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Le besoin d'aimer

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LE BESOIN D'AIMER

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DU MEME AUTEUR

Le beau visage de la, vie. Spes. ( 4 3 mille.) T r a d u i t en espagnol et i tal ien.

L ' â m e a r d e n t e des jeunes. Spes. ( 3 5 mille.) T r a d u i t e n espagnol. T o n c œ u r d e v a n t Dieu. Spes. (20e mille.) J e u n e fille, s i t u v e u x ê t r e moderne . Spes. ( 3 5 mille.) T r a d u i t

en espagnol, por tugais , i talien, grec. J e u n e fille, si t u veux r e g a r d e r l a v ie en face. Spes. ( 3 0 mille.)

T r a d u i t en espagnol. L ' éduca t ion s en t imen ta l e des filles. Spes. (15e mille.) T r a d u i t en

espagnol . No t r e -Dame d e tous les jours . Spes. ( 2 5 mille.) J e u n e s s e a u g r a n d large. Spes. ( 1 6 mille.)

B I O G R A P H I E S :

Lacorda i re . Vie Chrét ienne , Lyon. L e u r beau des t in d e femmes . Le Chalet , Lyon. ( 3 0 mille.) Sa in te Emil ie de Vialar. Hél iogravures . Le Chalet . Sa in te J e a n n e die Lestonnac, Hél iogravures . Spes. T r a d u i t en

anglais . E l i sabe th de Hongrie . Bois d 'Annie Augé. Le Chalet. ( 1 5 mille.)

R O M A N S :

B r u m e d u mat in . Spes. ( 2 8 mille.) T r a d u i t en i talien. Comme le feu d u ciel. Spes. ( 1 0 mille.) T r a d u i t en i talien. La m a i n offerte. Le Chalet.

T H E A T R E :

Le pa rdon . Boulort . Les d e u x routes . Spes. Le mirac le d e s t ro is épines. Spes. La pe t i te fille qui vend i t son cœur . Spes.

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PAULA HOESL

L E B E S O I N

D ' a i m e r R o m a n

... elle ne sait pas que le besoin d'aimer travaille les jeunes cœurs comme la sève monte dans les branches ;

qu'avant d'aimer un être, c'est l 'amour qu'on aime...

SPES - PARIS

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I

C elle était née un beau 15 août, sous un ciel ensoleillé où vibraient les cloches de l'Assomp- tion, sa mère avait voulu qu'on l'appelle Marie, en l'honneur de la Vierge.

« Marie, ça fait coco, ce nom-là », disaient toujours les gosses du quartier qui s'appelaient Simone, Solange, Da- nielle ou Monique.

Mais à dire vrai, sauf sur les registres de l'école, elle ne portait pas ce nom. On l'appelait Mimie. Cela convenait bien à sa frimousse drôlette, à son teint éclatant, à ses cheveux blonds aux reflets dorés et à ses grands yeux gris clair comme une eau fraîche entre des cils bruns.

Elle riait si volontiers, d'un rire qui creusait dans ses joues des tas de petites fossettes, que le voisin d'en bas, le cordonnier à la jambe de bois qui battait la semelle à lon- gueur de journées dans une petite échoppe sombre au rez- de-chaussée de la rue en pente, frappait au carreau quand elle passait devant chez lui en revenant de l'école.

« Alors ? Ça va, Mimie Pinson ? » Il lui donnait ce nom à cause de toutes les chansons qu'elle

envoyait si gaiement du haut en bas de l'escalier, déjà toute

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petite, avec deux tresses drôlement serrées de chaque côté des oreilles. Elle posait sa boîte à lait sur le trottoir et, par la porte entr'ouverte, passait sa tête ébouriffée et effrontée de petit moineau :

« Bonjour ! Ti t Compagnon ! » Les gosses du quartier qui raffolaient du vieux bonhomme

l'avaient affublé de ce nom bizarre, Tit Compagnon, parce qu'il n'était guère plus haut debout qu'assis, mais on ne le voyait jamais qu'assis devant son établi.

Ils venaient fourrager dans ses affaires, chercher les clous ou les vieux morceaux de cuir qui traînaient pour fabriquer mille objiets ingénieux. Ou bien ils s'amusaient à planter, avec le gros marteau, des rangées de clous dans une vieille table qui servait de débarras.

« Hé. hardi ! Compagnon », criait le vieux en riant de l'effort des gosses qui s'escrimaient gravement à la besogne.

Alors, il était devenu Ti t Compagnon pour tous, même pour sa femme.

« Bonjour, Ti t Compagnon, vous ressemelez les bottes de sept lieues ? »

Entre Mimie et le vieux, c'était une plaisanterie toujours renouvelée et qui semblait ne jamais perdre sa saveur.

« Oui, diablesse, et prends bien garde que l'ogre ne te croque en te rattrapant dans les escaliers. »

Pan ! Pan ! Il assénait de grands coups sur les bottes ima- ginaires et faisait : Hou ! Hou ! pour imiter l'ogre en enflant sa voix qui était plutôt maigrelette, un filet ténu, cocasse dans cette bonne grosse figure bouffie, barrée d'une épaisse moustache grisonnante.

De cette voix d'ailleurs, il était très fier et, comme le samedi soir, pliant soigneusement son tablier de cuir, il s'en allait régulièrement occuper Une place aux quatrièmes gale-

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ries du grand théâtre, « le poulailler » comme on disait dans le quartier, il avait des prétentions d'amateur de musique et entonnait la vieille rengaine :

Mimie Pinson est une blonde., Une blonde que l'on connaît...

Ou bien le grand air de la « Vie de Bohême » :

Je m'appelle Mimie et pourquoi ? Je ne sais!...

« Laisse la petiote, disait sa femme, tout en cuisinant son éternelle friture à la provençale qui emplissait de son odeur la cour dans laquelle ouvrait l'arrière-boutique. Laisse mon- ter la petiote ou ce ne sera pas la voix de l 'ogre qu'elle entendra !... »

Elle faisait allusion à M Bernoux qui, penchée sur la rampe, hélait Mimie d'une voix sans douceur :

« T ' a s pas fini de bavarder ! Allez ! hop ! grimpe ou je descends te chercher. »

Mimie escaladait les marches deux à deux, ses jupes au vent balancées par le mouvement souple de ses hanches, sans interrompre son chantonnement.

« Ça vient, ça vient, c'est haut, tu sais ! — Surtout quand on prend racine pour jacasser! » Tous les jours, la même cérémonie recommençait, tandis

que Ti t Compagnon, le marteau en suspens et l'oreille au guet, disait à sa femme :

« Dis donc, Maman Germaine, elle peut donc pas laisser la gosse tranquille ! C'est pas bien méchant de bavarder avec moi !

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— Faut pas qu'elle prenne des habitudes de traînasser, disait Maman Germaine, plus raisonnable. C'est pas une mauvaise femme, M Bernoux, mais elle crie un peu vite.

— T u te rappelles la sienne de mère... avec les mêmes cheveux frisés et les mêmes yeux doux ?

— Oui, faisait Maman Germaine... C'est bien dommage qu'elle soit partie, cette jeunesse. »

L a m a m a n de Mimie é ta i t morte, cinq ans plus tôt, en me t t an t au monde u n peti t frère qui n ' ava i t pas vécu. On les avai t en ter rés tous les deux dans le même cercueil, le tout -pet i t pressé contre le flanc qui avai t été impuissan t à lui donne r la vie, même au p r i x de la sienne.

Mimie, qui avai t vu p a r t i r à l 'hôpi ta l sa douce m a m a n jolie, n ' ava i t j ama i s r evu les chers veux clairs d ' eau pure , comme les siens, sous les fr isons blonds, qui ombrageaient le f ront pensif . E l l e n ' ava i t pu voir que la longue boîte rec- t angula i re , recouverte d ' u n d r a p noir, où étaient renfermés sa m a m a n et ce peti t frère a t tendu avec une impatience si joyeuse. A la maison, près du lit des parents , le berceau é ta i t prê t , tou t f ra îchement pomponné de rose — le berceau de Mimie, redescendu du grenier e t reverni au r ipolin blanc !

L e mois précédent , Mimie assis tai t avec émotion à tous ces p répara t i f s et p rena i t sur son poing les petits béguins, roses eux aussi , qui sor ta ient des doigts agiles de maman.

« At ten t ion , ne les salis pas ! — O h ! non », protestai t-el le avec ferveur . E l l e imagina i t déjà le peti t frère enfoui dans ces mousse-

lines ou ces la inages : « T u me le prê te ras , dis ? »

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Elle le berçait en rêve au creux de son bras, comme elle voyait faire aux mamans au jardin public.

Et maintenant, non seulement le beau rêve était envolé, mais la maman jolie ne reviendrait pas à la maison !

Maman Germaine lui avait mis une robe noire, achetée la veille à la « Belle Jardinière ». Elle tirait sur le col étroit pour pouvoir respirer, mais rien ne pouvait faire des- cendre cette grosse boule d'angoisse qui lui remontait dans la gorge.

La main serrée dans celle de son père, menue et lamen- table, elle avait marché derrière le corbillard sans rien com- prendre à ce qui arrivait, en une belle après-midi de mars, traversée de minces giboulées, vite éclairée de soleil. Comme le chemin avait été long de l'hôpital au cimetière !

Le père, un géant débonnaire, n'avait pu supporter le veuvage avec une gamine de neuf ans.

Quelques mois plus tard, il épousait une voisine, belle femme qui allait sur la quarantaine, encore agréable à regar- der avec ses cheveux noirs plaqués en accroche-cœur sur les tempes. Elle était pourvue elle-même de deux enfants que lui avait laissés un mari emporté brusquement par un acci- dent d'usine. E n recollant les morceaux des deux foyers, il n 'y avait qu'à essayer d'en faire un autre !

« T u vas avoir une nouvelle maman, avait dit un soir M. Bernoux à Mimie, qui servait le repas comme une vraie petite femme... Il faut une ménagère ici... ma pauvre gosse, ce n'est pas un travail pour toi. »

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Mimie avait serré les lèvres sans répondre, l'eau claire de ses yeux traversée de lueurs d'orage. Une maman, ça ne se remplaçait pas ! On n'en avait qu'une, n'est-ce pas ?

Elle s'était sentie toute perdue dans la maison, les pre- miers temps après le mariage de son père, ne pouvant s'ha- bituer aux manières brusques de sa belle-mère.

Le verbe haut, le rire facile, mais la main leste, celle-ci menait tout le monde tambour battant et ne souffrait guère la contradiction.

Le soir, dans son lit, couchée sur son bras replié, Mimie évoquait intensément sa maman à elle, fine et blonde, si tendrement caressante, qui la prenait dans ses bras pour la consoler de tous ses chagrins d'enfant.

« T'en fais pas, mon moineau frisé, maman est là ! » Maintenant, le moineau frisé était tout seul dans la vie.

Mais comme elle avait une âme fière, cette petite Mimie, elle pouvait bien pleurer, le soir, de grosses larmes dans le refuge inviolable de son oreiller, mais pendant la journée elle voulait que personne ne connaisse son chagrin. Elle tenait tête bravement à la vie, levant haut ses fins sourcils et son menton timbré d'une fossette, opposant à tous le clair regard de ses yeux de source.

Aussi chacun, dans la maison où l'on bavardait de porte en porte et d'étage en étage, croyait que la petite Bernoux avait bien vite oublié sa mère.

« Comme c'est ingrat tout de même, les enfants ! » disaient les voisines, quand on la voyait remonter, les jupes au vent et la chanson aux lèvres avec son minois clair tout ensoleillé.

Mais Tit Compagnon défendait sa petite amie. Il y voyait plus clair qu'on ne pensait avec ses gros yeux de myope derrière ses lunettes à monture de fer. Il secouait la tête et répétait :

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« C'est par le dedans qu'il faut voir!... Vous n'avez pas d'assez bons yeux pour ça ! »

Il avait fallu aussi s'accoutumer à la présence des enfants de sa belle-mère. A deux contre un, tout n'avait pas été facile !

Suzy, l'aînée, était brune et volcanique. Elle allait sur ses treize ans, se savait jolie et tirait vanité de ses cheveux sombres, fins et brillants. Elle ne pensait déjà qu'à sa toi- lette, et se mettait du rouge en cachette. Elle agaçait Mimie quand elles sortaient, l 'une avec l 'autre, faire des commis- sions dans le centre de la ville où sont les quartiers élégants, par sa manie de s'arrêter devant les vitrines pour se mirer à la dérobée, tapoter ses boucles et s'extasier devant tant de jolies choses offertes à la convoitise des passants.

« Oh ! regarde ! Cette robe ! si elle est pas mignonne ? E t cette broche ! comme elle ferait bien avec mon costume d'été... E t ces boucles d'oreilles, des amours! »

Ses yeux brillaient de convoitise. Comme une alouette éblouie par les miroirs, elle ne pouvait s 'arracher au piège des vitrines.

« Viens donc, disait Mimie en la t irant par la manche, ta mère va nous gronder si nous sommes en retard.

— T u m'embêtes, répondait Suzy, ce n'est pas pour cinq minutes de plus!... »

Il fallait courir ensuite et, quittant les grandes artères brillamment éclairées, remonter à toutes jambes vers la ville haute, à travers les ruelles étroites et les escaliers raides qui raccourcissaient la route mais vous mettaient le cœur entre les dents. Mimie pressait le mouvement. Elle

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savait bien que — sauf exception — c'est elle qui serait grondée!... Suzy avait de la défense. Elle s'en allait dans sa chambre en claquant la porte. Mimie restait seule pour s'entendre redire pour la centième fois que ce n'était pas une vie d'avoir des filles à élever.

Fernand, de deux ans plus jeune que sa sœur, la dépas- sait déjà de la tête. C'était un gars râblé, aux poings durs, qui cognait Mimie pour rire, mais lui faisait mal, avec sa force naissante de petit bouvillon.

« Vas-tu laisser la gosse tranquille, intervenait molle- ment Mme Bernoux.

— C'est pour rire, disait-il de sa grosse voix, en tordant les poignets minces de Mimie. Allons ! dis que tu es battue ? »

Mimie serait morte plutôt que de le dire. Elle se tortil- lait comme une anguille entre les mains du garçon. Quand il la lâchait pour obéir aux injonctions de sa mère, elle s'en allait, toute fière, avec ses yeux qui ne cillaient pas, mais le cœur battant et, aux poignets, les marques rouges faites par les mains trop rudes du garçon qui ignorait sa force.

« Qu'est-ce que tu as là ? » disait le soir Ti t Compagnon quand elle venait bavarder dans l'arrière-boutique.

Elle cachait ses mains derrière son dos et répondait en pointant le menton d'un air de défi :

« Rien du tout... on s'est bousculé un peu.. faut bien s'amuser... »

Même avec ses amis, pour rien au monde, elle n'aurait voulu se plaindre...

Mais ça! c'était le passé déjà lointain, pour une jeune personne qui venait d'avoir treize ans cet été...

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II

L maison fait l 'angle d'une place qui domine de très haut les quais de la Saône. Un jardin public s'allonge en encorbellement, offrant ses verdures, ses pelouses, ses bancs un peu vermoulus et une admirable échappée sur la rivière paisible, la colline opposée où les maisons montent à l'escalade, et la ville étendue à ses pieds dans un hérisse- ment de clochers et de dômes.

La rue est le domaine privé des gosses dans leurs heures de liberté. Ils jouent à la marelle, à cloche-pied, en dessi- nant à la craie de larges raies blanches sur le pavé pous- siéreux. D'autres ont le privilège d 'un traîneau improvisé avec une caisse de bois blanc fournie par l'épicier du coin et de vieilles roulettes dénichées chez un bric-à-brac puis assujetties tant bien que mal dans l'atelier de Ti t Compagnon.

Sur cet engin de fortune, ils dévalent à toute allure dans la rue étroite, en poussant des cris de sauvages pour alerter les ménagères qui font leurs courses à la tombée de la nuit. Chacun à son tour, comme de juste, à pousser et à tirer à la montée ! Mais quelle ivresse à la descente, de filer, cheveux au vent, avec, dans la gorge, le cri sauvage de la vitesse et l'appréhension délicieuse de chavirer au tournant.

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« Mimie, oh ! Mimie ! t u viens faire un tour ? »

Mimie , qui ren t re de l 'a te l ier , fait une peti te moue dédai- gneuse qui gonfle sa lèvre fraîche.

« Je suis t rop g rande ! » E l l e ajoute avec u n a i r sér ieux de peti te bonne femme : « Fa i t e s a t tent ion, les gosses, de ne pas ra te r le tournant . » E n contre-bas il y a la g rande ar tère plantée d ' a rb res et

le dange r toujours à cra indre des autos et des électrobus. Les cris de la bande fusent , indignés. « T ' e n fais pas pour nous ! — O n n ' e s t pas des ballots ! — H o u ! la peureuse ! » L e c h œ u r s 'é loigne gravement . C 'es t la montée mainte-

nant . Zizi, j eune personne a u x cheveux courts e t au nez re t roussé , houspi l le son at te lage de trois garçons qui ha lent à g rand 'pe ine le véhicule b ran lan t , la corde passée sur l ' épaule . O h ! hisse ! C ' e s t exc i tan t ! On croirai t les ha leurs de péniches du dern ier film.

Mimie , ar rê tée au coin du t rot to i r , a t tend la descente, les y e u x br i l lants . Si sa d igni té n ' é t a i t pas en jeu, comme elle a imerai t , elle aussi , dévaler la peti te rue en accrochant, au passage, les paniers de la marchande de légumes et l 'é ta lage du bazar , ce qui fai t hu r l e r les commerçants s u r leurs portes.

« T a s de polissons, a t tendez que j ' appel le le sergent de vi l le! . . . Allez jouer dans les j a r d i n s ! . . . »

Mais les j a rd ins n ' o n t pas l ' i m p r é v u de la rue en pente. Que peut-on bien y faire quand on a passé l 'âge de la pelle e t d u seau et qu 'on n ' a pas encore celui des amoureux qui, deux à deux , s ' a t t a rden t dans la douceur du crépuscule qui v ient sournoisement assombr i r le g rand ciel d ' o r pâle.

« H o u p ! H o u p !

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— Qu'est-ce que tu fais à rêvassser ainsi au coin de la rue ? »

C'est T i t Compagnon qui met les volets de bois pour fermer sa boutique.

« T u rentres bien tard, ce soir, petiote. — Y avait du travail pressé à finir, une robe à livrer,

y a fallu que j 'attende pour la porter... Ce qu'elle aurait râlé, la cliente, si elle ne l 'avait pas eue, sa robe. C'était au diable et j 'ai manqué un tram. »

C'est souvent que Mimie rentre en retard pour des raisons semblables.

« Alors ! je ne te dis pas de t'asseoir pour faire un brin de causette avec Maman Germaine, parce que ta soupe sera froide. »

Mimie monte quatre à quatre. Elle a faim. Il y a long- temps que le croûton de pain, mangé à la hâte entre deux commissions, est dans ses talons. Au milieu de son ascen- sion un bolide qui descend manque de la renverser. C'est Fernand, le béret sur l'œil.

« Te dépêche pas tant ; on a tout mangé sans toi ! C'est plus des heures pour rentrer, ma fille.

— Où files-tu déjà ? — Rejoindre les copains ! Bonsoir, ma vieille ! » Sur une bourrade — c'est sa manière à lui d'exprimer

son affection — il reprend son vol. « Tâche de ne pas rentrer trop tard ! » crie M i m i e pro-

tectrice.

Le « zut » du garçon se perd dans le roulement des gros souliers. Les rapports Mimie et Fernand sont maintenant

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sur le mode amical, mais ils se bornent à l'échange de quel- ques bourrades et de multiples plaisanteries. Comme Mimie est bonne fille, le garçon la préfère à « cette peste » de Suzy qui n 'a rien de plus pressé que de divulguer aux autorités familiales les frasques de son frère.

Dans l'étroit vestibule, Suzy, la bouche en 0 , achève de mettre son rouge tout en houspillant sa mère qui s'habille dans sa chambre.

« Comme tu es en retard ! dit M Bernoux sans convic- tion. On n 'a pas pu t'attendre. Suzy veut voir le dernier film du Palace. On a tout juste le temps.

— Et papa ? dit Mimie sans s'émouvoir. — Lui ? Déjà au café, naturellement ! Quand il restera

à la maison, celui-là, la Croix-Rousse croulera! Il semble que le plancher lui brûle les pieds. »

Si on criait un peu moins souvent, peut-être qu'il reste- rait davantage, pense Mimie qui se souvient des temps anciens où papa lisait tranquillement sous la lampe en compagnie de sa jolie maman qui cousait...

« Alors, sers-toi, continue M Bernoux. On t 'a laissé ta part sur le feu, mais fais attention de bien fermer le robinet du gaz ; j 'ai pas envie de payer encore une note comme le mois dernier.

— Maman ! supplie Suzy qui trépigne dans le vestibule, tout éblouissante sous la couronne de ses beaux cheveux noirs.

— J 'y suis ! Le temps de prendre mon sac ! Ah ! mon Dieu ! j'allais oublier mon écharpe ! »

Suzy ouvre la porte. « Tant pis pour toi! Je pars toute seule ! Je ne veux pas

rater les actualités! C'est assommant de sortir avec toi. Ce

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qu'elles me trouvent gourde, mes amies, de charrier tou- jours ma mère ! »

Mimie les entend se chipoter tout le long des escaliers, mais elle ne s'en fait pas, elle en a l 'habitude et leurs voi- sins aussi..

M Bernoux aime s'amuser et elle prend prétexte de ses devoirs maternels pour accompagner sa fille.

« Je suis encore jeune, dit-elle, je n 'ai pas l 'âge de m'en- fermer chez moi comme une grand'mère ! E t c'est d'ailleurs la meilleure manière de surveiller une grande fille! »

Mais Suzy commence à rechigner contre une pareille ser- vitude et, quand elle le peut, fausse compagnie à sa mère.

Elle vient d'avoir dix-sept ans. Elle est épanouie comme une femme dans sa beauté brune. « Tout mon portrait quand j'avais son âge », se rengorge M Bernoux quand elle la voit s'en aller, en balançant ses hanches minces et dressant le buste, avec sa manière séduisante de regarder bien en face, le menton un peu haut, de ses yeux sombres et domi- nateurs.

Suzy est depuis un an chez un grand coiffeur et ne parle que de s'installer à son compte quand elle aura de l 'argent. Mais en aura-t-elle jamais, puisque tout ce qu'elle gagne, quand elle a payé la modique pension que M Bernoux prélève sur ses appointements, passe en chiffons et en pro- duits de beauté ?

Au début, elle les dissimulait soigneusement sur l'éta- gère de la chambre qui lui est commune avec Mimie, der- rière le carton qui renferme sa lingerie, car elle avait encore peur de la main leste de sa mère.

Maintenant, l'audace lui est venue ! E t les flacons de parfums et de vernis, les tubes de pâte onctueuse pour les mains et les ongles, les pots de crème à maquiller et à

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démaquiller s'étalent ouvertement sur la cheminée qui sert de coiffeuse.

« En voilà des drogues! gouaille Fernand quand il passe la revue de la pièce. Ça empeste ici ! »

En quelques mois de travail dans le salon de coiffure où passent les élégantes de la ville, Suzy est devenue une gra- vure de mode avec ses ongles taillés en griffes et vernis en rouge, ses cheveux calamistrés, les boucles d'oreilles fan- taisie qui allongent son visage et lui donnent un air d'espa- gnole qui la vieillit.

C'est une cliente qui lui a découvert cette ressemblance : « Tout à fait la Argentina... c'est étonnant, ma petite!...

Je l 'ai vue danser en... Ah! cela me vieillit trop pour que j 'en parle!... Elle était mince et flexible comme un jonc... Tout à fait comme vous ! »

La tête renversée entre les mains agiles de Suzy, la dame égrène ses souvenirs. Suzy, avec un soupir d'envie, évoque la danseuse qui faisait pâmer les salles et emportait tous les cœurs. Le soir, devant la glace, elle se regarde longuement en se demandant s'il est vrai qu'elle est aussi jolie.

Cette perspective de ressembler à une danseuse espagnole calme pour un temps le désir qui la travaille de faire déco- lorer en blond platine ses cheveux noirs. Avec des yeux sombres, ce serait très chic ! Dans les romans on parle tou- jours des « blondes aux yeux noirs ». Sans en convenir, elle envie la couleur dorée des boucles de Mimie qui n'ont jamais besoin de passer entre les mains du coiffeur. Elle les lave elle-même dans sa cuvette et les sèche au soleil, à sa fenêtre, en été, ou devant le four ouvert en hiver. Elle ressort de là, le teint animé, en secouant comme un caniche ses boucles dorées et brillantes comme de la soie !

Encore des cheveux de petit enfant !

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Restée seule, Mimie bâille en réchauffant son souper. Il y a un reste de haricots dans le four. Il est bien desséché et elle déteste les haricots ! Deux sardines dans le fond de la boîte —les conserves jouent un grand rôle dans les menus de la maison, — c'est tellement commode d'ouvrir une boîte au dernier moment !

Flûte ! Elle ne va pas souper comme ça toute seule ! Ça lui couperait l 'appétit ! Elle fourre les sardines en sandwich dans un quignon de pain. Tan t pis pour les haricots ! Eteint déli- bérément le gaz. Déniche dans le placard les dernières noix, les fourre dans sa poche, et dévale l'escalier.

« Bonjour, T i t Compagnon! Bonjour, Maman Germaine ! Je viens souper avec vous ! »

L'arrière-boutique est toujours ouverte pour Mimie « T'es encore toute seule, mon pauvre Moineau », dit

Maman Germaine.

Ça fait plaisir à Mimie qu'on l'appelle Moineau. C'est le rappel de cette maman dont les traits s'effacent avec le temps, mais dont le souvenir est toujours vivace au fond du petit cœur affectueux.

« Ils m'ont tous abandonnée, dit-elle de sa voix rieuse. Vous voulez que je vous tienne compagnie ? »

Sans attendre la réponse, elle s'installe sur l'escabeau, entre le fourneau et le buffet. Pour rien au monde on ne la déciderait à se mettre à table quand elle s'invite ainsi toute seule Elle tient à honneur de manger ses propres provisions.

T i t Compagnon n'insiste pas. Tout à l 'heure, quand elle commencera à raconter les histoires de son atelier, le teint rose et les joues animées, elle oubliera son protocole et cro-

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quera sans s'en apercevoir les tartines de confitures de Maman Germaine !

Les deux vieux, qui adorent Mimie comme le rayon de soleil de leur boutique où il n'entre guère, se clignent de l'œil en lui voyant dévorer les tartines à belles dents, comme devant une bonne plaisanterie dont ils sont seuls à apprécier la saveur.

« Alors, Mimie, et les affaires ? Quoi de nouveau dans la mode ? »

Depuis trois mois, Mimie, sur la recommandation d'une voisine, est apprentie dans une maison de couture. Cette vocation s'est décidée au petit bonheur. La directrice de l'école avait bien insisté pour qu'on la fît entrer au groupe scolaire. Elle est toujours dans les premières de sa classe et pourrait se faire une jolie situation dans le commerce. M Bernoux en a décidé autrement. Puisque Suzy n 'a pas continué ses études, pourquoi l 'autre ferait-elle la demoi- selle ? M. Bernoux, géant nonchalant, qui désire ne jamais entrer en conflit avec sa femme, a grogné mollement, les dents sur sa pipe :

« C'est vrai que ça te va, Mimie? » Mimie a secoué ses boucles et haussé ses petites épaules

rondes sous son sarrau d'écolière. Ça ou autre chose, puis- qu'il faut gagner sa vie ! Elle aime chiffonner les étoffes et le jeudi fabrique inlassablement des robes à l'une de ses poupées. N'est-ce pas un signe indéniable de vocation ?

Les jambes remontées sur les barreaux du tabouret, Mimie oublie les fatigues de la journée en racontant des histoires de l'atelier. Elle imite la voix pointue de M Rose,

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la contremaîtresse, et l'accent marseillais de la nouvelle apprentie qui se fait attraper toutes les minutes mais ne cesse de rire de toutes ses dents. Parce qu'elle est dans l'atelier depuis trois mois, Mimie se prend déjà pour un des piliers de la Maison Juliette et Sœurs et parle savam- ment des modes qui doivent sortir avec la saison. Maman Germaine, qui porte toujours les mêmes robes depuis vingt ans, ouvre de grands yeux devant les descriptions de Mimie.

« Allons, Tit Compagnon, chantez quelque chose. » Le vieux se fait prier pour la forme. Une manie que

Mimie connaît bien. Elle saute de son tabouret et s'accoude sur la table en plissant ses yeux clairs d'une manière irré- sistible.

« Vous savez ? Le grand air de La Dame Blanche ! » Le vieux, qui meurt d'envie de s'exécuter, repousse les

assiettes du coude et, la main sur le cœur, dans le grand style, lance la vieille rengaine :

La Dame Blanche vous-ou... regarde. La Dame Blanche vous entend.

Puis Mimie réclame sa chanson à elle : La Cocarde de Mimie Pinson.

Je vois Mimie Pinson Dans sa petite mansarde Avec émotion

Préparer cette petite cocarde...

Quand le vieux est lancé, rien ne peut plus l'arrêter! Entre deux airs, il égrène ses souvenirs de vieil assidu du théâtre et déclare sentencieusement :

« Leur cinéma ? C'est jamais que des images qui bou- gent ! Tandis que les artistes ! nous! on les voit en chair