagne dans la socieacuteteacute gallo-romaine ou au contrairesi elle en est agrave lrsquoorigine En tout eacutetat de cause elle a conduit R Agache agrave proposer une analysede lrsquoeacuteconomie de la Gaule du Nord qui se diffeacuterencie sur certains points de celle de sesdevanciers Ainsi agrave lrsquoopposeacute drsquoA Grenier qui consideacuterait que la vie eacuteconomique de la Gauleeacutetait essentiellement urbaine 458 R Agache soutient que lrsquoagriculture est agrave lrsquoorigine de la plusgrande part des richesses produites dans le nord de la Gaule Il pense que les proprieacutetairesterriens deacuteterminent par leurs investissements le niveau drsquoactiviteacute de lrsquoeacuteconomie et que ledeacuteveloppement des villaelig dans le courant du Ier s pC a largement contribueacute agrave lrsquoessor de laGaule du Nord durant cette eacutepoque De plus en faisant aussi de ces eacutetablissements agricolesdes centres artisanaux de premiegravere importance R Agache reacuteduit consideacuterablement le rocircleeacuteconomique des villes Elles ne sont pour lui que des centres politiques qui consomment lesbiens produits par les campagnes et leur laquo parasitisme raquo explique le demi-eacutechec delrsquourbanisation de la Gaule du nord 459

On appreacutecie mieux la singulariteacute du propos de R Agache en le comparant agrave lrsquoargumentairedeacuteveloppeacute au mecircme moment par E M Wightman Elle aussi pense que dans les premierstemps de la Gaule romaine les campagnes ont profiteacute de la demande en approvisionnementdes armeacutees engageacutees sur le Rhin puis dans la conquecircte de la Bretagne mais elle considegravere quepar la suite lrsquoessor des centres urbains a constitueacute un puissant agent de deacuteveloppement delrsquoeacuteconomie rurale Enrichis par ce processus les grands proprieacutetaires fonciers ont consacreacute unepartie de leur richesse agrave des investissements dans les villes notamment par lrsquoeacutevergeacutetisme et ontainsi contribueacute indirectement au soutient du dynamisme eacuteconomique Drsquoune faccedilon plustheacuteorique elle estime que les villes et les campagnes ne sont pas des ensembles antagonistesmais des uniteacutes eacuteconomiques laquo interconnecteacutees raquo qui entretiennent des relations dont deacutependen grande partie la prospeacuteriteacute de la Gaule 460 En France Ph Leveau est lrsquoun des premiers agraverejeter le caractegravere excessif des conceptions de R Agache sur le rocircle et la situation des villes dela Gaule du Nord Agrave partir drsquoune reacuteflexion qui porte sur lrsquoensemble du monde antique ildeacutenonce le scheacutematisme des analyses fondeacutees sur lrsquoantagonisme de la ville et du monde rural etmontre toute la complexiteacute des interactions qui existent entre les villes les villages et lesvillaelig 461

458 Grenier 1959 p 600459 Agache 1978 p 386460 Wightman 1975 p 623-624461 laquo Quel que soit le sentiment de deacutependance qursquoeacuteprouve lrsquohistorien devant lrsquohomme de terrain dont les

prospections ont totalement renouveleacute la documentation relative agrave lrsquooccupation antique des plaines de laSomme on ne peut le suivre lorsqursquoil propose drsquoy voir un exemple drsquoindeacutependance des campagnes parrapport agrave la ville ni lorsqursquoil met le reacuteseau des villae qui preacuteside agrave leur exploitation directement en relation

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 158

Sur ces questions il est possible que la reacuteflexion eacuteconomique de R Agache comme sonanalyse agronomique ait eacuteteacute quelque peu influenceacutee par les ideacutees des Physiocrates notammenten ce qui concerne les ressorts fondamentaux de lrsquoeacuteconomie agricole et lrsquoimportance desproprieacutetaires fonciers dans le processus de creacuteation de la richesse Il le reconnaicirct drsquoailleursimplicitement quand il propose de consideacuterer Columelle comme laquo lrsquoancecirctre desphysiocrates raquo 462 Tout en doutant de la valeur historique drsquoun tel rapprochement oncomprend bien pourquoi R Agache met en parallegravele leurs travaux Il pense que le Ier s pC etle XVIIIe s sont deux peacuteriodes au cours desquelles une agriculture laquo capitaliste et scientifique raquose serait deacuteveloppeacutee 463 Les conceptions eacuteconomiques eacutelaboreacutees agrave cette occasion eacutetantsimilaires R Agache semble consideacuterer nolens volens que les lois deacutefinies par les Physiocratesseraient drsquoune certaine utiliteacute pour comprendre le fonctionnement eacuteconomique de la socieacuteteacutegallo-romaine

Quelle que soit la pertinence de cette explication R Agache impose par ces travaux unsystegraveme drsquoexplications eacuteconomiques qui accorde le primat aux campagnes et agrave la villa Cepostulat distingue clairement sa position de celles de certains de ces preacutedeacutecesseurs qui deFr Guizot agrave A Grenier en accord avec la penseacutee eacuteconomique laquo classique raquo voyaient dans lamultiplication des eacutechanges commerciaux lrsquoessor de lrsquoartisanat et lrsquoeacutemancipation drsquounebourgeoisie citadine les raisons du deacuteveloppement eacuteconomique de la Gaule apregraves la conquecircteCette rupture a drsquoimportantes conseacutequences historiographiques Elle conduit tout drsquoabordR Agache agrave ne pas reprendre agrave son compte la condamnation traditionnelle de lrsquoesclavage et dugrand domaine Pour lui la production esclavagiste et le latifundium ne sont pas lesmanifestations du deacuteregraveglement drsquoune eacuteconomie agricole dont le parangon serait la petiteproprieacuteteacute Au contraire en Gaule leur deacuteveloppement est porteur de progregraves car il a permislrsquoavegravenement de la villa drsquoune forme de laquo capitalisme raquo de lrsquoopenfield et de la construction moreromanorum et a obligeacute les Gallo-Romains agrave rejeter un mode drsquoexploitation archaiumlque quireposait sur la petite proprieacuteteacute les laquo fermes indigegravenes raquo et les celtic-fields Le laquo systegraveme de lavilla raquo loin de corrompre la Gaule lui a apporteacute laquo 250 ans de paix et de prospeacuteriteacute raquo 464

R Agache est tellement persuadeacute de la supeacuterioriteacute du laquo systegraveme de la villa raquo qursquoil estintimement convaincu que les raisons de son deacuteclin sont agrave rechercher en dehors de ce qursquoilappelle la laquo civilisation gallo-romaine raquo En paraphrasant la ceacutelegravebre conclusion drsquoA Pigagniolon pourrait dire que R Agache est tout precirct de penser que la villa nrsquoest pas morte de sa bellemort mais qursquoelle a eacuteteacute assassineacutee 465 Pour lui il ne fait pas de doute que les invasionsbarbares de la fin du IIIe s sont responsables de ce crime Elles ont emporteacute avec elles la tregravesgrande majoriteacute des villaelig et ont irreacutemeacutediablement deacutetruit lrsquoharmonie sociale et la dynamiqueeacuteconomique sur lesquelles reposait le laquo systegraveme de la villa raquo R Agache nrsquoa pas de mot trop durpour qualifier les ravages des Barbares et il emprunte agrave C Jullian ses jugements les plus seacutevegraverespour deacutecrire le cataclysme veacutecu par la Gaule

avec lrsquoapprovisionnement en bleacute des armeacutees romaines de Bretagne et du limes de Germanie raquo (Leveau 1983p 926) Plus loin mais dans une note Ph Leveau exprime de faccedilon plus tranchante les reacuteserves que luiinspirent les thegraveses de R Agache laquo Il me paraicirct neacutecessaire de dire que lrsquoon ne doit pas eacutetendre agrave sesreacuteflexions sur la villa et la civilisation gallo-romaine lrsquoeacuteloge dont beacuteneacuteficient les travaux de prospectionaeacuterienne de R Agache raquo (Leveau 1983 note 63)

462 Agache 1978 p 348463 Agache 1978 p 348 note 38464 Agache 1978 p 380465 laquo La civilisation romaine nrsquoest pas morte de sa belle mort Elle a eacuteteacute assassineacutee raquo (Piganiol 1972 p 466) La

premiegravere eacutedition de LrsquoEmpire chreacutetien a eacuteteacute publieacutee par les PUF agrave Paris en 1947 Ce volume constituait ladeuxiegraveme partie du tome 4 de lrsquoHistoire romaine dirigeacutee par G Glotz

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 159

De toute faccedilon la quasi-totaliteacute des villas isoleacutees dans la plaine que nous avons vues drsquoavion paraissentdater du Haut-Empire tous les controcircles au sol le confirment ainsi que des fouilles reacutecentes elles onttoutes disparu dans la grande tourmente de la deuxiegraveme moitieacute du IIIe siegravecle Pour reprendre lrsquoexpressionde C Jullian les anneacutees 275-276 sont celles laquo de la grande cureacutee de la Gaule Romaine raquo 466

A Grenier voulait bien admettre que les plus grosses villaelig avaient surveacutecu agrave cette grandeheacutecatombe et que la renaissance constantinienne avait permis le deacuteveloppement de nouvellesexploitations les villaelig urbanaelig plus grandes et plus luxueuses 467 R Agache est plus radical Ilnrsquoobserve pas ces creacuteations et estime qursquoapregraves les invasions de la fin du IIIe s les terroirs ont eacuteteacuteorganiseacutes selon un mode drsquooccupation fondamentalement diffeacuterent de celui qui preacutevalait avantla laquo catastrophe raquo Les populations rurales qui ont surveacutecu et les nouveaux arrivants drsquooriginegermanique se sont installeacutes autour des rares villaelig preacuteserveacutees et des vici Ils ont ainsi constitueacutede nouveaux pocircles de peuplement qui ont donneacute naissance aux villages meacutedieacutevaux 468Toutefois en accord avec le paradigme fusteacutelien de la permanence du domaine rural ilconcegravede que les habitats groupeacutes apparus agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute ont pu srsquoimplanter dans lecadre territorial des anciens fundi

Neacuteanmoins par lrsquoimportance qursquoil donne aux conseacutequences des invasions de la fin duIIIe s R Agache reacuteduit drsquoun siegravecle la dureacutee de vie du systegraveme eacuteconomique et du modegraveledrsquooccupation des sols heacuteriteacutes de la conquecircte En effet tout en estimant avec C Jullian etA Grenier que le nord de la Gaule a connu au IVe s une relative prospeacuteriteacute il fait de ce siegravecleune peacuteriode de transition au cours de laquelle les formes traditionnelles de lrsquoeacuteconomie ruralegallo-romaine se sont rapidement effaceacutees au profit de lrsquohabitat groupeacute et drsquoun modedrsquoorganisation des campagnes qui eacutevoque deacutejagrave celui de lrsquoeacutepoque feacuteodale Il envisage mecircmepour certains terroirs lrsquoexistence drsquoun veacuteritable hiatus pendant lequel les campagnes auraienteacuteteacute complegravetement deacuteserteacutees avant drsquoecirctre repeupleacutees gracircce agrave lrsquoinstallation de Barbares 469 Lavilla devient ainsi un pheacutenomegravene archeacuteologique dont lrsquoextension chronologique est clairementdeacutelimiteacutee Elle doit son origine et sa disparition agrave deux eacuteveacutenements politiques majeurs laconquecircte romaine et les invasions de la fin du IIIe s Indissociablement lieacutee au Haut-Empire lavilla repreacutesente sur le sol de la Gaule toutes les valeurs de cet acircge drsquoor la culture classique larationaliteacute romaine et la supeacuterioriteacute drsquoun systegraveme eacuteconomique qui a eacutetendu ses bienfaits agrave latotaliteacute de lrsquoEmpire

En faisant de la villa une eacutemanation du Haut-Empire et le laquo symbole de la civilisation gallo-romaine raquo 470 R Agache impose une vision des campagnes de la Gaule qui privileacutegie lesruptures et srsquoinscrit dans une forme de reacuteflexion historique qui donnent aux eacuteveacutenementspolitiques un rocircle de premier plan Partant il attribue agrave la conquecircte et agrave lrsquoinvasion un poidshistorique qursquoelles avaient rarement eu avant lui dans lrsquohistoriographie franccedilaise si ce nrsquoestdans les œuvres de Fr Guizot et Au Thierry qursquoil preacutesente paradoxalement comme desantithegraveses de ces travaux Neacuteanmoins on peut se demander si les grands proprieacutetaires fonciersde R Agache nrsquoont finalement pas remplaceacute la bourgeoisie municipale des deux apologeacutetistesdu tiers eacutetat Fr Guizot et Au Thierry pensaient que eacutelites gallo-romaines et in fine labourgeoisie moderne trouvaient leur origine dans les institutions municipales de lrsquoAntiquiteacute etque leur deacutepeacuterissement durant lrsquoEmpire tardif avait provoqueacute leur deacuteclin puis leurasservissement par une noblesse franque issue de lrsquoinvasion 471 En estimant que la villa est

466 Agache 1978 p 374467 Cf supra p 121468 Agache 1975 p 704-708469 Agache 1978 p 448470 Agache 1978 p 383471 Cf supra p 79

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 160

essentiellement le produit de la laquo romanisation raquo et que le systegraveme socio-eacuteconomique qursquoelleincarne a eacuteteacute englouti par les laquo hordes barbares raquo qui ont deacuteferleacute sur la Gaule agrave la fin du IIIe stout se passe comme si R Agache remplaccedilait la ville par la campagne dans le scheacutema historiquedeacutefendu par les deux historiens au deacutebut du XIXe s

Mecircme si ce rapprochement est sans doute excessif il nrsquoen demeure pas moins que lestravaux de R Agache ont en deacutefinitive fait triompher une conception de lrsquohistoire de la Gauleagrave lrsquoopposeacutee de celle deacutefendue par N Fustel de Coulanges qui relativisait les conseacutequences deseacuteveacutenements politiques et soulignait lrsquoimportance des continuiteacutes Sans le vouloir il prend aussile contre-pied du courant historiographique repreacutesenteacute notamment par M Bloch qui a eacutetudieacuteles campagnes franccedilaises dans la longue dureacutee et a montreacute que leurs eacutevolutions nrsquoeacutetaient pastotalement tributaires des aleacuteas de reacutegimes et pouvaient srsquoexpliquer par des changementsstructurels et internes beaucoup plus deacuteterminants Enfin il srsquoeacutecarte reacutesolument desperspectives initieacutees par son premier maicirctre agrave penser G Roupnel et de sa vision de campagnesfranccedilaises eacutevoluant tellement lentement qursquoelles devenaient immobiles

Cette rupture paradigmatique est on lrsquoa vu particuliegraverement sensible en ce qui concerne lafin de lrsquoAntiquiteacute et les effets des invasions germaniques R Agache a sans doute prisconscience qursquoen restituant une fracture aussi brutale entre les campagnes de la Gaule duHaut-Empire et leurs situations apregraves leur envahissement de la fin du IIIe s il reprenait agrave soncompte les anathegravemes lanceacutes par C Jullian dans ses discours patriotiques et rentrait en conflitavec une certaine historiographie allemande qui srsquoeacutetait eacutevertueacutee agrave montrer que les peuplesvenus de la rive droite du Rhin srsquoeacutetaient installeacutees sur des terres laisseacutees vacantes agrave la suite decrises eacuteconomiques et politiques apparues degraves la fin du IIe s Crsquoest peut-ecirctre pour cette raisonet afin de ne pas froisser les hocirctes du seiziegraveme colloque historique franco-allemand de Xantenqursquoil nrsquoutilise pas agrave cette occasion le mot drsquoinvasion et lui preacutefegravere lrsquoexpression plus eacutequivoquede laquo troubles prolongeacutees de la deuxiegraveme moitieacute du IIIe siegravecle raquo 472 Malgreacute ces preacutecautionsformelles il reste absolument persuadeacute que la tregraves grande majoriteacute des villaelig de la Gauleseptentrionale a eacuteteacute engloutie par ces laquo troubles prolongeacutes raquo Ainsi dans la phrase suivante ilconteste la proposition de R Fossier qui considegravere que la veacuteritable rupture est agrave rechercherdans le Xe s et fustige avec un certain meacutepris les travaux drsquoun jeune archeacuteologue qui acommis lrsquoimpertinence de ramasser de faccedilon assez systeacutematique de la ceacuteramique du IVe s surles villaelig laquo abandonneacutees raquo du Santerre (Planche 20) 473

Les observations discordantes de ce jeune chercheur avaient peu de chance drsquoecirctreentendues tant le scheacutema historique proposeacute par R Agache avait acquis une autoriteacutescientifique incontestable Il devait cette reconnaissance qui nrsquoa pas eacuteteacute immeacutediate on srsquoensouvient agrave la qualiteacute de la documentation archeacuteologique reacuteunie au pouvoir suggestifexemplaire des images aeacuteriennes et des cartes de reacutepartition des villaelig mais aussi parce que touten faisant apparaicirctre une organisation des campagnes de la Gaule du Nord que la science nesoupccedilonnait pas R Agache confortait des conceptions solidement ancreacutees dans une longuetradition historiographique dont certains des avatars ont eacuteteacute preacutesenteacutes dans ce chapitre Sesconceptions sur les modaliteacutes de la laquo romanisation raquo le laquo systegraveme de la villa raquo et lesconseacutequences des invasions germaniques se sont ainsi imposeacutees agrave plusieurs geacuteneacuterations

472 Agache 1983 p 25473 laquo Regrettons lrsquoabsence de fouilles meacutethodiques qui pourraient apporter quelques certitudes mais ce ne sont

certainement pas les illusoires campagnes de collectes de tessons dans les labours par des chercheursdeacutebutants qui fourniront des informations utilisables car pendant des siegravecles les ruines ont servi de deacutepocirctsdrsquoordures raquo (Agache 1983 p 25) Mecircme srsquoil ne le preacutecise pas R Agache fait manifestement allusion auxprospections peacutedestres reacutealiseacutees par Ch Chardonnet dans le canton de Montdidier dans la Somme Cestravaux ont fait lrsquoobjet drsquoun meacutemoire de lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes en sciences sociales soutenu en 1987 Lesdonneacutees ont eacuteteacute reprises et cartographieacutees par P Van Ossel (1992 p 62 et carte XVII p 420)

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 161

drsquohistoriens et drsquoarcheacuteologues Il serait aiseacute de montrer par exemple que le dogme delrsquoaneacuteantissement geacuteneacuteral des villaelig de la Gaule du nord apregraves la fin du IIIe s reste encore tregravesvivace dans les eacutecrits archeacuteologiques les plus reacutecents Ce nrsquoest pas lrsquoune des moindres tacircches delrsquoarcheacuteologie rurale du XXIe s que de promouvoir une histoire qui eacutevalue avec plusdrsquoobjectiviteacute les continuiteacutes et les ruptures qui marquent lrsquoeacutevolution des campagnes gauloisesde La Tegravene finale jusqursquoau deacutebut du haut Moyen Acircge Ce travail de reacutevision est en coursdepuis plusieurs anneacutees Comme il sera montreacute dans le dernier chapitre il est efficace etpeacuteneacutetrant quand il srsquoappuie sur une analyse deacutetailleacutee des conditions de la production reacutealiseacuteenotamment dans le cadre de lrsquoeacutetude complegravete drsquoune exploitation agricole

Encore une fois loin de toute rheacutetorique on ne dira jamais assez combien les travaux deR Agache ont profondeacutement renouveleacute les meacutethodes des archeacuteologues et ont imposeacute uneaperception des campagnes gallo-romaines et plus geacuteneacuteralement de lrsquoespace archeacuteologique quifeacuteconde toujours de maniegravere beacuteneacutefique la pratique actuelle Neacuteanmoins R Agache auraitpeut-ecirctre interpreacuteteacute ses donneacutees de prospection avec plus de circonspection srsquoil avait pu lesconfronter aux reacutesultats de fouilles drsquoexploitations agricoles meneacutees selon des techniquesmodernes Or dans ce domaine les rares donneacutees archeacuteologiques dont il dispose pour tenterdrsquoaborder lrsquoeacuteconomie des villaelig lui sont apporteacutees par les fouilles de la villa drsquoAntheacutee reacutealiseacuteesun siegravecle plus tocirct En reformulant de faccedilon tregraves laconique les observations preacutesenteacutees plus hauton pourrait dire que R Agache recueille et analyse en premiegravere instance les informations de sesprospections aeacuteriennes selon des perspectives laquo naturalistes raquo ou pleinement archeacuteologiquesmais qursquoil les interpregravete en empruntant aux historiens des concepts qursquoil ne veacuterifie pas On nepeut lui reprocher drsquoecirctre tributaire drsquoune tradition qui srsquoest rapidement deacutetourneacutee desperspectives de recherches traceacutees par A de Caumont et qui a systeacutematiquement deacutedaigneacutecomme on lrsquoa vu lrsquoinvestigation archeacuteologique des eacutetablissements agricoles En revanche il estplus difficile de comprendre les raisons qui le poussent agrave consideacuterer que le recours aux textespeut palier sans difficulteacute lrsquoabsence de documentation archeacuteologique

Cette attitude est plus particuliegraverement sensible lorsque R Agache aborde la questiondifficile de lrsquoeacuteconomie des villaelig En lrsquoabsence de fouille il ne dispose drsquoaucune information surla destination des bacirctiments lrsquooutillage agricole ou leurs productions Cela ne lrsquoempecircche pasde penser que ces villaelig qui ne pratiquent ni lrsquooleacuteiculture ni la viticulture ont unfonctionnement eacuteconomique eacutequivalent agrave celui que les historiens precirctent aux latifundia agravepartir drsquoune interpreacutetation discutable de la litteacuterature agronomique latine R Agache sinovateur dans son approche des campagnes gallo-romaines accepte finalement de consideacuterercomme tous ses preacutedeacutecesseurs depuis A Dureau de La Malle que les techniques agraires gallo-romaines agrave lrsquoexception notable du vallus ne neacutecessitent pas drsquoecirctre eacutetudieacutees speacutecifiquementpuisqursquoil ne fait pas de doute que les proprieacutetaires de la Gaule du nord ont massivementadopteacute celles du conqueacuterant romain De faccedilon tout agrave fait paradoxale il propose de placer lavilla au cœur de la civilisation gallo-romaine restitue agrave son agriculture un haut niveau dedeacuteveloppement et discute du rocircle de lrsquoeacuteconomie rurale de la Gaule septentrionale dans lastrateacutegie de lrsquoEmpire sans jamais disposer drsquoinformations archeacuteologiques directes sur le systegravemede cultures de ces exploitations agricoles

Reprenant la critique de J Harmand on pourrait expliquer cette curieuse conduitemeacutethodologique en incriminant une nouvelle fois le laquo culte fustelien du texte raquo et le faibleinteacuterecirct avec lequel lrsquohistoriographie franccedilaise aborde la civilisation mateacuterielle si agrave la mecircmeeacutepoque les meacutedieacutevistes franccedilais nrsquoavaient compris qursquoil nrsquoest pas possible drsquoappreacutehendercomplegravetement les campagnes sans eacutetudier les techniques agraires et les formes mateacuterielles deson exploitation Cette leccedilon est au cœur des Caractegraveres originaux de lrsquohistoire rurale franccedilaise

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 162

M Bloch lrsquoa reprise avec encore plus de force dans un article publieacute quelques anneacutees plus tarddans les Annales

Rien de plus deacuteconcertant agrave premiegravere vue dans les ouvrages drsquohistoire communeacutement offerts au publicque le silence dont on y voit presque universellement frappeacutees depuis les derniers tumulus de lapreacutehistoire jusqursquoau XVIIIe siegravecle les vicissitudes de lrsquoeacutequipement technique Cet eacutetonnement srsquoestdepuis quelques anneacutees assez souvent exprimeacute Non sans vivaciteacute Ni sans de bonnes raisons Histoiresrurales dont les heacuteros selon les mot de Lucien Febvre semblent labourer avec des chartes histoiresadministratives toutes remplies par les grandes actions drsquoun laquo pouvoir central raquo qui reacutegissant lesprovinces plane apparemment au-dessus de ces humbles reacutealiteacutes nommeacutes routes attelage pacircture deschevaux distances horaires autant de livres ndash pour ne citer que deux exemples entre mille ndashparadoxalement deacutegageacutes de la matiegravere Lrsquoerreur est lourde sans nul doute Depuis que les Annalesexistent elles nrsquoont cesseacute de reacuteclamer une science mieux agrippeacutee au reacuteel 474

Apregraves la seconde guerre mondiale reacutepondant en quelque sorte aux exhortations deM Bloch laquo lrsquoeacutequipement technique raquo devient le point de convergence de jeunes chercheursdont les travaux se trouvent agrave la confluence de lrsquohistoire de la geacuteographie de lrsquoarcheacuteologie etde lrsquoethnologie Rassembleacutes autour du museacutee des arts et traditions populaires creacuteeacute en 1937 lesmembres les plus influents de cette nouvelle eacutecole fondent en feacutevrier 1947 la Socieacuteteacutedrsquoethnographie franccedilaise Son premier conseil drsquoadministration est notamment composeacute deGeorges-Henri Riviegravere (1897-1985) conservateur du museacutee des arts et traditions populairesde Michel de Bouumlard (1909-1989) ancien eacutelegraveve de lrsquoEacutecole franccedilaise de Rome professeurdrsquohistoire de Normandie agrave Caen et conservateur du museacutee drsquohistoire et drsquoethnographie deNormandie drsquoAndreacute Leroi-Gourhan (1911-1986) et de Charles Parain (1893-1984) ancieneacutelegraveve de lrsquoEacutecole normale supeacuterieure agreacutegeacute de grammaire et professeur au lyceacutee Henri IV deParis En deacutepit de leurs formations et de leurs centres drsquointeacuterecirct varieacutes ils sont unis par lavolonteacute de transgresser les frontiegraveres eacutetablies de leurs disciplines pour porter un nouveau projetqursquoils deacutefinissent en ces thermes

Agrave la suite des Encyclopeacutedistes du 18e siegravecle des laquo Statisticiens raquo du 19e lrsquoethnographie peut et doit enliaison avec les disciplines connexes collaborer agrave dresser ce bilan syntheacutetique sur lrsquoeacutetude des diffeacuterentssecteurs de lrsquoactiviteacute humaine eacutequipement mateacuteriel techniques structures sociales linguistique vieintellectuelle et spirituelle folklore etchellip par lrsquoadaptation de meacutethodes drsquoinvestigation qui ont fait leurspreuves dans le domaine de lrsquoethnographie geacuteneacuterale 475

Cette ambition marque lrsquoavegravenement de paradigmes qui ont renouveleacute les objectifs et lespratiques de plusieurs disciplines Archeacuteologie et ethnologie se sont ainsi mutuellementfeacutecondeacutees pour donner naissance agrave une science des outils des comportements et destechniques profondeacutement novatrice Les ideacutees et les meacutethodes du petit groupe de la Socieacuteteacutedrsquoethnographie franccedilaise ont fait souches et ont inspireacute plusieurs geacuteneacuterations drsquoarcheacuteologuesPoint nrsquoest besoin de rappeler ici lrsquoextrecircme feacuteconditeacute des courants de penseacutee repreacutesenteacutes parA Leroy-Gourhan et M de Bouumlard Seule lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine est resteacutee en marge dece mouvement de fond et ce nrsquoest pas un hasard si les travaux de Ch Parain sur lrsquoeacutevolution destechniques agricoles qui examinaient les pratiques antiques dans le cadre de nouvellesperspectives ont eacuteteacute totalement ignoreacutes par les speacutecialistes franccedilais de la Gaule 476 Il faut

474 Bloch 1935 p 634-635475 Le mois drsquoethnographie franccedilaise 1947 1 p 2476 Agrave la demande de M Bloch Ch Parain a reacutedigeacute pour le premier volume de The Cambridge economic history

of Europe de J H Clapham et E Power une contribution intituleacutee The Evolution of Agricultural TechniqueLa premiegravere eacutedition a eacuteteacute publieacutee agrave Cambridge en 1941 et la seconde en 1966 La contribution deCh Parain a eacuteteacute reprise en franccedilais dans Outils ethnies et deacuteveloppement historique Paris Eacuteditions sociales

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 163

attendre pregraves drsquoun demi-siegravecle pour qursquoun ethnologue Franccedilois Sigaut produise une nouvellesynthegravese sur le sujet 477 et pour qursquoun archeacuteologue Alain Ferdiegravere recense et analyse ladocumentation disponible sur lrsquooutillage et les techniques agraires gallo-romains 478 Pendanttout ce temps agrave lrsquoinstar des paysans du Moyen Acircge de L Febvre qui labouraient leurs champsavec des chartes les rustici de la Gaule y compris ceux de R Agache ont continueacute de cultiverla terre avec les textes des Agronomes latins

Ce jugement pourrait paraicirctre seacutevegravere si drsquoautres nrsquoavaient deacutejagrave jeteacute le mecircme regard critiquesur les productions de lrsquohistoriographie franccedilaise du XXe s Ainsi en 1984 dans une chroniqueqursquoil inaugurait A Ferdiegravere consideacuterait que laquo lrsquohistoire du monde rural gallo-romain estaujourdrsquohui presque une science morte raquo 479 Quelques anneacutees plus tard dans un article enforme de manifeste plusieurs des acteurs de la reacutenovation de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romainedressaient un bilan agrave peu pregraves aussi sombre de lrsquoeacutetat de leur discipline Ils soulignaient lafaiblesse du corpus drsquoeacutetablissements agricoles correctement fouilleacutes en France et surtoutdeacutenonccedilaient lrsquoabsence de perspectives nouvelles qursquoils attribuaient agrave laquo la scleacuterose desprobleacutematiques et des meacutethodes de lrsquoarcheacuteologie ldquoclassiquerdquo de lrsquoAntiquiteacute au moins sur leterritoire national (Gaule romaine) raquo 480 Lrsquoeacutetude historiographique meneacutee dans ce chapitre abien montreacute que les causes des retards franccedilais eacutetaient en grande partie agrave rechercher dans cettelaquo scleacuterose raquo

A Grenier et drsquoautres avant et apregraves lui pensaient que lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine devaitneacutecessairement srsquoappuyer sur les textes litteacuteraires fournir des illustrations agrave leurs commentaireset apporter agrave lrsquohistorien des menus faits destineacutes agrave enrichir son discours sur la GauleAutrement dit elle eacutetait fondamentalement tenue de servir les laquo disciplines ideacuteales de la cultureclassique raquo 481 On a vu agrave plusieurs reprises dans ce chapitre que de nombreux archeacuteologuesont appliqueacute ce programme agrave la lettre et ont questionneacute et interpreacuteteacute leurs sources en fonctionde reacuteflexions geacuteneacuterales puiseacutees avec plus ou moins de bonheur dans des travaux historiquesou eacuteconomiques Sans grand discernement ils ont souvent transposeacute dans leur champdisciplinaire des concepts forgeacutes agrave partir drsquoune documentation de nature diffeacuterente et pourdrsquoautres finaliteacutes que les leurs Cette alleacutegeance les a parfois pousseacutes agrave produire des laquo preuves raquosans respecter totalement les regravegles qursquoimpose une interpreacutetation raisonneacutee et objective dessources archeacuteologiques Ces raisonnements captieux ont ainsi souvent assureacute la survie deconstructions historiographiques et ideacuteologiques qursquoune meilleure analyse de la documentationarcheacuteologique disponible aurait utilement permis de reacutecuser Mais avant tout cette faccedilon detravailler a sans aucun doute empecirccheacute ou retardeacute lrsquoeacutemergence drsquoune discipline plusrespectueuse des regravegles drsquoeacutelaboration et drsquointerpreacutetation de ses sources et plus attentive agrave la

1979 p 47-127477 Sigaut 1988478 Ferdiegravere 1988479 laquo Crsquoest qursquoagrave mon avis lrsquohistoire du monde rural gallo-romain est aujourdrsquohui presque une science morte Et

ce malgreacute les promesses de la photographie aeacuterienne malgreacute les fructueuses leccedilons qui pourraient ecirctreeacutecouteacutees drsquohistoriens drsquoautres peacuteriodes ou de pays voisins ndash notamment en matiegravere drsquoeacutetudesenvironnementales ndash malgreacute la stimulante richesse des eacutetudes actuelles drsquohistoire eacuteconomique et sociale delrsquoAntiquiteacute deacutesespeacutereacutement ces potentialiteacutes ne parviennent pas agrave porter leur fruit sur le domaine delrsquoarcheacuteologie meacutetropolitaine [hellip] Aucune probleacutematique nouvelle aucune meacutethodologie renouveleacuteenrsquoeacutemerge ni mecircme de deacutebat sur les meacutethodes Rien drsquoessentiel nrsquoa eacuteteacute eacutecrit depuis Grenier (1934) pourtantbien vieilli et critiquable sur tant de points raquo (Ferdiegravere 1984 p 125) Lrsquoabsolutisme de cette critique a eacuteteacutevivement reprocheacutee agrave son auteur Le recul aidant il faut lui reconnaicirctre le grand meacuterite drsquoavoir reacuteveacuteleacutepreacutecocement de faccedilon laconique certes mais avec justesse les causes de la leacutethargie eacutetudieacutee plus preacuteciseacutementdans la derniegravere partie de ce chapitre

480 Chouquer Ferdiegravere Fiches Van Ossel 1991 p 39481 Cf supra p 130

Chapitre III Le domaine gallo-romain et lrsquoarcheacuteologie franccedilaise 164

speacutecificiteacute de ses objets Lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine srsquoest ainsi deacutetourneacutee pendant detrop longues anneacutees de ce qui aurait ducirc constituer le chœur de sa probleacutematique lrsquoeacutetude desoutils des techniques et des exploitations agricoles

Pour tourner le dos aux erreurs du passeacute il est grand temps de promouvoir cette laquo sciencemieux agrippeacutee au reacuteel raquo que reacuteclamait M Bloch en 1935 482 Il devient indispensable dereconnaicirctre qursquoil nrsquoest pas possible drsquoeacutetudier lrsquoeacuteconomie rurale de la Gaule sans constituerpreacutealablement un corpus drsquoeacutetablissements agricoles appreacutehendeacutes exhaustivement Lessignataires du manifeste de 1991 consideacuterait aussi la mise en œuvre de ce corpus comme uneprioriteacute essentielle Ont-ils eacuteteacute entendus On peut en douter quand on sait qursquoon ne disposetoujours pas en France drsquoune monographie de villa fouilleacutee eacutetudieacutee et publieacutee de faccediloncomplegravete

482 Bloch 1935 p 635

Chapitre IVPOUR UNE ARCHEacuteOLOGIE DE

LrsquoEacuteCONOMIE AGRAIRE GALLO-ROMAINE EXPLOITATION FAMILIALE ET

ENTREPRISE AGRICOLE

ES TROIS premiers chapitres de ce meacutemoire ont eacuteteacute lrsquooccasion drsquoexcursions plus ou moinslointaines et abouties dans de nombreux travaux consacreacutes agrave lrsquoeacuteconomie agraire de la

Gaule Elles ont mis en lumiegravere certains des enchevecirctrements complexes qui unissent les ideacuteesles disciplines les eacuterudits et leurs eacutecoles Parfois en prenant du champ il est apparu queplusieurs de ces conceptions toujours vigoureuses aujourdrsquohui tiraient leurs origines dereacuteflexions beaucoup plus geacuteneacuterales sur lrsquohistoire de Rome et de lrsquoeacuteconomie antique et quedeacutetacheacutees de ce rameau primordial elles nrsquoen poursuivaient pas moins une existence quifinissait par leur donner avec le temps la soliditeacute illusoire de lrsquoultima ratio Rassembleacutees endoctrines ou inteacutegreacutees sans examen preacutealable dans des discours porteacutes par des donneacuteesnouvelles elles faussent encore lrsquoobservation objective du reacuteel et entravent lrsquoeacutemergence denotions plus pertinentes En essayant de mettre en lumiegravere leur genegravese et leurs avatarsmultiples lrsquoambition premiegravere des aperccedilus historiographiques proposeacutes ici eacutetait de se preacutemunirdrsquoune utilisation abusive de ces concepts

L

Chemin faisant lrsquoinventaire tregraves seacutelectif de ces a priori mais aussi des ideacutees novatricesdemeureacutees sans posteacuteriteacute a laisseacute entrevoir des pistes de recherche originales des horizonsdrsquoattente prometteurs et les conditions de reacutealisation drsquoune archeacuteologie agraire renouveleacuteeDepuis lors et plus particuliegraverement dans le dernier tiers du XXe s certaines de cesperspectives nouvelles ont apporteacute un salutaire deacuteveloppement des connaissances Durant cettepeacuteriode lrsquoarcheacuteologie srsquoest ainsi progressivement imposeacutee comme lrsquoun des modes essentielsdrsquoappreacutehension des campagnes de la Gaule Neacuteanmoins tout en soulignant lrsquoimportance de cesavanceacutees majeures il est apparu agrave plusieurs reprises que des pans entiers du corps dedoctrines de lrsquoarcheacuteologie rurale continuaient de reposer sur des bases meacutethodologiques etdoctrinales tregraves fragiles Par ailleurs il a eacuteteacute montreacute que la pratique franccedilaise se singularisaitencore aujourdrsquohui par la faiblesse des investissements qursquoelle consacre aux techniques agraireset aux exploitations agricoles Le discours qursquoelle propose sur lrsquoeacuteconomie agraire de la Gauledemeure donc tregraves deacutependant de conceptions historiques qursquoelle nrsquoa pas veacuterifieacutees alors mecircmeque ses sources lui en donneraient les moyens

Parallegravelement et parfois par antagonisme avec ces travers lrsquoarcheacuteologie rurale srsquoest ouverte agravede nouveaux objets Agrave partir drsquoune appropriation souvent tregraves constructive des paradigmes de

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 166

la geacuteographie spatiale il srsquoest ainsi constitueacute une discipline presque autonome qui tente decomprendre la transformation et la dynamique des espaces en eacutetudiant les relations delrsquohomme avec son environnement la formation et lrsquoeacutevolution des reacuteseaux qui les structurentQuelles que soient la validiteacute et lrsquoefficience des concepts mis en avant par cettelaquo archeacuteogeacuteographie raquo 1 il faut bien constater que son deacuteveloppement nrsquoa pas favoriseacute un regaindrsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutetude archeacuteologique des exploitations agricoles 2 Agrave terme le risque est doncimportant de voir grandir la discordance qui existe deacutejagrave entre la sophistication des discours surlaquo lrsquoespace des socieacuteteacutes antiques raquo et la modestie des progregraves accomplis dans la compreacutehensiondes systegravemes agraires et le fonctionnement des eacutetablissements ruraux

Pourtant leur fonction agricole nrsquoest pas sans effet sur lrsquoorganisation des terroirs Lesreacuteseaux qui sont au cœur de ces nouvelles probleacutematiques deacutependent aussi des relationseacuteconomiques qui unissent les sites de production de distribution et de consommation Il nefaudrait donc pas oublier lrsquoessentiel et se souvenir que les campagnes sont avant tout un espacedans lequel vivent des hommes et des femmes dont lrsquoobjet essentiel et concret est de produiredes denreacutees alimentaires pour eux et pour les autres Sans renoncer au travail sur lrsquoorganisationde lrsquoespace il devient donc urgent et impeacuterieux de tenter de reacutepondre agrave la question poseacutee il y aplus drsquoun siegravecle par N Fustel de Coulanges et drsquoessayer de savoir laquo en deacutetail et au vrai ce quecrsquoeacutetait qursquoun domaine rural raquo 3

Eacutetudiant les campagnes meacutedieacutevales et modernes plusieurs historiens ont montreacute au deacutebutdes anneacutees 1990 que lrsquoanalyse de lrsquoeacuteconomie agraire agrave son niveau le plus bas defonctionnement offrait le moyen de deacutepasser les blocages auxquels eacutetaient confronteacutees lesgrandes synthegraveses qui tentaient de comprendre les meacutecanismes de lrsquoessor agricole de lrsquoEuropeLoin de sombrer dans lrsquoanecdotique et la contingence le passage laquo agrave lrsquouniteacute drsquoobservation laplus eacuteleacutementaire raquo 4 permettait au contraire drsquoen saisir les ressorts profonds et fondamentauxDe plus en plus impuissante agrave interpreacuteter de faccedilon satisfaisante les donneacutees nouvelles etsouvent inattendues que lui procurent en masse les opeacuterations preacuteventives lrsquoarcheacuteologie ruralegallo-romaine serait donc bien aviseacutee de srsquoinspirer de ce renversement de perspective pourdiriger en prioriteacute ses efforts sur la compreacutehension de lrsquoeacuteconomie des exploitations agricolescrsquoest-agrave-dire lrsquoanalyse de ce que les germanophones appellent la Betriebswirtschaft ou lesanglophones Farm Management

Il srsquoagit sans conteste drsquoun programme drsquoenvergure mais P Van Ossel a montreacute agrave propos dela villa de Champion tout le beacuteneacutefice que lrsquoon pouvait tirer de lrsquoeacutetude minutieuse drsquouneacutetablissement agricole gallo-romain La contribution du preacutesent chapitre agrave cet effort communsera agrave la fois plus modeste et plus speacuteculative Fort des constats reacutealiseacutes lors des esquisseshistoriographiques preacuteceacutedentes il a sembleacute utile de srsquointeacuteresser dans un premier temps auniveau le plus humble de lrsquoeacuteconomie agraire celui des exploitations familiales Lrsquoobjectif nrsquoestpas de fournir un corpus complet des eacutetablissements de ce type mis au jour mais plussimplement drsquoadopter le point de vue de lrsquoun de ses exploitants et de se demander comment illui est possible de produire sa pitance avec les moyens de lrsquoeacutepoque et en ne comptant que surles seules forces de sa famille

Lrsquoexercice nrsquoest pas original et de nombreux historiens se sont deacutejagrave attacheacutes agrave deacutefinir pourdes peacuteriodes et des reacutegions diverses laquo la superficie minimale suffisant agrave assurer la subsistance

1 Chouquer 20032 Ph Leveau remarque tregraves justement que laquo mecircme pour le Haut-Empire la villa a fini par ne plus ecirctre

consideacutereacutee comme lrsquoeacuteleacutement essentiel de la vie des campagnes et que effet pervers de la volonteacute de ruptureavec une valorisation ancienne son eacutetude est passeacutee de mode raquo (2002 p 19)

3 Cf supra chapitre III p 854 Moriceau Postel-Vinay 1992 p 7-9

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 167

eacutegalement minimale drsquoune famille conjugale ou nucleacuteaire standard raquo 5 Dans le cadre dupreacutesent meacutemoire cet essai de quantification aura au moins le meacuterite de fournir lrsquoargumentdrsquoun examen meacutethodique de toutes les composantes drsquoun systegraveme agraire la force de travailla terre les rendements agricoles lrsquoeacutequipement animal et mateacuteriel et le reacutegime foncier Ilpropose aussi un modegravele de comportement eacuteconomique qui malgreacute son caractegravere abstraitoffre quelque utiliteacute pour appreacutehender lrsquoactiviteacute de plusieurs petites exploitations agricolesfouilleacutees reacutecemment Enfin conccedilu comme un laquo instrument drsquohistoire sociale expeacuterimentale raquoselon la belle formule de J-M Carrieacute 6 il permet de poser les jalons drsquoune analyse renouveleacuteede la socieacuteteacute rurale gallo-romaine en apportant une plus grande attention aux strates les plusbasses de la hieacuterarchie des eacutetablissements agricoles et en srsquointerrogeant sur les relations qursquoilsentretiennent avec les autres exploitations Reacutepondant agrave lrsquoappel lanceacute en 1856 parE Bonnemegravere lrsquohistorien va laquo peacuteneacutetrer enfin dans les chaumiegraveres qursquoil a trop longtempsmeacutepriseacutees raquo 7

I Lrsquoeacuteconomie de lrsquoexploitation familiale laquo ut plerique pauperculi cum suaprogenie raquo

Lrsquoexpression laquo exploitation familiale raquo est utiliseacutee ici pour deacutesigner une uniteacute eacuteconomique dontle fonctionnement repose uniquement sur la main-drsquoœuvre apporteacutee par les membres de lafamille Dans son inventaire des diffeacuterentes formes de faire-valoir Varron indique bien quecrsquoest agrave la fois le plus simple et le plus humble niveau de mise en valeur de la terre Il sedistingue en cela des reacutegimes agraires qui utilisent des esclaves des salarieacutes ou les deux agrave lafois

Omnes agri coluntur hominibus seruis aut liberis aut utrisque liberis aut cum ipsi colunt ut pleriquepauperculi cum sua progenie aut mercennariis cum conducticiis liberorum operis res maiores ut uindemiasac faenisicia administrant 8

Lrsquoexploitation familiale nrsquoest pas une speacutecificiteacute de lrsquoeacuteconomie agraire romaine Quels quesoient les systegravemes agraires pratiqueacutes les formes juridiques de la production agricole et le statutdes paysans ses principes essentiels correspondent agrave un type drsquoorganisation eacuteconomique qui aeacuteteacute reconnu et eacutetudieacute agrave maintes reprises Au deacutebut du XXe s lrsquoagronome russe AlexandreVassilievitch Tchayanov 9 a proposeacute une theacuteorie de cette forme drsquoexploitation dont il fautpreacutesenter rapidement les conclusions les plus importantes car elles servent de trame agrave lrsquoanalysequantitative deacuteveloppeacutee plus loin

Les travaux drsquoA V Tchayanov trouvent leurs sources dans les enquecirctes de terrain reacutealiseacuteesdans la seconde moitieacute du XIXe s par un mouvement social agrarien les Narodniki dont les

5 Aymard 1983 p 1394 Evans 1981 p 4346 Carrieacute 1997 p 139-1407 Bonnemegravere 1856 p vij Cf supra chapitre III p 828 Varron Res rust I 17 2 Opposeacutee agrave la lecture traditionnelle de ce passage M Corbier considegravere que les

omnes agri se rapportent au fundus dont il est question preacuteceacutedemment et que Varron ne deacutecrit donc que lamain-drsquoœuvre qui peut ecirctre employeacutee sur le domaine (Corbier 1981 p 12-13) Cette interpreacutetation estdiscuteacutee et P Garnsey remarque tregraves justement que le passage de Varron ne permet pas de savoir si cesplerique pauperculi sont des petits proprieacutetaires ou des tenanciers (Garnsey 1999 p 111) Dans tous les casquelque soit le reacutegime de leur exploitation ils repreacutesentent la forme eacuteleacutementaire de lrsquoeacuteconomie agraire

9 Александр Васильевич Чаянов (1888-1939) La translitteacuteration savante de ce nom est Čaacircnov Pourfaciliter la lecture la graphie Tchayanov a eacuteteacute retenue

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 168

protagonistes sont animeacutes par la volonteacute de comprendre et de changer la conditionpaysanne 10 Disposant drsquoun mateacuteriel statistique tout agrave fait exceptionnel A V Tchayanovcomprend qursquoil nrsquoest pas possible drsquoexpliquer les caracteacuteristiques de la petite exploitation si lrsquoonadopte la fiction des theacuteories eacuteconomiques classiques 11 ou marxistes selon laquelle elle peutecirctre assimileacutee agrave une entreprise dont la seule speacutecificiteacute est drsquoecirctre composeacutee de salarieacutes lesmembres de la famille qui se payent en nature 12 Dans Lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie paysanne 13

il deacutemontre que son fonctionnement obeacuteit agrave une toute autre logique eacuteconomiqueDans cet ouvrage fondamental il srsquoattache essentiellement agrave eacutetudier lrsquoactiviteacute drsquoune famille

vivant de son travail Mecircme si les deux derniers chapitres adoptent un point de vue plusgeacuteneacuteral Lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie paysanne nrsquoest pas une theacuteorie de la production agraire maislrsquoanalyse drsquoune uniteacute agricole dans son fonctionnement interne et ses relations aveclrsquoexteacuterieur 14 A V Tchayanov montre de faccedilon tout agrave fait novatrice que lrsquoexploitationfamiliale est un organisme eacuteconomique tregraves particulier dont le volume lrsquoactiviteacute est reacutegleacute agrave sonniveau infeacuterieur par ce qursquoelle doit produire pour assurer sa subsistance et agrave son niveausupeacuterieur par la quantiteacute de travail maximum qursquoelle peut fournir 15 Ces deux valeursconditionnent les choix de la famille paysanne et les caracteacuteristiques des diffeacuterentescomposantes de son eacuteconomie La superficie cultiveacutee est la variable qui lui permet drsquoajuster aumieux sa production agrave sa consommation et A V Tchayanov constate par lrsquoanalyse statistiqueque la surface emblaveacutee deacutepend de la taille de la famille et non lrsquoinverse 16 Les eacuteleacutements quideacuteterminent ensuite le revenu annuel de lrsquoexploitation sont la fertiliteacute des sols la nature desproduits cultiveacutes lrsquointensiteacute et lrsquoorganisation du travail la valeur du capital la situation delrsquoexploitation par rapport agrave ses voisines et au marcheacute 17

Le revenu annuel est une donneacutee tout agrave fait fondamentale car il commande lrsquoexistence delrsquoexploitation paysanne Une fois ce niveau obtenu la famille nrsquoaccepte drsquoaugmenter sonvolume de travail que si les gains escompteacutes sont substantiels par rapport aux nouveaux effortsconsentis Autrement dit lrsquoaccroissement de son activiteacute y compris par le recours agrave une main-drsquoœuvre salarieacutee nrsquoest possible que si la rentabiliteacute espeacutereacutee des uniteacutes marginales est eacuteleveacutee 18 Agravelrsquoinverse en peacuteriode de crise il lui est possible drsquoassurer sa peacuterenniteacute en diminuant fortementsa consommation Ces deux caracteacuteristiques majeures expliquent en grande partie son inertieet sa reacutesistance

Apregraves la reacutevolution drsquoOctobre les ideacutees drsquoA V Tchayanov qui dirige le nouvel Institut derecherches drsquoeacuteconomie rurale inspirent fortement la politique agricole de la NEP Elle sontensuite combattues par les adeptes de la collectivisation de lrsquoeacuteconomie agricole deacutecideacutee par

10 Stanziani 1990 p 9611 Cf supra chapitre I p 1612 Cette aporie avait deacutejagrave eacuteteacute souligneacutee par Rosa Luxembourg dans Die Akkumulation des Kapitals Berlin 1913

(Thorner 1966)13 Организация крестьянского хозяйства Moscou 1925 A V Tchayanov a publieacute une premiegravere version

en allemand de ce travail Die Lehre von der baumluerlichen Wirtschaft Versuch einer Theorie derFamilienwirtschaft in Landbau Berlin P Parey 1923 Crsquoest agrave partir de cette eacutedition que D Thorner audeacutebut des anneacutees 1960 a fait connaicirctre agrave lrsquoOccident les travaux drsquoA V Tchayanov

14 Tchayanov 1990 p 7615 laquo Dans la mesure ougrave le stimulant principal de lrsquoactiviteacute eacuteconomique drsquoune famille est la neacutecessiteacute de satisfaire

les besoins de ses consommateurs et comme lrsquoinstrument principal de cette activiteacute est la main-drsquoœuvrenous devons eacutemettre la supposition que le volume drsquoactiviteacute eacuteconomique de la famille va dans une plus oumoins grande mesure correspondre agrave ces deux eacuteleacutements fondamentaux de sa structure raquo (Tchayanov 1990p 62)

16 Tchayanov 1990 p 7117 Tchayanov 1990 p 76-7818 Tchayanov 1990 p 94

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 169

J Staline A V Tchayanov est arrecircteacute en 1930 et exeacutecuteacute en 1939 Il a eacuteteacute reacutehabiliteacute en 1987Tombeacutes totalement dans lrsquooubli ses travaux suscitent un nouvel inteacuterecirct dans les anneacutees 1960Une traduction en langue anglaise de Lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie paysanne paraicirct en 1966 19 etsurtout ses thegraveses nourrissent les reacuteflexions de plusieurs historiens des campagnes dont WitoldKula (1916-1988) Ce dernier deacutecouvre A V Tchayanov dans les anneacutees 1950 et sanspouvoir le citer met agrave profit son analyse de la petite exploitation pour eacutetudier le passage duservage au capitalisme en Pologne 20 puis proposer une nouvelle interpreacutetation de lrsquoeacutevolutionde lrsquoeacuteconomie agraire de ce pays entre le XVIe et le XVIIIe s 21 La traduction franccedilaise 22 dece second livre a connu un fort retentissement en France notamment parmi les historiens delrsquoAntiquiteacute 23 et du Moyen Acircge 24 qui cherchaient des outils theacuteoriques mieux adapteacutes agravelrsquoanalyse des petits eacutetablissements agricoles Parallegravelement les travaux drsquoA V Tchayanov ontinspireacute de nombreux agronomes et plus particuliegraverement ceux qui srsquointeacuteressent aux problegravemesdu deacuteveloppement rural

Dans le cadre de cette eacutetude Lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie paysanne a permis de prendreconscience de la neacutecessiteacute de srsquointeacuteresser aux exploitations familiales pour mieux comprendreles caracteacuteristiques de lrsquoeacuteconomie agraire antique Ensuite il est apparu qursquoil pouvait ecirctreinteacuteressant drsquoutiliser la meacutethode et les outils drsquoanalyse mis au point par A V Tchayanov pourtenter drsquoappreacutehender le comportement eacuteconomique des petits eacutetablissements agricoles gallo-romains Cette deacutemarche srsquoest heurteacutee agrave deux obstacles majeurs Tout drsquoabord on disposepour la Gaule de tregraves peu de donneacutees quantitatives sur ces exploitations ensuite et peut-ecirctrepour les mecircmes raisons un preacutejugeacute tenace deacutenie toute existence eacuteconomique autonome auxpetits habitats que lrsquoarcheacuteologie met en eacutevidence de plus en plus souvent Comme on le verraces modestes structures sont le plus souvent consideacutereacutees comme les laquo annexes agraires raquodrsquoeacutetablissements plus importants Leur activiteacute nrsquoest donc pas eacutetudieacutee speacutecifiquement maisenvisageacutee comme le prolongement naturel de lrsquoeacuteconomie des exploitations desquelles ilslaquo deacutependent raquo

Il fallait donc dans un premier temps veacuterifier la validiteacute de ce preacutejugeacute et raisonnant parlrsquoabsurde se demander agrave quelles conditions un petit eacutetablissement gallo-romain pouvait assureragrave ses occupants les moyens de son existence Ainsi formuleacutee la question poseacutee srsquoapparentait agravela deacutefinition du niveau minimal de subsistance eacutenonceacutee plus haut Agrave partir drsquoune estimation dela quantiteacute drsquoeacutenergie alimentaire dont a besoin une famille durant une anneacutee il faut donccalculer la superficie minimale de son exploitation en fonction des possibiliteacutes des systegravemesagraires de lrsquoeacutepoque

19 The Theory of Peasant Economy Homewood Smith 1966 Cette eacutedition est due agrave D Thorner et B Kerblayauxquels la redeacutecouverte des thegraveses drsquoA V Tchayanov doit beaucoup

20 Kształtowanie sie kapitalizmu w Polsce Państwowe wydawnictwo naukowe 1955 Une traduction franccedilaise aeacuteteacute publieacutee en 1960 Les Deacutebuts du capitalisme en Pologne dans la perspective de lrsquohistoire compareacutee RomaA Signorelli

21 Teoria ekonomiczna ustroju feudalnego Proacuteba modelu Varsovie Państwowe Wydawnictwo naukowe 196222 Theacuteorie eacuteconomique du systegraveme feacuteodal pour un modegravele de lrsquoeacuteconomie polonaise 16e-18e siegravecles traduit du

polonais Paris Mouton 197023 Corbier 198124 Cette influence est tregraves sensible dans les travaux de Guy Bois et notamment dans sa thegravese sur lrsquoeacuteconomie

rurale de la Normandie agrave la fin du Moyen Acircge dans laquelle il montre qursquoil est essentiel de bien distinguer lesspeacutecificiteacutes eacuteconomiques et les reacutegimes juridiques de la petite exploitation (Crise du feacuteodalisme eacuteconomierurale et deacutemographie en Normandie orientale du deacutebut du 14e siegravecle au milieu du 16e siegravecle Paris Presses de laFondation nationale des sciences politiques 1976)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 170

1 La ration alimentaire annuelle drsquoune famille type

Paradoxalement dans lrsquoexercice de quantification qui deacutebute la deacutetermination du nombre depersonnes que pourrait compter une laquo famille standard raquo est lrsquoeacutetape qui comporte le plusdrsquoarbitraire En effet dans la plupart des socieacuteteacutes rurales la dimension de la famille fluctuecontinuellement au greacute des deacutecegraves des naissances des deacuteparts et des arriveacutees Fixer un chiffrerevient donc agrave choisir un moment particulier de son existence Par prudence et afin defavoriser les comparaisons on peut proposer en srsquoinspirant de travaux analogues 25 lacomposition suivante un couple leurs deux enfants et leurs deux parents En raisonnant denouveau agrave partir de moyennes les donneacutees anciennes et actuelles dont on dispose sur lesbesoins eacutenergeacutetiques des individus en fonction de leur acircge et de leur activiteacute 26 permettent dedeacutefinir un volume geacuteneacuteral annuel exprimeacute en kilocalories 27

Homme adulte 3 500 kcalFemme adulte 2 500 kcalHomme acircgeacute 2 500 kcalFemme acircgeacutee 2 000 kcalHomme jeune 3 000 kcalFemme jeune 2 500 kcal

Ration totale journaliegravere 16 000 kcalRation totale annuelle 5 840 000 kcal

Tableau 1 Ration calorique de la famille type

Lrsquoeacutetude comparative des modes drsquoalimentation a montreacute que les plus pauvres tiraient desceacutereacuteales lrsquoessentiel des calories dont ils avaient besoin et que cette part diminuait avec le niveaude richesse 28 Il nrsquoen eacutetait pas autrement dans lrsquoAntiquiteacute et les rations alimentaires conseilleacuteespar Caton pour les esclaves sont avant tout composeacutees de ceacutereacuteales auxquelles il ajoute un peude vin quelques olives et une fois par an de lrsquohuile et du sel 29 On peut supposer que lereacutegime de la famille type eacutetudieacutee ici ne devait pas ecirctre tregraves diffeacuterent Certes il lui eacutetait possiblede compleacuteter son alimentation par des leacutegumineuses des fruits des volailles et de temps entemps de la viande mais les ceacutereacuteales fournissaient sans doute les trois quarts de ses besoinscaloriques annuels 30 Pour simplifier le raisonnement on a consideacutereacute par la suite que lereacutegime alimentaire de la famille type eacutetait composeacute uniquement de ceacutereacuteales En effet comme ilest tregraves difficile drsquoeacutevaluer preacuteciseacutement les calories apporteacutees par les autres aliments il est plusrigoureux de deacuteterminer uniquement le volume de ceacutereacuteales neacutecessaire et de consideacuterer in fineqursquoil srsquoagit drsquoune quantiteacute maximale Ce principe appliqueacute agrave peu pregraves systeacutematiquement danstoute la suite de la deacutemonstration eacutevite de recourir agrave des valeurs extrecircmes qui ajouteacutees lesunes aux autres finissent par deacutefinir des intervalles beaucoup trop eacutetendus

La prochaine eacutetape consiste donc agrave calculer la surface qursquoil faut cultiver pour produire unvolume de ceacutereacuteales fournissant agrave la famille type les 5 840 000 kcal dont elle a besoin Cette

25 Evans 1980 p 13426 Rouche 1973 p 308 Evans 1980 p 148-159 Evans 1981 p 432 Hopkins 1983 p 84-85

Duncan-Jones 1990 p 107 Kaplan 1992 p 26 Garnsey 1999 p 104-107 Tchernia 2000 p 75427 Une kilocalorie est eacutegale agrave 4 184 joules et correspond agrave ce qui est communeacutement deacutenommeacute calorie

alimentaire28 Spooner 196129 Caton De agr 56-5830 En 1955 dans les campagnes tunisiennes les ceacutereacuteales sous diffeacuterentes formes repreacutesentent 72 des

apports caloriques et la consommation de viande 15 kg par an (Comet 1992 p 307)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 171

estimation nrsquoest pas aiseacutee et demande au preacutealable de connaicirctre preacuteciseacutement la valeureacutenergeacutetique des ceacutereacuteales leurs poids speacutecifiques et surtout leurs rendements par uniteacute desurface

2 Deacutetermination et valeur des rendements

Dans son livre Le paysan et son outil G Comet deacuteclare en preacuteambule du chapitre consacreacute auxrendements des ceacutereacuteales que leur deacutetermination est laquo une des eacutepines de lrsquohistoire eacuteconomiqueet technique meacutedieacutevale raquo 31 La formule convient drsquoautant plus agrave lrsquoagriculture antique que lessources disponibles pour cette peacuteriode sont encore plus rares et tout aussi partielles Parailleurs il y a tregraves peu agrave attendre de lrsquoarcheacuteologie dans ce domaine preacutecis On disposemaintenant de quelques donneacutees archeacuteologiques sur la forme des champs les types de laboursou la configuration geacuteneacuterale des plantations de vignes ou drsquoarbres fruitiers mais il est douteuxqursquoil soit possible un jour drsquoobtenir suffisamment de donneacutees directes pour appreacutecier lerendement drsquoun champ de ceacutereacuteales Agrave la rareteacute des sources srsquoajoutent les difficulteacutes de lesinterpreacuteter correctement

En effet les textes disponibles ne permettent pas toujours de savoir sans eacutequivoque si lesquantiteacutes mentionneacutees comprennent ou non les semences le loyer de la terre ou les diffeacuterentescharges qui pouvaient grever la reacutecolte Le risque bien connu des meacutedieacutevistes 32 est donc decomparer des quantiteacutes qui ne se rapportent pas aux mecircmes choses Mais fondamentalementcomme lrsquoa montreacute Fr Sigaut 33 le rapport entre la quantiteacute de ceacutereacuteales reacutecolteacutees sur uneparcelle et sa superficie nrsquoa pas de valeur intrinsegraveque Il deacutepend totalement des produits et dutravail qui ont eacuteteacute investis dans la culture crsquoest-agrave-dire du nombre et de la qualiteacute des laboursreccedilus par la terre de la masse des fertilisants apporteacutes du volume de semences des soinsdonneacutes au bleacute leveacute de la faccedilon dont la moisson est reacutealiseacutee ainsi que drsquoautres facteurs dontcertains seront discuteacutes plus bas Toutes ces donneacutees techniques sont essentielles pour dresser lebilan eacuteconomique de la reacutecolte en confrontant ce qursquoelle a rapporteacute agrave ce qursquoelle a coucircteacuteAutrement dit une culture extensive du bleacute caracteacuteriseacutee par de faibles rendements agrave lrsquohectarepeut ecirctre tout aussi avantageuse qursquoune culture intensive neacutecessitant de plus grandes quantiteacutesde semences drsquoengrais et de travail

Pour srsquoen convaincre il suffit de prendre un exemple contemporain et proceacuteder agrave uneanalyse sommaire des donneacutees eacuteconomiques geacuteneacuterales disponibles sur la ceacutereacutealiculture auxEacutetats-Unis et en France Lors de la derniegravere deacutecennie 1990-1999 les coucircts complets deproduction du quintal de bleacute dans ces deux pays ont eacuteteacute agrave peu pregraves eacutequivalents alors que lesexploitants franccedilais obtenaient des rendements agrave lrsquohectare plus de trois fois supeacuterieurs agrave ceuxde leurs collegravegues ameacutericains 34 Pourtant les agriculteurs de ces deux pays mettent en œuvredes techniques agraires similaires mais ils poursuivent des strateacutegies agronomiquesradicalement diffeacuterentes qui finalement leur permettent drsquoobtenir la mecircme rentabiliteacuteeacuteconomique Comme le soulignait Fr Sigaut laquo Des rendements faibles [hellip] ne sont pasneacutecessairement lrsquoindice drsquoune agriculture improductive raquo 35 et cette formule qursquoil deacuteduisaitdrsquoune analyse des agricultures europeacuteennes avant lrsquoeacutepoque industrielle convient tout aussi bienau premier exportateur mondial de ceacutereacuteales

31 Comet 1992 p 29432 Derville 1987 p 141233 Sigaut 199234 Le coucirct complet inclut la reacutemuneacuteration des capitaux propres et du travail familial Durant la peacuteriode 1990-

1999 les rendements moyens ont eacuteteacute environ de 80 quintaux par hectare en France et de 25 qha aux Eacutetats-Unis Ces donneacutees sont tireacutees du rapport de lrsquoAssociation geacuteneacuterale des producteurs de bleacute et autres ceacutereacutealespour lrsquoanneacutee 2001

35 Sigaut 1988 p 26

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On comprend combien il peut ecirctre hasardeux de comparer les rendements mentionneacutes dansdes sources antiques alors que lrsquoon ignore presque tout des conditions techniques aveclesquelles ils ont eacuteteacute obtenus Partant il nrsquoy a pas lieu de rejeter a priori les informations deVarron 36 ou de Pline 37 lorsqursquoils rapportent que dans certaines reacutegions de la Sicile de lrsquoItalieou de lrsquoEacutegypte la terre rend cent fois la semence Certes agrave peu pregraves agrave la mecircme eacutepoqueColumelle indique que ce rapport est de quatre pour un dans la plus grande partie delrsquoItalie 38 mais rien nrsquoempecircche sur de tregraves bons sols et au prix drsquoune grande quantiteacute desemences drsquoamendement et de travail drsquoobtenir des rendements comparables agrave ceux donneacutespar Varron et Pline

Aujourdrsquohui de telles disproportions deacuteconcertent et rendent increacutedule un Europeacuteen dunord-ouest Il sait qursquoil existe des agricultures moins performantes et moins normaliseacutees quecelles qursquoil cocirctoie mais il peine agrave reacutealiser quelle pouvait ecirctre la varieacuteteacute des systegravemes agrairesanciens Ce foisonnement surprenait moins un agronome comme O de Serres Il notait ainsidans son Theacuteacirctre drsquoagriculture que dans le royaume de France la culture du bleacute eacutetait pratiqueacuteeselon des techniques drsquoune tregraves grande varieacuteteacute parfois au sein drsquoun mecircme terroir 39 Leslaquo extreacutemiteacutes de fertiliteacute raquo 40 rapporteacutees par Pline ou Varron lrsquoamenaient finalement agrave penserqursquoil en avait eacuteteacute toujours ainsi En homme de lrsquoart il savait bien que la seule mention drsquounrendement est une donneacutee bien trop fragmentaire pour appreacutecier la nature drsquoune culture Celane lrsquoempecircchait pourtant pas de proposer agrave son tour une estimation moyenne pour tout leroyaume de France Son raisonnement meacuterite drsquoecirctre citeacute en entier car il permet agrave lrsquohistorien decomprendre le creacutedit que lrsquoon peut apporter agrave une eacutevaluation de ce type

Il nrsquoest neacuteanmoins possible repreacutesenter justement le rapport des terres pour les grandes diversiteacutes deleurs faculteacutes ains seulement selon les communes expeacuteriences pouvons dire que le meacutenager a de quoise contenter quand geacuteneacuteralement son domaine le fort portant le faible lui rend de cinq agrave six pour un nrsquoestimant y avoir beaucoup de contreacutees en ce Royaume ougrave drsquoordinaire les terres reviennent guegraveredavantage et peu mecircme le faire Bien est vrai que comme lrsquohomme sage et prudent par son industrierenverse par maniegravere de dire lrsquoordre de nature aussi le savant et diligent meacutenager par artifice faitchanger et de visage et de pouvoir agrave sa terre 41

Tout en reconnaissant que le rendement peut varier dans de grandes proportions enfonction de nombreux critegraveres O de Serres estime que dans des conditions moyennes deculture et sur un territoire composeacute de sols drsquoineacutegale valeur le rapport du bleacute est drsquoenvironcinq agrave six pour un Son propos nrsquoest pas drsquoillustrer par des chiffres extraordinaires les capaciteacutesproductives exceptionnelles de cette ceacutereacuteale agrave la suite de Varron et de Pline mais plutocirct dedonner une approximation calculeacutee agrave partir de reacutecoltes reacutealiseacutees en plusieurs endroits et surplusieurs anneacutees Son lecteur sait ainsi ce qursquoil peut agrave peu pregraves tirer de sa terre srsquoil ne srsquoeacuteloigne

36 laquo In Italia in Subaritano dicunt etiam cum centesimo redire solitum in Syria ad Gadara et in Africa adByzacium item ex modio nasci centum raquo (Varron Res rust I 44 2)

37 laquo Cum centesimo quidem et Leontini Siciliae campi fundunt aliique et tota Baetica et in primis Aegyptus raquo(Pline N h XVIII 21)

38 laquo Nam frumenta maiorem quidem partem Italiae quando cum quarto responderit uix meminisse possimus raquo(Columelle De re rust III 3 4)

39 laquo Et combien que les bleacutes soient toujours semblables agrave eux-mecircmes en quelque part qursquoils croissent si est-ceqursquoau labourage des terres agrave grains et agrave la reacutecolte des bleacutes y a de grandes diversiteacutes non seulement de reacutegionagrave reacutegion ains de climat agrave climat voire mecircme ne srsquoaccordent entiegraverement en ce meacutenage les habitats de deuxterroirs contigus ougrave lrsquoon ne srsquoaperccediloit de quelque diversiteacute soit au beacutetail du labourage soit aux outils soitaux semences soit au serrer des bleacutes raquo (Serres 1600 p 80-81) Lrsquoorthographe de lrsquoeacutedition originale a eacuteteacutemoderniseacutee

40 Serres 1600 p 8841 Serres 1600 p 89

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pas trop des usages vernaculaires et si les conditions de sols et de climat ne sont pas tropdeacutefavorables Neacuteanmoins O de Serres lrsquoencourage agrave ne pas se satisfaire de cette meacutediocriteacute enameacuteliorant les sols de son domaine et en perfectionnant les techniques qursquoil utilise

Est-ce le parti adopteacute par Columelle quand agrave quinze siegravecles drsquoeacutecart il estime que dans laplus grande partie de lrsquoItalie les ceacutereacuteales rapportent quatre grains pour un semeacute On aimeraiten ecirctre sucircr mais ce rapport semble si bas que lrsquoon se demande aussitocirct srsquoil ne srsquoagit pas drsquounrendement net apregraves deacuteduction au moins de la semence Par ailleurs est-il possibledrsquoappliquer sans crainte cette formule agrave la ceacutereacutealiculture de la Gaule et a fortiori aux reacutecoltesporteacutees par les sols profonds et limoneux des citeacutes septentrionales sachant qursquoils ont toujourseacuteteacute tregraves favorables au deacuteveloppement de cette plante Comme souvent dans le domaine delrsquohistoire agraire les reacuteponses sont plutocirct agrave chercher dans une analyse reacutegressive des modes deproduction et des rapports des ceacutereacuteales Agrave condition drsquoexaminer soigneusement les quantiteacutesdeacutecrites et en se demandant systeacutematiquement ce qursquoelles comprennent exactement il estpossible de deacutefinir pour lrsquoaire drsquoeacutetude de ce travail une moyenne qui nrsquoaura ni plus ni moins devaleur que lrsquoapproximation proposeacutee par O de Serres La tacircche nrsquoest pas toujours aiseacutee etlrsquointerpreacutetation des rendements rapporteacutes par les sources carolingiennes reste par exemple unsujet de vives discussions Aussi afin de ne pas donner trop drsquoamplitude agrave une preacutesentation quine constitue pas lrsquoobjet central de ce chapitre seuls seront utiliseacutes les reacutesultats les plus sucircrs oudu moins les plus facilement accepteacutes par les chercheurs Au preacutealable il est toutefoisneacutecessaire de preacuteciser plusieurs questions techniques sans lesquelles il est difficile de confronterdes informations collecteacutees dans des sources aussi varieacutees

Il est aujourdrsquohui drsquoun usage courant drsquoexprimer le rendement drsquoune culture ceacutereacutealiegravere endivisant le poids total des grains reacutecolteacutes par la superficie totale de la parcelle qui les a porteacutesCe rapport geacuteneacuteralement calculeacute en quintal par hectare (qha) permet de comparer aiseacutementdeux reacutecoltes car malgreacute les diffeacuterences de productiviteacute eacutevoqueacutees plus haut agrave propos desagricultures franccedilaise et ameacutericaine les grains sont issus de varieacuteteacutes morphologiquement tregravesproches et livreacutes aux silos avec un taux drsquohumiditeacute tregraves faible Cela nrsquoa pas toujours eacuteteacute le cas etau deacutebut du XXe s on preacutefeacuterait encore exprimer le rendement en hectolitre par hectare ce quipermettait de srsquoaffranchir des variations drsquohumiditeacute du grain et surtout de la diffeacuterence dedensiteacute des espegraveces Il nrsquoest donc pas inutile de srsquointeacuteresser mecircme briegravevement agrave cette questionde la densiteacute des grains car de toute faccedilon il faudra eacutevaluer prochainement le poids et in finelrsquoeacutenergie que peut procurer une ration annuelle de ceacutereacuteales consommeacutees par la famille qui sertde reacutefeacuterence agrave lrsquoestimation reacutealiseacutee ici Encore une fois lrsquointention nrsquoest pas de deacuteterminer avecpreacutecision une quantiteacute preacutecise mais de deacutelimiter des valeurs extrecircmes

La masse volumique des grainsComme on lrsquoa vu la masse volumique des grains varie en fonction de leur degreacute drsquohumiditeacutede lrsquoespegravece ou de la varieacuteteacute de la ceacutereacuteale qui les a porteacutes et enfin de leur qualiteacute Ce derniercritegravere est le plus difficile agrave appreacutecier car il deacutepend des conditions de la culture crsquoest-agrave-dire desquantiteacutes de matiegraveres et drsquoeacutenergie reccedilues par la plante En ce qui concerne le taux drsquohumiditeacuteapregraves la reacutecolte il peut fluctuer entre 12 et 20 42 On peut raisonnablement estimerqursquoune fois le grain stockeacute dans des conditions de conservation satisfaisantes ce pourcentageest suffisamment faible pour ne pas trop fausser les calculs Le problegraveme de la deacuteterminationde lrsquoespegravece est beaucoup plus complexe

Srsquoagissant des bleacutes si lrsquoon prend le parti de ne pas deacutecrire preacuteciseacutement les caractegraveresbotaniques et les speacutecificiteacutes agronomiques de chaque espegravece ce qui a deacutejagrave eacuteteacute fait avec

42 Sigaut 1992 p 396

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bonheur ailleurs 43 il nrsquoest ni abusif ni trop approximatif de distinguer seulement les bleacutes vecirctusdes bleacutes nus Cette diffeacuterenciation offre lrsquoavantage de reposer sur des critegraveres simples et derendre compte des diffeacuterences fondamentales qui existent dans le traitement de ces ceacutereacuteales Lapremiegravere cateacutegorie comprend lrsquoengrain (Triticum monococcum) lrsquoamidonier (T dicoccum) oulrsquoeacutepeautre (T spelta) Les grains de ces trois espegraveces preacutesentent la particulariteacute de garder leurenveloppe apregraves le battage Ainsi proteacutegeacutes ils se conservent plus aiseacutement mais leurtransformation en farine exige une opeacuteration suppleacutementaire Il faut drsquoabord eacuteliminer lesglumes des grains avant de proceacuteder agrave leur mouture

La seconde cateacutegorie compte entre autres espegraveces le bleacute dur (Triticum durum) et le bleacutecommun (T aestivum) Les grains sont libeacutereacutes de la balle par un simple deacutepiquage ce quifacilite la mouture mais les rend beaucoup plus vulneacuterables au moment du semis et apregraves lareacutecolte La balle des espegraveces vecirctues repreacutesente environ 30 du poids de la graine presque50 dans le cas de lrsquoengrain 44 Si le taux drsquohumiditeacute de la reacutecolte est important cettevariation peut ecirctre encore plus eacuteleveacutee Pour deacuteterminer la masse volumique de ces espegraveces ilest donc important de savoir si elles sont deacutecortiqueacutees ou non Paradoxalement il nrsquoest pas aiseacutede trouver des donneacutees fiables et homogegravenes sur les caracteacuteristiques physiques actuelles desgrains des espegraveces vecirctues La culture du bleacute commun est en effet devenue tellement dominanteque lrsquoeacutepeautre lrsquoamidonnier et lrsquoengrain ne sont plus cultiveacutes que dans quelques reacutegionseuropeacuteennes pour des usages tregraves speacutecifiques

En ce qui concerne lrsquoorge la distinction entre grains nus et grains vecirctus nrsquoestbiologiquement pas pertinente car les deux espegraveces principales lrsquoorge agrave deux rangs (Hordeumdistichum) et lrsquoorge agrave six rangs (H hexastichum) ont des varieacuteteacutes qui peuvent appartenir agrave lrsquouneou lrsquoautre cateacutegorie Toutefois les masses speacutecifiques des deux espegraveces sont tregraves proches et leursvarieacuteteacutes agrave grains nus sont tregraves peu cultiveacutees Aujourdrsquohui elles sont reacuteserveacutees agrave lrsquoalimentationanimale alors que lrsquoorge vecirctue est essentiellement destineacutee agrave lrsquoindustrie brassicole En Gaulelrsquoorge agrave grains nus nrsquoest pratiquement pas attesteacutee agrave la peacuteriode romaine 45 Ces varieacuteteacutes neseront donc pas eacutetudieacutees et lrsquoon se contentera de mentionner les caracteacuteristiques physiques desgrains du genre Hordeum consideacutereacute comme un tout Le poids de la balle correspond agrave peu pregravesagrave 10 du poids total du grain

Agrave partir des informations collecteacutees par G Comet et des reacutesultats drsquoexpeacuterimentationsreacutecentes 46 il est donc possible de preacutesenter le tableau suivant

Eacutepeautre Amidonnier Engrain Bleacute commun Bleacute dur Orge vecirctueMasse volumique

(kghl) 44 46 45 78 80 63

Masse volumiquedu grain mondeacute

(kghl)75 70 72 ndash ndash 75

Tableau 2 Masse volumique moyenne actuelle de six ceacutereacuteales

Les grains ont-ils toujours eu cette densiteacute Il est assureacute que la masse volumique du bleacute nua augmenteacute depuis la fin du XVIIe s eacutepoque agrave laquelle elle eacutetait drsquoenviron 75 kghl 47 Crsquoeacutetait

43 Comet 1992 p 199-24444 Source Syndicat interdeacutepartemental des producteurs de petit eacutepeautre de haute Provence45 Matterne 2001 p 10246 Oliveira 200147 Comet 1992 p 221

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 175

encore agrave peu pregraves sa valeur au deacutebut du XXe s 48 Cette croissance progressive est-elle attesteacuteepour les peacuteriodes plus anciennes Les rares donneacutees fiables disponibles pour la fin du MoyenAcircge montrent que sa densiteacute pouvait ecirctre beaucoup plus faible et parfois mecircme infeacuterieure agrave65 kghl mais G Comet a justement eacutetabli que les enquecirctes qui transmettent cesinformations sont souvent reacutealiseacutees en peacuteriode de disette crsquoest-agrave-dire quand les circonstancesclimatiques ont pour conseacutequence de diminuer seacutevegraverement la quantiteacute et la qualiteacute desgrains 49 Les textes plus anciens et notamment ceux de lrsquoeacutepoque carolingienne sont encoreplus difficilement exploitables car ils manquent de preacutecision et surtout permettent rarement dedeacuteterminer lrsquoespegravece

Pour lrsquoAntiquiteacute romaine les sources sont parfois plus deacutetailleacutees mais pas toujours plusexplicites Ainsi dans le chapitre qursquoil consacre aux bleacutes importeacutes agrave Rome Pline donne le poidsen livre drsquoun modius de grains de diffeacuterentes espegraveces produites dans plusieurs reacutegions delrsquoEmpire 50 On peut deacuteduire de la forme prise par son eacutenumeacuteration et des termes utiliseacutes queson intention est de deacutecrire des bleacutes vecirctus En effet dans son inventaire Pline utilise le mot farpour deacutesigner la ceacutereacuteale qui est cultiveacutee en Italie transpadane et qui semble constituer lareacutefeacuterence absolue en matiegravere de qualiteacute Or lrsquoeacutetude lexicographique meneacutee par M-Cl Amouretti a eacutetabli que ce mot deacutesignait indistinctement tous les bleacutes vecirctus amidonnierengrain ou eacutepeautre 51 Drsquoailleurs dans un chapitre preacuteceacutedent Pline a pris le soin drsquoexpliquer agraveson lecteur qursquoil existe plusieurs types de ceacutereacuteales 52 Certains peuvent ecirctre consommeacutes justeapregraves le battage comme lrsquoorge (hordeum) et deux espegraveces de bleacute qursquoil appelle triticum et siligo etqui pourraient ecirctre drsquoune part le bleacute dur (T durum) ou le bleacute poulard (T turgidum) etdrsquoautre part le froment (T vulgare) Il les opposent aux ceacutereacuteales dont les grains sont proteacutegeacutespar plusieurs enveloppes qui doivent ecirctre eacutelimineacutees avant la consommation parmi lesquelles ilcite le millet (milium) le panic (panicum) et le far Enfin dans son chapitre sur la densiteacute desgrains il preacutecise au deacutebut de son inventaire agrave propos du bleacute provenant de Gaule que le graina eacuteteacute peseacute seul crsquoest-agrave-dire mondeacute 53

Les informations fournies par Pline permettent donc a priori de restituer avecvraisemblance la masse volumique de six espegraveces produites dans diffeacuterentes parties de lrsquoEmpireet achemineacutees agrave Rome

Gaule Sardaigne Alexandrie Beacutetique Afrique ItalieMasse volumique

(kghl) 747 766 778 785 813 934

Tableau 3 Masse volumique de six espegraveces de bleacutes drsquoapregraves Pline 54

Neacuteanmoins compareacutees agrave celles du tableau preacuteceacutedent ces valeurs paraissent eacuteleveacutees voireanormalement hautes en ce qui concerne les productions de lrsquoAfrique et de lrsquoItalie Pour cettederniegravere on peut leacutegitimement supposer que Pline a retenu des densiteacutes exceptionnelles afin

48 Une eacutetude statistique reacutealiseacutee sur vingt-huit varieacuteteacutes dont rend compte le Larousse agricole de 1921 a eacutetablique la masse volumique du bleacute nu variait entre 74 kghl et 82 kghl et que la moyenne srsquoeacutetablissait agrave78 kghl (Chancrin Dumont 1921 t 1 p 190-191)

49 Comet 1992 p 22250 Pline N h XVIII 6651 Amouretti 1979 p 58 Aujourdrsquohui le mot italien farro deacutesigne toujours les bleacutes vecirctus52 Pline N h XVIII 6153 laquo Nunc ex his generibus quae Romam inuehuntur leuissimum est Gallicum atque Chersoneso aduectum quippe

non excedunt modii uicenas libras si quis granum ipsum ponderet raquo (Pline N h XVIII 66)54 Pour ces calculs la livre a eacuteteacute arrondie agrave 0327 kg et le modius italicus agrave 875 litres

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 176

de deacutemontrer la supeacuterioriteacute des espegraveces italiennes qursquoil a jugeacutees preacuteceacutedemmentincomparables 55 Plusieurs auteurs ont suggeacutereacute que le bleacute africain serait plutocirct du bleacute durdonc une espegravece agrave grain nu qui supporte particuliegraverement bien les sols et les conditionsclimatiques de cette reacutegion 56 Sa densiteacute tregraves eacuteleveacutee pourrait srsquoexpliquer de la sorte drsquoautantplus que Pline indique ailleurs que le triticum est plus lourd que le far 57 Ces deux valeursextrecircmes eacutetant eacutecarteacutees rien ne permet de consideacuterer que les autres masses volumiques sontfautives ou sureacutevalueacutees On peut drsquoailleurs observer que pour deux autres productions lespoids maximaux donneacutes par Pline sont comparables aux donneacutees modernes 58 Ainsi la massevolumique de lrsquoorge est leacutegegraverement infeacuterieure agrave la moyenne publieacutee dans le Larousse agricole de1921 mais celle de la feacuteverole (Vicia faba) est presque identique 59

Orge FeacuteverolePline 56 kghl 82 kghlLarousse 1921 61 kghl 80 kghl

Tableau 4 Masse volumique de lrsquoorge et de la feacuteverole

Rien ne permet donc de supposer que la densiteacute des grains eacutetudieacutes ait progressivement etcontinuellement augmenteacute depuis lrsquoAntiquiteacute Cette ameacutelioration semble ecirctre un pheacutenomegravenereacutecent qui concerne essentiellement les espegraveces de bleacutes nus car ils ont principalement profiteacutedes techniques de seacutelection geacuteneacutetique deacuteveloppeacutees depuis le XVIIIe s Pour lrsquoanalysequantitative deacuteveloppeacutee dans ce chapitre il nrsquoest donc pas aberrant drsquoutiliser les donneacuteesfournies par Pline car elles semblent ecirctre compatibles avec ce que lrsquoon sait de lrsquoeacutevolution descaracteacuteristiques physiques des grains sur le long terme agrave condition de se rappeler qursquoil srsquoagit demoyennes Reste la question des bleacutes nus pour laquelle les sources antiques nrsquoapportent pas dereacuteponse sucircre Agrave titre drsquohypothegravese il est proposeacute drsquoadopter la densiteacute de ces grains au XVIIe sen sachant que cette valeur est peut-ecirctre un peu eacuteleveacutee quand on la rapporte aux conditions deculture de lrsquoAntiquiteacute Les masses volumiques finalement retenues pour les estimationsproposeacutees dans ce chapitre sont donc les suivantes

Bleacutes vecirctus Bleacutes vecirctus mondeacutes Bleacutes nus Orge vecirctueMasse volumique

(kghl) 45 75 75 56

Tableau 5 Masse volumique des ceacutereacuteales eacutetudieacutees

Ces donneacutees permettent de deacuteterminer lrsquoapport eacutenergeacutetique des ceacutereacuteales consommeacutees par lafamille type en fonction des espegraveces Lrsquoeacutepeautre et lrsquoengrain fournissent plus de caloriesalimentaires que les bleacutes nus mais sont en revanche plus difficilement panifiables car leurconcentration en gluten est plus faible Pour toutes les ceacutereacuteales vecirctues le rendementeacutenergeacutetique doit ecirctre calculeacute agrave partir du poids du grain mondeacute car la valeur alimentaire de laballe est quasiment nulle pour lrsquohomme Ces valeurs ont eacuteteacute arrondies agrave lrsquoentier le plus prochepour ne pas donner agrave ces nombres lrsquoapparence drsquoune preacutecision qursquoils nrsquoont pas

55 laquo Italico nullum equidem comparauerim candore ac pondere quo maxime decernitur raquo (Pline N h XVIII63)

56 Comet 1992 p 226-22857 laquo Ponderosius far magisque etiamnum triticum raquo (Pline N h XVIII 62)58 laquo Leuissimum ex his hordeum raro excedit XV libras et faba XXII raquo (Pline N h XVIII 62)59 Chancrin Dumont 1921 t 2 p 284 et t 1 p 655

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 177

Valeur caloriquepour 1 kg

Poids de ceacutereacuteale pour lafamille type pendant un an

Volume de ceacutereacuteale pour lafamille type pendant un an

Bleacute vecirctu 2 625 kcal asymp 2 225 kg asymp 49 hlBleacute vecirctu mondeacute 3 750 kcal asymp 1 557 kg asymp 21 hlBleacute nu 3 420 kcal asymp 1 708 kg asymp 23 hlOrge vecirctu 2 826 kcal asymp 2 067 kg asymp 37 hlOrge vecirctu mondeacute 3 108 kcal asymp 1 879 kg asymp 25 hl

Tableau 6 Apport calorique des ceacutereacuteales Poids et volume neacutecessaires pour une ration annuelletheacuteorique de 5 840 000 kcal

Une fois ces valeurs deacutetermineacutees il faut maintenant essayer drsquoeacutetablir la surface neacutecessairepour produire par espegraveces le volume de ceacutereacuteales correspondant agrave la ration annuelle de lafamille type En conseacutequence il convient de connaicirctre au preacutealable le volume de semencesutiliseacute puis le rendement de chaque ceacutereacuteale crsquoest-agrave-dire le rapport entre la quantiteacute semeacutee et ceque lrsquoon peut espeacuterer reacutecolter

Les semences et le semisPar souci de simplification il est possible de distinguer deux proceacutedeacutes de semis tregraves speacutecifiquesdans leur reacutealisation leurs coucircts en travail et leurs reacutesultats Le premier peut-ecirctre le plusancien consiste agrave enfouir les graines dans de petits trous reacutealiseacutes selon une reacutepartition spatialeplus ou moins deacutefinie On parle alors drsquoun semis en poquets La seconde technique est encorerepreacutesenteacutee ndash pour combien de temps ndash sur la face nationale des dizaines de centimes drsquoeurosfranccedilais Les graines sont lanceacutees agrave la voleacutee par un semeur ndash une semeuse quand il srsquoagit de laReacutepublique ndash qui arpente drsquoun pas reacutegulier la totaliteacute de la parcelle Leur dispersion agrave lasurface du champ tout en eacutetant homogegravene nrsquoen est pas moins aleacuteatoire Il faut ensuiterecouvrir de terre les semences ce qui neacutecessite un hersage ou un labourage qui doit rester leacutegerafin de ne pas compromettre la germination et la pousse des graines

Le semis en poquets neacutecessite beaucoup plus de travail Une eacutequipe de quatre personnesnrsquoensemence pas plus de 02 ha par jour alors que dans le mecircme temps un semeur agrave la voleacuteepeut couvrir 4 ha 60 Mais le semis en poquets eacuteconomise une grande quantiteacute de semence etpermet une meilleure circulation entre les tiges agrave lrsquointeacuterieur du champ ce qui facilitegrandement le sarclage Cette opeacuteration est indispensable pour empecirccher la prolifeacuteration desmauvaises herbes et notamment des chardons Les auteurs antiques insistent sur sonimportance et Pline preacutecise qursquoelle doit ecirctre reacutealiseacutee agrave partir du mois de feacutevrier ou pluspreacuteciseacutement degraves que la tige de bleacute porte quatre brins 61 Dans le paneacutegyrique qursquoil prononce enlrsquohonneur de Constantin en 321 le rheacuteteur bordelais Nazarius eacutevoque de maniegravere tregravessuggestive le caractegravere fastidieux de cette tacircche

La feacuteliciteacute dont on jouit srsquoaccroicirct agrave la veacuteriteacute du souvenir des maux que lrsquoon a eacutecarteacutes mais dans leschamps couverts de moissons bien qursquoil faille arracher avec soin une multitude drsquoherbes qui avaientenvahi la terre pourtant la peine qursquoa exigeacutee le nettoyage du sol eacutechappe agrave ceux qui contemplent les bleacutesdeacutejagrave hauts ainsi il suffit agrave lrsquoeacuteloge de Constantin que nous consideacuterions les biens qursquoil fait eacuteclore sanssonger aux maux qursquoil a extirpeacutes 62

60 Sigaut 1992 p 40261 laquo Tum et segetes conuenit purgare sarire hibernas fruges maximeque far Lex certa in eo cum quattuor fibrarum

esse coeperit [hellip] raquo (Pline N h XVIII 241)62 laquo Incrementum quidem adeptae felicitatis est malorum commemorata depulsio uerum ut in segetibus etiamsi

multa quae humum obsederant industria reuellenda sunt laborem tamen purgati soli nesciunt qui fructus editosintuentur sic Constantini laudibus satis est dum efflorescentia bona cernimus ne mala excisa reputemus raquo(Paneacutegyriques latins X 8 5)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 178

Cette meacutetaphore ne permet pas de deacuteterminer le mode de semis mais il est certain que lesemis agrave la voleacutee rend le sarclage encore plus long et deacutelicat 63 Par ailleurs il est plusdispendieux en grains que le semis en poquets

Pour une fois les informations des Agronomes latins sur le volume de semis qursquoil faututiliser pour chaque espegravece sont relativement preacutecises et coheacuterentes Mecircme srsquoils ne preacutecisentpas srsquoil srsquoagit de semis en poquets ou agrave la voleacutee une comparaison des quantiteacutes utiliseacutees aveccelles mentionneacutees dans des sources plus reacutecentes laisse agrave penser qursquoil est reacutealiseacute selon cetteseconde meacutethode Une observation de Columelle pourrait le confirmer Il indique en effetque la semence ne pourrit pas plus dans un grenier que dans une terre segraveche et bien herseacutee cequi reacutevegravele lrsquoutilisation de cet outil pour enfouir les graines semeacutees agrave la voleacutee 64 Elle estexpresseacutement confirmeacutee par Pline 65

Agrave propos des bleacutes nus Varron indique qursquoil faut semer cinq modii dans un jugegravere 66 Dansson reacutequisitoire contre Verregraves Ciceacuteron preacutecise que les habitants du territoire de Leontium enSicile utilisent un volume de six modii de semences par jugegravere 67 Columelle 68 et surtoutPline 69 donnent des gammes de valeurs plus eacutetendues La documentation papyrologique reacutevegraveleque dans les riches terres agrave bleacute de lrsquoEacutegypte le volume semeacute correspond agrave ces moyennes car il estgeacuteneacuteralement drsquoune artabe par aroure ce qui repreacutesente environ 15 hl par hectare 70 Lesdonneacutees preacutecises manquent pour le haut Moyen Acircge mais on sait que dans lrsquoAngleterre duXIIIe s ce volume eacutetait de 18 hlha et de 14 hlha dans lrsquoArtois du XIVe s 71 Plus pregraves denotre eacutepoque les informations preacutecises collecteacutees de 1650 agrave 1760 sur un grand domaineexploiteacute dans une riche plaine de la Sicile montrent que la densiteacute de semis pouvait ecirctrenettement supeacuterieure de 2 hlha agrave 24 hlha 72 Enfin le Larousse agricole de 1921 donne desvolumes de semis agrave la voleacutee agrave peu pregraves eacutequivalents 18 hlha agrave 28 hlha 73 En premiegravereanalyse on peut deacuteduire de ces chiffres que depuis lrsquoAntiquiteacute les quantiteacutes semeacutees ont eutendance agrave croicirctre dans une proportion drsquoenviron une fois et demi cette augmentation eacutetantplus sensible dans la peacuteriode moderne Cette eacutevolution pourrait ecirctre la manifestation drsquouneforme drsquointensification des pratiques agricoles qui se caracteacuteriserait par la volonteacute drsquoeacuteconomiserplus la main-drsquoœuvre et moins la semence 74 On peut donc adopter pour les calculs de cechapitre le volume de 15 hlha de semences de bleacute nu qui correspond agrave la moyenne desvaleurs rapporteacutees par les trois sources antiques

63 Il faut environ vingt personnes pendant une journeacutee pour sarcler un hectare semeacute agrave la voleacutee (Comet 1992p 168)

64 laquo Nam quod sicco solo ingestum et inoccatum est proinde ac si repositum in horreo non corrumpitur [hellip] raquo(Columelle De re rust II 8 4)

65 laquo Semen protinus iniciunt cratesque dentatas supertrahunt raquo (Pline N h XVIII 173)66 laquo Seruntur fabae modii IIII in iugero tritici V hordei VI farris X sed non nullis locis paulo amplius aut minus raquo

(Varron Res rust I 44 1)67 Ciceacuteron Seconde action contre Verregraves III 47 11268 laquo Iugerum agri pinguis plerumque modios tritici quattuor mediocris quinque postulat adorei modios nouem si

est laetum solum si mediocre decem desiderat raquo (Columelle De re rust II 9 1)69 laquo Serere in iugera temperato solo iustum est tritici aut siliginis modios V farris aut seminis quod frumenti genus

ita appellamus X [hellip] raquo laquo Est et alia distinctio in denso aut cretoso aut uliginoso tritici aut siliginis modiosVI in soluta terra et sicca et laeta IIII raquo (Pline N h XVIII 198 et 199)

70 Carrieacute 1997 p 13071 Comet 1992 p 14972 Aymard 1973 p 48873 Chancrin Dumont 1921 t 2 p 55874 Sigaut 1992 p 402

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 179

Varron Pline Columelle Eacutegypte AngleterreXIIIe s

ArtoisXIVe s

Sicile1650-1760

Larousse agricole1921

Volume semeacute(hlha) 17 13 agrave 2 13 agrave 17 15 18 14 2 agrave 24 18 agrave 28

Tableau 7 Volume en hectolitre de la semence de bleacute nu par hectare

Cette comparaison sur la longue dureacutee de lrsquoeacutevolution de la quantiteacute de semis ne peut ecirctreentreprise pour les bleacutes vecirctus car on ne dispose pas pour la mecircme peacuteriode de donneacutees aussifiables Il faut donc se reacutesoudre agrave confronter les volumes mentionneacutes dans les sources antiquesavec ceux qui sont utiliseacutes aujourdrsquohui pour les ceacutereacuteales vecirctues en sachant toutefois que cescultures sont reacutealiseacutees sur des sols relativement pauvres et ne cherchent pas agrave obtenir desrendements les plus eacuteleveacutes possibles mais des grains de tregraves bonne qualiteacute destineacutes notammentagrave la boulangerie Varron et Pline indiquent tous les deux que le volume de semence est de dixmodii par jugegravere pour les ceacutereacuteales vecirctues Columelle preacutecise quant agrave lui qursquoil faut neuf modiidans les bonnes terres et dix dans les moins riches ce qui repreacutesente de 31 hlha agrave 34 hlhaCes quantiteacutes repreacutesentent donc un peu moins du double de celles consacreacutees agrave la culture desbleacutes nus La diffeacuterence srsquoexplique par le plus grand volume pris par les ceacutereacuteales vecirctues quidoivent ecirctre semeacutees avec leur balle et la capaciteacute des eacutepis de froment agrave porter plus de grainsPour obtenir une reacutecolte eacutequivalente il faut donc semer les ceacutereacuteales vecirctues plus dru

Actuellement en Famenne et dans le Condroz ougrave il est encore cultiveacute sur de grandessuperficies lrsquoeacutepeautre est semeacute agrave la voleacutee avec des volumes drsquoenviron 5 hlha Au Quebec lesvolumes de semis utiliseacutees dans le cadre drsquoune culture biologique sont exactement lesmecircmes 75 Pour lrsquoengrain et lrsquoamidonnier les valeurs disponibles sont moindres mais tregravesvariables drsquoune reacutegion agrave lrsquoautre et donc difficilement exploitables En ne retenant que le chiffrede 5 hlha on observe que depuis lrsquoAntiquiteacute les volumes semeacutes auraient eacuteteacute multiplieacutes par unpeu plus de un et demi ce qui correspond agrave lrsquoaugmentation deacutecrite preacuteceacutedemment pour les bleacutesnus On peut donc raisonnablement penser que le chiffre de 34 hlha rapporteacute par Varron etPline a de bonnes chances de srsquoapprocher de la moyenne de leur eacutepoque Reste maintenant agravedeacuteterminer le rapport de la culture de ces diffeacuterentes ceacutereacuteales

Les rendementsIl a eacuteteacute montreacute plus haut combien cette question eacutetait deacutelicate et pourquoi il fallait utiliser lesindications transmises par les sources anciennes avec circonspection La meacutethode reacutegressiveutiliseacutee jusqursquoagrave preacutesent pour restituer les masses volumiques des ceacutereacuteales puis la densiteacute dessemis est plus difficile agrave mettre en œuvre quand il srsquoagit des rendements car leurs variationsdans le temps et lrsquoespace ne sont pas toujours aiseacutees agrave comprendre et agrave interpreacuteter Pour lespeacuteriodes reacutecentes et en ce qui concerne les ceacutereacuteales nues les quantiteacutes reacutecolteacutees par hectareconnaissent depuis le milieu du XIXe s une croissance acceacuteleacutereacutee De 1851 agrave 1900 lesrendements moyens ont augmenteacute drsquoenviron 25 il ont doubleacute de 1900 agrave 1950 il nrsquoa falluqursquoun quart de siegravecle pour qursquoils doublent agrave nouveau et depuis une vingtaine drsquoanneacutees ilscroissent de plus de 13 hlha par an 76

1851-1860 1861-1870 1886-1890 1896-1900 asymp 1921Rendement(hlha) 135 143 1565 1685 176

75 M Giguegravere Une culture pleine de potentiel Le Bulletin des agriculteurs [Queacutebec] 2004 septembre p 53-54

76 Doussinault 1995 p 6

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 180

Tableau 8 Lrsquoeacutevolution des rendements moyens du bleacute nu selon le Larousse agricole 77

Pour autant il serait fallacieux de consideacuterer cette croissance comme un processus continudes premiers temps de lrsquoagriculture jusqursquoagrave nos jours Crsquoest au nom de ce principe teacuteleacuteologiqueque G-M Butel-Dumont les Physiocrates A Dureau de La Malle et drsquoautres apregraves euxavaient conclu agrave lrsquoinfeacuterioriteacute et lrsquoarchaiumlsme structurels de lrsquoagriculture romaine 78 Sansreprendre en totaliteacute lrsquoargumentaire deacuteveloppeacute plus haut il faut rappeler agrave nouveau que lesrendements des ceacutereacuteales ne peuvent ecirctre compareacutes indeacutependamment des systegravemes agricoles quiles ont produites Lrsquoeacutevolution des agricultures des grandes plaines ceacutereacutealiegraveres de lrsquoEurope dunord-ouest se caracteacuterise au moins depuis la fin du XVIIIe s par la recherche effreacuteneacutee desmeilleurs rendements agrave lrsquohectare Mais comme on lrsquoa vu des agriculteurs tout aussicompeacutetents ont fait ailleurs des choix diffeacuterents Depuis 1982 les rendements agrave lrsquohectare de laceacutereacutealiculture des Eacutetats-Unis sont stables alors que dans le mecircme temps ceux obtenus parleurs collegravegues franccedilais ont augmenteacute de plus de 40 pourtant personne nrsquoen deacuteduirait queles fermiers ameacutericains pratiquent une agriculture deacutesuegravete et techniquement deacutepasseacutee Lesrendements eacuteleveacutes ne sont pas les attributs des systegravemes agraires les plus perfectionneacutes Acontrario pourquoi ceux de lrsquoeacutepoque antique seraient-ils tous neacutecessairement plus bas etconsideacuterablement infeacuterieurs aux rapports obtenus agrave lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale et a fortiori pendantla peacuteriode moderne

Quand on dispose dans la longue dureacutee de donneacutees preacutecises et coheacuterentes pour descultures reacutealiseacutees sur des sols riches on srsquoaperccediloit que les rendements antiques peuvent ecirctre tregravesproches de ceux de lrsquoeacutepoque moderne Ainsi les rapports calculeacutes par Ciceacuteron pour leterritoire de Leontium sont agrave peu pregraves eacutequivalents agrave ceux obtenus par les jeacutesuites entre 1650 et1760 dans leurs riches fermes de lrsquoouest de la Sicile Ciceacuteron estimait que les reacutecoltesrapportaient huit grains pour un planteacute et mecircme dix grains les bonnes anneacutees 79 Les semiseacutetant de six modii par jugegravere ces rapports repreacutesentent entre 166 hlha et 208 hlhaLrsquoorateur veut prouver que les sommes extorqueacutees par Verregraves aux habitants du territoire deLeontium sont excessives compareacutees agrave ce qursquoils produisent La logique de son argumentation lrsquoadonc inciteacute agrave choisir des valeurs qui tout en eacutetant relativement faibles soient acceptables par unauditoire qui connaicirct la qualiteacute agricole des riches terres agrave bleacute des plaines cocirctiegraveres de la Sicile Agravetout le moins on ne peut lui reprocher de majorer ses estimations

Pour la peacuteriode moderne sur des sols eacutequivalents de lrsquoouest de lrsquoicircle les donneacutees collecteacuteespar M Aymard montrent que les jeacutesuites obtenaient sur leurs domaines des rendementsmoyens compris entre sept pour un et dix pour un avec toutefois de temps en temps desreacutecoltes tregraves basses qui ne rapportaient pas plus de quatre ou trois grains pour un semeacute 80 Levolume de semis utiliseacute variant de 2 hlha agrave 24 hlha ces rapports repreacutesentent desrendements compris entre 14 hlha et 24 hlha Les valeurs les plus hautes sont doncsupeacuterieures de 15 agrave celles calculeacutees par Ciceacuteron mais les rendements moyens sontpratiquement eacutequivalents

Le teacutemoignage de Ciceacuteron est drsquoautant plus preacutecieux qursquoil livre des informations preacutecisesdestineacutees agrave nourrir un argumentaire technique Il se distingue en cela de la moyenne tregravesgeacuteneacuterale indiqueacutee par Columelle pour lrsquoensemble des ceacutereacuteales (frumenta) et la totaliteacute delrsquoItalie ou des valeurs miraculeuses reprises par Varron et Pline En revanche il peut ecirctre77 Chancrin Dumont 1921 t 1 p 19078 Cf supra chap I p 2579 laquo In iugero Leontini agri medimnum fere tritici seritur perpetua atque aequabili satione ager efficit cum octauo

bene ut agatur uerum ut omnes di adiuuent cum decumo raquo (Ciceacuteron Seconde action contre Verregraves III 47112)

80 Aymard 1973 p 475-488

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 181

rapprocheacute de la documentation papyrologique qui permet parfois agrave condition drsquoecirctrecorrectement interpreacuteteacutee drsquoappreacutehender la reacutealiteacute des conditions drsquoexploitation Ainsi sur lesterres eacutegyptiennes les plus favorables agrave la ceacutereacutealiculture lrsquoanalyse de nombreuses sources aeacutetabli que le rendement moyen eacutetait de onze pour un soit environ 17 hl de grains reacutecolteacutes parhectare pour 15 hl de grains semeacutes 81 Dans lrsquoEacutegypte des anneacutees 1930 pour des terreseacutequivalentes ce rendement srsquoeacutetablissait agrave environ treize fois la semence Bien sucircr il srsquoagit pources deux exemples de cultures deacuteveloppeacutees sur des terroirs particuliegraverement fertiles Il seraitabsurde de penser que ces rendements pourraient ecirctre atteints sous les cieux moins cleacutementsdes provinces du nord de lrsquoEmpire ou sur les sols pauvres des reacutegions montagneusesNeacuteanmoins ces deux exemples montrent que lrsquoagriculture antique pouvait obtenir lorsque lescirconstances eacutetaient favorables des rendements ceacutereacutealiers eacuteleveacutes Les systegravemes agricoles mis enœuvre pour produire ces quantiteacutes eacutetaient sans doute limiteacutes dans leur rentabiliteacute et leurdeacuteveloppement mais en aucune faccedilon dans les proportions dramatiques qui ont eacuteteacute deacutecritespar le passeacute et encore reacutecemment 82

Pour des raisons tregraves proches de celles qui viennent drsquoecirctre exposeacutees il est tout aussi speacutecieuxde consideacuterer que les meilleurs rendements nrsquoeacutetaient obtenus que sur les exploitations agricolesles plus importantes Crsquoest ce type de raisonnement qui a pousseacute L Joulin agrave consideacuterer que lavilla de Chiragan eacutetait agrave la tecircte drsquoun domaine sur lequel la culture du bleacute atteignait desrendements de 125 hlha 83 ou qui a conduit R Agache agrave conclure que les villaelig picardes sesituaient sur les sols les plus riches et pratiquaient neacutecessairement une agriculture meacutecaniseacutee agravehauts rendements 84 Lrsquohistoire de lrsquoagriculture fournit de nombreux contre-exemples quiinfirment cette maniegravere de penser Pour rester dans le domaine franccedilais on peut citerlrsquoexemple des petites exploitations de lrsquoArtois Du XIVe s au deacutebut du XIXe s les terres de cestoutes petites fermes eacutetaient cultiveacutees agrave bras mais leurs exploitants reacutecoltaient vingt grains debleacute pour un semeacute soit un rendement drsquoenviron 20 hlha avec 1 hlha de semences 85

Dans le nord de la Gaule lrsquoeacutetude des graines deacutecouvertes sur les sites de production et deconsommation livre des informations qui tout en eacutetant encore partielles laissent entrevoirtoute la complexiteacute des systegravemes agraires antiques Dans la reacutegion autour drsquoAmiens les ceacutereacutealesvecirctues sont cultiveacutees de faccedilon importante et plus encore entre le IIe et le IVe s eacutepoque aucours de laquelle elles deviennent majoritaires 86 On retrouve ces ceacutereacuteales sur les exploitationsagricoles mais aussi dans les greniers du chef-lieu de citeacute 87 Les ceacutereacuteales vecirctues sont plutocirct desplantes rustiques qui se satisfont de sols pauvres et peu profonds et drsquoamendementsrelativement faibles Dans des conditions de cultures similaires ils offrent des rendementsinfeacuterieurs de moitieacute et parfois davantage agrave ceux des bleacutes nus 88 La balle tient fermement auxgrains et exige aujourdrsquohui trois opeacuterations pour ecirctre enleveacutee Neacuteanmoins leur teneur enproteacuteines est eacuteleveacutee et surtout elles viennent sur des sols et dans des reacutegions pour lesquels la

81 Carrieacute 1997 p 13082 laquo De lrsquoanalyse qui preacutecegravede on peut conclure que les systegravemes agrave jachegravere et culture atteleacutee leacutegegravere qui ont

succeacutedeacute aux systegravemes de culture sur abattis-brucirclis [hellip] nrsquoeacutetaient guegravere plus productifs que ces derniers [hellip]Cette crise nrsquoa cesseacute de se manifester tout au long de lrsquoAntiquiteacute par un manque chronique de terres et devivres et par la difficulteacute constante de deacutegager le surplus neacutecessaire pour nourrir la population non agricoleet pour approvisionner les citeacutes naissantes raquo (Mazoyer Roudart 1997 p 245-246) Une positionabsolument inverse a eacuteteacute deacutefendue par P Garnsey et R Saller agrave partir drsquoun commentaire plus circonstancieacutedu teacutemoignage de Ciceacuteron (1994 p 141-145)

83 Cf supra chap III p 14484 Cf supra chap III p 14485 Derville 1987 p 1422-142686 Matterne 2003 p 26387 Matterne 2001 p 11088 Stallknecht Gilbertson Ranney 1996

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 182

culture des ceacutereacuteales nues demanderait des investissements dispendieux et peu rentables 89 Crsquoestpourquoi elles sont encore cultiveacutees en Famenne dans le Condroz et en Suisse pourlrsquoeacutepeautre en haute Provence et dans certaines reacutegions montagneuses de lrsquoItalie pourlrsquoengrain 90 dans les Asturies pour lrsquoamidonnier 91 Autour drsquoAmiens contrairement agrave ce quepensait R Agache on peut supposer que sur les terres des villaelig gallo-romaines deacutecrites par luiles ceacutereacuteales vecirctues eacutetaient cultiveacutees de faccedilon extensive car de toute faccedilon les volumesdrsquoamendements disponibles agrave lrsquoeacutepoque nrsquoauraient pas permis drsquoobtenir des rendements eacuteleveacutessur les sols pauvres et crayeux de cette partie de la Picardie

Agrave lrsquoinverse mecircme si cette premiegravere impression reste agrave confirmer il semble bien que laculture des ceacutereacuteales nues qui caracteacuterise agrave la mecircme eacutepoque la production des riches terreslimoneuses et profondes de la Plaine de France soit plutocirct lrsquoapanage de petites exploitationsEn effet dans cette reacutegion situeacutee au nord-est de Paris la densiteacute des villaelig de tailles comparablesagrave celles deacutecouvertes par R Agache dans le Santerre est relativement faible 92 et on peut alorssupposer qursquoune part importante de la production ceacutereacutealiegravere est assureacutee par des petites fermessur lesquelles ont eacuteteacute retrouveacutees presque exclusivement des ceacutereacuteales nues 93

Les forts rendements de bleacute ne doivent donc pas ecirctre systeacutematiquement associeacutes auxexploitations les plus importantes aucun blocage technique nrsquointerdisait agrave lrsquoagricultureromaine drsquoecirctre tregraves productive quand les conditions de culture le permettaient et il serait abusifde consideacuterer lrsquoeacutevolution de la productiviteacute agricole comme un mouvement progressif etininterrompu jusqursquoagrave nos jours Voilagrave les quelques a priori qursquoil eacutetait neacutecessaire de reacutecuseravant de deacutefinir la valeur du rendement moyen du bleacute qui sera utiliseacutee pour le preacutesent essai dequantification Cet exercice critique ne permet pas de la deacuteterminer avec plus drsquoexactitudemais de mieux comprendre sa signification et finalement les limites dans lesquelles elle peutecirctre exploiteacutee Lrsquoobjectif eacutetant de deacutefinir la surface qursquoil est neacutecessaire drsquoemblaver pour apporteragrave la famille type sa ration calorique annuelle on peut prendre le parti de choisir un rapport dubleacute relativement bas en sachant qursquoil eacutetait sans nul doute possible de produire plus mais aussiparfois moins lors des tregraves mauvaises anneacutees

Afin de prendre en consideacuteration la diffeacuterence de rendement entre les bleacutes vecirctus et nus ilest proposeacute de retenir un rapport de quatre pour un pour les premiers et un rapport de cinqpour un pour les seconds Cette hypothegravese de travail nrsquoest pas trop eacuteloigneacutee de celle formuleacuteepar G Comet pour la peacuteriode carolingienne et leacutegegraverement infeacuterieure agrave la valeur moyenneproposeacutee par O de Serres Elle est finalement compatible avec lrsquoeacutevaluation donneacutee parColumelle qui concerne toutes les ceacutereacuteales et qui correspond vraisemblablement agrave un faibleniveau de rentabiliteacute Enfin elle est tregraves proche du rendement calculeacute agrave partir de comparaisonsethnographiques par M Mazoyer et L Roudart alors que ces auteurs soulignent la naturearchaiumlque de lrsquoagriculture romaine 94 On pourra donc difficilement consideacuterer cette eacutevaluationcomme surestimeacutee Au contraire tout porte agrave croire que pour une grande part des petitesexploitations eacutetudieacutees dans ce chapitre le rendement du bleacute srsquoeacutetablissait agrave des niveaux pluseacuteleveacutes

En choisissant un ratio de cinq pour un et avec un semis de 15 hlha on obtient unrendement moyen de 75 hlha soit 6 hlha en retranchant le volume de semences Pour

89 Veen Palmer 1997 p 17790 Troccoli Codianni 200591 Oliveira 200192 Ouzoulias Petit Van Ossel 2002 p 29-3093 Matterne 2003 p 26394 Mazoyer Roudart 1997 p 243

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 183

produire les 23 hl de bleacute nu dont la famille type a besoin il faut donc emblaver un peu moinsde 4 ha

Pour les bleacutes vecirctus avec un rapport de quatre pour un et un semis de 34 hlha la reacutecolteest de 136 hlha de grains non mondeacutes et de 102 hlha en retranchant la semence Il est doncneacutecessaire drsquoemblaver un peu moins de 5 ha pour reacutecolter les 49 hl de bleacute qui constituent laration annuelle de la famille type

Rapport Semis Rendementbrut

Rendementmoins lasemence

Volumede la rationannuelle

Volumetotal

produit

Poidstotal

produit

Surfaceemblaveacutee

Bleacutes nus 5 pour 1 15 hlha 75 hlha 6 hlha 23 hl 287 hl 2 156 kg asymp 4 ha

Bleacutes vecirctus 4 pour 1 34 hlha 136 hlha 102 hlha 49 hl 653 hl 2 940 kg asymp 5 ha

Tableau 9 Reacutecapitulatif des donneacutees utiliseacutees pour lrsquoestimation de la surface emblaveacutee

Dans un monde ideacuteal ougrave la terre porterait chaque anneacutee sans ajout drsquoengrais des reacutecoltesabondantes dans lequel les bacirctiments les outils et les becirctes de somme nrsquoauraient pas besoindrsquoecirctre ni entretenus ni remplaceacutes et ougrave les paysans ne paieraient aucun impocirct ou loyer lafamille type pourrait assurer son existence en cultivant quatre ou cinq hectares de bleacuteMalheureusement pour elle lrsquoacircpre reacutealiteacute de lrsquoexistence la condamne agrave pourvoir agrave toutes cesneacutecessiteacutes et oblige donc agrave srsquoy inteacuteresser pour tenter de donner un peu de creacutedit agrave ce travail dequantification Il convient tout drsquoabord de se demander dans quelles conditions il est possiblede cultiver de faccedilon peacuterenne des ceacutereacuteales sur une mecircme parcelle

Les amendementsPour reacutepondre briegravevement agrave cette question on peut consideacuterer en simplifiant agrave lrsquoextrecircme qursquoilsuffit de respecter une contrainte physique toute simple Les plantes puisent dans le sol lescomposants organiques et mineacuteraux dont elles ont besoin pour leur croissance Apregraves unepremiegravere reacutecolte si lrsquoon veut qursquoelles poussent dans les mecircmes conditions il faut restituer ausol une quantiteacute de nutriments au moins eacutequivalente agrave celle qursquoelles ont consommeacutee Sans cetapport les ressources de la terre vont deacutecroicirctre jusqursquoagrave un seuil en dessous duquel toute culturedeviendra impossible Bien entendu le sol a besoin drsquoeau et de faccedilons culturales qui favorisentle deacuteveloppement de la plante Mais ces opeacuterations sont drsquoune faible utiliteacute si son potentiel nrsquoapas eacuteteacute au moins en partie reconstitueacute

Agrave lrsquoopposeacute de ce que les Physiocrates J Tull 95 A Dureau de La Malle ou drsquoautres auteursapregraves eux ont eacutecrit les sources antiques apportent le teacutemoignage drsquoune appreacutehensionempirique de ce processus par les Anciens Ainsi Columelle ouvre le livre II du De re rusticapar une reacutefutation des ideacutees de plusieurs auteurs dont Tremellius qui soutiennent que la terrefatigueacutee drsquoavoir tant donneacute est arriveacutee agrave lrsquoacircge de la vieillesse Il deacutenonce cette theacuteorie enarguant que contrairement agrave lrsquohomme qui ne peut rajeunir le sol peut produire de nouveauquand il est quelque temps laisseacute sans culture Il explique ensuite qursquoune terre retourneacutee agrave lafriche et cultiveacutee de nouveau donne des reacutecoltes plus abondantes non gracircce au repos qursquoelle apris mais parce qursquoelle a eacuteteacute enrichie pendant plusieurs anneacutees par les feuilles et les herbesqursquoelle a reccedilues Degraves qursquoil a eacutepuiseacute cette nourriture le sol se met de nouveau agrave laquo maigrir raquo Ilconclut donc que les terres ne srsquoappauvrissent pas sous lrsquoeffet de la fatigue mais par manquedrsquoentretien Pour maintenir leur feacuteconditeacute il faut leur apporter freacutequemment des engrais et

95 Cf supra chap I p 25

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 184

dans des proportions adapteacutees 96 car ils sont pour le sol une laquo sorte de nourriture quilrsquoengraisse raquo 97

Varron plus pratique preacutecise qursquoil faut meacutenager la terre en espaccedilant les ensemencementsou en diminuant leur volume pour qursquoils laquo sucent raquo moins la terre 98 Lrsquoutilisation du verbesugere prouve que lui aussi a compris que les plantes ont besoin drsquoecirctre alimenteacutees Dans unchapitre preacuteceacutedent il a montreacute que tous les sols nrsquoavaient pas les mecircmes aptitudes agrave laquo nourrir raquoles plantes et que certaines terres grasses pouvaient produire chaque anneacutee 99 Il deacutesigne ce solpar le terme restibilis et le distingue du ueruactum qui doit laquo se reposer raquo de temps entemps 100

Les connaissances de lrsquoeacutepoque nrsquooffraient pas agrave Varron les moyens de comprendre la naturedu pheacutenomegravene qui permet agrave certains sols de reconstituer leur valeur agricole On saitaujourdrsquohui que lrsquoalteacuteration du substrat geacuteologique la fixation de lrsquoazote de lrsquoair par des micro-organismes ou des veacutegeacutetaux enrichissent les sols en mineacuteraux Lorsque les conditionsclimatiques et la composition des sols sont favorables cet apport en nutriments peutcompenser les pertes inheacuterentes agrave la culture et assurer ainsi un niveau de fertiliteacute suffisant Cepheacutenomegravene naturel de renouvellement des sols est complexe et deacutetermine en lrsquoabsencedrsquoamendement des degreacutes de productiviteacute de la terre tregraves variables Par exemple agrave Rothamsteden Grande-Bretagne de 1852 agrave 1925 des parcelles cultiveacutees sans aucun engrais ont donneacute dixquintaux de bleacute agrave lrsquohectare pendant toute cette peacuteriode soit environ 13 hlha 101

Pour accroicirctre cet apport naturel ou le suppleacuteer quand il est trop faible ou inexistant il fautespacer les reacutecoltes ou rendre aux sols les eacuteleacutements qursquoils ont perdus Durant lrsquoAntiquiteacute cesamendements proviennent essentiellement des deacutejections des animaux Encore une foiscontrairement agrave lrsquoimage imposeacutee par la litteacuterature agronomique et historique depuis leXVIIIe s jusqursquoagrave nos jours les sources font apparaicirctre la recherche et la gestion desamendements comme une des preacuteoccupations majeures de lrsquoagriculture romaine Dans et pregravesdes centres urbains les engrais collecteacutes proviennent des excreacutements des animaux et deshommes de leurs litiegraveres et de toutes les boues de la ville Autant de matiegraveres que le roiGontran fait jeter aux visages des ambassadeurs de Chiledebert lors de plaids tenus agravePoitiers 102 Cette anecdote rappelle de maniegravere cocasse que la ville est aussi une grande eacutetable

Agrave la campagne les champs reccediloivent les excreacutements des animaux qui y paissent ou le fumierqui a eacuteteacute tireacute des eacutetables Dans le premier cas pour que le bilan entre la quantiteacute de veacutegeacutetauxabsorbeacutes et les deacutejections rejeteacutees soit positif pour la parcelle il faut que les animaux se

96 laquo At cum perruptae rastris et aratris radices herbarum ferroque succisa nemora frondibus suis desierunt alerematrem quaeque temporibus autumni frutectis et arboribus delapsa folia superiaciebantur mox conuersauomeribus et inferiori solo quod plerumque est exilius permixta atque absumpta sunt sequitur ut destitutapristinis alimentis macrescat humus Non igitur fatigatione quemadmodum plurimi crediderunt nec senio sednostra scilicet inertia minus benigne nobis arua respondent Licet enim maiorem fructum percipere si frequenti ettempestiua et modica stercoratione terra refoueatur raquo (Columelle De re rust II 1 6-7)

97 laquo Prius tamen quam exilem terram iteremus stercorare conueniet nam eo quasi pabulo gliscit raquo (Columelle Dere rust II 5 1)

98 laquo Agrum alternis annis relinqui oportet aut paulo leuioribus sationibus id est quae minus sugunt terram raquo(Varron Res rust I 44 3)

99 laquo Itaque in tenui ut in Pupinia neque arbores prolixae neque uites feraces neque stramenta uidere crassa possisneque ficum mariscam et arbores plerasque ac prata retorrida muscosa Contra in agro pingui ut in Etruria licetuidere et segetes fructuosas ac restibilis et arbores prolixas et omnia sine musco raquo (Varron Res rust I 9 5-6)

100 laquo Illut quoque multum interest in rudi terra an in ea seras quae quotannis obsita sit quae uocatur restibilis anin ueruacto quae interdum requierit raquo (Varron Res rust I 44 2)

101 Sigaut 1992 p 398102 laquo Tunc rex his verbis succensus iussit super capita euntium proici aequorum stercora putrefactas astulas paelas ac

faenum putridine dissolutum ipsumque foetidum urbis lutum raquo (Greacutegoire de Tours Hist Franc VII 14)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 185

nourrissent sur une autre terre que celle qursquoils doivent fumer 103 Le meilleur rendementsrsquoobtient en envoyant dans la journeacutee le beacutetail dans le saltus et en le parquant la nuit sur laterre agrave enrichir On obtient un reacutesultat eacutequivalent en le nourrissant sur la mecircme parcelle avecdu fourrage reacutecolteacute ailleurs

Lrsquoautre solution consiste agrave extraire le fumier des eacutetables Plus la stabulation est longue plusla quantiteacute de fumier est importante et plus la demande de fourrage sera eacuteleveacutee Il est alorsneacutecessaire drsquoorganiser sa production en entretenant des prairies de fauche Il srsquoagit drsquounsystegraveme agraire complexe qui eacutetait sans nul doute parfaitement maicirctriseacute durant lrsquoAntiquiteacuteromaine Les Agronomes ne le deacutecrivent pas dans sa totaliteacute mais renseignent chacune de seseacutetapes

Varron deacutecrit par exemple les qualiteacutes des diffeacuterentes fumures et conseille de placer le tasde fumier pregraves de la ferme laquo pour qursquoil puisse ecirctre eacutevacueacute avec le minimum de travail raquo 104 Ilpreacuteconise de constituer deux tas diffeacuterents afin drsquoutiliser de preacutefeacuterence le fumier le plus ancienqui est de meilleur rapport 105 Columelle est le plus complet sur la faccedilon dont il faut eacutepandrele fumier dans les champs Il propose ainsi drsquoen disperser vingt-quatre charreteacutees par jugegraverepour les sols de plaine 106 et de le disposer en fumerons 107 de cinq modii tous les huitpieds 108 Cela repreacutesente une quantiteacute de fumier drsquoenviron 468 tonnes par hectare 109 EnFrance au deacutebut du siegravecle dernier on utilisait de 20 t agrave 30 t de fumier agrave lrsquohectare dans laplupart des reacutegions Sur les grosses exploitations de lrsquoIcircle-de-France et de la Beauce on enreacutepandait 50 tha et jusqursquoagrave 100 tha sur les meilleurs terres du Nord 110

Columelle preacutesente donc les caracteacuteristiques techniques drsquoune ceacutereacutealiculture intensive quiobtient sans nul doute des rendements bien plus eacuteleveacutes que le rapport de quatre pour un qursquoilmentionne pour lrsquoItalie Elle oblige agrave eacutelever un beacutetail nombreux agrave le garder le plus longtempspossible agrave lrsquoeacutetable et par suite agrave le nourrir avec des fourrages abondants Comme le disait enpeu de mots la sentence populaire rapporteacutee par O de Serres laquo Si le bœuf a rempli ta grangecrsquoest aussi le bœuf qui la mange raquo 111 Autrement dit plus les emblavures reccediloivent de fumureplus lrsquoeacutetable doit ecirctre grande et plus les preacutes de fauche sont eacutetendus Varron preacutecise bien pourson lecteur que lrsquoherbe que lrsquoon fait pousser doit ecirctre reacuteserveacutee exclusivement agrave la fenaison etpar suite proteacutegeacutee de la dent du beacutetail et mecircme du pied de lrsquohomme 112 Il preacutecise ensuite avecbeaucoup de deacutetails tous les soins qursquoil convient drsquoapporter agrave la fenaison une fois segraveche

103 Mazoyer Roudart 1997 p 234104 laquo Stercilinum secundum uillam facere oportet ut quam paucissimis operis egeratur raquo (Varron Res rust I 38 3)105 laquo Secundum uillam duo habere oportet stercilina aut unum bifariam diuisum Alteram enim partem fieri oportet

[uillam] nouam alteram ueterem tolli in agrum quod enim quam recens quod confracuit melius raquo (Varron Resrust I 13 4)

106 laquo Iugerum autem desiderat quod spissius stercoratur vehes quattuor et viginti quod rarius duodeuiginti raquo(Columelle De re rust II 5 1)

107 laquo Petits tas de fumier disposeacutes dans les champs agrave intervalles eacutegaux et qursquoon eacutepand avant le labourage raquo(Lachiver 1997 p 833)

108 laquo In campo rarius in colle spissius acerui stercoris instar quinque modiorum disponentur atque in plano pedesinterualli quoquouersus octo in cliuo duobus minus relinqui sat erit raquo (Columelle De re rust II 5 1)

109 Cinq modii tous les huit pieds font 4368 litres pour 559 m2 soit environ 78 000 l pour un hectare Unmegravetre cube de fumier pesant agrave peu pregraves 600 kg on obtient une valeur drsquoenviron 46 800 kgha On neconnaicirct pas le volume des charreteacutees (uehes) de Columelle mais en retenant le total de 46 800 kgha il fautenviron vingt-quatre charreteacutees drsquoun peu moins de 500 kg pour un jugegravere Crsquoest la charge drsquoune voitureleacutegegravere agrave deux ou quatre roues tireacutee par deux mules ou deux acircnes acircgeacutes (Raepsaet 2002 p 277)

110 Chancrin Dumont 1921 t 1 p 716111 Serres 1600 p 52112 laquo Contra herba in pratis ad spem faenisiciae nata non modo non euellenda in nutricatu sed etiam non calcanda

Quo et pecus ab prato ablegandum et omne iumentum etiam hominem Solum enim hominis exitium herbae etsemitae fundamentum raquo (Varron Res rust I 47)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 186

lrsquoherbe doit ecirctre faucheacutee puis retourneacutee avec de petites fourches lieacutee en bottes et transporteacutee agravela villa 113

On trouve dans la Vita Martini de Venance Fortunat une eacutevocation tregraves poeacutetique deslaquo vertus raquo de la prairie de fauche Rapportant une parabole de Martin il oppose sa laquo virginiteacute raquosa valeur et la richesse de ce qursquoelle offre agrave la grossiegravereteacute drsquoune friche laisseacutee agrave lrsquoabandon et agravelrsquoasservissement de la prairie tondue par la dent du beacutetail

Un autre jour encore regardant des pregraves verdoyants ndash une partie en eacutetait brouteacutee une partie fouilleacuteeune partie formait une terrasse fleurie fouilleacutee par les porcs brouteacutee par les vaches couronneacutee defleurs ndash le saint tire alors des trois eacutetats une triple comparaison laquo La partie fouilleacutee bonne pour leslaicircches est lrsquoimage de lrsquoadultegravere hideux celle dont lrsquoherbe est tondue figure le mariage la troisiegravemecoloreacutee de violettes symbolise la virginiteacute couverte drsquoune herbe touffue elle produit du fourrageabondant pareacutee de fleurs elle est digne de Dieu plus appreacuteciable que les gemmes plus rayonnante quela pourpre 114

Pour que le foin garde tout son attrait pour le beacutetail Varron deacuteconseille de le laisser enmeule dehors et propose de le mettre agrave lrsquoabri dans un bacirctiment approprieacute la grange 115 Lespreacutes de fauche le foin gardeacute dans la grange et donneacute au beacutetail dans lrsquoeacutetable le fumier deacuteposeacuteen tas puis eacutepandu sur les emblavures et enfin la paille de la moisson servant de litiegravere auxanimaux sont les eacuteleacutements de ce systegraveme agraire qursquoune analyse technique objective desAgronomes latins permet de reconstituer (Planche 21) Il peut faire lrsquoobjet de multiplesajustements pour lrsquoadapter agrave la varieacuteteacute des situations locales et aux choix eacuteconomiques delrsquoexploitant mais son principe geacuteneacuteral regravegle lrsquoorganisation drsquoune des formes les plus intensivesde la ceacutereacutealiculture romaine Elle est pratiqueacutee dans ses principes geacuteneacuteraux au moins jusqursquoagravelrsquoeacutepoque de Palladius car celui-ci la deacutecrit agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute dans des termes tregraves prochesde ceux utiliseacutes par ses devanciers

Ce systegraveme agraire a eacuteteacute analyseacute avec soin par de nombreux historiens M Mazoyer etL Roudart ont montreacute reacutecemment combien les diffeacuterents eacuteleacutements qui le composent sontinterdeacutependants et rendent indissociables ceacutereacutealiculture et eacutelevage Neacuteanmoins apregraves denombreux auteurs ils en situent la mise en place vers la fin du premier milleacutenaire etconsidegraverent qursquoil constitue lrsquoun des moteurs essentiels de la laquo reacutevolution agricole du MoyenAcircge raquo 116 Lrsquoanathegraveme lanceacutee jadis par A Dureau de La Malle contre lrsquoagriculture romaine 117

continue de peser sur elle et empecircche drsquoadmettre qursquoelle ait pu atteindre en certainesoccasions de hauts niveaux de techniciteacute Une grande partie de la critique estime toujours queles sources agronomiques exposent des principes theacuteoriques rarement mis en application et

113 laquo Dicam inquit de fructibus maturis capiendis Primum de pratis summissis herba cum crescere desiit et aestuarescit subsecari falcibus debet et quaad perarescat furcillis uersari cum peraruit de his manipulos fieri ac uehiad uillam Tum de pratis stipulam rastellis eradi atque addere faenisiciae cumulum raquo (Varron Res rust I 47)

114 laquo Hinc iterum cernens uernantia prata beatusndash pars pastus pars fossus erat pars floreus aggersed sue confossus boue pastus flore comatus ndashconparat ergo tribus sanctus tria nomina rebus ldquoTurpis adulterii species est fossa carectisherbaque coniugii retinet detonsa figuramest par uirginibus uiolis quae uernat imagoherbis luxurians faeno apta et flore decoradigna deo gemmis ratior radiantior ostrordquo raquo (Venance Fortunat Vita Martini Livre II 379-387) Cetteparabole est deacutejagrave citeacutee de faccedilon beaucoup plus laconique par Sulpice Seacutevegravere dans ses Dialogi (II 10)

115 laquo Primum faenisiciae conduntur melius sub tecto quam in aceruis quod ita fit iucundius pabulum Ex eointellegitur quod pecus utroque posito libentius est raquo (Varron Res rust I 56)

116 Mazoyer Roudart 1997 p 260 et 281117 Cf supra chap I p 31

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 187

que dans leur ensemble les techniques agraires de lrsquoAntiquiteacute sont resteacutees tregraves primitives 118La reacutefutation meacutethodique de ces ideacutees par J K von Rodbertus-Jagetzow et son plaidoyer tregravesconvaincant en faveur drsquoune lecture plus technique et moins ideacuteologique de la litteacuteratureagronomique continuent drsquoecirctre ignoreacutes 119

Non seulement les Agronomes latins fournissent les preuves indeacuteniables que le systegravemeagraire qui vient drsquoecirctre deacutecrit a eacuteteacute adopteacute en Italie dans des proportions qui restent agravedeacuteterminer mais en plus lrsquoarcheacuteologie atteste de sa diffusion dans les campagnes gauloises Eneffet de nombreux indices laissent agrave penser que plusieurs des eacuteleacutements dont il est composeacuteeacutetaient en place en Gaule degraves avant la conquecircte et qursquoil a connu des perfectionnementsdeacutecisifs durant les premiers siegravecles de lrsquoegravere Tout drsquoabord il faut rappeler que la faux quifacilite grandement la fenaison et preacuteserve les jeunes pousses est une innovation gauloiseattesteacutee degraves le IIe s aC 120 Ensuite srsquoil est difficile de suivre preacuteciseacutement lrsquoapparition etlrsquoextension de la grange et de lrsquoeacutetable il ne fait aucun doute que ces deux types de bacirctimentssont devenus sous des formes diverses des annexes agricoles essentielles dans la plupart desexploitations gallo-romaines La place manque pour preacutesenter dans le deacutetail les sourcesarcheacuteologiques qui permettraient de corroborer pleinement cette assertion et puisqursquoil faut sereacutesoudre agrave ne preacutesenter qursquoun seul exemple on choisira celui de la villa de Champion dont lafouille et lrsquoeacutetude complegravete ont eacuteclaireacute drsquoun jour nouveau lrsquoeacuteconomie agraire drsquoune grandeexploitation gallo-romaine

Avant lrsquoeacutepoque seacuteveacuterienne au cours de laquelle lrsquoabandon de plusieurs bacirctiments agricolessemble indiquer un changement majeur de lrsquoeacuteconomie de la villa la pars rustica comprend ungrenier (Planche 22 bacirct I) une grange (bacirct C et C) et sans doute une ou plusieurs eacutetablessitueacutees dans la laquo zone drsquoactiviteacute nord raquo La pratique de lrsquoeacutelevage est confirmeacutee par lrsquoanalyse despollens des restes osseux et la preacutesence drsquoun fragment de grande faux 121 La taille imposantede la grange amegravene agrave supposer une importante production de fourrage La ceacutereacutealiculture estaussi bien attesteacutee par lrsquoarcheacuteologie mecircme si la superficie du grenier nrsquoautorise pas agrave restituerle stockage drsquoimportants surplus dans la villa 122 Neacuteanmoins la preacutesence cocircte agrave cocircte dugrenier et de la grange dans un secteur de la pars rustica donnant accegraves au bacirctiment reacutesidentielest consideacutereacutee avec justesse par les auteurs comme lrsquoaffirmation architecturale de lapreacutepondeacuterance et de la compleacutementariteacute de la culture des ceacutereacuteales et de lrsquoeacutelevage danslrsquoeacuteconomie de la villa de Champion 123

Quelque suggestif que soit cet exemple il ne suffit pas agrave deacutemontrer deacutefinitivementlrsquohypothegravese de la pratique courante en Gaule du systegraveme agraire associant eacutetroitement laceacutereacutealiculture et lrsquoeacutelevage Il indique toutefois la voie agrave suivre et montre tout ce que lrsquoon peutespeacuterer drsquoune analyse archeacuteologique renouveleacutee des bacirctiments des productions et des pratiquesagraires En ce qui concerne les problegravemes deacutebattus dans ce chapitre cet excursus amegravene deuxquestions en partie lieacutees Drsquoune part est-il leacutegitime de recourir librement aux teacutemoignages desAgronomes latins pour appreacutehender lrsquoagriculture de la Gaule et drsquoautre part dans quelles

118 La deacutemonstration administreacutee par K D White drsquoune utilisation efficace et reacutefleacutechie des engrais (1970p 144-145) est ainsi resteacutee ignoreacutee de la plupart des travaux sur lrsquoagriculture romaine M-Cl Amouretti asouligneacute que le jugement tregraves neacutegatif porteacute par les manuels franccedilais sur lrsquoagriculture de la Gregravece antiquemeacuteritait aussi agrave tout le moins drsquoecirctre seacuterieusement nuanceacute et reacuteviseacute (1986 p 51 note 1)

119 Cf supra chapitre II p 75120 Malrain Matterne Meacuteniel 2002 p 125121 Van Ossel 2001122 Van Ossel Defgneacutee 2001 p 231-237 La superficie du grenier est estimeacutee agrave 36 m2 Le volume de ceacutereacuteales

serreacutees pourrait ecirctre de 120 hl (note 102 p 232) soit plus de cinq fois celui de la ration annuelle de lafamille type

123 Van Ossel Defgneacutee 2001 p 233

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 188

mesures le systegraveme agraire qui vient drsquoecirctre deacutecrit a-t-il eacuteteacute mis en œuvre par les petitesexploitations familiales eacutetudieacutees tout drsquoabord

Les travaux des Agronomes constituent un corpus essentiel et unique pour comprendre lesmotivations sociales et eacuteconomiques des proprieacutetaires terriens les choix auxquels ils sontconfronteacutes dans leur gestion de la main-drsquoœuvre servile et salarieacutee les raisons qui les poussent agravepreacutefeacuterer le faire-valoir direct agrave lrsquoaffermage lrsquoeacutelevage ou la vigne agrave la ceacutereacutealiculture Mais leurscommentaires leurs argumentations et leurs solutions bonnes ou mauvaises inteacuteressent aupremier chef lrsquoagriculture italienne de leurs temps et reacutevegravelent des deacutecisions eacuteconomiques et dessituations historiques contrasteacutees 124 Sans mecircme invoquer les diffeacuterences climatiques et lescaractegraveres speacutecifiques de lrsquoagriculture meacutediterraneacuteenne ce corpus ne peut ecirctre exploiteacute sansdiscernement quels que soient les siegravecles les reacutegions les terroirs et les exploitations On ne litpas les Agronomes comme on consulte le Larousse agricole de 1921

Pour autant leurs discours plus ou moins eacutelaboreacutes et normatifs reposent neacutecessairement surdes reacutealiteacutes des observations et des pratiques agronomiques eacuteprouveacutees empiriquement ettransmises par des geacuteneacuterations drsquoagriculteurs Si lrsquoon prend soin de les appreacutehender dans lacoheacuterence du systegraveme agraire qursquoelles constituent et drsquoeacutevaluer leur vraisemblance par le biaisdrsquoune analyse reacutegressive meneacutee jusqursquoagrave lrsquoeacutemergence des agricultures modernes 125 elles peuventcontribuer efficacement agrave la compreacutehension des informations livreacutees par lrsquoarcheacuteologie Laconfrontation de ces deux types de sources eacutetant de toute faccedilon une condition essentielle dela reacuteflexion sur lrsquoagriculture des socieacuteteacutes du passeacute Il a eacuteteacute montreacute dans le chapitre preacuteceacutedentles errements auxquels aboutissait une histoire des campagnes gallo-romaines eacutelaboreacutee sansexamen preacutealable de la documentation archeacuteologique

Peut-on consideacuterer alors comme R Agache 126 et drsquoautres auteurs apregraves lui 127 quelrsquoeacuteconomie agraire pratiqueacutee par les proprieacutetaires des villaelig gallo-romaines est celle deacutecrite parles Agronomes Certainement si lrsquoon eacutevoque les techniques et les pratiques agrairescommunes aux deux agricultures Ainsi comme on lrsquoa vu lrsquoassociation eacutetroite de laceacutereacutealiculture et de lrsquoeacutelevage dans un systegraveme caracteacuteriseacute par la production de foin lastabulation du beacutetail et lrsquoeacutepandage du fumier nrsquoest pas une speacutecificiteacute de lrsquoagriculture italienneCependant il serait captieux de consideacuterer que son adoption par les proprieacutetaires gallo-romainssoit une conseacutequence directe de la conquecircte Rome nrsquoa pas introduit sur le sol de la Gauleaupregraves de populations voueacutees agrave une agriculture archaiumlque des faccedilons culturales totalementnovatrices et complegravetement ignoreacutees drsquoelles

Sans nier lrsquoimportance des eacutechanges entre la Gaule et le monde meacutediterraneacuteen notammenten ce qui concerne la viticulture et lrsquooleacuteiculture lrsquoarcheacuteologie et mecircme les Agronomes latinsapportent suffisamment de preuves de lrsquooriginaliteacute de lrsquoagriculture gauloise pour envisager uneeacutevolution parallegravele et plus ou moins convergente des deux eacuteconomie agraires Lrsquoanalyse desexploitations agricoles de La Tegravene et de leurs productions montre un progressif mais deacutecisifperfectionnement des techniques agricoles qui se caracteacuterise notamment par lrsquoabandon descultures les moins rentables au profit drsquoespegraveces plus avantageuses mais plus exigeantes et parlrsquoextension des terres cultiveacutees 128 Que ce processus ait connu un deacuteveloppement sanspreacuteceacutedent agrave la suite de lrsquoincorporation de la Gaule agrave lrsquoEmpire est indeacuteniable Qursquoil ait eu pourconseacutequence de modifier radicalement les formes sociales et eacuteconomiques de la production

124 Ph Leveau in Leveau Silliegraveres Vallat 1993 p 80-81125 Comet 1992 p 593126 Cf supra chap III p 153127 laquo [hellip] la villa est aussi un ensemble de bacirctiments caracteacuteristique drsquoune mise en valeur des sols obeacuteissant aux

principes de rentabiliteacute deacutefinis par les agronomes latins raquo (Leveau Gros Treacutement 1999 p 287-288)128 Malrain Matterne Meacuteniel 2002 p 73-74

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 189

agricole reste agrave deacutemontrer Autrement dit lrsquoapparition drsquoexploitations de grande taille doteacuteesde bacirctiments agricoles grange grenier eacutetable en nombre et en importance inconnusjusqursquoalors nrsquoapporte pas la preuve deacutecisive de lrsquoadoption par leurs proprieacutetaires du laquo systegravemeesclavagiste raquo deacutecrit par certains des Agronomes et attribueacute abusivement agrave lrsquoensemble delrsquoeacuteconomie agraire de lrsquoItalie Encore une fois il convient drsquoexaminer avec la plus grandecirconspection les raisonnements qui associent a priori des pratiques culturales agrave des typesdrsquoexploitation et des reacutegimes agraires

Agrave lrsquoinverse on ne peut eacutecarter par principe lrsquohypothegravese que les petites exploitations aientpu mettre agrave profit ceteris paribus un systegraveme agraire aussi complexe que celui deacutecrit plus hautEn theacuteorie rien nrsquointerdisait drsquoun point de vue technique agrave la famille type eacutetudieacutee icidrsquoentretenir des prairies de fauche de manier la faux de retenir le beacutetail dans une eacutetable et detransporter et drsquoeacutepandre le fumier dans les emblavures Lrsquoarcheacuteologie atteste drsquoailleurs la largediffusion dans les campagnes gauloises des moyens de transport leacutegers et lrsquoexistence debacirctiments agricoles qui regroupent sous un mecircme toit lrsquoeacutetable et la grange En pratiquetoutefois la production drsquoune grande quantiteacute de fumier exigeait des surfaces de prairie et unnombre de tecirctes de beacutetail trop importants pour une petite exploitation Ainsi lrsquoenrichissementselon les normes de Columelle des 4 ha drsquoemblavures de la famille type aurait demandeacute plusde 194 t de fumier soit la quantiteacute produite par treize vaches pendant un an agrave la condition derecueillir la totaliteacute de leurs deacutejections 129 Mecircme en reacuteduisant de moitieacute les apports de fumierpar hectare il serait neacutecessaire drsquoeacutelever toute lrsquoanneacutee un petit troupeau drsquoune demi-douzaine devaches Leur alimentation demande 36 t de foin ce qui correspond agrave la production drsquouneprairie de fauche drsquoune superficie drsquoenviron 33 ha ou de 15 ha si le regain est abondant 130

Cette estimation mecircme tregraves approximative permet de prendre la mesure de la diffeacuterencedrsquoeacutechelle qui devait exister entre une petite exploitation agricole et une villa comme celle deChampion La premiegravere nrsquoavait sans doute par les terres suffisantes pour entretenir plus dedeux ou trois tecirctes de gros beacutetail un bœuf ou une vache pour le trait et le labour une oudeux autres pour le lait les veaux et la viande apregraves la reacuteforme Ce beacutetail se nourrissait dans lesaltus sur les terres agrave bleacute apregraves la moisson dans des pacirctis mais aussi agrave lrsquoeacutetable avec le foin coupeacutedans quelques bonnes prairies Il faut donc ajouter un ou deux hectares de preacutes aux quatre oucinq hectares drsquoemblavures de lrsquoexploitation de la famille type Neacuteanmoins le fumier devaitecirctre rare et reacuteserveacute agrave quelques arpents cultiveacutes avec grand soin Pour apporter tout de mecircmedes engrais aux emblavures il existait plusieurs autres types de solutions

La premiegravere consistait agrave eacutepandre sur ces terres des veacutegeacutetaux preacuteleveacutes dans le saltus Ilspouvaient preacutealablement avoir eacuteteacute eacutetendus sur les chemins ou mieux dans les cours de ferme etainsi enrichis des deacutejections des animaux Cette pratique appeleacutee soutrage eacutetait tregraves largementutiliseacutee dans certaines reacutegions durant la peacuteriode moderne 131 Lrsquoautre ressource est celle deacutejagraveeacutevoqueacutee du parcage Lrsquoeacutelevage des moutons se reacutevegravele alors drsquoun grand inteacuterecirct Moins exigeantsque les bovins ils peuvent consommer la paille laisseacutee dans les chaumes apregraves la moisson etrestituer de cette faccedilon une partie des eacuteleacutements nutritifs aux emblavures Il est ensuite plusfacile de nourrir des moutons dans le saltus ou sur la vaine pacircture Varron dans le deuxiegravemechapitre du livre II qursquoil consacre entiegraverement agrave lrsquoeacutelevage des ovins explique qursquoil faut leconduire dans les chaumes pour qursquoil srsquoy nourrisse et qursquoil engraisse le sol avec ses

129 Une vache de 500 kg produit environ 15 t de fumier par an (Chancrin Dumont 1921 t 1 p 711)130 Un bœuf au travail ou une vache laitiegravere a besoin drsquoune ration quotidienne drsquoune quinzaine de kilogrammes

de foin Il consomme donc agrave peu pregraves 6 t de foin par an (Chancrin Dumont 1921 t 2 p 470) Laproduction drsquoune prairie de fauche drsquoun hectare eacutetant de 2 t de foin (t 2 p 424) il faut 3 ha de prairiepour nourrir un bœuf ou une vache pendant un an et 15 ha srsquoil est possible de reacutealiser une seconde coupe

131 Sigaut 1992 p 399

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 190

deacutejections 132 Lrsquoutilisation des moutons pour la fertilisation des terres agrave bleacutes est par la suitebien attesteacutee par lrsquohistoire agraire Elle a ainsi joueacute un rocircle majeur dans le deacuteveloppement de laceacutereacutealiculture sur les plateaux calcaires du Nord de lrsquoEst et du Bassin parisien 133

Lrsquoarcheacuteologie des vestiges osseux et des restes carpologiques a montreacute que cette associationeacutetait attesteacutee degraves lrsquoAntiquiteacute sur les terres limoneuses et profondes du Bassin parisien Dans lesud de la Picardie et en Icircle-de-France les exploitations agricoles qui livrent la plus grandeproportion de ceacutereacuteales nues sont aussi celles sur lesquelles les teacutemoins de lrsquoeacutelevage du moutonsont les plus nombreux En revanche sur les sols tregraves calcaires de la partie nord-ouest duBassin parisien les bleacutes vecirctus sont dominants et le mouton moins bien repreacutesenteacute 134 Il estdonc fort probable que durant lrsquoAntiquiteacute au moins dans cette partie de la Gaule ledeacuteveloppement de la culture du froment ait accru le besoin de fumure qui aurait eacuteteacute satisfaitnon par lrsquoeacutelevage du gros beacutetail mais gracircce au parcage des moutons sur les emblavures Il nrsquoestpas ininteacuteressant drsquoobserver que cette pratique semble avoir eacuteteacute aussi adopteacutee sur de petitesexploitations agricoles comme le site de Marolles-sur-Seine le Chemin de Sens qui serarapidement preacutesenteacute plus loin

La gestion des engrais obeacuteit bien entendu agrave des strateacutegies drsquoune tregraves grande diversiteacute dontil nrsquoest pas possible de rendre compte ici Mais dans tous les cas elles obligent agrave consacrer ausol entre deux moissons des faccedilons culturales plus ou moins nombreuses et complexesdestineacutees agrave lui restituer ses capaciteacutes productrices Ainsi la terre doit ecirctre nettoyeacutee et aeacutereacuteeavant de recevoir les semences Il faut de plus lui laisser le temps drsquoassimiler les nutrimentsqursquoelle a reccedilus Apregraves les moissons il nrsquoest donc ordinairement pas possible de semer denouveau des ceacutereacuteales agrave lrsquoautomne Le laps de temps qui srsquoeacutecoule entre deux semailles deacutepend dela peacuteriode agrave laquelle les ceacutereacuteales sont planteacutees du type drsquoengrais utiliseacute et du nombre de faccedilonsculturales reccedilues par la terre Il est douteux que la famille type puisse semer la totaliteacute de sesquatre ou cinq hectares tous les ans Elle a sans doute besoin drsquoune plus grande superficiedrsquoemblavures pour reacutecolter le volume de ceacutereacuteales destineacutees agrave sa consommation Pourpoursuivre lrsquoessai de quantification entrepris ici il faut donc tenter drsquoeacutevaluer les incidences dela succession des cultures sur la quantiteacute de terres cultiveacutees chaque anneacutee

La succession des culturesApregraves la moisson en juillet ou en aoucirct selon les anneacutees les climats et les varieacuteteacutes semeacutees laterre peut connaicirctre diffeacuterentes fortunes selon sa valeur et le systegraveme agraire pratiqueacute Tregravesexceptionnellement le sol peut recevoir degraves le mois drsquooctobre suivant une nouvelle culture deceacutereacuteales Comme on lrsquoa vu plus haut Varron rapporte que cette fertiliteacute hors du commun estobtenue sur certaines terres de lrsquoEacutetrurie qursquoil appelle restibilis ager 135 Cette expression adonneacute dans lrsquoancienne France le verbe restoubler qui deacutesigne preacuteciseacutement la pratiqueconsistant agrave semer sur la mecircme terre une ceacutereacuteale agrave chaque automne M-Cl Amouretti aeacutetabli que dans lrsquoAntiquiteacute le terme avait une acception plus eacutetendue et srsquoappliquait agrave tous lescycles agraires dans lesquels apregraves la moisson on semait des ceacutereacuteales ou des leacutegumineuses agravelrsquoautomne ou au printemps de lrsquoanneacutee suivante 136 Les Agronomes latins distinguentclairement ce systegraveme de celui qui preacuteserve la terre de toute nouvelle culture pendant au moinsun an

132 laquo Quibus in locis messes sunt factae inigere est utile duplici de causa quod et caduca spica saturantur et obtritisstramentis et stercoratione faciunt in annum segetes meliores raquo (Varron Res rust II 2 12)

133 Moriceau 1999 p 82-83134 Lepetz Matterne 2003 p 30-34135 Cf supra p 184136 Amouretti 1986 p 52-53

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Les deacutefinitions proposeacutees par Varron dans son De lingua latina font sans ambiguiumlteacuteapparaicirctre cette diffeacuterence essentielle 137 Pline propose un autre critegravere tout aussi pertinentPour lui la terre ueruactum et lrsquoager novalis reccediloivent le labour de printemps 138 toutsimplement parce que lrsquoager restibilis porte deacutejagrave agrave cette eacutepoque des cultures semeacutees en octobreou en mars Pour bien se faire comprendre il preacutecise que le nouale est ensemenceacute un an surdeux Donc contrairement agrave lrsquoager restibilis la jachegravere (ager noualis) ne donne pas de reacutecoltetous les ans Apregraves la moisson les chaumes sont livreacutes en pacircture au beacutetail puis suit une peacuteriodeplus ou moins longue au cours de laquelle le sol accueille de la veacutegeacutetation spontaneacutee ou desengrais verts Environ six mois avant les semis la terre est laboureacutee agrave plusieurs reprises Ellepeut recevoir du fumier agrave cette occasion Le labour de printemps qui ouvre ce nouveau cyclede culture srsquoappelle ueruactum mot qui a donneacute gueacuteret en franccedilais Pour Pline la jachegravereoccupe agrave peu pregraves une anneacutee Varron emploie une formule plus vague qui reacuteserve la possibiliteacuteqursquoelle puisse durer plus longtemps Mais mecircme dans ce cas la terre continue drsquoecirctreentretenue pour eacuteviter qursquoelle ne retourne agrave la friche

Ces faccedilons culturales sont drsquoautant plus neacutecessaires que la terre en jachegravere srsquoindure sous lessabots des troupeaux Il se forme alors une croucircte qui freine la circulation de lrsquoeau de lrsquoair etdes nutriments dans le sol On trouve une eacutevocation imageacutee de la dureteacute de ce sol dans unpassage de la Vita Germani dans lequel Constance de Lyon raconte que le saint dormait dansun lit composeacute de cendres tasseacutees qui avaient la consistance drsquoune laquo terra inconfecta raquo 139Lrsquoeacutediteur preacutecise avec raison qursquoil ne srsquoagit pas drsquoune terre laisseacutee sans culture mais drsquoun sol quinrsquoa pas fini drsquoecirctre travailleacute on aurait envie drsquoajouter avant les gueacuterets de printemps

Cet eacutetat apparent et provisoire de semi-abandon est agrave lrsquoorigine de lrsquoune des meacuteprises les plustenaces de la litteacuterature agronomique Par incompreacutehension ou simplification outranciegravere lajachegravere est preacutesenteacutee comme une peacuteriode de repos du sol une phase au cours de laquelleeacutepargneacutee par les hommes la terre reconstituerait ses forces avant de donner de nouvellesreacutecoltes Ce poncif est peut ecirctre aussi ancien que lrsquousage de la jachegravere Il est en tous cas deacutejagravepreacutesent dans la litteacuterature antique et on le trouve par exemple utiliseacute par un rheacuteteur gauloisanonyme dans le paneacutegyrique prononceacute en 313 en lrsquohonneur de Constantin Dans cediscours lrsquoardeur perpeacutetuelle de lrsquoempereur et sa capaciteacute agrave poursuivre sans cesse le combatsont opposeacutees agrave la pause nocturne du soleil dans sa course et au repos que prend la terre dansles jachegraveres 140 Cette utilisation fautive du mot nrsquoa cesseacute de se renforcer avec lrsquoabandonprogressif de la jachegravere Lrsquoinadaptation deacuteconcertante du vocabulaire agronomique employeacute parles instances europeacuteennes en a fait aujourdrsquohui un synonyme de friche Il faut donc rappelerune nouvelle fois en utilisant la belle deacutefinition de Fr Sigaut que laquo La jachegravere crsquoestlrsquoensemble des labours de printemps et drsquoeacuteteacute jugeacutes neacutecessaires agrave la preacuteparation des semaillesdrsquoautomne Crsquoest aussi la terre qui reccediloit cette preacuteparation [hellip] raquo 141

Il serait donc fallacieux de consideacuterer la jachegravere comme le trait distinctif drsquoun systegravemeagraire archaiumlque Tout drsquoabord le restoublage nrsquoest pas possible sur tous les sols et sous tousles cieux Il exige beaucoup de la terre demande de grandes quantiteacutes de fumures et srsquoaccorde137 laquo Ager restibilis qui restituitur ac reseritur quotquot annis contra qui intermittitur a nouando noualis ager raquo

(Varron De lingua lat V 39)138 laquo Quod uere semel aratum est a temporis argumento ueruactum uocatur Hoc in nouali aeque necessarium est

Nouale est quod alternis annis seritur raquo (Pline N h XVIII 176)139 laquo Spatium uero lectuli sui trabiculae dolatiles ambiebant iniectos cineres usque ad summitatem marginis

continentes qui tamen cotidiana inpressione densati inconfecti soli duritiam praeferebant raquo (Constance deLyon Vita Germani I 4)

140 laquo Quisnam iste est tam continuus ardor quae diuinitas perpetuo uigens motu Omnium rerum interualla suntCessat terra noualibus dicuntur interdum flumina resistere sol ipse noctibus acquiescit tu Constantine solusinfatigabilis bellis bella continuas uictorias uictoriis cumulas raquo (Paneacutegyriques latins IX 22 1-2)

141 Sigaut 1988 p 17

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mieux avec les speacutecificiteacutes du climat meacutediterraneacuteen En effet si le cycle des plantes est court ilest possible de semer tregraves tard dans lrsquoanneacutee et de moissonner agrave la fin du printemps ce qui laisseplus de temps pour travailler la terre agrave la fin de lrsquoeacuteteacute et au deacutebut de lrsquoautomne Ensuite mecircmequand les conditions sont tregraves favorables il est indispensable de semer reacuteguliegraverement drsquoautresceacutereacuteales car la culture exclusive du bleacute favorise la seacutelection des mauvaises herbes et des insectesles plus neacutefastes Elle accumule aussi dans le sol des substances chimiques qursquoil faut eacuteliminer encultivant notamment des leacutegumineuses ou des plantes fourragegraveres Enfin il est toujourspossible de semer des ceacutereacuteales de printemps les trimestria de Pline 142 pour donner plus defaccedilons culturales agrave la terre quand elle en a besoin ou au contraire abreacuteger la jachegravere(Planche 23) Certaines de ces ceacutereacuteales comme lrsquoavoine peuvent servir de fourrage pour lebeacutetail

Ager restibilis ueruactum ceacutereacuteales de printemps leacutegumineuses et plantes fourragegraveresdevaient sans doute se succeacuteder sur la plupart des exploitations selon des rythmes et desmodaliteacutes deacutetermineacutes par la qualiteacute des sols le volume drsquoengrais disponibles et la superficie desterres disponibles Cette diversiteacute ressort bien des eacutetudes carpologiques reacutealiseacutees sur leseacutetablissements ruraux gallo-romains Mecircme quand ces sites livrent une seule espegravece de ceacutereacutealece qui est souvent le cas agrave partir de la fin de La Tegravene il est rare qursquoelle ne soit pas associeacutee agrave desleacutegumineuses ou des plantes fourragegraveres 143 On peut raisonnablement supposer que cescultures sont pratiqueacutees en mecircme temps mais sur plusieurs terres diffeacuterentes Certainesreacutepondent sans doute davantage agrave la satisfaction de besoin alimentaires essentiels

Toutes ces nuances et lrsquoindispensable adaptabiliteacute qui devait guider les comportements despaysans gallo-romains sont bien difficiles agrave restituer de faccedilon syntheacutetique et se precirctent encoremoins agrave la quantification On a estimeacute dans les chapitres preacuteceacutedents que la production defumier de lrsquoexploitation familiale eacutetait relativement faible Dans la logique de ce raisonnementil est leacutegitime de penser que le recours agrave la jachegravere devait ecirctre indispensable Ayant adopteacute leprincipe de retenir systeacutematiquement les conditions de productions les moins favorables onconsidegravere donc que tous les ans les emblavures sont mises en jachegravere apregraves la moisson ce quioblige agrave exploiter une superficie de terres deux fois plus importante Pour produire lrsquoeacutequivalenten bleacute de ses besoins alimentaires et en comptant les quelques hectares de prairies destineacutes agravenourrir le beacutetail la surface totale theacuteorique que la famille type devra cultiver est comprise entre9 ha et 12 ha

Surface emblaveacutee Surface emblaveacutee et en jachegravere Surface en prairie Surface totale cultiveacuteede 4 ha agrave 5 ha de 8 ha agrave 10 ha de 1 ha agrave 2 ha de 9 ha agrave 12 ha

Tableau 10 Estimation de la surface theacuteorique emblaveacutee et cultiveacutee

Cependant tout en donnant agrave la famille une relative indeacutependance alimentaire lesquantiteacutes produites ne sont pas suffisantes pour assurer la peacuterenniteacute eacuteconomique delrsquoexploitation En effet mecircme reacuteduit agrave quelques individus limitant leurs besoins agrave ce qui estabsolument vital ce petit groupe doit neacutecessairement se procurer agrave lrsquoexteacuterieur des biens qursquoilne produit pas et dont il a impeacuterativement besoin pour essayer de maintenir au mecircme niveausa capaciteacute eacuteconomique De plus il lui faut deacutegager des surplus pour acquitter les charges quipegravesent sur lrsquoexploitation et satisfaire des deacutepenses lieacutees agrave ses obligations sociales Lrsquoautarciecrsquoest-agrave-dire un systegraveme eacuteconomique fermeacute qui permet agrave une collectiviteacute drsquoassurer sa survie sanseacutechange avec lrsquoexteacuterieur est un ideacuteal totalement inaccessible pour ce type de petite

142 Pline N h XVIII 240143 Matterne 2001 p 135

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 193

exploitation 144 Si lrsquoon veut qualifier par une expression ce type drsquoeacuteconomie il seraitpreacutefeacuterable drsquoutiliser celle drsquoagriculture de subsistance 145 Elle exprime bien que lrsquoobjectifeacuteconomique primordial du groupe qui la pratique est de garantir la peacuterenniteacute de son existencemateacuterielle en produisant les biens de consommation dont elle a besoin mais aussi enaccumulant suffisamment de surplus pour maintenir la capaciteacute productive de son capital etfaire face aux preacutelegravevements exteacuterieurs et notamment au paiement des impocircts vel du loyer de laterre

En effet tous les exploitants ne beacuteneacuteficient pas des avantages accordeacutes au Bas-Empire auxveacuteteacuterans qui reccediloivent agrave la fin de leur service quand il nrsquoen possegravedent pas une terre vacante ettout ce dont ils ont besoin pour leur installation 25 000 folles une paire de bœufs et centmodii de produits varieacutes146 Ils obtiennent en plus lrsquoexoneacuteration de lrsquoimpocirct foncier agrave titreperpeacutetuel En posant par hypothegravese que les cent modii correspondent agrave la semence de lapremiegravere anneacutee drsquoexploitation le don de lrsquoempereur permet au veacuteteacuteran de cultiver environ5 ha 147 Ce nrsquoest sans doute pas un hasard si cette surface est pratiquement identique agrave cellequi a eacuteteacute calculeacutee pour satisfaire les besoins alimentaires de la famille type Il est probable quece veacuteteacuteran soit obligeacute de doubler cette superficie pour laisser une partie des terres en jachegravere laseconde anneacutee Son statut privileacutegieacute lrsquoautorise donc agrave ne cultiver seulement qursquoune dizainedrsquohectares pour nourrir toute sa famille

Les autres exploitants doivent acquitter des charges fiscales ou locatives On pressentintuitivement qursquoelles ne repreacutesentent pas le mecircme poids eacuteconomique pour un proprieacutetaire oupour un tenancier Il serait donc opportun drsquoeacutevaluer lrsquoinfluence du statut foncier des biensqursquoils cultivent sur lrsquoeacuteconomie agricole qursquoils pratiquent

3 La proprieacuteteacute et le reacutegime de lrsquoexploitation

De toutes les questions qui ont eacuteteacute abordeacutees depuis le deacutebut de ce chapitre celle du reacutegimeagraire et de son eacutevolution est sans aucun doute la plus difficile agrave traiter Les problegravemes relatifsagrave la place de la petite proprieacuteteacute aux formes de la deacutependance agrave lrsquoextension du colonat ontnourri comme on lrsquoa vu drsquoacircpres deacutebats dans lesquels les rares sources disponibles pour laGaule ont souvent eacuteteacute utiliseacutees pour deacutefendre des causes opposeacutees Il nrsquoest pas utile pourlrsquoanalyse quantitative conduite ici de revenir une nouvelle fois sur lrsquohistoriographie de cescontroverses En revanche il peut ecirctre fructueux de montrer agrave partir de quelques textes choisiset agrave la lumiegravere de documents disponibles pour drsquoautres reacutegions de lrsquoEmpire comment le statutde la terre et les rapports entre le tenancier et son proprieacutetaire peuvent agir sur la conduiteeacuteconomique de lrsquoexploitation

En preacuteambule il convient de rappeler que la proprieacuteteacute quiritaire nrsquoexiste qursquoen Italie et dansles citeacutes de droit italique Ailleurs le droit nrsquoaccorde que la possessio Le possessor dispose de laterre agrave titre preacutecaire mais se distingue du simple usufruitier par sa capaciteacute juridique agrave pouvoirtransmettre son bien 148 Ensuite il ne faudrait pas consideacuterer que les statuts de possessor et detenancier deacutefinissent des cateacutegories sociales et eacuteconomiques totalement eacutetanches Un possessorpeut louer certaines de ses terres et exploiter une autre partie de son domaine dans le cadre

144 Garnsey 1996 92-93145 Badouin 1971 p 19-21146 laquo Veterani iuxta nostrum praeceptum vacantes terras accipiant easque perpetuo habeant immunes et ad emenda

ruri necessaria pecuniae in nummo viginti quinque milia follium consequantur boum quoque par et frugumpromiscuarum modios centum raquo Cette disposition est connue par une loi (C Th VII 20 3) eacutemise agraveConstantinople le 13 octobre drsquoune anneacutee qui pourrait ecirctre selon tout vraisemblance 325 (Chastagnol 1977288-289)

147 Cent modii repreacutesentent 873 hl de semences soit 5 ha en comptant 17 hl de semences par hectare148 Delmaire 1996 p 68-69

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 194

drsquoun contrat de fermage De mecircme il existe entre la proprieacuteteacute et la simple location une grandevarieacuteteacute de contrats comme le bail emphyteacuteotique dont les termes instituent entre les partiesdes relations drsquoune grande diversiteacute Il nrsquoen demeure pas moins que lrsquoaccegraves agrave la proprieacuteteacutefonciegravere deacutetermine dans lrsquoAntiquiteacute romaine lrsquoappartenance agrave des sphegraveres sociales et desniveaux drsquointerventions eacuteconomiques diffeacuterents et distingue nettement plusieurs cateacutegoriesdrsquoexploitants agricoles Lrsquoimportance de ce critegravere ressort bien des sources disponibles surlrsquoItalie 149 En Gaule elle est reacuteveacuteleacutee avec beaucoup drsquoacuiteacute par les chapitres que Salvien deMarseille consacre dans son De gubernatione Dei aux malheurs des laquo petits paysans raquo de sontemps

Les laquo pauperculi raquo de SalvienSalvien est originaire de la reacutegion de Tregraveves Ses eacutecrits montrent qursquoil a reccedilu une solideformation de juriste avant de se tourner vers une carriegravere eccleacutesiastique qui lrsquoamegravene dans unmonastegravere des icircles de Leacuterins puis agrave partir de 426 agrave Marseille ougrave il exerce la precirctrise jusqursquoagrave lafin de sa vie Le De gubernatione Dei aurait eacuteteacute eacutecrit un peu apregraves 420 Salvien y deacutecrit lasituation sociale qui preacutevalait en Gaule dans la premiegravere moitieacute du Ve s Son œuvre est avanttout un traiteacute apologeacutetique par lequel il veut montrer que les maux qui srsquoabattent sur leslaquo Romains raquo de son temps ne sont que le juste laquo chacirctiment de la seacuteveacuteriteacute divine raquo 150 Ils sontpunis pour leur immoraliteacute leur rapaciteacute leur cruauteacute et les injustices qursquoils font subir auxplus faibles drsquoentre eux Certes Salvien emporteacute par son emphase a sans doute tendance agraveassombrir la situation eacuteconomique et sociale de son temps pour en dresser un tableauapocalyptique Mais pour hyperbolique qursquoelle soit sa deacutemonstration nrsquoen livre pas moins desrenseignements preacutecieux sur la nature des deacutesordres qui ont modifieacute en profondeurlrsquoorganisation sociale des campagnes de la Gaule dans la premiegravere moitieacute du Ve s

Dans le livre V Salvien srsquointeacuteresse plus particuliegraverement au sort des exploitants agricolesqursquoil considegravere comme les plus laquo pauvres raquo Il les deacutecrit avec une profusion de deacutetails quiteacutemoignent de leur extrecircme deacutenuement Ils vivent dans de laquo mesquines demeures raquo pas plusgrandes que des tentes et cultivent de laquo maigres champs raquo qui leur procurent de modestesressources 151 Agrave la lecture de ces lignes on se demande srsquoil ne pourrait srsquoagir drsquoune descriptionde la situation eacuteconomique des exploitations familiales eacutetudieacutees dans ce chapitre Pas du tout Salvien preacutecise ailleurs que ces personnes appartiennent agrave des strates relativement eacuteleveacutees de lasocieacuteteacute Elles sont laquo issues de familles connues et eacuteduqueacutees comme des personnes libres raquo 152Srsquoil les preacutesente sous un jour aussi sombre crsquoest pour donner encore plus de graviteacute agrave laspoliation dont elles ont eacuteteacute les victimes

Proprieacutetaires de biens fonciers ces familles ont ducirc les abandonner ou les vendre pour neplus subir les exactions des personnes chargeacutees de la collecte des impocircts Salvien nrsquoincriminepas uniquement le poids de la fiscaliteacute mais accuse surtout les curiales de deacutetourner lrsquoimpocirct agraveleur profit et de lrsquoutiliser pour accaparer les biens des assujettis 153 Les plus infortuneacutes sevoient mecircme obligeacutes de payer les impocircts des possessions qursquoils ont ducirc quitter

149 Garnsey 1980 p 36150 laquo Et putamus quod poena diuinae seueritatis indigni simus cum sic nos semper pauperes puniamus aut credimus

cum iniqui nos iugiter simus quod deus iustus in nos omnino esse non debeat raquo (Salvien De gub Dei V VIII36)

151 laquo resculas atque habitatiunculas raquo (VIII 38) laquo eorum agellos ac tabernacula raquo (38) laquo resculis et agellis raquo (42)laquo domicilia atque agellos raquo (43)

152 laquo et non obscuris natalibus editi et liberaliter instituti raquo (V 21)153 laquo Illud est grauius quod plurimi proscribuntur a paucis quibus exactio publica peculiaris est praeda qui fiscalis

debiti titulos faciunt quaestus esse priuatos raquo (IV 17)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 195

Car nrsquoest-il pas insupportable et horrible (hellip) que les plus pauvres et miseacuterables deacutepouilleacutes de leursfaibles ressources et chasseacutes de leurs maigres champs soient cependant contraints apregraves avoir perdu leurbiens de payer lrsquoimpocirct de ces biens mecircmes qursquoils ont perdus Alors qursquoils nrsquoen ont pas gardeacute lapossession ils en ont gardeacute la capitation ils manquent de proprieacuteteacutes et sont surchargeacutes de taxes Quipourrait qualifier un tel malheur Des usurpateurs couchent sur leurs biens et les malheureux paient letribut agrave la place de ces usurpateurs Apregraves la mort du pegravere les enfants ne peuvent faire respecter leurdroit sur leurs biens et sont obeacutereacutes par les charges de ces biens 154

Ce passage confirme bien que les familles qui inteacuteressent Salvien sont proprieacutetaires desterres qursquoelles exploitent Leur malheur est drsquoautant plus grand qursquoen perdant cette possessioelles sont priveacutees du statut social qui lui eacutetait associeacute Elles nrsquoont alors plus drsquoautres ressourcesque de se reacutefugier chez les Barbares les Bagaudes ou pis encore de devenir les tenanciers deproprieacutetaires plus puissants qui pourront les proteacuteger

Et comme le font ordinairement ceux qui pousseacutes par la crainte des ennemis se portent vers leschacircteaux ou ceux qui ayant perdu lrsquointeacutegriteacute de leur statut drsquohommes libres srsquoenfuient deacutesespeacutereacutes versquelque asile de mecircme ceux-ci parce qursquoils ne peuvent pas deacutefendre plus longtemps la reacutesidence ou lerang de leurs pegraveres srsquoattachent agrave la cateacutegorie abjecte des inquilini reacuteduits agrave cette neacutecessiteacute de telle sorteque bannis non seulement de leurs terres mais aussi de leur condition et fiers non seulement de leursbiens mais encore drsquoeux-mecircmes et perdant tout cela avec eux ils sont priveacutes de la possession de leursbiens et abandonnent leur liberteacute 155

Pour bien comprendre la deacutemonstration de Salvien on peut rapprocher ce texte drsquoune lettreadresseacutee un peu plus tard par Sidoine Apollinaire agrave son ami Pudens 156 La fille de la nourricede Sidoine Apollinaire a eacuteteacute enleveacutee par un individu qui est tenancier sur les terres de PudensCe dernier demande agrave son ami drsquooffrir lrsquoimpuniteacute au ravisseur Sidoine accepte sous reacuteserveqursquoil accegravede agrave un statut supeacuterieur et devienne un laquo pleacutebeacuteien raquo crsquoest-agrave-dire possessor drsquoau moinsune partie des biens qursquoil exploite 157 Il veut bien se seacuteparer de la fille de sa nourrice mais agrave lacondition qursquoelle ne parte pas avec nrsquoimporte qui Le tenancier de Pudens est sans conteste unhomme libre car en tant qursquoesclave ce rapt lrsquoaurait conduit directement dans les fers Pourautant son statut eacuteconomique le maintient dans une condition infeacuterieure et seul son accegraves agrave lapossessio peut eacuteviter agrave la fille de la nourrice de Sidoine une union indigne de son rang Lestermes utiliseacutes dans cette lettre mettent nettement en eacutevidence le fosseacute social immense quiseacutepare les deux conditions Le ravisseur est un inquilinus un tributarius un colonus et Pudensest son dominus Sidoine Apollinaire souhaite qursquoil devienne un liber un plebeius et le cliens dePudens Comme le souligne tregraves justement J-M Carrieacute lrsquoaccegraves agrave la proprieacuteteacute distinguefondamentalement le possessor du colonus et la condition de tenancier est eacuteconomiquement et154 laquo Nam illud quale quam non ferendum atque monstrigerum (hellip) quod plerique pauperculorum atque

miserorum spoliati resculis suis et exterminati agellis suis cum rem amiserint amissarum tamen rerum tributapatiuntur cum possessio ab his recesserit capitatio non recedit proprietatibus carent et uectigalibus obruuntur Quis aestimare hoc malum possit Rebus eorum incubant peruasores et tributa miseri pro peruasoribus soluunt Post mortem patris nati obsequiis iuris sui agellos non habent et agrorum muniis enecantur raquo (VIII 41-43) Latraduction est drsquoA Chastagnol (1976 p 177)

155 laquo Ac sicut solent aut hi qui hostium terrore compulsi ad castella se conferunt aut hi qui perdito ingenuaeincolumitatis statu ad asylum aliquod desperatione confugiunt ita et isti quia tueri amplius uel sedem ueldignitatem suorum natalium non queunt iugo se inquilinae abiectionis addicunt in hanc necessitatem redacti utextorres non facultatis tantum sed etiam condicionis suae atque exulantes non a rebus tantum suis sed etiam a seipsis ac perdentes secum omnia sua et rerum proprietate careant et ius libertatis amittant raquo (V VIII 44) Latraduction est drsquoA Chastagnol (1976 p 178)

156 La lettre 19 du livre V est dateacutee drsquoavant 469157 laquo Sub condicione concedo si stupratorem pro domino iam patronus originali soluas inquilinatu Mulier autem

illa iam libera est quae tum demum uidebitur non ludibrio addicta sed assumpta coniugio si reus noster proquo precaris mox cliens factus e tributario plebeiam potius incipiat habere personam quam colonariam raquo(Sidoine Apollinaire Epistulae V 19)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 196

socialement suffisamment laquo abjecte raquo pour qursquoil ne soit pas neacutecessaire de lui donnerhistoriquement un statut juridique eacutequivalent agrave celui de lrsquoesclave 158

Salvien deacutecrit avec les mecircmes mots un parcours inverse de celui souhaiteacute par SidoineApollinaire pour le tenancier de Pudens En perdant leur possessio fut-elle de tregraves petite tailleles petits proprieacutetaires sur le sort desquels il srsquoapitoie deviennent des inquilini des coloni desextranei Et Salvien clocirct sa parabole en constatant que ces hommes libres ont eacuteteacute transformeacutesen esclaves 159 Bien sucircr son propos le pousse agrave lrsquoexageacuteration Mais son discours nrsquoen fournitpas moins quelques clefs de compreacutehension de ce processus de deacutegradation Il trouve sonorigine dans une modification radicale de ce que P Brown appelle les laquo styles drsquoeacutechangessociaux raquo 160 Les meacutecanismes qui garantissaient jusqursquoalors lrsquoefficience des contre-pouvoirsune possible redistribution de la richesse et une relative mobiliteacute sociale ne fonctionnentplus 161 Les curiales les plus faibles sont devenus une proie pour ceux dont lrsquoambition et lapuissance ne connaissent plus de limite Salvien deacutecrit ce basculement cette eacutepoque au coursde laquelle la possessio est devenue un privilegravege reacuteserveacute agrave une eacutelite de plus en plus restreinte 162Son discours permet drsquoentrevoir ce que pouvait ecirctre la composition de la socieacuteteacute rurale gallo-romaine avant ce bouleversement Il dessine avec netteteacute les contours des grandes cateacutegoriesdont elle eacutetait constitueacutee

Tout en haut de lrsquoeacutechelle on trouve les curiales les plus riches et juste en-dessous ungroupe de petits proprieacutetaires qui satisfont agrave peine les critegraveres de richesse de cette classe ou dumoins qui ont suffisamment de biens fonciers pour pouvoir espeacuterer y acceacuteder un jour Plusbas on rencontre la grande masse des exploitants Certains ont la chance de posseacuteder unepartie des terres qursquoils exploitent drsquoautres ne sont que tenanciers mais sur des surfacessuffisantes pour satisfaire les besoins alimentaires de leurs familles En-dessous encore vivotetout un petit monde qui par manque de terre est obligeacute de trouver ailleurs le compleacutement derevenus qui lui eacutevite la mendiciteacute Enfin il y a tous ceux qui nrsquoont pour seule ressource que devendre leurs bras pour gagner leur maigre pitance Ces deux derniegraveres cateacutegories alimentent unreacuteservoir de main-drsquoœuvre que mettent agrave profit les exploitants qui disposent drsquoassez deressources pour louer leurs services 163 Ce sont les operarii 164 les mercennarii 165 ou lesfabri 166 des Agronomes 167

En srsquoinspirant du mode de repreacutesentation choisi par Fr Jacques 168 pour scheacutematiser lastratification de la socieacuteteacute romaine on peut proposer agrave titre drsquohypothegravese un graphiquesimilaire mais dans lequel la distinction entre possessores et tenanciers serait plus nette(Planche 23) Les proportions relatives des diffeacuterentes cateacutegories sont tregraves conjecturales et il estfort probable qursquoelles aient eacutevolueacute durant lrsquoAntiquiteacute Ainsi lrsquoexpansion sans preacuteceacutedent delrsquoeacuteconomie agraire durant les deux premiers siegravecles de lrsquoEmpire a sans doute favoriseacutelrsquoeacutemergence drsquoune classe de petit proprieacutetaires Mais contrairement agrave ce qui a eacuteteacute affirmeacute parle passeacute le texte de Salvien montre bien qursquoil nrsquoont pas complegravetement disparu par la suite158 Carrieacute 1983 p 222-224159 laquo Nam quos suscipiunt ut extraneos et alienos incipiunt habere quasi proprios quos esse constat ingenuos

uertuntur in seruos raquo (Salvien De gub Dei V IX 45)160 Brown 1983 p 17161 Brown 1983 p 97162 Wickham 1984 p 17163 Veyne 2001 p III-IV164 Caton De agr 145 1165 Varron Res rust I 17 2166 Varron Res rust I 16 4167 Dumont 1999168 Jacques Scheid 1992 p 312

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 197

Neacuteanmoins la documentation manque pour saisir dans le deacutetail la complexiteacute de cestransformations

Lrsquoarcheacuteologie et lrsquoeacutepigraphie apportent de nombreuses informations sur le comportementsocial et eacuteconomique des eacutelites dans les campagnes 169 Mais ces deux disciplines ne permettentpas drsquoappreacutehender dans le deacutetail le statut de la grande masse des exploitants Les fouilles et lesprospections reacutealiseacutees depuis une vingtaine drsquoanneacutees ne srsquointeacuteressent plus uniquement aux villaeligles plus importantes et ont assureacutement apporteacute eacutenormeacutement de donneacutees sur les sites plusmodestes Mais comment distinguer parmi toutes ces exploitations agricoles celles quiappartiennent agrave des petits proprieacutetaires et celles qui sont aux mains de tenanciers Cetteincapaciteacute insurpassable de lrsquoarcheacuteologie agrave documenter le reacutegime agraire des eacutetablissementsqursquoelle eacutetudie a suffisamment eacuteteacute souligneacutee pour qursquoil ne soit pas utile de lrsquoexposer unenouvelle fois 170

Le passage de Salvien commenteacute plus haut fournit une nouvelle occasion drsquoen prendreconscience En tregraves peu de temps certains des petits proprieacutetaires de Salvien sont devenus lestenanciers des terres qursquoils posseacutedaient Leur statut social en a eacuteteacute profondeacutement bouleverseacutemais il est agrave peu pregraves certain qursquoils ont continueacute agrave mettre en œuvre le mecircme systegraveme agrairedans les mecircmes bacirctiments et avec les mecircmes outils Il est possible que par la suite sous lepoids des preacutelegravevements exigeacutes par le nouveau proprieacutetaire leur situation eacuteconomique sedeacutegrade et les oblige par exemple agrave quitter le bacirctiment reacutesidentiel construit en pierres pourune maison agrave poteaux de bois Mais comment distinguer cette infortune mateacuterielle de celledrsquoun petit proprieacutetaire qui aurait agrave faire face agrave des difficulteacutes eacuteconomiques similaires Pourtenter de cerner la complexiteacute de ce problegraveme il faudrait tout drsquoabord se demander en quoi lefermage serait eacuteconomiquement moins inteacuteressant pour lrsquoexploitant

Lrsquoagriculture de tenureLe fermage deacutesigne un mode de faire-valoir par lequel un proprieacutetaire autorise lrsquoexploitationagricole de ses biens fonciers en eacutechange drsquoune contribution qui peut prendre des formes tregravesdiffeacuterentes Le tenancier est alors lieacute agrave son proprieacutetaire par une relation qui deacutepend du degreacutedrsquointervention du second dans la gestion de lrsquoexploitation Lorsque le tenancier reccediloit par unbail de longue dureacutee la libre disposition de terres contre une redevance fixe payable en espegravecesou en nature il dispose drsquoune autonomie tregraves proche de celle drsquoun proprieacutetaire Le fermier nelui verse finalement que le loyer de la terre Agrave lrsquoinverse le proprieacutetaire peut imposer des faccedilonsculturales mettre agrave la disposition du tenancier une partie de lrsquooutillage lui fournir dessemences et partager les risques de lrsquoexploitation en eacutechange drsquoune quote-part de la reacutecolte Lebeacuteneacutefice du tenancier est alors souvent reacuteduit au minimum vital et sa capaciteacute agrave investir et agraveinnover limiteacutee agrave tregraves peu de choses Entre ces deux situations extrecircmes les rapports sociaux eteacuteconomiques qui unissent le fermier agrave son proprieacutetaire varient agrave lrsquoinfini 171

Il nrsquoen est pas autrement dans lrsquoAntiquiteacute 172 Ainsi par exemple les domaines de la respriuata peuvent ecirctre loueacutes par le biais de baux perpeacutetuels Le locataire doit apporter les preuvesde sa solvabiliteacute et de sa capaciteacute agrave exploiter les terres et verse en eacutechange un canon Consideacutereacutecomme un dominus il peut transmettre ce bien agrave ses heacuteritiers ou le ceacuteder mais agrave condition degarantir le versement de la pensio 173 Agrave lrsquoopposeacutee les dispositions des contrats de meacutetayage

169 Daubigney Favory 1974 Feacutevrier 1981 Balmelle Van Ossel 2001170 Garnsey 1979 p 4171 Badouin 1971 p 44-46172 Garnsey 1980 p 34 Lo Cascio 1993 p 297173 Le ius perpetum est en vigueur sur les terres des citeacutes depuis le IIe s pC Il a eacuteteacute eacutetendu aux domaines

impeacuteriaux par Valentinien Ier (Delmaire 1989 p 666-668)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 198

montrent une forte sujeacutetion du tenancier Il est responsable de lrsquoinstrumentum mis agrave sadisposition et doit au maicirctre des prestations deacutefinies par les nombreux usages locaux 174 EnAfrique en plus de redevances en nature ils pouvaient ecirctre astreints agrave des journeacutees de travail(operaelig) sur le domaine Dans le saltus Burunitanus par exemple ils devaient participer sixjours par an aux labours au sarclage et agrave la moisson 175 Cet apport peut paraicirctre deacuterisoiremais il est exigeacute agrave un moment ougrave toute la main-drsquoœuvre agricole est tregraves occupeacutee Il eacutevite doncau proprieacutetaire la location au prix fort de bras peu disponibles

En conseacutequence le rapport entre le beacuteneacutefice tireacute drsquoune exploitation et le loyer de la terreverseacute par un fermier ou la valeur de la quote-part due par un meacutetayer est extrecircmementvariable et donc tregraves difficile agrave appreacutehender Rares sont les sources qui livrent suffisamment dedonneacutees pour en proposer une estimation Sur les domaines africains les tenanciers devaient agravepeu pregraves le tiers de la reacutecolte mais la valeur globale des diffeacuterentes prestations qursquoils devaientest difficile agrave eacutevaluer Comme souvent les informations les plus complegravetes et les plus preacutecisesproviennent de la documentation papyrologique eacutegyptienne

Agrave partir drsquoun examen attentif des formes de la production et drsquoune analyse fine desdispositions des contrats de location de la terre J-M Carrieacute a pu suivre pour une longuedureacutee lrsquoeacutevolution des loyers verseacutes par les tenanciers et finalement la part qursquoil leur restait apregravesleur paiement Il montre ainsi que durant les six premiers siegravecles de notre egravere le loyer de laterre toujours verseacute en nature quand il srsquoagit de ceacutereacutealiculture correspond agrave six ou sept artabesde bleacute par aroure soit de 84 hlha agrave 98 hlha par hectare 176 En Eacutegypte la terre produitenviron onze artabes de bleacute par aroure pour un ensemencement de un artabe par aroure Lasemence eacutetant agrave la charge du tenancier sa redevance repreacutesente entre 54 et 63 de saproduction totale Le volume de ceacutereacuteales dont dispose le tenancier apregraves le paiement de sonloyer et la deacuteduction de la semence varie donc entre 56 hlha et 7 hlha

Bilan du locataireen artabe par aroure

Bilan du locataireen hl par ha

Ratio du loyerpar rapport au produit

Haut-Empireloyerproduitrevenu net

6 agrave 7114 agrave 5

84 agrave 9815556 agrave 7

de 54 agrave 63

Bas-Empireloyerproduitrevenu net

6115

841557

54

Tableau 11 Loyers et revenus des locataires dans lrsquoEacutegypte romano-byzantine drsquoapregraves Carrieacute 1997 tableau 2

J-M Carrieacute estime qursquoune famille a besoin de cultiver environ 125 aroures de bleacute (34 ha)pour se nourrir agrave lrsquoanneacutee 177 Il pense que le prix de la terre ne lui permet pas de deacutegagersuffisamment de revenu pour se porter acqueacutereur drsquoune parcelle En effet lrsquoachat drsquoune arourelui aurait demandeacute drsquoen louer six agrave sept de plus que les 125 neacutecessaires agrave sa subsistance Seuleles rares familles cultivant au moins 20 aroures (55 ha) peuvent espeacuterer devenirprogressivement proprieacutetaires des terres qursquoelles exploitent 178 Il oppose cette situation agrave celledu petit proprieacutetaire qui mecircme en acquittant lrsquoimpocirct foncier peut subvenir aux besoins vitaux

174 Veyne 1981 p 8 et 16175 Kolendo 1991 p 55-60176 Carrieacute 1997 p 127 Dans son estimation la valeur de lrsquoaroure est fixeacutee agrave 02756 ha celle de lrsquoartabe agrave

3878 litres et la masse volumique du bleacute agrave 7806 kghl (1997 note 6)177 Carrieacute 1997 p 138 Il eacutevalue agrave 87 artabes de bleacute (337 hl) la ration annuelle drsquoun laquo adulte travaillant raquo Si

lrsquoon reprend lrsquoestimation proposeacutee ici drsquoune consommation familiale annuelle de 23 hl on obtient unesurface minimale comprise entre 32 ha et 4 ha

178 Carrieacute 1997 p 134

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 199

de sa famille avec seulement six aroures de bleacute (16 ha) La production drsquoun surplus mecircmemodeste lui offre ainsi la possibiliteacute drsquoacheter de nouvelles terres et drsquoaccroicirctre graduellementson capital 179

Pour novatrices et suggestives qursquoelles soient ces donneacutees peuvent difficilement ecirctreappliqueacutees sans reacuteserve agrave drsquoautres environnements eacuteconomiques que celui de lrsquoEacutegypte qui agravemaints eacutegards preacutesente de nombreuses speacutecificiteacutes Il faut admettre toutefois que leslaquo niveaux et [les] modes drsquoaccumulation du capital agraire raquo 180 mis en eacutevidence par J-M Carrieacute ne sont pas sans eacutevoquer la hieacuterarchisation sociale de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine telle qursquoelle est deacutevoileacutee par le De gubernatione Dei de Salvien Il est donc fortprobable que les tenanciers gallo-romains comme leurs homologues eacutegyptiens italiens etafricains vivent dans un eacutetat de sujeacutetion eacuteconomique important qui srsquoexprime sans doute parle niveau eacuteleveacute de redevance qursquoils doivent agrave leur possessor Agrave cela srsquoajoute peut-ecirctre des formesde deacutependance sociale propres agrave la Gaule

En effet Strabon Diodore Cesar Varron et surtout Tacite 181 rapportent lrsquoexistence enGaule avant la conquecircte de rapports de subordination entre les populations rurales et lesmembres de lrsquoaristocratie et de la preacutesence drsquoindividus dont le statut juridique pourraitsrsquoapparenter agrave celui des esclaves et des affranchis 182 Il est difficile de deacutefinir ce que recouvrentexactement les situations mentionneacutees par ces auteurs et encore plus deacutelicat de deacuteterminercomment elles se sont transformeacutees apregraves la conquecircte Au Ve s comme lrsquoattestent les Epistulaeligil est vrai que Sidoine Apollinaire dispose drsquoune emprise consideacuterable sur ses tenanciers et lanombreuse clientegravele qui gravite autour de lui 183 Mais ce pouvoir est-il si diffeacuterent de celuiqursquoexercent sur les populations rurales dans drsquoautres provinces des personnages de rangs aussiimportants Rien ne permet de le supposer En lrsquoabsence de preuve tangible mais sans eacutecartercomplegravetement lrsquohypothegravese selon laquelle des formes de relations sociales speacutecifiques auraientpu survivre en Gaule apregraves la conquecircte on peut donc postuler que les tenanciers gallo-romainsentretenaient avec leur possessor des relations eacuteconomiques qui nrsquoeacutetaient pas fondamentalementdiffeacuterentes de celles documenteacutees par les inscriptions africaines les sources papyrologiques et lalitteacuterature agronomique

Le lecteur lrsquoaura compris Crsquoest dans cette cateacutegorie socio-eacuteconomique que lrsquoon serait enclinagrave placer la famille type eacutetudieacutee dans la premiegravere partie de ce chapitre et pour deux raisonsTout drsquoabord lrsquoaccegraves agrave la proprieacuteteacute eacutetant limiteacute il est raisonnable de supposer que les petitesexploitations pratiquent plutocirct une agriculture de tenure Ensuite agrave chaque fois qursquoil a falluchoisir entre diffeacuterentes situations eacuteconomiques il a eacuteteacute deacutecideacute de retenir par principe la plusdeacutefavorable pour la famille type On consideacuterera donc que les 8 ha agrave 10 ha qursquoelle cultive sontloueacutes et qursquoelle verse agrave leur proprieacutetaire une contribution repreacutesentant la moitieacute de la reacutecolteLrsquoassiette de ce preacutelegravevement repose neacutecessairement sur la totaliteacute des terres exploiteacutees jachegravereset prairies comprises On peut convenir que ce reacutegime agraire impose au tenancier de disposertregraves approximativement drsquoune surface double de celle qui lui est neacutecessaire pour assurer lasubsistance de sa famille La surface dont il a besoin serait donc finalement comprise entre17 ha et 22 ha (tableaux ci-dessous et Planche 24)

179 laquo La loi des chiffres deacutelimite donc une classe tregraves reacuteduite de tenanciers qui pouvaient se haussergraduellement au rang de proprieacutetaires exploitants et une classe plus large de moyens proprieacutetaires dont lesachats de terre auraient un effet cumulatif autorisant une progression geacuteomeacutetrique raquo (Carrieacute 1997 p 134)

180 Carrieacute 1997 p 140181 Germania XXIV XXV182 Daubigney 1979183 Garnsey 1996 p 95

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 200

Surface emblaveacutee Surface en jachegravere Surface en prairie Surface totale cultiveacuteede 8 ha agrave 10 ha de 8 ha agrave 10 ha de 1 ha agrave 2 ha de 17 ha agrave 22 ha

Tableau 12 Configuration de lrsquoexploitation theacuteorique

Ration annuelle Volume total produit Poids total produit

Bleacutes nus 23 hl 574 hl 4 312 kg

Bleacutes vecirctus 49 hl 1306 hl 5 880 kg

Tableau 13 Estimation des quantiteacutes de ceacutereacuteales produites

Le mode drsquoeacutelaboration de cette estimation lui confegravere sans doute une valeur maximale Encompleacutetant son alimentation avec des leacutegumineuses et quelques denreacutees animales avec demeilleurs rendements en diminuant la surface de la jachegravere en utilisant plus de fumures eneacutetant proprieacutetaire drsquoune partie de ses terres la famille type peut produire sa pitance encultivant une surface beaucoup plus restreinte Encore une fois lrsquoobjectif de cette analysequantitative nrsquoeacutetait pas de deacuteterminer la superficie et lrsquoeacutequipement drsquoune exploitationmoyenne ce qui nrsquoa pas beaucoup de sens relativement agrave la varieacuteteacute des systegravemes agraires maisdrsquoappreacutecier les conditions drsquoexistence drsquoune agriculture de subsistance agrave lrsquoeacutepoque gallo-romaine Cet exercice theacuteorique eacutetant alleacute au bout de sa logique il est indispensable drsquoeacutevaluermaintenant sa valeur heuristique en confrontant les reacutefeacuterences recueillies au reacuteel ou plusexactement aux donneacutees disponibles sur les installations agricoles qui pourraient pratiquer cetype drsquoeacuteconomie

II Histoire et archeacuteologie de lrsquoexploitation familiale

Le bilan historiographique esquisseacute dans les chapitres preacuteceacutedents a mis en eacutevidence le faibleinteacuterecirct des recherches historiques et archeacuteologiques pour la petite exploitation familiale Sansreprendre toutes les explications deacutejagrave exposeacutees il a eacuteteacute montreacute que depuis le XVIIIe slrsquoattention exclusive porteacutee agrave la villa a conduit une grande partie de la critique agrave consideacutererqursquoelle eacutetait lrsquoinstrument unique de la mise en valeur et de lrsquoexploitation des terroirs Cepreacutejugeacute trouve principalement son origine dans une lecture partielle des sources agronomiquesqui elles mecircmes envisagent essentiellement le point de vue du proprieacutetaire 184 En effet lesAgronomes ne srsquointeacuteressent pas directement agrave la petite exploitation familiale mais lrsquoenvisagentle plus souvent comme un preacutecieux gisement de main-drsquoœuvre 185 En ce qui concerne plusspeacutecifiquement lrsquoeacuteconomie agraire de la Gaule il est apparu que la place donneacutee agrave la villaproceacutedait drsquoune appreacutehension tregraves ideacuteologique de la laquo romanisation raquo et de ses conseacutequencesdans les campagnes

Au deacutebut des anneacutees 1980 agrave la suite drsquoune critique de la validiteacute du concept de laquo mode deproduction esclavagiste raquo qui nrsquoa pas eacuteteacute examineacute ici 186 plusieurs historiens sans nierlrsquoimportance du grand domaine ont souligneacute que lrsquointeacuterecirct parfois absolu que lui portaitlrsquohistoriographie classique et marxiste empecircchait de prendre conscience de lrsquoexistence drsquouneplegravebe rurale nombreuse composeacutee de petits proprieacutetaires et de tenanciers Renversant laperspective traditionnelle J Evans a mecircme soutenu que lrsquoeacutecrasante majoriteacute de la population

184 Garnsey 1979 p 2 Veyne 2001 p IX185 Nicolet 1988 p 133186 Andreau 1999 p 104-105

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 201

rurale tirait sa subsistance directement de son travail 187 Fortement influenceacutee par les ideacutees deM I Finley sur la nature archaiumlque de lrsquoeacuteconomie agraire cette laquo plegravebe rurale raquo est souventpreacutesenteacutee sous un jour miseacuterabiliste Elle pratique une agriculture drsquoauto-suffisance qui la tienten dehors des circuits eacuteconomiques et lui interdit lrsquoaccegraves agrave la monnaie 188

Drsquoautres comme P Garnsey insistent davantage sur les compleacutementariteacutes et les eacutechangesqui lient ces deux types drsquoeacuteconomie Ils soulignent combien les grandes exploitations avaientbesoin de recourir agrave la main-drsquoœuvre laquo libre raquo pour assurer certaines tacircches saisonniegraveres ou desmissions qui ne pouvaient ecirctre confieacutees aux esclaves 189 En France agrave la mecircme eacutepoqueM Corbier deacuteveloppe un argumentaire similaire Elle srsquoappuie notamment sur les travaux deW Kula dont elle ne pouvait pas savoir qursquoils eacutetaient eux-mecircmes tregraves influenceacutes par ceux de AV Tchayanov pour montrer qursquoil existe agrave cocircteacute de lrsquoeacuteconomie de la villa une petite agriculturefamiliale qui fournit un travail salarieacute utiliseacute en compleacutement de la main-drsquoœuvre servile Ellesouligne avec justesse que la notion drsquoeacuteconomie paysanne permet de donner un sens agrave unecateacutegorie de petits eacutetablissements ruraux attesteacutes par lrsquoarcheacuteologie 190 Elle pense neacuteanmoinsque ces exploitations agricoles voueacutees agrave lrsquoautoconsommation sont aux marges des terroirsoccupeacutes par les villaelig Elles permettent ainsi la mise en valeur de terres moins fertiles ou situeacuteesagrave lrsquoeacutecart des centres de consommation Elle admet toutefois que dans certaines provincescomme lrsquoEacutegypte ou lrsquoAfrique lrsquoagriculture familiale de tenure peut constituer un secteurdynamique et efficace de lrsquoeacuteconomie agricole 191

Mais il revient agrave E M Wightman drsquoavoir deacutefini tregraves tocirct les termes du deacutebat relatif austatut et agrave lrsquoimportance relative des petits eacutetablissements ruraux Elle considegravere tout drsquoabordque la conception selon laquelle les campagnes de la Gaule seraient cultiveacutees uniquement pardes villaelig exploiteacutees en faire-valoir direct ou confieacutees agrave des tenanciers est trop restrictive Ellerappelle ensuite qursquoil existe drsquoautres formes drsquohabitats comme celles que lrsquoon trouve parexemple sur les sommets vosgiens en marge des terroirs occupeacutes par les villaelig Elle se demandedonc si ces modes drsquoexploitation ne correspondraient pas agrave des eacutetablissements non toucheacutes parla romanisation ou adapteacutes agrave des sols ingrats et des terrains plus difficilement cultivables Elleremarque toutefois que dans les grandes plaines de la Picardie prospecteacutees par R Agache ontrouve aussi entre les villaelig des sites plus petits 192 Posant lrsquohypothegravese que leurs occupants sontlocataires ou proprieacutetaires des finages relativement reacuteduits qursquoils exploitent elle estime qursquoilspourraient repreacutesenter une autre forme drsquoeacuteconomie agraire que celle pratiqueacutee par les villaelig 193

Cette proposition certes tregraves speacuteculative en son temps portait deux projets novateurs Uneremise en question radicale de lrsquoabsolue primauteacute accordeacutee agrave la villa et lrsquoencouragement agravecomprendre par lrsquoarcheacuteologie un type drsquoexploitation agraire tregraves peu documenteacute par les sourceshistoriques Las les archeacuteologues nrsquoont poursuivi aucune de ces deux pistes de recherche et187 laquo In every generation the overwhelming majority of the those who inhabited the imperium Romanum worked on

the land and derived their sustenance directly from it The notion is commonplace and scarcely admits of debatebut its implications for long have suffered unwarranted neglect raquo (Evans 1981 p 428) Sur le deacutesinteacuterecirct delrsquohistoriographie pour la plegravebe rurale Evans 1980 p 19

188 Hopkins 1980 p 104189 laquo What emerges very clearly from the writers on agriculture and has not been brought out by their interpreters is

the essential part played by free labour in the economy of the slave-estate [hellip] But it can be said with confidencethat hired workers formed a significant part of the total supply of labour raquo (Garnsey 1980 p 42)

190 Corbier 1980 p 76 et 99 1981 p 11 et 14191 Corbier 1981 p 26-27192 Wightman 1975 p 645-649193 laquo Although allowance must be made for the incompleteness of our information the most reasonable conclusion is

that there were settlements of non-villa type among the villas yet probably very closely linked to them in terms ofthe labour force If we could go a step further and suppose that the inhabitants of such settlements might rent orown small plots of land in addition we would have identified an element of small-holders which so far has beenlacking in the Gaulish scene raquo (Wightman 1975 p 650)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 202

plusieurs historiens ont fini par conclure que lrsquoeacuteconomie de la famille paysanne eacutetaitdeacutefinitivement invisible 194

Agrave de rares exceptions pregraves les archeacuteologues ont donc continueacute de penser que leseacutetablissements agricoles de la Gaule se reacutepartissent fondamentalement en deux grandes classes les villaelig et tous les autres sites deacutefinis neacutegativement comme ne ressortant pas de cette premiegraverecateacutegorie Ainsi R Agache agrave partir de critegraveres purement formels regroupe dans un mecircmeensemble indiffeacuterencieacute les laquo uniteacutes secondaires de production raquo les laquo loci raquo et les laquo fermesindigegravenes raquo en voie de romanisation 195 Consideacuterant par principe que la villa est lrsquoinstrumentquasi exclusif de lrsquoexploitation des sols il estime que tous les autres sites qui ne preacutesentent passes caractegraveres distinctifs sont soit des annexes agricoles soit des eacutetablissements non romaniseacutesqui occupent les marges des terroirs les plus riches 196 Parfois la critique reconnaicirct agrave certainsde ces petits sites une capaciteacute productive speacutecifique Mais elle considegravere alors que leur tailleleur interdit toute indeacutependance et les place neacutecessairement dans la mouvance des villaelig dont ilsne peuvent ecirctre que deacutependants 197

Progressivement agrave la faveur de campagnes de prospections de plus en plus fines et defouilles plus extensives les donneacutees recueillies ont fait apparaicirctre le caractegravere reacuteducteur de cettedichotomie Au sein des terroirs les mieux appreacutehendeacutes la part prise par les eacutetablissements lesplus modestes srsquoest aveacutereacutee beaucoup plus importante que ce qui eacutetait admis jusqursquoalors Pourautant lrsquoanalyse archeacuteologique eacuteprouve toujours des difficulteacutes pour appreacutehender la fonctioneacuteconomique et la grande varieacuteteacute morphologique de ces sites Ainsi on peut noter qursquoilsconstituent presque la moitieacute du corpus reacuteuni dans le cadre du projet Archaeomedes 198 et queles outils typologiques et statistiques mis en œuvre dans ce programme les classent dans descateacutegories aux contours parfois un peu flous

1 Annexes agraires et habitats deacutependants

Cette critique est bien sucircr tregraves injuste car elle ne porte que sur une eacutetape limiteacutee du processusde recherche et drsquoeacutetude initieacute et conduit jusqursquoagrave son terme par les eacutequipes drsquoArchaeomedes Agravetout le moins elle devrait ecirctre tempeacutereacutee par une preacutesentation complegravete des apportsdeacuteterminants de ce programme pour la connaissance des campagnes gallo-romaines et plusgeacuteneacuteralement pour lrsquoanalyse archeacuteologique de lrsquoespace Le manque de place impose la partialiteacuteet oblige agrave nrsquoexposer dans ce meacutemoire que les eacuteleacutements neacutecessaires agrave la preacutesente discussion surla nature et la fonction des petites exploitations agricoles

Forceacute agrave un laconisme extrecircme on se contentera donc de rappeler que le programmeArchaeomedes srsquoest inteacuteresseacute agrave lrsquoeacutevolution de lrsquoenvironnement et du peuplement pendant lapeacuteriode antique dans la basse et la moyenne valleacutee du Rhocircne agrave travers huit reacutegionslaquo eacutechantillons raquo Lrsquoanalyse de lrsquooccupation des sols a porteacute sur un corpus de 934 eacutetablissements194 laquo The rural world in its entirety remains largely hidden in the dark except for the estates of the wealthy From the

point of view of the authors who provide most of our knowledge on rural matters transportation day-labourerstenants and the like were interesting only in so far as they related to their own estates Moreover this aspect of theeconomy of rural life is also archaeologically invisible raquo (Erdkamp 1999 p 572)

195 Cf supra chapitre III p 147196 Cette position reste partageacutee par de nombreux archeacuteologues laquo On sait aujourdrsquohui que la quasi-totaliteacute du

territoire eacutetait couverte de grandes exploitations agricoles isoleacutees que lrsquoon appelle des villaelig On en comptepregraves drsquoun millier pour le seul deacutepartement de la Somme Les fouilles reacutecentes montrent pourtant qursquoil fautmultiplier ce chiffre par deux ou trois pour approcher le nombre total des eacutetablissements susceptibles drsquoecirctreappeleacutes villaelig raquo (Bayard 1997 p 210)

197 laquo Le caractegravere de modestie de ces eacutetablissements ruraux antiques donne lrsquoideacutee drsquoune subordination ilssemblent avoir eacuteteacute moins le centre de domaines autonomes que des uniteacutes drsquoexploitation au sein drsquoundomaine plus vaste raquo (Burnand 1975 p 193)

198 La direction de ce projet a eacuteteacute assureacutee par Franccedilois Favory Jean-Luc Fiches Jean-Jacques Girardot et Sandervan Der Leeuw

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 203

ruraux essentiellement appreacutehendeacutes par la prospection terrestre Les informations recueilliesont eacuteteacute classeacutees en fonction de sept critegraveres Une analyse statistique de ces donneacutees a montreacuteque seuls quatre descripteurs eacutetaient efficients la superficie des sites la qualiteacute des mateacuteriauxde construction la nature du mobilier et la chronologie de lrsquooccupation 199 Par rapport auxtravaux de R Agache preacutesenteacutes plus haut il faut noter que ces deux derniers critegraveresenrichissent consideacuterablement lrsquoeacutetude du peuplement En revanche les participants auprogramme Archaeomedes disposent de tregraves peu de plans permettant de comprendrelrsquoorganisation interne des eacutetablissements Les auteurs de la publication reconnaissent que cettelacune rend lrsquoidentification de certains sites deacutelicate Ainsi les seules donneacutees de la prospectionne permettent pas toujours de distinguer une grosse villa drsquoune agglomeacuteration 200

Le traitement statistique de toutes les informations disponibles pour les sites des huitreacutegions a conduit agrave lrsquoeacutelaboration drsquoune typologie comprenant onze classes ndash Classe A Elle regroupe les sites de petites tailles et agrave courte dureacutee drsquoexistencemajoritairement fondeacutes au Ier s aC ou au Ier s pC Selon les auteurs ils correspondent agrave unlaquo groupe drsquoinstallations agraires geacuteneacuteralement deacutemunies de toute fonction drsquohabitat etparticipant agrave lrsquoeacutequipement technique du front de conquecircte agricole raquo 201 ndash Classe B Cette classe est tregraves heacuteteacuterogegravene dans sa composition Les eacutetablissements sont detailles tregraves variables 202 Ils sont fondeacutes dans le courant du premier siegravecle avant ou apregraves lechangement drsquoegravere et se distinguent des preacuteceacutedents par lrsquoexistence drsquoune occupation anteacuterieurePlusieurs de ces sites ont eacuteteacute fouilleacutes il srsquoagit agrave la fois drsquoeacutetablissements dans lesquelles lesinstallations agricoles occupent une place preacutepondeacuterante et drsquohabitats disposant drsquoun secteurreacutesidentiel pouvant mecircme comporter un hypocauste ndash Classe C Les habitats relevant de cette cateacutegorie sont tous de petites tailles de fondationpreacutecoce et de dureacutee de vie limiteacutee Construits principalement en mateacuteriaux peacuterissables ilscorrespondent agrave de laquo modestes fermes de facture indigegravene raquo 203 ou agrave des installations agricolesponctuelles et preacutecaires ndash Classe D Ces sites sont tregraves proches de ceux des classes A et C et ne srsquoen distinguent que parlrsquoabsence drsquooccupation anteacuterieure ndash Classe E Proches par la taille et le mode de construction des sites de la classe B ceseacutetablissements se caracteacuterisent par une plus longue dureacutee drsquooccupation Ils pourraientcorrespondre agrave des petites fermes exploiteacutees en faire-valoir direct 204 ndash Classe F Les eacutetablissements de cette classe ont les mecircmes caracteacuteristiques que ceux des classesA et C mais sont fondeacutes agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute et ont une dureacutee drsquooccupation assez bregraveveComme les habitats des classes A et C ils pourraient srsquoagir drsquoannexes lieacutees agrave la conquecircte ou agravela reconquecircte drsquoespaces agraires durant lrsquoAntiquiteacute tardive

199 Leeuw Favory Fiches 2003 p 219 Le chapitre sur la laquo typologie archeacuteologique de lrsquohabitat rural raquo (p 201-238) a eacuteteacute eacutecrit par Fr Favory J-J Girardot et Cl Raynaud

200 laquo Ces exemples mettent en exergue lrsquoambiguiumlteacute des indices de surface pour lrsquoidentification de formesdrsquohabitat antinomiques domaine et agglomeacuteration que seule la fouille ou la reacuteveacutelation aeacuterienne permet parlrsquoanalyse du plan de deacutepartager au sein de cette classe raquo (Leeuw Favory Fiches 2003 p 234)

201 Leeuw Favory Fiches 2003 p 225202 22 de ces sites ont une superficie comprise en 1 ha et 2 ha et pour 9 drsquoentre eux les vestiges aux sols

occupent mecircme une surface supeacuterieure agrave 2 ha (Leeuw Favory Fiches 2003 p 225)203 Leeuw Favory Fiches 2003 p 228204 laquo Eacutetroitement lieacute aux fonctions productives ce type de ferme pourrait exprimer un mode drsquoexploitation

paysan en faire-valoir direct si lrsquoon en croit lrsquoeacutequilibre observeacute dans la deacutevolution de lrsquoespace ougrave les piegravecesdrsquohabitation font jeu eacutegal avec les espaces de travail raquo (Leeuw Favory Fiches 2003 p 225)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 204

ndash Classe G Comme les preacuteceacutedents ces sites sont fondeacutes agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute mais ont unelongeacuteviteacute plus importante Il pourrait srsquoagir de modestes fermes proches de celles de la classe Eou de reacuteoccupations aux IVe ou Ve s drsquoeacutetablissements plus anciens Dans ce derniers casplutocirct que de les consideacuterer comme des laquo squatts raquo les auteurs seraient tenteacutes de penser qursquoilsteacutemoignent laquo de la mise en place drsquoun nouvel eacutequipement agraire raquo 205 Ils deacutependraient dansce cas de villaelig se deacuteveloppant et absorbant les fundi voisins ndash Classes H I J et K Ces quatre classes regroupent les villaelig en fonction de leur importance etde leur date de fondation La derniegravere classe rassemble les sites les plus importants dont sansdoute quelques agglomeacuterationsLe tableau ci-dessous preacutesente la quantiteacute et la proportion de sites de chacune des onze classesdeacutefinies par lrsquoanalyse multivarieacutee

Classe Nombre ProportionA 202 22 B 67 7 C 34 4 D 154 16

Classe Nombre ProportionE 125 13 F 75 8 G 85 9 H 75 8

Classe Nombre ProportionI 66 7 J 42 4 K 22 2

Tableau 14 Quantiteacutes et proportions des sites du corpus drsquoArchaeomedes en fonction des classes

Examinant drsquoun point de vue historique et archeacuteologique ces reacutesultats les auteursproposent drsquointerpreacuteter les sites des classes A B D F et G comme des laquo annexes agraires raquo etdes habitats laquo deacutependants raquo les sites des classes H agrave K comme des villaelig et des eacutetablissementsmajeurs et les sites de la classe E comme des laquo fermes paysannes raquo jouant un rocircle intermeacutediaireentre les deux grands types fonctionnels preacuteceacutedents 206 Les annexes agraires et les habitatslaquo deacutependants raquo des classes A B D F et G repreacutesentent donc 66 de lrsquoensemble des sites ducorpus Cette valeur doit toutefois ecirctre interpreacuteteacutee avec preacutecaution car ces cinq classesreacuteunissent des eacutetablissements qui ne sont pas tous occupeacutes en mecircme temps Neacuteanmoins onpeut remarquer que la proportion de villaelig dans cet ensemble est relativement faible etfinalement tout agrave fait comparable aux reacutesultats obtenus par R Agache en Picardie

Annexes agraires ethabitats laquo deacutependants raquoClasses A B C D F G

66

laquo Fermes paysannes raquoClasse E 13

VillaeligClasses H I J K 21

Tableau 15 Annexes agraireshabitats laquo deacutependants raquo laquo fermes paysannes raquoet villaelig dans le corpus drsquoArchaeomedes

Petites substructionsgallo-romaines 54

Substructions ou aireshumiques drsquohabitats disparusprobablement gallo-romains

21

Villaelig 24

Tableau 16 Villaelig et annexes agricoles dans la zonetest de la feuille de Roye de lrsquoAtlas de R Agache

Cette comparaison nrsquoa pas drsquoautre finaliteacute heuristique que de souligner une faiblesse desrecherches meneacutees sur les eacutetablissements ruraux gallo-romains agrave partir essentiellement desreacutesultats de prospections Les protagonistes du projet Archaeomedes le reconnaissent drsquoailleurs205 Leeuw Favory Fiches 2003 p 231206 laquo Ce profil invite donc agrave assurer agrave la classe E une position meacutediane dans la hieacuterarchie du peuplement entre

les annexes agraires et les habitats deacutependants des classes A agrave D et F et les eacutetablissements majeurs des classesI agrave K raquo (Leeuw Favory Fiches 2003 p 229)

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bien volontiers et soulignent vingt-cinq ans apregraves la condamnation de la fouille parR Agache 207 que les laquo donneacutees de surface raquo ne permettent pas de comprendre lrsquoorganisationdes terroirs dans toute leur complexiteacute 208 Il nrsquoest donc pas excessif de remarquer que cesgrandes enquecirctes de terrain eacuteprouvent en geacuteneacuteral de grandes difficulteacutes agrave caracteacuteriser de faccedilonpertinente les eacutetablissements agricoles qui ne srsquoapparentent pas agrave des villaelig et que parconseacutequent elles donnent agrave ces derniegraveres une fonction preacutepondeacuterante voire exclusive danslrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie agraire

Ce choix est drsquoailleurs revendiqueacute par les protagonistes du programme Archaeomedes et ilsle justifient par une analyse historique du rocircle de la villa En effet ils estiment que les villaeligforment les principaux points drsquoancrage drsquoun reacuteseau de peuplement et drsquoexploitation de la terrestructurant et durable qui se met en place agrave partir du changement de lrsquoegravere Les sites de taillemodeste fondeacutes preacutecocement et de faible longeacuteviteacute des classes B C et D constituent enquelque sorte les laquo pseudopodes raquo de ces organismes plus importants Ils permettent aux villaeligde srsquoapproprier et de geacuterer les parties eacuteloigneacutees de leurs domaines et disparaissent une fois queles nœuds essentiels de cette trame se sont renforceacutes 209 Pour les auteurs ce scheacutema explicatifpourrait rendre aussi compte de la creacuteation durant lrsquoAntiquiteacute tardive des sites des classes F etG Ces laquo annexes agricoles raquo appartiendraient ainsi agrave un second laquo front pionnier raquo quiteacutemoignerait de la reacuteorganisation des terroirs agrave cette eacutepoque 210

Nul ne contestera la preacutecellence de la villa dans lrsquoorganisation sociale et eacuteconomique descampagnes gallo-romaines Et de faccedilon tout agrave fait novatrice les auteurs montrent avecbeaucoup de vraisemblance que le reacuteseau des villaelig et des eacutetablissements qui gravitent autourdrsquoelles srsquoest constitueacute selon des modaliteacutes qui varient drsquoune reacutegion agrave lrsquoautre Ils soulignent aussiavec force combien cette premiegravere phase drsquoexpansion est tributaire drsquoune eacuteconomie srsquoappuyantpour une large part sur des productions speacuteculatives principalement viticoles Enfin cetteperception dynamique de lrsquointeraction entre la villa et son environnement eacuteconomique lesamegravenent agrave proposer une nouvelle interpreacutetation de la reacutetraction de lrsquohabitat qursquoils considegraverentdavantage comme la manifestation drsquoune reacuteorganisation de lrsquoeacuteconomie agraire autour de pocirclesmoins nombreux mais plus solides 211

Neacuteanmoins on peut se demander pourquoi la place occupeacutee par les laquo fermes exploiteacutees enfaire-valoir direct raquo est aussi reacuteduite et surtout quelles sont les preuves archeacuteologiques quipermettent aux auteurs de consideacuterer que les deux tiers des sites du corpus sont des laquo annexesagricoles raquo ou des laquo eacutetablissements deacutependants raquo Rien ne permet de remettre en cause lesmeacutethodes qui ont preacutesideacute agrave la collecte des donneacutees de terrain ni la rigueur avec laquellelrsquoanalyse statistique a eacuteteacute conduite Cependant est-il leacutegitime de constituer une typologieglobale agrave partir drsquoun corpus qui reacuteunit des sites provenant drsquoentiteacutes reacutegionales aussi disparates Tout en appartenant agrave la mecircme cateacutegorie taxonomique deux eacutetablissements agricoles de taillemoyenne peuvent avoir des poids eacuteconomiques tregraves diffeacuterents selon qursquoils se trouvent au

207 Cf supra chapitre III p 143208 laquo Le deacuteveloppement et lrsquoaffirmation des meacutethodes de lrsquoarcheacuteologie spatiale si vivifiants qursquoils soient agrave lrsquoeacutegard

des eacutetudes de peuplement nrsquoont pas reacutesolu tous les problegravemes et ne doivent pas engendrer une foi absoluedans les donneacutees de surface Le risque demeure bien reacuteel de surinterpreacuteter de telles information tant lesprogregraves techniques conduisent parfois agrave penser que lrsquoon pourrait se passer de lrsquoexercice de la fouille raquo(Raynaud 2003 p 326)

209 Leeuw Favory Fiches 2003 p 309-310 Cette citation est tireacutee du chapitre de conclusion (p 301-321)reacutedigeacute par Fr Favory J-L Fiches et Cl Raynaud

210 Leeuw Favory Fiches 2003 p 230-231211 laquo Les tendances contradictoires qui se dessinent nous invitent plutocirct agrave envisager une crise affectant un

certain type de deacuteveloppement impulseacute par le mode de production impeacuterialo-esclavagiste du deacutebut duPrincipat sur le modegravele italien qursquoune deacutesertification des campagnes que rien nrsquoautorise agrave soutenir raquo(Leeuw Favory Fiches 2003 p 310)

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sommet ou dans la partie meacutediane de la hieacuterarchie des sites de leurs terroirs respectifs Certesplusieurs analyses comparatives des speacutecificiteacutes reacutegionales ont eacuteteacute entreprises Mais elles ont eacuteteacutereacutealiseacutees en grande partie agrave partir du reacutefeacuterentiel deacutefini pour lrsquoensemble du corpus ce qui faussesans doute la perspective de recherche Cette distortion est accentueacutee par lrsquointerpreacutetationeacuteconomique et fonctionnelle qui est proposeacutee pour certaines des cateacutegories retenues

Sans ecirctre hypercritique il faut bien reconnaicirctre que les critegraveres qui deacuteterminent les contoursde ces diffeacuterentes cateacutegories ne sont pas toujours drsquoune grande coheacuterence archeacuteologique et fontparfois appel agrave des reacutefeacuterences historiques deacuteduites drsquoune perception de lrsquoeacutevolution et delrsquoorganisation des campagnes qursquoil faudrait justement deacutemontrer Ainsi on ne comprend paspourquoi les sites de la classe B qui couvrent une superficie de plusieurs hectares ou disposentdrsquoinstallations de confort sont des habitats laquo deacutependants raquo alors que les laquo fermes paysannes raquo dela classe E ne le sont pas Le critegravere distinctif semble reacutesider dans la dureacutee drsquooccupation Dansce cas comment la faible longeacuteviteacute des sites de la classe B peut-elle deacuteterminer leur reacutegimeagraire Lrsquoautre argument proposeacute est celui de lrsquoinsuffisance voire de lrsquoabsence de structuresdrsquohabitat au sein de ces sites Pourtant certains drsquoentre eux placeacutes dans la classe A ont livreacutedes constructions drsquoune superficie importante et mecircme parfois supeacuterieure 212 agrave celle debacirctiments qui ont heacutebergeacute sans conteste une famille drsquoexploitants comme cela sera montreacuteplus loin Pour le moins les deacutefinitions archeacuteologiques des annexes agraires des habitatsdeacutependants et des fermes paysannes nrsquoemportent pas lrsquoadheacutesion et demandent agrave ecirctre mieuxcaracteacuteriseacutees

On peut admettre qursquoau sein de fundi eacutetendus il ait eacuteteacute neacutecessaire de construire des petitsbacirctiments destineacutes agrave deacuteposer des outils abriter les troupeaux ou les hommes agrave lrsquooccasion destravaux saisonniers En admettant que ces laquo mazets raquo puissent ecirctre deacuteceleacutes par la prospectionnotamment quand ils sont construits en mateacuteriaux peacuterissables ils devraient ecirctre aiseacutementdistinguables des eacutetablissements qui heacutebergent une ou plusieurs familles toute lrsquoanneacutee ce quene fait pas clairement apparaicirctre la composition de la classe A qui rassemble 22 des sites ducorpus Ensuite quelles donneacutees archeacuteologiques faudrait-il reacuteunir pour consideacuterer qursquouneexploitation agricole est laquo deacutependante raquo Cette sujeacutetion peut revecirctir plusieurs formes Entheacuteorie il serait peut-ecirctre possible de prouver que les moyens de subsistance dont disposent lesoccupants drsquoun site ne sont pas suffisants et que cette carence les rend laquo deacutependants raquo drsquoautresentiteacutes eacuteconomiques Mais toute la difficulteacute reacuteside dans la compreacutehension de la nature decette subordination Il srsquoagit sans conteste drsquoune veacuteritable soumission quand les individus sontplaceacutes par le proprieacutetaire sur une partie du fundus lui apportent la totaliteacute des reacutecoltes etreccediloivent de lui en eacutechange leur ravitaillement Toutefois disposant des mecircmes donneacuteesarcheacuteologiques on peut tout aussi bien consideacuterer que ces exploitants sont proprieacutetaires drsquounmaigre lopin de terre et louent leurs bras pour se procurer le compleacutement de subsistance dontils ont besoin Dans ce cas preacutecis peut-on encore parler de deacutependance Ces malheureuxpaysans sont sans doute bien moins laquo libres raquo que les tenanciers qui ne doivent agrave leurproprieacutetaire que le loyer de la terre

Il nrsquoest pas utile de multiplier les exemples de ce type pour srsquoapercevoir que les sourcesarcheacuteologiques sont fort peu adapteacutees pour comprendre la nature des liens eacuteconomiques quiunissent les exploitations drsquoun mecircme terroir Il est donc plus sage drsquoeacutetudier en premiegravereinstance les formes de lrsquohabitat rural agrave partir de la documentation recueillie sur le terrainqursquoelle soit archeacuteologique archivistique ou environnementale et de ne pas introduire agrave ceniveau de lrsquoanalyse des notions qui ne sont pas renseigneacutees par les sources disponibles 213

212 En Vaunage par exemple le site de Fournas de Seguin agrave Combas comprend un bacirctiment de 160 m2 (LeeuwFavory Fiches 2003 p 225)

213 Comme le fait tregraves justement remarquer F Treacutement laquo Lrsquointeacutegration des acquis de chaque discipline suppose

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Cette preacutevention meacutethodologique ne reacuteduit pas lrsquoarcheacuteologue au silence bien au contraireElle lrsquooblige agrave reacuteinvestir un champ disciplinaire qui est au cœur de son meacutetier celui dessystegravemes agraires des teacutemoignages mateacuteriels de lrsquoactiviteacute eacuteconomique et des formes concregravetesde lrsquoappropriation du sol Lrsquoenjeu est alors drsquoappreacutehender dans toute leur complexiteacute lesdiffeacuterentes composantes de lrsquoeacuteconomie agraire en accordant une attention eacutegale aux villaelig et auxpetites exploitations familiales Lrsquoessai de quantification entrepris dans la premiegravere partie de cechapitre peut alors reacuteveacuteler son utiliteacute Il deacutefinit un modegravele eacuteconomique qui en deacutepit de soneacutelaboration theacuteorique apporte des reacutefeacuterences et des eacuteleacutements de comparaison pour eacutevaluer lacapaciteacute productive drsquoeacutetablissements agricoles de petite taille Lrsquointeacuterecirct de cet archeacutetype peutecirctre suggeacutereacute agrave la faveur drsquoune preacutesentation rapide de quelques exemples drsquoexploitationsagricoles choisis pour leur repreacutesentativiteacute et les perspectives de recherche qursquoils suscitent

2 Quelques exemples archeacuteologiques drsquoexploitations familiales

Il importe de preacuteciser en preacuteambule que les sites seacutelectionneacutes ci-dessous ne sont pas des hapaxou les rares repreacutesentants de cateacutegories drsquoeacutetablissements peu courants Au contraire lesopeacuterations de fouilles reacutealiseacutees sur de tregraves vastes superficies font systeacutematiquement apparaicirctre lagrande diversiteacute de la typologie des formes de lrsquohabitat rural des plans des eacutetablissements et desbacirctiments qursquoils renferment Elles montrent toute lrsquoeacutetendue de la gamme composeacutee par cessites de la grande villa drsquoune superficie de plusieurs hectares agrave la modeste installation dequelques milliers de megravetres carreacutes Tous les degreacutes de cette hieacuterarchie ne sont pas repreacutesenteacutesdans toutes les reacutegions et cette varieacuteteacute est agrave son tour un vaste sujet drsquoeacutetude Pour srsquoenconvaincre on peut une nouvelle fois revenir en Picardie dans cette contreacutee ougrave la villa serait lemode exclusif de la mise en valeur des terres

Dans la moyenne valleacutee de lrsquoOise les opeacuterations archeacuteologiques meneacutees depuis unedouzaine drsquoanneacutees ont permis drsquoappreacutehender avec des meacutethodes homogegravenes une vastesuperficie de plus de 450 ha Les sites fouilleacutes forment pour une peacuteriode comprise entre leIIIe s aC et le IIIe s pC un corpus qui a eacuteteacute analyseacute en fonction de leur assiette de leurorganisation interne et drsquoune typologie tregraves fine des 141 constructions mises au jour Cetteeacutetude diachronique met en relief drsquoune faccedilon saisissante la persistance de modes drsquohabitatheacuteriteacutes de La Tegravene mais aussi les speacutecificiteacutes de lrsquooccupation gallo-romaine Elle fait aussidistinctement apparaicirctre la hieacuterarchie des exploitations agricoles La grande villa de Verneuil-en-Halatte le Bufosse occupe le sommet de cette pyramide avec une assiette estimeacutee agrave environ6 ha 214 Elle est pour lrsquoinstant lrsquounique repreacutesentante de cette cateacutegorie drsquoeacutetablissements carles autres sites connus sont des petites fermes composeacutees de bacirctiments disposeacutes dans des enclosdont la superficie varie entre 4 300 m2 et 8 000 m2 La tregraves grande majoriteacute de cesexploitations est abandonneacutee dans le courant du IIIe s 215

Sur le plateau du Valois qui se trouve immeacutediatement au sud de cette valleacutee une autreopeacuteration archeacuteologique extensive a mis en eacutevidence une organisation de lrsquoespace tregravesdiffeacuterente La classe des exploitations moyennes drsquoune superficie de un agrave deux hectares qui esttregraves faiblement attesteacutee dans la valleacutee de lrsquoOise regroupe la majoriteacute des sites du plateau Lapartie supeacuterieure de la hieacuterarchie de lrsquohabitat comprend une grande villa et deux villaelig dontlrsquoassiette est comprise entre trois et quatre hectares Les degreacutes infeacuterieurs de cette classificationne sont repreacutesenteacutes que par un unique petit site de 2 500 m2 Agrave la diffeacuterence de ce qui a eacuteteacute

dans un premier temps une eacutelaboration autonome des donneacutees afin drsquoeacuteviter les raisonnements circulairesautojustificateurs [hellip] raquo (1999 p 256)

214 Cf infra p 235 et Planche 36215 Pinard Collart Malrain Mareacutechal 1999

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 208

observeacute dans la valleacutee de lrsquoOise la plupart de ces exploitations sont encore occupeacutees au IVe s etparfois au deacutebut du Ve s 216

La rapide confrontation des formes de lrsquohabitat rural dans ces deux reacutegions limitrophesreacutevegravele des modes drsquooccupation des sols originaux et exclusifs Les basses terrasses de la valleacutee delrsquoOise les plateaux du Valois et du Santerre eacutetudieacute preacuteceacutedemment ne sont pas exploiteacutes de lamecircme faccedilon Cette diversiteacute trouve probablement son origine dans la mise en œuvre desystegravemes agraires diffeacuterents dans la plus ou moins grande preacutegnance des cadres heacuteriteacutes du passeacuteet sans doute aussi dans lrsquoexistence de reacutegimes agraires ineacutegalement contraignants Enconseacutequence il nrsquoest pas possible drsquoappreacutehender toute la complexiteacute et la varieacuteteacute delrsquoorganisation de ces terroirs en srsquointeacuteressant aux seules villaelig Il est au contraire indispensable desrsquoattacher agrave deacuteterminer pour chaque entiteacute geacuteographique le nombre et lrsquoimportance desdiffeacuterents types drsquoexploitation de comprendre leur rocircle et drsquoessayer de percevoir leursinteractions

Ce projet exige de porter une attention accrue agrave tous les eacuteleacutements archeacuteologiquessusceptibles drsquoapporter des informations sur lrsquoactiviteacute eacuteconomique de ces sites La tacircche estardue car il reste dans ce domaine un immense travail de recension et drsquointerpreacutetation agravereacutealiser En effet les fouilles drsquoeacutetablissements ruraux livrent souvent une grande proportion destructures ou drsquoobjets archeacuteologiques parfois tregraves singuliers dont on ignore tout de leurfonction Lrsquoanalyse fonctionnelle des sites repose alors sur un nombre reacuteduit de bacirctiments deproductions et drsquooutils bien identifieacutes mais laisse dans lrsquoombre une foule drsquoindices quicompleacuteterait sans doute utilement la connaissance de leur eacuteconomie agraire Agrave ce propos lafouille de la petite exploitation agricole de Bohain-en-Vermandois 217 fournit un bon aperccediludes forces et des faiblesses de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine

Bohain une petite exploitation familiale sur le plateau du VermandoisCet eacutetablissement se trouve sur un vaste plateau limoneux au nord-est de Saint-Quentin Lesinformations archeacuteologiques disponibles sont beaucoup trop ponctuelles et partielles poursaisir lrsquooccupation de cette reacutegion durant la peacuteriode gallo-romaine En revanche lrsquoampleur desreconnaissances reacutealiseacutees lors de la fouille de ce site apporte lrsquoassurance que cette exploitation aeacuteteacute appreacutehendeacutee dans sa totaliteacute et qursquoil ne srsquoagit donc pas de la partie agricole drsquouneacutetablissement plus vaste Sa dureacutee drsquoexistence est relativement courte moins drsquoun siegravecle maisdeux phases drsquooccupation ont eacuteteacute distingueacutees Toutefois deux constructions en gris sur laPlanche 25 nrsquoont pu ecirctre dateacutees preacuteciseacutement Cette petite exploitation est constitueacutee deplusieurs bacirctiments drsquoune mare et de nombreuses structures en creux reacutepartis dans un enclosquadrangulaire drsquoune superficie drsquoun demi-hectare 218

La premiegravere phase de lrsquooccupation du site deacutebute vers le milieu du Ier s pC et srsquoachegraveve versla fin de ce mecircme siegravecle Durant cette peacuteriode lrsquoeacutetablissement comprend au moins troisconstructions sur poteaux planteacutes un bacirctiment drsquohabitation drsquoune superficie de 90 m2 et deuxgreniers dont les surfaces utiles sont de 83 m2 et 10 m2 Les subdivisions internes de lrsquoencloset la preacutesence drsquoune mare sont pour le fouilleur les indices drsquoune activiteacute pastorale Les becirctes nesont sans doute pas abriteacutees dans une eacutetable agrave moins de consideacuterer que le bacirctimentdrsquoexploitation mal dateacute est destineacute agrave cet usage et appartient agrave cette phase La production deceacutereacuteales est mieux documenteacutee Les deux greniers correspondent en effet agrave un type bienattesteacute de stockage en hauteur Dans ces constructions le plancher sureacuteleveacute repose sur des

216 Collart 1991 Pinard Collart Malrain Mareacutechal 1999 p 379217 La fouille du site gallo-romain de Bohain-en-Vermandois Au-delagrave du Moulin Mayeux dans lrsquoAisne a eacuteteacute

reacutealiseacutee par Patrick Lemaire en 2000218 Lemaire 2002

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poteaux et reccediloit des eacutepis des eacutepillets ou des grains 219 La conservation des ceacutereacuteales sous formede grains est plus contraignante car la couche qursquoils forment ne doit pas ecirctre trop eacutepaisse etreacuteclame drsquoecirctre aeacutereacutee reacuteguliegraverement Ce mode drsquoentreposage convient mieux agrave des grains vecirctuscar ils sont naturellement proteacutegeacutes par leurs balles Or il se trouve qursquoune fosse deacutecouverte pregravesde la mare a livreacute un lot de graines carboniseacutees drsquoamidonnier et drsquoeacutepeautre 220 Elle nrsquoest pasdateacutee avec preacutecision et ne peut donc ecirctre associeacutee avec certitude agrave cette premiegravere phasedrsquooccupation mais elle teacutemoigne sans conteste de la culture de ces deux ceacutereacuteales dans cetteexploitation

En posant lrsquohypothegravese que des grains vecirctus ont eacuteteacute stockeacutes dans les deux greniers de Bohainil convient alors de remarquer que leur surface totale permet de conserver dans de bonnesconditions la totaliteacute des 49 hl de la ration alimentaire annuelle de la famille type 221 Unbacirctiment drsquohabitation pouvant abriter cinq ou six personnes quelques tecirctes de beacutetail et deuxgreniers pour entreposer la totaliteacute de leur besoin en ceacutereacuteales pourraient constituer autantdrsquoindices suggeacuterant que cet eacutetablissement a pratiqueacute lrsquoagriculture de subsistance preacuteceacutedemmentdeacutecrite Lrsquoexercice de quantification reacutealiseacute agrave cette occasion nrsquoaura donc pas eacuteteacute vain puisqursquoilapporte des eacuteleacutements de comparaison qui permettent de proposer un mode de fonctionnementeacuteconomique pour le petit site de Bohain Ce reacutesultat peut paraicirctre deacuterisoire Il est au contrairedeacutecisif si on le rapporte agrave la modestie des vestiges archeacuteologiques conserveacutes des structures encreux et du mobilier en faible quantiteacute reacuteparti sur une surface de moins drsquoun hectare Ceseacuteleacutements nrsquoauraient sans doute pas permis de deacuteceler ce site en surface La fouille de Bohainmontre donc tout le chemin parcouru par lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine et sa capaciteacuteactuelle agrave identifier et agrave eacutetudier les eacutetablissements agraires les plus modestes Pour autant ilreste encore beaucoup de progregraves agrave reacutealiser et la preacutesentation de lrsquoeacutevolution de ce site durant laseconde phase de son occupation procure lrsquooccasion drsquoen prendre conscience

Au tout deacutebut du IIe s dans lrsquoenclos conserveacute lrsquoeacutetablissement est profondeacutement remanieacuteLe bacirctiment drsquohabitation preacuteceacutedent et les deux greniers sont abandonneacutes et remplaceacutes par unehabitation plus vaste (104 m2) et un bacirctiment drsquoexploitation installeacute dans une des subdivisionsde la parcelle Le fouilleur montre avec justesse que la nouvelle localisation de lrsquohabitation sonplan la construction drsquoune petite cave et lrsquoutilisation de tuiles pour la toiture deacutenotentlrsquoadoption de pratiques architecturales influenceacutees par le mos romanorum Cette campagne deconstruction repreacutesente sans conteste un investissement eacuteconomique consideacuterable par rapportagrave la modestie de lrsquoeacutetablissement On peut bien sucircr alleacuteguer qursquoil a eacuteteacute assureacute par le proprieacutetairedrsquoune exploitation plus importante dont laquo deacutependrait raquo le site de Bohain mais la courte dureacuteede la seconde phase drsquooccupation moins drsquoun demi-siegravecle rend cette hypothegravese bienimprobable Il est donc leacutegitime de consideacuterer que lrsquoagriculture de subsistance pratiqueacuteemalgreacute la modestie de ses moyens a permis agrave son exploitant de produire suffisamment desurplus pour assurer la transformation de son habitat Cet eacutetablissement reacutenoveacute srsquoest peut-ecirctreeacuteleveacute agrave un niveau eacuteconomique quelque peu supeacuterieur

Toute la difficulteacute consiste alors agrave savoir si ce changement a suivi ou accompagneacute uneeacutevolution du systegraveme agraire de lrsquoexploitation Malheureusement il faut bien reconnaicirctre queles donneacutees archeacuteologiques disponibles pour discuter de cette hypothegravese sont presquetotalement absentes Le nouveau bacirctiment drsquoexploitation a livreacute les traces drsquoune petite activiteacutede forgeage mais on ignore tout de sa fonction A-t-il pu servir drsquoeacutetable et dans ce cas ougrave sontentreposeacutees les ceacutereacuteales qui eacutetaient stockeacutees dans les greniers de la phase preacuteceacutedente Le

219 Matterne 2001 p 159-163220 Lrsquoidentification et lrsquoeacutetude de ces graines ont eacuteteacute reacutealiseacutees par V Matterne (Lemaire 2002 p 19-21)221 49 m3 (10 m2 + 83 m2) = 027 m Lrsquoeacutepaisseur drsquoune couche de bleacute deacuteposeacutee sur un plancher ne doit pas

exceacuteder une trentaine de centimegravetres

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bacirctiment agrave six poteaux planteacutes situeacute au milieu de la cour et qui nrsquoa pu ecirctre dateacute preacuteciseacutement aune surface de 22 m2 Elle est donc leacutegegraverement plus importante que la superficie totale desdeux anciens greniers et on peut alors se demander si ce bacirctiment nrsquoaurait pas accueilli desreacutecoltes un peu plus abondantes Faute de donneacutees preacutecises il est bien difficile de deacutepasser lestade des hypothegraveses

Pour aller plus loin dans lrsquoanalyse il faudrait confronter les reacutesultats de la fouille de Bohainagrave ceux obtenus pour drsquoautres sites de statut comparable sur le plateau du VermandoisLrsquoanalyse de la trame de lrsquooccupation de cette reacutegion permettrait drsquoailleurs drsquoeacutevaluer larepreacutesentativiteacute de ce type drsquoexploitation et de deacuteterminer la densiteacute du peuplement de cettereacutegion En lrsquoeacutetat des connaissances il serait possible drsquoopposer agrave toutes ces suppositions uneconception plus traditionnelle de lrsquoeacutevolution des campagnes gallo-romaines les petitseacutetablissements comme celui de Bohain seraient les derniers avatars de formes preacute-romainesdrsquohabitat disparaissant progressivement avec la mise en place du reacuteseau des villaelig lequelpourrait ecirctre mis en eacutevidence par une intensification des recherches archeacuteologiques sur leplateau du Vermandois Le caractegravere isoleacute de cette deacutecouverte interdit pour lrsquoinstantdrsquoopposer drsquoautres arguments agrave ces objections On peut toutefois poursuivre cette prolepse ense deacuteplaccedilant drsquoune quarantaine de kilomegravetres vers le nord et en examinant les reacutesultats drsquouneopeacuteration drsquoarcheacuteologie extensive reacutealiseacutee agrave Onnaing pregraves de Valenciennes

Les petites exploitations drsquoOnnaingSur un plateau leacutegegraverement en pente supportant une eacutepaisse couche de limons tregraves favorableaujourdrsquohui agrave la ceacutereacutealiculture des sondages reacuteguliegraverement espaceacutes et des fouilles ont offertlrsquoopportuniteacute rare en France drsquoappreacutehender la totaliteacute drsquoune vaste zone de 250 ha 222 Ainsipour la peacuteriode gallo-romaine il est possible de percevoir par la fouille et de faccedilon assezpreacutecise ce que pouvait ecirctre lrsquoorganisation drsquoun terroir agricole dans cette partie de la Gaule duNord Sept habitats de tailles ineacutegales et huit petits groupes de tombes ont eacuteteacute deacutecouvertsLrsquoensemble du mobilier recueilli lors de la fouille de tous ces sites est chronologiquementhomogegravene et date des deux premiers siegravecles de lrsquoegravere (Planche 26) Pour autant la mauvaiseconservation des structures et la faible quantiteacute de ceacuteramique recueillie sur certains drsquoentre euxne donnent pas lrsquoassurance qursquoils ont tous eacuteteacute occupeacutes en mecircme temps

Lrsquoanalyse de cet eacutechantillon montre agrave la fois une reacutepartition spatiale heacuteteacuterogegravene et unegrande varieacuteteacute de la taille des habitats Les plus petits sites (nos 18 et 21) se composent drsquoenclosde tregraves faible superficie (environ 2 500 m2) et de quelques structures creuseacutees dans le limonLeur fonction drsquohabitat nrsquoest pas aiseacutee agrave deacuteterminer et cette hypothegravese repose essentiellementsur le fait qursquoils succegravedent sans hiatus apparent agrave de petites fermes de La Tegravene Les cateacutegoriesintermeacutediaires de cette typologie sont repreacutesenteacutees par le site no 3 dont les dimensions sonttregraves proches de celles de la ferme de Bohain et les sites nos 8 14 et 16 dont les enclos couvrentune superficie de 6 000 m2 agrave 13 ha Le site no 5 est sans conteste lrsquohabitat le plus important(Planche 27) 223 En effet son assiette occupe une surface de 18 ha et surtout vers le milieudu IIe s il renferme un bacirctiment drsquohabitation de 375 m2 (Planche 27 bacirct A) dont lesfondations sont constitueacutees de pierres ce qui le distingue nettement de ceux des autres sitesdont lrsquoossature est composeacutee de poteaux planteacutes Durant cette mecircme phase drsquooccupation il estpossible que cet habitat comprenne aussi un autre bacirctiment (B) des puits et des greniers surpoteaux qui apportent des capaciteacutes drsquoentreposage eacutequivalentes agrave celui de Bohain

222 Bretagne Catteddu Clavel et alii 1999 Les recherches sur les sites de la peacuteriode gallo-romaine ont eacuteteacutecoordonneacutees par Raphaeumll Clotuche

223 La fouille de ce site no 5 a eacuteteacute dirigeacutee par Jean-Jacques Theacutevenard

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Il nrsquoa pas eacutechappeacute au lecteur que la typologie qui vient rapidement drsquoecirctre esquisseacutee reposaitessentiellement sur un critegravere formel la superficie des enclos Ce choix est imposeacute par uneneacutecessiteacute pratique car dans le nord de la Gaule durant le Haut-Empire lrsquoenceinte fossoyeacutee estsouvent en premiegravere analyse le seul eacuteleacutement qui permette drsquoidentifier et de seacuterier les habitatsToutefois quand les conditions de conservation des vestiges ne sont pas trop mauvaises il estpossible de constater qursquoil existe freacutequemment une relation de proportionnaliteacute entre la taillede lrsquoenclos et celles des bacirctiments de lrsquohabitat Cette correspondance apparaicirct de faccedilon eacutevidentequand lrsquoon compare les donneacutees relatives aux sites de Bohain et drsquoOnnaing

Bohain Onnaing site no 5 Ratio

Enclos 5 000 m2 18 ha 36

Bacirctiment principal 104 m2 375 m2 36

Ratio 48 48 ndash

Tableau 17 Rapport entre les superficies des enclos et des bacirctimentsdrsquohabitation de Bohain et drsquoOnnaing

Neacuteanmoins la probiteacute oblige agrave reconnaicirctre que ces rapports ne srsquoaccordent pas toujoursaussi bien que dans cet exemple Il nrsquoen demeure pas moins que ce type de confrontation peutfournir la matiegravere drsquoune premiegravere taxonomie des petits eacutetablissements agricoles Reacutealiseacutee agravepartir drsquoun corpus inteacuteressant une aire geacuteographique la plus vaste possible elle ferait sansaucun doute mieux ressortir les modes diffeacuterents drsquooccupation des sols et serait aussisusceptible de donner quelques informations sur les systegravemes agraires de ces exploitations

En effet reprenant les exemples eacutetudieacutees ici on peut supposer que le rapport constateacute entreles superficies de lrsquoenclos et des bacirctiments des sites de Bohain et drsquoOnnaing deacutevoile deuxniveaux drsquoactiviteacute eacuteconomique Mecircme en consideacuterant que lrsquoexploitant du site no 5 est untenancier il est raisonnable de penser qursquoil dispose drsquoeacutequipements agricoles en adeacutequation avecles surfaces qursquoil cultive ou les animaux qursquoil eacutelegraveve Il est aussi probable que son proprieacutetairemet agrave sa disposition un bacirctiment drsquohabitation dont les dimensions sont proportionneacutees auxrevenus qursquoil tire de cette exploitation Cette hypothegravese est encore plus recevable si la fermeno 5 est le siegravege drsquoun domaine cultiveacute en faire-valoir direct

Pour autant il serait tregraves hasardeux drsquoen conclure que les terres mises en valeur par la fermede Bohain ou le site no 3 drsquoOnnaing ont une superficie trois fois et demi infeacuterieure agrave celle dufundus de la ferme no 5 Il existe sans doute des correacutelations entre la taille des sites et lessurfaces exploiteacutees mais rien ne permet de les deacuteterminer pas mecircme lrsquoeacutetude de la reacutepartitionspatiale de ces eacutetablissements Le plan de localisation des sites gallo-romains fouilleacutes agrave Onnaingmontre en effet que les distances qui les seacuteparent ne sont pas proportionnelles agrave leursdimensions La ferme no 5 est tregraves proche de la no 8 les sites nos 14 et 16 sont cocircte agrave cocircte et lepetit eacutetablissement no 3 est celui qui dispose du plus grand espace autour de lui Il faut doncpreacutesumer drsquoune forte imbrication de leurs finages respectifs et renoncer agrave restituer leurslimites

On peut toutefois observer qursquoen divisant la totaliteacute de la superficie appreacutehendeacutee par lenombre drsquoeacutetablissements agricoles deacutecouverts on obtient pour chacun drsquoeux un territoiretheacuteorique de 357 ha Dans lrsquoabsolu chaque exploitation dispose donc drsquoune surface qui luipermet de deacutevelopper le systegraveme agraire type qui a eacuteteacute preacutesenteacute plus haut Par ailleurs lesdonneacutees archeacuteologiques disponibles tendent agrave montrer que les fermes drsquoOnnaing pratiquentune agriculture de subsistance dans laquelle lrsquoeacutelevage semble prendre une part importante Cela

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nrsquoempecircche pas certains de leurs exploitants de produire des surplus comme lrsquoatteste laconstruction drsquoun nouveau bacirctiment drsquohabitation dans le site no 5 et surtout le deacutepocirct drsquoobjetsrelativement luxueux dans plusieurs des seacutepultures deacutecouvertes

Les fouilles reacutealiseacutees agrave Onnaing apportent un exemple concret drsquoun terroir exploiteacute par depetits eacutetablissements agricoles Dans un espace pourtant assez reacuteduit elles attestent de lagrande diversiteacute des formes de lrsquohabitat Ainsi tout en occupant les strates infeacuterieures de lahieacuterarchie des exploitations gallo-romaines les sites drsquoOnnaing ont des tailles qui varient dansun rapport de un agrave sept Ces dispariteacutes reacutevegravelent sans aucun doute des niveaux eacuteconomiquesdiffeacuterents mais les informations archeacuteologiques disponibles ne permettent pas de les deacutefinir etde les expliquer Elles laissent agrave penser que ces eacutetablissements pratiquent une agriculture desubsistance qui ne deacutegage pas de surplus consideacuterables Cette impression est confirmeacutee parlrsquoexemple suivant qui montre que des sites de formes tregraves proches peuvent posseacuteder unecapaciteacute productive bien plus importante

Un exemple du dynamisme de lrsquoexploitation familiale les sites de la confluence de la Seine et delrsquoYonneLes opeacuterations reacutealiseacutees en Seine-et-Marne dans les valleacutees de la Seine et de lrsquoYonne au niveaude leur confluence concernent une eacutetroite fenecirctre de 35 km de long et de 5 km agrave 10 km delarge 224 Elles ont permis drsquoeacutetudier une surface drsquoenviron 2 000 ha Une forte densiteacutedrsquohabitats gallo-romains a ainsi eacuteteacute identifieacutee Hormis une unique villa (Planche 28 site no 3)situeacutee agrave mi-chemin entre les agglomeacuterations gallo-romaines de Montereau-fault-Yonne et deCannes-Eacutecluse (sites nos 1 et 2) tous les autres sites peuvent ecirctre classeacutes en deux groupes Lepremier se compose drsquoeacutetablissements constitueacutes de bacirctiments rassembleacutes dans des enclos drsquounesuperficie un peu supeacuterieure agrave 2 ha Lrsquoassiette des seconds varie entre 3 000 m2 et 5 000 m2Tous ces habitats sont construits en mateacuteriaux peacuterissables et srsquoapparentent par leur plan et leurorganisation interne aux sites de la fin de lrsquoAcircge du fer mecircme si pour lrsquoinstant un hiatus a eacuteteacuteobserveacute dans lrsquooccupation des deux valleacutees agrave la peacuteriode augusteacuteenne

La trame de lrsquooccupation est plus serreacutee dans la partie ouest de la zone drsquoeacutetude pregraves de laconfluence La densiteacute moyenne est de un site pour trente hectares Dans ce secteur la dureacuteedrsquooccupation est aussi plus importante quatre siegravecles pour les eacutetablissements les plusimportants et un peu plus de trois siegravecles pour les autres En allant vers lrsquoest les sites sont plusespaceacutes et occupeacutes moins longtemps environ deux siegravecles parfois moins Dans cette partie dela valleacutee de la Seine les divagations du fleuve ont multiplieacute les zones humides contraignantainsi les habitats agrave occuper les petites buttes de graviers eacutepargneacutees Ce cloisonnement delrsquoespace explique sans aucun doute les diffeacuterences observeacutees dans la reacutepartition et la peacuterenniteacutede lrsquohabitat 225 Neacuteanmoins lrsquooccupation sur la longue dureacutee de cette zone drsquoeacutetude teacutemoignede sa vitaliteacute

En effet apregraves une forte augmentation du nombre de sites durant le Ier s pC ladeacutecroissance de lrsquohabitat jusqursquoagrave la fin du haut Moyen Acircge est beaucoup plus progressive quedans drsquoautres reacutegions du sud de la Seine-et-Marne pour lesquelles les abandonsdrsquoeacutetablissements agrave partir de la fin du Haut-Empire sont proportionnellement plusnombreux 226 On note mecircme la creacuteation drsquohabitats au IVe s ce qui est rare dans cette partiedu Bassin parisien et montre bien le dynamisme de cette reacutegion au moins agrave cette eacutepoque 227

224 Ce programme de recherche est coordonneacute par le Centre deacutepartemental drsquoarcheacuteologie de la Basseacutee dirigeacute parDaniel Mordant

225 Seacuteguier 2001226 Seacuteguier 2001 p 412-413 Ouzoulias Van Ossel 2001 p 151227 Seacuteguier 2001 p 412

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Drsquoautres indices confortent cette impression et notamment les donneacutees recueillies agrave lrsquooccasionde la fouille du site de Marolles-sur-Seine le Chemin de Sens 228

La place manque pour rendre compte de la totaliteacute de ces informations et pour preacutesenter cesite dans le deacutetail On se contentera donc drsquoeacutevoquer quelques points importants afin drsquoillustrerles questions deacutebattues ici Lrsquoeacutetablissement du Chemin de Sens se compose drsquoun enclostrapeacutezoiumldal drsquoune superficie de 225 ha et de bacirctiments principalement localiseacutes dans la plusvaste de ses subdivisions Son occupation deacutebute au Ier s pC et srsquoachegraveve au milieu du Ve sPlusieurs phases de constructions et drsquoameacutenagements ont pu ecirctre distingueacutees avec plus oumoins de preacutecision Ainsi lrsquoattribution des bacirctiments agrave chacune drsquoelles nrsquoest pas toujoursassureacutee Cependant il semble que le statut et la fonction eacuteconomique de cette exploitationnrsquoont pas connu drsquoeacutevolution majeure durant toute cette peacuteriode Le mobilier archeacuteologique esttregraves abondant et teacutemoigne du pouvoir drsquoachat eacuteleveacute de ses occupants successifs Par rapport agrave lasurface fouilleacutee les lots de ceacuteramiques recueillis sont eacutetonnants tant par leur volume que parleur qualiteacute et la provenance lointaine de certaines piegraveces Il en est de mecircme de la vaissellemeacutetallique de la verrerie des objets de parure et de cette balance de preacutecision qui est sansdoute utiliseacutee pour veacuterifier lrsquoaloi des monnaies et confirme srsquoil en eacutetait besoin que lesexploitants de Marolles accegravedent au monde de lrsquoeacutechange 229

Ils parviennent agrave ce niveau eacuteconomique en pratiquant une agriculture performante et peut-ecirctre intensive On est en effet surpris par le nombre drsquooutils agricoles deacutecouvert pour un siterural de cet importance Les outils lieacutes agrave lrsquoartisanat du cuir et du bois sont encore plusnombreux Fr Sigaut a montreacute qursquoil existe agrave lrsquoeacutepoque moderne une relation eacutevidente entre levolume de meacutetal consommeacute par une exploitation et son degreacute drsquoeacutequipement 230 Il seraitdouteux qursquoil en ait eacuteteacute autrement durant lrsquoAntiquiteacute alors que les objets meacutetalliques eacutetaientproportionnellement plus oneacutereux Du point de vue de la meacutethode ce critegravere est sans doutedeacuteterminant pour eacutevaluer la capaciteacute productive des eacutetablissements agricoles Enfin agrave Marollesdes restes veacutegeacutetaux carboniseacutes deacutecouverts dans une cave incendieacutee durant le dernier tiers duIIe s ou au deacutebut du IIIe s ont livreacute des grains de bleacute vecirctu et drsquoorge en petite quantiteacute desrestes de leacutegumineuses en plus grande proportion et surtout 83 de grains de bleacute nu 231 Ilsrsquoagit bien sucircr drsquoun eacutechantillon qui nrsquoapporte pas lrsquoassurance que les ceacutereacuteales eacutetaient cultiveacuteesdans les mecircmes rapports Neacuteanmoins crsquoest un indice de plus qui atteste que lrsquoagriculture miseen œuvre agrave Marolles est sans conteste plus performante que celle des petites fermes de Bohainou drsquoOnnaing Hormis lrsquoinstrumentum qui vient drsquoecirctre rapidement eacutevoqueacute quels sont lesmoyens mateacuteriels de cette production

Le site du Chemin de Sens a connu une grande dureacutee drsquooccupation au cours de laquelle denombreux bacirctiments ont eacuteteacute construits puis abandonneacutes ou deacutetruits Comme cela a deacutejagrave eacuteteacutesouligneacute il nrsquoest pas toujours aiseacute de connaicirctre exactement la configuration de lrsquoeacutetablissement agraveun moment preacutecis de son existence Toutefois il est fort probable que durant le IVe s il secomposait de trois ou quatre bacirctiments (Planche 29) une habitation de 120 m2 (UA 1) avecun grenier attenant (UA 11) et deux bacirctiments drsquoexploitation Lrsquoexistence drsquoune quatriegravemeconstruction (UA 6) agrave lrsquoest de lrsquoenclos est moins assureacutee La surface utile du grenier est de825 m2 En posant lrsquohypothegravese qursquoil renferme les ceacutereacuteales nues consommeacutees par lesexploitants on remarque une nouvelle fois que ses dimensions permettent la conservation dela totaliteacute des 23 hl de la ration annuelle Une petite cave (75) de 3 m2 et sa niche en cul-de-

228 La fouille de ce site a eacuteteacute conduite par Jean-Marc Seacuteguier en 1994 (Seacuteguier 1995)229 Seacuteguier 1995 p 80-83230 Sigaut 1998 p 414-416231 Lepetz Matterne 2003 tableau 1 p 35

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 214

four de 16 m2 complegravetent utilement cette capaciteacute de stockage 232 Il est fort possible qursquoellessoient utiliseacutees pour garder des leacutegumineuses des fruits et drsquoautres produits peacuterissables

Agrave lrsquoouest de cette habitation se trouve un bacirctiment (UA 7) agrave peu pregraves aussi long mais deuxfois plus eacutetroit il occupe une superficie de 60 m2 Sa destination est inconnue Toutefois agravetitre drsquohypothegravese on peut se demander srsquoil nrsquoa pas accueilli du beacutetail On remarque en effetqursquoil se trouve agrave proximiteacute de la plus grande division de lrsquoenclos Au IVe s les fosseacutes qui ledeacutelimitaient ont sans doute disparu mais des lignes de poteaux agrave lrsquoest et au sud semblentindiquer que les subdivisions de lrsquoespace au sein du grand enclos sont toujours les mecircmes Sicette supposition a quelque valeur il nrsquoest pas injustifieacute de noter que les parcelles qui entourentlrsquohabitat ont une superficie totale de plus drsquoun hectare Elles pourraient servir de pacirctures auxdeux ou trois becirctes de somme utiliseacutees dans lrsquoexploitation et peut-ecirctre abriteacutees dans le bacirctimentUA 7 Cela nrsquoempecircche pas neacuteanmoins lrsquoeacutelevage drsquoautres animaux dans le finage de ceteacutetablissement Les eacutetudes des restes de faune ont fait apparaicirctre une forte proportion demoutons 233 On se souvient que lrsquoeacutelevage de ces animaux est souvent meneacute en association avecla culture des ceacutereacuteales nues bien attesteacutees agrave Marolles La basse valleacutee de lrsquoYonne devait offrir denombreux et riches pacircturages agrave ces troupeaux dont les deacutejections pouvaient enrichiravantageusement les jachegraveres de cet eacutetablissement

Lrsquoautre bacirctiment drsquoexploitation (UA 9) se trouve agrave une vingtaine de megravetres au nord Il aune surface de 65 m2 et preacutesente la particulariteacute de posseacuteder une petite extension creuseacutee dansle sol (370) Cette derniegravere a livreacute des outils lieacutes au travail du cuir et du bois et le fouilleursuggegravere avec raison que le bacirctiment a pu accueillir un petit artisanat Cette remarque permetdrsquoeacutevoquer un secteur de lrsquoeacuteconomie paysanne qui nrsquoa pas eacuteteacute envisageacute pour lrsquoinstant et qui estconstitueacute par toutes les activiteacutes non agricoles En effet il y a dans lrsquoanneacutee de longues plages detemps libre que la famille paysanne met agrave profit pour entretenir lrsquoexploitation les champs etles preacutes mais aussi pour confectionner des biens vendus agrave lrsquoexteacuterieur Ce petit artisanat peutecirctre reacutealiseacute directement agrave partir des productions de lrsquoexploitation comme la laine les fibresveacutegeacutetales le cuir et les os des animaux ou utiliser des mateacuteriaux tireacutes du finage ou de sesabords comme la pierre le bois la terre et de faccedilon plus geacuteneacuterale tout ce qui est apporteacute par lanature Cette activiteacute fournit agrave la famille paysanne un compleacutement de revenu tout agrave faitessentiel

Il est drsquoautant plus important qursquoil existe agrave proximiteacute de lrsquoexploitation une clientegravelesusceptible drsquoacheter ses produits La preacutesence sur un eacutetablissement agricole drsquoindicesdrsquoartisanat ne doit donc pas ecirctre systeacutematiquement interpreacuteteacutee comme une preuve du caractegravereautarcique de lrsquoeacuteconomie de cette exploitation Ils peuvent au contraire attester de sa vitaliteacuteet de son ouverture vers lrsquoexteacuterieur 234 Par ailleurs la famille paysanne peut aussi srsquoinvestirdans des travaux reacutealiseacutes agrave lrsquoexteacuterieur de lrsquoexploitation dans le saltus dans drsquoautreseacutetablissements agricoles ou agrave la ville voire mecircme dans drsquoautres reacutegions Il faut donc admettreque son eacuteconomie comprend des activiteacutes qui ne sont pas toujours documenteacutees dans lrsquohabitatqursquoelle occupe Ces revenus complegravetent la production des biens destineacutes agrave sa subsistance etpeuvent ecirctre affecteacutes agrave lrsquoentretien de lrsquoexploitation au paiement des charges qui pegravesent sur elleou agrave des achats plus accessoires

Revenant agrave lrsquoexemple de lrsquoeacutetablissement du Chemin de Sens on peut supposer quelrsquoenvironnement eacuteconomique de ce site est peut-ecirctre un eacuteleacutement qui explique sa laquo prospeacuteriteacute raquorelative et sa grande longeacuteviteacute Installeacutee dans une reacutegion traverseacutee par des axes commerciauxmajeurs constitueacutes par les valleacutees de la Seine et de lrsquoYonne et les voies reliant Sens agrave Paris et agrave232 Seacuteguier 1995 p 71233 Leblay Lepetz Yvinec 1997 p 51234 Evans 1980 p 137 Erdkamp 1999 p 564

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 215

Meaux profitant de la proximiteacute de deux agglomeacuterations il est possible que cette exploitationait beacuteneacuteficieacute drsquoune rente de situation lui permettant drsquoeacutecouler facilement et agrave bon prix sessurplus et peut-ecirctre les productions de ses activiteacutes non agricoles Cette laquo aisance raquo est reacuteveacuteleacuteesans conteste par la qualiteacute du mobilier archeacuteologique En revanche quand on compare ce siteagrave ceux fouilleacutes agrave Onnaing par exemple il est difficile drsquoappreacutecier preacuteciseacutement en quoi reacuteside lasupeacuterioriteacute de son systegraveme agraire La culture du bleacute nu et la preacutesence de nombreux outilsmeacutetalliques sont des indices qui pourraient attester de la mise en œuvre drsquoune agriculture plusintensive crsquoest-agrave-dire de pratiques culturales qui obtiennent par de meilleurs rendements desreacutecoltes plus abondantes mais il faut reconnaicirctre que lrsquoon peut supposer avec autant devraisemblance que les exploitants de Marolles tirent une part importante de leurs revenusdrsquoactiviteacutes qui ne sont pas repreacutesenteacutees sur ce site

Quelles que soient lrsquoorigine et lrsquoaffectation de ces beacuteneacutefices les diffeacuterentes hypothegraveses quiviennent drsquoecirctre eacutevoqueacutees montrent bien qursquoil est encore illusoire drsquoespeacuterer reconstituer dans ledeacutetail agrave partir des seules sources archeacuteologiques la totaliteacute du bilan eacuteconomique drsquouneacutetablissement agricole Le problegraveme de la gestion des surplus de ceacutereacuteales destineacutes au paiementde lrsquoeacuteventuel loyer de la terre apporte la matiegravere drsquoun autre exemple Agrave la fin de lrsquoessai dequantification il avait eacuteteacute proposeacute drsquoeacutevaluer le montant en nature du fermage agrave lrsquoeacutequivalent duvolume de ceacutereacuteales destineacute agrave sa consommation ce qui revenait agrave multiplier par deux saproduction Il est neacutecessaire drsquoamender maintenant les conclusions de cette analyse en notantque si le loyer est payeacute en espegraveces gracircce aux beacuteneacutefices des activiteacutes non agricoles la surfacecultiveacutee par la famille paysanne peut ecirctre consideacuterablement reacuteduite Par ailleurs on peut sedemander ougrave sont entreposeacutees les ceacutereacuteales destineacutees au regraveglement en nature du loyer vel desimpocircts Les greniers sur poteaux identifieacutes sur les sites de Bohain drsquoOnnaing et de Marollesont tous une surface qui correspond presque exactement agrave celle qui est neacutecessaire pourlrsquoentreposage des ceacutereacuteales de la ration annuelle Doit-on en conclure que les surplus produitspour faire face aux charges de lrsquoexploitation sont stockeacutes ailleurs ou bien livreacutes directement auproprieacutetaire ou encore vendus juste apregraves la moisson Il nrsquoest pas vain de poser ces questionsmecircme si pour lrsquoinstant il faut bien reconnaicirctre que lrsquoon dispose de tregraves peu drsquoeacuteleacutements pour yreacutepondre

Toutes les incertitudes qui demeurent agrave propos de lrsquointerpreacutetation du rocircle et dufonctionnement des eacutetablissements agricoles qui viennent drsquoecirctre preacutesenteacutes teacutemoignent de lafragiliteacute des connaissances actuelles et de tout le chemin qursquoil reste encore agrave parcourir pourappreacutehender lrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie agraire dans toute sa diversiteacute Lrsquoobjectif de lrsquoanalysequantitative produite ici nrsquoeacutetait pas de fournir un nouveau modegravele qui srsquoappliquerait agravelrsquoensemble des petites exploitations agricoles et deacutecrirait en quelques eacutequations leurs ressortsfondamentaux Son dessein plus modeste envisageait simplement drsquoadopter le point de vuedrsquoun exploitant et de deacutefinir les conditions minimales de subsistance drsquoune famille de sixpersonnes qui utilise les moyens de lrsquoeacutepoque et sa seule force de travail Son meacuterite est peut-ecirctre drsquoavoir donneacute une existence eacuteconomique autonome agrave des sites qui eacutetaient parfoisconsideacutereacutes comme de simples agreacutegats de structures archeacuteologiques sans fonction preacuteciseLrsquoeacutevaluation reacutealiseacutee agrave cette occasion a aussi servi agrave mieux identifier les principales composantesde lrsquoeacuteconomie drsquoune petite exploitation agraire Enfin la confrontation de ce scheacutemaorganisationnel avec les donneacutees produites par lrsquoarcheacuteologie a montreacute que lrsquoeacutetude desbacirctiments des outils et des productions offrait la possibiliteacute de distinguer plusieurs types desystegravemes de production agricole et donc de progresser dans la connaissance de ce secteur delrsquoeacuteconomie agraire qui regroupe souvent la majoriteacute des sites

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3 Les limites du modegravele

Cependant malgreacute ces reacutesultats stimulants il faut garder agrave lrsquoesprit que les eacuteleacutements decomparaison collecteacutes ont eacuteteacute acquis en srsquointeacuteressant de faccedilon presque exclusive agrave la productionceacutereacutealiegravere des eacutetablissements deacutecrits De ce fait lrsquoestimation de leur capaciteacute productive a eacuteteacutegrandement faciliteacutee par la preacutesence en leur sein de greniers sur poteaux planteacutes Elle aurait eacuteteacutebeaucoup plus difficile agrave reacutealiser si leurs exploitants avaient adopteacute des modes de stockagearcheacuteologiquement plus discrets De la mecircme faccedilon lrsquoeacutetude a totalement ignoreacute le cas despetites exploitations pour lesquelles la production de ceacutereacuteales ne semble pas constituerlrsquoessentiel ou la part principale de leur activiteacute agricole Plusieurs eacutetablissements de ce typeont eacuteteacute fouilleacutes en Narbonnaise

Agrave Biot par exemple des investigations archeacuteologiques reacutecentes ont mis au jour une petiteferme isoleacutee qui occupe un espace quadrangulaire de 550 m2 et se compose de plusieursbacirctiments regroupeacutes autour drsquoune petite cour 235 Au sud une petite piegravece de 21 m2 seraitdestineacutee agrave lrsquohabitat (Planche 30 no 3) Agrave lrsquoouest toute lrsquoaile est affecteacutee au traitement et austockage de lrsquohuile ou du vin (nos 4 et 5) Ouvrant sur lrsquoexteacuterieur de la ferme un espace plusimportant servirait peut-ecirctre de bergerie (no 6) Le fouilleur pense que la viticulture oulrsquooleacuteiculture et lrsquoeacutelevage constituent les deux activiteacutes principales de ce petit eacutetablissement 236Neacuteanmoins ses habitants ne doivent sans doute ni se nourrir uniquement de vin drsquohuile oude mouton ni se procurer agrave lrsquoexteacuterieur les ceacutereacuteales qui constituent la base de leur alimentationOn peut donc supposer qursquoils cultivent quelques lopins de bleacutes mais que cette productionnrsquoest documenteacutee par aucun vestige archeacuteologique

Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoajouter drsquoautres exemples agrave celui-ci pour mettre en eacutevidence leslimites du modegravele proposeacute ici Son incapaciteacute agrave eacuteclairer le fonctionnement eacuteconomique delrsquoexploitation des Chappes ne le condamne pas pour autant mais constitue un encouragementagrave poursuivre ce type de reacuteflexion et agrave eacutelaborer des scheacutemas explicatifs adapteacutes agrave la varieacuteteacute dessituations deacutecrites par les sources archeacuteologiques La taxinomie classique des formes delrsquohabitat fondeacutee sur une description des plans des mateacuteriaux et des mobiliers pourrait ainsisrsquoenrichir drsquoune comparaison des systegravemes agraires On conccediloit bien tout lrsquointeacuterecirct quepourraient tirer les grandes enquecirctes sur le peuplement de cette extension de leur champdrsquoinvestigation au fonctionnement eacuteconomique des exploitations agricoles

Lrsquoouvrage agrave venir est consideacuterable et les quelques exemples rapidement preacutesenteacutes ici ont misen lumiegravere tout ce qursquoil restait agrave deacutecouvrir et agrave comprendre La tacircche est drsquoautant plusimposante que lrsquoanalyse doit ecirctre poursuivie dans deux directions En effet non seulement ilest neacutecessaire de mieux caracteacuteriser les systegravemes agraires mais en plus il faut tenter dedeacuteterminer quels sont les moyens humains dont disposent les exploitations pour les mettre enœuvre Jusqursquoagrave preacutesent dans cette eacutetude seule la logique eacuteconomique de la famille paysanne aeacuteteacute envisageacutee Suivant le scheacutema organisationnel proposeacute par A V Tchayanov (Planche 30)on a donc consideacutereacute que lrsquoexploitation fait appel uniquement agrave ses propres forces Son revenudeacutepend alors de la superficie de terres et du laquo capital raquo dont elle dispose Le laquo capital raquocomprend des moyens inertes (les bacirctiments les outils lrsquoeacutequipement de lrsquoager) et des moyensvivants (les animaux et les plantes) 237 On a vu plus haut que lrsquoarcheacuteologie permetdrsquoappreacutehender la nature de ce laquo capital raquo et donc de deacutefinir plusieurs types de systegravemes deproduction La famille peut aussi srsquoinvestir dans des activiteacutes non agricoles pour augmenter son

235 La fouille du site des Chappes agrave Biot a eacuteteacute dirigeacutee par M Gazenbeek en 1991 et J-P Violino en 1994236 Gazenbeek 2001 p 62-63237 Ces deux expressions sont tireacutees de la deacutefinition du systegraveme productif proposeacutee par M Mazoyer et

L Roudart (1997 p 43-44)

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revenu Ce qursquoil lui reste finalement pour vivre deacutepend de la valeur de ces diffeacuterentescomposantes et du montant des charges qui pegravesent sur lrsquoexploitation

Ce scheacutema deacutecrit dans ses grandes lignes le mode de fonctionnement de lrsquoagriculture desubsistance Cette expression a eacuteteacute choisie pour bien indiquer que lrsquoobjectif eacuteconomique initialet primordial de lrsquoexploitation familiale eacutetait de produire les moyens de son existence ce quine lrsquoempecircche pas de deacutegager des surplus En cela elle se distingue des eacutetablissements agricolesdont les proprieacutetaires tirent de lrsquoagriculture des ressources qui sont surtout destineacutees agrave ecirctrevendues 238 Entre lrsquoeacuteconomie de la petite ferme de Bohain et celle de la villa de Champion ilnrsquoy a pas seulement une diffeacuterence drsquoeacutechelle Certes les deux exploitants nrsquoont pas agrave leurdisposition les mecircmes moyens mais ce qui distingue fonciegraverement le fermier de Bohain crsquoestqursquoil est confronteacute dans son deacuteveloppement agrave une limite supeacuterieure constitueacutee par la quantiteacutemaximale de travail fournie par la famille paysanne en une anneacutee En effet il lui est possibledrsquoaccroicirctre la productiviteacute de son exploitation en augmentant la valeur et lrsquoutilisation de soncapital en organisant mieux ses activiteacutes dans le temps et en srsquoinvestissant davantage dans destravaux non agricoles mais dans tous les cas en srsquoamplifiant son activiteacute atteindra un seuilqursquoil ne pourra deacutepasser qursquoen recourant agrave une main-drsquoœuvre exteacuterieure 239 En franchissant cepalier il peacutenegravetre dans un espace eacuteconomique qui obeacuteit agrave drsquoautres logiques que celles que luiimpose lrsquoagriculture de subsistance Il est possible drsquoen prendre conscience en poursuivantlrsquoestimation quantitative proposeacutee plus haut et en examinant ce que laquo coucircterait raquo agrave cetexploitant lrsquoutilisation du travail salarieacute

Cet examen est plus facile agrave reacutealiser agrave partir des donneacutees disponibles pour la moisson Eneffet contrairement agrave drsquoautre faccedilons culturales dont le nombre et lrsquointensiteacute peuvent varierdans des proportions importantes la reacutecolte des ceacutereacuteales est une opeacuteration ponctuelle qui doitecirctre reacutealiseacutee dans un laps de temps relativement court et avec des moyens humains sur lesquelson dispose drsquoinformations geacuteneacuterales assez coheacuterentes Toutefois la quantiteacute de travail qursquoil fautconsacrer agrave la moisson drsquoun hectare de ceacutereacuteales deacutepend de lrsquoespegravece cultiveacutee de la hauteur de lacoupe et donc du volume de paille que lrsquoon souhaite reacutecolter

Varron deacutecrit trois meacutethodes pour la moisson La premiegravere consiste agrave couper les tiges auniveau du sol puis agrave seacuteparer dans un second temps lrsquoeacutepi du chaume Agrave lrsquoinverse on peut aussiscier la tige juste sous lrsquoeacutepi et reacutecolter le chaume plus tard Enfin le plus couramment onemploie un proceacutedeacute intermeacutediaire en coupant le bleacute au milieu de la tige 240 Varron indiqueqursquoil faut environ une journeacutee de travail agrave un moissonneur pour couper un jugegravere de bleacute maisne preacutecise pas si cette dureacutee est la mecircme pour les trois meacutethodes citeacutees 241 Toutefois lessources meacutedieacutevales et modernes apprennent que la surface moissonneacutee dans une journeacutee variede 015 ha agrave 025 ha selon les techniques utiliseacutees 242 La quantiteacute de fumure dont disposelrsquoexploitation modegravele eacutetant relativement limiteacutee on peut supposer qursquoune proportion

238 M Aymard exprime cette divergence drsquoobjectif en distinguant ceux qui produisent dans un but les targetproducers de ceux qui produisent pour le marcheacute les market producers (1983 p 1398) P Erdkamp preacutefegravereutiliser les expressions de subsistance peasant et commercial farmer (1999 p 558)

239 laquo Pour conclure notre exposeacute sur les facteurs qui deacuteterminent le niveau drsquoauto-exploitation du travailleurpaysan nous pouvons poser comme acquis que agrave la diffeacuterence drsquoune entreprise ou drsquoune exploitationcapitaliste dont les dimensions sont sur le plan theacuteorique sans limites le volume drsquoune exploitationlaborieuse est naturellement deacutetermineacute par le rapport entre les besoins de consommation de la famille et sesforces de travail et qursquoil se fixe agrave un niveau conforme aux conditions de production ougrave se trouve la familleexploitante raquo (Tchayanov 1990 p 91)

240 Varron Res rust I 50241 laquo Cum est matura seges metendum cum in ea ltingt iugerum fere una opera propemodum in facili agro satis esse

dicatur raquo (Varron Res rust I 50 3)242 Comet 1992 p 190

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importante de la paille est laisseacutee sur la jachegravere et que la moisson peut donc ecirctre reacutealiseacutee assezrapidement selon un rythme moyen drsquoun hectare tous les quatre jours

Le moissonneur est aideacute par plusieurs personnes qui glanent les eacutepis tombeacutes au sol lient lesgerbes et les transportent sur les aires agrave battre dans les greniers ou dans les granges Pendant lacourte peacuteriode de maturiteacute du bleacute et avant que les intempeacuteries ne gacirctent le grain toute lafamille paysanne est donc engageacutee dans la moisson Elle doit consacrer quarante jours detravail pour moissonner agrave la faucille les 10 ha de bleacute que compte lrsquoexploitation type Ensupposant que le bleacute est coupeacute par deux personnes cette quantiteacute peut ecirctre reacuteduite agrave vingtjours mais crsquoest sans doute une dureacutee minimale car en ajoutant un faucilleur de plus lafamille prend le risque de ne plus pouvoir traiter rapidement toutes les tiges moissonneacutees

Cette contrainte essentielle lui impose donc de cultiver les ceacutereacuteales dans des proportions quirestent compatibles avec la quantiteacute de travail qursquoelle peut consacrer agrave leur moisson En semantdes espegraveces qui arrivent agrave maturiteacute agrave des peacuteriodes diffeacuterentes il lui est possible drsquoeacutetaler dans letemps ce surcroicirct de labeur 243 Par exemple dans le Bassin parisien le bleacute drsquohiver estmoissonneacute agrave la fin du mois de juillet lrsquoeacutepeautre un peu plus tard et le bleacute de printemps aumois drsquoaoucirct 244 Pour autant une augmentation conseacutequente des surfaces emblaveacutees oblige agraveemployer une main-drsquoœuvre exteacuterieure Quel loyer doit-elle verser pour se la procurer

Pour la Gaule le seul document disponible pour eacutevaluer ce montant demeure lrsquoEdictum depretiis rerum uenalium pris par Diocleacutetien agrave la fin de lrsquoanneacutee 301 et plus connu sous le nomdrsquoEacutedit du maximum Il nrsquoest pas possible drsquoexposer ici dans le deacutetail les tregraves nombreuxcommentaires dont ce document a fait lrsquoobjet On rappellera donc tregraves sommairement que lesprix indiqueacutes dans cette mercuriale sont valables pour tout lrsquoEmpire et se rapportent agrave desquantiteacutes maximales qui ne permettent pas de connaicirctre avec certitude la valeur reacuteelle desproduits dans une province deacutetermineacutee En revanche lrsquoEacutedit donne des indications sur lesrapports qui existent entre les produits et les services qursquoil eacutenumegravere 245 En acceptant lepostulat que ces ratios ne connaissent pas de grandes variations ni dans le temps ni danslrsquoespace il est donc possible drsquoeacutevaluer la quantiteacute de bleacute que coucircterait lrsquoemploi drsquoun ouvrieragricole

En effet lrsquoEacutedit preacutecise que le salaire drsquoun journalier employeacute et nourri agrave la campagne est devingt-cinq deniers Par ailleurs le prix drsquoun modius castrensis drsquoenviron 175 litres de fromentou drsquoeacutepeautre mondeacute est de cent deniers

Operario rustico p[asto diu]rni uiginti quinqueFrumenti k(astrensem) mo(dium) [unum] [ centum]Speltae mundae k(astrensem) mo(dium) [unum] centum 246

En consideacuterant qursquoun ouvrier agricole consomme 3 500 kcal par jour sa ration en ceacutereacutealesserait drsquoenviron 136 l de bleacute nu Lrsquoeacutequivalent en grains de son salaire eacutetant de 43 l le coucircttotal de ce manœuvre repreacutesente environ 566 litres de bleacute nu pour une journeacutee Si la familletype a deacutejagrave mis en œuvre la totaliteacute de la quantiteacute de travail dont elle dispose pour un hectarede bleacute suppleacutementaire elle devra embaucher pour la moisson une eacutequipe de deux personnespendant quatre jours soit une deacutepense de 4528 l de bleacute Avec un rendement de 6 hlha cecoucirct marginal repreacutesente 75 de la reacutecolte et 15 apregraves le paiement des charges Enaugmentant encore la surface emblaveacutee la famille paysanne devra recourir agrave une plus grande

243 Erdkamp 1999 p 558244 Lachiver 1997 p 1148245 Freacutezouls 1977 p 256 Chastagnol 1980 p 215-223246 Edictum de pretiis rerum uenalium 7 1a 1 1a et 1 7

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quantiteacute de main-drsquoœuvre pour reacutealiser les autres faccedilons culturales qursquoelle ne peut plus assurerLa productiviteacute de lrsquoexploitation va donc progressivement deacutecliner et obeacuteir ainsi agrave la loi dite deTurgot sur les rendements deacutecroissants 247 Pline de faccedilon tout agrave fait empirique avaitparfaitement perccedilu toutes les implications de cette regravegle de bons sens et remarquait ainsi

Bien cultiver crsquoest neacutecessaire tregraves bien cultiver crsquoest ruineux Excepteacute dans le cas du proprieacutetaire quicultive avec sa progeacuteniture avec un paysan de sa famille ou des gens qursquoil lui faut de toute faccedilon nourriril y a des reacutecoltes qursquoil nrsquoest pas avantageux de faire si lrsquoon tient compte du coucirct de revient de la maindrsquoœuvre 248

Pour la famille type eacutetudieacutee ici on peut figurer cette relation entre les surfaces emblaveacutees etle volume de ceacutereacuteales produit par une fonction dont le taux drsquoaccroissement diminue agrave partirde seuils (Planche 31) Le premier est fixeacute agrave 10 ha et correspond agrave la superficie maximale quela famille type peut moissonner sans aide exteacuterieure Le second situeacute tregraves approximativementvers 20 ha repreacutesente la surface agrave partir de laquelle elle ne peut plus assurer seule les autresfaccedilons culturales et doit neacutecessairement entretenir ou louer un train de labour suppleacutementaire

Le niveau de ces seuils varie selon le coucirct de la main-drsquoœuvre et la nature plus ou moinsintensive du systegraveme agraire pratiqueacute Mais avant tout il deacutepend de la composition de lafamille paysanne Jusqursquoici pour les neacutecessiteacutes du raisonnement il a eacuteteacute consideacutereacute qursquoelle seconstituait de six personnes Crsquoest bien sucircr un point de vue tregraves reacuteducteur car sa force detravail eacutevolue durant toute la dureacutee de son existence en fonction du nombre de ses membresmais aussi de leur acircge Lors des premiegraveres anneacutees drsquoexistence des enfants la famille doitsatisfaire des demandes alimentaires suppleacutementaires alors que la quantiteacute de travail qursquoellepeut fournir demeure identique Le rapport entre ces derniers et les consommateurs lui estdeacutefavorable Comme lrsquoa montreacute A V Tchayanov ce ratio croicirct ensuite progressivementjusqursquoagrave la disparition des parents ou le deacutepart de certains des enfants qui initient un nouveaucycle (Planche 31) La famille paysanne doit donc ajuster de faccedilon continue son volumedrsquoactiviteacute agrave la quantiteacute de bras dont elle dispose Cette adaptation peut se faire par uneaugmentation des surfaces emblaveacutees par lrsquointensification du systegraveme agraire pratiqueacute maisaussi par une diminution de sa consommation Les diffeacuterentes variables eacuteconomiques drsquouneexploitation familiale eacutevoluent donc de faccedilon presque permanente en fonction drsquoun rythmequi est deacutetermineacute par la succession des geacuteneacuterations et les regravegles sociales de cohabitation desindividus au sein drsquoun mecircme groupe

Loin drsquoecirctre un organisme complegravetement immobile routinier et soumis par atavisme agrave despratiques culturales immuables lrsquoexploitation familiale est au contraire freacutequemmentconfronteacutee agrave des choix qui lui imposent en peacuteriode de croissance de deacutevelopper de nouvellesactiviteacutes et la rendent le cas eacutecheacuteant potentiellement favorable agrave lrsquoadoption drsquoinnovationstechniques ou organisationnelles 249 Neacuteanmoins face agrave ces diffeacuterentes alternatives la famillepaysanne est neacutecessairement contrainte de privileacutegier les solutions eacuteconomiques qui preacutesententpour elle le moins drsquoincertitude car elle doit en toutes occasions se garantir les moyensdrsquoassurer sa subsistance 250 Le recours agrave la main-drsquoœuvre exteacuterieure est ainsi pour elle unfacteur de risque non neacutegligeable

247 Cette loi est eacutenonceacutee par A Turgot dans ses Observations sur le meacutemoire de M de Saint-Peacuteravy en faveur delrsquoimpocirct indirect dateacutees de 1768 (Turgot 1844 p 421)

248 laquo Bene colere necessarium est optime damnosum Praeterquam subole suo colono aut pascendis alioqui colentedomino aliquas messes colligere non expedit si conputetur inpendium operae [hellip] raquo (Pline N h XVIII 38)La traduction est de J C Dumont (1999 p 122)

249 Chauveau 1999 p 20250 Mollard 1999 p 51

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 220

En effet pour faire face aux aleacuteas de sa production elle a toujours la possibiliteacute de reacuteduiresa consommation et de limiter au strict neacutecessaire les biens qursquoelle se procure agrave lrsquoexteacuterieur Cesajustements sont bien plus difficiles agrave reacutealiser lorsqursquoelle doit payer un salaire et a fortioriquand il est verseacute en espegraveces Elle est alors confronteacutee agrave la neacutecessiteacute de deacutegager des surplus et deles vendre dans de bonnes conditions pour obtenir la monnaie dont elle a besoin Son eacutequilibreeacuteconomique deacutepend de facteurs exteacuterieurs qursquoelle ne maicirctrise plus Agrave lrsquoinverse le salariatpreacutesente moins de peacuteril pour un entrepreneur qui dispose de revenus diversifieacutes et qui pratiqueune agriculture dont lrsquoobjectif principal est de produire des exceacutedents

Enfin il nrsquoest pas futile drsquoobserver que lrsquoutilisation drsquoesclaves ne modifie en rien le reacutegimeeacuteconomique de lrsquoexploitation familiale En admettant que la famille paysanne dispose desmoyens drsquoinvestir dans un achat de ce type lrsquoesclave lui apporterait son travail mais aussi unebouche suppleacutementaire agrave nourrir 251 Lrsquoactiviteacute de lrsquoexploitation srsquoeacutetablirait alors un niveau pluseacuteleveacute mais son bilan resterait le mecircme Sauf agrave consideacuterer qursquoil puisse fournir un plus grandouvrage tout en consommant moins ce qui exige des moyens de coercition dont ne disposepas le petit exploitant la valeur eacuteconomique drsquoun esclave nrsquoest pas fondamentalementsupeacuterieure agrave celle drsquoun membre de sa famille Il est en revanche beaucoup plus inteacuteressant delrsquoutiliser dans un eacutetablissement agricole employant beaucoup de main-drsquoœuvre car agrave ladiffeacuterence des salarieacutes il ne coucircte que sa nourriture son logement et ses vecirctements autant defrais fixes qursquoil est possible drsquoamortir facilement agrave condition de lrsquooccuper toute lrsquoanneacutee

Il ne fait donc aucun doute que lrsquoemploi de travailleurs distingue nettement deux systegravemeseacuteconomiques tregraves diffeacuterents dans leur fonctionnement et leur finaliteacute 252 La petite exploitationest limiteacutee dans son deacuteveloppement par la quantiteacute de travail que peut fournir la famillepaysanne et par les coucircts marginaux eacuteleveacutes et les risques eacuteconomiques qursquoelle doit supporterpour srsquoadjoindre les services drsquoune main-drsquoœuvre exteacuterieure Elle srsquooppose en cela agravelrsquoeacutetablissement agricole qui ne peut ecirctre exploiteacute par le seul groupe familial 253 On propose dedeacutesigner cette seconde cateacutegorie par lrsquoexpression laquo entreprise agricole raquo 254 car elle exprimebien que la production est assureacutee en grande partie par un personnel salarieacute vel servile

Ainsi deacutefinis les concepts drsquoexploitation familiale et drsquoentreprise agricole renvoient agrave deuxtypes ideacuteaux de comportements eacuteconomiques Du point de vue de lrsquoarcheacuteologie ils nedeacuteterminent pas deux classes absolument distinctes drsquoeacutetablissements agricoles Entre la petiteferme de Bohain et la villa de Champion il existe sans aucun doute des fermes qui tout enpratiquant une agriculture de subsistance emploient dans des proportions tregraves variables de lamain-drsquoœuvre qui nrsquoappartient pas au groupe familial De plus il a eacuteteacute montreacute que lesexploitations familiales pouvaient revecirctir des formes archeacuteologiques tregraves diffeacuterentes selon leurniveau de richesse et le systegravemes agraire qursquoelles utilisent Neacuteanmoins la quantification reacutealiseacutee

251 Dans le livre premier du Capital K Marx exprime ce paradoxe de la faccedilon suivante laquo Dans le systegravemeesclavagiste la partie mecircme de la journeacutee ougrave lrsquoesclave ne fait que remplacer la valeur de ses subsistances ougrave iltravaille donc en fait pour lui-mecircme ne semble ecirctre que du travail pour son proprieacutetaire raquo (Marx 1965p 1035)

252 Dans les rapports preacuteparatoires au huitiegraveme congregraves international drsquohistoire eacuteconomique tenu agrave Budapest enaoucirct 1982 J Goy srsquoexprimant au nom drsquoun groupe de meacutedieacutevistes franccedilais consideacuterait que la sciencehistorique avait fait un grand progregraves en comprenant que lrsquoexploitation familiale laquo constitue un systegravemeeacuteconomique propre et que dans ce cadre la famille paysanne a un comportement propre raquo En conclusionil incitait les historiens agrave laquo rouvrir raquo le dossier constitueacute par A V Tchayanov et agrave reacutefleacutechir agrave la validiteacute de sonmodegravele de lrsquoeacuteconomie paysanne pour comprendre lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes rurales laquo drsquoavant la Reacutevolutionagricole raquo (Goy 1982 p 131 et 133)

253 Verdon 1987 p 222254 Cette expression est employeacutee par J-B Say dans le chapitre qursquoil consacre au fermage avec le sens tregraves

neutre drsquoexploitation agricole (Say 1841 p 413) Dans ce travail elle constitue plutocirct un emprunt auxreacuteflexions de J-M Moriceau et G Postel-Vinay sur lrsquoeacuteconomie de la grande exploitation de lrsquoeacutepoquemoderne eacutetudieacutee par eux (Moriceau Postel-Vinay 1992)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 221

ici et la confrontation de ses reacutesultats avec les donneacutees apporteacutees par lrsquoarcheacuteologie prouvent quele concept drsquoexploitation familiale est en premiegravere analyse un outil efficace pour appreacutehenderlrsquoeacuteconomie agraire de ces petites fermes Il offre des eacuteleacutements de comparaison et permet ainside mieux questionner le reacuteel 255 Malgreacute cela il ne fait aucun doute que sa valeur heuristiquesrsquoaffaiblira au fur et agrave mesure des progregraves accomplis dans la connaissance de ces eacutetablissementsCette preacutevision ne doit pas ecirctre consideacutereacutee comme une forme de deacutefiance vis-agrave-vis de cemodegravele mais au contraire comme un encouragement sincegravere agrave concevoir des instruments pluspreacutecis et mieux adapteacutes Elle deacutecoule de reacuteflexions eacutepisteacutemologiques sur lrsquoutiliteacute et la valideacute desmodegraveles en histoire 256

En attendant lrsquoeacutetude de la main-drsquoœuvre de son origine et de son utilisation dans lesexploitations agricoles reste un des moyens les plus efficaces pour essayer de comprendrelrsquoorganisation de lrsquoeacuteconomie agraire La deacutemonstration a eacuteteacute apporteacutee en ce qui concernelrsquoexploitation familiale Il est neacutecessaire de la compleacuteter en srsquointeacuteressant maintenant agravelrsquoentreprise agricole

III Lrsquoentreprise agricole et la gestion de la main-drsquoœuvre

Les paragraphes agrave venir ne constituent pas une nouvelle contribution au tregraves long deacutebat sur lavaliditeacute du terme villa ni un plaidoyer en faveur de son remplacement par lrsquoexpression entreprise agricole Leur objectif est plus simplement drsquoessayer drsquoappreacutehender les possibiliteacutesoffertes agrave un exploitant qui ne peut mettre en culture son domaine avec les seules ressources desa famille En reacuteduisant de la sorte le champ drsquoinvestigation au seul problegraveme de la main-drsquoœuvre il est certain que lrsquoon srsquointerdit drsquoappreacutecier la totaliteacute des fonctions attribueacutees agrave lavilla Autrement dit tout en deacutenonccedilant le caractegravere captieux drsquoune assimilation systeacutematiqueentre des pratiques architecturales et des modes drsquoexploitation de la terre il serait absurde desoutenir que les investissements consacreacutes par le proprieacutetaire agrave lrsquoameacutenagement et agravelrsquoembellissement de sa villa seraient sans valeur parce qursquoils nrsquointeacuteressent pas le processus deproduction agraire Mecircme si la construction de bains ou de piegraveces de reacuteception ne modifie enrien la capaciteacute eacuteconomique de lrsquoeacutetablissement agricole il nrsquoen deacutevoile pas moins un traitfondamental du comportement social des eacutelites dans les campagnes et de la faccedilon dont elles srsquoyinvestissent 257 Pour autant une meilleure appreacuteciation de son rocircle historique neacutecessite enpremier lieu de comprendre son fonctionnement eacuteconomique en rejetant preacutealablement lespreacutesupposeacutes reacuteveacuteleacutes dans la partie historiographique de ce meacutemoire Srsquointerroger surlrsquoutilisation de la main-drsquoœuvre au sein des eacutetablissements agricoles qui ne sont pas desexploitations familiales est donc une faccedilon parmi drsquoautres de contribuer au renouvellementdes connaissances sur la villa

Pour preacutesenter efficacement les diffeacuterents aspects de cette question il est utile de deacutebutercette analyse par un exemple concret Il srsquoagit du seul teacutemoignage direct disponible sur lacomposition drsquoun domaine gallo-romain Il se trouve dans un poegraveme reacutedigeacute par Ausone enlrsquohonneur de son petit heacuteritage situeacute dans le Bazadais preacutes de Bordeaux Lrsquoherediolum nrsquoest passon seul bien foncier Ausone possegravede cinq autres domaines dont celui de Lucaniacum qui seraeacutevoqueacute plus loin et deux maisons dans des villes 258 Il ne dit rien de la valeur des autres fundi255 Maucourant 2004 p 230256 laquo La conceptualisation historique ou sociologique deacutefinira donc des invariants toujours provisoires jamais

systeacutematiques jamais deacutetacheacutes des cas concrets agrave partir desquels ils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes raquo (Veyne 1995 p 46)257 Leveau Gros Treacutement 1999 p 287-292 301-302258 Eacutetienne 1992 p 310

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 222

mais preacutecise que lrsquoherediolum est de petite taille et comprend deux cents jugegraveres de terreslabourables cent jugegraveres de vignoble cinquante jugegraveres de prairies et environ sept centsjugegraveres de bois

agri bis centum colo iugera vinea centumiugeribus colitur prataque dimidio

silva supra duplum quam prata et vinea et arvumcultor agri nobis nec superest nec abest 259

Les diffeacuterentes surfaces de cette eacutenumeacuteration correspondent agrave des multiples et des sous-multiples de la centaine et sont lieacutees entre elles par des rapports simples le saltus occupe unesuperficie eacutegale au double de celle de lrsquoager les prairies sont deux fois moins eacutetendues que lesvignobles qui sont aussi deux fois mois vastes que les emblavures Il est donc fort probableqursquoAusone ait quelque peu ajusteacute les dimensions des diffeacuterentes parties de son domaine poursatisfaire les contraintes de la meacutetrique et renforcer lrsquoharmonie des proportions de ce bienheacuteriteacute de son bisaiumleul Neacuteanmoins rien ne permet de douter de la reacutealiteacute de ce fundus et de sacomposition globale mecircme si les valeurs citeacutees par Ausone sont sans doute assezapproximatives

Reprenant les donneacutees calculeacutees dans la premiegravere partie de ce chapitre il convient de noterque les emblavures de lrsquoherediolum ne repreacutesentent que deux fois et demi la surface minimaledes terres laboureacutees de lrsquoexploitation familiale type Toutefois les prairies dont est pourvu cedomaine permettent sans aucun doute de donner plus drsquoampleur agrave lrsquoeacutelevage et surtoutdrsquoobtenir des fumures en grande quantiteacute et donc de meilleurs rendements On peut avancerpar hypothegravese que les deux cents jugegraveres drsquoemblavures fournissent au moins 187 hl de bleacuteavec une jachegravere annuelle correspondant agrave la moitieacute de cette surface soit 25 ha On sesouvient que le grenier (Bacirctiment I) de la villa de Champion a une surface utile de stockage de30 m2 260 Il est donc possible drsquoy entreposer une reacutecolte drsquoenviron 90 hl soit une quantiteacuteinfeacuterieure de moitieacute agrave celle produite par lrsquoherediolum 261 Mais Ausone preacutecise au vers 27 qursquoilengrange toujours deux anneacutees de reacutecolte et le vers suivant laisse agrave penser que ce volume estdestineacute agrave satisfaire deux anneacutees de consommation 262 Il est donc probable que peu de tempsapregraves la moisson une partie de la reacutecolte est conserveacutee sur place pour les besoins alimentairesde la familia drsquoAusone et de la main-drsquoœuvre et que le reste est vendu ou achemineacute ailleursSans avoir lrsquoassurance que ce principe est appliqueacute partout il est inteacuteressant de noter que lesgreniers sur poteaux planteacutes des petites exploitations examineacutees plus haut permettent laconservation du volume de ceacutereacuteales consommeacutees annuellement par les familles paysannes

Si le grenier de Champion est aussi utiliseacute pour entreposer le bleacute destineacute aux besoinsalimentaires des seuls occupants de la villa la production annuelle du domaine est alors biensupeacuterieure aux 90 hl qursquoil est possible de deacuteposer sur les 36 m2 de son plancher Avec ces 90 hlde ceacutereacuteales il est possible de nourrir dix-huit adultes pendant un an en leur apportant uneration calorique journaliegravere de 3 500 kcal ou neuf personnes si le possessor de Championgarde comme Ausone deux anneacutees de consommation dans ce grenier 263 Neacuteanmoins lecaractegravere tregraves speacuteculatif de ces propositions montre qursquoil est difficile drsquoaller plus loin danslrsquoestimation des capaciteacutes eacuteconomiques de la villa de Champion et de lrsquoherediolum bazadais259 Ausone Opuscula De herediolo XII 2 21-24260 Van Ossel Defgneacutee 2001 p 232 note 102261 30 m2 x 030 m = 90 hl262 laquo conduntur fructus geminum mihi semper in annum

cui non longua penus huic quoque prompta fames raquo (Ausone Opuscula De herediolo XII 2 27-28)263 90 hl de ceacutereacuteales font 6 750 kg et 1 kg de bleacute nu apporte 3 420 kcal

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Cette rapide comparaison fait au moins apparaicirctre combien il est hasardeux de confronter lesdonneacutees drsquoune fouille avec celles apporteacutees par une source historique Ausone donne desinformations assez preacutecises sur la structure de sa proprieacuteteacute mais tregraves peu de choses surlrsquoorganisation de lrsquoexploitation Agrave lrsquoinverse lrsquoeacutetude archeacuteologique reacutealiseacutee par P Van Osselfournit des renseignements preacutecieux sur lrsquoeacutequipement de la villa de Champion mais reste austade des hypothegraveses en ce qui concerne la part respective de lrsquoeacutelevage et de la ceacutereacutealiculturedans le systegraveme agraire mis en œuvre par cet eacutetablissement

Cependant mecircme srsquoil nrsquoest pas meacutethodologiquement acceptable drsquoaccorder complegravetementces deux types de donneacutees on a tout de mecircme le sentiment que lrsquoherediolum devait plutocirctappartenir agrave la classe des villaelig repreacutesenteacutee par celle de Champion Contrairement agrave ce quepensait la critique qui srsquoest peut-ecirctre laisseacutee abuser par la superficie totale du domaine(2644 ha) ce ne serait donc pas par litote qursquoAusone le deacutecrit comme son laquo petit heacuteritage depetite taille raquo 264 Dans tous les cas le domaine bazadais devait sembler bien modeste compareacuteaux villaelig dont disposaient ses collegravegues seacutenateurs Le poegravete le deacutecrit non pour vanter la qualiteacutede ses biens ou srsquoenorgueillir de lrsquoimportance de son patrimoine mais pour ceacuteleacutebrer selon letopos traditionnel son attachement familial agrave un terroir et agrave une proprieacuteteacute qui est peut-ecirctre agravelrsquoorigine de lrsquoessor social de ses aiumleux

Malgreacute ses dimensions relativement limiteacutees lrsquoexploitation de lrsquoherediolum nrsquoen demandaitpas moins une quantiteacute importante de main-drsquoœuvre Ainsi fauciller les 25 ha de bleacutes eacutetaitune opeacuteration qui exigeait au moins une centaine de journeacutees de travail 265 beaucoup plus silrsquoon compte le temps employeacute agrave lier et transporter les gerbes Comment Ausone y pourvoyait-il Au vers 24 de son poegraveme il preacutecise que ses laquo cultivateurs raquo ne sont ni trop nombreux ni pasassez R Eacutetienne a proposeacute de les identifier agrave des coloni libres placeacutes sur le domaine 266 Cettehypothegravese est difficilement recevable car la cinquantaine drsquohectares drsquoemblavures delrsquoherediolum ne permettent pas drsquoaccueillir et de nourrir plus de deux ou trois familles de petitsexploitants Autrement dit si ces terres sont exploiteacutees en faire-valoir indirect le nombre detenanciers lotis deacutepend uniquement de la surface qui leur est confieacutee et du montant desredevances demandeacutees en eacutechange Dans ce cas la preacutecision apporteacutee par Ausone nrsquoa pas grandsens Elle prend toute sa valeur si ce fundus est laquo coluntur hominibus seruis aut liberis aututrisque raquo pour reprendre lrsquoexpression de Varron 267 Ausone doit alors veiller agrave lrsquoemploipermanent de cette main-drsquoœuvre en ajustant preacuteciseacutement sa quantiteacute au volume de travailexigeacute pour la reacutealisation des opeacuterations ordinaires drsquoentretien et drsquoexploitation du domaineCette gestion eacuteconome lrsquooblige en conseacutequence agrave embaucher ponctuellement deslaquo mercennarii raquo pour assurer la reacutealisation des faccedilons qui exige beaucoup de travail sur unepeacuteriode de temps limiteacutee comme la moisson la fenaison ou les vendanges 268

Crsquoest agrave dessein que lrsquoeacutenumeacuteration de Varron a eacuteteacute utiliseacutee pour deacutefinir les choixeacuteconomiques auxquels pouvait ecirctre confronteacute Ausone dans la gestion de son domaine Commeon lrsquoa vu agrave maintes reprises dans les chapitres preacuteceacutedents lrsquohistoriographie traditionnelleconsidegravere jusqursquoagrave aujourdrsquohui que les domaines de la Gaule sont mis en valeuressentiellement par des esclaves durant le Haut-Empire puis que cette forme drsquoexploitationdisparaicirct totalement au profit du faire-valoir indirect qui srsquoimposerait avec la concentration dela proprieacuteteacute En caricaturant quelque peu ces conceptions on pourrait dire que les campagnes

264 laquo Parvum herediolum fateor [hellip] raquo (Ausone Opuscula De herediolo XII 2 9)265 Il faut quatre moissonneurs pour faucher un hectare de bleacute (cf supra p 217)266 Eacutetienne 1992 p 306267 Varron Res rust I 17 2268 laquo aut mercennariis cum conducticiis liberorum operis res maiores ut uindemias ac faenisicia administrant raquo

(Varron Res rust I 17 2)

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de la Gaule sont peupleacutees drsquoesclaves durant le Haut-Empire puis de colons jusqursquoagrave la fin delrsquoAntiquiteacute On soutiendra dans les paragraphes agrave venir la position selon laquelle lesproprieacutetaires terriens gallo-romains ont toujours eu durant lrsquoAntiquiteacute la possibiliteacute de mettreen valeur leur domaine agrave lrsquoaide de tenanciers drsquoesclaves drsquohommes libres ou les deux agrave la foiscomme lrsquoindiquait deacutejagrave Varron au Ier s aC Le maintien de cette diversiteacute des reacutegimes agrairesnrsquointerdit pas cependant que leur importance respective ait pu se modifier

Dans les provinces de lrsquoEmpire pour lesquelles il existe des sources eacutecrites qui autorisent unexamen statistique preacutecis de lrsquoeacutevolution des diffeacuterents types drsquoexploitation sur la longue dureacuteeles historiens ont montreacute qursquoil nrsquoeacutetait pas possible de mettre en eacutevidence une modificationradicale des formes de la mise en valeur des sols 269 Pour lrsquoItalie gracircce agrave une relecture attentiveet plus objective de la litteacuterature agronomique entreprise degraves le deacutebut des anneacutees 1980 270 ilest maintenant admis que lrsquoeacuteconomie rurale a fait un grand usage des travailleurs libres Mecircmela laquo villa esclavagiste raquo ne pouvait se passer de cette main-drsquoœuvre 271

Pourtant ces reacutevisions essentielles semblent avoir rencontreacute tregraves peu drsquoeacutecho dans les travauxconsacreacutes aux campagnes de la Gaule Non pas qursquoelles suscitent de la deacutefiance ou delrsquoincompreacutehension mais tout simplement parce que peu agrave peu les questions relatives agrave lamain-drsquoœuvre et agrave lrsquoemploi des esclaves ont eacuteteacute laquo mises de cocircteacute raquo 272 Il nrsquoest donc pas vain dereprendre ce dossier et drsquoexaminer de nouveau les arguments et les documents qui ont eacuteteacuteproposeacutes pour prouver ou infirmer la preacutesence drsquoesclaves dans les campagnes de la Gauleromaine

1 Les esclaves dans les campagnes gallo-romaines mythes et reacutealiteacutes

Il a eacuteteacute montreacute que la conviction drsquoune forte preacutesence des esclaves dans lrsquoeacuteconomie agraire desGaules reposait essentiellement sur lrsquoassimilation de la villa gallo-romaine avec le domaineesclavagiste tel qursquoune lecture partiale des Agronomes latins le faisait apparaicirctre Choisissantplutocirct Caton que Varron Columelle plutocirct que Palladius la critique nrsquoa souvent retenu de lalitteacuterature agronomique que les passages qui preacutesentent la condition servile sous ses aspects lesplus sombres Une attention presque exclusive a donc eacuteteacute porteacutee aux esclaves compediti 273 ouuincti 274 et aux formes de leur deacutetention et de leur exploitation Sans reacuteellement srsquointerrogersur le contexte eacuteconomique la chronologie et lrsquoexpansion geacuteographique de cette gestion tregravescoercitive de la main-drsquoœuvre servile de nombreux historiens et archeacuteologues ont fini paradmettre que les entraves et lrsquoergastule eacutetaient les attributs de cet esclavage rural

Cette conclusion eacutetait en partie eacutetayeacutee par des deacutecouvertes anciennes qui donnaient auxteacutemoignages de Caton et de Columelle une reacutealiteacute mateacuterielle indiscutable Sous les beacuteneacuteficesdrsquoune analyse historiographique plus complegravete il est possible que cette archeacuteologie delrsquoesclavage trouve ses origines dans la deacutecouverte agrave Pompeacutei en 1766 drsquoun ensemblecomprenant soixante-dix petites cellaelig reacuteparties sur deux eacutetages dans un vaste quadriportiqueCertaines de ces logettes eacutetaient destineacutees agrave un usage collectif Ainsi ont eacuteteacute reconnues unecuisine une salle agrave manger et une prison renfermant encore les corps de trois prisonniers

269 J-M Carrieacute nrsquoa eu cesse de reacutepeacuteter cette eacutevidence sans que ses deacuteneacutegations aient toujours eacuteteacute reacuteellemententendues (pour lrsquoEacutegypte cf en dernier ressort Carrieacute 1997)

270 Garnsey 1980 Evans 1980 p 136271 laquo La uilla de nos agronomes la uilla que nos contemporains ont souvent qualifieacutee drsquoesclavagiste

ldquoschiavisticardquo nrsquoexiste que parce qursquoelle vit gracircce agrave des travailleurs libres et les fait partiellement vivre raquo(Dumont 1999 p 125)

272 laquo La socieacuteteacute romaine eacutetait-elle esclavagiste La reacuteponse ne va pas toujours de soi mais nous ne nous posonsplus guegravere la question Elle nrsquoest pas reacutesolue elle a eacuteteacute mise de cocircteacute raquo (Andreau 1999 p 105)

273 Varron Res rust 56-57274 Columelle De re rust I 7 1

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enchaicircneacutes et ensevelis sous les cendres de la catastrophe Fr Mazois propose en 1829 dereconnaicirctre dans ces vestiges une caserne de leacutegionnaires et deacutecrit avec soin les ceps retrouveacutesdans la prison 275 Son interpreacutetation fut remise en cause et cet eacutedifice a ensuite eacuteteacute consideacutereacutecomme un marcheacute pour les esclaves avant que R Garrucci ne proposa lrsquoidentification accepteacuteeaujourdrsquohui drsquoun ludus 276

Il nrsquoempecircche que lrsquoassociation des petites cellules de la prison et des ceps marqua lesesprits Elle fut agrave nouveau reconnue mais dans plusieurs eacutetablissements agricoles cette fois ciAinsi par exemple au deacutebut du siegravecle dernier dans une villa situeacutee agrave quelques kilomegravetres aunord-ouest de Pompeacutei et attribueacutee agrave lrsquoaffranchi Tiberius Claudius Eutychi les fouilles mirentau jour agrave lrsquoest de lrsquoatrium un ensemble de neuf petites piegraveces ouvrant sur un espacerectangulaire (Planche 32 en haut A) 277 Les logettes ont une superficie de 45 m2 elles sonteacuteclaireacutees par une lucarne et disposent drsquoun petit foyer situeacute pregraves de lrsquoentreacutee leur sol est enterre battue Un unique escalier en bois permet drsquoacceacuteder agrave un eacutetage qui devait comporter unnombre de cellaelig identiques (no 1) Au sud de cette aile se trouve trois piegraveces plus grandes dontles fonctions sont sans doute collectives Lrsquoespace no 2 a livreacute des ceps et devait servir deprison 278

Au sud de Pompeacutei sur la commune de Gragnano agrave peu pregraves agrave la mecircme eacutepoque une autrevilla a eacuteteacute deacutegageacutee 279 Au sud de lrsquoatrium principal la deacutecouverte de ceps a permis drsquoidentifierle logement des esclaves (Planche 32 en bas D) La partie infeacuterieure de ces attaches eacutetaitsolidement ancreacutee dans le sol et la tige supeacuterieure eacutetait sortie de son logement La clef quicommande lrsquoouverture du dispositif a eacuteteacute trouveacutee agrave proximiteacute ce qui tend agrave montrer que desesclaves ont eacuteteacute libeacutereacutes au moment de la catastrophe 280

Pour ces deux villaelig la disposition des lieux et la preacutesence de ceps attestent de lrsquoutilisationdrsquoesclaves dans la production agraire selon un mode de gestion qui doit ecirctre assez proche decelui deacutecrit par Columelle Ils forment une petite troupe qui peut compter au moins jusqursquoagraveune vingtaine drsquoindividus agrave Boscotrecase placeacutee sous la feacuterule drsquoun uilicus disposant demoyens de coercition En effet avec la flagellation et lrsquoapposition de marques sur le corps lamise au fer dans les ceps est lrsquoun des supplices que lrsquoon pouvait infliger aux esclaves 281 Lesdeux pieds immobiliseacutes dans ces carcans les prisonniers eacutetaient ainsi reacuteduits agrave lrsquoimmobiliteacute etdevaient se tenir allongeacutes ou plus difficilement assis avec les jambes tendues Les ceps trouveacutesdans la villa de Gragnano permettaient drsquoassujettir sept personnes disposeacutees en quinconce(Planche 33)

En dehors de ce cadre priveacute lrsquousage des ceps est surtout attesteacute dans les prisons Ainsi Paulet Silas lors de leur voyage en Maceacutedoine furent jeteacutes par les strategraveges de Philippes dans lecachot le plus retireacute et leurs pieds furent bloqueacutes dans des ceps (τὸ ξύλον) 282 Ces instrumentspouvaient aussi ecirctre utiliseacutes pour eacutecarteler les jambes des prisonniers soumis agrave la torture En177 les chreacutetiens de Lyon apregraves avoir eacuteteacute placeacutes dans les cellules les plus sinistres de la prisoneurent agrave subir collectivement le supplice des ceps jusqursquoau cinquiegraveme trou 283

275 Mazois 1829 p 13-14276 Ville 1981 p 298 et note 166277 Della Corte 1922278 Della Corte 1922 p 462 et fig 3279 Della Corte 1923280 Della Corte 1923 p 277-278 et fig 4281 Riviegravere 2004 p 288282 Actes des Apocirctres 16 24283 laquo χαὶ τὰς ἐν τῷ ξύλῳ διατάσεις τῶν ποδῶν ἐπὶ πέmicroπτον διατεινοmicroένων τρύπηmicroα raquo (Eusegravebe de Ceacutesareacutee Histoire

eccleacutesiastique V I 27)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 226

En Gaule les sources textuelles eacutepigraphiques ou archeacuteologiques ne mentionnent paslrsquousage de ces proceacutedeacutes de coercition pour la gestion des esclaves utiliseacutes dans les eacutetablissementsagricoles Malgreacute les alleacutegations de R Agache 284 aucune villa gallo-romaine mecircme les plusimportantes comme celles de Chiragan ou drsquoAntheacutee nrsquoa jamais livreacute de dispositif architecturaldestineacute au logement des esclaves comparable agrave ceux deacutecouverts agrave Boscotrecase ou GragnanoPar ailleurs les deacutecouvertes drsquoentraves lors de fouilles drsquoeacutetablissements agricoles sont tregraves peunombreuses

Faut-il en conclure que les campagnes gallo-romaines sont vides drsquoesclaves ou que leursproprieacutetaires nrsquoont pas besoin de les enchaicircner ou de les punir Certainement pas Toutefois ilfaut bien reconnaicirctre que la documentation disponible donne de lrsquoesclavage en Gaule uneimage tregraves contrasteacutee et parfois mecircme paradoxale En premiegravere analyse crsquoest lrsquoimpression quelrsquoon tire drsquoune comparaison rapide de la carte de localisation des inscriptions mentionnant desesclaves et des affranchis (Planche 34) et de celle des deacutecouvertes drsquoentraves (Planche 35) Il estainsi surprenant de constater que tregraves peu drsquoentraves ont eacuteteacute mises au jour en Narbonnaisealors que cette province a livreacute le plus grand nombre drsquoinscriptions citant des esclaves et desaffranchis et mecircme la tregraves grande majoriteacute de ces teacutemoignages en milieu rural Pour tenter decomprendre les raisons de cette curieuse discordance il faut tout drsquoabord srsquointerroger sur lavaleur de ces sources et les formes drsquoesclavagisme qursquoelles renseignent

Lrsquoeacutepigraphie de lrsquoesclavage rural gallo-romainLe corpus des inscriptions relatives agrave lrsquoesclavage a eacuteteacute rassembleacute et eacutetudieacute dans les provinces deNarbonnaise de Lyonnaise 285 de Belgique et des Germanies 286 selon des meacutethodes tregravesproches Les documents eacutepigraphiques dateacutes de lrsquoAntiquiteacute tardive nrsquoont pas eacuteteacute eacutetudieacutes dansles deux premiegraveres provinces mais comme ces documents sont quasiment absents delrsquoinventaire reacutealiseacute pour les deux derniegraveres provinces on peut donc estimer que le corpusglobal a eacuteteacute constitueacute de faccedilon homogegravene et se precircte agrave des comparaisons statistiques 287 Lapremiegravere observation est drsquoordre quantitatif les inscriptions qui se rapportent agrave lrsquoesclavage sontplus nombreuses en nombre et en proportion dans le sud de la Gaule

Narbonnaise Lyonnaise Belgique Germanies

Nombre total drsquoinscriptions 5 880 1 938 1 450 3 250

Inscriptions relatives agrave lrsquoesclavage 946 (16 ) 186 (96 ) 58 (4 ) 195 (6 )

Inscriptions trouveacutees dans les campagnes 83 (14 ) 1 (005 ) 14 (09 ) 5 (015 )

Tableau 18 Caracteacuteristiques quantitatives du corpus des inscriptions relatives agrave lrsquoesclavage

En Narbonnaise le mateacuteriel eacutepigraphique reacuteuni concerne majoritairement des affranchistravaillant dans le commerce lrsquoartisanat ou exerccedilant des professions libeacuterales Viennent ensuitetoutes les inscriptions qui peuvent ecirctre rattacheacutees agrave des administrations municipales

284 laquo Lrsquoincroyable hieacuterarchisation des esclaves ruraux si bien deacutecrite par Columelle preacutefigurait le systegraveme desldquokaposrdquo des camps nazis et faisait que les esclaves privileacutegieacutes meacuteprisaient et exploitaient le beacutetail humainplaceacute sous leurs ordres Crsquoest pourquoi les grandes exploitations eacutetaient consideacutereacutees comme un veacuteritablebagne dont on menaccedilait les esclaves urbains [hellip] Les esclaves de la derniegravere cateacutegorie eacutetaient drsquoailleursenchaicircneacutes travaillant entraveacutes le jour et mis au fer la nuit dans lrsquoergastule sorte de prison souterraine Sur cepoint encore la litteacuterature antique est confirmeacutee par lrsquoarcheacuteologie la deacutecouverte drsquoentraves de fer est loindrsquoecirctre rare dans les villas gallo-romaines du nord de la Gaule raquo (Agache 1978 p 361)

285 Daubigney Favory 1974286 Lazzaro 1993287 Afin de ne pas fausser les comparaisons les inscriptions porteacutees par lrsquoinstrumentum ont eacuteteacute ignoreacutees

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 227

impeacuteriales religieuses ou agrave des socieacuteteacutes de publicains Dans cette seconde grande cateacutegorie lesesclaves sont un peu plus nombreux Ils sont en revanche tregraves majoritaires dans le monde duspectacle et des jeux ainsi que dans les secteurs drsquoactiviteacute les plus ingrats comme les mines etles meacutetiers du feu Enfin quelques inscriptions attestent de la preacutesence drsquoaffranchis etdrsquoesclaves dans la domesticiteacute 288 La reacutepartition geacuteographique de tous ces documents reflegravetesans surprise la localisation privileacutegieacutee de ces cateacutegories sociales Narbonne Nicircmes et lescentres urbains du couloir rhodanien Vienne Vaison Orange Arles Marseille Aix Endehors de ces villes les inscriptions se trouvent dans de petites agglomeacuterations commeSubstantio ou plus rarement dans les campagnes Dans ce dernier cas quelques teacutemoignagesreacutevegravelent la preacutesence drsquoun personnel servile essentiellement des affranchis dans la productionagraire Ces inscriptions se retrouvent plutocirct dans la partie orientale de la Narbonnaise au sudde la Durance 289 Dans lrsquoinventaire des soixante et onze villaelig de Narbonnaise proposeacute parCh Pellecuer plus de 42 de ces eacutetablissements ont eacuteteacute deacutecouverts dans cette zone alors quesa superficie repreacutesente environ un sixiegraveme de celle de la province 290 De prime abord il nrsquoestdonc pas impossible qursquoil existe une relation privileacutegieacutee entre les inscriptions relatives agravelrsquoesclavage et les territoires dans lesquels les villaelig importantes sont les plus nombreuses

En Lyonnaise la tregraves grande majoriteacute des mentions eacutepigraphiques concerne des esclaves etdes affranchis employeacutes dans les administrations impeacuteriales baseacutees dans la capitale des GaulesLes autres teacutemoignages proviennent de centres urbains preacutefeacuterentiellement situeacutes le long desvalleacutees de la Saocircne de la Loire et de la Seine Hormis quelques documents trouveacutes dans dessanctuaires les campagnes nrsquoont livreacute aucune inscription mentionnant des esclaves ou desaffranchis

Plus au nord dans la province de Belgique ce sont les villes de Tregraveves de Metz et agrave unmoindre niveau de Reims qui ont livreacute le plus drsquoinscriptions Crsquoest aussi dans les campagnesautour de ces deux premiegraveres villes que lrsquoon trouve le plus de teacutemoignages Certains de ceux-cisont indiscutablement associeacutes agrave de tregraves grands eacutetablissements agricoles reacuteveacuteleacutes parlrsquoarcheacuteologie

Enfin dans les deux Germanies le mateacuteriel eacutepigraphique est tregraves fortement associeacute auxdeux villes de Cologne et de Mayence et agrave toutes les installations militaires qui bordent le limeset le Rhin Les esclaves et les affranchis citeacutes dans ces inscriptions sont sans aucun doute auservice des administrations militaires ou de ceux qursquoelles emploient On note aussi la preacutesencede teacutemoignages dans les campagnes proches de Cologne et de Mayence le long de lrsquoaxe routierBoulogne-Bavai-Tongres-Cologne et enfin de faccedilon plus surprenante dans la reacutegion deLangres Cette concentration se poursuit dans la province de Lyonnaise chez les Mandubiensautour drsquoAleacutesia La partie meacuteridionale de la citeacute des Lingons et le territoire septentrional decelle des Eacuteduens sont connus pour leurs activiteacutes meacutetallurgiques 291 Une inscriptiondeacutecouverte agrave Dijon mentionne drsquoailleurs les clientes des fabri ferrarri de cette agglomeacuteration 292Agrave titre drsquohypothegravese on peut suggeacuterer que le grand nombre drsquoinscriptions relatives au servagedans cette excroissance vers lrsquoouest de la province de Germanie supeacuterieure serait lieacute agrave

288 Daubigney Favory 1974 annexe VIII289 Daubigney Favory 1974 annexe IV290 Pellecuer 1996 p 279 fig 1291 Serneels Mangin 1998292 laquo I(ovi) O(ptimo) M(aximo) | et Fortunae Reduci pro | salute itu et reditu | Tib(eri) Fl(avi)Veteris patrono |

optimo aram posuerunt fabri | ferrari(i) Dibione [co]ns[i]s|[t]entes clientes | [v(otum)] s(olverunt) l(ibentes)m(erito) | L(ocus) d(atus) d(ecreto) p(aganorum) A(ndomensium) ou pa(ganorum) raquo (Lazzaro 1993 ndeg 396)Un adsessor ferrariarum et son esclave sont mentionneacutes dans une inscription sur une caisse de plomb trouveacuteepregraves de Mayence laquo D(is) M(anibus) | Nicasi(i) | Liberalini Vi|ctoris viri | centenari ad|sessoris fer(rariarum) |s[er(vi] raquo (Lazzaro 1993 ndeg 178)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 228

lrsquoexploitation et agrave la transformation du meacutetal dans cette reacutegion 293 Toutefois il convient deremarquer que Langres Dijon et Til-Chacirctel accueillaient aussi des postes militaires au mecircmetitre que Beaune Autun Chalon et Laizeacute pregraves de Macirccon 294

En ce qui concerne plus directement le preacutesent travail il ressort de ce rapide aperccedilu que lesinscriptions associeacutees agrave lrsquoesclavage sont peu nombreuses et reacuteparties dans quelques reacutegionsrelativement circonscrites de la Narbonnaise de la Belgique et des Germanies Lescirconstances de leur deacutecouverte ou les preacutecisions apporteacutees par le texte donnent rarementlrsquoassurance que les esclaves ou les affranchis mentionneacutes sont employeacutes dans des eacutetablissementsagricoles Toutefois il faut rappeler que parmi eux seuls ceux qui ont reccedilu de leurs maicirctresdes tacircches importantes apparaissent dans des inscriptions ou en sont les commanditaires Agravecondition de pouvoir ecirctre mis en relation de faccedilon creacutedible agrave des exploitations agricoles cesrares documents eacutepigraphiques peuvent donc attester de lrsquoexistence de fundi importants geacutereacutesen partie par du personnel drsquoencadrement servile 295

Actores et uiliciDe rares inscriptions permettent de se faire une ideacutee un peu plus preacutecise de leur statut socialAinsi une base deacutecouverte agrave Manosque porte une deacutedicace votive de quatre lignes offerte agraveApollon par lrsquoactor Pamphorus au nom de sa domina Faustina 296 A Chastagnol a rapprocheacutecette derniegravere drsquoAnnia Fundania Faustina niegravece de Faustine lrsquoAncienne et cousine de Marc-Auregravele qui a signeacute une deacutedicace en lrsquohonneur des nymphes de Greacuteoux-les-Bains localiteacute situeacuteeagrave une quinzaine de kilomegravetres de Manosque 297 Il pense donc que dans ce contextePamphorus eacutetait un esclave actor ou uilicus qui eacutetait chargeacute par sa patronne Faustina membrede la famille impeacuteriale de la gestion drsquoun domaine important situeacutee dans cette partie de lavalleacutee de la Durance 298 Pour compleacuteter ce dossier on peut ajouter que la commune deVinon-sur-Verdon qui est voisine de Greacuteoux a livreacute les vestiges drsquoune grande villa du Haut-Empire 299

Eacutevidemment rien ne permet de prouver que cet eacutetablissement agricole ait pu appartenir agraveFaustine Cette inscription deacutevoile tout de mecircme la faccedilon dont pouvait ecirctre geacutereacutees lesproprieacuteteacutes domaniales de lrsquoaristocratie romaine Ces documents sont rares et M Christol quiles a eacutetudieacutes rapporte lrsquoexistence drsquoune autre inscription mentionnant des actores deacutecouvert enmilieu rural pregraves de Grenoble dans la citeacute de Vienne 300 Dans le nord de la Gaule lesinscriptions aussi explicites sont exceptionnelles 301 Pour lrsquoAquitaine on dispose drsquoun

293 Les mines posseacutedeacutees par lrsquoEacutetat eacutetaient geacutereacutees par une administration compeacutetente pour toute la Gaule lesferrariaelig Gallicaelig Geacutereacutee par un procurateur en poste agrave Lyon elle employait du personnel servile et notammentdes tabularii et praeligpositi affranchis impeacuteriaux Les mines ont eacuteteacute affermeacutees agrave une socieacuteteacute de publicains durantune peacuteriode indeacutetermineacutee Elles pouvaient aussi appartenir au patrimoine de lrsquoempereur agrave des particuliers agravedes citeacutes et mecircme au Conseil feacutedeacuteral des Trois Gaules (Wuilleumier 1948 p 65-68)

294 Wuilleumier 1948 p 32295 Christol 2003 p 146296 laquo Apollini | Pamphorus | Faustinae n(ostrae) | actor raquo (AE 1976 382 AE 1986 485 Chastagnol 1985

Christol 2003 p 146)297 laquo [Annia ndash ndash ndash M(arci) ] | fil(ia) Faustina | T(iti) Vitrasi(i) Poll[i]|onis co(n)s(ulis) II praet(oris) | [q]uaest(oris)

Imp(eratoris) pontif(icis) | [proc]o(n)s(ulis) Asiae | uxor | Nymphis Griselicis raquo (CIL XII 361)298 Chastagnol 1985 p 74299 Carru Gateau Leveau et alii 2001 p 487300 laquo D(is) m(anibus) Frontonis actoris huius loci Materna coniugi karissimo| [Ph]ilusa patri dulcissimo faciendum

curavit | et Eudrepites filius parenti optimo sub ascia d[edicaverunt] raquo (CIL XII 2250 Christol 2003p 146)

301 L Lazzaro pense qursquoune inscription deacutecouverte dans le quartier de la Horgne agrave Metz pourrait mentionner unuilicus laquo D(is)M(anibus) | Cam[hellip]a Celsi vil(ici) | lib(erta) Iannuariae filiae | annorum XVII raquo (Lazzaro1993 ndeg 49) Si le lieu de deacutecouverte publieacute est exact ce fragment de stegravele a eacuteteacute trouveacute agrave environ 2 km du

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document tout agrave fait exceptionnel pour comprendre ce que pouvait ecirctre les fonctions drsquounintendant dans un grand domaine agricole Le texte est un peu long mais il meacuterite drsquoecirctre citeacutepresque in extenso car il deacutecrit de faccedilon picaresque les relations drsquoun grand proprieacutetaire et deson uilicus

Ce reacutecit se trouve dans une lettre en prose et en vers envoyeacutee par Ausone agrave son ami Paulindit de Nole 302 lui aussi richement doteacute en patrimoine foncier Ausone se trouve agrave court devivres dans la proprieacuteteacute de Lucaniacus qursquoil a heacuteriteacute de sa femme Il a demandeacute agrave Philon sonuilicus drsquoaller queacuterir des subsistances dans les campagnes environnantes Celui-ci les aentreposeacutees agrave Ebromagum une des villaelig de Paulin Ausone demande agrave son ami de supporterencore un peu les petits trafics de Philon et de lrsquoaider agrave acheminer agrave Lucaniacus les provisionsqursquoil a reacuteunies

[hellip] ut nunc quoque in causa Philonis procuratorisquondam mei experiere qui apud Ebromagum conditismercibus quas per agros diuersos coemit concesso abhominibus tuis usus hospitio inmature periclitatur expelli

Quod nisi indulseris rogante me ut et mora habitandiad commodum suum utatur et nauso aliaue qua nauiusque ad oppidum praebita frugis aliquantum nostraeaduehi possit Lucaniacus ut inopia liberetur mature tota illa familia hominis litterati non ad Tulliifrumentariam sed ad Curculionem Plauti pertinebit

[hellip] maintenant encore tu lrsquoeacuteprouveras dans lrsquoaffaire dePhilon mon ancien intendant Apregraves avoir deacuteposeacute agraveEbromagum des marchandises acheteacutees de tous cocircteacutes agravela campagne gracircce agrave lrsquohospitaliteacute accordeacutee par tes gensle voilagrave menaceacute drsquoecirctre expulseacute trop tocirct

Si tu nrsquoagreacutees pas ma requecircte srsquoil nrsquoa pas un deacutelai pourseacutejourner lagrave selon ses besoins si on ne lui fournit pasun nausus ou tout autre navire pour transporter chezmoi quelques vivres si Lucaniacus nrsquoest pas preacuteserveacute agravetemps de la famine toute la maison du lettreacute serareacuteduite non aux laquo bleacutes raquo de Ciceacuteron mais au Charanccedilonde Plaute

[hellip] [hellip]Philon meis qui uilicatus praediis[hellip]Hic saepe falsus messibus uegrandibus

nomen perosus uilicisemente sera siue multum praecoqua

et siderali inscitiacaelum lacessens seque culpae subtrahens

reos peregit caelites

Philon qui dans mes proprieacuteteacutes fut uilicus[hellip]Souvent deacuteccedilu par des reacutecoltes cheacutetives il maudissait lenom de uilicus parce qursquoil avait semeacute trop tard oupreacutematureacutement et faute de connaicirctre les astres ilquerellait le ciel et se mettant lui-mecircme hors de causeil accusait les dieux

Non cultor instans non arator gnarurispromusque quam condus magis

terram infidelem nec feracem criminansnegotiari maluit

mercatur ltingt quoquo foro uenaliummutatur ad Graecam fidem

[hellip]

Cultivateur peu appliqueacute laboureur peu avertiprodigue plus qursquoeacuteconome il a incrimineacute lrsquoinfideacuteliteacute etla steacuteriliteacute du sol et il a preacutefeacutereacute le neacutegoce Il a trafiqueacutesur ce que vendent tous les marcheacutes fait des eacutechangesavec une bonne foi toute grecque

[hellip]

Et nunc parauit triticum uesco salenouusque pollet emporus

Adit inquilinos rura uicos oppidasoli et sali commercio

acatis phaselis lyntribus stlattis rateTarnim et Garumnam permeat

ac lucra damnis damna mutans fraudibusse ditat et me pauperat

Maintenant encore il va acqueacuterir du froment avec duvieux sel et nouveau marchand il reacuteussit il parcourtfermes campagnes bourgs villes neacutegocie par terre etpar mer sillonne avec brigantins longs canots barquesbateaux marchands vaisseaux le Tarn et la Garonne etcompensant les gains par les pertes les pertes par desfraudes il srsquoenrichit et mrsquoappauvrit

centre de la ville antique le long de la voie romaine qui conduit agrave Langres Il est donc possible que ce uilicusait eacuteteacute employeacute ailleurs que dans un domaine rural

302 Meropius Pontius Paulinus (353-431) est issu drsquoune riche famille seacutenatoriale drsquoAquitaine Il est lrsquoeacutelegravevedrsquoAusone Reacutefugieacute en Espagne il abandonne ses immenses richesses puis devient eacutevecircque de Nole enCampanie vers 409

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 230

Is nunc ad usque uectus Ebromagum tuamsedem locauit mercibus

hellip helliphellip helliput inde nauso deuehat hellip

nostros in usus ut refert

Hunc ergo paucis ne graueris hospitem 303

Maintenant qursquoil a abordeacute agrave ton Ebromagum il a loueacuteun emplacement pour ses marchandises et comptetransporter de lagrave par un nausus ses grains pour notreusage dit-il

Donc nrsquoaccable pas cet hocircte en le pressant trop 304

Ausone explique agrave Paulin dans la partie en prose de la lettre qursquoil lui envoie que Philon estson procurator Quand Ciceacuteron Pline le Jeune Peacutetrone et Columelle 305 utilisent ce terme ildeacutesigne un personnage de tregraves haut niveau qui est chargeacute de superviser le travail de plusieursuilici ou actores ces deux derniers mots eacutetant le plus souvent synonymes Lrsquoimportance de cettemission neacutecessite lrsquoemploi drsquoun homme libre ou drsquoun affranchi 306 Philon est quant agrave lui unesclave ou plus sucircrement un affranchi Il assure plutocirct les fonctions drsquoun uilicus terme utiliseacutepar Ausone dans la partie en vers car il intervient directement dans lrsquoorganisation de laproduction agricole Ausone utilise en tecircte de sa lettre le terme de procurator sans doute pourse justifier aupregraves de Paulin des franchises qursquoil octroie agrave Philon et aussi parce qursquoil lui a confieacutela gestion de plusieurs de ses domaines Il ne preacutecise pas lesquels mais on peut supposer qursquoilsrsquoagit des fundi situeacutes dans la reacutegion bordelaise Lucaniacus pregraves de Saint-Eacutemilion sonherediolum pregraves de Bazas et les terres du Pagus Novarus pregraves de Bordeaux

Philon agit pour le compte de son maicirctre gracircce au iussum qursquoil lui a donneacute 307 Il dispose agravece titre drsquoune large autonomie et comme tous les institores ses actes engagent la responsabiliteacutejuridique de son dominus dans les limites de sa praepositio 308 La lettre indique qursquoil est seulresponsable de la bonne marche de plusieurs exploitations agraires Agrave ce titre crsquoest lui quideacutecide de la date des semailles Ce deacutetail semble confirmer que les domaines drsquoAusone sontexploiteacutes en faire-valoir direct Dans le cas contraire Philon aurait eu beau jeu de reporter surles coloni la responsabiliteacute de ses erreurs de gestion au lieu drsquoincriminer les dieux On peutdonc supposer qursquoil a sous ses ordres un petit personnel drsquoexeacutecution qui est probablementcomposeacute drsquoesclaves et de mercennarii Il est possible aussi que Philon soit chargeacute de lacommercialisation des productions Cela expliquerait qursquoil ait profiteacute de sa procuratio pour selivrer agrave des petits trafics y compris apregraves que sa mission de uilicus lui a eacuteteacute retireacutee Malgreacute sesplaintes et ses reproches on peut penser qursquoAusone trouve aussi son inteacuterecirct dans les dons dePhilon pour le commerce peut-ecirctre gracircce aux operaelig que ce dernier lui doit srsquoil est affranchi

Sans suggeacuterer en aucune faccedilon qursquoil entretienne avec Philon des relations plus pousseacutees onsrsquoamusera tout de mecircme de rapprocher ce passage drsquoune recommandation faite par PalladiusCe dernier met en garde le dominus et lui deacuteconseille de placer agrave la tecircte de son domaine laquo unhomme qui ait fait partie des jeunes esclaves tendrement cheacuteris car en se fondant sur lrsquoamourqursquoon a eu pour lui il srsquoattend agrave lrsquoimpuniteacute pour ses fautes drsquoaujourdrsquohui raquo 309 Philon nrsquoestsans doute pas Bissula Cependant la confiance aveugle et la cleacutemence pusillanime dont faitpreuve Ausone montrent bien la place tout agrave fait privileacutegieacutee que pouvait occuper ce typedrsquoesclave dans la familia drsquoun grand proprieacutetaire terrien Agrave plusieurs siegravecles drsquoeacutecart Philon nrsquoest

303 Ausone Opuscula Epistula XXII304 La traduction est de M Jasinski (1935)305 Columelle De re rust I 6 4 cf infra p 231306 Dumont 1999 p 119307 Morabito 1981 p 102308 Aubert 1999 p 147309 laquo Agri praesulem non ex dilectis tenere seruulis ponas quia fiducia praeteriti amoris ad inpunitatem culpae

praesentis spectat raquo (Palladius Opus agr I 6 18)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 231

pas sans eacutevoquer le Pamphorus qui offre agrave Apollon au nom de Faustine la deacutedicace trouveacutee agraveManosque

Ausone ne preacutecise pas ougrave habite Philon et celui-ci choisit sans doute sa reacutesidence enfonction de ses deacuteplacements On peut mecircme envisager qursquoil srsquoinstalle parfois en ville 310 Danstous les cas lrsquoimportance de son statut et sa proximiteacute avec le dominus laisse agrave penser qursquoil nrsquoestpas releacutegueacute dans un bacirctiment de la pars rustica entre la grange et lrsquoeacutetable Son rang dans lafamilia lui permet plutocirct drsquooccuper une piegravece du bacirctiment reacutesidentiel Lrsquohabitatio uilici telleque se lrsquoimaginait R Agache consiste en une transposition litteacuterale drsquoun passage de Columelleagrave une reacutealiteacute archeacuteologique tregraves eacuteloigneacutee du modegravele deacutecrit par cet agronome Columelleconseille de placer le logement du uilicus pregraves de la porte drsquoentreacutee principale pour lui permettrede surveiller le va-et-vient dans la villa 311 Dans un eacutetablissement organiseacute autour drsquoune courfermeacutee comme celui de Gragnano (Planche 32) cette disposition nrsquoeacuteloigne pas trop le uilicusdes appartements occupeacutes par le maicirctre Au contraire dans les grandes villaelig du nord de laGaule cette disposition lrsquoexile loin du bacirctiment reacutesidentiel Cette reacuteflexion drsquoordresociologique srsquoajoute aux objections archeacuteologiques deacutejagrave formuleacutees agrave lrsquoencontre de laproposition de R Agache 312 Il est tout agrave fait possible que des bacirctiments de la pars rustica decertaines villaelig gallo-romaines aient pu ecirctre habiteacutes Neacuteanmoins il faut que cette interpreacutetationrepose sur des arguments archeacuteologiques rigoureux et surtout il est indispensable de ne pasdeacuteduire le statut de leurs occupants de rapprochements hacirctifs avec quelques passages desAgronomes qui deacutecrivent des situations historiques et eacuteconomiques manifestement tregravesdiffeacuterentes

De faccedilon plus geacuteneacuterale il est preacutefeacuterable de bien distinguer la situation juridique destravailleurs agricoles et le rocircle eacuteconomique qui leur est confieacute 313 Tout en eacutetant esclavesPamphorus et Philon ne sont en rien des gardes-chiourme 314 Au contraire ils attestent delrsquoexistence dans les Gaules de biens domaniaux appartenant agrave de grands aristocrates quiconfient leur gestion agrave du personnel servile de statut eacuteleveacute Toutefois il serait aventureux desupposer que toutes les inscriptions deacutecouvertes en milieu rural sont systeacutematiquement enrapport avec de grands domaines Neacuteanmoins il nrsquoest pas hors de propos de remarquer quecertaines des zones dans lesquelles ces teacutemoignages ont eacuteteacute retrouveacutes en plus grande quantiteacutecorrespondent aussi agrave des reacutegions ougrave les manifestations architecturales de la preacutesence des eacutelitessont les plus nombreuses Crsquoest le cas dans les environs de Tregraveves et de Cologne ougrave desmonuments funeacuteraires remarquables ont pu ecirctre associeacutes agrave de grandes exploitationsagricoles 315 En Narbonnaise au sud de la Durance et dans la basse valleacutee du Rhocircne mecircme siles demeures des grands aristocrates mentionneacutes dans les textes nrsquoont pas lrsquoimportance et leluxe des plus grandes villaelig des autres provinces des Gaules 316 les mausoleacutees funeacuteraires et lessarcophages prouvent que ces eacutelites srsquoinvestissent aussi dans les campagnes 317

310 M Morabito cite un fragment de Scaevola recueilli par le Digeste (XXXIII 7 20 4) qui mentionne lrsquoactordrsquoun fundus reacutesidant en ville (Morabito 1981 p 191)

311 laquo Villico iuxta ianuam fiat habitatio ut intrantium exeuntiumque conspectum habeat Procuratori supraianuam ob easdem causas et is tamen villicum observet ex vicino sitque utrique proximum horreum quoconferatur omne rusticum instrumentum et intra id ipsum clausus locus quo ferramenta condantur raquo(Columelle De re rust I 6 4)

312 Cf supra chapitre III p 155313 Dumont 1999 p 114314 En 1974 R Martin qui concevait lrsquoesclavage sur le mode des rapports de classes consideacuterait que les

recommandations de Columelle agrave propos du uilicus eacutetaient du mecircme ordre que les discours drsquoun membre duCentre national du patronat franccedilais (CNPF) sur le rocircle des agents de maicirctrise (Martin 1974 p 280)

315 Cuumlppers 1993 p 86-87 Balmelle Van Ossel 2001 p 538-539316 Carru Gateau Leveau et alii 2001 p 488317 Burnand 1975 Feacutevrier 1981

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 232

Bien eacutevidemment il existe des membres des plus hautes strates de la socieacuteteacute gallo-romainequi possegravedent des biens fonciers remarquables en dehors des zones qui viennent drsquoecirctre deacutecritesCependant lrsquoaccegraves agrave lrsquoeacutepigraphie du personnel servile eacutetant agrave la fois rare et limiteacute dans letemps il est raisonnable de penser que ces reacutegions accueillent plus que drsquoautres des eacutelitesfortement attacheacutees au mos romanorum agrave la fois dans le mode de gestion de leur domaine quedans leur comportement social tel qursquoil transparaicirct des monuments qursquoils ont laisseacutes et desdocuments eacutepigraphiques que leur familia ou eux-mecircmes ont fait graver La carte de cesinscriptions est aussi celle de la romaniteacute dans les campagnes 318 Il serait alors tregraves utile deveacuterifier si cette conjonction particuliegravere srsquoobserve eacutegalement en Aquitaine en reacutealisant uninventaire complet de lrsquoeacutepigraphie servile et en comparant la carte de localisation de cesinscriptions avec celle bien connue des demeures aristocratiques

Cette rapide analyse de la documentation eacutepigraphique disponible a fait apparaicirctre unegeacuteographie de lrsquoesclavage assez particuliegravere Elle a aussi montreacute que les formes les plus humblesde lrsquoesclavagisme ne pouvait pas ecirctre appreacutehendeacutees par ce type de sources Le laquo proleacutetariatservile raquo qursquoil habite les villes ou les campagnes est ignoreacute de lrsquoeacutepigraphie 319 A-t-on plus dechances de le deacuteceler en eacutetudiant les entraves La carte de reacutepartition de ces objets estglobalement tregraves diffeacuterente avec toutefois des aires de plus grande densiteacute qui ne sont pas sansrappeler celles isoleacutees preacuteceacutedemment Avant de tenter de comprendre le fort antagonisme entrele sud et le nord de la Gaule et ces quelques coiumlncidences il convient de preacutesenter rapidementle corpus analyseacute

La reacutepartition des entraves une autre geacuteographie de lrsquoesclavage La carte de diffusion des entraves (Planche 35) est le fruit de lrsquoimportant travail drsquoinventairereacutealiseacute par H Thompson Reprenant la totaliteacute de la documentation disponible tantbibliographique que museacuteographique celui-ci a proposeacute une typologie de ces objets et a eacutetabliune carte de leur reacutepartition dans toutes les provinces occidentales de lrsquoEmpire 320 Aupreacutealable observant que la plupart eacutetaient munies de serrures que la dimension des braceletsconvenait plutocirct agrave des membres humains et que plusieurs de ces dispositifs avaient eacuteteacute trouveacutesenserrant encore le squelette drsquoindividus qui les avaient porteacutes il a distingueacute clairement lesentraves utiliseacutees pour les hommes de celles destineacutees plutocirct aux animaux 321 Cettediffeacuterenciation avait deacutejagrave eacuteteacute suggeacutereacutee par L Armand-Calliat et A Audin 322 apregraves unecomparaison drsquoentraves gallo-romaines trouveacutees agrave Aleacutesia et laquo drsquoambiges raquo modernes utiliseacuteespour des animaux (Planche 33 no 5)

Il ne faut sans doute pas donner agrave cette distinction une valeur absolue Rien nrsquoempecircchedrsquoutiliser des entraves humaines pour les animaux et reacuteciproquement Il est aussi possible quelrsquoinventaire puisse ecirctre compleacuteteacute en srsquointeacuteressant non plus aux entraves aiseacutementreconnaissables ou agrave peu pregraves complegravetes mais aussi aux piegraveces isoleacutees comme les eacuteleacutements dedispositifs de fermetures ou les fragments de bracelets Ce travail compleacutementaire neacutecessite unexamen attentif des objets meacutetalliques trouveacutes lors de fouilles et ne peut ecirctre reacutealiseacute que dansune aire geacuteographique plus restreinte que celle eacutetudieacutee par H Thompson Enfin il convientde preacuteciser que le mateacuteriel eacutetudieacute provient souvent de collections anciennes et qursquoil nrsquoest donc

318 J Carlsen remarque tregraves justement que lrsquoabsence quasi complegravete de ce type de document dans les Britanniadeacutenote plus un tregraves faible recours agrave lrsquoeacutepigraphie qursquoune inexistence de lrsquoesclavage dans ces deux provinces(Carlsen 1995 p 23)

319 Daubigney Favory 1974 p 348320 Thompson 1993321 Thompson 1993 p 141322 Armand-Calliat Audin 1962

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 233

pas toujours possible de deacuteterminer avec preacutecision les contextes de la deacutecouverte initiale et ladatation des objets

Neacuteanmoins ces remarques meacutethodologiques nrsquoenlegravevent rien agrave la qualiteacute de lrsquoinventairereacutealiseacute et surtout nrsquoexpliquent pas la reacutepartition tregraves heacuteteacuterogegravene des entraves en Gaule Crsquoest enNarbonnaise province qui a livreacute le plus drsquoinscriptions serviles que lrsquoon trouve le moinsdrsquoentraves On pourrait hacirctivement en conclure que les proprieacutetaires traitent avec beaucoupplus drsquohumaniteacute leurs esclaves dans le sud de la Gaule ou qursquoils utilisent drsquoautres moyens decoercition si deux eacutepigrammes drsquoAusone ne venaient utilement rappeler explicitement que lesentraves font partie mecircme au IVe s de lrsquoattirail agrave la disposition des domini pour punir leursesclaves Pour cet auteur chreacutetien agrave la condition que la peine soit proportionneacutee agrave la faute ilest tout agrave fait justifieacute de marquer les esclaves au visage 323 ou de les entraver

Tam segnis scriptor quam lentus Pergame cursorFugisti et primo captus es in stadio

ergo notas scripto tolerasti Pergame voltuEt quas neglexit dextera frons patitur 324

Pergame non recte poenitus fronte subistisupplicium lentae quod meruere manus

at tu qui dominus peccantia membra coherce iniustum falsos excruciare reos

aut inscribe istam quae non volt scribere dextramaut profugos ferri pondere necte pedes 325

Le tregraves faible nombre drsquoentraves trouveacutees en Narbonnaise est drsquoautant plus difficile agrave expliquerqursquoil a eacuteteacute aussi observeacute par H Thompson en Italie et dans la peacuteninsule ibeacuterique 326 Uneanalyse de la reacutepartition de ces objets dans le Nord permettra peut-ecirctre de mieux cerner lesraisons de cette absence

En premier lieu il est important de souligner que tregraves peu de villaelig gallo-romaines ont livreacutedes entraves La deacutecouverte de Famechon (Planche 33 no 4) citeacutee par R Agache nrsquoest pasexceptionnelle mais reste peu repreacutesentative En revanche la carte de distribution de ces objetsreacutevegravele que certaines des reacutegions dans lesquelles les deacutecouvertes sont les plus nombreusescorrespondent aussi agrave des zones qui ont fourni le plus drsquoinscriptions serviles Cette coiumlncidenceest eacutevidente dans la partie septentrionale de la Germanie supeacuterieure le long du Rhin et dulimes le long de lrsquoaxe routier Arras-Bavai-Tongres dans les territoires des citeacutes des Lingons etdes Eacuteduens deacutejagrave mentionneacutes et dans la valleacutee de la Saocircne entre Macirccon et Chalon Agrave ces troisgrandes zones de plus forte densiteacute il faut ajouter la partie sud-est de la Britannia inferior et lavalleacutee de la Seine en aval de Paris

323 Y Riviegravere pense que les esclaves fugitifs nrsquoeacutetaient pas marqueacutes au fer rouge comme la critique lrsquoa souventaffirmeacute mais tatoueacutes (2004 p 283)

324 laquo Du scribe Pergamus qui srsquoeacutetait enfui mais qui avait eacuteteacute reprisParesseux agrave eacutecrire Pergamus autant que lent agrave courir tu trsquoes enfui et tu as eacuteteacute repris au premier stade DoncPergamus tu as senti imprimer les lettres sur ton visage et ce que ta main agrave neacutegligeacute ton front lrsquoendure raquo(Ausone Opuscula Epigrammata XIV) La traduction est de M Jasinski (1935)

325 laquo Contre le mecircme PergamusPergamus ce nrsquoeacutetait pas te punir justement que drsquoinfliger agrave ton front la peine meacuteriteacutee par la lenteur de tamain Et toi son maicirctre ne chacirctie que les membres coupables Il est inique de faire souffrir des innocentsOn marque la main qui ne veut pas eacutecrire on attache des fers pesants aux pieds qui ont fui raquo (AusoneOpuscula Epigrammata XV) La traduction est de M Jasinski (1935)

326 Thompson 1993 p 142-143

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 234

En ce qui concerne les deux premiegraveres localisations il est fort probable que les entraves sontassocieacutees dans les installations militaires agrave la deacutetention et au transport des prisonniers ainsiqursquoau trafic et au travail des esclaves Autour drsquoAleacutesia et de Dijon on postule que ces objets nesont peut-ecirctre pas sans rapport avec le travail du fer Le minerai eacutetant ramasseacute agrave la surface dusol 327 la main-drsquoœuvre entraveacutee eacutetait peut-ecirctre utiliseacutee dans les ateliers de reacuteduction et detransformation de ce meacutetal employeacutee par les fabri ferrarri mentionneacutes par lrsquoinscription deDijon ou par les ferrariaelig Gallicaelig de lrsquoadministration impeacuteriale On sait que les condamneacutespouvaient ecirctre envoyeacutes dans les metalla et que la damnatio in opus metalli eacutetait une peine moinsdure que la damnatio ad metallum qui les conduisait dans les mines mais plus seacutevegravere que lacondamnation aux travaux publics 328 Ce nrsquoest peut-ecirctre pas un hasard si lrsquoune des entravesdeacutecouvertes dans cette reacutegion a eacuteteacute trouveacutee dans lrsquoagglomeacuteration gallo-romaine de Sombernonqui est situeacutee le long de la voie se dirigeant vers la valleacutee de la Saocircne et qui a livreacute denombreuses forges 329

Toutefois il serait neacutecessaire de conforter les deux hypothegraveses qui viennent drsquoecirctre eacutenonceacuteespar une analyse plus fine des contextes de deacutecouvertes qui ne peut ecirctre reacutealiseacutee dans le cadre dece travail De plus il est bien entendu que les individus qui portaient ces entravesnrsquoappartenaient pas agrave la mecircme cateacutegorie sociale que les esclaves ou les affranchis mentionneacutesdans les inscriptions retrouveacutees dans ces mecircmes zones La concordance entre les deux cartes dedistribution permet peut-ecirctre drsquoidentifier des reacutegions de la Gaule dans lesquelles on trouve agrave lafois une main-drsquoœuvre servile utiliseacutee dans la domesticiteacute et pour lrsquoencadrement et despersonnes esclaves prisonniers ou condamneacutes soumis agrave un reacutegime coercitif seacutevegravere

Sur le mecircme mode de la conjecture on proposera drsquoassocier les entraves recueillies enBritannia et dans la valleacutee de la Seine au commerce des esclaves Plusieurs sources attestent delrsquoimportance de la circulation et du neacutegoce de cette cateacutegorie tregraves particuliegravere de marchandisedans toutes les reacutegions riveraines de la mer du Nord agrave lrsquointeacuterieur et agrave lrsquoexteacuterieur de lrsquoEmpireromain Tacite dans son Agricola rapporte le peacuteriple de deacuteserteurs usipiens incorporeacutes dansune cohorte baseacutee en Britannia qui srsquoenfuirent en bateaux firent le tour de la grand icircle avantde tomber dans les mains de Suegraveves puis de Frisons et finalement finirent pas ecirctre vendus surun marcheacute de lrsquoEmpire 330 Cependant on ne peut complegravetement eacutecarter lrsquoobjection selonlaquelle la plus grande densiteacute drsquoentraves en Britannia et dans la valleacutee de la Seine refleacuteteraitdavantage lrsquoeacutetat actuel des recherches 331

Quelle que soit la valeur de toutes ces hypothegraveses il faut bien reconnaicirctre que lrsquoanalyseconduite ici donne un sentiment drsquoinsatisfaction Hormis la preacutesence drsquoentraves dans lesinstallations militaires qui srsquoexplique assez bien la reacutepartition de ces objets en Gaule et enBritannia meacuterite drsquoecirctre mieux eacutetudieacutee notamment en poursuivant le travail drsquoinventaire etlrsquoeacutetude de leur contexte de deacutecouverte Agrave tout le moins leur quasi absence en Narbonnaise eten Aquitaine interdit de consideacuterer les entraves comme les marqueurs archeacuteologiques drsquounemploi massif de la main-drsquoœuvre servile dans les exploitations agraires gallo-romaines 332327 Mangin Fluzin Courtadon Fontaine 2000 p 39-40328 Delmaire 1989 p 424-425329 Mangin Fluzin Courtadon Fontaine 2000 p 382330 laquo Atque ita circumuecti Britanniam amissis per inscitiam regendi nauibus pro praedonibus habiti primum a

Suebis mox a Frisiis intercepti sunt Ac fuere quos per commercia uenundatos et in nostram usque ripammutatione ementium adductos indicium tanti casus inlustrauit raquo (Tacite Agricola XXVIII 4-5)

331 On observe ainsi que six des sept reacutefeacuterences relatives agrave la valleacutee de la Seine sont issues du Corpus des objetsdomestiques et des armes en fer de Normandie du Ier au XVe siegravecle publieacute par P Halbout Chr Pilet etC Vaudou agrave Caen en 1987 agrave partir drsquoun inventaire tregraves pousseacute des collections museacuteographiques

332 Tout en admettant que les entraves sont plus nombreuses sur les frontiegraveres du nord-est et qursquoelles ont pu ecirctreutiliseacutees dans les mines et les carriegraveres H Thompson reste persuadeacute qursquoelles sont majoritairement associeacuteesau laquo travail rural raquo alors que ses cartes de reacutepartition montrent le contraire (Thompson 1993 p 149)

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Autrement dit pas plus que les illusoires ergastules ces objets nrsquoattestent de lrsquoimportance delrsquoesclavagisme dans la production agricole Les rares sources disponibles montrent plutocirct queles esclaves sont preacutesents dans les campagnes parmi le personnel drsquoencadrement et ladomesticiteacute La prudence incite cependant agrave ne pas tirer de cet argument ex silentio uneconclusion deacutefinitive Il est fort possible qursquoune partie de la main-drsquoœuvre employeacutee sur lesexploitations agricoles les plus importantes soit servile Mais dans tous les cas cette preacutesenceest sans doute relativement modeste

laquo Cultor agri nec superest nec abest raquoTout en supposant que les esclaves des campagnes des Gaules ne vivent pas et ne travaillent pasdans les mecircmes conditions que ceux des villaelig campaniennes de Boscotrecase et Gragnano il estdifficile drsquoadmettre que les eacutetablissements gallo-romains aient pu accueillir la population qursquoonleur a souvent attribueacutee L Joulin pensait que la villa de Chiragan abritait entre trois cents etquatre cents personnes qursquoil localisait dans les petits bacirctiments reacutepartis sur trois lignesparallegraveles dans la pars rustica 333 Mais comme on lrsquoa vu cette interpreacutetation ne repose suraucune observation archeacuteologique creacutedible Sans rappeler de nouveau les raisons ideacuteologiquesqui ont pousseacute L Joulin agrave proposer cette estimation disproportionneacutee il faut neacuteanmoinsreconnaicirctre agrave sa deacutecharge qursquoil nrsquoest pas aiseacute drsquoidentifier avec certitude parmi les nombreuxbacirctiments des pars rustica des grandes villaelig ceux qui auraient pu heacuteberger des travailleursagricoles fussent-ils libres La villa de Verneuil-en-Halatte le Bufosse fouilleacutee par J-L Collart 334 donne un tregraves bon exemple de bacirctiments drsquohabitation clairement reconnus dansune cour agricole

Cette grande villa est lrsquoune des rares en Picardie dont la fouille a permis de restituerlrsquoeacutevolution geacuteneacuterale de sa fondation vers le dernier tiers du Ier s aC jusqursquoagrave son abandon audeacutebut du Ve s La mauvaise conservation des vestiges et les nombreuses reacutefections desbacirctiments en bois rendent particuliegraverement deacutelicate lrsquoanalyse fine des premiers eacutetats de la villasous les regravegnes drsquoAuguste et de Tibegravere Toutefois il est assureacute que degraves lrsquoorigine ceteacutetablissement accueille un corps de logis et plusieurs bacirctiments drsquohabitation aligneacutes le long dece qui est progressivement devenu lrsquoaile de la pars rustica Cette organisation est plus nettementperceptible agrave la peacuteriode suivante sous les regravegnes de Tibegravere et de Claude Agrave cette peacuteriode lavilla se compose drsquoun bacirctiment reacutesidentiel disposeacute dans la partie arriegravere drsquoun enclos mateacuterialiseacutepar un mur en pierres (Planche 36 no 4) Il en reste tregraves peu de choses si ce nrsquoest une tregravesgrande cave avec un plan en forme de ldquoLrdquo Lrsquoaile septentrionale de la pars rustica comprend unbacirctiment de pregraves de 240 m2 (no 2) qui pourrait ecirctre une grange et deux constructions pluspetites (nos 1 et 3) Au sud de cet ensemble on trouve un grenier agrave neuf poteaux quisoutiennent un plancher drsquoenviron 10 m2 (no 5) plusieurs bacirctiments dont la fonction estinconnue (nos 7 et 8) et enfin agrave lrsquoest deux habitations de petite taille (nos 8 et 9)

Ces deux derniegraveres constructions preacutesentent en effet un plan tregraves caracteacuteristique despignons agrave pans coupeacutes qui distingue nettement les uniteacutes drsquohabitation dans le corpus des sitesde La Tegravene finale et de la peacuteriode gallo-romaine de cette reacutegion 335 Il convient enfin de noterque le bacirctiment no 9 comporte en son centre un grand foyer Ces deux habitations ont dessurfaces respectives drsquoenviron 40 m2 Il est agrave noter que pour les phases anteacuterieures le logementsemble assureacute dans la pars rustica par un autre bacirctiment de mecircme plan mais drsquoune surface de130 m2 puis de 80 m2 apregraves sa reconstruction

333 Cf supra chapitre III p 98334 Collart 1996 p 124-132 Pinard Collart Malrain Mareacutechal 1999 p 374-377335 Pinard Collart Malrain Mareacutechal 1999 p 375-376 Cf aussi supra p 207

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Lrsquoeacutevolution de lrsquoeacutetablissement durant les phases suivantes crsquoest-agrave-dire depuis la fin du Ier sjusqursquoagrave la fin du IIIe s se caracteacuterise par des programmes de constructions et dereconstructions quasiment ininterrompus Un nouveau corps de logis est eacutedifieacute dans la partieest de lrsquoenclos occidental (no 10) et un grand bassin est placeacute devant sa faccedilade (no 11) Vers lemilieu du IIe s deux bacirctiments (nos 12 et 13) sont construits de part et drsquoautre de lrsquoensemblereacutesidentiel ce qui clocirct la pars urbana sur trois de ses cocircteacutes et lui donne une disposition enforme de ldquoUrdquo Agrave la fin du IIIe s cette nouvelle aile nord est deacutetruite par le feu et rebacirctie avecbeaucoup plus drsquoampleur Elle est prolongeacutee par un ensemble thermal important (no 14) cequi reporte vers lrsquoest le mur de seacuteparation entre les deux cours de la villa (no 15) et multipliepar deux lrsquoassiette de la pars urbana Toujours au nord mais dans la pars rustica le bacirctimentno 2 est remplaceacute par un grand grenier dont le plancher est isoleacute par un vide sanitaire puis parun eacutedifice encore plus important doteacute de solides fondations En face la partie sud de la couragricole est occupeacutee par plusieurs grands bacirctiments drsquoexploitation Il est possible que laconstruction de petite taille (environ 43 m2) situeacutee agrave lrsquoextreacutemiteacute est de la pars rustica soit unehabitation (no 16) Elle est agrandie par lrsquoadjonction de deux petites extensions

La fouille de la villa de Verneuil-en-Halatte est exemplaire agrave plus drsquoun titre Elle apporteune teacutemoignage tregraves preacutecieux sur les continuiteacutes et les ruptures observeacutees en Picardie entre leseacutetablissements ruraux de La Tegravene finale et ceux de lrsquoeacutepoque gallo-romaine 336 Cette analysetregraves fine des formes de lrsquohabitat donne un grand creacutedit aux hypothegraveses formuleacutees par J-L Collart sur la preacutesence de logements au sein de la pars rustica de la villa du Bufosse Il estdonc raisonnable de le suivre quand il considegravere que ces petits bacirctiments ont accueilli destravailleurs agricoles tout en reconnaissant que leur statut ne peut ecirctre deacutetermineacute parlrsquoarcheacuteologie 337 Il faut ajouter que leurs tailles ne permettaient pas drsquoheacuteberger plus de deuxou trois familles Pour les trois derniers siegravecles drsquoactiviteacute de la villa cette observation doittoutefois ecirctre modeacutereacutee par le fait que la partie nord-est du site a eacuteteacute deacutetruite et que lrsquoon nepeut donc exclure la preacutesence drsquoune ou deux habitations suppleacutementaires

En toute rigueur est-il aventureux de supposer que les occupants de ces logements sontemployeacutes sur le domaine de cette villa Cette question repose en drsquoautres termes le problegravemedu fonctionnement de ces eacutetablissements et de la main-drsquoœuvre qursquoils utilisent Tregravesconcregravetement agrave partir de lrsquoexemple de la villa du Bufosse et des sources eacutepigraphiques etlitteacuteraires examineacutees plus haut il est possible drsquoeacutemettre quelques hypothegraveses pour tenter drsquoyreacutepondre et susciter des recherches futures Le train de vie des proprieacutetaires de cette villademande la preacutesence drsquoune domesticiteacute importante pour entretenir le corps de logis lesthermes et apporter agrave la famille du dominus tout le confort qursquoexigent les plaisirs de lavilleacutegiature Ce personnel est probablement en grande partie servile Il est sans doute logeacute dansla pars urbana ainsi que le uilicus qui regravegne sur tout ce petit monde et regravegle lrsquoorganisationgeacuteneacuterale de lrsquoexploitation comme Philon aurait ducirc le faire

Par ailleurs lrsquoeacuteconomie agricole impose des travaux quotidiens et des tacircches saisonniegraveresplus lourdes Pour le proprieacutetaire il serait dispendieux et risqueacute drsquoentretenir une main-drsquoœuvrequi permette drsquoassurer la totaliteacute de ce volume de travail De toutes les faccedilons lrsquoarcheacuteologienrsquoapporte pas la preuve que des armeacutees de travailleurs eacutetaient logeacutees dans ces villaelig Il est vraique lrsquohypothegravese a souvent eacuteteacute eacutemise selon laquelle ces laquo ouvriers raquo libres ou serviles pouvaientoccuper des laquo villages raquo reacutepartis dans les fundi des grands domaines Mais lagrave encore cetteaffirmation ne repose sur aucun argument archeacuteologique solide Depuis N Fustelde Coulanges le passage de Frontin qui rapporte que les uici de la plegravebe rurale forment enAfrique comme une ceinture autour des villaelig est le seul document qui est proposeacute pour

336 Collart 1996 p 143337 Pinard Collart Malrain Mareacutechal 1999 p 380

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soutenir cette thegravese Lrsquoanalyse produite au chapitre preacuteceacutedent a reacuteveacuteleacute que ces laquo villages delaboureurs raquo ont surtout en Gaule une utiliteacute historiographique Dans la conceptionfusteacutelienne de lrsquoeacutevolution des campagnes ils constituent en quelque sorte comme un lien entrele domaine gallo-romain et le village meacutedieacuteval 338

En admettant que les terres de la villa du Bufosse sont geacutereacutees au moins en partie en faire-valoir direct leur proprieacutetaire est donc confronteacute agrave un problegraveme eacuteconomique qui consiste agravedeacuteterminer empiriquement la main-drsquoœuvre dont il a besoin pour satisfaire la gestionquotidienne de lrsquoexploitation Son souci est de ne pas nourrir ou reacutemuneacuterer des bouchesinutiles mais aussi drsquoeacuteviter de recourir trop souvent agrave des salarieacutes exteacuterieurs coucircteux et pastoujours disponibles Son estimation deacutepend de la quantiteacute et de la variabiliteacute de travail quereacuteclament ses productions agricoles de lrsquoeacutetendue de son domaine mais aussi de lrsquoexistence agraveproximiteacute de la villa drsquoun reacuteservoir de main-drsquoœuvre disponible Pour Varron cetteappreacuteciation srsquoapparente quelque peu agrave la deacutecision que doit prendre un proprieacutetaire pourdeacuteterminer srsquoil est plus inteacuteressant pour lui drsquoacheter les biens utiles au fonctionnement de sonexploitation agrave lrsquoexteacuterieur ou de les produire

De mecircme srsquoil y a dans le voisinage des bourgs ou des villages ou encore appartenant agrave des riches desfermes ou des champs bien pourvus ougrave lrsquoon puisse acheter agrave bon compte ce dont on a besoin pour ledomaine auxquels ce qursquoon a de trop puisse ecirctre vendu comme agrave certains les eacutechalas les perches et lesroseaux le domaine est de meilleur rapport que srsquoil fallait lrsquoimporter de loin et quelquefois mecircme que silrsquoon pouvait se le procurer en le cultivant chez soi Crsquoest pourquoi les cultivateurs de ce genre 339

[preacutefegraverent passer commande contre un versement annuel agrave des meacutedecins des foulons des ouvriersqualifieacutes qursquoen avoir dans leur villa qui soient sur leur proprieacuteteacute parce qursquoil nrsquoest pas sans exemple que lamort drsquoun homme de meacutetier fasse perdre le revenu du fonds] 340 Ce rocircle les grandes proprieacuteteacutes richesont lrsquohabitude de le confier agrave la troupe de leurs domestiques Si en effet les bourgs et les villages sonttrop loin du domaine ils se procurent des ouvriers qursquoils gardent agrave la ferme ainsi que les autresspeacutecialistes indispensables afin que les esclaves en sortant du domaine ne srsquoeacutecartent pas de leur tacircche etne se promegravenent pas en chocircmant les jours ouvrables plutocirct que drsquoaccroicirctre en faisant leur travail lerapport de la proprieacuteteacute 341

Il a eacuteteacute proposeacute plus haut drsquointerpreacuteter dans un sens analogue le vers drsquoAusone laquo cultor agrinobis nec superest nec abest raquo 342 Si ces rapprochements ne sont pas infondeacutes il est raisonnablede supposer que le proprieacutetaire de la villa du Bufosse loge dans la pars rustica la main-drsquoœuvrelibre ou servile qui travaille quotidiennement sur le domaine Elle assure lrsquoentretien desanimaux drsquoeacutelevage et de trait de la basse-cour et les faccedilons culturales qui reacuteclament uninvestissement en travail pas trop important Au Ier s et plus particuliegraverement durant la phaseno 3 de lrsquooccupation les habitations de la pars rustica permettent drsquoaccueillir deux ou troisfamilles Cela repreacutesente un apport non neacutegligeable en main-drsquoœuvre drsquoune dizaine ou drsquoune

338 Cf supra chapitre III p 92 et p 103339 Crsquoest-agrave-dire qui ont leur exploitation pregraves drsquoune agglomeacuteration340 La traduction de ce passage est due agrave J C Dumont (1999 p 121 et note 11) Selon lui elle rend mieux le

mot anniuersarii pour lequel J Heurgon propose lrsquoexpression laquo agrave lrsquoanneacutee raquo341 laquo Item si ea oppida aut 〈 uici in 〉 uicinia aut etiam diuitum copiosi agri ac uillae unde non care emere possis

quae opus sunt in fundum quibus quae supersint uenire possint ut quibusdam pedamenta aut perticae autharundo fructuosior fit fundus quam si longe sint inportanda non numquam etiam quam si colendo in tuo eaparare possis Itaque [in] hoc genus coloni potius anniuersarios habent uicinos quibus imperent medicos fullonesfabros quam in uilla suos habeant quorum non numquam unius artificis mors tollit fundi fructum Quampartem lati fundi diuites domesticae copiae mandare solent Si enim a fundo longius absunt oppida aut uicifabros parant quos habeant in uilla sic ceteros necessarios artifices ne de fundo familia ab opere discedat acprofestis diebus ambulet feriata potius quam opere faciendo agrum fructuosiorem reddat raquo (Varron Res rust I16 3-4)

342 Cf supra p 223

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 238

quinzaine de bras Il est toutefois risqueacute de tirer de cette quantiteacute des indications sur lrsquoeacutetenduedu fundus car on ignore justement dans quelles proportions le dominus de Bufosse pouvaitrecourir agrave des travailleurs exteacuterieurs qursquoils srsquoagissent de mercennarii ou de tenanciers auxquelsil est demandeacute des operaelig si cette pratique existe aussi en Gaule

La villa du Bufosse nrsquoest pas un cas isoleacute On pourrait citer drsquoautres exemplesdrsquoeacutetablissements agricoles de ce type qui ont livreacute des bacirctiments manifestement destineacutes aulogement de travailleurs agricoles et il serait tregraves utile drsquoen reacutealiser un inventaire complet afinde comparer leur capaciteacute drsquoaccueil Sous reacuteserve drsquoune enquecircte approfondie et en premiegravereanalyse il ne semble pas que leurs tailles relatives soient nettement plus importantes que cellesdes habitations de la villa de Verneuil-en-Halatte Il serait donc seacuteduisant de consideacuterer qursquoellesaccueillent peu ou prou la main-drsquoœuvre employeacutee en permanence dans le domaine Quelpourrait ecirctre son statut Encore une fois la prudence impose de reconnaicirctre que les sourcesdisponibles ne permettent pas de reacutepondre de faccedilon speacutecifique agrave cette question Toutefois agrave unniveau de plus grande geacuteneacuteraliteacute rien nrsquointerdit de penser que ces laquo travailleurs agricoles raquo logeacutesdans la pars rustica pourraient ecirctre des esclaves Si lrsquoon admet qursquoils peuvent ecirctre utiliseacutesautrement que dans une chiourme sous la feacuterule implacable drsquoun uilicus leur emploi est pourle dominus une solution eacuteconomiquement inteacuteressante

En effet une fois deacutepasseacute le discours des Modernes sur la nature immorale de lrsquoesclavagismeet lrsquoessence fondamentalement pernicieuse de son fonctionnement eacuteconomique 343 on peutadmettre que la rentabiliteacute drsquoun esclave nrsquoest pas dans lrsquoagriculture neacutecessairement infeacuterieure agravecelle drsquoun tenancier ou drsquoun salarieacute 344 La critique traditionnelle considegravere que lrsquoesclave estimproductif car il nrsquoa aucune motivation qursquoil faut le surveiller et le punir et donc payer lesalaire de celui qui tient le fouet et qursquoil coucircte cher agrave lrsquoachat et agrave lrsquoentretien Sans examiner latotaliteacute des arguments eacutechangeacutes on peut remarquer que la productiviteacute du fermier ou dutravailleur employeacute agrave faccedilon nrsquoest pas assureacutee a priori et que la menace drsquoecirctre vendu et drsquoecirctresoumis agrave des conditions de vie encore plus dures peut parfaitement constituer pour un esclaveune contrainte suffisante Par ailleurs compareacute agrave la situation drsquoun petit proprieacutetaire ou drsquountenancier accableacutes de dettes qui vivent dans lrsquoangoisse drsquoune mauvaise reacutecolte le sort delrsquoesclave travaillant sur un grand domaine pouvait paraicirctre moins incertain Enfin lrsquoemploidrsquoune ou deux familles drsquoesclaves sur les terres drsquoune exploitation agricole nrsquoen fait pas pourautant une laquo villa esclavagiste raquo puisque dans tous les cas son dominus agrave lrsquoobligation de recouriragrave une main-drsquoœuvre exteacuterieure pour reacutealiser les opeacuterations saisonniegraveres les plus lourdes Leshistoriens de lrsquoItalie ont montreacute depuis de nombreuses anneacutees que mecircme les eacutetablissements lesplus importants ne sont pas auto-suffisants en force de travail et qursquoils sont donc obligeacutes derecourir agrave des travailleurs libres recruteacutes dans les environs 345 Pour la Gaule deux documentschoisis dans les sources de lrsquoAntiquiteacute tardive pour des raisons que le lecteur deacutecouvrira plustard eacutevoquent la faccedilon dont certains grands proprieacutetaires utilisent cette main-drsquoœuvredrsquoappoint

Les operarii de Geneviegraveve et de GreacutegoireLe premier teacutemoignage est tireacutee de la Vita Genovefae virginis parisiensis qursquoil faut rapidementpreacutesenter avant drsquoaller plus loin Apregraves un siegravecle drsquoune longue et passionneacutee controverseM Heinzelmann a eacutetabli deacutefinitivement lrsquoauthenticiteacute et lrsquoancienneteacute de la reacutedaction laquo A raquo dela Vita Genovefae qursquoil situe vers 520 soit une vingtaine drsquoanneacutees apregraves la mort de la sainte 346343 Cf supra chapitre I p 15344 Dockegraves 1979 p 154-160345 Garnsey 1999 p 101 Dumont 1999 p 125346 M Heinzelmann laquo Vita sanctae Genovefae Recherches sur les critegraveres de datation drsquoun texte

hagiographique raquo dans Heinzelmann Poulin 1986 p 1-111

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 239

Sa mise en forme intervient dans un contexte politique tregraves particulier et il est assureacute quelrsquohagiographe a voulu donner agrave Geneviegraveve une dimension religieuse et historique comparable agravecelle de Martin de Tours de Reacutemi de Reims de Germain drsquoAuxerre de Loup de Troyes etdrsquoAignan drsquoOrleacuteans 347 Cette apologie de la sainte femme est compleacuteteacutee par laquo lrsquoinvention raquo desaint Denis obscur martyr drsquoune discregravete citeacute auquel elle voue une deacutevotion particuliegravere etdont le reacutedacteur de la Vita Genovefae a fait le premier eacutevecircque de Paris envoyeacute par le papesaint Cleacutement pour eacutevangeacuteliser la Gaule Lrsquohagiographe leacutegitime ainsi a posteriori le choix deClovis de faire de Paris sa nouvelle capitale en donnant agrave son Eacuteglise une antiquiteacute et uneimportance politique qursquoelle nrsquoavait certainement pas 348

Neacuteanmoins dans une eacutetude qui demeure un modegravele du genre M Heinzelmann a reacuteveacuteleacuteque la Vita renfermait de preacutecieuses informations sur le rocircle politique de Geneviegraveve et plusgeacuteneacuteralement sur le destin de la Gaule durant la deuxiegraveme moitieacute du Ve s Sans reprendre nidiscuter toute sa deacutemonstration il est possible de montrer que sa vie est aussi un des raresdocuments qui permettent drsquoestimer lrsquoeacutetendue et la gestion des biens drsquoun grand proprieacutetairede la Gaule de cette peacuteriode Il convient tout drsquoabord de rappeler les grands traits de labiographie de Geneviegraveve telle que lrsquoa reconstitueacutee M Heinzelmann 349

Geneviegraveve est neacutee agrave Nanterre vers 420 Son pegravere eacutetait sans doute un haut dignitaire romainissu de la noblesse franque Agrave sa mort fille unique elle heacuterite de ses biens dans les citeacutes deMeaux et de Paris Elle doit agrave cette fortune agrave son rang social et agrave son envergure politique unrocircle eacuteminent au sein de la curie des Parisiens Ainsi M Heinzelmann pense avec de tregravesbonnes raisons que Geneviegraveve dispose au sein de cet ordo des pouvoirs drsquoun principalis drsquoundefensor ciuitatis ou peut-ecirctre mecircme drsquoun patronus ciuitatis Agrave ce titre elle a la responsabiliteacute deplusieurs charges dont la gestion de lrsquoimpocirct et de la cura annonaelig M Heinzelmann observenon sans malice que ce sont sans doute ses missions dans ce domaine qui la poussent agraveinterroger une jeune fille venue de Bourges sur son appartenance reacuteelle agrave lrsquoordre dessanctimoniales qui lui permettait drsquoeacutechapper agrave lrsquoimpocirct personnel 350 Ses fonctions annonairessont quant agrave elles illustreacutees par lrsquoeacutepisode de lrsquoapprovisionnement de Paris qui occupe sixparagraphes de la Vita 351

Drsquoapregraves la chronologie eacutetablie par M Heinzelmann durant les dix anneacutees qui ont preacuteceacutedeacutela victoire de Clovis contre Syagrius crsquoest-agrave-dire de 476-477 agrave 486-487 les Parisiens doiventfaire face agrave une grave disette conseacutecutive au blocus de la citeacute imposeacute par les Francs quioccupent la partie septentrionale de la ciuitas et empecircchent le ravitaillement de la ville Alorsque la famine srsquoaggrave Geneviegraveve prend la tecircte drsquoune flottille drsquoau moins onze bateaux etremonte la Seine jusque dans la reacutegion de Troyes ougrave elle srsquoarrecircte agrave Arciaca 352 identifieacutee par lacritique avec Arcis-sur-Aube Rapprochant lrsquoexpression navali effectione utiliseacutee par lenarrateur pour deacutecrire son peacuteriple du terme classique evectio qui deacutesigne le droit drsquoutiliser lesmoyens du cursus publicus M Heinzelmann pense que Geneviegraveve a mis agrave profit les moyens dela corporation des nautes dans le cadre drsquoune mission drsquointeacuterecirct public dirigeacutee par elle maisdeacutecideacutee par la curie 353

347 M Heinzelmann pense que la Vita est une œuvre de propagande commandeacutee par Clotilde pour ceacuteleacutebrerGeneviegraveve aupregraves du corps de laquelle reposait Clovis dans lrsquoeacuteglise des Saints-Apocirctres et combattrelrsquoarianisme des Burgondes avec lesquels elle eacutetait entreacutee en conflit (Heinzelmann Poulin 1986 p 57)

348 Beaujard Picard 1992 p 16349 Heinzelmann Poulin 1986 p 80-106350 Vita Genovefae 31351 Vita Genovefae 35-40352 laquo Factum est autem ut Genovefa in Arciacinse opido navali effectione ad conparandam annonam

proficisceretur raquo (Vita Genovefae 35)353 Heinzelmann Poulin 1986 p 44-45 et 98

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 240

Agrave Arciaca elle est accueillie par le tribunus 354 puis elle prend la route jusqursquoagrave Troyes ougrave unefoule vient agrave elle dans lrsquoalleacutegresse Elle retourne ensuite agrave Arciaca embarque et redescend lefleuve agrave bord des chalands chargeacutes de bleacute Malmeneacutees par le vent les embarcations menacentde chavirer et Geneviegraveve en sauve onze sans que lrsquoon sache srsquoil srsquoagit drsquoune partie de la flottilleou de sa totaliteacute 355 De retour agrave Paris elle srsquooccupe personnellement de la preacuteparation despains et de leur distribution journaliegravere pendant une peacuteriode qui nrsquoest pas preacuteciseacutee 356

On ne sait pourquoi Geneviegraveve est alleacutee chercher preacuteciseacutement dans la citeacute des Tricasses lebleacute qui faisait deacutefaut aux Parisiens Agrave la mecircme eacutepoque Sidoine Apollinaire envoie une lettre agravePatiens lrsquoeacutevecircque de Lyon pour le remercier drsquoavoir acheteacute sur ses fonds propres du bleacute poursecourir les habitants de plusieurs citeacutes ravageacutees par les Goths 357 Plus loin il preacutecise que lesceacutereacuteales venaient des propres greniers de Patiens 358 Geneviegraveve ne dispose certainement pas deressources aussi importantes sinon elle aurait sans doute financeacute seule sans lrsquoaide des precirctres etdes citoyens de Paris la construction drsquoune basilique en lrsquohonneur de saint Denis 359

Si lrsquoon precircte quelque valeur agrave la mention des onze barques de lrsquoeacutepisode de la navalieffectione on peut eacutevaluer par pure hypothegravese leur chargement total agrave une quantiteacute compriseentre trente-trois et cinquante-cinq tonnes de grains 360 Avec un rendement de 450 kg agravelrsquohectare il faut entre 73 ha et 122 ha drsquoemblavures pour produire ce volume de ceacutereacuteales Celarepreacutesente une superficie entre trois et cinq fois supeacuterieure agrave celle consacreacutee agrave la culture du bleacutesur les terres de lrsquoherediolum drsquoAusone M Heinzelmann pense qursquoen des circonstances plusfavorables il aurait eacuteteacute possible agrave Geneviegraveve drsquoassurer tout ou partie de lrsquoannone de Paris avecles productions de ses propres domaines 361 La Vita ne permet pas drsquoappreacutecier avec certitudelrsquoeacutetendue exacte de ses possessions dans les citeacutes des Parisiens et des Meldes Il est certain que lasainte disposait drsquoune maison agrave Lutegravece et peut-ecirctre drsquoune autre agrave Meaux car elle y seacutejourne agraveplusieurs reprises 362 On ne peut douter de lrsquoimportance de son patrimoine foncier dans laciuitas Parisiorum car il est agrave lrsquoorigine de son rang au sein de lrsquoordo Un passage de la Vitarapporte qursquoelle posseacutedait au moins un domaine de taille sans doute assez consideacuterable dans laciteacute voisine des Meldes Il est donc raisonnable de supposer que Geneviegraveve ait pu tirer de sesexploitations une quantiteacute de grains au moins eacutegale agrave celle qursquoelle va chercher dans la reacutegion deTroyes si la mention des onze barques agrave quelque rapport avec la reacutealiteacute Peut-on aller plus loinet suivre M Heinzelmann quand il suggegravere citant le Digeste 363 que la sainte assuraitordinairement lrsquoannone de Paris avec les productions de ses domaines Les textes recueillis par

354 Vita Genovefae 36355 laquo Illico Genovefa ad caelum manibus expansis opitolationem a Christo flagitavit confestimque naves in suo sunt

cursu directe sicque per eam Dominus ac Deus noster undecim naves salvavit raquo (Vita Genovefae 39)356 Vita Genovefae 40357 laquo [hellip] quod post Gothicam depopulationem post segetes incendio absumptas peculiari sumptu inopiae communi

per desolatas Gallias gratuita frumenta misisti cum tabescentibus fame populis nimium contulisses si commerciofuisset species ista non muneri raquo (Sidoine Apollinaire Epist VI 12 5 deacutecembre 471 ou janvier 472)

358 laquo Tu ut de mediterranea taceam largitate uictum ciuitatibus Tyrrheni maris erogaturus granariis tuis duo potiusflumina quam duo nauigia complesti raquo On apprend ensuite que ces citeacutes sont celles drsquoArles de RiezdrsquoAvignon drsquoOrange drsquoAlba de Valence et de Saint-Paul-Trois-Chacircteaux (Sidoine Apollinaire Epist VI12 6 et 8)

359 Vita Genovefae 17-20360 Au-delagrave de Nogent-sur-Seine le fleuve est eacutetroit et plein de meacuteandres Les barques utiliseacutees par Geneviegraveve

devaient ecirctre de taille moyenne comme une de celles trouveacutees agrave Yverdon qui mesurait 12 m agrave 15 m de longpour une charge utile de trois agrave cinq tonnes (Beacuteat 1989)

361 Heinzelmann Poulin 1986 note 461362 Vita Genovefae 28 et 33363 laquo Praeterea habent quaedam ciuitates praerogatiuam ut hi qui in territorio eorum possident certum quid

frumenti pro mensura agri per singulos annos praebeant quod genus collationis munus possessionis est raquo (DigesteL 4 18 25)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 241

cette compilation distinguent assez clairement en matiegravere drsquoannone le munus personale quioblige son titulaire agrave geacuterer des fonds ou des denreacutees mis agrave sa disposition par la citeacute du munuspatrimoniale qui lui impose de fournir aussi ces produits 364 Autant il ne fait pas de doute queGeneviegraveve est chargeacutee de lrsquoorganisation de lrsquoannone autant il serait surprenant que sonhagiographe prompt agrave ceacuteleacutebrer son deacutevouement pour la citeacute ait omis de preacuteciser qursquoelle assurecette mission gracircce au revenu de ses exploitations

Le chapitre 50 de la Vita renferme neacuteanmoins une information tregraves preacutecieuse sur le modede gestion de son domaine de la citeacute des Meldes La Vita rapporte en effet que Geneviegravevesurveillait les moissons dans ses champs lorsqursquoun orage survint et sema le trouble parmi sesoperarii La priegravere de la famula Dei eacutecarte lrsquoorage qui eacuteclate finalement sur les reacutecoltesenvironnantes et eacutepargne ainsi ses gerbes et ses moissonneurs 365 Il faut bien sucircr se souvenir delrsquointention de lrsquohagiographe et rapprocher cet eacutepisode drsquoun miracle de saint Martin rapporteacutepar Sulpice Seacutevegravere dans ses Dialogi un peu plus drsquoun siegravecle plus tocirct Agrave la demande de lrsquoancienpreacutefet Auspicius Martin avait chasseacute la grecircle qui ravageait tous les ans les moissons drsquounpagus de la citeacute voisine des Seacutenons 366 Les similitudes entre les deux eacuteveacutenements sont tropflagrantes pour les attribuer au hasard Le reacutedacteur de la Vita Genovefae a manifestementvoulu placer lrsquoactiviteacute de la sainte dans la ligneacutee de celle de Martin tout en prenant bien sointoutefois de situer son action thaumaturgique agrave un niveau infeacuterieur agrave celle du saint eacutevecircque deTours Geneviegraveve chasse les nuages une seule fois et uniquement sur ses terres

Il nrsquoen demeure pas moins que pour ecirctre creacutedible ce reacutecit devait srsquoaccorder avec les usages delrsquoeacutepoque agrave laquelle il est senseacute se deacuterouler ou du moins avec les pratiques en vigueur aumoment de sa reacutedaction Dans la deuxiegraveme moitieacute du Ve s ou au deacutebut du VIe s il nrsquoeacutetaitdonc pas surprenant de voir un grand proprieacutetaire membre de lrsquoordo de sa citeacute surveiller lamoisson reacutealiseacutee sur ses terres par des operarii En latin classique ce terme deacutesigne toutespersonnes auxquelles il est confieacute des tacircches ponctuelles Il est ainsi utiliseacute par Columelle pourqualifier un esclave 367 Ses occurrences sont rares dans les sources de lrsquoAntiquiteacute tardiveComme cela a eacuteteacute vu plus haut dans lrsquoEdictum de pretiis rerum uenalium lrsquoexpression operariusrusticus deacutesigne le tacirccheron employeacute agrave la campagne et payeacute agrave la journeacutee 368 Plus tard dans laseconde moitieacute du Ve s si lrsquoon retient lrsquohypothegravese de R Martin qui place agrave cette eacutepoque lareacutedaction de lrsquoOpus agriculturae Palladius utilise toujours ce mot avec le mecircme sens pournommer des ouvriers embaucheacutes pour couper du bois 369 Il est employeacute une seule fois dans laVita Genovefae mais dans la deuxiegraveme moitieacute du VIe s Greacutegoire de Tours recourt encore agrave ceterme pour mentionner des journaliers employeacutes agrave faccedilon comme on le verra avec le texteprochain

Avec toute la prudence que demande lrsquointerpreacutetation drsquoun document hagiographique de cegenre on proposera donc de consideacuterer ces operarii comme des paysans employeacutes parGeneviegraveve pour le temps de la moisson Elle les utilise sur ses domaines comme pouvaientlrsquoecirctre les mercennarii de Varron Il est toutefois possible qursquoils aient eacuteteacute plus fortementsubordonneacutes agrave Geneviegraveve que ne lrsquoeacutetaient au dominus qui les avait embaucheacutes les

364 Durliat 1990b p 291365 laquo Idem in terreturio Meldensium urbis congregatis messoribus cum propria messe meteret valde turbati sunt

operarii eius propter imbrem repentinum qui cum turbine inminebat [hellip] Admirabilem cunctis timentibusChristus ostendit virtutem cum in circuitu omnium segetes pluvia rigaret porro nec messem nec messorisGenovefe saltim ullus guttarum umor contingeret raquo (Vita Genovefae 50)

366 Sulpice Seacutevegravere Dialogi III 7367 Dumont 1999 p 117368 Cf supra p 218369 laquo Caedendi autem hic modus est ut optimus operarius in alta silua modii spatium mediocris uero tertia minus

possit abscidere raquo (Palladius Op agr VI 4)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 242

manouvriers de Varron Agrave tout le moins mecircme en consideacuterant qursquoil puisse srsquoagir drsquoesclaves lechapitre 50 de la Vita deacutevoile lrsquoexistence agrave la fin du Ve s ou au deacutebut du VIe s de domainesexploiteacutes en faire-valoir direct Il est en effet tregraves improbable que Geneviegraveve ait eacuteprouveacute lebesoin de surveiller elle mecircme la moisson si ses terres avaient eacuteteacute confieacutees agrave des tenanciers oudes esclaves chaseacutes On trouve un autre exemple de cette forme drsquoexploitation dans un texte deGreacutegoire de Tours

Lors drsquoun voyage dans sa citeacute natale des Arvernes Greacutegoire a recueilli le reacutecit drsquoun miracleintervenu gracircce agrave lrsquointercession des saints anges Lrsquoeacutevecircque de Tours le rapporte dans le septiegravemelivre In gloria confessorum de son corpus hagiographique Alors que son dominus eacutetait retenu agravela ville un nommeacute Orose preacuteparait une deacutecoction sans doute de la biegravere pour les esclaves dudomaine Mais entre-temps le maicirctre deacutecide de lancer la moisson et revient avec soixante-dixoperarii Pris au deacutepourvu par cette arriveacutee soudaine de gosiers agrave satisfaire il invoque les angeset son tonneau livre miraculeusement de la biegravere pour tout le monde jusqursquoagrave la fin de lanuit 370

Il ne fait pas de doute que le domaine qui sert de cadre agrave ce miracle est exploiteacute en faire-valoir direct agrave lrsquoaide drsquoesclaves dont srsquooccupe Orose qui assure sans doute des fonctionseacutequivalentes agrave celles drsquoun uilicus Il dispose de bacirctiments drsquoexploitation dont peut-ecirctre unebrasserie et de reacuteserves de denreacutees alimentaires Il est fort probable que le dominus occupe unlogement au sein de cet eacutetablissement mais le passage ne permet pas de savoir si crsquoest aussi lecas des esclaves Il semble neacuteanmoins que le personnel servile ne soit pas tregraves nombreux Pourassurer la moisson le maicirctre est donc obligeacute drsquoembaucher des operarii qursquoil reacutemunegravere etauxquels il fournit au moins la boisson Ce terme deacutesigne sans conteste des journaliersemployeacutes agrave faccedilon Dans un autre texte Greacutegoire montre lrsquoeacutevecircque de Lisieux Aetheriusoccupeacute dans les champs pour les labours avec des operarii qursquoil a rassembleacutes pour lrsquooccasion 371Comme il nrsquoest pas possible de moissonner dans lrsquoobscuriteacute on suppose que la biegravere dutonneau drsquoOrose a aussi servi agrave fecircter pendant une partie de la nuit la fin de la reacutecolte Il estdonc probable que ces operarii ont eacuteteacute recruteacutes une seule journeacutee Greacutegoire indique que ledominus a rameneacute soixante-dix operarii Si la moisson nrsquoa dureacute qursquoune journeacutee et enconsideacuterant que ces ouvriers sont seulement chargeacutes de fauciller les bleacutes cette eacutequipe est justesuffisante pour couper une superficie totale drsquoune vingtaine drsquohectares Crsquoest-agrave-dire agrave peu pregravesla surface emblaveacutee sur les terres de lrsquoherediolum drsquoAusone

Ce rapprochement est volontaire et la mise en perspective de ces trois exemples donnelrsquoimpression que du IVe au VIe s les domaines drsquoAusone de Geneviegraveve et du dominus arvernede Greacutegoire ont fonctionneacute selon des principes eacuteconomiques geacuteneacuteraux tregraves proches Cettehypothegravese peut ecirctre affermie par drsquoautres documents qui tout en eacutetant moins preacutecisteacutemoignent de la forte implication des membres de lrsquoaristocratie dans la gestion de leurs

370 laquo Iubet inquid fieri ex annonis aqua infusis atque decoctis messoribus poculum praeparari Hanc enimcoctionem Orosius a coquendo caeliam uocari narrauit Quod cum praeparatum fuisset et in uase reconditumatque ille apud urbem moras innecteret ut mos seruorum est maximam partem exhaustam exiguam dominicisusibus reliquerunt Ille quoque fidus de iussione inuitare messores iubet ut eo ab urbe redeunte hos segitemdecidere repperiret Quo facto iam operariis in segite collocatis circiter septuaginta aduenit dominus fundiperscrutansque qualitatem quantitatemque potus perparum repperit Tunc pudore confusus et sibi factum aduerecundiam reputans ne potum defecerit operariis quod ut ipse arbitrabatur super quinque modiorummensuram non erat quid ageret quo se uerteret in ambiguo dependebat Tandem inspirante Domino conuersusad uasculum nomina angelorum sanctorum quae sacrae docent lectiones super aditum eius deuote inuocatorans ut uirtus eorum paruitatem hanc in abundantiam conuertere dignaretur ne operariis defeceret quodhaurirent Mirum dictu Tota die ab hoc extractum numquam defuit bibentibus sed usque quod nox finemoperandi fecit omnibus fuit in abundantia ministratum raquo (Greacutegoire de Tours VIII libri miraculorum LiberVII In gloria confessorum I De uirtutibus angelorum)

371 laquo Die uero quo sacerdos operarios in agro adgregauerat ad sulcandum raquo (Greacutegoire de Tours Hist Franc VI36 25-26)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 243

domaines agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute et au deacutebut du Moyen Acircge Ainsi les grands personnages aveclesquels Sidoine Apollinaire eacutechange ses Epistulae disposent tous de proprieacuteteacutes agrave la campagneqursquoils ont ameacutenageacutees more romanorum et qursquoils exploitent directement lrsquoArverne Maurusiusprofite agrave la fois du confort et des productions agricoles de son praeligdium 372 le Santon Namatiusembellit son domaine selon les preacuteceptes de Vitruve et le cultive avec une science eacutegale agrave cellede Columelle 373 Eutropius descendant du consul Sabinus passe plus de temps agrave cultiver savilla que son prestige 374 et Syagrius agit davantage en bouvier qursquoen chevalier 375

Quelle que soit la repreacutesentativiteacute de ces textes ils montrent sans aucune ambiguiumlteacute quelrsquoentreprise agricole nrsquoa pas totalement disparu avec le Haut-Empire Il existe encore agrave la fin delrsquoAntiquiteacute et au deacutebut du Moyen Acircge des domaines exploiteacutes en faire-valoir direct agrave lrsquoaidedrsquoune main-drsquoœuvre permanente et de suppleacutetifs embaucheacutes pour assurer les travauxsaisonniers les plus laborieux Il ne fait pas non plus de doute que le travail servile joue encoreun rocircle important dans le fonctionnement de ces eacutetablissements agricoles Non seulementdepuis lrsquoarticle posthume de M Bloch 376 les meacutedieacutevistes ont admis qursquoil existait encore denombreux esclaves dans les campagnes du haut Moyen Acircge mais ils ont aussi reconnu quetous nrsquoeacutetaient pas installeacutes sur des tenures et que certains drsquoentre eux continuaient agrave ecirctreutiliseacutes directement sur le domaine parfois sous la conduite drsquoactores ou de uilici 377

Toutefois il faut bien lrsquoadmettre tous les documents ne sont pas aussi clairs que le passagedans lequel Orose preacutepare de la biegravere pour les esclaves de son dominus Les mentions drsquoesclavesposseacutedeacutes par des grands proprieacutetaires terriens sont nombreuses 378 mais il est rare de disposerdrsquoinformations suffisamment preacutecises pour estimer la part de la main-drsquoœuvre servile nonchaseacutee utiliseacutee sur leurs domaines Enfin on ne saurait contester que le faire-valoir directsemble ecirctre devenu agrave cette eacutepoque un mode drsquoexploitation de la terre distinctif despatrimoines fonciers les plus importants Ce lien quasi exclusif est sans doute amplifieacute par lanature des sources utiliseacutees il nrsquoen est pas moins une conseacutequence directe de la difficulteacutedrsquoaccegraves agrave la possessio que Salvien deacutenonccedilait comme un des maux majeurs de son temps 379

Contrairement agrave ce que soutient la critique depuis plus de deux siegravecles les rares sourcesdisponibles pour la Gaule ne donnent pas le sentiment que les domaines du Bas-Empire et duhaut Moyen Acircge ont eacuteteacute systeacutematiquement diviseacutes en lots confieacutes agrave des tenanciers coloni ouesclaves chaseacutes Il est possible que lrsquoagriculture de tenure connaisse agrave cette eacutepoque un essorconsideacuterable mais il est neacuteanmoins incontestable que les proprieacutetaires ont encore la ressourcedrsquoexploiter leurs terres directement au moyen drsquoentreprises agricoles mecircme si ce mode defaire-valoir semble de plus en plus reacuteserveacute aux strates sociales les plus eacuteleveacutees de la socieacuteteacute gallo-romaine Il serait donc utile drsquoexaminer avec plus drsquoobjectiviteacute les processus de transformationdes reacutegimes agraires agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute en se rappelant que la theacuteorie laquo classique raquo de la villatardive repose fondamentalement sur la double deacutenonciation de la nature fonciegraverement

372 laquo quo loci tibi cum ferax uinea est tum praeter ipsam praedium magno non minus domino quod te tuosqueplurifaria frugum mansionumque dote remoretur raquo (Sidoine Apollinaire Epist II 14)

373 laquo Sed de Vitruuio siue Columella seu alterutrum ambosue sectere decentissime facis Potes enim utrumque morequo qui optimo id est ut cultor aliquis e primis architectusque raquo (Epist VIII 6 10)

374 laquo Non minus est tuorum natalium uiro personam suam excolere quam uillam raquo (Epist I 6 3)375 laquo Quousque prati comantis exuuias hibernis noualibus non ut eques sed ut bubulcus abscondis raquo (Epist VIII

8)376 laquo Agrave lrsquoeacutepoque des invasions et aux premiers temps des royaumes barbares il y avait encore dans toute

lrsquoEurope beaucoup drsquoesclaves davantage selon toute apparence qursquoaux premiers temps de lrsquoEmpire raquo(laquo Comment et pourquoi finit lrsquoesclavage antique raquo Annales ESC 1947 repris dans Bloch 1983 p 261)

377 Doehaerd 1982 p 180-188 La premiegravere eacutedition de cet ouvrage date de 1971378 Bonnasieacute 1985 p 324379 Cf supra p 196

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 244

nuisible du grand domaine et de lrsquoesclavage et sur une filiation recircveacutee entre le colonat et leservage meacutedieacuteval 380

Une fois reconnue la possibiliteacute drsquoune plus grande diversiteacute des modes drsquoexploitation agraireagrave la fin de lrsquoAntiquiteacute il appartient aux archeacuteologues de redoubler de circonspection lorsqursquoilseacutetudient lrsquoeacutevolution du peuplement des campagnes durant cette peacuteriode Loin de constituerdes preuves irreacutefutables drsquoune concentration de la proprieacuteteacute transformant les villaelig en descentres domaniaux geacuterant la rente fonciegravere drsquoune multitude drsquoexploitations plus petites passeacuteessous leur controcircle certaines des grandes exploitations du Bas-Empire reconnues parlrsquoarcheacuteologie pourraient tout aussi bien attester de la perpeacutetuation jusqursquoagrave une eacutepoque tregravestardive de lrsquoexploitation directe de la terre par leur proprieacutetaire

Les travaux reacutecents reacutealiseacutes sur les grandes villaelig du sud-ouest suggegraverent ainsi que plusieursde ces eacutetablissements comprennent encore agrave la fin de lrsquoAntiquiteacute des bacirctiments drsquoexploitationagricole 381 Toutefois ailleurs en Gaule les preuves drsquoune telle continuiteacute sont beaucoup plusdifficiles agrave eacutetablir Les exemples de villaelig entretenues ou encore occupeacutees au Ve s ne manquentpas mais il est souvent bien difficile drsquoappreacutecier leur capaciteacute eacuteconomique 382 Enfin enlrsquoabsence de donneacutee archeacuteologique il est encore impossible de savoir agrave quoi pouvaientressembler les exploitations agricoles dont disposaient agrave la fin du Ve ou au VIe s Geneviegraveve etle dominus arverne de Greacutegoire pour mettre en valeur directement leurs domainesLrsquoassimilation trop rapide entre des pratiques architecturales des modes drsquohabitat et desreacutegimes agraires a trop souvent eacuteteacute deacutenonceacutee dans ce travail pour admettre maintenant que lavilla puisse ecirctre la seule forme archeacuteologique du faire-valoir direct

Lrsquoambition de la deuxiegraveme partie de ce chapitre eacutetait drsquoappreacutehender le fonctionnementeacuteconomique de lrsquoentreprise agricole en srsquointeacuteressant aux conditions drsquoutilisation de la main-drsquoœuvre dont elle a besoin Des sources utiliseacutees dans ce chapitre il est ressorti avec clarteacute ceqursquoelle nrsquoeacutetait pas une exploitation recourant agrave de gros contingents drsquoesclaves logeacutes sur ledomaine et soumis agrave un reacutegime coercitif seacutevegravere Une fois ce constat de carence eacutetabli ladocumentation disponible donne une image de lrsquoesclavage en milieu rural tregraves contrasteacutee et entous cas fort eacuteloigneacutee de ce que proposait une lecture partielle et ideacuteologique des Agronomeslatins La figure de lrsquoesclave ou de lrsquoaffranchi qui apparaicirct avec le plus de netteteacute est celle delrsquoactor ou du uilicus Personnage consideacuterable il est le veacuteritable gestionnaire du domaine Sonrocircle nrsquoest pas seulement eacuteconomique car son emploi est manifestement pour le maicirctre unefaccedilon de montrer son attachement agrave la romanitas Leur preacutesence dans les campagnes pourraitainsi constituer un indice inteacuteressant pour reconnaicirctre la diffusion en Gaule drsquoune formesociale particuliegravere de gestion de la main-drsquoœuvre

Agrave un niveau infeacuterieur celui de lrsquoexeacutecution et du fonctionnement quotidien du domaine lesinformations disponibles qursquoelles soient archeacuteologiques ou historiques sont encore bien tropponctuelles et partielles pour en tirer des enseignements agrave valeur geacuteneacuterale Il est possible queles eacutetablissements agricoles les plus importants aient accueilli en leur sein tout ou partie dupersonnel employeacute en permanence Mais lrsquoexemple convaincant de la villa de Verneuil-en-Halatte est bien trop isoleacute pour ecirctre assureacute qursquoil en est de mecircme sur la plupart des exploitationsagricoles de cette dimension Une fois les ergastules reacutecuseacutes il reste agrave entreprendre unearcheacuteologie des structures drsquoaccueil des travailleurs impliqueacutes quotidiennement dans laproduction agraire de ces eacutetablissements Si lrsquoon considegravere le regroupement en un mecircme lieude bacirctiments abritant le dominus et sa familia les activiteacutes agricoles et la main-drsquoœuvrepaysanne permanente comme la manifestation mateacuterielle drsquoune certaine forme de mise en380 Cf supra chapitre I p 16 et p 32 chapitre II p 39 chapitre III p 123381 Balmelle Petit-Aupert Vergain 2001 p 210382 Van Ossel 1992 p 176

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 245

valeur du sol la preacutesence et lrsquoimportance de logements destineacutes agrave ce personnel peuventconstituer des critegraveres novateurs de classification des diffeacuterents types de villaelig Indeacutependammentdes variations dans lrsquoespace et le temps des pratiques architecturales et des modes deconstruction ils permettraient de distinguer une cateacutegorie speacutecifique drsquoentreprise agricole dontil faudrait retracer ensuite la genegravese et la disparition progressives dans les campagnes de laGaule Srsquointeacuteresser agrave la place de la main-drsquoœuvre dans lrsquoactiviteacute agraire de ces eacutetablissements estdonc une faccedilon efficace drsquointroduire lrsquoanalyse eacuteconomique dans la reacuteflexion sur le monde rural

Dans la premiegravere partie de ce chapitre on a consideacutereacute que le deacuteveloppement delrsquoexploitation familiale est limiteacute par la quantiteacute de travail fourni par la famille paysanne Cetype de comportement eacuteconomique se distingue en cela de celui de lrsquoentreprise agricole quidoit neacutecessairement chercher en dehors du groupe familial la main-drsquoœuvre dont elle a besoinpour assurer le fonctionnement de lrsquoeacutetablissement On vient de montrer que parmi lesentreprises agricoles il existait une classe supeacuterieure drsquoexploitations dont lrsquoeacuteconomie agraireexigeait la preacutesence drsquoun personnel permanent qui pouvait ecirctre heacutebergeacute sur place Les sourcesqui viennent drsquoecirctre examineacutees et lrsquoeacutevaluation eacuteconomique conduite plus haut suggegraverent queces derniegraveres devaient aussi recourir ponctuellement agrave une main-drsquoœuvre drsquoappoint pour faireface aux travaux saisonniers les plus lourds Reprenant les conclusions de Varron il est en effetapparu qursquoil eacutetait eacuteconomiquement dispendieux drsquoentretenir un personnel libre ou servile quine pouvait ecirctre pleinement utiliseacute toute lrsquoanneacutee Ausone Geneviegraveve le dominus arverne deGreacutegoire et Aetherius lrsquoeacutevecircque de Lisieux doivent donc reacuteguliegraverement srsquoadjoindre les servicesdrsquooperarii Il nrsquoest pas douteux que les proprieacutetaires des exploitations agricoles du Haut-Empireeacutetaient soumis aux mecircmes contraintes

Sur ce point preacutecis lrsquoeacuteconomie agraire de la Gaule ne se diffeacuterencie pas de celle des autresprovinces occidentales de lrsquoEmpire pour lesquelles lrsquoimportance des eacutechanges de main-drsquoœuvreentre les diffeacuterentes composantes de lrsquoespace rural est maintenant communeacutement admise 383Cette reacutevision essentielle deacutecoule notamment de la plus grande place que les historiens delrsquoItalie reacuteservent agrave lrsquoactiviteacute des libres dans lrsquoeacuteconomie 384 et de lrsquointeacuterecirct accru qursquoils accordentaux formes juridiques tregraves varieacutees que peut prendre le louage de travail la locatio operarum 385Progressivement la villa est apparue comme une entiteacute eacuteconomique fortement tributaire de lamain-drsquoœuvre exteacuterieure Enfin mettant agrave bas une tradition historiographique vieille de deuxsiegravecles P Garnsey a inviteacute ses collegravegues agrave ne plus envisager la villa et la petite exploitationcomme des modes antagonistes de mises en valeur des sols 386

Ce bouleversement radical de point de vue est resteacute agrave peu pregraves ignoreacute des speacutecialistes de laGaule alors mecircme que lrsquoarcheacuteologie ne cesse de leur apporter des preuves eacutevidentes de la partimportante que prennent les petits eacutetablissements agricoles dans les campagnes gallo-romainesIl nrsquoy pas lieu de revenir une nouvelle fois sur les fondements eacutepisteacutemologiques de cetteinclairvoyance En revanche il est peut ecirctre utile de conclure ce chapitre en esquissantrapidement les perspectives de recherche que laisse entrevoir cette appreacutehension renouveleacutee delrsquoeacuteconomie agraire

2 Entreprise agricole et exploitation familiale une neacutecessaire compleacutementariteacute

Lrsquoorigine de la main-drsquoœuvre employeacutee par les villaelig italiennes est tregraves diverse Dans le passageciteacute plus haut Varron conseille aux proprieacutetaires drsquoembaucher dans les oppida et les uici le

383 Cf supra p 238384 Dumont 1999 p 120 Rosafio 1999 p 83385 Thomas 2004 p 209386 laquo Lrsquoeacuteconomie de la villa et la petite exploitation paysanne peuvent degraves lors ecirctre consideacutereacutees comme des modes

compleacutementaires de production agricole raquo (Garnsey 1999 p 102)

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 246

personnel drsquoappoint 387 Drsquoautres sources suggegraverent qursquoil pouvait srsquoagir aussi drsquoesclaves loueacutespar leurs maicirctres de petits proprieacutetaires ou de tenanciers souhaitant compleacuteter leurs ressourceset mecircme drsquohommes libres venus de reacutegions pauvres dans le cadre de veacuteritables migrationssaisonniegraveres 388 Il ressort de la litteacuterature agronomique que le choix entre le faire-valoir directet le fermage deacutepend entre autres choses de la preacutesence drsquoune main-drsquoœuvre abondante dansla reacutegion drsquoinstallation Ces textes reacutevegravelent aussi la preacuteoccupation constante des proprieacutetaires depeacuterenniser les liens qursquoils ont eacutetablis avec les individus qursquoils emploient reacuteguliegraverement De lamecircme faccedilon qursquoil est dans leur inteacuterecirct de maintenir sur leurs terres des tenanciers qui leurassurent une rente reacuteguliegravere il est tout agrave fait deacuteterminant pour eux de disposer sans trop dedifficulteacutes de bras rapidement disponibles pour reacutealiser les travaux saisonniers qui ne peuventecirctre diffeacutereacutes comme la moisson ou la vendange Par suite les relations qui se tissent entre lesuns et les autres prennent souvent une forme plus statutaire que contractuelle 389 Agrave ce titre lesoperaelig exigeacutees des tenanciers africains peuvent ecirctre consideacutereacutees comme une solution originale etefficace pour garantir cette disponibiliteacute

Le beacuteneacutefice que peuvent tirer les tenanciers ou les petits proprieacutetaires de ce travail sur lesdomaines plus importants est drsquoautant plus vital qursquoils sont limiteacutes dans leur deacuteveloppementpar les contraintes qui pegravesent sur lrsquoexploitation familiale Ce beacuteneacutefice reacutealiseacute agrave lrsquoexteacuterieur vientabonder les revenus tireacutes des activiteacutes non agricoles 390 et eacutelegraveve le niveau de vie de la familletout en lui eacutevitant drsquoengager des opeacuterations demandant une somme de travail supeacuterieure agrave ceqursquoelle peut fournir Si les tacircches reacutealiseacutees sur la terre drsquoautrui lui sont payeacutees en espegraveces ellessont alors pour le petit exploitant une faccedilon de se procurer la monnaie dont il a neacutecessairementbesoin pour reconstituer son capital Pour le petit tenancier offrir ses bras agrave son proprieacutetaireest aussi une solution inteacuteressante pour srsquoacquitter du loyer de la terre sans augmenter saproduction agricole En theacuteorie on peut enfin supposer qursquoil peut ecirctre utile pour le petitexploitant drsquoeacutechanger sa force de travail contre lrsquoutilisation drsquoun train de labour ou de certainsdes grands eacutequipements de la villa comme le moulin ou le pressoir

La principale difficulteacute agrave laquelle sont confronteacutes le proprieacutetaire et les petits exploitantslouant leurs bras reacuteside dans lrsquoaccordement des calendriers 391 Les seconds sont principalementdisponibles durant la morte saison alors que les premiers ont surtout besoin drsquoeux agrave la fin delrsquoeacuteteacute agrave une eacutepoque ougrave tout le monde est occupeacute dans les champs La main-drsquoœuvre citadineou plus geacuteneacuteralement celle qui est moins soumise aux rythmes agraires a lrsquoavantage drsquoecirctre plusdisponible Toutefois les petits paysans peuvent srsquoorganiser pour se rendre libres agrave un momentou la locatio operarum est la mieux reacutetribueacutee La culture de ceacutereacuteales agrave maturiteacute tardive peutainsi leur permettre de participer agrave la moisson du froment sur les grandes exploitations De soncocircteacute le grand proprieacutetaire a tout inteacuterecirct agrave deacutevelopper des cultures qui exigent un apportimportant de main-drsquoœuvre agrave un moment ougrave elle coucircte le moins cher Dans une reacutegion degrande ceacutereacutealiculture il lui est par exemple aiseacute de trouver des bras pour assurer la vendange

Il nrsquoest pas utile de poursuivre davantage cette eacutenumeacuteration des possibles pour percevoircombien les relations unissant au sein drsquoun mecircme terroir les diffeacuterents protagonistes delrsquoeacuteconomie agraire sont potentiellement multiples et complexes Cependant les sourcesmanquent pour les appreacutehender concregravetement En Gaule ce deacuteficit est presque total et lesrares textes disponibles sont tregraves impreacutecis Ainsi ceux eacutetudieacutes plus haut ne disent rien delrsquoorigine et du mode de reacutemuneacuteration des operarii utiliseacutes par Geneviegraveve le dominus arverne

387 Cf supra p 237388 Dumont 1999 p 123389 Andreau Maucourant 1999 p 77390 Cf supra p 214 et p 220391 Erdkamp 1999 p 569

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 247

ou Aetherius lrsquoeacutevecircque de Lisieux Il est vraisemblable que les tacirccherons employeacutes par lesentreprises agricoles gallo-romaines proviennent comme en Italie des villes desagglomeacuterations et des eacutetablissements agricoles de plus petite taille mais il est difficile drsquoenapporter la preuve mateacuterielle et drsquoeacutetudier concregravetement ces eacutechanges

La complexiteacute de ces questions nrsquoenlegraveve rien agrave lrsquointeacuterecirct heuristique drsquoune analyse delrsquoeacuteconomie agraire plus attentive au fonctionnement des eacutetablissements agricoles et donc agrave lamain-drsquoœuvre qursquoils utilisent Le preacutesent chapitre a deacutevoileacute certains des beacuteneacutefices que lrsquoonpouvait tirer de cette perspective de recherche Il a ainsi eacuteteacute montreacute qursquoil nrsquoest plus possible dedeacutenier systeacutematiquement toute autonomie eacuteconomique aux exploitations agricoles les plushumbles Srsquoagissant des eacutetablissements les plus importants il est apparu que leur besoin derecourir dans des proportions plus ou moins grandes agrave un personnel exteacuterieur lie en partieleur eacuteconomie agrave celle des autres composantes de lrsquoespace rural et plus particuliegraverement agrave celledes fermes familiales qui les environnent Partant cette double reacutevision oblige agrave deacutepasserlrsquohorizon historiographique traditionnel et impose drsquoabandonner la pratique encore bienrepreacutesenteacutee qui consiste agrave reacutepartir les exploitations agricoles entre deux classes caracteacuteriseacutees pardes logiques eacuteconomiques disjointes antagonistes et divergentes

Certes le preacutesent chapitre a montreacute que parmi les formes de mise en valeur de la terre onpeut distinguer deux types de comportements eacuteconomiques fondamentaux qui se diffeacuterencientpar leurs objectifs et leurs contraintes Ces deux laquo profils raquo doivent ecirctre consideacutereacutes comme desoutils analytiques et non comme les deux cateacutegories drsquoune nouvelle typologie archeacuteologiqueLeur finaliteacute est simplement de contribuer agrave lrsquoeacutelaboration de critegraveres pertinents pourreconnaicirctre et appreacutecier les diffeacuterentes formes drsquoeacuteconomie agraire des exploitations Au seindrsquoune mecircme grande entiteacute reacutegionale agrave cocircteacute de la petite ferme de Bohain et de la villa deVerneuil-en-Halatte qui ont eacuteteacute preacutesenteacutees ici comme les archeacutetypes de lrsquoexploitation familialeet de lrsquoentreprise agricole il existe indeacuteniablement des eacutetablissements qui pratiquent desagricultures hybrides et intermeacutediaires entre ces deux formes extrecircmes de comportementseacuteconomiques

En tout eacutetat de cause il faut renoncer au scheacutema dualiste qui oppose la villa modernecreacuteatrice de richesse et ouverte vers lrsquoexteacuterieur agrave la petite ferme familiale archaiumlque autarciqueet routiniegravere Il existe des synergies importantes entre ces deux formes de mise en valeur dusol Agrave la conception reacuteductrice drsquoune villa consideacutereacutee comme lrsquoinstrument unique de laconquecircte et de lrsquoexploitation rationnelle du territoire on peut opposer une vision plus nuanceacuteequi repose sur lrsquoideacutee qursquoelle ne peut durablement se fixer et grandir que si elle dispose sur placedrsquoune main-drsquoœuvre abondante dont elle peut profiter Son expansion est donc compromise sile terroir dans lequel elle srsquoinstalle nrsquoest occupeacute que par des exploitations familiales pratiquantune eacuteconomie qui se suffit agrave elle-mecircme Introduite dans le deacutebat sur la laquo romanisation raquo cetteideacutee conduit agrave supposer que la villa consideacutereacutee comme une forme historique originaledrsquoentreprise agricole connaicirct un essor drsquoautant plus preacutecoce et important que lrsquoeacuteconomieagraire preacute-romaine reacutegionale a atteint un haut niveau de deacuteveloppement De la mecircme faccedilon agravela fin de lrsquoAntiquiteacute on peut supposer que la peacuterenniteacute de la villa est mieux assureacutee dans lesterroirs ougrave il existe encore un tissu dense de petits eacutetablissements

Ces deux hypothegraveses sont loin drsquoeacutepuiser les perspectives nouvelles offertes par unearcheacuteologie de lrsquoespace rural qui srsquoattacherait agrave mieux comprendre les interactions entre lesdiffeacuterents types drsquoexploitations agricoles Autrement dit il nrsquoest plus possible de restituerlrsquoeacutevolution de lrsquooccupation drsquoun terroir en srsquointeacuteressant aux seules villaelig Lrsquoanalyse doiteacutegalement consideacuterer les exploitations familiales et les autres formes drsquooccupation du sol

Chapitre IV Pour une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine 248

comme lrsquohabitat groupeacute Ce qui importe maintenant crsquoest de restituer dans des cadresgeacuteographiques approprieacutes le continuum formeacute par tous ces eacutetablissements de la petite fermejusqursquoagrave la grande villa du petit village de paysans agrave la grande agglomeacuteration de comprendreleurs speacutecificiteacutes eacuteconomiques par lrsquoeacutetude attentive de leurs structures drsquohabitat et deproduction et de restituer les eacutevolutions de ce systegraveme En mecircme temps il convient de sedemander si la villa est la seule forme drsquoentreprise agricole dans les campagnes gallo-romaineset comment sont exploiteacutes les terroirs qui nrsquoen possegravedent pas

CONCLUSION

ES ESQUISSES historiographiques proposeacutees dans ce meacutemoire la critique de travauxreacutecents et les plaidoyers en faveur de publications exemplaires ont fait apparaicirctre les

forces et les faiblesses de lrsquoarcheacuteologie rurale gallo-romaine et les eacutechappeacutees prometteuses derecherches en cours ou agrave venir Neacuteanmoins plus de dix ans apregraves le laquo manifeste de 1991 raquo 1 laconstitution drsquoun corpus drsquoeacutetablissements agricoles fouilleacutes et publieacutes dans les meilleuresconditions demeure une prioriteacute absolue Certes la derniegravere peacuteriode a eacuteteacute riche drsquoentreprisesnovatrices notamment dans le domaine de lrsquoarcheacuteologie de lrsquoespace mais ce meacutemoire a faitapparaicirctre les limites actuelles des approches fondeacutees principalement sur la collecte des indicesde surface et a montreacute la neacutecessiteacute impeacuterieuse de les deacutepasser en srsquoinvestissant davantage danslrsquoeacutetude des eacutetablissements agricoles de leurs bacirctiments de leurs annexes et de leursproductions Cet engagement devra toujours surtout en France porter sur les villaelig mais aussisur toutes les autres composantes de lrsquoeacuteconomie agraire

L

Un des reacutesultats de ce meacutemoire est peut-ecirctre drsquoavoir mis en eacutevidence lrsquointeacuterecirct exclusif etinjustifieacute dont beacuteneacuteficient les exploitations agricoles les plus importantes ou les plusrepreacutesentatives de la romaniteacute Cette polarisation excessive a pour conseacutequence de maintenirdans lrsquoombre les autres eacutetablissements ruraux en les deacutenuant de toute influence Afin dedissiper les eacuteventuelles eacutequivoques que pourrait susciter cette critique il convient de rediredans cette conclusion que cette analyse ne srsquoinscrit pas laquo dans un processus classiquedrsquoinversion conduisant agrave une deacutenonciation du scheacutema colonial romain et agrave la valorisation descivilisations indigegravenes et des socieacuteteacutes paysannes raquo 2 Les fonctions eacuteconomiques sociales etculturelles essentielles de la villa consideacutereacutee ici comme une forme particuliegravere drsquoentrepriseagricole nrsquoont jamais eacuteteacute mises en doute Il est simplement apparu neacutecessaire drsquoappreacutehender lavilla non pas de faccedilon autonome mais dans ses relations avec toutes les autres eacuteleacutements quiparticipent agrave la mise en valeur du sol

En essayant drsquoanalyser de faccedilon tregraves concregravete le fonctionnement eacuteconomique de diversesexploitations agricoles lrsquoobjectif de ce travail eacutetait de mettre agrave la fois en eacutevidence leurneacutecessaire compleacutementariteacute et lrsquoimbrication de leurs eacuteconomies et de promouvoir uneapproche systeacutemique soucieuse drsquoappreacutehender la totaliteacute du continuum constitueacute par tous ceseacutetablissements En restituant agrave la petite exploitation agricole lrsquoautonomie eacuteconomique qui luiest souvent refuseacutee et en rappelant la deacutependance relative de la villa vis-agrave-vis de sonenvironnement social lrsquoambition eacutetait aussi de contribuer agrave la reacutefutation drsquoune vision dualistede lrsquoeacuteconomie agraire Ce mode de penseacutee envisage lrsquoespace rural comme srsquoil eacutetait composeacutedrsquoisolats eacuteconomiques plus ou moins antagonistes Lointains heacuteritiers des conceptionsphysiocratiques les travaux repreacutesentatifs de ce courant de penseacutee opposent les grandesexploitations seules productrices de richesses aux petits eacutetablissements symboles drsquoun mondedans lequel lrsquohistoire se refroidit et srsquoeacuteteint 31 Cf supra chapitre III p 1632 Leveau Gros Treacutement 1999 p 2943 Schiavone 2003 p 81

Conclusion 250

Les quelques exemples analyseacutes dans le dernier chapitre ont reacuteveacuteleacute qursquoil eacutetait possible defavoriser une approche plus dynamique de lrsquoeacuteconomie agraire Tout en deacuteterminantpreacuteciseacutement lrsquoimportance le statut et lrsquoinfluence eacuteconomique de chaque eacutetablissement agricolecette deacutemarche impose de mieux reconnaicirctre leurs relations Ce meacutemoire srsquoest principalementattacheacute agrave tenter de comprendre lrsquointerdeacutependance entre les exploitations par le biais drsquounereacuteflexion sur leurs besoins en main-drsquoœuvre et les capaciteacutes de travail de la famille paysanne Ilest bien sucircr indispensable drsquoeacutelargir cette recherche agrave drsquoautres types de relations et surtout auxautres composantes de lrsquoespace rural Le rocircle de premier plan joueacute par les agglomeacuterations dansce systegraveme a eacuteteacute eacutevoqueacute agrave plusieurs reprises Il est certain qursquoelles abritent aussi des populationsqui mettent en valeur directement la terre ou qui participent agrave cette exploitation en apportantleurs bras aux autres producteurs agricoles Dans cette conclusion il est difficile drsquoaller plusloin que cette peacutetition de principe mais il est certain que cette question meacuteriterait drsquoecirctresoigneusement eacutetudieacutee tant il est vrai que lrsquoarcheacuteologie gallo-romaine a jusqursquoagrave preacutesent precircteacutetrop peu drsquoattention agrave la fonction agraire des agglomeacuterations

Il ne fait pas de doute non plus que dans lrsquoabsolu la compreacutehension entiegravere de lrsquoeacuteconomierurale exige de srsquointeacuteresser aux institutions juridiques et fonciegraveres et de faccedilon encore plusgeacuteneacuterale aux conditions historiques de son eacutelaboration 4 Lrsquoexercice de quantification a parexemple mis en lumiegravere la nature discriminante de la proprieacuteteacute fonciegravere Malheureusementsur ce plan on ne disposera jamais pour les Gaules drsquoune documentation aussi preacutecise etsuggestive que celle qui concerne lrsquoItalie ou lrsquoEacutegypte Neacuteanmoins plusieurs passages de cemeacutemoire ont reacuteveacuteleacute que les sources eacutecrites pouvaient encore livrer sur lrsquoeacuteconomie agraire gallo-romaine des informations insuffisamment exploiteacutees Dans ce domaine comme dans drsquoautresil faut donc srsquoemployer agrave confronter les sources et les perspectives drsquoanalyse

Cette rencontre doit se reacutealiser dans le respect de la coheacuterence eacutepisteacutemologique des modesde constitution et drsquointerpreacutetation des sources utiliseacutees Autrement dit lrsquoarcheacuteologie renonce agraveexploiter toutes les potentialiteacutes et la richesse de la documentation qursquoelle produit si elle sedonne pour seul objectif drsquoillustrer un discours historique eacutelaboreacute en dehors de son instancePour ecirctre profitable lrsquoeacutechange neacutecessaire entre les champs disciplinaires doit se reacutealiser agravelrsquoeacutechelon de la synthegravese crsquoest-agrave-dire une fois accompli lrsquoindispensable travail scientifique derecueillement et drsquointerpreacutetation des informations eacuteleacutementaires Agrave cette fin il convient desusciter de nouvelles meacutethodes drsquoinitier des cadres de reacuteflexion novateurs et de forger desoutils drsquoanalyse plus efficaces Crsquoest agrave cette condition que pourront pleinement se deacutevelopperune histoire et une archeacuteologie de lrsquoeacuteconomie antique

4 Andreau Maucourant 1999 p 63

  • Couverture
  • Introduction
  • Chapitre I
    • I Les Physiocrates et le primat de lagriculture
    • II Les eacuteconomistes classiques et lAntiquiteacute
    • III Le deacutesenchantement de lAntiquiteacute
    • IV Reacuteforme agraire et agronomie antique
    • V Lœuvre dA Dureau de La Malle
      • Chapitre II
        • I La critique de Sismondi
        • II Leacutecole deacuteconomie historique allemande et la nation
        • III La Gaule les Germains et la fin de lEmpire
        • IV La controverse Buumlcher Meyer
        • V La place de leacuteconomie agraire dans les travaux des historiens allemands
          • Chapitre III
            • I Fr Guizot et A de Caumont
            • II Fustel de Coulanges et le primat du domaine
            • III Les avatars de lheacuteritage fusteacutelien
            • IV Leacuteconomie rurale gallo-romaine dans lœuvre de Jullian et Grenier
            • V Romanisation colonisation et villa gallo-romaine
            • VI Misegravere et reacuteveil de larcheacuteologie rurale gallo-romaine franccedilaise au XXe s
              • 1 Montmaurin
              • 2 R Agache
                  • Chapitre IV
                    • I Leacuteconomie de lexploitation familiale
                      • 1 La ration alimentaire dune famille type
                      • 2 Deacutetermination et valeur des rendements
                        • La masse volumique des grains
                        • Les semences et le semis
                        • Les rendements
                        • Les amendements
                        • La succession des cultures
                          • 3 La proprieacuteteacute et le reacutegime de lexploitation
                            • Les pauperculi de Salvien
                            • Lagriculture de tenure
                                • II Histoire et archeacuteologie de lexploitation familiale
                                  • 1 Annexes agraires et habitats deacutependants
                                  • 2 Quelques exemples archeacuteologiques dexploitations familiales
                                    • Bohain
                                    • Les petites exploitations dOnnaing
                                    • La confluence de la Seine et de lYonne
                                      • 3 Les limites du modegravele
                                        • III Lentreprise agricole et la gestion de la main-dœuvre
                                          • 1 Les esclaves dans les campagnes gallo-romaines
                                            • Leacutepigraphie de lesclavage
                                            • Actores et uilici
                                            • La reacutepartition des entraves
                                            • Cultor agri nec superest nec abest
                                            • Les operarii de Geneviegraveve et de Greacutegoire
                                              • 2 Entreprise agricole et exploitation familiale une neacutecessaire compleacutementariteacute
                                                  • Conclusion
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