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Med Pal 2005; 4: 199-202 © Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés SOINS PALLIATIFS ET ÉTHIQUE Médecine palliative 199 N° 4 – Septembre 2005 Le biopouvoir sur la mort Christiane Vollaire, Professeur de philosophie, Villejuif. Summary Biopower over death The concept of “biopower” developed by the philosopher Michel Foucault in 1976 is operational in medicine, enabling concep- tualization of the notion of death and the origin of the palliative approach to the terminally ill. Palliative care necessarily implies a technological context where life and death are no longer nat- ural phenomena but the objects of medical decisions. In this context even understanding the elementary notion of patient care becomes problematic. Key-words: control, population, therapeutics, authority, standards. Résumé Le concept de « biopouvoir », créé par le philosophe Michel Foucault en 1976, demeure opérationnel pour penser le rapport de la médecine à la question de la mort, et interroger l’origine de la démarche palliative. Celle-ci s’inscrit en effet dans un contexte nécessairement technologique, qui fait de la vie et de la mort non plus des faits naturels, mais des objets de décision médicale. Et rend ainsi problématique jusqu’à la notion élémen- taire de thérapeutique. Mots clés : contrôle, population, thérapeutique, autorité, norme. Définition du biopouvoir Le concept de biopouvoir a été créé par Michel Fou- cault en 1976, dans le tome I de son Histoire de la Sexua- lité, intitulé La Volonté de savoir [1]. Il est repris la même année dans son cours au Collège de France, publié depuis, et intitulé Il faut défendre la société [2]. Il relie ensemble deux questions que Foucault a jusque là traitées séparé- ment : celle du savoir médical et celle du pouvoir insti- tutionnel. La question du savoir médical est présentée par Foucault dans son premier ouvrage, Naissance de la cli- nique, en 1963 [3]. Il y traite la question de l’épistémolo- gie, c’est-à-dire de la théorie de la connaissance, autour du concept de visibilité, tel qu’il s’élabore dans la méde- cine clinique à partir de la fin du XVIII e . La question du pouvoir institutionnel a été traitée par Foucault dans l’Histoire de la folie à l’âge classique, paru en 1972 et dans Surveiller et punir, paru en 1975 [4, 5]. Il est ques- tion dans ces deux ouvrages du pouvoir politique dans ses manifestations institutionnelles, autour du concept de discipline, tel qu’il s’élabore dans les pratiques de contrôle social à partir du XVII e . C’est la corrélation entre ces deux questions, et les concepts qu’elles engagent, qui permet selon Foucault, au XIX e , l’émergence du biopouvoir, comme intrication entre la visiblité des corps et le contrôle social des individus : c’est parce que le corps devient de plus en plus accessible à l’observation, que les sujets deviennent de plus en plus soumis à la surveillance. Il se crée ainsi un rapport étroit entre savoir et pouvoir, qui fait de la médecine une véri- table cheville du pouvoir politique, comme le montre l’émergence du concept de santé publique. Le biopouvoir, comme pouvoir sur l’homme en tant que vivant (puisque bios en grec signifie la vie), est une nouvelle forme de pouvoir politique permise par l’essor des disciplines scientifiques et techniques de connaissance du corps. Réduction du sujet à l’individu Or, considérer l’homme seulement comme un vivant, c’est le réduire à l’état organique, ne pas le supposer ca- pable de décision, d’autonomie et de réflexion ; c’est l’en- visager comme un simple individu physique, et non comme un sujet apte à la pensée. L’individu se définit en effet comme ce qui ne peut être divisé sans perdre son identité : tout être vivant, jusqu’au protozoaire, est un in- dividu, et le terme s’applique à toute forme existante et différenciée. Réduire la personne au statut d’individu, c’est donc la réduire à sa dimension organique, comme partie d’une masse, privée d’autonomie mentale. Au contraire, l’homme, comme sujet, est capable d’autonomie, doté de singularité, mentalement et intellectuellement différencié. Ainsi le biopouvoir, réduisant l’homme à ses quali- fications biologiques, le réduit par là du statut de sujet au statut d’individu. Mais dès lors, c’est aussi dans sa Vollaire C. Le biopouvoir sur la mort. Med Pal 2005; 4: 199-202. Adresse pour la correspondance : Christiane Vollaire, 22, rue Pasteur, 94800 Villejuif. e-mail : [email protected]

Le biopouvoir sur la mort

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© Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés

S O I N S P A L L I A T I F S E T É T H I Q U E

Médecine palliative

199

N° 4 – Septembre 2005

Le biopouvoir sur la mort

Christiane Vollaire, Professeur de philosophie, Villejuif.

Summary

Biopower over death

The concept of “biopower” developed by the philosopher Michel Foucault in 1976 is operational in medicine, enabling concep-tualization of the notion of death and the origin of the palliative approach to the terminally ill. Palliative care necessarily implies a technological context where life and death are no longer nat-ural phenomena but the objects of medical decisions. In this context even understanding the elementary notion of patient care becomes problematic.

Key-words:

control, population, therapeutics, authority, standards.

Résumé

Le concept de « biopouvoir », créé par le philosophe Michel Foucault en 1976, demeure opérationnel pour penser le rapport de la médecine à la question de la mort, et interroger l’origine de la démarche palliative. Celle-ci s’inscrit en effet dans un contexte nécessairement technologique, qui fait de la vie et de la mort non plus des faits naturels, mais des objets de décision médicale. Et rend ainsi problématique jusqu’à la notion élémen-taire de thérapeutique.

Mots clés :

contrôle, population, thérapeutique, autorité, norme.

Définition du biopouvoir

Le concept de biopouvoir a été créé par Michel Fou-cault en 1976, dans le tome I de son

Histoire de la Sexua-lité

, intitulé

La Volonté de savoir

[1]. Il est repris la mêmeannée dans son cours au Collège de France, publié depuis,et intitulé

Il faut défendre la société

[2]. Il relie ensembledeux questions que Foucault a jusque là traitées séparé-ment : celle du savoir médical et celle du pouvoir insti-tutionnel. La question du savoir médical est présentée parFoucault dans son premier ouvrage,

Naissance de la cli-nique

, en 1963 [3]. Il y traite la question de l’épistémolo-gie, c’est-à-dire de la théorie de la connaissance, autourdu concept de visibilité, tel qu’il s’élabore dans la méde-cine clinique à partir de la fin du

XVIII

e

. La question dupouvoir institutionnel a été traitée par Foucault dansl’

Histoire de la folie à l’âge classique

, paru en 1972et dans

Surveiller et punir

, paru en 1975 [4, 5]. Il est ques-tion dans ces deux ouvrages du pouvoir politique dansses manifestations institutionnelles, autour du concept dediscipline, tel qu’il s’élabore dans les pratiques de contrôlesocial à partir du

XVII

e

.C’est la corrélation entre ces deux questions, et les

concepts qu’elles engagent, qui permet selon Foucault, au

XIX

e

, l’émergence du biopouvoir, comme intrication entrela visiblité des corps et le contrôle social des individus :c’est parce que le corps devient de plus en plus accessibleà l’observation, que les sujets deviennent de plus en plussoumis à la surveillance. Il se crée ainsi un rapport étroit

entre savoir et pouvoir, qui fait de la médecine une véri-table cheville du pouvoir politique, comme le montrel’émergence du concept de santé publique.

Le biopouvoir, comme pouvoir sur l’homme en tantque vivant (puisque

bios

en grec signifie la vie), est unenouvelle forme de pouvoir politique permise par l’essordes disciplines scientifiques et techniques de connaissancedu corps.

Réduction du sujet à l’individu

Or, considérer l’homme seulement comme un vivant,c’est le réduire à l’état organique, ne pas le supposer ca-pable de décision, d’autonomie et de réflexion ; c’est l’en-visager comme un simple individu physique, et noncomme un sujet apte à la pensée. L’individu se définit eneffet comme ce qui ne peut être divisé sans perdre sonidentité : tout être vivant, jusqu’au protozoaire, est un in-dividu, et le terme s’applique à toute forme existante etdifférenciée. Réduire la personne au statut d’individu, c’estdonc la réduire à sa dimension organique, comme partied’une masse, privée d’autonomie mentale. Au contraire,l’homme, comme sujet, est capable d’autonomie, doté desingularité, mentalement et intellectuellement différencié.

Ainsi le biopouvoir, réduisant l’homme à ses quali-fications biologiques, le réduit par là du statut de sujetau statut d’individu. Mais dès lors, c’est aussi dans sa

Vollaire C. Le biopouvoir sur la mort. Med Pal 2005; 4: 199-202. Adresse pour la correspondance :

Christiane Vollaire, 22, rue Pasteur, 94800 Villejuif.

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vie collective qu’il est différemment appréhendé. Les su-jets, en effet, sont susceptibles de manifester une volontépolitique commune pour constituer un peuple, capablede prendre des décisions sur le devenir de la commu-nauté. Le concept de démocratie repose du reste sur cetteidée d’un peuple capable de se gouverner lui-même, dene pas se laisser diriger comme une masse amorphe. Or,dès lors que les hommes ne sont plus considérés commedes sujets mais comme des individus, c’est la notion mêmede peuple qui disparaît comme sujet d’une volonté poli-tique. Apparaît au contraire la notion de population,comme objet de cette volonté : la population est au peuplece que l’individu est au sujet. Elle est réduite à une quan-tification statistique, à une définition biologique en ter-

mes de santé publique et de ma-ladie. C’est ce que Foucaultappelle le « gouvernement desvivants » : une masse passive etsoumise, observable et manipula-ble, à laquelle on peut imposerune surveillance continue, uncontrôle et des injonctions.

La population est donc la cibledu biopouvoir, qui la manipule entermes démographiques, sanitaireset économiques. Au

XXI

e

, ce bio-pouvoir prend un poids économique considérable : celuides compagnies d’assurances et des grands laboratoirespharmaceutiques, qui peuvent décider du devenir d’une po-pulation entière, comme le montre le cas des « médicamentsorphelins », spécialités pharmaceutiques qui ne sont plusproduites au motif du fait que les populations qui en ontbesoin ne sont pas solvables.

Inversion du rapport à la nature

Foucault montre que le biopouvoir, tel qu’il apparaîtau

XIX

e

et se déploie à partir du

XX

e

, manifeste une inver-sion du pouvoir politique sur les corps, comme pouvoirde vie et de mort. Avant le

XIX

e

, ce pouvoir se manifestaitcomme pouvoir de souveraineté, extérieur aux person-nes : pouvoir de « laisser vivre et faire mourir ». À partirdu

XIX

e

, ce pouvoir devient non plus pouvoir de souve-raineté, mais pouvoir de contrôle, intériorisé dans les in-dividus, dont la formule inverse la précédente : il s’agitnon plus de « laisser vivre et faire mourir », mais de « fairevivre et laisser mourir ». La sociologue Dominique Memmifera de cette formule le titre d’un de ses ouvrages récem-ment paru [6].

Or cette inversion du pouvoir suppose une inversiondu rapport même à la nature : on passe d’un pouvoir quientre en rupture avec une nature omniprésente (faire

mourir, c’est contredire ponctuellement l’ordre natureld’un être actuellement vivant) à un pouvoir qui se subs-titue à la nature. La norme du corps devient alors unenorme sociale, et non plus une norme naturelle.

Ainsi la norme de la naissance, jusque là norme na-turelle, se détermine désormais par la technique, puisqueles technologies sont capables aussi bien d’inhiber laconception (par la contraception) que d’inhiber la gesta-tion (par l’avortement), ou au contraire de les provoquerlorsqu’elles ne sont pas naturellement données (par laProcréation Médicalement Assistée). La naissance va doncfaire l’objet d’une décision technologique, et non plusd’une spontanéité naturelle. De même la norme de la mort,jusque là naturelle, va désormais se déterminer par latechnique. À un certain niveau, la poursuite de la vie n’estpas naturelle, elle fait l’objet d’une décision technique :celle de la réanimation. Mais, de ce fait, la mort elle-mêmeva pouvoir faire à son tour l’objet d’une nouvelle décisiontechnique : celle de l’euthanasie.

À tous les stades de l’existence humaine, la décisiontechnologique s’est substituée au devenir naturel, mettanten œuvre le biopouvoir.

Éthique et technique

Mais précisément, une décision, si elle n’est jamais na-turelle puisqu’elle requiert la réflexion et le langage, n’estjamais non plus, pour cela même, technique. La décisionest un terme du domaine moral et politique : elle obligeà juger, c’est-à-dire à trancher sur des cas particuliers, àpartir de principes généraux. La décision est donc néces-sairement critique (du verbe grec

krinein

, qui signifieséparer, dissocier et distinguer), et impose de ce fait unretour réflexif sur son objet, qui permet de le repenser etde l’analyser pour motiver une distinction ou un choix.En revanche, le geste, qui suit la décision et la met enapplication, est toujours technique, et par là même défi-nitif. Il est donc nécessaire de déterminer la légitimationéthique du geste technique, qui permet de le motiver etde lui donner sens. Or tous les gestes techniques de lamédecine, même les plus dangereux, les plus douloureuxou les plus invalidants, trouvent leur légitimation éthiquedans leur dimension thérapeutique. Soigner, soulager, res-taurer la santé, empêcher la mort, sont les injonctions ins-crites dans le Serment d’Hippocrate [7].

À l’ensemble des gestes techniques médicaux dont lalégitimation éthique est évidente parce que l’intentionthérapeutique y est claire, font exception deux gestestechniques dont l’intention thérapeutique apparaît nonpas comme inexistante, mais comme problématique : ils’agit de l’avortement et de l’euthanasie, dans la mesure oùils sont destinés, à l’encontre de l’un des termes de la dé-

La décision technologique s’est substituée au devenir naturel, mettant en œuvre le biopouvoir.

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finition précédente, à donner la mort, finalité qui contreditapparemment tous les codes sociaux et religieux.

Or on ne peut résoudre ce problème qu’en le transfé-rant sur la définition même du thérapeutique. Cette défi-nition contient deux termes qui sont susceptibles de secontredire : celui du soulagement et celui du respect dela vie. Il y a en effet des cas où respecter la vie, c’est luiimposer une charge insupportable, des cas où le respectde la vie contredit l’intention du soulagement. Des cas oùle geste thérapeutique de soulagement peut être un gestede renoncement à la vie. Dans les cas donc où se pose laquestion de l’avortement ou celle de l’euthanasie, l’injonc-tion de soulagement et l’injonction de respect de la viedeviennent antagonistes. Ou alors il faudrait admettre qu’ily a des gestes médicaux qui ne sont pas thérapeutiques,et si l’on veut autoriser ces gestes, il faudra discréditer, ouau moins relativiser, la notion même de thérapeutique.C’est ce que met en évidence cette étrange expressiond’« acharnement thérapeutique », signifiant une obstina-tion nuisible, un aveuglement volontariste et cruel dansla poursuite du traitement.

La qualification d’acharnement thérapeutique désigneune position contre-nature et inhumaine, une sorte de fré-nésie technologique qui a perdu de vue la finalité réellede son engagement : celle, précisément, du soulagement.Mais si on l’applique à la plupart des cas concrets où sepose le problème de l’euthanasie, cette notion d’acharne-ment thérapeutique s’avère à la fois symptomatique etinopérante.

Analyse du concept d’acharnement thérapeutique

Le concept d’acharnement thérapeutique témoigned’une volonté de déculpabilisation du geste de mort. Ilfaut donc donner, à la poursuite du geste de réanimation,une connotation culpabilisante : on s’acharne sur unevictime sans défense, le patient est victimisé en tant quesoumis contre son gré à une technologie cruelle. Ou alors,il est considéré comme déjà mort, et c’est l’acharnementdu pervers sur le cadavre. La mort est ainsi donnée parcompassion à l’égard de la victime, ce qu’évoque la notionmême de « protocole compassionnel », mise en littératurepar Hervé Guibert [8].

Le concept d’acharnement thérapeutique témoigneaussi d’une reconnaissance du fait que la vie n’est pasnécessairement le bien suprême, qu’elle peut même êtreune cause de malheur absolu, comme c’est le cas pourcelui qui, sous la torture, demande qu’on l’achève.

En ce sens, le terme d’euthanasie est aussi paradoxalque celui d’acharnement thérapeutique : il ne peut y avoir« bonne mort » (ce que signifie en grec

eu-thanasie

) que

si l’on admet que la vie elle-même peut être un mal,dans la mesure où c’est une vie intégralement techno-logisée, réduisant le patient à une dépendance totale,sans espoir d’amélioration de sa condition. C’est en cesens, toujours dans un contexte de technologie médicale,qu’on peut penser une légitimation du droit de tuer, etseulement en tant que droit non pas de faire mourir, maisde laisser mourir : laisser la nature reprendre ses droits,dans un contexte où l’on a d’abord voulu la combattre.

L’inconsistance du concept éthique de bienfaisance

Mais le concept d’acharnement thérapeutique devientinopérant, dans les cas où l’euthanasie ne survient pasdans ce contexte de contrôle social. Si en effet la bonnemort est toujours celle qui met fin à la souffrance, ce cri-tère de bienfaisance est cependant juridiquement sujet àcaution, dans la mesure où sa définition éthique est elle-même totalement inconsistante, puisqu’elle peut se prêterà toutes les interprétations.

En-dehors en effet de la douleur physique, qui peuts’évaluer ou au moins se percevoir de l’extérieur (et quifait dire, en termes de soins palliatifs, que si elle est sou-lagée, l’euthanasie n’a plus de raison d’être), la souffrancementale est, elle, inassignable à une évaluation empirique,et aucun traitement (si ce n’est psychotrope et provoquantl’oubli de soi, c’est-à-dire une forme d’aliénation) ne peutmédicalement soulager un senti-ment de dépendance, dont le trai-tement médical lui-même est unepreuve supplémentaire.

Enfin, que faire d’un état neu-rologique qui rend le malade in-capable de communiquer un désirou une volonté (sans parler del’état de mort cérébrale, à proposduquel le dilemme est résolu parla qualification d’acharnement thérapeutique) ? Est-il siévident que « la famille » puisse en ce cas prendre le relaiset se substituer à la volonté d’un sujet qui a perdu sonautonomie non seulement physique mais mentale ? Est-ilsi évident que le médecin, dont la compétence est pure-ment organique, puisse représenter une autorité morale sesubstituant à l’autorité perdue du patient et décidant pourlui ? Dans les cas où se pose la question de l’euthanasie,ce qui manque ainsi le plus, c’est l’instance décisionnelle,celle qui tranche de la conduite à tenir dans un cas quin’est précisément pas médical, mais éthique.

Dans la demande de suicide médicalement assisté, ilsemble au contraire qu’on est dans le seul cas de figure

Il ne peut y avoir « bonne mort » que si l’on admet que la vie elle-même peut être un mal.

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où l’instance décisionnelle est à la fois parfaitement pré-sente et parfaitement légitime, où la demande est claire-ment établie par un sujet. La rejeter, ou en pénaliser laréalisation, c’est criminaliser le suicide lui-même.

La question de la mort se pose toujours dans uncontexte de rapport à la norme et à la loi : ce n’est pas legeste de mort lui-même qui est condamnable, mais c’estl’intention dans laquelle il est produit qui peut le rendretel, ou au contraire le légitimer. L’autorisation renvoie donctoujours à la question du contrôle social et de son efficacité,et la question de l’autorisation pose aussi celle des crispa-tions interdictrices qui génèrent les abus de pouvoir.

Mais, dès que la loi autorise, c’est un nouvel espacequi s’ouvre à la responsabilité des sujets. En ce sens, c’estautant un effet du biopouvoir d’autoriser l’euthanasieque de l’interdire, puisque toute autorisation suppose unregard de l’autorité, c’est-à-dire des limites à ce qui estautorisé. Mais c’est un effet de résistance que de posercollectivement la question des enjeux de l’interdit et deses effets, et d’interroger sa propre pratique par rapport àeux. En amont de l’autorisation, il y a la réflexion sur soncontexte et la capacité critique à le questionner. Car, si le

biopouvoir est un état de fait d’autant plus puissant qu’ilpousse ses réseaux et ses ramifications dans l’intériorité dessujets, la simple conscience de sa réalité et des virtualitésqu’elle implique est déjà la première forme de résistanceà son omnipotence.

Références

1. Foucault M. La volonté de savoir.

In

: Histoire de la sexua-lité. Paris : Tel Gallimard, 1976.

2. Foucault M. Il faut défendre la société. Cours au Collège deFrance 1976. Paris : Seuil/Gallimard, 1997.

3. Foucault M. Naissance de la clinique. Paris : PUF « Galien »,1963.

4. Foucault M. Histoire de la folie à l’âge classique. Paris : TelGallimard, 1972.

5. Foucault M. Surveiller et punir. Paris : Tel Gallimard, 1975.

6. Memmi D. Faire vivre et laisser mourir. Paris : La Décou-verte, 2003.

7. Hippocrate. De l’Art médical. Livre de Poche, Bibliothèqueclassique, 1994.

8. Guibert H. Le Protocole compassionnel. Paris : Gallimard,1991.