Le Bourgeois 1

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Werner SOMBART (1913)

LE BOURGEOISContribution lhistoire morale et intellectuelle de lhomme conomique moderne(Traduit de lAllemand en franais par le Dr S. Janklvitch en 1928)

PREMIER LIVREUn document produit en version numrique par Gemma Paquet, bnvole, professeure la retraite du Cgep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi et dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet, bnvole, professeur la retraite du Cgep de Chicoutimi partir de : Werner SOMBART (1913)

LE BOURGEOISContribution lhistoire morale et intellectuelle de lhomme conomique modernePREMIER LIVRE. (Traduit de lAllemand en franais par le Dr S. Janklvitch en 1928) Une dition numrique ralise partir du livre de Werner Sombart, sociologue et historien allemand, Le bourgeois. Contribution lhistoire morale et intellectuelle de lhomme conomique moderne. (1913). Traduit de lAllemand par le Dr S. Janklvitch. Paris : ditions Payot, 1928, Bibliothque politique et conomique. Rimpression de louvrage dans la collection Petite bibliothque Payot, 1966, 342 pages. Polices de caractres utilise : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition complte le 14 juin 2002 Chicoutimi, Qubec.

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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WERNER SOMBART

Ancien professeur l'Universit de Berlin, Werner SOMBART fut l'un des plus illustres reprsentants de la science conomique en Allemagne. Ses travaux sont demeurs des classiques auxquels les spcialistes d'aujourd'hui continuent se rfrer, comme ceux de Max Weber. Rompant avec les traditions de l'cole classique, Sombart met la base de l'tude de la vie conomique et sociale ce qu'il appelle la psychologie historique - tout en accordant au milieu social, aux conditions historiques, une place au moins aussi importante que celle qu'il assigne aux mobiles psychologiques. On voit quel peut tre l'intrt de cette mthode, que Sombart applique, dans Le bourgeois, l'examen de la gense de l'esprit capitaliste et bourgeois. C'est une vritable analyse spectrale de l'homme conomique moderne, resitu dans son devenir historique, social et psychologique. (Payot)

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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Table des matiresPrface de l'auteur Introduction I. II. Les facteurs spirituels de la vie conomique La mentalit conomique pr-capitaliste

Livre premier: Dveloppement de l'esprit capitalistePremire partie: L'esprit d'entreprise III. IV. a) b) c) d) V. 1) 2) 3) VI. 1) 2) 3) 4) VII. 1) 2) 3) 4) 5) 6) La passion de l'or et l'amour de l'argent Des diffrents moyens d'enrichissement Enrichissement a l'aide de moyens violents Enrichissement a l'aide de moyens magiques Enrichissement a l'aide de moyens spirituels (Don d'invention) Enrichissement a l'aide de moyens pcuniaires De l'esprit d'entreprise Le conqurant Lorganisateur Le ngociant Les commencements de l'entreprise L'expdition militaire La grande proprit foncire Ltat Lglise Les principales varits de l'entreprise capitaliste Le flibustier Les seigneurs fodaux Les fonctionnaires dtat Les spculateurs Les marchands Lartisan

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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Deuxime partie l'esprit bourgeois VIII. 1) 2) IX. Les vertus bourgeoises Le Saint Esprit d'ordre ( Sancta Masserizia ) La morale des affaires L'emploi du calcul

Troisime partie: Les manifestations nationales de l'esprit capitaliste X. XI 1) 2) 3) 4) 5) 6) 7) Les diverses modalits possibles du Capitalisme Dveloppement de l'esprit capitaliste dans divers pays LItalie Pninsule ibrique France Allemagne Hollande Grande-Bretagne tats-Unis dAmrique

Quatrime partie: Le bourgeois de jadis et d'aujourd'hui XII. XIII. Le bourgeois vieux-style L'homme conomique moderne

VOIR LA SUITE DANS LE SECOND FICHIER.

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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Livre deuxime: Les sources de l'esprit capitaliste(VOIR LE SECOND FICHIER) Introduction XIV. Le problme

Premire partie: Les bases biologiques XV. 1) 2) XVI. Natures bourgeoises Temprament d'entrepreneur Temprament de bourgeois Prdispositions ethniques

Deuxime partie: Les forces morales XVII. XVIII. 1) 2) 3) XIX. XX. XXI. XXII. La philosophie Influences religieuses Les catholiques Les protestants Les Juifs Le catholicisme Le protestantisme Le judasme Les forces morales et leur contribution a l'panouissement de l'esprit capitaliste

Troisime partie: Les conditions sociales XXIII. XXIV. 1) 2) 3) XXV. XXVI. XXVII. XXVIII. XXIX. L'tat Les migrations Les migrations des Juifs Les migrations de chrtiens, en particulier de protestants, fuyant les perscutions religieuses La colonisation des pays d'outre-mer en particulier des tats-Unis d'Amrique! Dcouvertes de mines d'or et d'argent La TECHNIQUE L'activit professionnelle pr-capitaliste Le capitalisme comme tel Conclusion

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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Prface de l'auteur1913

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J'essaie, dans ce livre, d'exposer l'esprit de notre temps, dans son devenir et dans sa forme actuelle, en dcrivant le gense du reprsentant le plus typique de cet esprit : le bourgeois. Pour que les ides que ce livre est susceptible de suggrer au lecteur ne s'garent pas dans le royaume des ombres et des abstractions, pour qu'elles restent constamment en contact avec la vie relle, j'ai fait de l'homme vivant et agissant le centre de mes recherches, et c'est ce qui explique le titre mme du livre. Quant au sous-titre, il est destin faire ressortir que le bourgeois nous intresse, non en tant que type social, mais en tant que varit humaine, doue d'un certain ensemble de facults morales et intellectuelles. En cours de route, cette histoire morale et intellectuelle de l'homme conomique moderne s'est transforme entre mes mains en une vritable analyse critique de l'esprit de notre temps. Nous possdons dj un grand nombre de ces analyses critiques, dont quelques-unes sont certainement plus ingnieuses que le livre que j'offre aujourd'hui au public. Mais ne serait-ce pas cause de leur ingniosit mme qu'elles ne satisfont personne et sont incapables d'exercer une influence plus ou moins notable sur l'orientation de nos ides ? Ce qui, mon avis, manque aux tentatives faites jusqu' ce jour de caractriser l'tat moral et intellectuel de notre temps, c'est une base concrte : on a nglig d'tayer l'analyse psychique d'une infrastructure forme par des matriaux historiques. C'est cette lacune que se propose de combler mon livre, dans lequel les faits, les lments concrets, occupent une place peut-tre plus grande que celle que je n'avais moi-mme l'intention de leur accorder au dbut. Nous devons cependant prendre

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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l'habitude, lorsque nous voulons examiner des problmes qui, comme celui de la structure psychique des hommes de notre temps, ont des racines trs profondes, de suivre de prs la marche relle des faits et vnements et d'en faire dpendre dans une troite mesure nos jugements et nos conclusions. Des aperus ingnieux ne nous permettent jamais d'entrevoir l'essence mme, la nature profonde des enchanements historiques qui seuls, cependant, sont susceptibles de nous rvler l' esprit d'une poque ou, tout au moins, de nous en faciliter la comprhension. Malgr cette abondance de faits, nous ne renonons nullement une interprtation rationnelle des vnements historiques; loin de nous contenter d'une simple accumulation de matriaux, nous entendons offrir aux lecteurs une guirlande d'ides tires de leur analyse et de leur interprtation. Aux lecteurs de juger si ce livre a russi viter les deux cueils qui le guettaient : l'rudition outrance et le raisonnement vide.

WERNER SOMBART.

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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IntroductionI.Les facteurs spirituels de la vie conomique

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L'intervention de facteurs spirituels ou psychiques dans la vie conomique est tellement vidente que la nier quivaudrait refuser un substratum psychique aux aspirations humaines en gnral. L'activit conomique, comme toutes les autres activits humaines, ne se manifeste que pour autant que l'esprit humain se met en contact avec le monde extrieur et agit sur lui. Toute production, tout moyen de transport supposent une modification de la nature, et derrire tout travail, du plus significatif au plus insignifiant, nous retrouvons l'me humaine. Si l'on veut avoir recours une image, on peut se reprsenter la vie conomique comme compose d'un corps et d'une me. Les formes dans lesquelles se droule la vie conomique, formes de la production, de la distribution, organisations de toutes sortes, l'intrieur desquelles et l'aide desquelles l'homme satisfait ses besoins conomiques, constitueraient le corps conomique, dont feraient partie galement les conditions du milieu extrieur. A ce corps s'oppose prcisment l'esprit conomique, lequel comprend l'ensemble des facults et activits psychiques qui interviennent dans la vie conomique : manifestations de l'intelligence, traits de caractre, fins et tendances, jugements de valeur, principes dterminant et rglant la conduite de l'homme conomique. J'entends donc ce terme dans son sens le plus large, au lieu de limiter son application, ainsi que cela se fait souvent, au domaine dit de l'thique conomique, c'est-dire au lieu de m'en servir pour dsigner l'ensemble des normes morales qui prvalent

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dans la vie conomique. Ces normes morales ne sont qu'une partie de ce que j'appelle les facteurs spirituels de la vie conomique. Les facteurs spirituels sont de deux ordres. Il s'agit, d'une part, de facult psychiques ou de maximes gnrales qui assument une importance particulire dans les limites d'une certaine branche d'activit: la prudence ou l'nergie, l'honntet ou l'amour de la vrit. Il s'agit, d'une part, de manifestations psychiques qui n'apparaissent qu' l'occasion de dmarches conomiques (ce qui n'exclut d'ailleurs pas la possibilit de les ramener des facults gnrales ou des principes gnraux) : aptitude spcifique au calcul, application d'une certaine mthode de comptabilit, etc. Toutes ces constatations nous mettent en prsence d'une question qui nous intresse d'une faon toute particulire; et c'est dans les essais entrepris en vue de sa solution que se sont manifestes les divergences de vues provoques par ma manire de poser le problme. La question est la suivante: Est-ce toujours le mme esprit qui anime la vie conomique ou, plutt, l'homme se livrant l'activit conomique? Ou bien l'esprit varie-t-il avec les individus, les professions, les pays, les poques, etc.? Chose singulire: ce sont avant tout les historiens de profession qui dfendent avec passion la manire de voir d'aprs laquelle ce serait le mme esprit qui aurait toujours et de tout temps anim l'homme dans ses dmarches conomiques. Je dis que c'est l un fait singulier, parce que ce sont prcisment les historiens qui rpugnent le plus (et avec raison!) aux gnralisations historiques, l'tablissement de lois gnrales de l'volution ; ils pensent, en effet, avec Windelband qu'en abstrayant du cours de l'histoire des propositions gnrales, on se trouverait en prsence d'un petit nombre de formules d'une banalit extrme. Or, ce sont ces mmes historiens qui s'opposent de toutes leurs forces ma thse d'aprs laquelle l'esprit qui anime la vie conomique peut varier et a effectivement toujours vari l'infini. Il est vident que ceux qui ne s'occupent qu'occasionnellement des problmes de la vie conomique sont encore hants par la vieille reprsentation (depuis longtemps dnonce comme fausse par les conomistes) d'une nature conomique de l'homme, par celle de l'economical man dans lequel les classiques voient l'homme conomique en gnral, mais qui s'est rvl depuis longtemps comme tant seulement l'homme de l'conomie capitaliste. Non, si l'on veut se faire une notion exacte des processus conomiques, il est absolument indispensable de se pntrer de cette ide que l'esprit de la vie conomique (au sens de facteurs spirituels ou psychiques) peut varier l'infini; autrement dit, que les qualits psychiques que requiert l'accomplissement d'actes conomiques peuvent varier d'un cas l'autre dans la mme mesure que les ides directrices et les principes gnraux qui Prsident l'ensemble de l'activit conomique. Je prtends que l'esprit qui animait l'artisan de jadis diffre totalement de celui qui anime un entrepreneur amricain moderne et que, de nos jours, il existe des diffrences considrables, au point de vue de leur attitude l'gard de la vie conomique, entre un petit boutiquier, un gros industriel et un financier. Le lecteur impartial pourrait m'objecter qu'il est enfantin de ma part d' affirmer aussi solennellement des choses aussi banales. Mais ceux qui sont au courant de tout ce qui a t crit au sujet de ma thorie des facteurs spirituels de la vie conomique savent que cette thorie est loin d'tre reconnue de tout le monde et que la plupart de nos critiques n'ont pas hsit la qualifier d' errone . Pour comprendre les raisons de cette attitude l'gard de la thorie en question, il faut connatre les objections qui lui ont t opposes. tant donne l'importance capitale que prsente ce point, je citerai ici brivement les principales de ces objections et numrerai rapide-

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ment les raisons pour lesquelles elles me paraissent inconsistantes, et j'espre, soit dit en passant, que les lecteurs ne m'en voudront pas de ne pas citer les noms des critiques. Les uns, les plus radicaux, prtendent qu'un seul et mme esprit a toujours anim la vie conomique; que tous les hommes qui se sont livrs l'activit conomique, n'ont toujours poursuivi qu'un but : le gain, l'intrt, et qu'il en sera de mme l'avenir. C'est tout au plus si ces critiques conviennent qu'il existe des diffrences de degr entre un paysan calculateur du moyen ge et un banquier moderne, entre la poursuite du gain par un artisan et la manire dont s'acquitte de la mme tche un magnat de trust amricain. A cela je rponds (et les preuves de ce que j'avance n'apparatront qu'au fur et mesure que se droulera mon expos) : 1 Qu'il est loin de s'agir toujours et uniquement de diffrence de degr ; 2 Qu'entre une activit conomique foncirement empirique, par exemple, et une activit conomique foncirement rationaliste il n'existe pas uniquement une diffrence de degr ; et il est de mme impossible de rduire une simple diffrence de degr celle qui existe entre un sujet s'inspirant dans ses dmarches conomiques de considrations purement sentimentales et un sujet qui ne se laisse guider que par la froide raison; 3 En admettant mme que toutes les diffrences existant entre les sujets conomiques se laissent rduire des diffrences de degr, il n'en reste pas moins que ces dernires peuvent, dans certains cas, tre accuses et prononces au point de se transformer en diffrences de nature . Devons-nous rappeler ici les lments de la logique et de la psychologie? Un gant ne diffre certes que de degr d'un nain; et il en est de mme de la diffrence existant entre la chaleur et le froid, entre la vieillesse et l'enfance, entre une population dense et une population rarfie, entre une capitale et une ville de province, le forte et le piano, etc.; mais qui ne voit que ces soidisant diffrences de degr sont au fond des diffrences de nature ? D'autres critiques admettent bien que l'esprit qui anime l'activit conomique peut varier d'un individu l'autre, d'une profession l'autre, d'une poque l'autre, etc.; mais ils tiennent faire ressortir que, malgr tout, la nature humaine reste toujours la mme et que seules ses manifestations varient selon les circonstances. Que toute l'histoire de l'humanit ne se compose que des manifestations d'une et mme nature humaine, c'est l un fait que personne ne songe contester, une vrit qui est la base de toute historiographie et sans laquelle il nous serait impossible de concevoir une succession historique quelconque. Il va sans dire que les vnements capitaux de la vie humaine, naissance et mort, amour et haine, fidlit et trahison, mensonge et vrit, faim et soif, pauvret et richesse, sont toujours les mmes. La ncessit de se livrer l'activit conomique est, elle aussi, toujours la mme, et on peut en dire autant de l'aboutissement du processus conomique. Il est sans doute trs tentant de dgager et de dcrire le fond immobile et invariable de l'histoire humaine; mais telle n'est pas la tche de l'historien, car crire l'histoire, c'est, qu'on le veuille ou non, prsenter des faits qui varient, faire ressortir des diffrences. Or, les recherches de ces dernires annes ont montr, avec une vidence incontestable, que la vie conomique pullule, pour ainsi dire, de diffrences , que cela est aussi vrai de ses facteurs

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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spirituels que de ses facteurs matriels et que ces diffrences sont assez importantes et assez profondes pour qu'il vaille la peine de les envisager et de les examiner comme telles. On peut bien prtendre, si l'on veut, qu'il ne s'agit en somme que de diffrentes manifestations d'une seule et mme nature humaine : mais alors il s'agit d'examiner et de dcrire ces manifestations diffrentes. Mais l ne s'arrtent pas les divergences qui existent entre les historiens et moi. la principale objection de ceux-l, celle qui a pour base toute la masse de leur rudition, est celle-ci : s'il est vrai que l'esprit conomique varie d'un sujet l'autre et d'une poque l'autre, comment peut-on parler de l'esprit d'une certaine poque dtermine et dlimiter diffrentes poques historiques d'aprs l'esprit conomique qui les anime? N'existe-t-il pas chaque poque des sujets conomiques ayant des mentalits diffrentes et spars les uns des autres par des diffrences d'orientation? Il est donc ncessaire que je m'explique. Les diffrences que j'tablis entre les poques conomiques sont fondes sur la simple prdominance de certains facteurs spirituels. Il est vrai que cette prdominance de certains facteurs spirituels ne suffit pas caractriser pleinement une poque conomique, car pour obtenir cette caractristique, il faut encore tenir compte de la structure extrieure de la vie conomique propre cette poque. Il existe certes un rapport, une correspondance entre la forme d'une conomie et l'esprit qui l'inspire, mais, ainsi que l'a montr Max Weber propos de Benjamin Franklin, ce rapport et cette correspondance n'ont rien de rigoureux et n'autorisent pas conclure que telle forme appelle ncessairement tel esprit, et vice versa. Benjamin Franklin, crivait notamment M. Weber, tait anim de l'esprit capitaliste une poque o son imprimerie ne se distinguait en rien, au point de vue de la forme, d'un atelier d'artisan quelconque. Dans ma terminologie, ce fait recevrait l'expression suivante : ce qui caractrise une poque conomique, c'est le systme conomique qui y prdomine. Si nous voulons nous faire une ide exacte des possibilits que cette proposition implique, nous devons examiner de prs le sens de l'expression un certain esprit et celui du mot prdominer . Nous distinguons la manire de voir thorique et la manire de voir empirique. Grce la premire, nous pouvons : 1 Analyser certains traits que nous observons chez des personnes se livrant l'activit conomique et les formuler dans toute leur puret conceptuelle : ide de la nourriture, amour du gain, rationalisme conomique, traditionalisme, etc. ; 2 Runir tous ces traits en un tout harmonieux, qui reprsente alors le type d'un esprit conomique tel que nous nous le reprsentons dans l'ide que nous en avons; 3 Rapporter quelques-uns ou l'ensemble de ces traits un sujet conomique que nous considrons alors comme un type dtermin auquel nous prtons les proprits psychiques en rapport avec les traits que nous avons observs prcdemment. Pour autant que nous distinguons certains traits isols ou certains ensembles de traits ou des contenus de la conscience forms par ces traits, nous pouvons parler d'un certain esprit de la vie conomique , sans la moindre prcision quant la forme empirique dans laquelle cet esprit s'incarne. Mais ds que nous affirmons que tel esprit a domin ou prdomin , nous tablissons une relation entre lui et l'hom-

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me vivant; nous formulons un jugement quant l' extension de cet esprit dans la ralit ou, plutt, quant son expansion en surface et en profondeur ou encore, et plus exactement, quant son dveloppement extensif et intensif. Ce dveloppement dpend, d'une part, du degr auquel, chez l'individu, tels ou tels traits de l'esprit conomique se rapprochent de leur perfection idale, d'autre part de la frquence plus ou moins grande avec laquelle s'observent tels ou tels traits faisant partie d'un esprit d'ensemble. Autrement dit : le rationalisme conomique, par exemple, peut tre plus ou moins accus chez un sujet conomique donn; il peut ou non tre associ un amour du gain trs prononc, ou encore une conception rigoureuse ou lche de ce qu'on appelle la loyaut commerciale, et ainsi de suite. Le dveloppement extensif d'un esprit conomique donn se mesure par le nombre de sujets qui s'inspirent de cet esprit : un esprit conomique peut avoir atteint chez certains sujets conomiques une grande intensit, sans tre trs rpandu, comme d'autre part il peut arriver qu'un trs grand nombre d'individus prsentent soit beaucoup de traits d'un esprit donn, mais l'tat attnu, soit quelques-uns seulement de ces traits, mais un degr trs prononc. Un esprit conomique donn domine une poque, lorsqu'il est trs rpandu d'une faon gnrale, et il prdomine , lorsqu'il inspire les dmarches conomiques de la plupart des sujets conomiques. A cette conception d'un esprit dominant ou prdominant seuls les amateurs de paradoxes ou les intelligences obtuses pourront opposer le fait qu'il a exist la mme poque des individus diffremment orients, anims d'un autre esprit conomique. Ces prcisions taient ncessaires pour permettre aux lecteurs quelque peu sceptiques de suivre notre expos qui vise dcrire les variations de l'esprit conomique au cours de l'poque historique reprsente par la civilisation de l'Europe Occidentale et de l'Amrique, et surtout montrer la naissance de l'esprit qui rgne d'une faon presque exclusive de nos jours, c'est--dire de l'esprit capitaliste. La thse que nous soutenons est que depuis l'entre dans l'histoire des peuples germano-slavo-celtiques, la mentalit conomique a subi une transformation radicale, l'esprit que nous appellerons provisoirement pr-capitaliste ayant cd la place l'esprit capitaliste. Cet esprit capitaliste moderne, dont les dbuts remontent aux premiers sicles du moyen ge, constitue pour notre monde europen un phnomne tout fait nouveau, ce qui ne veut pas dire qu'un esprit analogue n'ait pas pu exister dans les civilisations de l'ancien monde et contribuer, dans une mesure quelconque, la naissance de l'esprit capitaliste moderne. Nous aurons nous occuper plus tard de ces influences possibles, mais nous n'en pensons pas moins qu'il convient d'envisager et de dcrire l'volution de la mentalit conomique au sein de la civilisation europenne, comme un phnomne indpendant et autonome, sans tenir compte de ces influences. Et j'espre pouvoir montrer, d'autre part, que, pour comprendre l'esprit capitaliste moderne, il convient de remonter jusqu'au moyen ge. On m'a souvent pos la question de savoir si c'est l'esprit conomique qui engendre la vie conomique ou si c'est, au contraire, celle-ci qui donne naissance un esprit en rapport avec elle. A cette question j'espre pouvoir rpondre quand je serai au terme de mon expos gntique qui, tant donn le but que je me propose dans ce livre, ne se rapporte qu' l'esprit capitaliste. Je commencerai par dcrire l'esprit pr-

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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capitaliste (sans m'occuper de ses origines) comme un fait donn, ayant fourni le point de dpart au dveloppement de l'esprit capitaliste. C'est cette description que sera consacr le chapitre suivant.

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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IntroductionII.La mentalit conomique pr-capitaliste

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L'homme pr-capitaliste, c'est l'homme naturel, l'homme tel que le bon Dieu l'a cr, l'homme la tte solide et aux jambes robustes, l'homme qui ne court pas comme un affol travers le monde, ainsi que nous le faisons de nos jours, mais se dplace posment, sans prcipitation ni hte. Aussi sa mentalit conomique n'est-elle pas difficile dgager; elle dgage mme toute seule de la nature humaine. Il va sans dire que c'est l'homme vivant, en chair et en es, qui forme le centre de tous les efforts, de toutes les proccupations. C'est lui qui est la mesure de toutes choses :mensura omnium rerum homo. De l dcoule aussi l'attitude de l'homme l'gard de l'conomie 1 qui, comme toute oeuvre humaine, doit satisfaire aux fins humaines. Il rsulte de cette conception que c'est le besoin de l'homme, son besoin naturel en biens, qui constitue le point de dpart de toute activit conomique. Autant de biens on consomme, autant on doit en produire; autant on dpense, autant on doit recevoir. La quantit de ce qu'on doit recevoir se rgle d'aprs la quantit de ce qu'on dpense. J'appelle cette organisation conomique conomie de dpense. Toute conomie pr-capitaliste et pr-bourgeoise est une conomie de dpense.1

Cf. S. Thomas, Somme, IIa, IIae, qu. 50 art. 3.

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Le besoin lui-mme ne dpend pas de l'arbitraire de l'individu il a acquis avec le temps, au sein des divers groupes sociaux, une certaine forme et une certaine tendue qui ont fini par tre considres comme fixes et immuables. C'est I'ide de l'entretien conforme la position sociale, ide qui avait domin toute l'conomie pr-capitaliste. Ce que la vie a produit la suite et la faveur d'une longue et lente volution, reoit des autorits qui prsident au droit et la morale la conscration d'une recommandation et d'une prescription officielles. L'entretien conforme la position sociale constitue une des bases de l'difice philosophique du thomisme : il faut que les rapports entre l'homme et le monde extrieur soient soumis une limitation, subordonns un critre. Cette mesure n'est autre que l'entretien conforme la position sociale 1. L'entretien doit tre conforme la condition sociale, c'est--dire varier d'une catgorie sociale l'autre. C'est ainsi qu'on voit, pour ainsi dire, se cristalliser deux couches dont les genres de vie caractrisent l'poque pr-capitaliste : les matres et la masse du peuple, les riches et les pauvres, les seigneurs et les paysans, les artisans et les boutiquiers, les gens qui mnent une vie libre et indpendante et ne se livrent aucun travail conomique et les gens qui gagnent leur pain la sueur de leur front : les hommes conomiques. Mener une existence seigneuriale, c'est vivre pleinement et largement et faire vivre beaucoup d'autres autour de soi; c'est passer ses jours la guerre ou la chasse et ses nuits dans le cercle joyeux de gais compagnons, en jouant aux ds, ou dans les bras de jolies femmes; c'est btir chteaux et glises, dployer une grande magnificence et beaucoup d'clat dans les tournois et autres circonstances analogues, taler un grand luxe, dans la mesure, souvent mme au del, des moyens dont on dispose. Dans cette existence les dpenses dpassent toujours les recettes; aussi faut-il veiller ce que celles-ci augmentent constamment : l'intendant doit augmenter les redevances des paysans, le rgisseur doit lever le prix des fermages, ou bien on cherche (ainsi que nous aurons l'occasion de le voir) en dehors des sources normales de ses revenus les moyens de combler le dficit. Le seigneur mprise l'argent. Il est malpropre, comme sont malpropres toutes les activits l'aide desquelles on le gagne. L'argent n'existe que pour tre dpens (saint Thomas) 2. Ainsi vivaient les seigneurs laques et aussi, pendant longtemps, les seigneurs ecclsiastiques. L. B. Alberti nous donne un excellent tableau de la vie seigneuriale des ecclsiastiques Florence pendant le quattrocento, tableau qui s'applique galement la vie des riches en gnral pendant toute l'poque pr-capitaliste : les prtres, dit-il, veulent dpasser tous les autres par l'clat et la magnificence qu'ils talent; ils veulent avoir beaucoup de chevaux bien soigns et richement quips; ils veulent se prsenter en publie avec une grande suite et deviennent tous les jours plus oisifs, plus insolemment vicieux. Bien que le sort mette leur disposition beaucoup de moyens, Us sont toujours mcontents et ne songent ni l'pargne ni l'activit utile, mais uniquement au moyen de satisfaire leurs convoitises surexcites. Les revenus sont toujours insuffisants, n'arrivent jamais couvrir les dpenses exagres : aussi doivent-ils chercher se procurer par un moyen quelconque la diffrence , etc. 3.

1 2 3

Ibidem, qu. 118, art. 1. Cf. mon livre Luxus und Kapitalismus, pp. 102 et suiv., ce genre de vie seigneurial. Albeti, Della famiglia, 265.

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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Une vie pareille ne pouvait aboutir finalement qu' une dcadence conomique, et l'histoire nous apprend que beaucoup de familles de vieille noblesse ont disparu dans tous les pays par suite de cette vie large, imprvoyante et dissipe l'excs. La grande masse du peuple tait oblige, l'poque pr-capitaliste, en raison des moyens forts limits dont on disposait alors, de maintenir une proportion stricte et permanente entre la dpense et les recettes, entre les besoins et la production de biens. Sans doute, Ici encore la premire place revenait aux besoins dont le niveau avait t tabli par la tradition et qu'il s'agissait de satisfaire. C'est de l qu'est ne l'ide de la subsistance qui a imprim son cachet toute la conformation de l'conomie pr-capitaliste. L'ide de la subsistance est ne dans les forts de l'Europe, au sein des tribus des jeunes peuples en train de devenir sdentaires. D'aprs cette ide, toute famille paysanne avait droit une part de terres, de pturages et de forts en rapport avec ses besoins. Cet ensemble d'occasions et de moyens de production formait ce qu'on appelait en vieil allemand la charrue , laquelle avait trouv sa plus parfaite expression dans le Gewanndorf germanique, mais dont on retrouve les traits essentiels dans toutes les rgions habites par de des peuples slaves et celtiques. C'est ainsi que la forme et l'tendue de chaque conomie individuelle taient dtermines par la forme et l'tendue des besoins individuels officiellement admis et consacrs. L'conomie n'avait qu'un but : la satisfaction de ces besoins. Elle tait subordonne, ainsi que je l'ai dit, au principe de la satisfaction des besoins. Du cercle de la vie paysanne, l'ide de la subsistance s'tait tendue la production manufacturire, au ngoce et aux changes, et elle avait rgn aussi longtemps que toutes ces branches de l'conomie taient restes organises selon le principe de l'artisanat. Si l'on veut retrouver l'ide fondamentale qui dtermine la pense et le vouloir de cette poque, il faut se reprsenter le systme de la production artisanale comme une extension aux conditions du commerce et de l'industrie du mode d'organisation rurale que nous venons de dcrire. L'analogie entre une communaut rurale ayant pour base la charrue et une corporation d'artisans organise en un corps de mtier se laisse poursuivre jusque dans les plus infimes dtails. L'une et l'autre ont pour point de dpart un niveau dtermin de besoins satisfaire et une quantit dtermine de travail excuter en vue de cette satisfaction; l'une et l'autre sont subordonnes au principe de la subsistance. L'ide qui anime et inspire tout vrai artisan et tout ami de l'artisanat est celle-ci : il faut que le mtier nourrisse son homme. L'artisan ne veut travailler que pour autant que c'est ncessaire pour gagner sa subsistance; comme cet artisan d'Ina dont nous parle Gthe, qui est le plus souvent assez raisonnable pour ne pas travailler au-del de ce qu'il faut pour lui assurer une vie joyeuse. La fameuse Rformation de Sigismund exprime sous une forme classique l'ide fondamentale de toute organisation de mtier : coutez bien ces belles paroles de nos aeux qui n'taient certes pas des imbciles : le mtier existe, afin que chacun puisse gagner son pain en l'exerant et que personne ne puisse empiter sur le mtier d'un autre. C'est grce lui que chacun peut satisfaire ses besoins et se nourrir 1. tant donne la diffrence de personnes et de sources de gain, la conception de la subsistance ne pouvait pas tre la mme chez le paysan et chez l'artisan. Le1

Willy Boehm, Friedrich Reisers Reformation des K. Sigismund, p. 218. Cf. pp. 45 et suiv.

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paysan est matre de son lopin de terre et en tire sa subsistance, sans avoir se proccuper des autres. L'artisan, au contraire, vit de la vente de ses produits et son sort dpend de la manire dont ses services sont apprcis par les autres : il fait partie d'une organisation d'change, en mme temps que de production. Ce que l'tendue de son domaine est pour le paysan, le volume de ses changes l'est pour l'artisan. Ce qui importe au paysan, c'est l'tendue de son domaine; ce qui importe l'artisan, c'est le volume de ses ventes, mais dans les deux cas l'ide fondamentale reste la mme. Ayant t amen dans une occasion antrieure exposer les mmes ides, je me suis vu opposer l'objection d'aprs laquelle ce serait commettre une profonde erreur que de supposer que les hommes aient pu, une poque quelconque, se contenter de travailler uniquement pour leur subsistance, en ne cherchant qu' gagner leur nourriture, qu' satisfaire leurs besoins traditionnels, lmentaires. Rien ne nous empcherait d'admettre que la nature de l'homme est ainsi faite qu'il a toujours cherch gagner le plus possible, s'enrichir le plus possible. Contre cette dernire affirmation je m'lve avec autant d'nergie que jadis et j'affirme plus rsolument que jamais qu' l'poque pr-capitaliste la vie conomique tait subordonne au principe de la satisfaction des besoins, que paysans et artisans cherchaient, par leur activit conomiquement normale, s'assurer leur subsistance, et rien de plus. Les objections qu'on a opposes ma manire de voir se rduisent essentiellement deux, l'une aussi inconsistante que l'autre : 1 Il s'est toujours trouv des artisans qui ne se sont pas contents de la subsistance , qui ont agrandi leurs affaires et intensifi leur activit conomique, afin d'augmenter leurs gains. Rien de plus exact. Mais cela prouve seulement qu'il y a toujours des exceptions une rgle, exceptions qui d'ailleurs confirment la rgle. Que le lecteur se rappelle seulement ce que j'ai dit au sujet de la prdominance d'un certain esprit. Jamais aucun esprit n'a rgn d'une faon exclusive. 2 L'histoire du moyen ge europen nous apprend qu'il y a eu toujours et toutes les poques, parmi ceux qui prenaient la vie conomique une part active, des personnes animes de la passion de l'argent. C'est l encore un fait que je ne songe pas contester, et j'aurai moi-mme l'occasion de m'occuper dans la suite de la passion croissante pour l'argent. Mais je prtends que ces personnes n'ont pas russi branler, dans ce qu'il avait d'essentiel, l'esprit de la vie conomique pr-capitaliste. Ce qui prouve prcisment quel point la recherche du gain pur et simple tait trangre l'conomie pr-capitaliste, c'est le fait que toute passion du gain, toute rapacit cherche se satisfaire en dehors des limites de la production, du transport et mme, en grande partie, du commerce de biens. On court vers les mines, on fouille dans l'espoir de trouver des trsors, on pratique l'alchimie et d'autres arts magiques, et cela prcisment parce qu'on ne peut gagner autant d'argent qu'on en voudrait dans le cadre de l'conomie de tous les jours. Aristote, qui avait saisi mieux que personne la nature de l'conomie pr-capitaliste, considre que l'acquisition de capitaux dpassant les besoins naturels est incompatible avec l'activit conomique. La richesse en argent, loin de servir des fins conomiques (c'est l' orkos qui veille ce que la subsistance ncessaire soit assure), ne se prte qu' des usages extra-conomiques immoraux . Toute conomie connat limites et mesure; l'acquisition de richesses se soustrait aux unes et l'autre (Politique, Livre 1).

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Veut-on savoir exactement, sur la foi de ces propositions, dans quel esprit se manifeste l'activit conomique des paysans et des artisans? On n'a qu' examiner d'un peu prs la qualit des sujets conomiques qui s'acquittent, seuls ou aids de quelques compagnons, de tout travail qui se prsente: travail de direction, d'organisation, de rpartition, d'excution. Ce sont des hommes moyens aux fortes impulsions, des hommes dont la vie sentimentale et affective est trs dveloppe, mais dont les forces intellectuelles laissent normment dsirer. Intelligence dfectueuse, manque d'nergie et de discipline spirituelles : voil ce qui caractrise les hommes de cette poque, et cela non seulement dans les campagnes, mais aussi dans les villes qui ne restent, pendant des sicles, que de grands villages ayant subi une croissance organique. La mdiocre intelligence de ces hommes se manifeste galement dans d'autres domaines. C'est ainsi qu'en ce qui concerne la formation du droit au moyen ge, Kentgen remarque avec beaucoup de finesse : Il s'agit uniquement d'un manque d'nergie spirituelle qui se laisse facilement reconnatre dans nos plus anciennes formules juridiques, lesquelles ont t rdiges par des hommes n'ayant pas l'habitude du travail intellectuel... Je rappellerai seulement la frappante insuffisance de nos anciens codes municipaux, si pleins de lacunes et d'omissions portant parfois sur les cts les plus importants de la vie juridique 1. Dans la sphre conomique, cette insuffisance intellectuelle se manifeste par une aptitude peu dveloppe pour le calcul, pour la mesure exacte de grandeurs, pour le maniement adquat de chiffres. On retrouve cette infriorit jusque chez le marchand. Au fond, on ne tenait pas du tout tre exact . C'est une ide spcifiquement moderne que les comptes doivent ncessairement tre exacts. tant donn la nouveaut de l'estimation numrique des choses, et celle du mode d'expression numrique, les hommes de l'poque prcapitaliste se contentaient, dans leur description des rapports de grandeurs, de donnes tout fait approximatives. Tous ceux qui ont eu consulter des comptes datant du moyen ge ont pu s'assurer que la vrification des sommes donne des nombres diffrant totalement de ceux inscrits par les auteurs de ces comptes. Ceux-ci pullulent en effet d'erreurs de calcul dues pour la plupart des fautes d'attention. On peut presque dire que l'interversion des chiffres dans les diffrents articles d'un mmoire ou d'un devis constitue la rgle. Il est certain que les hommes d'alors devaient, tout comme les enfants, prouver de trs grandes difficults retenir dans leur tte des chiffres plus ou moins compliqus, mme pendant un temps relativement court. Mais nulle part cette indiffrence et cette inaptitude pour le calcul exact n'apparaissent avec autant de relief et d'vidence que dans la comptabilit du moyen ge. En parcourant les annotations d'un Tlner, d'un Viko von Geldersen, d'un Wittenborg, d'un Ott Ruhland, on a peine croire que tous ces hommes aient t des marchands de premier ordre. Toute leur comptabilit se compose, en effet, de notes consignes sans ordre et donnant uniquement les montants de leurs achats et de leurs ventes. De nos jours, un boutiquier de province tient une comptabilit plus ordonne et plus intelligente. Il s'agit de journaux , de livres de mmoire au vrai sens du mot, de carnets de notes destines remplacer les nuds que le paysan se rendant au march de la ville fait son mouchoir. Ces notes pullulent d'ailleurs d'inexactitudes, et les sommes dues ou rclamer sont indiques avec un peu prs qui touche l'indiffrence.1

Kentgen, Aemter und Znfte, p. 84.

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A cette aptitude insuffisante pour le calcul correspond, d'autre part, la nature purement qualitative des rapports qui existaient entre le sujet conomique et le monde des biens. A l'poque dont nous parlons on ne produit pas encore (pour nous servir de la terminologie moderne) de valeurs d'change, mais uniquement des biens de consommation, c'est--dire des objets spars les uns des autres par des diffrences qualitatives. Le travail du vrai paysan, comme celui du vritable artisan, consiste dans la cration solitaire de biens; dans leur tranquille retraite, l'un et l'autre ne vivent que pour leur travail. Comme l'artiste, le paysan et l'artisan voient dans leur oeuvre une partie d'eux-mmes, se confondent avec elle et seraient heureux, s'ils pouvaient ne pas s'en sparer. La paysanne verse de chaudes larmes en voyant sa vache prfre quitter l'table pour tre conduite l'abattoir; et le vieux Bourras dfend sa tte de pipe que le marchand voudrait lui acheter. Mais si l'objet doit tre vendu (et gnralement il doit l'tre, du moins dans une conomie fonde sur l'change), qu'il soit au moins digne de son crateur. Le paysan et l'artisan se tiennent derrire leur produit; ils mettent un point d'honneur montrer qu'il est de bonne qualit. On peut dire que l'artisan et le paysan prouvaient une rpugnance instinctive pour la falsification, pour le succdan, pour le travail de camelote. Si l'homme conomique du prcapitalisme souffrait du manque d'nergie spirituelle, il souffrait galement du manque de volont. D'o l'extrme lenteur du rythme de son activit conomique. Avant tout, on cherche, autant que possible, se procurer des aises. Toutes les fois qu'on pouvait fter , on le faisait. On ne mettait pas plus d'empressement s'adonner au travail que l'enfant n'en met frquenter l'cole : on travaillait lorsqu'on ne pouvait pas faire autrement, lorsqu'il tait vraiment impossible de se soustraire la besogne. On ne trouve pas trace de vritable amour pour le travail conomique comme tel. Nous avons une preuve de cette attitude et de cette mentalit dans le nombre vraiment excessif de jours de fte l'poque pr-capitaliste. M.Ptz 1 nous a donn une liste intressante des nombreux jours fris qui taient encore observs par les mineurs bavarois au XVIe sicle. C'est ainsi que nous trouvons, selon les cas :

Sur

203 jours .................... 161 jours .................... 287 jours .................... 366 jours .................... 366 jours ....................

123 99 193 260 263

journes de travail journes de travail journes de travail journes de travail journes de travail

Et alors mme qu'on travaille, on le fait sans hte. Il n'y a pas de raison qui commande de produire le plus possible dans le plus bref dlai possible ou dans un dlai dtermin. La dure de la priode de production est conditionne par deux facteurs : par le temps qu'il faut pour produire un objet aussi bon et aussi solide que possible et par les besoins naturels du travailleur lui-mme. La production de biens est le fait d'hommes vivants qui s'incarnent pour ainsi dire dans leurs oeuvres; aussi suit-elle les lois mmes qui rgissent la vie de ces personnes en chair et en os, de1

H. Poetz, Volkswissenschaftliche Studien, pp. 186 et suiv.

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mme que la croissance d'un arbre ou l'acte de reproduction d'un animal obissent, quant leur direction, leur but et leur mesure, aux ncessits internes de ces tres vivants. Ce qui est vrai du rythme du travail, l'est galement de la coordination de plusieurs spcialits formant mtier : l encore, c'est la nature humaine, avec ses exigences, qui exerce une influence dcisive : une fois de plus, mensura omnium rerum homo. L'empirisme ou, pour nous servir d'un terme plus moderne, le traditionalisme, voil ce qui caractrise cette attitude conomique minemment personnelle. conomie empirique, traditionaliste, cela veut dire : on ne se sert que de ce qu'on a reu, on fait ce qu'on a appris, ce quoi on est habitu. Lorsqu'on se trouve en prsence d'un projet, d'une rgle, on ne regarde pas tout d'abord en avant, on ne commence pas par se demander quel est son but, quelle est son utilit : on regarde en arrire, on recherche des prototypes, des modles, des expriences. Cette attitude traditionaliste est caractristique de tous les hommes naturels; on la retrouve, aux poques antrieures la ntre, dans tous les domaines, dans toutes les branches d'activit, dans toutes les manifestations de l'existence humaine, et cela pour des raisons inhrentes la nature humaine elle-mme et qui se ramnent en dernire analyse la forte tendance l'inertie qui est propre l'me humaine. Ds le jour de notre naissance, avant mme peut-tre, notre ambiance, notre entourage qui se dresse devant nous avec une autorit incontestable et inconteste, oriente notre vouloir et notre pouvoir dans une direction dtermine: nous commenons par accepter sans rserves, sans objections et sans critiques les paroles, les enseignements, les actes, les sentiments, les manires de voir de nos parents et de nos matres. Moins l'homme est dvelopp, plus il est sujet subir cette force du modle, de la tradition, de l'autorit et de la suggestion 1. A cette influence de la tradition s'en ajoute, au cours de la vie ultrieure de l'homme, une autre, non moins forte : c'est l'influence de l'habitude, qui pousse l'homme prfrer ce qu'il a dj fait, ce qu'il sait dj et ce qui le maintient dans la voie sur laquelle il se trouve engag. Tnnies 2 dfinit assez finement l'habitude, en disant qu'elle est la volont ou le plaisir n de l'exprience. Des ides qui, au dbut, taient indiffrentes ou dsagrables, deviennent, par leur association ou leur combinaison avec des ides primitivement agrables, agrables leur tour et finissent par pntrer dans la circulation de la vie, autant dire dans le sang. Qui dit exprience dit exercice, et ici l'exercice n'est autre chose qu'activit cratrice. L'exercice, pnible d'abord, devient facile force de rptition, donne de l'assurance aux mouvements qui taient incertains, produit des organes spciaux et cre des rserves de forces. Mais tout cela a pour effet d'inciter l'homme actif rpter ce qui lui est devenu facile, c'est--dire s'en tenir ce qu'il a appris, opposer de l'indiffrence, et mme de l'hostilit toute nouveaut, bref devenir traditionaliste.

1 2

A. Vierkandt, Die Stetigkeit im Kulturwandel, pp. 103 et suiv. Ibid., pp. 120 et suiv. F. Tnnies, Gemeinschaft und Gesellschaft. 2e ed., 1922, pp. 112 et suiv.

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A cela s'ajoute encore un fait sur lequel Vierkandt insiste avec raison, savoir que l'individu, en tant que membre d'un groupe, cherche se rendre digne de celui-ci, en cultivant plus particulirement, sinon exclusivement, les activits spirituelles et autres par lequel ce groupe se distingue des autres. Il en rsulte qu'au lieu de rechercher la nouveaut, l'individu n'aspire qu' donner une forme de plus en plus parfaite ce qui existe. C'est ainsi que l'homme se trouve plac ds sa naissance, et malgr lui, dans le cadre d'une civilisation donne qui imprime son dveloppement psychique une orientation dtermine. La spontanit, l'esprit d'initiative et d'indpendance, dont le niveau laissait dj dsirer, se trouvent encore affaiblis en vertu de la loi d'aprs laquelle les facults se dveloppent dans la mesure o elles ont l'occasion de s'exercer, et s'teignent faute d'emploi 1. Tous ces traits caractristiques de la vie conomique et de la civilisation prcapitalistes se trouvent synthtiss dans ce qui constitue alors la conception fondamentale de la socit, qui est celle d'une simple juxtaposition, d'une runion purement spatiale d'individus ou, plutt, d'mes individuelles, dont chacune aspire raliser sa perfection, en ne puisant que dans son propre fonds. C'est la conception de saint Thomas, telle qu'elle se dgage de son systme dans sa forme acheve. Toutes les exigences de la vie, toutes les formes qu'elle peut revtir sont subordonnes cet idal. C'est en vertu de cet idal que les hommes se divisent en classes sociales et en corporations qui sont toutes considres comme ayant une valeur gale par rapport l'ensemble et qui offrent aux individus des cadres fixes l'intrieur desquels chacun trouve la possibilit de dvelopper son tre, de raliser sa perfection. Et c'est encore au mme idal que correspondent les ides directrices de la vie conomique : le principe de la satisfaction des besoins et celui du traditionalisme, l'un et l'autre tant des expressions d'un principe plus gnral qui est celui de l'inertie. Le trait fondamental de la vie prcapitaliste est le mme que celui de la vie organique en gnral : le repos dans la certitude. Il nous reste montrer comment ce repos se transforme en agitation inquite, comment la socit, reste si longtemps foncirement statique, devient tout d'un coup foncirement dynamique. C'est l'esprit capitaliste (ainsi que nous l'appelons d'aprs le systme conomique qu'il caractrise) qui a opr cette transformation et bris en morceaux l'ancien monde. C'est l'esprit de nos jours, l'esprit qui anime aussi bien l'homme aux dollars que le marchand ambulant, l'esprit qui prside toutes nos penses et tous nos actes et exerce une influence irrsistible sur les destines du monde. Nous nous proposons dans cet ouvrage de suivre l'volution de l'esprit capitaliste, depuis ses origines jusqu'au temps prsent, et mme au-del, et cela en nous plaant un double point de vue. Dans la premire partie du livre nous rechercherons les origines de l'esprit capitaliste, en nous appuyant sur les donnes historiques. Ce faisant, nous tcherons de dgager les divers lments dont la fusion a produit l'esprit capitaliste, en nous arrtant plus particulirement deux d'entre eux dont nous suivrons la formation et l'volution. Ce sont : l'esprit d'entreprise et l'esprit bourgeois, sans la runion desquels l'esprit capitaliste ne serait jamais n. Mais les deux lments sont encore de nature trop complexe : c'est ainsi que l'esprit d'entreprise est une synthse constitue par la passion de l'argent, par l'amour des aventures, par l'esprit d'invention, etc., tandis que l'esprit bourgeois se compose, son tour, de qualits telles que la prudence rflchie,

1

Vierkandt, op. cit., p. 105.

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la circonspection qui calcule, la pondration raisonnable, l'esprit d'ordre et d'conomie. (Dans le tissu multicolore de l'esprit capitaliste, l'esprit bourgeois forme le fil de laine mobile, tandis que l'esprit d'entreprise en est la chane de soie). Dans la deuxime partie du livre, nous nous attacherons tablir d'une manire systmatique les causes et les conditions auxquelles l'esprit capitaliste doit sa naissance et son dveloppement. En d'autres termes, tandis que le premier livre essaiera de montrer comment les choses sont nes, le deuxime tchera d'expliquer pourquoi elles sont nes et se prsentent telles que nous les connaissons, et non autrement. C'est dessein que je m'abstiens de donner, ds le dbut de mon livre, une dfinition exacte et une analyse de ce qu'on doit entendre par esprit capitaliste et par Bourgeois , celui-ci tant l'incarnation et le porteur de celui-l : ce travail nous condamnerait, en effet, des rptitions aussi nombreuses que fastidieuses. Je prfre, m'en tenant provisoirement une reprsentation tout fait vague, celle de tout le monde, suivre l'aide de l'analyse historique la gense des diffrents lments constitutifs de l' esprit capitaliste , pour runir ensuite ces lments dans un tableau ensemble qui sera prsent dans la quatrime section o la dfinition complte et exacte de il esprit capitaliste et du Bourgeois se dgagera enfin toute seule. J'espre que cette mthode un peu ose se rvlera plus fconde et efficace qu'on ne pourrait le croire au premier abord.

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Livre premier:Dveloppement de l'esprit capitalisteRetour la table des matires

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Livre premier :dveloppement de lesprit capitaliste

Premire partie : L'esprit d'entreprise

III.La passion de l'or et l'amour de l'argent

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Ce qui n'est peut-tre pas vrai de l'histoire europenne en gnral, l'est certainement de l'histoire de l'esprit capitaliste: ses dbuts remontent la lutte qui s'est dchane aux temps prhistoriques entre les dieux et les hommes pour la possession de l'or, ce mtal funeste, cause et source de tant de malheurs. La Vluspa 1 nous montre comment toutes les luttes, tous les crimes et pchs du monde sont ns de la fusion qui s'est opre entre le royaume des eaux primitives des Wanes et le royaume de lumire des Ases, et cela cause de l'or qui, faisant partie du monde des eaux, tait tomb entre les mains des Ases, par l'intermdiaire des gnomes habitant les profondeurs de la terre et ayant la renomme de voleurs d'or et d'artistes habiles travailler l'or. L'or, symbole de la terre, qui tale la lumire du jour ses moissons et ses fruits dors, qui suscite toutes les jalousies et toutes les luttes et devient de ce fait le thtre de tous les crimes et de tous les pchs, l'or, disons-nous, symbolise ce que les hommes dsirent, convoitent et recherchent le plus . la puissance et la magnificence qui flattent les sens et procurent des moyens d'action irrsistibles,

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Un des chants des Eddas (mythologie scandinave). (Note du traducteur.)

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souvent illimits 1. C'est ainsi qu'inspires par une pense profonde, les Eddas font de la course l'or le fait central de l'histoire universelle. La lgende ne fait que reflter la ralit. Il y a tout lieu d'admettre en effet que les jeunes peuples de l'Europe, ou tout au moins leurs couches suprieures, ont prouv de bonne heure une passion ardente pour l'or et se sont sentis pousss par des forces irrsistibles la recherche et la conqute du prcieux mtal. Les origines de cette passion se perdent dans la nuit de la prhistoire. Mais il est tout fait probable qu'elle a travers, dans son volution chez les peuples europens, les mmes tapes que chez les autres peuples. Au dbut de la civilisation, nous trouverons l'amour de l'ornement comme tel : les mtaux nobles taient apprcis cause de leur magnificence clatante et taient employs en guise de parure. Puis vint un moment o on voulait avoir beaucoup de parures, c'est--dire beaucoup d'or, un moment o l'amour de l'or cessa d'tre dsintress, o, au lieu de se contenter de la joie qu'il pro. curait aux yeux, on voulut possder de l'or, le plus d'or possible, mais toujours sous la forme de bijoux, de parures de toute sorte. Le point culminant de cette volution est caractris par le dsir de possder l'or, non plus seulement sous la forme de bijoux ou de parures, non plus seulement pour des raisons esthtiques, mais aussi et surtout cause de la valeur qu'on attachait l'or en tant que mtal prcieux, indpendamment de la forme sous laquelle on pouvait l'obtenir et le possder. C'est l'poque de l'accumulation de trsors. Les premiers documents historiques qui nous parlent de l'attitude des peuples germaniques l'gard de l'or (et de l'argent) se rapportent prcisment cette poque. L'accumulation de trsors constitue un phnomne tellement important dans l'histoire des peuples europens qu'elle mrite d'tre traite avec quelques dtails. Et pour en donner une ide, je ne saurais mieux faire que de reproduire ici quelques passages de la description pittoresque et vivante que Gustave Freytag consacre ce sujet et qui se rapporte au dbut du moyen ge 2 : Les Germains taient un peuple dpourvu d'argent, l'poque o ils taient venus dferler contre les frontires de l'Empire Romain. La monnaie d'argent des Romains tait dj mauvaise depuis le troisime sicle : ce n'tait plus qu'une monnaie de cuivre recouverte d'une couche d'argent, d'une valeur d'change trs incertaine. Aussi l'or fut-il le premier objet de convoitise des Germains. Ce ne fut toutefois pas en tant que mtal monnay qu'ils recherchaient l'or, mais en tant que parure guerrire ou sous la forme de vaisselle prcieuse : peuple jeune, ils aimaient taler leurs biens et leur richesse et savaient, en outre, en vrais Germains, trouver des raisons idales leurs fins utilitaires et pratiques. Un ornement prcieux honorait le guerrier qui le portait et tait pour lui une source de fiert! Mais, pour le seigneur qui entretenait le guerrier, la possession de ces objets prcieux tait d'une valeur plus grande encore, C'tait le devoir du chef d'tre gnreux envers ses hommes, et il ne pouvait mieux manifester sa gnrosit qu'on les comblant de parures prcieuses. Celui qui tait en tat de le faire tait sr d'tre glorifi par le chanteur et se compagnons de table et de trouver autant de partisans qu'il en voulait. Aussi la possession d'un riche trsor quivalait-elle la possession d'une grande puissance ; et un prince prvoyant ne manquait jamais de combler les lacunes de son trsor par de nouvelles acquisitions. Ce trsor, il devait le garder en lieu sr, car c'est lui que ses ennemis convoitaient le plus; tant qu'il possdait son trsor, il tait sr de se relever de1 2

H. V. Wolzogen, Einleitung zur Edda. Reclam - Ausgabe, pp. 280 et suivantes. Gustav Freytag, Bilder aus der deutschen Vergangenheit, 15, pp. 185 et suiv.

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n'importe quel dsastre, de trouver des compagnons prts lui jurer fidlit. Pendant l'poque des migrations, la constitution d'un trsor domestique tait devenue, semble-t-il, une coutume courante dans lu familles princires de tous les peuples. Leuvigild a t un des derniers (vers 568) se constituer un trsor et adopter des vtements royaux et un trne; avant lui, les rois des Visigoths restaient loin en arrire de leurs sujets par leur manire de se vtir et leur genre de vie. A partir de ce moment, la puissance royale repose sur l'empire, sur les trsors et sur le peuple. Le trsor d'un prince se composait de bijoux et de vaisselle d'or (et aussi, plus tard, d'argent) : bracelets, boucles, diadmes, chanes, coupes, cornes boire, bassins, jattes, cruches, vaisselle de table, parures de cheval, tout cela de fabrication en partie romaine, en partie locale; il se composait encore de pierres prcieuses et de perles, d'toffes de prix qui taient tisses dans les manufactures impriales et d'armes en acier tremp et richement dcores. Parfois aussi le prince possdait des monnaies d'or, surtout lorsqu'elles taient remarquables par leurs dimensions et par leur frappe; mais il avait le plus souvent de l'or en lingots. Le roi prfrait, lui aussi, les mtaux nobles travaills et ouvrs l'or monnay, et dj l'poque des migrations on attachait un grande valeur un travail qui passait pour lgant et dlicat et aux pierres prcieuses serties. On cherchait en outre le faste dans les dimensions et le poids des pices. Certaines d'entre celles-ci avaient des dimensions vraiment gigantesques : tels les bassins en argent qui ne pouvaient tre soulevs et dposs sur la table qu' l'aide de machines. Quelques-unes de ces choses prcieuses reprsentaient des cadeaux que le prince recevait (et offrait) dans certaines occasions telles que visites, ambassades, conclusion de traits de paix; d'autres provenaient en partie du tribut pay par les Romains et qui tait assez lev (de 300 700 livres d'or par an), en partie de la rapine et du brigandage, en partie enfin des revenus des biens du prince et des contributions de ses sujets. Mme le mtal frapp qui affluait au trsor des empires germaniques nouvellement fonds subissait souvent une transformation et tait converti en objets ouvrs. Le propritaire se vantait volontiers de ses pices de valeur et des dimensions des coffres qui contenaient son argent. Les rois et les chefs n'taient pas les seuls chercher se constituer un trsor : tous ceux qui le pouvaient se faisaient un petit trsor. Lorsque le fils de Frdgonde mourut en 584, l'ge de deux ans, son trsor qui se composait de vtements de soie et de bijoux et parures en or et en argent tait tellement grand qu'il fallut quatre chars pour l'emporter. Les filles des rois recevaient en dot, lors de leur mariage, quantit de bijoux, de joyaux et autres objets prcieux et il leur arrivait souvent, au cours de leur voyage de noces, de subir les attaques de brigands qui les guettaient pour les dpouiller de leurs biens. Chaque duc et chaque fonctionnaire royal suivaient l'exemple du roi et amassaient des trsors. La richesse du fonctionnaire portait souvent ombrage son chef, mais souvent aussi le fonctionnaire enrichi tait trait comme une ponge qu'on laissait se gonfler pour en exprimer ensuite jusqu' la dernire goutte, et le malheureux fonctionnaire, oblig de vider ses coffres, devait souvent s'estimer heureux de rester lui-mme en vie. Le roi Langobard Agilulph fit preuve d'une grande gnrosit en se contentant de dpouiller le duc rebelle Gaidulph de son trsor qui tait cach dans une le du lac de Cme et en lui accordant la grce, pour la raison qu'il tait dsormais priv de moyens de nuire . Si le chef ne russissait pas s'emparer temps du trsor de son vassal, il pouvait bien tre amen un jour dfendre contre lui son pouvoir et sa puissance. Les glises et les couvents suivaient le mme exemple et convertissaient leurs revenus et les dons qu'ils recevaient en coupes, en bassins, en tabernacles couverts d'or et de pierres prcieuses. Lorsqu'un vque se trouvait dans l'embarras, par suite d'une guerre malheureuse, il empruntait au trsor de l'glise une coupe en or et la faisait transformer en pices de monnaie qui lui servaient se racheter et racheter les siens. C'est que le trsor d'un saint tait considr avec une certaine crainte religieuse mme par les brigands les plus endurcis, auxquels le propritaire, par ses plaintes, pouvait faire beaucoup de mal dans le ciel. Mais il y avait des cas o un saint vnr tait impuissant dsarmer la rapacit des pillards , etc.

La valeur d'un trsor dpend de sa grandeur, de sa quantit, autant que de sa qualit. Et la grandeur, la quantit sont conues d'une faon tout A fait concrte, c'est-dire comme pouvant tre peses et mesures. Cette estimation purement matrielle du

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trsor se retrouve encore une poque assez avance, alors que l'conomie a dj l'argent pour base principale. Et jusque dans le haut moyen ge on retrouve chez les peuples europens cette passion d'amasser des trsors (passion qui avait t trs rpandue dans l'antiquit et existe encore de nos jours dans les civilisations primitives) qui l'emportait souvent sur l'amour et l'argent. Les trsors composs de dbris d'argent et datant du Xe et du XIe sicle (il s'agit de masses d'argent hch et de pices de monnaie dcoupes en petits morceaux, masses qu'on retrouve dans l'Europe orientale, entre la Silsie et la Mer du Nord) montrent bien que c'tait le mtal comme tel, et non les pices de monnaie frappes, qu'on apprciait et conservait surtout. Et nous apprenons que, vers la mme poque, en Allemagne, en France, et mme en Italie les trsors des riches se composaient de vaisselle d'or et d'argent qui tait apprcie et recherche indpendamment de toute considration en rapport avec son monnayage possible. Dans certains pays, en Espagne par exemple, la coutume d'amasser des trsors se maintient jusqu' l'poque moderne. Le duc de Frias laissa en mourant trois filles et 600.000 cus en argent liquide. Cette somme tait enferme dans trois coffres dont chacun portait le nom d'une fille : l'ane avait sept ans. Les clefs avaient t remises aux tuteurs qui n'ont ouvert les coffres qu'au moment du mariage de chaque fille lorsqu'il s'est agi de remettre les sommes aux poux. Ceci est un cas assez rare, car en Espagne comme ailleurs, et mme plus tard qu'ailleurs (jusqu'aux XVIe et XVIIe sicles), on remplissait avant tout sa maison de vaisselle et d'objets d'or et d'argent. Aprs la mort du due d'Albuquerque, il a fallu six semaines pour peser et inventorier tous ses objets en mtal prcieux - il possdait, entre autres, 1.400 douzaines d'assiettes, 50 petits plats, 700 grands et 40 chelles en argent sur lesquelles on montait pour atteindre la partie suprieure de ses buffets. Le duc d'Albe, qui ne passait cependant pas pour un homme particulirement riche, laissa 600 douzaines d'assiettes en argent, 800 plats en argent, etc. 1. La passion des trsors tait alors tellement forte en Espagne que Philipp III ordonna en 1600 de runir tous les objets d'or et d'argent qui existaient dans le pays, pour les faire transformer en pices de monnaie. Mais dj au XVIe sicle cette passion, encore si rpandue en Espagne, tait dj partout ailleurs un anachronisme. L'volution de l'esprit europen en gnral avait dj dpass cette phase dont la fin concide avec le XIIe sicle. Vers cette poque, la forme sous laquelle on s'intresse aux mtaux prcieux change. On s'y intresse toujours et mme de plus en plus, mais au lieu d'amasser des monceaux d'or et d'argent, sous la forme d'objets quelconques, on commence donner la prfrence l'or et l'argent monnays, c'est--dire aux mtaux prcieux sous leur forme la plus commune, c'est--dire sous la forme d'un quivalent de marchandises, d'un moyen d'change et de paiement. A la passion de l'or succde l'amour de l'argent dont nous allons maintenant citer quelques exemples, choisis parmi les plus caractristiques. Il semblerait que l' pret au gain (la lucri rabies , comme on dira dsormais) ait fait sa premire apparition dans les rangs du clerg (nous faisons momentanment abstraction des Juifs). Toujours est-il que nous possdons des documents assez anciens dans lesquels se trouve fltri le honteux amour du lucre , des prtres;1

Davilliers, L'orfvrerie et les arts dcoratifs en Espagne. Cit parBaudrillart, Histoire du luxe, IV2, 217.

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et dj au IXe sicle des plaintes s'taient leves dans les Conciles contre l'usure pratique par des prtres. On sait, en outre, le rle que l'argent avait jou pendant tout le haut moyen ge dans l'attribution de charges ecclsiastiques. Un observateur aussi serein et impartial que L. B. Alberti prtend que de son temps il n'y avait pas un prtre auquel on ne pt reprocher un amour excessif de l'argent. Voici, par exemple, ce qu'il dit du pape Jean XXII : Il avait beaucoup de dfauts, entre autres celui qui est aujourd'hui commun tous les prtres : il aimait l'argent avant tout, au point d'tre prt vendre tout ce qui se trouvait sous sa main 1. Mais au moment o Alberti crivait ces mots, l'pret au gain avait depuis longtemps cess d'tre ( supposer qu'elle le ft jamais) le privilge exclusif des prtres et des Juifs : elle avait dj envahi toutes, ou presque toutes, les classes de la population. Il semble (je dis : il semble, car lorsqu'il s'agit de phnomnes comme celui dont nous nous occupons ici il est trs difficile d'tablir d'une faon exacte le moment o ils ont fait leur premire apparition dans l'histoire) qu' ce point de vue encore ce soit le XIIIe sicle qui constitue le grand tournant historique, du moins en ce qui concerne des pays avancs, tels que l'Allemagne, la France, l'Italie. Toujours est-il que c'est au XIIIe sicle que retentissent pour la premire fois, et notamment en Allemagne, des protestations contre la croissante pret au gain : Le monde repose sur l'amour et sur l'argent; la plupart prfrent mme l'argent l'amour. On a beau aimer sa femme et ses enfants : rien n'est plus cher que l'argent. L'homme ne pense qu' gagner de l'argent. C'est ainsi que chante sur tous les tons Freidank. Et nous retrouvons la mme plainte dans de nombreux passages de Walter von der Vogelweide 2. Les prdicateurs moraux de l'poque, tels que l'auteur d'une posie des Carmina Buran (recueil manuscrit de chansons attribu aux Bndictins) 3 ou l'orateur populaire Berthold von Regensburg trouvent naturellement, pour fltrir cette passion, des mots beaucoup plus forts. Vers la mme poque, Dante lance ses excommunications contre la noblesse et la bourgeoisie rapaces des villes italiennes qui, pendant le trecento, se sont signales par une pret au gain vraiment dmesure. Ils ne songent qu' acqurir de l'argent, au point qu'on pourrait presque dire qu'ils sont consums comme par une flamme par le dsir de possder , lit-on dans la Description de Florence datant de l'anne 1339. Grands et petits, s'crie vers la mme poque Beato Dominici, prtres et laies, riches et pauvres, moines et prlats n'aiment que l'argent, ne pensent qu' l'argent. Tous n'obissent qu' l'argent. Cette maudite soif d'argent est pour les mes une cause de maux multiples : elle rend aveugle la raison, touffe la conscience, trouble la mmoire, gare la volont; les hommes tourments par cette soif n'ont pas d'amis, n'aiment pas leurs parents, ne craignent pas Dieu et son incapables d'prouver la moindre honte devant les hommes .

1 2 3

Della famiglia, p. 263. Michael, dans Geschichte des deutschen Volkes, 13, pp. 139 et suiv., cite plusieurs pomes du XIIIe s. se rapportant l'amour de l'argent. Ibid., pp. 142 et suiv.

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Les livres de famille de L. B. Alberti abondent en descriptions et considrations qui montrent quel degr le culte de Mammon tait rpandu dans la Florence du XIVe sicle. chaque page la richesse est clbre comme le bien suprme et indispensable ; chaque page l'amour du gain y est reconnu et proclam comme tant le trait gnral et naturel de la population : tous ne pensent qu' gagner et s'enrichir ; le gain : voil l'objet de toutes les ides et de toutes les proccupations ; les richesses auxquelles chacun aspire le plus etc. Nous possdons de nombreux tmoignages tablissant qu'aux XVe et XVIe sicles l'argent avait commenc jouer un rle prdominant dans les pays de l'Europe Occidentale. Pecuni obediunt omnia, se plaint rasme; l'argent est le dieu de la terre , proclame Hans Sachs; Wimpheling se plaint de vivre une triste poque ayant le culte de l'argent. Mais Colon, dans une lettre connue, adresse la reine Isabelle, fait ressortir les avantages de l'argent dans les termes suivants : El oro es excellentissimo, cou el se hase tesoro y con el tesoro qui en lo tiene, hace quanto quiere en el mundo y Ilega que echa las animasal paraiso 1. Les symptmes d'une course de plus en plus effrne l'argent, d'une rapide mammonisation de tous les domaines de la vie ne cessent de se multiplier : les charges officielles deviennent vnales; les nobles s'apparentent des roturiers enrichis; les tats donnent leur politique une orientation ayant pour objectif l'afflux dans leurs caisses de sommes aussi leves que possible (mercantilisme), les moyens de se procurer l'argent se multiplient et deviennent de plus en plus raffins (c'est ce que nous verrons dans le chapitre suivant). Au XVIIe sicle, que nous nous reprsentons volontiers comme un sicle srieux et plutt sombre, l'pret au gain, loin de diminuer, semble au contraire s'accentuer dans certains milieux. Des plaintes touchantes retentissent ce propos en Italie, en Allemagne, en Hollande. Dans ce dernier pays avait paru, vers la fin du XVIIe sicle, un petit livre extrmement curieux (qui ne tarda pas tre traduit en allemand par un Hambourgeois) qui, malgr son caractre satirique (et peut-tre cause mme de ce caractre), nous donne un remar quable tableau de la socit d'alors, compltement adonne au culte de l'argent. Cette importance source n'ayant encore jamais t utilise (autant que je sache du moins), je citerai quelques passages de ce trait trs amusant (bien qu'assez long) et rare qui porte le titre: loge de l'amour de l'argent. Satyre, par M. Von Decker. Traduit du hollandais. Chez Benjamin Schillen, Hambourg et Fr. Groschuff Leipzig. Anne 1703. Le livre a pour pigraphe: Quid rides?Mutato nomine, de te fabula narratur. L'auteur se rvle un homme connaissant bien le monde et ses semblables et ayant une vision claire et nette des faiblesses de son temps. Je trouve que cet ouvrage constitue un pendant la fable des abeilles, de Mandeville, dont l'humour acr est cependant remplac par l'agrable franchise hollandaise (je ne connais du reste que la traduction allemande : il se peut que ce soit une traduction fictive et que l'original hollandais n'ait jamais exist; l'auteur cite cependant et l des passages du prsum texte hollandais). C'est un pome compos dans le mtre favori de l'poque et comprenant 4113 vers, dont voici quelques chantillons

1

Cit par AI. v. Humboldt, dans Examen critique de l'histoire de la gographie du nouveau continent (1837), II, p. 40.

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La cupidit dit : Il faut que je rponde mes blasphmateurs : je ne suis ni la source de toutes les friponneries, ni un puits de malheurs et de polissonneries. Je suis, au contraire, la cause de votre bonheur, la pierre angulaire de tout plaisir, la source de grands honneurs, la clef de vote des arts, le guide de la jeunesse et, ce qui sonne encore mieux, la desse suprme, la plus grande reine du grand monde. (Vers 23-31).

Elle prsente alors ses parents : dame Prudence, sa mre, et le Superflu, son pre. Elle entonne un hymne l'or et continue : Je ne chanterai pas les louanges de l'or rouge -. non, non, la cupide convoitise de l'or apparat ici dans toute sa beaut. Aussi n'ai-je pas me tourmenter la tte pour inventer beaucoup d'loges. Les hommes n'ont pas besoin de mes louanges pour puiser leurs forces courir aprs l'argent, l'estimer plus haut que la vertu, que l'honneur et que la raison, pour y attacher plus de prix qu'aux arts, la sant, tout autre bien, et mme la vie. (Vers 145153).

Elle se plaint, en consquence, de n'tre pas loue elle-mme: Ce qu'il y a de meilleur en vous, votre cur, m'appartient. Il devrait en tre de mme de vos lvres. (Vers 158-159).

Aussi commence-t-elle numrer tous les services qu'elle rend aux hommes. Ce sont les suivants (consigns en marge) : C'est la cupidit qui a cr les socits humaines; c'est eue qui conclut des mariages, noue des amitis et prside aux unions et alliances. Elle rige et maintient en prosprit tats et villes, procure honneurs et estime..., joies et plaisirs. Elle favorise les arts et les sciences..., le commerce, l'alchimie, la finance, la mdecine; et ce n'est pas par amour fraternel qu'on vient porter secours et donner de bons conseils aux malades; ne croyez pas qu'un Galien soit capable de venir vous soigner par charit; ce qui l'attire auprs de votre lit, c'est bien autre chose c'est l'amour de l'or, c'est l'espoir du gain. (Vers 1158-1163).

Il en est de mme des autres professions qu'on n'exerce que dans l'espoir du gain : le barbier, l'apothicaire, l'homme de loi, le prtre, tous travaillent pour de l'argent. C'est la cupidit qui a fond les arts libraux , qui favorise la philosophie, la peinture, les spectacles et jeux de toute sorte, l'imprimerie. Et voici ce que l'auteur dit au sujet de cette dernire : Il en est de mme de vos lourdes presses, ainsi que vous pourriez vous en rendre compte en consultant n'importe quel crit qui contient plus de verbiage inutile que de sagesse et dont l'auteur, un idiot quelconque, devient clbre du jour au lendemain. Pourquoi des crits pareils sont-ils accepts par les diteurs? Parce qu'ils rapportent plus de gros thalers que

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les ouvrages qui contiennent un noyau de sagesse et ne parlent de toutes choses qu'aprs mre rflexion. Ce qu'on veut vous faire digrer doit tre de nature grossire : on vante bien la sagesse, mais on prfre le fatras. (Vers 1544-1553).

La cupidit favorise en outre l'art militaire : C'est elle qui a amlior la navigation et permis de dcouvrir plus d'une mine d'argent (vers 1742). Autant que Colomb, dame Isabelle et le roi Ferdinand lui doivent leurs heureuses dcouvertes. Elle a perfectionn la description de la terre, contribu la diffusion des arts, civilis des peuples grossiers, rpandu les langues, runi des peuples, rejet pas mal de lgendes. Elle prside enfin toutes les affaires de l'tat. Pourquoi donc vous runissez-vous si souvent en grand conseil? N'est-ce pas pour discuter des avantages et revenus de l'tat? N'est-ce pas pour enrichir le trsor de l'Empire? Parmi les affaires qui figurent sur le tapis de la table de conseil, il en est sans doute dans lesquelles on peut faire intervenir utilement la justice et le droit; mais les affaires qui vous tiennent le plus cur sont celles o il est question de profits et d'avantages. (Vers 19681915).

Ou encore : Aristide le Juste repoussa un conseil qui lui semblait tenir compte, moins de ce qui est bon et juste, que de ce qui est avantageux. Mais aujourd'hui personne ne songe imiter cet exemple... Et pourquoi le cacherais-je? La curiosit pour les secrets d'tat ne s'explique que par l'appt du profit. (Vers 1985-1989).

La cupidit ne ddaigne pas la socit de gens gs et sages; elle se vante d'encourager les vertus, de contribuer l'entretien et la subsistance, d'encourager les mtiers, et elle se plaint du trop grand nombre de ceux qui tudient : Qu'il s'agisse d'une charge ecclsiastique ou juridique, on sait toujours arranger les choses de telle sorte que la charge choie celui qui a remis au patron la bourse la plus lourde. Des charges qui servaient jadis rcompenser les vertus et qui, en toute justice, devraient encore servir au mme but de nos jours, sont dans plus d'une ville mises aux enchres, et il n'est pas rare de voir tel individu tre promu marguillier du jour au lendemain, uniquement parce qu'il a vers la somme la plus forte. La cupidit parle de l'pargne et de la prodigalit. Elle laisse tels philosophes stoques et cyniques le monopole du mpris de l'argent. Elle condamne la gnrosit, encourage l'humilit, le courage, la contance, rpand la doctrine chrtienne, car la cupidit est un moyen d'obtenir le salut ternel; elle n'est pas hrtique, mais luthrienne pure; elle devient une desse.

Et l'auteur termine son pome par un enthousiaste loge de l'argent. (Vers 3932 et suiv.). Pendant les premires dcades du XVIIIe sicle, le monde anglais et franais traversa pour la premire fois l'tat d'emballement morbide pour l'argent que la

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Hollande avait connu vers 1634. Cet tat, qui devait se reproduire plus tard de temps autre, bien qu'avec une activit attnue, avait fini par imprgner et attester le corps entier de la nation, au point que la soif d'argent tait devenue comme un lment constitutif de l'me de l'homme moderne. Je remets toutefois plus tard la description de ces explosions volcaniques de la fivre d'argent que la Hollande a connues l'poque de la manie des tulipes, la France l'poque de Law, l'Angleterre l'poque des dupes ( bubbles ) : cette description sera mieux sa place lorsque j'aurai l'occasion de parler du jeu de bourse qui tait alors un des moyens auquel on avait recours le plus volontiers pour se procurer de l'argent. En attendant, je me contenterai d'analyser les expdients que les hommes ont imagins pour s'enrichir et de montrer lesquels d'entre eux ont contribu l'dification de l'conomie capitaliste, l'exclusion des autres qui sont tombs comme des branches mortes.

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Livre premier :dveloppement de lesprit capitaliste

Premire partie : L'esprit d'entreprise

IV.Des diffrents moyens d'enrichissement

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Il serait enfantin de croire que la passion de l'or et l'amour de l'argent aient suffi, par leur action directe sur la vie conomique, engendrer l'esprit capitaliste et le systme d'entreprise capitaliste. La gense de notre systme conomique moderne, et plus particulirement de la mentalit conomique moderne, fut loin d'tre aussi simple. Au dbut, l'pret au gain croissant resta sans influence aucune sur la vie conomique en gnral. On chercha acqurir de l'or et de l'argent en dehors de l'ornire de l'activit conomique normale, souvent mme en ngligeant ses intrts conomiques proprement dits ou en les relguant au second plan. L'homme naf, qu'il ft paysan, cordonnier, voire marchand, ne croyait pas la possibilit d'acqurir des richesses ou d'accumuler des trsors par son seul travail quotidien. Un homme comme Alberti, qui tait cependant plac au centre de la vie des affaires et tait certainement dj pntr de l'esprit capitaliste, ne voit pas, en dehors du grand commerce, d'autres moyens d'acqurir des richesses que ceux-ci : 1 la recherche de trsors;

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2 la captation d'hritages; (il ajoute que ceux qui usent de ces deux moyens sont loin d'tre rares. ) 3 la clientle : gagner la faveur de riches bourgeois, dans le seul espoir de profiter dans une mesure quelconque de leurs richesses. 4 l'usure (prt d'argent); 5 location de troupeaux, de chevaux de traits, etc. 1. Quelle singulire juxtaposition! D'aprs une autre numration, non moins singulire, datant du XVIIe sicle, les moyens de s'enrichir seraient au nombre de trois: 1 service de cour; 2 service de guerre; 3 alchimie. Une tude exacte de ces sicles nous montre cependant que les auteurs de ces recueils taient de bons observateurs : tous les moyens de parvenir qu'ils recommandent taient en effet en vogue et possdaient, dans le jugement de ceux qui aspiraient la richesse, une valeur plus grande que le commerce, les industries et l'agriculture. Il nous serait mme facile de dresser une longue liste d'autres moyens auxquels on avait recours en dehors de la sphre de l'activit conomique normale. Les seuls moyens de s'enrichir qui nous intressent ici tant ceux qui ont contribu la constitution de la mentalit conomique capitaliste, je me contenterai de mentionner brivement, sans trop de commentaires, les autres. Ce sont : 1 la carrire de fonctionnaire : grce aux possibilits de malversations, de corruption et de collusion qu'elle offrait, on embrassait volontiers cette carrire, dans laquelle on voyait un moyen d'acqurir rapidement une grosse fortune. En parlant de la formation de la richesse bourgeoise, j'aurai l'occasion de montrer, l'aide de chiffres, combien taient grandes et nombreuses les chances d'enrichissement qu'offrait jadis la carrire de fonctionnaire laquelle se rattachait : 2 l'achat de charges, qui n'tait au fond pas autre chose qu'un achat de rente : il consistait dans le dpt d'un cautionnement qui confrait le droit de jouir de revenus et casuels inhrents la charge. Il arrivait souvent qu'une charge ainsi achete tait une cause de ruine complte et irrmdiable, lorsque les revenus n'atteignaient pas le montant escompt; 3 la clientle mentionne par Alberti et qui n'tait qu'une sorte de domesticit, si en faveur au XVIIe et au XVIIIe sicle : des gens pauvres entraient au service de personnes riches et se retiraient au bout de quelques annes, combls de richesses;

1

Della famiglia, p. 137.

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4 la possession de rentes sur l'tat qui commena se rpandre de plus en plus partir du XVIIe sicle. Tous ces moyens d'enrichissement, loin de contribuer au dveloppement de l'esprit capitaliste (c'est--dire de l'esprit d'entreprise capitaliste), taient de nature, ainsi que nous le verrons dans la suite, de tuer cet esprit ou, tout au moins, d'en entraver l'essor. C'est pour cette raison encore que je laisserai de ct, dans mon expos, la haute finance vieux style, telle qu'elle s'est dveloppe notamment en France et en Angleterre au XVIIe et au XVIIIe sicles. Les reprsentants de cette haute finance taient des gens, d'origine bourgeoise pour la plupart, qui s'taient enrichis en tant que cranciers de l'tat ou fermiers d'impts et qui, comme des bulles de graisse, flottaient la surface de la soupe, mais n'avaient que des rapports loigns avec la vie conomique proprement dite. Ce sont, en France, les fermiers gnraux, les partisans, les traitans (ils avaient reu dans ce pays le sobriquet de Turcarets , d'aprs une comdie de Le Sage, reprsente en 1709 et dont le principal personnel tait un valet enrichi, du nom de Turcaret : Turcaret est le financier dont l'esprit et l'ducation ne sont pas la hauteur de sa fortune ); ce sont en Angleterre, les Stockholders , the monied interest , dont le nombre tait valu 17.000 au XVIIIe sicle. Dans les pratiques, au contraire, que je nommerai maintenant on trouve des germes, des possibilits de dveloppement d'entreprises capitalistes. Aussi devons-nous les tudier de plus prs. Afin d'introduire un peu d'ordre dans les diffrents moyens d'enrichissement dont nous allons nous occuper, je les rangerai en quatre groupes, selon la prdominance de l'un des lments suivants : violence, magie, facteur spirituel (don d'invention), argent.

a) Enrichissement a l'aide de moyens violents

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Par moyens violents j'entends, non les procds auxquels avaient recours les autorits qui, pour se procurer de l'argent, inventaient toutes sortes de tributs et d'impts, mais un procd qui, pendant des sicles, avaient joui d'une grande faveur et de beaucoup de considration dans les Il ressort, en effet, de nombreux documents originaux et authentiques que, pendant tout le moyen ge et mme au-del, le brigandage avait t dans beaucoup de pays, et notamment en Allemagne, en France et en Angleterre, non une extravagance occasionnelle, mais une vritable institution sociale. En voici quelques preuve. Dans l'Allemagne d'alors, crit Zorn dans sa Chronique de Worms (XIVe sicle), et plus particulirement sur le Rhin, celui qui tait le plus fort faisait aux autres ce qu'il voulait et pouvait : les chevaliers et les nobles se nourrissaient aux dpend des autres, tuaient qui ils pouvaient, se postaient l'entre des passages et des rues et tendaient des piges ceux qui taient obligs de voyager pour leurs affaires.

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Un chansonnier donne au jeune noble le conseil suivant 1 : Jeune noble, si tu veux bien vivre sans travailler et sans manquer de rien, coute bien ce que je vais te conseiller : tiens-toi dans la fort verte et ds que tu apercevras le paysan venant chercher du bois, attaque-le sans hsiter. Saisis-le la gorge, afin que ton cur se rjouisse, prends lui tout ce qu'il a et emmne son cheval. On sait que le noble apprenait le brigandage comme le cordonnier apprenait faire des chaussures. Et nous retrouvons le mme tableau dans tous les pays de chevalerie : les seigneurs ne laissent pas d'aller la proie , crivait Jacques de Vitry, en France. En Italie et en Angleterre le brigandage pratiqu par les chevaliers avait pris une forme particulire, celle de la piraterie. Nous aurons encore revenir sur cette forme qui apparat dj comme une vritable entreprise, alors que le brigandage ne contient encore qu'en germe l'esprit d'entreprise et n'a t mentionn ici qu' cause des possibilits de dveloppement qu'il offrait celui-ci.

b) Enrichissement a l'aide de moyens magiques

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L'ide de recourir, en vue de l'enrichissement, des moyens magiques procde d'un tout autre esprit. Elle suppose la croyance que le monde est rempli d'esprits et de dmons, qu'il est possible d'entretenir des relations avec ces esprits et dmons et de se les rendre utiles ou favorables. On invoque l'appui des dieux. Et une imagination en veil, souvent en tat d'excitation morbide, aide trouver et crer les occasions de faire intervenir utilement les esprits. On cherchait un moyen miraculeux de s'assurer la possession de l'or tant convoit, soit en le trouvant, soit en le fabriquant. De l sont nes deux passions : la recherche de trsors et l'alchimie. La recherche de trsors est une passion trs ancienne. Depuis la migration des peuples jusqu' nos jours, la recherche de trsors a toujours t la passion des Germains. Pendant quinze sicles, nous retrouvons les mmes exorcismes, la mme superstition 2 . En ralit, la croyance l'existence de trsors enfouis n'tait pas, ces poques-l, aussi absurde qu'on pourrait le croire, car il est peu prs certain que de grandes quantits de mtaux nobles, monnays ou non, ont d tre enterres alors, surtout pendant les guerres. Et les formules magiques dont on se servait avaient pour but de faire sortir ces trsors, d'ouvrir les portes de leurs prisons. Les recherches se faisaient pendant la nuit, plus propice que le jour la rvlation de mystres.

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Publi par W. Arnold, dans Bibliothek des literar. Vereins zu Stuttgart (1857), XLIII, 101. Uhland, Alte hoch- und niederdeutsche Volkslieder, 1, 339.

Werner Sombart (1913), Le bourgeois.

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Dpourvus de toute aptitude au travail, n'ayant pas l'nergie que ncessite l'application continue la tche quotidienne, victimes de dsirs obsdants, prompts s'emparer de ce qui leur tombe sous la main, persvrants dans la poursuite d'une ide fixe, crdules et dous d'une imagination dbordante, ces gens (toujours les mmes) passaient leur vie chercher des trsors : ds que le bruit de la dcouverte de nouvelles mines d'or et d'argent se rpandait travers l