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La terre mondialisée ? Le landgrabbing : une « contre-réforme » agraire ? Pablo F. LUNA Alors que le terme « réforme agraire » désigne la volonté de parvenir à une distribution plus équitable de la terre et des fruits de sa mise en exploitation, c’est bien le processus inverse qui semble se dessiner sous nos yeux : une « réforme agraire à rebours ». En effet, depuis quelques années, et surtout depuis la crise des prix alimentaires de 2007-2008, se déploie un phénomène que certains n’ont pas hésité à quali er de « contre-réforme agraire », au sens d’une reconcentration de la terre et des ressources naturelles entre les mains d’un petit nombre de possédants. On la quali e aussi de « globale », tant elle est à la fois mondiale et liée à d’autres processus en cours. En sus des informations dispersées dans les médias, cette « réforme agraire à l’envers » 1 a suscité un grand nombre d’analyses et d’interprétations chez les spécialistes en sciences sociales 2 . Si dans cet article nous présentons le landgrabbing – la forme toute contemporaine de reconcentration de terres –, nous voudrions aussi relativiser l’idée de « contre-réforme agraire ». L’un des premiers signaux d’alarme sur l’accaparement des terres – d’abord en Afrique, puis sur d’autres continents – a été tiré dès 2008 par les organisa- tions non gouvernementales (ONG) et parmi elles tout particulièrement par Grain 3 qui dénonçait plus de 100 cas d’accaparement foncier. Le processus a été alors imputé à la synergie entre la crise alimentaire et la crise nancière, selon un double mécanisme : d’une part, l’intervention des États an de s’assu- rer un approvisionnement alimentaire, par le biais de l’acquisition des terres cultivables, en dehors de leur espace de souveraineté ; d’autre part, l’action des sociétés agroalimentaires et des investisseurs privés, trouvant dans la terre et dans les aliments une nouvelle source de spéculation et de prots. Comme c’est souvent le cas, le vocabulaire et les termes utilisés pour parler d’un phénomène traduisent des attitudes et des choix à son égard, montrent des 1. Ben WHITE et alii, « The new enclosures : Critical perspectives on corporate land deals », Journal of Peasant Studies, 39-3/4, 2012, p. 619-647, p. 621. 2. Beaucoup moins chez les historiens. Voir infra. 3. Grain, Main basse sur les terres agricoles, en pleine crise alimentaire et nancière, Barcelone, Grain, 2008. REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE 63-4/4 bis, octobre-décembre 2016

Le landgrabbing : une « contre-réforme » agraire

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La terre mondialisée ?

Le landgrabbing : une « contre-réforme » agraire ?

Pablo F. LUNA

Alors que le terme « réforme agraire » désigne la volonté de parvenir à une distribution plus équitable de la terre et des fruits de sa mise en exploitation, c’est bien le processus inverse qui semble se dessiner sous nos yeux : une « réforme agraire à rebours ». En effet, depuis quelques années, et surtout depuis la crise des prix alimentaires de 2007-2008, se déploie un phénomène que certains n’ont pas hésité à qualifier de « contre-réforme agraire », au sens d’une reconcentration de la terre et des ressources naturelles entre les mains d’un petit nombre de possédants. On la qualifie aussi de « globale », tant elle est à la fois mondiale et liée à d’autres processus en cours. En sus des informations dispersées dans les médias, cette « réforme agraire à l’envers »1 a suscité un grand nombre d’analyses et d’interprétations chez les spécialistes en sciences sociales2. Si dans cet article nous présentons le landgrabbing – la forme toute contemporaine de reconcentration de terres –, nous voudrions aussi relativiser l’idée de « contre-réforme agraire ».

L’un des premiers signaux d’alarme sur l’accaparement des terres – d’abord en Afrique, puis sur d’autres continents – a été tiré dès 2008 par les organisa-tions non gouvernementales (ONG) et parmi elles tout particulièrement par Grain3 qui dénonçait plus de 100 cas d’accaparement foncier. Le processus a été alors imputé à la synergie entre la crise alimentaire et la crise financière, selon un double mécanisme : d’une part, l’intervention des États afin de s’assu-rer un approvisionnement alimentaire, par le biais de l’acquisition des terres cultivables, en dehors de leur espace de souveraineté ; d’autre part, l’action des sociétés agroalimentaires et des investisseurs privés, trouvant dans la terre et dans les aliments une nouvelle source de spéculation et de profits.

Comme c’est souvent le cas, le vocabulaire et les termes utilisés pour parler d’un phénomène traduisent des attitudes et des choix à son égard, montrent des

1. Ben WHITE et alii, « The new enclosures : Critical perspectives on corporate land deals », Journal of Peasant Studies, 39-3/4, 2012, p. 619-647, p. 621.

2. Beaucoup moins chez les historiens. Voir infra.3. Grain, Main basse sur les terres agricoles, en pleine crise alimentaire et financière, Barcelone, Grain,

2008.

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facteurs et des agents qui y participent, présentent les enjeux qui s’y cristallisent4. Ainsi, les organismes financiers internationaux, dont la Banque mondiale, ont choisi la notion d’« acquisition massive des terres » avec une attitude plutôt bien-veillante – même si partiellement critique – à l’égard du processus. Certaines ONG, opposées au mouvement, ont préféré mettre l’accent sur la tension et la contrainte exercées, y compris envers des populations et des institutions locales ; elles ont opté pour l’expression « pressions commerciales sur la terre ». Puis le mot anglais landgrabbing est venu s’imposer – ainsi que sa traduction par « accaparement des terres », même si celui-ci peut avoir en français d’autres connotations et résonances – ou encore la notion d’« appropriation et concen-tration des terres à grande échelle ». L’avantage de ces trois dernières formules est qu’elles font ouvertement référence au changement dans la possession des terres, de même qu’à leur contrôle effectif – deux éléments-clés du phéno-mène – en les associant aux évolutions de la production agricole industrielle et de l’investissement5. Et c’est cela qu’il faut nécessairement dépasser, même si ces dénominations semblent se restreindre à l’aspect foncier des opérations.

En effet, les enjeux alimentaires du processus – en tenant compte de sa nature massive et rapide – sont considérables, bien qu’ils ne soient pas les seuls. Ils ont naturellement attiré l’attention des spécialistes et suscité inquiétudes et questions. Pour faire face aux besoins mondiaux en nourriture, au cours des prochaines décennies, faut-il chercher à encourager l’actuel accaparement de terres – afin d’augmenter la production d’aliments – ou au contraire, faut-il tenter de le canaliser, le « discipliner », le régler, voire de l’empêcher ? Est-on en mesure d’agir sur lui ? La concentration des terres, la grande exploitation, ne sont-elles pas un gage d’augmentation de la productivité et de la production ? Pourtant, des données récentes provenant de la Food and agriculture organi-zation of the United Nations (FAO) semblent montrer que les petits paysans et les petites exploitations sont toujours les producteurs de biens alimentaires les plus importants de la planète. Traditionnellement plus productives que les grandes exploitations – selon ce que l’on appelle le « paradoxe de la producti-vité » pointant l’efficacité plus grande des unités productives de taille restreinte pour certaines cultures, en particulier destinées à l’alimentation – ces petites et moyennes agricultures, bien que ne contrôlant désormais qu’un quart de la terre agricole mondiale, continuent d’être les principaux fournisseurs de la demande alimentaire dans le monde6. Dans ces conditions, et contrairement

4. Agter, Les appropriations des terres à grande échelle, analyse du phénomène et propositions d’orien-tation, Paris, Agter, 2010.

5. Saturnino BORRAS Jr. et alii, El acaparamiento de tierras en América Latina y El Caribe, visto desde una perspectiva internacional más amplia, Rome, FAO, 2011 [texte provisoire]. Ce travail a le mérite de délimiter le sens récent du terme « accaparement des terres », du point de vue du commerce, de la qualité et de la nature des ressources concernées – pas seulement les terres –, des objectifs et des modalités de la prise de contrôle, ainsi que des protagonistes.

6. Cirad, Les agricultures familiales du monde. Définitions, contributions et politiques publiques, Paris, Cirad, 2014, p. 38-39 ; voir aussi Grain, Hambrientos de tierra, Barcelone, Grain, 2014.

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à ce que préconisent les organismes financiers internationaux (qui voient dans le landgrabbing une réponse à l’accroissement démographique), l’accapare-ment des terres n’irait-il pas à contresens d’une amélioration de l’alimentation et d’une réduction de la pauvreté dans les mondes ruraux ? La question est effectivement posée.

Dans cet article nous allons nous servir de la bibliographie existante et des statistiques disponibles. D’abord, nous examinerons les faits : l’accaparement des terres et la dépossession accélérée des ressources naturelles. Ensuite, nous parlerons des facteurs et des protagonistes d’une telle évolution. Enfin, nous réviserons les interprétations avancées, avant de présenter les avantages que la compréhension historienne pourrait faire valoir, tout en évoquant d’une façon critique les efforts déjà accomplis.

UN LANDGRABBING MASSIF ET MULTIFORME

C’est bien l’ancien « tiers-monde » qui constitue le principal théâtre du land-grabbing ; le Sud global et non pas le Nord, si nous utilisons la terminologie récente7. Il s’agit principalement des territoires anciennement colonisés puis décolonisés, où d’autres usurpations et expropriations de terres ont déjà eu lieu par le passé, selon les différentes vagues du fait colonial moderne et contem-porain entre le XVIe et le XXe siècle. Mais il faut également ajouter certains territoires de l’ancienne Union soviétique, qui se sont progressivement détachés des structures collectivistes de possession et d’exploitation des terres8.

Un accaparement mondial des terres et des ressources naturelles

La dénonciation des cent cas d’accaparements de terre de 2008, sans précision des superficies concernées, visait principalement comme principaux accapa-reurs les pays du golfe Persique, la Chine, l’Inde, la Corée du Sud et le Japon – même si des investisseurs européens figuraient également dans la liste9. Les terres ciblées par les opérations se situaient pour l’essentiel en Afrique, en Asie et en Europe postsoviétique. Quatre ans plus tard, le nombre d’accaparements était évalué à plus de quatre cents cas, sur une superficie de près de 35 millions

7. Avec un profilage du processus qui est semblable à celui que nous esquissons dans ce travail – s’agissant des modalités, des protagonistes et des rythmes – certains rapports officiels du Parlement européen évoquent une forme de landgrabbing au sein de l’Union européenne. Il se serait pour l’heure restreint à l’Europe de l’Est (Roumanie, Hongrie, Bulgarie), et à certains pays baltes : Parlement euro-péen, Extent of Farmland Grabbing in the EU, Bruxelles, Union européenne, 2015. Par ailleurs, on a tenté d’élargir l’emploi du terme landgrabbing aux processus de concentration de terres qui se sont produits en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : Via CAMPESINA, Land Concentration, Land Grabbing and People’s Struggles in Europe, Amsterdam, Transnational institute, 2013. Il est pourtant évident que nous sommes devant des phénomènes de nature différente.

8. Michel MERLET, Accaparement foncier à l’échelle mondiale et devenir de la petite paysannerie, Paris, Agter, 2012 (www.agter.org).

9. Grain, Main basse…, op. cit.

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d’ha, couvrant l’ensemble de la planète (y compris les États-Unis)10. L’étude confirmait que c’étaient bien les terres agricoles de l’ensemble de l’ex tiers-monde et de l’Europe orientale qui étaient principalement visées.

Mais ces dernières données élargissaient sensiblement le profil des accapa-reurs répertoriés, tout en mettant en relief l’imbrication entre les investisseurs privés et les États. Il s’agissait toutefois, il convient de le rappeler, de données incomplètes (dans un contexte où l’opacité des contrats et le secret sont la règle) recueillies par une organisation non gouvernementale face au vide statistique laissé par les organismes internationaux. D’autres organisations, gouverne-mentales ou non, ont avancé des chiffres différents, parfois plus élevés, qui tendent à confirmer l’ampleur du processus. Pour le ministère français de l’Agriculture et de la Pêche, le mouvement a pu atteindre entre 15 et 20 millions d’hectares, principalement en Afrique11. Mais selon l’Oxford Committee for Famine Relief (Oxfam), et pour 2012, il est possible de parler de 67 millions d’hectares accaparés, et d’environ 230 millions si l’on date le processus du début des années 200012. De son côté, l’International Land Coalition évoque plus de 2 000 contrats, en 2012, et plus de 200 millions d’hectares en voie d’accaparement13. Les études locales de Grain et ses estimations font état, à chaque fois, de plusieurs dizaines de millions d’hectares de la petite et de la moyenne agriculture qui sont rapidement passés sous le contrôle d’accapareurs de diverse nature14 (voir document 1).

De ce point de vue, le rapport si attendu de la Banque mondiale sur les acquisitions massives de terres – annoncé depuis plusieurs années par ses fonc-tionnaires et spécialistes et qui devait faire un bilan, notamment quantitatif, du processus – s’est révélé assez décevant15. En effet, il est impossible de se faire une idée de l’ampleur du phénomène à partir d’un rapport qui ne produit pas de données nouvelles sur les contrats, les investisseurs, les objectifs du processus, et

10. EID., 400 cas d’accaparements de terre, Barcelone, Grain, 2012.11. Perrine BURNOD et alii, « Appropriations foncières dans les pays du Sud : bilan et perspectives »,

Analyse, 16, 2010, p. 1-4.12. Oxfam, Tierra y poder. El creciente escándalo en torno a una nueva oleada de inversiones en tierras,

Londres, Oxfam, 2011 ; Lorenzo COTULA, « The international political economy of the global land rush : A critical appraisal of trends, scale, geography and drivers », Journal of Peasant Studies, 39-3/4, 2012, p. 649-680 ; S. BORRAS Jr. et alii, El acaparamiento global de tierras, Madrid, Fuhem-TNI, 2013.

13. A. Haroon AKRAM-LODHI, « Contextualising land grabbing : contemporary land deals, the global subsistence crisis and the world food system », Canadian Journal of Development Studies. [Revue canadienne d’études du développement], 33-2, 2012, p. 119-142. Il est certain toutefois que le déficit statistique et la méthodologie posent toujours problème ; sur ces questions : Marc EDELMAN, « Messy hectares : Questions about the epistemology of land grabbing data », Journal of Peasant Studies, 40-3, 2013, p. 485-501 ; Ian SCOONES et alii, « The politics of evidence : Methodologies for understanding the global land rush », Journal of Peasant Studies, 40-3, 2013, p. 469-483.

14. Parmi ses analyses les plus récentes : Grain, Quand les lois privent les paysans de leurs terres : La réforme agraire à rebours de l’Asie, Barcelone, Grain, 2015 ; EID., Les accapareurs de terres du couloir de Nacala. Une nouvelle ère de luttes contre les plantations coloniales du nord du Mozambique, Barcelone, Grain, 2015.

15. Klaus DEININGER et alii, Rising Global Interest in Farmland. Can it Yield Sustainable and Equi-table Benefits?, Washington, The World Bank, 2011.

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DOCUMENT 1

Les données publiées sur l’accaparement des terres cachent l’ampleur du phénomène et sous-estiment les transformations des structures agraires dans le monde

La Land Matrix (LM), une base de données élaborée par l’International Land Coalition en partenariat avec le CIRAD (France), le CDE (Suisse), le GIGA et la GIZ (Allemagne), est utilisée par de nombreux médias comme la référence la plus fi able pour évaluer l’ampleur des accaparements de terres. En juin 2012, ses tableaux refl étant les opérations d’achat, de location ou les concessions signalées depuis 2000 sur des superfi cies de 200 ha ou plus – et impliquant la conversion de terres utilisées par des communautés locales ou des écosystèmes naturels vers la production commerciale agricole, minière ou autre —, indiquaient que sur 203 millions ha projetés, 71 millions ha avaient été confi rmés (voir carte ci-dessous).

Les chiffres publiés par LM évoluent constamment du fait des nouvelles informa-tions et des vérifi cations. L’affi chage des données aussi : en janvier 2015, seuls les contrats internationaux sont mis en avant. Les chiffres publiés ont ainsi été fortement baissés : 54 millions ha annoncés et 38 millions ha conclus.

Ces données et cette tendance sont en contradiction avec de nombreuses observa-tions de terrain, qui montrent partout des phénomènes de concentration du foncier de plus en plus rapides ! Déjà la carte élaborée montrait une sous-estimation fl agrante des phénomènes, en particulier en Amérique latine et en Europe de l’Est. Les accaparements impliquant des acteurs d’un même pays, souvent considérables, sont sous-informés, voire quasi absents dans la base de la LM. Ses auteurs en avertissent l’utilisateur, de même qu’ils précisent dans la notice du site que « les données ne doivent pas être considérées comme une représentation fi able de la réalité ». Reprises et interprétées de façon erronée par de nombreux journalistes, les informations de la LM peuvent avoir l’effet inverse : minimiser l’importance d’un phénomène d’appropriation privative et de concentration foncière inédit à l’échelle planétaire qui constitue une menace globale pour l’humanité, au niveau de l’alimentation, des écosystèmes, et du maintien de la paix.

Source : Intervention de Michel MERLET (AGTER) à l’EHESS, le 16 janvier 2015, au séminaire Histoire écono-mique et sociale des campagnes (voir aussi www.agter.org).

carte à venir

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qui s’appuie essentiellement sur les chiffres avancés par les ONG. Une telle discré-tion peut vraisemblablement se comprendre si l’on observe le rôle que la Banque mondiale joue pour faciliter, voire encourager les opérations du landgrabbing.

Au-delà de l’évaluation des superficies, on peut mieux mesurer l’ampleur du landgrabbing en le mettant en rapport avec d’autres données agricoles. Selon la FAO, il existe environ trois milliards d’hectares cultivables sur la planète (soit trente millions de km2, 23 % de la superficie émergée totale). La moitié de ces terres est désormais cultivée et le reste est couvert de forêts ou de prairies. Entre 1990 et 2007, la progression des terres cultivées a connu un rythme annuel moyen mondial de 1,8 million ha, au sein d’un mouvement qui a vu la diminution des terres cultivées dans les pays développés et son augmentation dans les pays en développement – 5 millions ha par an pour ces derniers16.

Les territoires d’expansion des terres cultivées ont été l’Afrique subsaha-rienne, l’Asie orientale et sud-orientale, et l’Amérique latine. Cette évolution est appelée à se poursuivre : les estimations indiquent que jusqu’en 2030 le rythme annuel de croissance des superficies cultivées atteindra 2 millions ha – 6 millions pour les pays en développement, et une décroissance de 4 millions dans les pays développés. Les produits cultivés sur ces terres sont bien connus : le soja, le colza, le tournesol, le maïs, la palme à huile, le sucre et d’autres – avec parfois un chan-gement dans l’utilisation des terres – destinés prioritairement à la production de biocombustibles17. Si le soja a inondé les agricultures argentine et brésilienne, entre autres, la palme à huile s’est amplement répandue en Asie sud-orientale.

À partir d’un tel constat, et tout en prônant l’amélioration de l’alimentation de la planète et la réduction de la pauvreté dans les campagnes, la Banque mon-diale a expliqué que le potentiel des terres agricoles se trouve bien en Afrique subsaharienne, en Amérique latine, en Europe orientale et en Asie – soit, jus-tement, les territoires prioritaires du landgrabbing. Selon ses estimations – et à la faveur d’une vision « aérienne » des terres agricoles mondiales, en oubliant les différences et les nuances entre les territoires et les peuples – il y aurait 446 mil-lions d’hectares potentiellement cultivables dans le monde : 45 % en Afrique subsaharienne, 27 % en Amérique latine, 11 % en Europe orientale et 3 % en Asie18. Mais ce sont des terres, explique la Banque, où il y aurait, par rapport aux moyennes mondiales, un écart de compétitivité ou un déphasage productif (yield gap) qu’il faudrait combler grâce à l’investissement, nécessairement étranger et/ou privé. Ce qui conduit cette institution à prendre le landgrabbing comme un mouvement coïncidant avec les besoins de ses prévisions et allant dans le même sens que ses propositions.

Il convient toutefois d’ajouter que le problème ne se pose pas seulement sur les plans strictement foncier et alimentaire. Derrière l’appropriation des

16. K. DEININGER, « Challenges posed by the new wave of farmland investment », Journal of Peasant Studies, 38-2, 2011, p. 217-247, p. 219-221.

17. K. DEININGER et alii, Rising Global…, op. cit., p. 75-94.18. Ibidem, p. 79.

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terres se joue très souvent, et parfois en premier lieu, le contrôle des ressources hydriques, que ce soit pour la production ou pour la vente, l’eau étant égale-ment devenue un produit commercial. C’est le cas notamment en Afrique19, où l’arrivée des investissements fonciers se fait aussi avec cet objectif et se traduit généralement par la mise à mal des systèmes indigènes d’utilisation et de distribution de l’eau20. Pour certaines compagnies multinationales, parmi les plus actives et les plus connues notamment dans le secteur agroalimentaire, le facteur le plus important pour l’acquisition des terres est l’eau des fleuves. Le continent africain forme l’une de leurs cibles principales, et l’offensive s’y fait en invoquant une prétendue sous-utilisation de l’eau – alors qu’un tiers des Africains vivent dans des contextes locaux de rareté de l’élément liquide.

Deux fleuves africains paraissent particulièrement visés par ces opérations : le Nil et le Niger. Pour le premier, les acquisitions de terres (plusieurs millions d’hectares, très souvent avec la coopération des États que le fleuve traverse) de même que la nature des cultures envisagées par les acquéreurs (très deman-deuses d’eau durant toute l’année, comme la canne à sucre ou le riz) dépassent largement les capacités d’irrigation du fleuve21. Une telle situation entraînera l’épuisement des nappes phréatiques. Ce n’est pas sans poser problème pour la stabilité de résidence des populations, sur des territoires déjà malmenés par les crises alimentaires et les conflits militaires. Ceci est particulièrement visible pour l’Éthiopie qui fournit dans ses hautes terres près de 80 % des eaux du Nil, et où prévalent pour l’utilisation des eaux des règles communales élaborées et anciennes que les besoins des investisseurs viendront nécessairement altérer22. Les eaux du Niger, le troisième grand fleuve africain (après le Nil et le Congo) traversant et irriguant plusieurs États de l’Afrique occidentale, sont également visées par les accapareurs de terres. Une dizaine de pays sont concernés, dont les trois plus importants sont le Mali, le Niger et le Nigeria. On relève la même contradiction entre, d’une part, les capacités d’irrigation du fleuve – ainsi que les besoins des populations – et, d’autre part, les exigences des cultures envi-sagées par les sociétés multinationales récemment arrivées. Pour ne citer qu’un exemple : l’État malien a déjà cédé près de 500 000 ha situés dans le delta inté-rieur du Niger à des sociétés agricoles saoudiennes, britanniques et chinoises,

19. C’est aussi le cas en Amérique latine et au Pérou où, par exemple, le projet minier Conga, qui vise également l’accaparement des terres et qui est devenu un symbole de la lutte entre l’or et l’eau, met en danger l’agriculture et la vie des paysans de toute la région nord-péruvienne de Cajamarca : Raquel NEYRA, « L’accaparement des terres au Pérou. Les cas d’Olmos, de san Martín (Shawi) et de Conga », Histoire(s) de l’Amérique latine, 8, 2013 (www.hisal.org). Bien entendu, ce n’est pas le seul cas (ni au Pérou ni sur le reste de la planète), loin de là.

20. Transnational Institute, The Global Water Grab, Amsterdam, TNI, 2012. Voir aussi S. BORRAS Jr et alii, El acaparamiento global…, op. cit., p. 12-14.

21. Ceprid Estudios, Exprimir Africa hasta la última gota : Detrás de cada acaparamiento de tierra hay un acaparamiento de agua, Barcelone, Grain, 2012, p. 8.

22. Sur le cas éthiopien et sur la résistance opposée par les villageois (qu’elle soit ouverte ou souter-raine) : Tsegaye MOREDA, « Listening to their silence ? The political reaction of affected communities to large-scale land acquisitions : Insights from Ethiopia », Journal of Peasant Studies, 42-3/4, 2015, p. 517-539.

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et a annoncé que le processus devrait se poursuivre jusqu’à atteindre deux ou trois millions ha. Pourtant, les études de la FAO soulignent que la capacité d’irrigation du fleuve – qui est en diminution – est de seulement 250 000 ha23.

Outre les eaux des fleuves, d’autres ressources naturelles, minières, pétrolières, gazières, forestières, etc., sont convoitées par les investisseurs. Dans les faits, la possession des terres entraîne en même temps le contrôle de ces richesses. Si la pro-cédure et l’ambition ne sont pas nouvelles, c’est leur nature globale et leur rapidité qui frappent, car elles transforment chaque élément de la nature en source ou en réserve potentielle de rentabilité (voir infra). Sur son passage, la nouvelle logique déborde et anéantit les bornes de protection et de préservation des milieux naturels et des ressources jadis érigées par la volonté de l’État ou des institutions locales. Il n’y a plus de domaines préservés ou de terrains stratégiques réservés par les États au profit des générations futures, tandis que la conservation et la « réparation » de la nature deviennent également des objets marchands – le processus est en cours. La green economy fleurit à l’ombre du landgrabbing ; certains n’hésitent pas à évoquer le mot greengrabbing24 pour dessiner les contours d’une telle évolution.

Il convient de préciser que, contrairement à certaines idées sur la question, les terres acquises et accaparées (et l’espace naturel sous contrôle qui les accompagne) sont loin d’être situées sur des zones marginales ou « paresseuses », ou abandonnées, ou « dégradées », même si elles peuvent appartenir à des territoires dits de frontière. Ce ne sont pas non plus des espaces vides d’habitants ou de concentration humaine. Ce ne sont pas des lieux exempts de règles ou de statuts d’usage traditionnel condi-tionnant l’accès aux ressources naturelles. Il s’agit bien de terres fertiles (souvent les plus fertiles), peuplées d’hommes et de femmes qui ne rêvent assurément pas de devenir une main-d’œuvre prolétarisée. Ce sont des terres avec de l’eau, avec des systèmes d’irrigation et des ressources naturelles variées. À l’encontre des idées sur les « investissements responsables » – de plus en plus invoquées – il semble bien que les capitaux étrangers n’y arrivent pas avec une politique autorégulatrice ou avec des buts philanthropiques – ou afin de nourrir la planète.

Un tableau des modalités régionales

Les modalités de l’acquisition massive de terres s’avèrent très variées, avec peu d’achats réels – ceux qui comportent un changement effectif de proprié-taire. La concession ou la location constituent les deux formes privilégiées de contrat (lorsque celui-ci est public ou connu, ou qu’il existe). L’emphytéose (généralement pour 99 ans, ou moins) est réapparue comme forme de cession,

23. Ceprid Estudios, Exprimir Africa…, op. cit., p. 17.24. J. FAIRHEAD, M. LEACH, I. SCOONES, « Green grabbing : A new appropriation of nature ? »,

Journal of Peasant Studies, 39-2, 2012, p. 237-261, p. 238. Voir l’analyse de la « conservation » des res-sources naturelles et de la terre dans le Chili méridional comme un instrument pour assujettir à l’État des espaces et des territoires longtemps contestés par la possession ancestrale des indigènes mapuches : George HOLMES, « What is a land grab ? Exploring green grabs, conservation, and private protected areas in southern Chile », Journal of Peasant Studies, 41-4, 2014, p. 547-567, p. 553 sq.

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empruntée aux pratiques coloniales par certains États africains au profit des investisseurs. Sauf exception, les contreparties financières aux contrats sont faibles, dérisoires ou nulles25. Quand un prix à l’hectare est fixé, il est établi à un niveau très bas ; on relève des cas de concessions de terre sans prix fixé ou à prix zéro. La participation des acteurs locaux dans les négociations est pratiquement inexistante.

Les motifs avancés pour la prise de contrôle de terres sont complexes et pas toujours explicites. Il s’agit parfois de constituer des réserves foncières en vue de projets miniers ou forestiers ultérieurs. De la même manière, la spéculation sur les terres – surfaces et prix – fait bien partie de la logique des opérations. Certains investissements peuvent n’être que des promesses qui tardent à se concrétiser, mais qui donnent un droit, presque de préemption (et susceptible d’être négocié), sur les superficies concernées. D’autres projets d’investissement sont franchement hasardeux et aléatoires et ne seront jamais mis en exécution – ils peuvent pourtant servir dans les négociations. On citera les 400 000 ha du projet chinois Portafolio, dans la région de l’Orénoque colombien, sur des terres non identifiées. Autre exemple : les 16 000 ha du projet saoudien du groupe Bin Taleb (et deux associés) au Niger portent sur des terres non autorisées ni ouvertes à l’investissement par le code rural du pays. Il en va de même des 20 000 ha du projet italien du groupe Tampieri, au Sénégal, avec un investis-sement prévu de 100 000,00 dollars annuels, pour faire du biocombustible à partir du tournesol et des patates douces : un projet que le président Wade a décidé d’arrêter, face au refus des populations locales concernées26.

Les programmes d’investissement, lorsqu’ils sont confirmés, visent la production à grande échelle, la création de plantations industrielles – ce qui peut a priori présenter des avantages pour les territoires d’implantation. Mais il est rare qu’ils ne constituent pas en même temps des initiatives faisant fi des droits des populations locales et qu’ils n’entraînent pas des déplacements humains ou des expulsions27. Ce sont en outre des projets qui provoquent la déforestation, avec des périodes de haute intensité dans la découpe d’arbres suivies de phases plus modestes – selon l’évolution de la demande (Brésil, Chili ou Mozambique). Il arrive qu’ils aient recours à une main-d’œuvre locale, mais il est rare que les conditions de salaire ou de travail soient de nature à satisfaire les intéressés. La réaction parfois violente de populations confrontées à des espaces de négociation incertains ou inexistants engendre l’instabilité et le rejet – mais aussi la répression policière ou militaire.

25. P. BURNOD et alii, « Appropriations foncières… », art. cit., p. 2.26. Grain, 400 cas…, op. cit., p. 17, 39, 52. Ce dernier projet, qui est devenu le Senhuile-

Senethanol, a donné lieu par la suite à un conflit emblématique avec les populations locales (une qua-rantaine des villages) et au sein même des groupes financiers qui ont voulu le mettre en place. Les entreprises accaparatrices revendiquent près de 45 000 ha. alors que dans les faits elles n’en cultivent que 1 500 : Lorenzo BAGNOLI et alii, Comment on accapare la terre. La saga Senhuile-Senethanol continue, Rome, Re:Common, 2015.

27. Ibidem, p. 3. Les cas sont très nombreux et touchent toute la planète.

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Les organismes internationaux, Banque mondiale en tête, mais aussi cer-tains spécialistes en sciences sociales – qui observent et étudient le phénomène – ont conçu des « codes de bonne conduite » afin de réglementer (quoique sans contrainte, pour l’heure) les investissements fonciers du landgrabbing28. Entre autres préconisations, ces codes voudraient introduire le respect des droits des habitants sur la terre et les ressources, et faire en sorte que les investissements garantissent la sécurité alimentaire et le droit pour les populations concernées à être consultées. S’ajoutent des préoccupations concernant l’environnement et les « externalités » – conséquences favorables ou non sur l’entourage socio-éco-nomique et les populations. Toutefois, selon les premières expériences, la valeur pratique et opérationnelle de ces codes – c’est-à-dire leur applicabilité – est très incertaine et leur existence vaut davantage inventaire de ce que les investisseurs ne prennent pas en considération29.

Ces observations générales ne doivent pas masquer le fait que le landgrab-bing n’est pas un phénomène uniforme. Il revêt des formes différentes selon les continents et les conditions locales. On peut en présenter à grands traits les principales configurations à l’heure actuelle. Il s’agit d’un tableau général indi-catif et provisoire. En Afrique subsaharienne, les investissements fonciers sont pratiqués principalement par des sociétés multinationales de l’agrobusiness – en particulier les grands groupes céréaliers – et par des États (spécialement ceux du golfe Persique, l’Inde et la Chine) qui recherchent un approvisionnement sûr pour leurs propres consommateurs. Mais une fois sur place, c’est l’ensemble des ressources naturelles qui apparaît ciblé. Ces investissements mettent à profit la « nouvelle alliance », à savoir l’accord instauré par les membres du G8 avec un nombre croissant d’États africains30, soutenu par l’Union africaine et aussi par les États-Unis.

En Amérique latine, le rôle principal dans l’accaparement des terres est joué par les investisseurs nationaux ou trans-latino-américains31, alliés très souvent aux entreprises multinationales de l’agrobusiness ou du secteur minier. Si la

28. K. DEININGER et alii, Rising Global…, op. cit., p. 95-126, 141-149 ; P. BURNOD et alii, « Appro-priations foncières… », art. cit., p. 4. Voir également Olivier DE SCHUTTER, « How not to think of land-grabbing : Three critiques of large-scale investments in farmland », Journal of Peasant Studies, 38-2, 2011, p. 249-279 ; K. DEININGER, « Challenges… », art. cit.

29. Une critique du « code de bonne conduite » élaboré par la Banque mondiale : S. BORRAS Jr., Jennifer FRANCO, La política del acaparamiento mundial de tierras. Replanteando las cuestiones de tierras, redefiniendo la resistencia, Washington, Icas Working papers series n° 1, 2010 ; voir aussi : Grain, Le rapport de la Banque mondiale sur l’accaparement des terres : Au-delà du rideau de fumée, Barcelone, Grain, 2010.

30. Cet accord de partenariat, approuvée en juin 2012, promet aux États africains la nourriture et la souveraineté alimentaire, en échange de l’ouverture et de la libéralisation de leurs marchés de produits alimentaires : Grain, Le G8 et l’accaparement des terres en Afrique, Barcelone, Grain, 2013.

31. C’est le cas d’investisseurs brésiliens ou chiliens qui s’implantent dans plusieurs pays latino-américains et qui parviennent à articuler des capitaux de plusieurs origines – par exemple les sociétés chiliennes Celco ou Mininco. En outre, certains investisseurs argentins ou uruguayens créent avec une grande facilité des entreprises (« pools de culture ») et prennent en location des terres dans plusieurs pays, ainsi que des services agricoles ou de la main-d’œuvre, ou des services de transport, etc., selon la conjoncture de la rentabilité. Ce sont des entreprises qui ont une durée de vie très courte et qui peuvent se reconstituer facilement : S. BORRAS Jr. et alii, El acaparamiento de tierras…, op. cit., p. 30-31.

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Chine et certains États asiatiques ou du golfe Persique y sont aussi représen-tés, leur influence reste pour l’instant relativement limitée32, contrairement au landgrabbing en Afrique. Les secteurs de l’accaparement des terres en Amérique latine sont ceux de l’agriculture alimentaire et des biocombustibles, mais aussi la production de viande et de produits lactés, celle de bois et de minerais – ou les réserves dites écologiques.

En Asie du Sud-Est, où (comme en Amérique latine) la concentration des terres n’est pas nouvelle, l’expansion récente du landgrabbing se trouve prioritaire-ment associée à la production et à l’exportation d’un certain nombre de produits majeurs, dont le cacao, le café, l’huile de palme, le caoutchouc ou l’élevage de crevettes33. Comme en Amérique latine, les accaparements de terres ne relèvent pas seulement de l’arrivée massive des capitaux étrangers. Les capitalistes locaux – et même les paysans tenanciers (parfois des immigrés récents sur des territoires frontières, et qui ne sont pas des propriétaires) – ont pu également les pratiquer à un moment ou à un autre. D’un point de vue commercial et financier, le contrôle qu’ils ont exercé sur l’exportation des produits leur a conféré un avantage diffé-rentiel pour prendre également le pouvoir sur les terres, au bénéfice des groupes transnationaux auxquels ils sont liés.

Dans l’Eurasie postsoviétique, qui possède d’importantes réserves foncières à grand potentiel céréalier, les opérations d’accaparement ont été initiées par les grandes compagnies locales gazières et pétrolières, issues de la désintégration du collectivisme antérieur et reconcentrées sous la férule des nouvelles oligarchies. Après avoir jeté leur dévolu sur les ressources énergétiques – à la suite d’une première phase d’incertitude et d’appropriation non contrôlée – elles ont opéré des acquisitions rapides et massives de terres et formé de grandes entreprises agricoles et commerciales34. L’arrivée des investisseurs étrangers, en premier lieu la Chine et les États du golfe Persique (puis les capitalistes d’Europe centrale et occidentale), est plus récente35.

32. Pour l’approche des cas latino-américains, il convient d’examiner en même temps : FAO, Dinámicas del mercado de la tierra en América Latina y el Caribe : concentración y extranjerización, Santiago de Chile, FAO, 2012 ; S. BORRAS Jr. et alii, El acaparamiento de tierras…, op. cit. La présence chinoise dans l’agriculture latino-américaine a été récemment examinée : Margaret MYERS, Guo JIE, China’s Agricultural Investment in Latin America : A Critical Assessment, Washington, The Dialogue, 2015.

33. Derek HALL, « Land grabs, land control, and Southeast Asian crop booms », Journal of Peasant Studies, 38-4, 2011, p. 837-857. Sur le cas indonésien : Tania MURRAY LI, « Centering labor in the land grab debate », Journal of Peasant Studies, 38-2, 2011, p. 281-298.

34. Oane VISSER, Max SPOOR, « Land grabbing in post-Soviet Eurasia : The world’s largest agri-cultural land reserves at stake », Journal of Peasant Studies, 38-2, 2011, p. 299-323. Une analyse de la transition post-soviétique, vers la constitution de gigantesques agro-holdings : Jean-Jacques HERVÉ, « Zernovoï belt : Russie, Ukraine et Kazakhstan, la Corn belt de l’Est », Le Rapport Déméter 2010, p. 55-85, p. 67-68 sq. Voir aussi, entre autres : Marie-Claude MAUREL, La transition post-collectiviste : Mutations agraires en Europe centrale [1994], Paris, L’Harmattan, 2000.

35. Il faut souligner le cas particulier (exceptionnel) des paysans ukrainiens qui ne semblent pas spécialement hostiles à l’expansion du landgrabbing. Ils donnent l’impression de s’accommoder de telles acquisitions massives, voire de les accepter : Natalia MAMONOVA, « Resistance or adaptation ? Ukrainian peasants’ responses to large-scale land acquisitions », Journal of Peasant Studies, 42-3/4, 2015, p. 607-634.

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LA DYNAMIQUE ET LES PROTAGONISTES DU LANDGRABBING

La littérature sur les origines du landgrabbing est désormais abondante. La discussion des causes et des facteurs y est animée, avec toutefois une confluence d’éléments explicatifs. L’analyse du mouvement s’est progressivement affinée, mais ce sont également l’objectif et la portée des opérations elles-mêmes qui se sont élargis, en particulier au cours des dernières années. Il en est de même de leurs agents. L’examen de la dynamique du landgrabbing est un chantier qui grandit en permanence. Le tableau général de l’accaparement des terres et de ses protagonistes, tel que nous l’avons esquissé, montre des nuances locales et des évolutions progressives. Essayons de regarder cela de plus près.

Les facteurs favorables à l’accaparement

Les premières alertes avaient signalé deux types d’accapareurs et deux motifs principaux, la crise alimentaire et la crise financière ; la pauvreté des pays du Sud apparaissait comme un facteur favorable au processus. Ces opérations ont pu compter sur le soutien des organismes internationaux, comme la Banque mondiale, la BERD, le Conseil de coopération des pays du golfe Persique, l’Union économique et monétaire ouest-africaine, etc. Les montages financiers public-privé y ont été très fréquents.

Il semble bien que les protagonistes du landgrabbing aient misé sur (ou craint) la hausse des prix des matières premières et des productions alimentaires. Mais les intérêts des filières agro-combustibles entraient également en jeu, avec les États-Unis, l’Union européenne et certains pays comme le Brésil aux avant-postes – à la différence près que l’Union européenne était surtout consommatrice et non pas productrice des matières premières pour les agro-carburants, ce qui a été un aiguillon pour la recherche de terres destinées à cultiver celles-ci36. Ce phénomène, à son tour, a contribué à modifier l’utilisation des surfaces agricoles (en Argentine, en Malaisie, en Indonésie, pour ne citer que quelques cas) qui, délaissant les objectifs alimentaires, ont été vouées aux matières premières pour les agro-carburants afin de satisfaire la demande européenne. Les prévisions pour les décennies à venir confirment que la production d’agro-combustibles continuera d’être un puissant levier pour l’acquisition massive de terres37.

Les protagonistes du landgrabbing ont cherché à profiter de la fragilité des droits de possession collective (avec des millions d’hectares sans titre légal de propriété, bien que sous possession légitime et reconnue). Par ailleurs, l’ouver-ture commerciale et financière imposée aux États en crise par les organismes

36. Dans ce but, et grâce aux directives européennes sur les énergies renouvelables et sur la consommation des biocombustibles, des entreprises britanniques, nordiques, suisses, françaises, etc., sont amplement engagées dans l’accaparement des terres, en Europe orientale, dans les Balkans et d’autres régions du monde : Transnational Institute, The European Union and the Global Land Grab, Amsterdam, TNI, 2012 ; S. BORRAS Jr. et alii, El acaparamiento global…, op. cit.

37. Grain, No al acaparamiento de tierras para agrocombustibles, Barcelone, Grain, 2013.

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internationaux, sous la contrainte d’un endettement accumulé et parfois crois-sant, a favorisé la bienveillance des autorités locales envers le phénomène38. Rappelons qu’il s’agit souvent d’États et de clientèles nourris par une corruption ancienne et endémique, étendue et multiforme.

Au fur et à mesure de l’avancée du processus, il est possible d’observer l’élargissement et la diversification des objectifs de l’accaparement des terres – comme s’il était désormais un mouvement disposant d’une dynamique et d’une autonomie propres – rythmés par les besoins de l’économie internationale. Ainsi, la demande mondiale, qui avait commencé à modifier les équilibres dans le triangle alimentation-fourrage-combustible, a donné naissance aux flex-crops (des produits pour ainsi dire « joker ») c’est-à-dire à des cultures destinées à plusieurs usages – avec des rentabilités variables – en fonction de la demande et de l’évolution des prix sur le marché. C’est le cas en particulier de l’huile de palme, du soja, de la canne à sucre ou du maïs, pour citer quelques-unes de ces productions39. Certains produits peuvent donc changer d’utilisation en fonction des mouvements spéculatifs des bourses de produits ou de titres. Cela a été, semble-t-il, un puissant aiguillon pour l’extension du landgrabbing.

Mais d’autres facteurs l’ont vraisemblablement encouragé (et cela risque de se poursuivre et s’amplifier dans les années à venir). Nous pouvons citer l’augmentation de la consommation de viande40, qui crée également une pres-sion sur la consommation des grains (donnés aux animaux) et une recherche de nouvelles terres – avec parfois des changements dramatiques dans l’utilisa-tion des sols. S’ajoutent à cela la demande mondiale des produits forestiers, la multiplication des projets miniers – spécialement en Afrique et en Amérique latine – ou même la commercialisation par les États des droits de pollution, notamment au détriment des territoires des populations indigènes41.

Diversité des protagonistes

Initialement, deux types de protagonistes ont été clairement repérés : premiè-rement les États – ainsi que leurs entreprises et banques publiques et para-publiques – en quête de sécurité alimentaire (les pays du golfe Persique, la

38. Agter, Les appropriations…, op. cit., p. 23-24.39. S. BORRAS Jr. et alii, El acaparamiento de tierras…, op. cit., p. 35-39.40. Tony WEIS, « The meat of the global food crisis », Journal of Peasant Studies, 40-1, 2013,

p. 65-85, p. 67-70.41. Grâce au programme des Nations unies UN-Redd (Reducing Emisssions from Deforestation

and Forest Degradation), instauré en 2008, il s’agit de la vente par les États (notamment en Asie et en Afrique) de crédits carbone à des sociétés (Shell ou Chevron-Texaco, par exemple) qui ont dépassé leurs limites de contamination en CO2 autorisées (selon le protocole de Tokyo). Ces sociétés peuvent ainsi « compenser » leur dépassement des droits de polluer, tout en se donnant l’image de « protecteurs de la nature ». À leur tour, les États vendeurs de ces crédits carbone imposent des règles de conduite aux habitants de leurs forêts et environs – sans consultation préalable – pour que ceux-ci réduisent leurs propres émissions de CO2 ; ce qui modifie souvent radicalement leur vie quotidienne et leur accès à la forêt. Parfois on procède même à l’expulsion des habitants. Voir aussi J. FAIRHEAD, M. LEACH, I. SCOONES, « Green grabbing… », art. cit.

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Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Sud, entre autres) et qui, pour atteindre leurs objectifs, ont déployé une diplomatie et une coopération supranationales afin de pouvoir compter sur la collaboration des États hôtes qu’ils ont visés. Deuxièmement, les investisseurs à la recherche de nouveaux gisements de profits – d’abord dans le secteur agro-alimentaire – attirés par la volatilité des prix des biens alimentaires et par les possibilités spéculatives nouvelles. La terre et la nourriture sont ainsi devenues des placements financiers pos-sibles pour les banques privées et publiques, pour les sociétés de portefeuilles d’investissements, pour les fonds de pension, etc. Ces protagonistes se sont ouvertement lancés dans le boom du landgrabbing et ont contribué du même coup à le dynamiser.

Avec l’évolution de l’accaparement des terres, les approches et les analyses se sont également affinées, afin d’identifier d’autres protagonistes, parfois inat-tendus, dans ces opérations. L’idée de l’accaparement des terres par les seuls « étrangers » a été remise en cause42. On a découvert que parmi les agents du landgrabbing figuraient également des investisseurs nationaux ou provenant des diasporas nationales établies dans plusieurs pays, ainsi que des capitaux régionaux, par exemple en Amérique latine, mais également en Afrique et en Asie43. Enfin, d’autres acteurs, comme les petits et les moyens tenanciers des terres ou les immigrés sur les zones de frontière, ont également participé au mouvement – en Malaisie ou aux Philippines, par exemple. Nous nous trouvons en vérité devant un phénomène d’une grande complexité.

Ces analyses, à la fois plus ciblées et plus globales, ont progressivement permis de préciser le rôle joué par les États, aussi bien ceux dont les capitaux investis sont originaires, au-delà du seul premier cercle d’investisseurs iden-tifiés (la Chine, l’Arabie Saoudite, les Émirats, etc.), que ceux accueillant les investissements. Si le capital privé est le fer de lance du processus pris dans son ensemble, les projets mis en place ont compté et comptent toujours pour devenir effectifs sur le soutien logistique, politique et diplomatique des États – nommément : les États de l’Union européenne (et les directives de celle-ci), les États-Unis – ainsi que sur la collaboration des organismes financiers internationaux et de leurs agences respectives, même si l’acquisition de terres ou leur contrôle n’est pas le fait des États eux-mêmes.

De leur côté, les États hôtes ont révisé leur législation (restrictions, reclas-sements, simplification des démarches, étatisation ou nouvelles « domanialisas-sions » des terres, fiscalité et exemptions de charges, etc.), afin de favoriser les concessions ou les cessions d’emprises foncières, y compris à long terme – tout en se réservant l’usage de la force et de la répression contre les opposants. Cela a également ouvert la voie aux conflits à l’intérieur des élites et des clans

42. Une telle idée a sans doute été favorisée par des épisodes comme celui de la société coréenne Daewoo à Madagascar, en 2008.

43. S. BORRAS Jr. et alii, El acaparamiento de tierras…, op. cit. ; voir aussi L. COTULA, « The inter-national… », art. cit., p. 656.

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locaux, par exemple en Afrique. L’argument d’origine coloniale à propos des « terres vacantes et sans maître » a refait surface pour qualifier des superficies qui tout en étant peuplées (parfois de façon dense) et possédées par des entités communales, sont cédées aux investisseurs étrangers44.

Arrivés à ce point de notre analyse à propos des protagonistes du landgrab-bing, il nous semble de plus en plus difficile de parler d’une simple « contre-réforme agraire », ainsi que nous l’évoquions au début de cet article. Il semble important de tenir compte de la variété d’intérêts portés par ses agents natio-naux ou étrangers – qui ne se réduisent pas à la récupération du contrôle ou de la propriété des biens fonciers et des ressources par d’anciens propriétaires – mais aussi de l’attitude adoptée par les États à l’égard de la terre et de sa répar-tition. Il ne s’agit plus de la mise en place d’une politique agraire réformatrice qui viserait à modifier des structures sociétales, ni de la réaction éventuelle des groupes sociaux frappés par une telle mesure45. Il s’agit désormais de cession ou de concession des terres – avec des surfaces souvent très vastes – pour des raisons de politique économique et commerciale (sur laquelle ces États ont d’ailleurs très peu prise). Ce changement de nature dans les évolutions fon-cières a encouragé également les spécialistes à mobiliser leur réflexion afin de mieux comprendre le landgrabbing, dans le cadre des évolutions récentes du système économique mondial.

LES TENTATIVES POUR COMPRENDRE LE PROCESSUS

Au-delà des faits, des mécanismes et des modalités de cette nouvelle vague d’appropriation des ressources foncières et naturelles, ce sont les changements opérés dans l’agriculture et la place de la terre dans l’économie mondiale qui permettent d’expliquer le phénomène du landgrabbing, son caractère massif et sa rapidité. Essayons d’y regarder de plus près et d’interroger les interprétations qui ont été données à ces mutations.

Les raisons d’un nouvel intérêt pour la terre

La terre, comme terrain, terroir et territoire46, a retrouvé son importance ancienne – et l’a parfois même accrue – tout en devenant plus nettement encore un « actif » économique, comptable et financier, un instrument concret et stratégique pour les investisseurs. Si les entreprises de l’agrobusiness font

44. L. COTULA, « The international… », art. cit., p. 671 ; voir aussi : Gérard CHOUQUER, « Le nouveau commerce triangulaire mondial. Ou les analogies du foncier contemporain », Études rurales, 187, 2011, p. 95-130.

45. Il ne s’agit plus vraisemblablement d’un problème de justice (ou d’injustice) sociale face à une distribution foncière inégalitaire. Si les oligarchies propriétaires locales peuvent éventuellement y trouver leur compte, les enjeux soulevés les dépassent, elles aussi, de beaucoup.

46. Étienne LE ROY, La terre de l’autre. Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2011, p. 17-22.

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désormais un retour vers la production, après une période où elles se sont davantage concentrées sur les prix en amont et en aval du champ strictement productif47, l’ensemble des protagonistes du landgrabbing – dans le nouveau contexte d’une économie de plus en plus mondialisée – ont clairement eu pour objectifs le contrôle et la possession effectifs de la terre, non plus seulement comme un moyen productif.

Ce n’est pas un mince changement que ce renouveau d’attractivité, foncier et agricole. Si nous nous plaçons d’un point de vue productif, l’utilisation des terres et les modifications qui se succèdent dans l’agriculture apparaissent dynamisées par la production alimentaire et par celle des biocombustibles, avec des objectifs commerciaux d’exportation48. Si nous nous situons d’un point de vue financier – et même boursier, des valeurs et titres – la terre et les produits agricoles (avec une versatilité d’utilisation de plus en plus grande) sont désormais mobilisés (ou immobilisés) par des agents et des capitalistes en quête de profits à maximiser. Considérons par exemple, pour ne citer qu’un seul pays, les terres acquises en Argentine à des fins spéculatives par le fonds Terra Magna Capital (d’origine luxembourgeoise), par Calyx Agro (du groupe Louis Dreyfus Commodities), par Campos Orientales (un fonds français géré par Pergam Finance), ou par le fonds DWF Galof, proposé par la Deutsche Bank49.

Mais d’autres changements qualitatifs ont eu lieu, qui doivent être souli-gnés. L’un des obstacles à l’accaparement massif des terres – et à cette évolution majeure dans le contrôle de l’espace et des ressources naturelles – pouvait naturellement être les droits de propriété ou de possession effectivement exer-cés sur les terres ciblées. C’est le cas surtout lorsque le marché et la puissance financière des capitalistes n’étaient pas les seuls instruments mobilisables – par exemple face à la possession traditionnelle, collective ou communale. Le but est d’acquérir des terres fertiles, garanties par les États ; des terres « vidées » de problèmes et d’oppositions, d’une façon sûre et durable. Il s’agit bien de la sécurisation des droits de possession, d’usage et d’usufruit de la terre (ancienne revendication paysanne) ; toutefois, cette fois-ci, elle n’est pas revendiquée par des possédants précaires ou par des travailleurs des campagnes.

Un tel besoin, une telle exigence, se devaient de trouver une réponse effi-cace. Celle-ci a pris la forme du renforcement des droits de propriété, indi-vidualisés50, avec titre légal, et négociables – c’est-à-dire aliénables. Mais entendons-nous bien : il s’agissait de mieux faire reconnaître les propriétaires individuels, afin de mieux pratiquer leur dépossession ultérieure, par le marché

47. L. COTULA, « The international… », art. cit., p. 672.48. Pour une analyse du rapport entre l’appropriation de terres et la production : S. BORRAS Jr.,

J. FRANCO, La política del acaparamiento…, op. cit., p. 15-26.49. Grain, 400 cas…, op. cit., p. 2-4.50. Cela peut sembler un paradoxe : le renforcement des droits de propriété pour mieux les affai-

blir. Mais il s’agit bien du renforcement des droits individuels afin de mieux faire disparaître les droits collectifs. Au fond, c’est un instrument classique dans l’expansion du capitalisme.

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et par la loi, sur les espaces ciblés, lorsque cela était nécessaire51. Les inves-tisseurs, quelle que soit leur origine, avaient dorénavant toute latitude pour agir d’une manière légale et ouverte. Ainsi, là où elle était jusqu’alors restée possession collective, la terre pouvait désormais devenir un « actif » parcellisé, fractionné, avec un titre et un possédant individuel. Elle devenait susceptible d’être achetée ou transférée sous différentes formes52, avant que l’on assiste à une nouvelle reconstitution, mais cette fois-ci avec d’autres possédants. Cette mutation pouvait même prendre l’apparence d’une consolidation des institutions et d’une protection accrue des populations. Même si l’on met de côté les défenseurs idéologiques de la procédure53, ce renforcement des droits de propriété constitue bien désormais le pari et l’argumentaire adoptés par les organismes internationaux, Banque mondiale en tête.

Les efforts d’interprétation accomplis par les observateurs et les analystes du landgrabbing ont tenté de décrypter la logique et la cohérence du processus dans une dynamique plus générale ou « systémique ». En premier lieu, ils y ont vu l’intensification et l’extension du capitalisme agraire industriel, à l’échelle mondiale54, et ont identifié trois types de capitaux, trois objets productifs et spéculatifs, et trois comportements, étroitement imbriqués. D’abord, les capitaux de l’agrobusiness dans les secteurs de l’agro-alimentaire ; ensuite, les capitaux industriels dans le domaine des biocarburants ; et enfin le capital financier (avec toute sa variété d’instruments) dirigé vers la spéculation sur les prix et l’organisation de la pénurie55. Pour ce capital financier, la crise – c’est-à-dire la hausse et la chute des cours, qu’elles soient volontaires ou subies – a été incorporée comme instrument de gestion des intérêts ; et cela n’est pas un mince changement.

Une variante de cette interprétation met davantage l’accent sur l’expansion du commerce mondial depuis le début des années 2000, et sur ce que ses défen-seurs appellent le renouveau du « mercantilisme » à l’échelle de la planète. Cette expansion est associée aux exigences imposées par l’Organisation mondiale du

51. Si nous nous placions dans une perspective historienne, nous verrions que ce n’est pas non plus une pratique très originale ni innovante – à côté de l’usurpation pure et simple. Mais là aussi c’est l’ampleur de la procédure qui est nouvelle. Sous cet angle, nous devrions examiner avec plus d’atten-tion – ainsi que nous l’avons déjà fait pour le passé – les a priori masqués derrière l’idée récurrente de « la faiblesse des droits de propriété » (ou leur « indéfinition ») et les préconisations concernant leur « renforcement ». La question principale est et demeure : qui demande le renforcement de quel droit, et pour quelles raisons dans les moments présents.

52. La terre, perdant ses caractéristiques d’attachement des populations au sol et au territoire – ou même ses atours « sacralisés » – a pu devenir un « bouquet de droits de propriété », parfaitement négociable : Dionisio ORTIZ-MIRANDA, Ian HODGE, « Entre la propiedad agraria y la ambiental : El debate respecto a los derechos de propiedad de la tierra », Revista Española de Estudios Agrosociales y Pesqueros, 231, 2012, p. 31-62.

53. Voir, à titre d’exemple : Hernando de SOTO, The Mystery of Capital. Why Capitalism Triumphs in the West and Fails Everywhere Else?, New York, Basic books, 2000.

54. A. H. AKRAM-LODHI, « Contextualising land grabbing… », art. cit., p. 121-123.55. La hausse des prix des biens alimentaires de 2007-2008 ne pouvant être expliquée ni par

l’augmentation de la demande de la Chine et de l’Inde, ni par la baisse de la production provoquée par des faits climatiques, ni par la baisse de la productivité : ibidem.

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commerce (OMC) et par les organismes financiers internationaux, en particulier aux pays du Sud, afin de libéraliser leurs économies et leur commerce (notam-ment dans la production alimentaire), tout en donnant une place centrale au marché. Mais elle serait également liée, selon cette interprétation, à la protection accordée par l’Union européenne et par les États-Unis à leurs propres agricultures – et agriculteurs. Les deux principales puissances de la planète ne voudraient pas jouer le jeu de la concurrence parfaite, qu’ils imposent pourtant au pays du Sud, ce qui aboutirait, dans les faits, à un « mercantilisme » à deux visages56.

Des approches marxistes, privilégiant l’élargissement (y compris géo-graphique) de l’accumulation primitive du capital, rattachent le landgrabbing à l’appropriation des ressources, aux droits de propriété, à la recréation de territoires, à la production et à l’exploitation du travail57. Cette accumula-tion incorporerait désormais des types d’emprises foncières qui n’en faisaient pas partie auparavant : les parcs naturels, les terres communales, les espaces réservés, les territoires non exploités, les zones de frontière. Elle procéderait en maniant alternativement les mécanismes de la privatisation accrue ou de l’étati-sation coercitive (celle-ci pouvant servir celle-là), afin de livrer ces superficies à l’exploitation du capital. Les États auraient redéfini le territoire, l’auraient aussi « gouvernementalisé » (la terminologie est toute contemporaine, y compris en français) par la loi et même par la répression, incorporant de nouveaux espaces de souveraineté étatique mis ensuite au service des capitalistes. Il s’agirait bien d’une nouvelle accumulation par la dépossession, avec une marchandisation étendue de la nature et des écosystèmes58.

La notion de rente différentielle de la terre, issue de l’économie politique classique (bien que passablement oubliée dans la dernière période) a été éga-lement employée pour donner une interprétation du processus en cours59. À partir des études de cas et en posant la question de la rentabilité des inves-tissements, le landgrabbing est placé au cœur d’une évolution qui comprend la prédation des richesses naturelles, la soustraction de la rente foncière au profit du capital financier – et au détriment des revenus du travail et du capi-tal productif – et l’appropriation de la nature tout court, afin de satisfaire les exigences de rentabilité des fonds d’investissement, des fonds de pension, etc.

56. Philip MCMICHAEL, « The land grab and corporate food regime restructuring », Journal of Peasant studies, 39-3/4, 2012, p. 681-701 ; ID., « Land grabbing as security mercantilism in international relations », Globalizations, 10-1, 2013, p. 47-64. Et ceci, en dépit de la confusion devenue classique chez les contemporains – et chez les économistes – à propos du terme « mercantilisme ».

57. Nancy LEE PELUSO, Christian LUND, « New frontiers of land control : Introduction », Journal of Peasant Studies, 38-4, 2011, p. 667-681. Il s’agit de l’introduction d’un numéro spécial de cette revue, consacré à l’interprétation marxiste récente du landgrabbing.

58. Selon l’approche développée entre autres par David HARVEY, Spaces of Global Capitalism : Towards a Theory of Uneven Geographical Development, Londres, Verso, 2006. Voir également : Henry BERNSTEIN, Class Dynamics of Agrarian Change, Halifax, Kumarian Press, 2010 ; J. FAIRHEAD, M. LEACH, I. SCOONES, « Green grabbing… », art. cit.

59. Hubert COCHET, M. MERLET, Landgrabbing and Share of the Added Value in Agricultural Pro-cesses. A New Look at the Distribution of Land Revenues, Paris, Agter, 2011.

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Il s’agit, selon cette interprétation, de la privatisation des biens communs, de la biodiversité et de l’atmosphère60.

Pour une approche historique du landgrabbing

Nous aimerions plaider en faveur d’une compréhension et d’une véritable mise en perspective historiques du landgrabbing. Disons d’emblée qu’elles n’existent pas encore et que les historiens ont devant eux une tâche et un défi à prendre à bras-le-corps61. Bien sûr, une telle nécessité a été évoquée dans les travaux examinant la question. Nous allons présenter ces approches, même lorsqu’elles n’ont pas été effectuées par des historiens62. Certaines tentatives ont cherché à définir les particularités actuelles d’un phénomène récurrent ou cyclique, qui n’est pas nouveau dans l’histoire, tout en les associant à certains faits historiques : enclosures, politiques coloniales modernes et contemporaines, formation des latifundia en Amérique coloniale ibérique, etc.

Très rapidement, il a été question du colonialisme et de la prolongation à l’époque actuelle de ses pratiques antérieures, voire d’une comparaison entre les politiques coloniales selon les époques, ainsi que du néocolonialisme comme cadre d’interprétation63. La présence des protagonistes des deux hémisphères dans les opérations du landgrabbing a permis de réviser l’opposition entre Nord et Sud comme schéma d’analyse, ainsi que la seule participation d’agents dits « étrangers »64 – même si l’on reconnaît la présence des capitaux de l’Atlantique Nord comme des éléments très actifs dans le processus.

60. Voir également P. MCMICHAEL, « The land grab… », art. cit., p. 687, 693.61. Citons néanmoins, pour ce qui concerne la production de travaux en France, les ouvrages de

G. CHOUQUER, notamment Terres porteuses. Entre faim de terres et appétit d’espace, Paris et Arles, Errance et Actes Sud, 2012 ; mais aussi son Glossaire des acquisitions massives de terres (ou landgrabbing), avec une version actualisée au mois de février 2012 et disponible sur le site internet du portail France Internationale Expertise Foncière [www.formesdufoncier.org/pdfs/GlossaireLandGrab2.pdf ]. Il faut également spécialement signaler les contributions de l’anthropologue du droit É. LE ROY, La terre de l’autre…, op. cit.

62. Hans BINSWANGER-MKHIZE, K. DEININGER, « History of land concentration and redistributive land reforms », in H. BINSWANGER-MKHIZE, Camille BOURGUIGNON, Rogier VAN DEN BRINK (éd.), Agricultural Land Redistribution. Towards Greater Consensus, Washington, World Bank, 2009, p. 45-86 ; L. COTULA, « The international… », art. cit., p. 661, 671-673. Voir aussi : Matias MARGULIS, Nora MCKEON, S. BORRAS Jr., « Landgrabbing and global governance : Critical perspectives », Globalizations, 10-1, 2013, p. 1-23, p. 6 ; Chris HUGGINS, A Historical Perspective on the « Global Land Rush », Rome, Cirad-International Land Coalition, 2011, p. 3-19. De notre côté, nous avons introduit la problématique à partir de la formation des latifundia en Amérique espagnole (dans le cadre d’un dossier pluridisciplinaire), comme un fait historique pris dans la moyenne durée, XVIe-XXe siècle : Pablo F. LUNA, « Latifundia, haciendas et landgrabbing en perspective historique », Histoire(s) de l’Amérique latine, 8, 2013 (www.hisal.org).

63. Grain, Main basse…, op. cit. ; Agter, Les appropriations…, op. cit., p. 23-24 ; voir également – même s’il s’agit d’un travail qui ne porte pas directement sur le landgrabbing : Ewout FRANKEMA, « The colonial roots of land inequality : geography, factor endowments, or institutions? », The Economic History Review, 63-2, 2010, p. 418-451.

64. Entre autres, L. COTULA, « The international… », art. cit. Le cas du Groupe Siva, progressive-ment bâti par le milliardaire indien Chinnakannan Sivasankaran (qui a fait fortune dans l’informatique et la téléphonie), est particulièrement éclairant. Avec une stratégie principalement orientée vers la pro-duction alimentaire (spécialement dans les palmiers à huile) son expansion mondiale, à partir du Sud, comme accaparateur de terres et de ressources naturelles s’étend en Afrique, en Asie et en Amérique latine : Grain, Feeding the 1 percent, Barcelone, Grain, 2014.

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L’une des premières tentatives pour situer historiquement le phénomène a été faite grâce à l’utilisation de la notion de « régime alimentaire international » et de ses mutations65. Dans cette perspective, un premier régime alimentaire mondial, façonné par la Grande-Bretagne dès 1850, aurait été déterminé par la suppression britannique du contrôle sur les importations des grains. Il aurait scellé la rupture des alliances entre les élites anglaises – propriétaires fonciers d’un côté, milieux gouvernementaux de l’autre – afin d’obtenir des importations à moindre coût au profit des travailleurs urbains et des classes moyennes. Il aurait renforcé l’expansion territoriale et consolidé la possession des terres dans les colonies britanniques66, tout en favorisant également les producteurs de grains nord-américains. Ce premier régime alimentaire et ses conséquences se seraient prolongés durant environ un siècle, jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale.

Le second régime alimentaire international, sous l’hégémonie des États-Unis, est caractérisé par le développement de l’agro-industrie. Il se serait développé entre 1950 et 1980 et se serait exercé au détriment des agricultures du Sud du fait de la surproduction nord-américaine, déversée sur les pays en développement sous forme d’aide internationale. Le troisième régime alimen-taire aurait été celui de la vague néolibérale, dès le début des années 1980, avec la libéralisation des échanges, la mondialisation de la consommation, l’agricul-ture contractuelle, et la multiplication d’agents économiques agissant dans le domaine agricole. Cette troisième mutation serait à l’origine du landgrabbing qui se déroule sous nos yeux.

En dépit de l’intérêt qu’une telle approche peut susciter, force est de consta-ter qu’elle ne nous aide pas à situer l’accaparement actuel de terres dans une perspective historique. Elle repose sur le choix d’appréhender un phénomène foncier (et socio-économique) par le seul biais du régime alimentaire et de ses modifications67. Tout en reconnaissant l’importance de la question, nous pouvons facilement souligner ses limites. De plus, les limites dans l’espace et le temps sont autant de contraintes gênant l’analyse, réduite au seul théâtre de l’empire britannique avec le milieu du XIXe siècle comme point de départ. De telles restrictions entraînent nécessairement une vue partielle du processus. Même si nous acceptions de nous borner à la seule sphère britannique, l’his-toire de la formation de la grande propriété terrienne antérieure au XIXe siècle, dans la métropole et ses colonies, continuerait à amputer la force analytique de ce schéma – sans même aborder l’existence d’autres cas coloniaux (espagnol ou portugais, par exemple) de la période moderne, qui posent des problèmes

65. C. HUGGINS, A Historical Perspective…, op. cit., p. 3-19.66. Avec des conditions techniques inchangées et peu de modification dans la distribution des

terres : C. HUGGINS, A Historical Perspective…, op. cit., p. 4.67. Même lorsqu’il s’agit d’une approche plus complexe qui présente le landgrabbing comme

l’alternative la plus visible de la restructuration néolibérale du régime alimentaire, après la crise de 2007-2008 : P. MCMICHAEL, « The land grab… », art. cit., p. 697.

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différents mais peuvent justement nous éclairer sur cette question, ou de la colonisation française contemporaine, en Indochine, en Afrique noire et au Maghreb et des questions foncières qui s’y rattachent68.

Nous pensons que l’analyse historique du landgrabbing actuel aurait besoin, entre autres, de mobiliser les acquis de l’historiographie de la colonisation, de l’usurpation et de l’appropriation des terres et des ressources naturelles, depuis au moins le début de la période moderne. Il en va de même pour l’histoire comparée des régimes fonciers importés – ou parfois créés de toutes pièces par les besoins des colons – et de leur forme d’articulation avec les pratiques locales précoloniales de possession et d’utilisation des terres. C’est bien une approche historique comparatiste qui nous semble indispensable pour mieux situer le landgrabbing contemporain, à condition qu’elle soit conduite avec précaution et avec une méthode historienne.

Par exemple, si nous comparons le colonialisme du XVIe siècle et celui du XIXe (et du XXe) et leurs pratiques foncières – leurs accaparements de terres respectifs –, nous ne pouvons pas placer sur le même plan leurs contraintes techniques et productives, ni les choix des administrations coloniales, car ce sont des moments historiques distincts69. Si nous examinons l’inégalité de la distribution de la terre et ses racines coloniales, nous pouvons nous poser la question de la variété des institutions importées par les législations métropo-litaines respectives, ainsi que celle de l’assimilation ou du rejet des institutions précoloniales par les colons. Mais nous ne pouvons faire abstraction, du point de vue de la formation de la grande propriété, des pratiques spécifiques des protagonistes sociaux (de leurs conflits et de leurs alliances), de l’articulation économique différenciée des espaces colonisés avec le reste du monde, selon les multiples phases de l’expérience coloniale70.

Nous pouvons affirmer que ni la Castille ni le Portugal ne cherchaient des débouchés pour une production excédentaire dont ils ne disposaient pas, ni au XVIe siècle ni au XVIIe. Leurs objectifs étaient donc difficilement com-parables à ceux de la Grande-Bretagne du dernier tiers du XIXe siècle. Il en va de même des droits de propriété ou de possession, ou de la formation des marchés dans les espaces coloniaux. Il faut éviter la tentation de les considérer comme le résultat de la seule présence coloniale. La configuration sociétale des mondes coloniaux, dans toute leur diversité, ne peut être simplement déduite de la différence avec les institutions métropolitaines. Nous ne pouvons pas nous restreindre à un comparatisme qui ferait abstraction des réalités colo-niales concrètes71. D’autant que, comme c’est souvent le cas dans l’expérience

68. Toutefois, il n’est pas inutile de rappeler que l’instauration d’un système colonial n’a pas été l’apanage du seul monde européen.

69. C’est pourtant ce qui est souvent fait, par exemple : E. FRANKEMA, « The colonial roots… », art. cit.70. Ibidem.71. Ibidem. Certaines de ces idées sous-tendent hélas très souvent et de manière tacite les exercices

de modélisation du passé entrepris par des non-historiens. Le réel historique et sa complexité s’effacent alors devant l’outil économétrique.

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coloniale ibérique, il n’y a pas eu qu’un seul droit ni un seul type d’institution que les conquistadores et les colons auraient ensuite importés sur le continent américain – et ceci en raison de la diversité métropolitaine72.

Motivés par la recherche de processus semblables dans le passé, bon nombre d’analystes ont comparé le landgrabbing actuel au mouvement britannique moderne des enclosures – ou du moins à l’image qu’ils s’en sont faite – avant de conclure que nous assistons depuis quelques années à de « nouvelles enclosures » à l’échelle planétaire, tout en les critiquant et en essayant de les placer dans le contexte actuel, parfois comme réponse à la crise du régime de production alimentaire73. Certes, la comparaison est tentante – et assurément justifiée. On y retrouve la dépossession des plus faibles et l’usurpation entreprise par les plus puissants, tout comme la reconcentration de la possession des terres pour des raisons économiques (mais pas seulement). Il est possible d’y voir également la force de la loi, la place des États et la violence contre les oppo-sants. Ces analystes soulignent en même temps la dimension internationale du landgrabbing – facteur nouveau par rapport aux anciennes enclosures – et la particularité contemporaine que constitue le rôle joué par les organismes financiers internationaux, la Banque mondiale en première ligne.

Toutefois, les enclosures ne sont plus ce qu’elles étaient. Depuis au moins deux décennies, les historiens européens – Britanniques compris – ont systé-matiquement contesté les certitudes sur lesquelles s’appuyait l’image ancienne des enclosures. Les recherches récentes ont progressivement mis en doute la chronologie, la géographie, l’ampleur et les conséquences du phénomène – ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu’il faille désormais nier son existence. En fait, le processus apparaît plus lent et plus étalé dans le temps – entre la fin du Moyen Âge et le XIXe siècle – contrairement à ce que l’on a fréquem-ment affirmé et à la représentation courante74. Cet allongement nous autorise à l’assimiler à d’autres mouvements d’appropriation et d’expropriation des terres – y compris la division des communaux – qui lui sont contemporains sur

72. Par exemple, sur le plan des systèmes d’héritage et de transmission des biens : Jérôme L. VIRET, « Héritage, famille et liberté de disposer. Le régime castillan à la lumière des régimes coutumiers français », Obradoiro de Historia Moderna, 23, 2014, p. 9-34.

73. Par exemple B. WHITE et alii, « The new enclosures… », art. cit. ; C. HUGGINS, A Historical Perspective…, op. cit. ; N. LEE PELUSO, C. LUND, « New frontiers… », art. cit. ; A. H. AKRAM-LODHI, « Contextualising land grabbing… », art. cit. ; M. MERLET, Accaparement foncier…, op. cit.

74. La liste de travaux que nous proposons ici est loin d’être exhaustive : Robert C. ALLEN, Enclosure and the Yeoman : The Agricultural Development of the South Midlands, 1450-1850, Oxford, Clarendon Press, 1992 ; Mark OVERTON, Agricultural Revolution in England : the Transformation of the Agrarian Economy, 1500-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; Jean-Michel CHEVET, « Reconsidering a rural myth : peasant France and capitalist Britain », in John BROAD (éd), A Common Agricultural Heritage? Revising French and British Rural Divergence, Exeter, British Agricultural Heritage Society, 2009, p. 37-54. Pour une synthèse récente des questions soulevées par la mise en cause des enclosures comme modèle – ou même de leurs conséquences, ou de leurs avantages – voir : Gérard BÉAUR, J.-M. CHEVET, « Institutional changes and agricultural growth », in G. BÉAUR et alii (éd.), Property Rights, Land Markets and Economic Growth in the European Countryside (13th-20th Centuries), Turnhout, Brepols, 2013, p. 19-68.

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plusieurs territoires de la planète. De plus, ses répercussions présumées sur la productivité, sur la perfection des droits de propriété ou sur la « révolution » et le progrès agricoles ont également été remises en question75.

Peut-on (ou doit-on) établir un lien historique entre les enclosures et le landgrabbing ? Ce n’est pas impossible, à condition de cerner et de préciser le contexte dont on parle et la dimension abordée par l’exercice comparatiste ; à condition aussi de situer les enclosures dans un processus plus large – colonial et métropolitain – d’appropriation (et de réappropriation) de la terre et des ressources naturelles.

Parmi d’autres filiations analytiques qu’il faudrait détecter figure celle de la régulation des marchés – placée dans la moyenne durée –, constamment recherchée par des protagonistes qui se sont pourtant inscrits (du moins en théorie) dans la perspective de la liberté économique, plus ou moins étendue. De ce point de vue, les travaux des spécialistes en sciences sociales doivent être pleinement incorporés au raisonnement historien sur l’accaparement des terres76. Sous le règne d’un libéralisme renouvelé, affiché et vanté, les com-portements effectifs s’éloignent cependant de la norme – pour ne parler que de la théorie ou de la doctrine.

Plusieurs protagonistes actifs du landgrabbing, tel que nous l’avons vu tout au long de cet article, qu’ils soient publics ou privés, du Nord ou du Sud, de la production réelle ou de la finance, se méfient visiblement des évolutions incontrôlées (libérales, dans tout le spectre recouvert par cet adjectif) d’un marché souvent imprévisible et déstabilisant. La terre ne semble plus être seulement l’actif refuge pour les périodes de crise77. En tant que clef de voûte pour l’accès à l’ensemble des ressources naturelles de la planète, elle doit être

75. Ce qui nous rappelle également les discussions sur les bienfaits de la grande exploitation et de la grande propriété, contredits par le paradoxe de la productivité supérieure des petites et des moyennes exploitations agricoles.

76. Citons, à titre d’exemple, les deux dossiers publiés par la Revue Tiers Monde. Le premier – édité en deux parties – concerne l’évolution des agricultures familiales confrontées aux changements de l’agriculture mondiale (n° 220 et 221, 2014-2015) ; le second dossier porte sur les cours des matières premières agricoles et les évolutions induites par la nouvelle agriculture (n° 211, 2012). Nous pouvons également évoquer le numéro spécial de la revue Cahiers Agricultures, 22-1, 2013, à propos des appropria-tions foncières et des modèles agricoles, spécialement sur le continent africain. Parmi les contributions individuelles, citons celle de l’agronome André Neveu, qui évoque les menaces pesant sur l’agriculture mondiale actuelle (A. NEVEU, Agriculture mondiale : un désastre annoncé, Paris, Autrement, 2012), de même que l’approche de « l’agriculture de firme » développée par les sociologues Bertrand HERVIEU et François PURSEIGLE, « Pour une sociologie des mondes agricoles dans la globalisation », Études rurales, 183, 2009, p. 177-200, comme caractéristique des évolutions néolibérales contemporaines.

77. C’est l’idée du tournant de l’intérêt économique et financier de la terre, développée par R. Levesque – avec, en prime, la délocalisation de la prise de décision et la méconnaissance des éco-systèmes locaux par les décideurs : R. LEVESQUE, « La question foncière renouvelée : pour une alimen-tation durable de l’humanité et une souveraineté alimentaire européenne », Cahiers Déméter, 15, 2014, p. 7-50, p. 41-42. Un tel tournant apparaît clairement associé à l’incertitude et à l’incapacité des agents économiques de non seulement prévoir les retours sur investissement ou l’itinéraire des circuits du capital, mais aussi de s’assurer l’approvisionnement alimentaire et industriel, le respect des réglemen-tations écologiques mondiales ou la réaction des populations, etc. Rappelons que, depuis qu’il existe, il n’y a pas eu de renouveau du libéralisme sans un renouveau subséquent des tentatives pour le réguler.

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placée sous un contrôle permanent et sûr ; elle doit être désormais un instru-ment incontournable pour la valorisation du capital sous toutes ses formes.

***

Au début de cet article, nous nous sommes posé la question suivante : est-ce que le landgrabbing contemporain constitue une « contre-réforme agraire » ? Autrement dit : est-il une réaction des anciens possédants à un processus réfor-mateur précédent, ou un retour en arrière vers la situation qui avait motivé la réforme ? Il apparaît clairement que l’actuel phénomène d’accaparement des terres et des ressources naturelles à grande échelle dépasse largement le seuil de la seule réaction des anciens propriétaires expropriés. Ceux-ci n’ont pas eu besoin par ailleurs de l’émergence du landgrabbing pour tenter de récupérer la possession des terres et des ressources naturelles que la réforme agraire leur avait enlevées, dès lors qu’ils ont rencontré les conditions favorables pour y parvenir.

Si le landgrabbing peut bien être apparenté à des processus ayant eu lieu dans le passé, sur des territoires plus ou moins étendus (par exemple dans les Amériques de la période moderne ou durant la colonisation du continent africain), l’accaparement en cours excède également ces phénomènes. Le land-grabbing se situe sur une autre échelle, celle de la planète entière, et mobilise des protagonistes venant de plusieurs horizons économiques, géographiques et institutionnels (y compris du Sud), et disposant de moyens financiers – mais aussi politiques et diplomatiques – d’une tout autre ampleur. Sa rapidité d’expansion est considérable. Sa logique économique – celle qu’il déploie sur les terres et les territoires visés – a incorporé la dimension spéculative comme une composante permanente et désormais inhérente.

L’ensemble de ces facteurs fait apparaître la nécessité d’une véritable approche historique du landgrabbing et d’une plus grande participation des his-toriens à l’examen de ce mouvement qui se déroule sous nos yeux, et qui pourra encore nous surprendre dans les années à venir. Il faudrait que les historiens du monde contemporain puissent y participer, mais aussi les modernistes – et même particulièrement les modernistes – ainsi que d’autres spécialistes qui pourraient apporter des éclaircissements sur la longue durée de l’accaparement des terres et des ressources naturelles.

Nous aurions besoin d’approches comparatistes des modalités d’occupation et d’appropriation des terres, et pas seulement dans les espaces colonisés. Les « terres nouvelles » ne sont pas toujours les plus éloignées et le « colonialisme » ne s’est pas développé sans mettre à profit les expériences « métropolitaines »78. Mais il faudrait effectivement contraster les logiques des codes législatifs et de leur mise en application sur des périodes différentes, qui légitiment l’établissement

78. Les expériences cumulées des « conquêtes » et des « reconquêtes » n’ont pas cessé de se nourrir réciproquement ; et pas seulement dans les mondes ibériques ou américains.

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colonial – y compris pour les « colonialismes internes ». Il faudrait comparer leurs objectifs fonciers, économiques et ruraux, et chercher à comprendre les différences et les changements. Il serait également utile d’examiner la résilience différentielle des sociétés colonisées, lointaines et proches – lorsqu’elles n’ont pas été anéanties – de même que leurs stratégies d’adaptation.

Une telle participation des historiens à l’examen d’un fait actuel ne serait ni une intrusion dans des questionnements qui ne les concerneraient pas, ni un détournement de leur fonction scientifique. Le fait de penser historique-ment le présent et de contribuer à mieux le connaître font partie des pratiques inhérentes au métier.

Pablo F. LUNA

EHESS-CRH GrHEco (Bureau 510)190, avenue de France75244 Paris Cedex [email protected]

Pablo
Texte surligné
Pablo
Note
EHESS-CRH-Erhimor (Bureau 520)
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Résumé / Abstract

Pablo F. LUNA Le landgrabbing : une « contre-réforme » agraire ?

Depuis quelques années, la carte foncière de la planète semble altérée par un mouvement massif et rapide. Le mot anglais pour le désigner est celui de landgrabbing, mais il n’est pas le seul. Ce processus recouvre une diversité de faits et de phénomènes fonciers de nature expropriatrice, activés par des facteurs divers, conduits par des protagonistes anciens et nouveaux, avec des objectifs différents. Toutefois, ils semblent tous correspondre à une nouvelle vague de dépossession des terres et à une nouvelle forme d’appropriation et de reconcentration de leur contrôle. Dans la pratique, ce mouvement déborde la sphère strictement foncière et vise l’ensemble des ressources naturelles, la totalité du monde du vivant. Sur son passage, il subvertit les droits, les coutumes, les pratiques traditionnelles, et il assujettit à sa propre logique les populations indigènes – sou-vent avec la collaboration des États locaux. Dans cet article, nous tentons de reconstituer ses principales caractéristiques, ses mécanismes et sa logique structurelle, et nous plaidons pour la compréhension historienne d’un processus qui selon toute vraisemblance n’est nullement inédit.

MOTS-CLÉS : réforme agraire, contre-réforme agraire, accaparement des terres, droits de propriété, dépossession des terres, appropriation, expropriation n

Pablo F. LUNA Land grabbing : An agrarian « counter-reform » ?

In recent years, land map of the World has been changed by a massive and rapid movement. The English word for it is land grabbing. This process presents a diversity of property features, such as usur-pation and expropriation. It is driven by new and old actors, with different objectives. However, this represents a new wave of land dispossession, a new form of appropriation and reconcentration of land and natural resources, because this movement goes beyond the property framework and covers all the entire living natural world. It converts and it changes the rights, customs and traditional practices. It subjects the indigenous population, with the cooperation of local states. In this article, we reconstruct the main features of this process, its mechanisms and its structural logic. We also advocate for the historian understanding of a process which, we are sure, is not new.

KEYWORDS : Agrarian reform, counter-agrarian reform, land grabbing, property rights, land dispossession, land appropriation, expropriation n