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Le camusard

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Magazine édité par les étudiants de Planète Info à l'occasion du centenaire de la naissance d'Albert Camus.

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Le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti

Sommaire

Les étudiants en communication et en journalisme ont bâti avec brio quatre belles journées pour évo-quer le thème de « Camus journaliste ». Les 8 et 9 mars avec Edwy Plenel, mais aussi Edith Bouvier (Journaliste du Figaro blessée en Syrie) Jean Kehayan, José Lenzini, Agnes Spiquel, Joël Calmettes, Sophie Doudet. Le club théâtre de l’IEP s’est mobilisé pour cette « juste » cause. Le 11 mars, le talent de Charles Berling pour servir des textes de Camus journaliste engagé. Enfin le 15 mars, le rappeur Abd al Malik pour expliquer sa « rencontre » avec le prix Nobel de Littérature. Les galeristes aixois de Gudgi, Jérôme Imbert, photographe d’Art et José Nicolas reporter de guerre ont eux aussi apporté leur belle contribution à cet hommage nécessaire. Qu’ils en soient tous remerciés.

Quatre belles journées « camusiennes »

À la mère venue de là-bas

Dans les rêves tièdes où elle s’attarde parfois, il y a ces chemins poussiéreux de la Mitidja où des ânes fatigués tiraient de pauvres carrioles. Ces femmes rondes qui roulaient si bien la graine dans leurs mains habiles et rapides. Ces hommes voutés qui devaient baisser les yeux devant des brutes arrogantes. Des enfants aussi, si rares à l’école dans les classes supérieures, avec lesquels elle aurait volontiers partagé sa solitude. Quand elle a lu « Le premier homme », sous les mots de Camus elle a revu l’Algérie de ses années d’avant la tempête. Elle fait partie de cette majorité silencieuse que l’on n’a pas voulu entendre et qui murmurait tout bas ce que l’auteur de l’Étranger a écrit avec force. Elle lira comme d’autres, avec mélancolie, dans la pudeur de son anonymat, ce que Camus a inspiré à des étudiants de cet autre siècle.

Par Hervé NedelecConseiller éditorial, Responsable de la

section info-com de l’IEP d’Aix-en-Provence

Directeur de la publication : Christian DuvalInstitut d’Etudes Politiques 25 rue Gaston de Saporta13625 Aix-en-Provence cedex 1 Tél. : 04 42 17 01 66 - www.sciencespo-aix.fr

Equipe rédaction : Clémence Allezard • Agathe Bourachot • Guillaume Compain • Saad Finge (référent) • Louise Galipaud • Alice Galliné • Marine Gibert • Clémence Grimal • Jeanne Laveissiere • Vincent Leconte • Vincent Mathias • Matthieu Maurer • David Nieto • Fabien Palem • Laëtitia Pèpe • Lucie Spindler

Equipe communication : Anthony Ardisson (référent) • Alice Bluzet • Alexia Brun • Marc Burger • Alix Egreteau • Anne Englebert • Manuela Estel • Noémie Fischbach • Annaelle Hodet • Pauline Lechat • Elodie Legay

• Marianne Levin • Louis Malézieux-Dehon • Coralie Mensa • Léa Mourniac • Audrey Nicolas • Maryline Ottmann • Delphine Rodriguez

Encadrement pédagogique :Nicolas Bernard • Marie-Laure Cittanova • Sophie Doudet • Yves Le Floch • Hervé NedelecAvec l’aide du service reprographie de l’IEP, de Noelline Souris et de Gaëlle Fabre, de Laure et Valérie (secrétariat de direction)

Graphisme et réalisation : Cécile ChatelinAgence Point de Vue

Crédits photos : Jérôme Imbert • Vincent Mathias • José Nicolas • François Olivet • Wikimédia.org • Xdr

Ses chemins de liberté 4

Camus en 10 mots 6

Camus dans le monde 16

Portfolio - Vincent Mathias 20

Portfolio - José Nicolas 30

Dossier Les Roms 48

Dossier Gitans de Perpignan 58

Agenda culturel 66

Camusienne 68

Regards croisés 70

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Le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti

Édito(s)

Suivre ses traces Heureux

Par Saad FingeÉtudiant, responsable du pôle journalisme du Camusard

Par le professeur Christian Duval Directeur de Sciences-Po Aix

Si quelques uns se souviennent d’Albert Camus comme dé-fenseur des causes perdues, on oublie souvent de souligner que ses reportages relevaient du ressenti personnel. De l’in-time, sans doute. On passe en effet sous silence ces instants, ces morceaux de vie, dont il a su agrémenter ses travaux. Ces « je » qui ponctuent ses prises de position, et qui pour nous, équipe de jeunes journalistes, se conjuguent au pluriel. C’est une aventure enrichissante qui, à l’occasion du cente-naire de la naissance de Camus, nous a été offerte. Plus qu’un simple personnage, c’est un héritage que nous tentons ici de revisiter et, pourquoi pas, de nous approprier. Désireux d’ef-fectuer un travail pointilleux de terrain, nous sommes allés rencontrer les Roms de Velaux et les gitans de Perpignan. Des expériences rares, des rendez-vous improbables, des cer-titudes désormais. Nous avons donc rendu cet hommage en tentant de suivre ses traces. Sa plume, peut-être. Nous avons également tenté de le présenter d’une manière qui nous était propre. Tant l’influence internationale de son œuvre que les aspects mé-connus de sa vie sont mis en exergue dans ce retour biogra-phique. Nous l’avons voulu original. Dans cette aventure, des obstacles se sont dressés devant nous. Des questions fondamentales nous ont été posées. Que reste-t-il de la méthode d’investigation camusienne à l’heure où le fait brut prend le pas sur son analyse distanciée ? Com-ment Camus aurait-il réagi aux refus et aux mises en garde que nous avons essuyés alors que nous nous intéressions aux quartiers Nord de Marseille ? Que penser de la dérive tellu-rique du monde de la presse ? À la question « Camus : toujours d’actu ? » nous apportons finalement cette réponse qui nous est propre et que nous ali-mentons, modestement, de rencontres et de cheminements. Gageons que vous saurez, à votre tour, derrière le person-nage, (re)découvrir le legs inestimable qu’il nous a transmis. Notre humble ambition.

Mme Catherine Camus nous écrit qu’elle est touchée que notre institut évoque en ce mois de mars 2013, une partie de l’œuvre de son père. Elle se souvient qu’il y a plus de cinquante ans, à deux pas de nos amphis, le Prix Nobel de Littérature donnait, devant des étudiants étrangers, sa dernière conférence avant qu’une mort injuste nous prive de sa lumière. Cette dernière continue à éclairer notre chemin, en cette année où l’on célèbrera le centenaire de sa naissance. Comme celui de nos étudiants qui sont allés avec un bel enthousiasme et une curiosité vive, marcher sur ses pas. Ils ont osé enfin, avec humilité, s’inscrire dans sa démarche éditoriale en s’inspirant de ses reportages. Ainsi naquit, au cœur du cursus « info-com » de Sciences-Po Aix-en-Provence, Le Camusard et quatre journées où l’on évoquera ce « Camus journaliste » dont les principes inébranlables sont plus que jamais d’actualité. Nous formulons un vœu camusien : « il faut imaginer Sisyphe heureux ».

«»

Dans l’impossibilité de me joindre à aucun des camps extrêmes, (...) j’ai décidé de ne plus participer aux incessantes polémiques qui n’ont eu d’autre effet que de durcir en Algérie les intransigeances aux prises et de diviser un peu plus une France déjà empoisonnée par les haines et les sectes.

Actuelles III, Chroniques algériennes, 1939-1958

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Ses chemins de liberté

Le journalisme clandestin est honorable parce qu’il est une preuve d’indépendance (Juillet 1944)

Loin du Camus grave et pensif que montrent la plupart des photos, se dessine un homme qui aimait la vie et avait une passion, le football. La jeunesse algéroise de l’écrivain est marquée de l’écusson du Racing Universitaire Algérois.

Par Fabien Palem

L’intellectuel et le ballon rond

« Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de

théâtre qui resteront mes vraies universi-tés ». Cette fameuse confession camu-

sienne, prononcée en 1959, indique à quel point ce sport a participé à l’épa-

nouissement de l’écrivain-journaliste, et l’a guidé toute sa vie. Le football, une véri-

table école des valeurs. Sur le terrain, le jeune Albert n’a pu s’exprimer que de manière très

éphémère. Après des débuts prometteurs à l’AS Montpensier, il rejoint le Racing Universitaire Algé-

rois (RUA) à l’âge de 16 ans, en 1929. Ses rêves de carrière seront vite brisés : l’année d’après, sa maladie est déclarée. Albert Camus est atteint de tuberculose, un mal qui ne le lâchera plus. Le gardien de but bon-dissant rejoint les tribunes et devient supporter. Les crampons au placard, l’écrivain n’oubliera jamais les bienfaits de ce sport. Comme le précise José Len-zini, journaliste et spécialiste camusien, les valeurs de solidarité et de liberté générées par le football le séduisent. Le terrain et la scène de théâtre sont ces « endroits où l’on se sent à la fois solitaire et solidaire ».

Le RUA, LieU De ReNCoNtRe DU BLANC et De L’ARABe

Avec le football, Albert Camus développe son sen-timent de solidarité avec la société civile algérienne, exprimé dans ses Chroniques Algériennes (1958). Son club, le RUA, fondé en 1927, est un véritable sym-bole de l’identité algéroise. Au sein du RUA, il baigne dans ce brassage social entre Pieds-Noirs et Algériens « de souche ». La pratique du football fait ainsi se mé-langer le Blanc et l’Arabe avec un dessein commun : la réussite du club qui sera déclaré meilleur club de France en 1951 par le journal L’Equipe.À l’époque où Camus est dans les buts, le RUA est composé en majorité d’étudiants. Il ne fait pas l’una-nimité auprès de ses concurrents : « On jouait dur avec nous. Des étudiants, fils de leurs pères, ça ne s’épargne pas. Pauvres de nous, à tous les sens, dont une bonne moi-tié étaient fauchés comme les blés », déclarait Camus

en 1958. Cette origine populaire, pour ne pas dire pauvre, source de sa passion pour le ballon rond, est évoquée par Eduardo Galeano dans son ouvrage Le Football, ombre et lumière. L’écrivain uruguayen rend hommage à cette face cachée de Camus: « En 1930, Albert Camus était le saint Pierre qui gardait les buts de l’équipe de football de l’Université d’Alger. Il s’était habi-tué à occuper ce poste depuis l’enfance, parce que c’était ce-lui où l’on usait le moins ses chaussures. Fils d’une famille pauvre, Camus ne pouvait se payer le luxe de courir sur le terrain : chaque soir, sa grand-mère inspectait ses semelles et lui flanquait une rossée si elles étaient abîmées. »

DeS SALoNS PARiSieNS AUx teRRAiNS

Né en Algérie, Camus arrive à Paris en 1940. En contact permanent avec l’élite intellectuelle, il n’ou-bliera pourtant jamais son origine. Contrairement à la grande majorité de ses contemporains fréquentant les salons parisiens, il n’est pas issu d’un milieu bourgeois. Camus, lui, vient du peuple. Quand l’écrivain sou-haite s’écarter, ne serait-ce qu’un instant, de ces réu-nions où l’élite refait le monde tasse de thé en main, il se rend au stade. Il soutient alors le Racing Club de Paris, qui porte les mêmes couleurs que le sien à Alger. Ces Parisiens jouent les premiers rôles du champion-nat des années 1930 aux années 1960, arborent un maillot bleu clair et blanc, comme le RUA. Et l’écri-vain de faire un parallèle entre son rôle de gardien de but et la méfiance qu’il porte vis-à-vis de la « haute » parisienne : « J’ai appris que le ballon n’arrive jamais par où on croit qu’il va arriver. Cela m’a beaucoup aidé dans la vie, surtout dans les grandes villes, où les gens ne sont en général pas ce qu’on appelle droits. »Si Camus n’a jamais cessé d’évoquer sa passion pour le football, rares sont les intellectuels qui en ont fait de même. Snobisme culturel ou simple désintérêt ? Le philosophe iconoclaste Jean-Claude Michéa consi-dère, avec son ouvrage Les intellectuels, le peuple et le ballon rond que les élites culturelles ont de tout temps porté sur ce sport « le même regard méprisant que sur les autres passions populaires ». ■

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Le journalisme clandestin est honorable parce qu’il est une preuve d’indépendance (Juillet 1944)

une vie retrouvée Après une enfance difficile en Algérie, contrée qu’il chérira toute sa vie, une vie de journaliste, d’écrivain et de résistant sur Paris, Albert Camus profite de son prix Nobel de Littérature acquis le 17 octobre 1957 pour s’acheter une maison à Lourmarin, au cœur du Luberon. Une manière pour l’écrivain de prendre du temps, de retourner à ses racines à quelques kilomètres de la Méditerranée qu’il évoquera dans nombre de ses écrits et qu’il considérera toujours comme une mère.

romenons-nous dans les rues de Lour-marin et imaginons quelques instants y rencontrer Albert Camus. Le décor

est planté. L’ancienne magnanerie, ferme où l’on élève les vers à soie, achetée par Albert Camus en 1958 est toujours présente, avec ses volets verts, sa petite terrasse et ses arbres alentours. Il est alors aisé d’imaginer ce que Camus y faisait réellement. Une vie d’ « homme ordinaire » tout simplement. Mais une vie heureuse sans nul doute avec au lever, une promenade dans les ruelles encore muettes de Lour-marin, un journal et un café chaud aux terrasses provençales déjà écrasées de soleil. Non loin de là, un stade de foot encore désert qui éveillait en Ca-mus ses souvenir d’enfance, lorsqu’il était gardien de but amateur dans son Alger natal, avant que la tuberculose ne vienne briser son rêve.

Dans ce village, Albert Camus profitait aussi de son temps pour partir en promenade, contempler le châ-teau de Lourmarin, admirer les montagnes rocheuses de la route de Cavaillon qui ne lui inspirèrent rien d’autre que Le Premier Homme. A une encablure de là, à L’Isle-sur-la-Sorgue où vivait son ami René Char, poète et résistant français, Camus aimait bavarder avec les commerçants, se renseigner sur leur métier et siro-ter un pastis autour d’une table avec eux. Quelques années plus tard, le 4 janvier 1960, ce bonheur retrou-vé cessa. Sur la Nationale 5, ivres de joie dans une Facel Vega qui roulait un peu trop vite, Albert Camus et son grand ami Michel Gallimard perdirent la vie. Enterré à Lourmarin, Albert Camus repose aujourd’hui dans une tombe ornée d’ herbes et des fleurs provençales qu’il aimait tant, dans une méditerranée qu’il finit par retrouver à tout jamais. ■

P

Lourmarin, Par Laëtitia Pèpe

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Camus en 10 mots

Les peuples n’aspirent généralement au droit politique que pour commencer et achever leurs conquêtes sociales

PoRtRAit D’UNe feMMe.

« J’aimais ma mère avec désespoir. Je l’ai toujours ai-mée avec désespoir » écrivait Albert Camus dans ses Carnets. Cette citation est d’une vérité criante, elle explicite avec force la relation tumultueuse qui liait l’écrivain à sa mère. Catherine Hélène Sintes, née en novembre 1882 à Birkadem, ne quitta jamais sa terre natale, l’Algérie. Elle épouse Lucien Auguste Ca-mus en novembre 1909 à Alger avec qui elle a deux enfants, Lucien Jean Etienne et Albert. Quasiment sourde, illettrée, tantôt femme de ménage, tantôt ou-vrière, Catherine Hélène Sintes éleva seule ses deux enfants après la disparition précipitée de son mari, mort au combat en octobre 1914. Réfugiée rue de Lyon dans la quartier Belcourt d’Alger, elle cohabite malgré elle avec sa mère et son frère, une mère dure et autoritaire à qui elle confie l’éducation de ses fils. C’est cette figure de femme forte, à l’existence dou-loureuse, qui frappe et liera passionnellement Camus à sa mère. L’absence de son père, décédé un an après sa naissance, permet d’expliquer en partie cette fas-cination matriarcale. Il ne le connaitra qu’à travers quelques clichés photographiques et anecdotes. ■

UN fiLS fASCiNÉ.

C’est donc autour de Catherine Hélène, person-nage à la fois héroïque et tragique, que Camus va construire son histoire, ses souvenirs, son admiration. En effet, la figure de la mère est un thème récurrent dans l’œuvre camusienne, comme en témoignent les innombrables références maternelles tout au long dans ses romans. Le célèbre incipit de L’Étranger en est la preuve, tout comme le personnage de Jacques Comery dans Le Premier Homme, l’alter ego de l’au-teur qui vit une enfance difficile auprès d’une mère éteinte. Ce roman autobiographique mais inachevé qui paraitra grâce à sa fille en 1994 lui sera d’ailleurs dédié « A toi qui ne pourras jamais lire ce livre ». On perçoit dans cette dédicace ce désespoir plein de ten-dresse qui lie Camus à sa mère. Ces nombreuses réfé-rences, cette mythification de la figure maternelle, résonnent comme un cri sourd. Camus le sait, il ne pourra jamais partager avec elle les joies et douleurs de son enfance algérienne. Mise sur un piédestal, elle transcendera n’importe quel élément de la vie de l’auteur, de ses femmes à son engagement politique, il écrira même « Je tiens plus que tout à une autre femme, ma mère ». Catherine Hélène Sintes mourra quelques mois après la disparition tragique de son fils en janvier 1960. Comme si son décès mettait en lumière la dimension fusionnelle de leur existence. ■

La Mère

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Les peuples n’aspirent généralement au droit politique que pour commencer et achever leurs conquêtes sociales

fACe À Soi MêMe.

C’est à travers la lecture des Noces, essai autobio-graphique de Camus que l’on saisit la fascination de l’auteur pour le désert. Ce terme fait référence à deux notions bien distinctes. La première renvoie aux ruines de Djémila, ancienne cité romaine perchée sur les hauteurs des plateaux du Constantinois, au beau milieu du désert. Djémila est une ville sans âme, dé-laissée par la civilisation et pourtant, la cité antique est selon Camus délivrée de tous les soucis matériels, de tous les « plus tard ». Il décrit avec passion ces ruines abandonnées où le soleil est roi et le vent domine. Il écrit « Ce bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. (…) Et jamais je n’ai senti si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde… ». Ce voyage initiatique sur les hauts pla-teaux algériens est l’occasion pour Camus de méditer sur la vie, sur son existence. C’est donc au cœur du dé-sert que l’auteur de Noces entame sa conquête du bon-heur. A Djémila il se libère des contraintes humaines pour être en parfait accord avec le monde. Camus se rapproche alors de la philosophie de Nietzsche, philo-sophie qui exige que l’homme redevienne ce qu’il est, remonte à « l’expérience originelle » pour atteindre le bonheur. ■

LA BeAUtÉ et LA MoRt.

Le « Désert » est également le titre de la dernière nou-velle des Noces et la suite logique du cheminement intellectuel de l’auteur. Dans ce passage, l’écrivain qui en 1937 profita d’un ticket réduit, nous conte son voyage à Florence. Il évoque avec une grâce pro-fonde ces paysages et peintures qui s’entremêlent et cette Italie, terre patrie de l’Art gorgée d’Histoire. Se-lon lui, le pays incarne à merveille, comme un désert, cette coexistence invraisemblable entre la beauté et la mort ; ambiguïté qui achève sa réflexion sur l’Homme et son bonheur. Il conclut d’ailleurs son ouvrage par cette phrase « Mais qu’est ce que le bonheur sinon le simple accord entre un être et l’existence qu’il mène ? ». Le désert est, au delà de la simple dimension géogra-phique, une invitation au voyage, à la découverte de soi. Une sorte de conte philosophique qui guide le lecteur comme l’écrivain, sur la route du bonheur. ■

Le désert

Par Clémence Grimal, Matthieu Maurer & Lucie Spindler

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Aucun de nous n’aimait la guerre. Dix siècles d’intelligence et de courage nous avaient civilisés.

« J’AiMe tRoP MoN PAyS PoUR êtRe NAtioNALiSte »

écrivait Camus dans Lettres à un ami allemand, ensemble de chroniques publiées dans le journal résistant et clandestin Combat. L’auteur prend ainsi part à la lutte en dénonçant le totalitarisme nazi, et affiche cet attachement profond qui le lie à la France. En effet, lorsque l’offensive allemande commence lors de l’été 1940, Albert Camus bien que réformé pour cause de tuberculose fit tout son possible pour être mobilisé, mais en vain. Le conflit se précipite, l’occupation se pré-cise et force le journaliste à l’exode qui le mènera à Lyon en passant par Cler-mont-Ferrand et Bordeaux. Cet engagement résistant sera d’ailleurs confirmé par son éloge de ces Français qui se soulevèrent contre l’occupant allemand le 23 Août 1944 « Un peuple qui veut vivre n’attend pas qu’on lui apporte sa liberté, il la prend ». ■

Laterre

Camus en 10 mots

Albert Camus, l’homme aux deux continents. Véritable citoyen de la Méditerranée, c’est l’histoire d’un être tiraillé entre deux terres, l’Algérie, puis la France, sa mère Patrie.

MAiS LA teRRe qU’iL CHÉRit Le PLUS,C’eSt LA teRRe De SoN eNfANCe, L’ALGÉRie.

En sublimant ses paysages et son quotidien à travers son œuvre, Camus rend hommage à sa façon à la terre qui l’a vu grandir. Son amour pour cette terre ne l’empêchera pas de se positionner contre son indépendance. Dans les Chroniques Algériennes il écrira même que « l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle ». On comprend donc toute la com-plexité de l’engagement du Prix Nobel de Littérature, l’engagement d’un homme au cœur déchiré condamnant le système colonial mais favorable à une Algérie française. Bien que ses reportages en Kabylie aient pointé du doigt la misère de la population locale, Camus ne défendra jamais les revendications du Front de Libération National (FLN) algérien et dénon-cera la violence des attentats. C’est peut-être cela qui explique la fascination unanime autour du journaliste, écrivain, philosophe ; Albert Camus était homme aux mul-tiples facettes, avec son lot de contradictions et sa part de mystère. ■

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Aucun de nous n’aimait la guerre. Dix siècles d’intelligence et de courage nous avaient civilisés.

LA MeR CoMMe RiVAGe.

Camus est né en 1913 en Algérie française et côtoie dès son plus jeune âge la plage et sa volupté. Sou-vent associée aux amis, au soleil, à la beauté des côtes, l’écrivain grandit dans une atmosphère solaire qu’il ne cessera d’encenser dans son œuvre : « J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse ». L’homme ne connaît pas la misère car le bleu du ciel est salvateur. La mer est aussi la promesse d’un horizon, d’une quête infinie, peut-être celle de l’écriture. En quittant Alger, pour écrire à Combat et rejoindre les rangs de la Résis-tance, Albert Camus se coupe, à jamais, de ce paysage qui l’a vu naître. ■

La merLa mer comme rivage, la mer comme déchirure, la mer comme plénitude. Ainsi pourrait être définie la relation d’Albert Camus à cette Méditerranée qu’il aime autant qu’elle le fait souffrir.

LA MeR CoMMe DÉCHiRURe.

Des côtes françaises, la mer est une déchirure. Celle qui le sépare de sa terre natale et le condamne à vivre dans la noirceur de la ville, entouré du bitume et d’une misère grise. Elle le rappelle à son passé, son enfance, cette Algérie qu’il aimait tant : « Ailleurs je serai toujours en exil », écrit-il. Ainsi, la mer garde une place particulière dans son cœur, c’est le premier sou-venir de son enfance : « Que faire si je n’ai de mémoire que pour une seule image ? » (Albert Camus, L’Été, « La mer au plus près (Journal de bord) »). De la capitale, il voit l’eau comme un refuge, une immensité à re-joindre : « à demi endormi, je crois entendre un bruit de vagues ». ■

LA MeR CoMMe PLÉNitUDe.

Un horizon vers l’infini, une quête vers la vérité et peut-être la plénitude rencontrée dans le besoin d’écrire. À la fois d’une légèreté infinie, solaire, lumi-neuse, mais aussi profonde et très dense, la mer est à l’image d’Albert Camus, immortelle. Une stèle à la mémoire de l’auteur a été érigée en 1961 et gravée par Louis Bénisti face au mont Chenoua à Tipasa près d’Alger. Une ode au rayonnement du poète, près du soleil et du bleu azur des eaux algériennes. ■

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Paris se bat aujourd’hui pour que la France puisse parler demain

HUMAiN, tRoP HUMAiN, JUSqUe DANS SA CHAiR.

L’écrivain et philosophe place l’amour des autres comme épicentre de son existence. Ce réflexe, presque animal, semble supérieur à tout construit social. Cette phrase prononcée à propos des événements en Algérie a cho-qué ou séduit. Elle ne peut laisser indifférent tant qu’elle interroge encore notre conception du monde : doit-on placer les hommes avant l’Homme ? Camus charnel, Camus passionné, mais surtout Camus révolté. ■

Les

Hommes

Camus en 10 mots

L’HoMMe RÉVoLtÉ.

Car la condition humaine ne se dissocie pas, pour Camus, du sentiment de révolte qui doit habiter chacun de nous. Une vie qui combat les injustices est le seul moyen de dépasser l’absurde de l’existence. La vie humaine, vouée à s’éteindre, ne vaut d’être vécue que pour cette seule cause. L’Envers et l’Endroit, son premier essai témoigne de cette volonté de décrire l’envers, la partie immergée, cette expérience de l’absurde que nous subissons tous. ■

«»

J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille.

Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.

Ainsi pourrait être définie la relation d’Albert Camus à l’humanité.

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Paris se bat aujourd’hui pour que la France puisse parler demain

DeStRUCtRiCe.

La première douleur est sans doute celle, enfan-tine, liée à la mort de son père. Puis vient celle de la guerre, l’expansion de la peste brune nazie, la découverte du mal absolu comme réalité. Enfin, le déchirement, celui de quitter l’Algérie, sa terre natale. Cette douleur est peut-être la plus grande, celle qui suscite ses combats les plus intenses. ■

La douleurElle parcourt son œuvre de bout en bout. Destructrice, motrice et absurde. Ce mot qui revient si souvent pour caractériser la philosophie camusienne.

ABSURDe.

« L’absurde naît du rejet du suicide et du maintien de la confrontation désespérée entre l’interrogation humaine et le silence du monde ». Le vide abyssal que décrit ici Camus nourrit toute son œuvre. Seuls les mots peuvent servir de rempart à cette douleur inexplicable qu’est l’existence, son ancrage dans le monde, et sa fin. ■

MotRiCe.

L’homme révolté naît de cette douleur à laquelle il se doit de répondre. Non par le silence, mais par l’ac-tion : La peste, publiée en 1947 raconte la destruc-tion d’Oran par une épidémie qui ravage les habi-tants. Rieux, le médecin survivant, répond à cette dévastation par la lutte, mais se retrouve seul dans le dénuement le plus total. Pourtant, sa lucidité et la conscience du monde le rattrapent : il comprend les enjeux de la condition humaine et la survie de l’esprit s’avère salvatrice. ■

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Le Camusard l 12 Ce camp rempli de l’affreuse odeur de la mort est celui de Dachau

Ainsi écrit Camus dans la préface de L’Envers et l’Endroit, publié à Alger en 1937. Il y médite sur la dignité des plus humbles, sur leurs obstinations désenchantées, mais aussi sur sa mère et sur Bel-court, quartier populaire d’Algérie, théâtre de son enfance. « La noblesse des siens », la misère dans laquelle il a grandi, il ne l’oubliera jamais, ce qui le poussera sans doute à se battre contre celle des autres. Jeune journaliste à L’Alger Républicain, il est le premier à dénoncer la « misère de la Kabylie », en 1939. A travers une série d’articles, Camus dé-nonce les salaires scandaleux des ouvriers exploités et nous parle sans détour de ces enfants en guenilles qui disputent à des chiens le contenu des poubelles. Des années plus tard, l’écrivain, « averti depuis long-temps des réalités algériennes », critique la politique d’oppression menée par l’Etat français à l’encontre des insurgés algériens, tout en désapprouvant « une

politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines séculaires le peuple français d’Algérie et favo-riserait seulement, sans profit pour personne, le nou-vel impérialisme qui menace la liberté de la France et de l’occident. » Position jugée inacceptable pour l’époque. Accusé de ne pas choisir son camp, il s’attire ainsi les foudres des milieux conservateurs et des intellectuels de gauche. Mais Camus choi-sit l’indépendance, et souffre en silence de ce qu’il considère comme un exil. Nostalgique de son en-fance et des terres baignées de soleil, mais déchiré par les évènements d’Algérie, il publie en 1954 L’Été, dans lequel il écrit : « J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris, la misère intolé-rable. (…) Voilà pourquoi je souffre, les yeux secs, de l’exil. J’attends encore. Un jour vient. Enfin… » ■

Misère

Camus en 10 mots

«»

Pour corriger une indifférence naturelle, j’ai été placé à mi-distance de la misère et du soleil.

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13 l Le CamusardCe camp rempli de l’affreuse odeur de la mort est celui de Dachau

Albert Camus, s’indigne, au lendemain d’Hiroshi-ma, dans l’éditorial de Combat. Tandis que le dé-bat public porte sur la capitulation prochaine des japonais, lui, le journaliste engagé, a déjà pris du recul sur l’histoire de son temps. « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie, » déclare-t-il « au milieu de la foule de commentaires enthousiastes ». Le monde, Camus le considère comme absurde, silencieux face aux convulsions et aux passions humaines. « L’homme refuse le monde tel qu’il est, et pourtant il n’accepte pas de lui échapper. Loin de vouloir toujours l’oublier, il souffre au contraire de ne point le posséder assez.» C’est toute l’histoire de L’homme révolté , qui, à la recherche de cet absolu, « ne peut que se proposer de

diminuer arithmétiquement la douleur du monde.» Ce livre, considéré comme un danger pour les intellectuels de gauche, témoin d’une pensée apo-litique, fera l’objet d’une violente critique dans Les Temps Modernes . Fidèle à son éternelle quête de la vérité, Camus dénonce le véritable visage de la révolution soviétique, et à Sartre, qui a décidé de rompre toute relation avec lui, il répond « qu’on ne peut décider de la vérité d’une pensée selon qu’elle est à droite ou à gauche. » Bafoué, humilié, mais indé-pendant, Camus se réfugiera dans le travail, travail qui, en 1957, sera récompensé par le prix Nobel de littérature, pour avoir mis en lumière les pro-blèmes qui se posent à la conscience des hommes de son temps. ■

Monde

« » Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de choses.

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Beaucoup n’ont pas aperçu son courage noyé dans sa passion de justice, ce courage de ne prêcher ni la vertu ni la vrévolte : ne heurter personne, être solitaire pour être solidaire - Kaddour M’Hamsadji, écrivain algérien, 1968

L’ÉtÉ, SyNoNyMe De MeR, De SoLeiL, De CHALeUR, MAiS SURtoUt De L’ALGÉRie et D’ALGeR.

« Quelle ville contient à la fois toutes ces ri-chesses offertes à longueur d’années : la mer, le soleil, le sable chaud, les géraniums, les bois d’oliviers et d’eucalyptus ? On touche le bon-heur. Je ne pourrai jamais vivre en dehors d’Alger, je voyagerai car je veux connaître le monde, mais j’en ai la conviction : ailleurs, je serai toujours en exil  », écrit Camus en 1932. Il voue à sa terre natale un amour sans borne, mais en est constamment arra-ché : d’abord par la tuberculose, à la fin de son adolescence, et ensuite par la guerre, où il se retrouve déchiré entre deux patries. Lynché (moralement) pour s’être tenu au dessus de la mêlée, il publie en 1954 L’Été, livre lumineux dans lequel il dépeint sa terre natale. ■

Été

Camus en 10 mots

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Beaucoup n’ont pas aperçu son courage noyé dans sa passion de justice, ce courage de ne prêcher ni la vertu ni la vrévolte : ne heurter personne, être solitaire pour être solidaire - Kaddour M’Hamsadji, écrivain algérien, 1968

L’HoNNeUR et LA MiSèRe

deux mots chers à Camus et intimement liés. Dans Les Justes celui-ci met en scène deux personnages révolutionnaires : Ste-pan, qui défend une conception radicale de la révolution, et Kaliayev, dit « le poète » qui refuse de tuer des enfants au nom de la révolution et de sacrifier ainsi son honneur. Pour le premier, «  l’hon-neur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches », tandis que pour le second, il est «  la dernière richesse des pauvres ». Cette pièce, juste réponse aux « mains sales » de Sartre, incarne tout à fait leur désaccord. L’un est radical et aveuglé par l’espoir nouveau suscité à l’est, tandis que l’autre refuse de justifier le meurtre, et ce même au nom de la révolution. Critiqué par la majorité des penseurs de son temps, Camus ne trahira jamais ses origines ni ses convictions. Révolté plus que tout autre, il n’y sacrifiera pourtant jamais son honneur. ■

Honneur

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Son visage – Un des paysages humains les plus riches qu’il m’ait été donné de parcourir dans ma vie - Salvador de Madariaga, écrivain espagnol

Camus dans le monde

Rencontre

Lawrence olivier Professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Lawrence Olivier est l’auteur d’un essai intitulé Camus, Nouveaux Regards sur sa vie et sur son œuvre, publié en 2007 avec Jean-François Payette aux Presses de l’Université du Québec. Il a accepté de répondre à quelques questions, sur son regard personnel en tant qu’homme, puis sur l’œuvre camusienne en général.

A quand remonte votre découverte de Camus et votre intérêt pour lui ?Mon initiation à Camus a com-mencé au collège d’enseignement général et professionnel (cégep) par l’étude de L’Étranger dans les cours de français. Le nom du philosophe est resté sans que pour autant je sois initié à sa réflexion philosophique. Malheureusement, nos cours de philosophie n’ont pas comblé cette importante lacune. Ma redécouverte de Camus tient à mon assistant de recherche, Jean-François Payette, qui m’a proposé de faire un cours de science poli-tique à l’UQAM sur Camus. C’est vraiment à ce moment que j’ai redécouvert l’importance, la force et la beauté de cette œuvre philoso-phique. Force aussi a été de consta-ter l’incroyable intérêt qu’il a suscité chez nos étudiants (es). Ce cours de troisième année de premier cycle universitaire est certainement le meilleur cours que j’ai donné parce qu’il m’a obligé à relire L’Homme révolté et Le mythe de Sisyphe, et qu’il

m’a permis de découvrir la force de cette pensée.

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cette découverte ?J’ai retenu surtout ses critiques très pertinentes des grandes idéologies politiques, la subtilité de sa défini-tion de la révolte. Dans le chapitre consacré à Camus, Nouveaux Regards sur sa vie et sur son œuvre, il s’agissait d’explorer l’idée de révolte en la (re)conduisant à sa limite. C’est exacte-ment le type d’exercice qu’autorise le travail de Camus. Il s’agit moins de répéter ce qu’il a écrit que de per-mettre à la pensée de s’ouvrir à de nouveaux horizons. La pensée de Ca-mus, et c’est tout son intérêt, favorise le travail philosophique. Je retiens de lui la fécondité du dialogue pour qui veut l’entreprendre. Dans mon essai Langage et Absurde, la définition camusienne de l’absurde survole tout l’ouvrage. Par les questions abor-dées, par la finesse de ses réflexions, Camus est un philosophe inspirant mais surtout, par son engagement, il représente une figure importante de

la pensée contemporaine avec qui il faut échanger sérieusement.

Que retenez-vous de son enseignement ?Deux choses m’ont beaucoup frap-pé dans son parcours : l’injustice et l’animosité dans laquelle on a réduit son travail. Je comprends mal, au-jourd’hui encore moins qu’avant, qu’on ait pu dire de sa philosophie qu’elle était légère, sans profondeur. Une lecture un tant soit peu bien-veillante montre que sa réflexion philosophique aborde des questions majeures, qu’il est difficile de penser, de tenir un discours politique face à la critique camusienne des idéolo-gies. D’où peut-on parler ? Y a-t-il un nouveau discours intellectuel à inventer ? On comprend bien la dif-ficulté d’un tel projet mais comment l’éviter, comment penser en igno-rant L’Homme révolté ? Plus encore l’absurde, ignoré par le discours philosophique, représente l’une des questions les plus importantes dans un monde dominé par la force et l’injustice.

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Son visage – Un des paysages humains les plus riches qu’il m’ait été donné de parcourir dans ma vie - Salvador de Madariaga, écrivain espagnol

Selon vous, quel rayonnement l’homme et l’œuvre exercent-ils au Québec ? Y est-il considéré comme un auteur et un philosophe d’actualité ?J’ai été surpris de constater que La Peste, L’Étranger, Les Justes, La Chute sont au programme de cours de littérature au cégep. Camus est aussi au programme des cours de philosophie, le choix est laissé aux institutions et aux professeurs de l’enseigner ou pas. Par contre, il est complètement absent au niveau universitaire.Les événements du printemps 2012 au Québec (le mouvement d’insoumission face à loi 78) ont relancé l’intérêt pour Camus et la révolte. Plusieurs étudiants-es se sont montrés-es très intéressés-es par son travail philosophique. Cette session, je donne un séminaire de lectures sur la pensée camusienne de la révolte. Le mouvement anar-chiste est très actif d’où l’intérêt de ce retour au philosophe français. S’il est très difficile d’identifier au Québec une école camusienne ou des intellectuels qui revendiquent directement leur appartenance à Camus, sa philosophie est encore bien vivante dans des interventions savantes, médiatiques. Radio-Ca-nada a fait plusieurs émissions commémoratives sur son œuvre et sa vie. S’il n’est pas au Québec, un philosophe très reconnu, il ne fait pas de doute qu’il est d’actualité. En parler davantage dans nos cours, le faire vivre lors de colloques pour-raient lui permettre de redevenir ce qu’il a toujours été un philosophe important. ■

Une conscience aiguë du monde qui l’entoure« Le monde est ce qu’il est, c’est à dire peu de chose », écrivait Albert Camus dans son éditorial de Combat du 8 août 1945, tout juste après le bombardement d’Hiroshima au Japon. Fils d’Algérie par le sang, de France par le cœur, Camus gardera toujours le sens de l’observation fine et réfléchie du monde qui l’entoure. Attentif aux grandes problématiques de son temps, ses voyages forgeront plus encore ses intuitions. C’est après une escale aux Etats-Unis qu’il écrira ainsi dans une lettre datée de 1951 que « la philosophie du bonheur américain a rencontré depuis longtemps une limite dans la nature humaine elle-même, si j’en juge par la tristesse de la vie américaine ».Son regard sur ce pays est donc tout en ambivalence, tantôt admiratif, tantôt soucieux de la démesure et de l’expansionnisme de cette société qu’il découvre.Critique acerbe de l’Amérique, il est par ailleurs un grand amoureux de la Méditerranée et de ses pourtours, écrivant ainsi que « la jeunesse du monde se trouve toujours autour des mêmes rivages. Jetés dans l’ignoble Europe où meurt, privée de beauté et d’amitié, la plus orgueilleuse des races, nous autres méditerranéens vivons toujours de la même lumière. » (L’homme révolté).Véritable porte-parole de la « mare nostrum » et fort de ses voyages en Europe, en Amérique du Nord puis du Sud, Albert Camus se pose en citoyen de monde tant par ses réflexions, son ouverture, que ses contacts fréquents avec l’étranger.Une exposition aura lieu à la Cité du Livre d’Aix-en-Provence à partir du 4 octobre 2013 afin de rendre hommage à l’universalité d’un homme : « Albert Camus, citoyen du monde ».

Par David Nieto, Jeanne Laveissiere & Matthieu Maurer

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Camus est arrivé dans un monde en ruines, au goût de cendres et de soleil, où l’homme n’est même plus un survivant mais l’ombre déjà de l’homme d’Hiroshima - Mohammed Dib, écrivain algérien

Camus dans le monde

Rencontre

Shuqing LiRencontre avec Shuqing Li, étudiante chinoise à Aix-en-Provence.

Je suis chinoise et je viens de Pékin. Je fais mes études à l’université des langues étrangères de Pékin et je suis un programme d’échange avec Sciences Po. J’étudie la traduction sino-française, je fais de la recherche en littérature française.En Chine, Camus est aussi considéré comme un grand écrivain, il fait par-tie des grands penseurs. J’ai commen-cé la lecture de L’Étranger en version chinoise. Mais j’étais trop jeune pour comprendre l’essentiel de son œuvre. Maintenant, je suis en train de le relire en français et je comprends plus de choses.

J’ai lu L’Étranger et Les Justes. L’Étranger est très publié en Chine. Après qu’il ait reçu le Prix Nobel, Camus et ses œuvres ont commencé à se répandre en Chine. L’Étranger est pour moi le symbole de l’idéal de révolte de Camus, qui correspond tout à fait à l’esprit révolution-naire chinois. En Chine, il y a une grande coutume de la révolution, un esprit de révolte qu’on retrouve chez Camus.D’un autre côté, je le compare-rais à Mo Yan, l’écrivain chinois qui a remporté le prix Nobel de littérature l’année dernière. Beau-

coup d’intellectuels chinois font la comparaison entre les livres de Mo Yan et L’Étranger . Mo Yan ex-plique bien l’esprit des Chinois et les conditions de vie dans la société chinoise contemporaine. Il décrit aussi beaucoup la société agricole. Les Chinois ont un rapport très profond avec l’agriculture et avec la terre. Les livres de Mo Yan viennent expliquer ce lien entre l’agriculture et l’esprit chinois. D’un certain point de vue, Camus et Mo Yan partagent le même regard sur la condition humaine. ■

« Plus de 85% de ceux qui consultent ce fonds (NDLR : Camus, à Aix-en-Provence) sont étrangers. Les universitaires français ne s’y intéressent pas », constate sa fille, Catherine Camus, qui gère depuis 30 ans l’oeuvre de son père. Véritable paradoxe pour l’un des auteurs les plus lus en France : L’étranger publié chez Folio bat en effet tous les records avec plus de 6,6 millions d’exemplaires vendus depuis 1972, La Peste arrivant en seconde position avec plus de 3 millions de livres vendus. Camus devient ainsi en 2012 le quatrième auteur le plus vendu en France. Comment se fait-il alors qu’il n’intéresse pas nos universitaires ? Marcelle Mahasela, qui gère le Fonds Camus, explique: « Ce qu’on lui reproche c’est de ne pas défendre de système, qu’il

soit politique, philosophique ou religieux ». En somme, « on ne peut le mettre dans aucune case, ce qui déstabilise les rationalistes français », juge-t-elle. Traduit dans un nombre grandissant de langues, comme récemment l’afrikaan, l’espéranto, le berbère... les ventes mondiales des œuvres de Camus atteignent des sommets, La Peste à elle seule parvenant au nombre record de 12 millions de copies dans le monde. Ses manuscrits s’arrachent, à l’instar de celui du Mythe de Sisyphe qui s’est vendu au prix record de 400 000 €. Si Camus demeure de ce fait un auteur dont la notoriété ne fait aucun doute en France, c’est cependant bien à l’étranger que sa véritable reconnaissance s’observe.

Un auteur qui intéresse plus l’étranger... que la France.

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Camus est arrivé dans un monde en ruines, au goût de cendres et de soleil, où l’homme n’est même plus un survivant mais l’ombre déjà de l’homme d’Hiroshima - Mohammed Dib, écrivain algérien

interview

Nerea RodriguezÀ l’occasion de la 29e édition des Rencontres Méditerranéennes, à Lourmarin, dans le Vaucluse, nous avons eu l’occasion de rencontrer plusieurs personnages que l’œuvre de Camus fascinait. Rencontre avec Nerea, une jeune catalane qui a fait le déplacement jusqu’ici pour entendre parler d’Albert Camus.

Comment vous appelez-vous et pourquoi êtes-vous venue à Lourmarin ?Je m’appelle Nerea Rodriguez, je suis catalane et j’ai 24 ans. Ça fait trois ans que je viens chaque année à Lourmarin. J’ai toujours été atti-rée par Camus et par son œuvre. J’aime venir ici pour rencontrer des gens qui le connaissent bien et pour les écouter.

D’où vous vient cette passion pour Camus ?J’ai découvert Camus à 16 ans, quand j’étais à l’école et qu’on m’a demandé de lire L’Étranger. J’ai alors commencé à acheter compul-sivement toutes ses œuvres, j’étais comme folle ! A 18 ans, je les avais toutes lues et j’ai commencé à fré-quenter les endroits où on parlait de

Camus, c’est ainsi que j’ai découvert Lourmarin.Je suis journaliste mais je m’occupe surtout de sujets politiques, rien à voir avec la littérature et la culture. Pour moi, c’est vraiment un hobby. J’adore venir ici. Bien sûr, c’est très difficile de comprendre tout ce qui se dit en français. J’ai des notions de français. Ça fait trois ans que je suis des cours de français, pour lire Camus en version originale. Je fais ce que je peux pour comprendre le maximum ici.

En parlant de politique, est-ce que vous considérez Camus comme une source d’idées ?J’ai un peu étudié le côté poli-tique de Camus. J’aime beaucoup les articles de presse qu’il a écrits. Plus que le thème politique, je me suis surtout intéressée à sa vision

du journalisme. C’était un homme très très engagé [sic] et il reste, je pense, une référence dans le métier, notamment pour le journalisme politique.Je m’intéresse aussi beaucoup à sa critique des totalitarismes. Evidem-ment, en Catalogne à ce moment, c’était une période un peu troublée.

Est-ce que vous pourriez le comparer à un auteur espagnol ou catalan ? C’est très bizarre qu’une pensée aussi importante pour moi soit française et me soit étrangère. Je suis évidemment de culture catalane et je connais plein de bons auteurs catalans, mais je n’en connais aucun comme lui. Je serais incapable de le comparer à aucun. Pour moi, il est unique ! ■

Par Fabien Palem

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Portfolio

« » Je mets mes pas dans les vôtres.

Ecrivant à son mentor, Jean Grenier, Albert Camus lui avait glissé : « Je mets mes pas dans les vôtres. » Ainsi, l’auteur de La Peste remerciait son ami pour lui avoir fait découvrir Lourmarin, village où Albert Camus, sous le charme, acheta une maison. A l’image de l’élève et du maître, Le Camusard a mis ses pas dans ceux du Nobel de Littérature en partant sur les lieux qui ont marqué Camus. Une autre manière de découvrir l’auteur. Du Sud de la France à Paris, sur les traces de l’écrivain, vues sous un autre angle…

“COMBAT”, rue Réaumur

En août 1944, Combat prend les locaux de L’intransigeant situés 100, rue Réaumur. Editorialiste, Albert Camus entreprend de nombreuses luttes grâce à sa plume.

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Par Vincent Mathias

LIPP et Café de Flore, boulevard Saint-Germain

Après la seconde guerre mondiale, les échanges avec les intellectuels d’Albert Camus ont un épicentre, Saint-Germain-des-Prés. A la brasserie Lipp, ou en face, au Café de Flore, le journaliste et écrivain échange avec Jean-Paul Sartre.

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Hôtel Madison,

boulevard Saint-

Germain

Rive gauche, Paris. Au

printemps 1940, Albert

Camus a séjourné à

l’Hôtel Madison, à quelques

pas du Café de Flore. Dans

le salon de l’établissement,

Albert Camus a terminé la rédaction de

L’étranger.

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Chambre 62

Celui qui ne croayit pas au ciel pouvait de la fenêtre de sa chambre voir l’église de

Saint-Germain-des-Prés.

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THéâTRE ANTOINE, BOULEVARD DE STARSBOURG

Le Théâtre Antoine, situé 14 boulevard de Strasbourg, et l’un des théâtres dans lesquels

a pu s’exprimer Camus. Il y a mise en scène « Les possédés » de Dostoievski en 1959

THéâTRE DE LA VILLE,PLACE DU CHâTELET

LLe Théâtre de la ville, 2 place du Châtelet, est le lieu de la prémière rencontre entre Sartre et Camus, après la première des « Mouches » en 1943

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LOURMARIN, LE DERNIER REFUGE

En 1958, Albert Camus s’offre une maison dans le Luberon. A Lourmarin, il y vit des heures heureuses, grand-rue de l’Eglise qui a été rebaptisée, depuis sa disparition, rue Albert-Camus. Non loin du centre du village, se trouve le stade de football où l’écrivain aimait venir regarder des matches.

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L’éTERNITé A LOURMARIN (ExTRAIT)

« Il n’y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés. Où s’étourdit notre affection ? Cerne après cerne, s’il approche c’est pour aussitôt s’enfouir. Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un éclair glacé. Le jour qui allongeait le bonheur entre lui et nous n’est nulle part.

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» Par René Char

Toutes les parties - presque excessives — d’une présence se sont d’un coup disloquées. Routine de notre vigilance... Pourtant cet être supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font juste l’épaisseur d’une paupière tirée.

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UN DESTIN BRISé À VILLEBLEVIN 4 janvier 1960, sur la nationale 7 qui le ramène à Paris, à Villeblevin, dans l’Yonne, la vie s’arrête pour Albert Camus. La Facel Vega, où il a pris place avec ses amis Janine et Michel Gallimard et leur fille, Anne, s’écrase contre un platane. Albert Camus est tué sur le coup. Son ami éditeur meurt quelques jours plus tard. Les deux femmes sortent indemnes du choc. Dans le vide-poche du véhicule, on retrouvera le manuscrit de L’homme révolté. Dans sa sacoche, le billet du train qu’il aurait dû prendre. L’horloge du tableau de bord est bloquée à 13h55. Albert Camus avait 46 ans.

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SA DERNIèRE DEMEURE

Porté par des joueurs de l’équipe de foot de Lourmarin, le cercueil d’Albert Camus rejoint sa dernière demeure, dans le cimetière du village du Luberon. Sa tombe est, à l’image de l’homme, simple.

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Vies et choses vues

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de José Nicolas « Informer bien, au lieu d’informer vite ». Si José Nicolas devait choisir un précepte dans ce que nous dit Camus du journalisme, ce serait à n’en point douter celui-là. Ce reporter de guerre aurait pu aussi à la manière d’un Victor Hugo parler de ces « Choses vues », œuvre posthume que l’auteur des Misérables avait d’abord appelé « Journal de ce que j’apprends chaque jour ». Un quart de siècle que ce fils d’officier traîne son barda photo sur tous les théâtres du monde. Ses angles, ses choix, son regard témoignent de réalités sans fard. Il a travaillé pour l’agence SIPA ou en freelance. Il sera fauché et grièvement blessé au Rwanda d’une rafale lachée par l’arme d’un milicien adolescent. Il s’en relèvera et avec lui le métier d’informer.

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Vies et choses vues

José Nicolas • Textes d’Hervé Nedelec

Afghanistan 2008, région de KaboulFemmes dans les ruines du village de Deh E Yahya

Trois formes voilées. Une quatrième qui les suit. Dans les ruines d’une cité qui fut. Comme elles, peut-être, furent un jour. Dans ce champ de gravats des forces invisibles ont tout gommé. Jusqu’à l’existence même de celles qui avancent prudemment, comme s’il était encore possiblede leur arracher une bribe d’elles-mêmes. Le mensonge sert à dissimuler la vérité. La vérité dévoile le mensonge.

› Ces photographies seront exposées en grand format du 8 mars au 5 avril (du lundi au vendredi de 9h à 18h) au premier étage de l’Institut d’Etude Politique, 35 rue Saporta, à Aix-en-Provence

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Afghanistan 1984, quelque part près deWardak

L’homme s’apprête à prier. Il va implorer cette puissance invisible à laquelle on lui a dit qu’il fallait croire. Son regard balaie l’horizon proche, avant que son front ne plonge vers le tapis qu’il a posé à même la terre. Une possible menace est lisible sur son visage. Ses lourdes chaussures dont il s’est défait, disent aussi qu’ il est un guerrier. Comme son arme posée à quelques mètres prête à cracher la mort dans ces montagnes afghanes où même l’herbe a du mal à vivre. Son poste radio indique qu’il peut entendre le monde. L’homme, combattant de Dieu, va implorer cependant un paradis muet, l’oasis infinie que raconte le Livre, cet après que son sacrifice assurera.

Afghanistan 1984, quelque part près de Wardak

L’homme s’apprête à prier. Il va implorer cette puissance invisible à laquelle on lui a dit qu’il fallait croire. Son regard balaie l’horizon proche, avant que son front ne plonge vers le tapis qu’il a posé à même la terre. Une possible menace est lisible sur son visage. Ses lourdes chaussures dont il s’est défait, disent aussi qu’il est un guerrier. Comme son arme posée à quelques mètres prête à cracher la mort dans ces montagnes afghanes où même l’herbe a du mal à vivre. Son poste radio indique qu’il peut entendre le monde. L’homme, combattant de Dieu, va implorer cependant un paradis muet, l’oasis infini que raconte le Livre, cet après que son sacrifice assurera.

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Somalie 1992, un camp à Mogadiscio

Il y a ces hommes, ces femmes, ces enfants. On les sent terrassés. Par la faim, la misère, le désespoir. Cette lumière aussi qui n’est

pas tout à fait l’ombre, ni tout à fait le jour. On imagine les récipients, posés devant ce groupe accroupi, vides. Ce sac de riz ou d’une autre maigre pitance destinés à durer pour que résiste ce souffle de vie. Ces regards interpellent, sans force. Ils disent

l’indicible, la lente attente, les rêves estompées, le futur impossible. Cette photo nous parle, par son silence.

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Nord du Tchad, 1987Bataille de Oudi DoumIdriss Deby remporte une victoire sur l’armée de Kadhafi

« Souviens-toi que tu es né poussière et que tu redeviendras poussière ». Ainsi disent des croyants le mercredi des Cendres. La guerre fige un homme de plus dans l’immensité silencieuse d’un désert. Le vent a commencé son œuvre pour effacer ce qui fut une vie. Le roulis infini du sable aura raison de cette forme qui s’estompe alors qu’à l’horizon proche un char semble encore menacer un ennemi qui a fui. C’était au Tchad en 1987. Ce pourrait être au Mali aujourd’hui.

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Afrique,Tchad 1997 Enfants se baignant à Mongo

Ces ombres ne sont pas chinoises mais africaines. D’ailleurs ce ne sont pas des ombres, mais des formes surgies de nulle part, ou plutôt, d’une marre dont les reflets liquides se sont accrochés, comme des « haillons d’argent »  à ces belles peaux d’ébène. Les enfants sont surpris dans leur nudité évidente et joyeuse. « Ils n’avaient jamais encore vu un homme blanc » dira le reporter. Ils sont figés et attendent comme des gnous au bord du fleuve d’où viendra le danger. Leurs jambes longues sont prêtes à fuir. On ne voit pas leurs regards on les devine. Aussi surpris que celui qui a ciselé ce moment magique.

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Madagascar 1991La Cite du Courage du Pere PedroLes enfants sur la decharge de Tananarive

Les pattes des chiens hébétés pendouillent comme viande accrochée dans un étal de brousse. Leurs yeux effarés dupliquent la même expression de l’animal pris au piège dans ce monticule d’ordures fossilisées. Les «chasseurs» sont des enfants nus et rieurs pas beaucoup plus grands que leurs trophées du moment. Leurs partenaires de fouilles ordurières sans doute. Dans cet espace où la putréfaction consumériste s’installe en strates définitives, leur éclat gifle la lumière d’un bel embrasement. La vie entre leurs bras, dans leurs yeux, leur bouche. Ils l’engouffrent à pleines dents. Beaux comme deux libertés sauvages.

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Afghanistan 1984, WardakKouchner, Médecin du Monde

L’homme blond semble las. Il s’est posé le temps de reprendre quelques forces. Médecin d’un monde saccagé, il a quelques heures pour retrouver cette énergie qui sauvera un enfant, une mère, un vieillard. Sa guerre à lui c’est débusquer le moindre souffle de vie pour empêcher que des hommes et des femmes ne s’allongent et attendent la mort. L’homme a quitté un jour ce front humanitaire pour se poser en des palais plus éphémères encore que ces camps incertains. Dr Kouchner et Mr Kouchner. Qui s’est perdu ?

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Roumanie BucarestRévolutioni roumaine 22 decembre 1989

Le soldat casqué, engoncé dans son uniforme épais, écoute un manifestant qui lui indique un sniper. A tout moment cette complicité peut être brisée par la trajectoire mortelle d’une balle. Au second plan trois hommes recroquevillés attendent. L’un tend vers l’objectif un journal qui dit un nom « Liberté ». C’est l’instant d’avant. Suspendu. Tout peut basculer. Une dictature ou une révolution. L’ Histoire dira si ce soldat et ces civils étaient des héros ou des victimes.

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Rwanda 1994Camp de Cyangugu,« Opération turquoise »,Tutsis

On devine à l’horizon proche un camp. Immense. Accroché à une pente aride. On suppose des milliers de réfugiés sous ces abris alignés comme en un cimetière où les cercueils seraient de toile. Devant il y a cet arbuste. Mort. Un arbre de vie en fait sur lequel sont juchés des enfants guetteurs. Ils ne voient rien venir si ce n’est cet homme blanc et sa drôle de boîte collée à l’oeil pour les surprendre. Les enfants s’accrochent aux branches sans feuille. Ils écrivent un instant de leur vie sur le cahier de celluloïd qu’un photographe solitaire remplit, pour informer le monde qu’au Rwanda des enfants veulent vivre.

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Rwanda 1994L’exode, route de Butaré

Réfugiés hutus

La longue marche a commencé. Vers où va-t-elle cette foule en guenilles? Voyageurs sans bagage, sans pays, sans avenir. Les Tutsis ont massacré les Hutus. A moins que cela ne soit le contraire. On ne sait plus. On

voit seulement des gens affamés, apeurés, agrippés à un pauvre baluchon, se diriger vers ce bout de la

route qui ne dit pas son nom. La chaleur et l’humidité habillent d’un hâle flou cette masse mobile. Comme

si l’incertitude pesait sur demain. Y aura-t-il un autre jour pour cette Afrique martyrisée ?

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Dossier les Roms

arpenteursde l’absurdité

Les Roms Entre novembre 2012 et janvier 2013, Le Camusard a accompagné à deux reprises Marc, bénévole pour la Ligue aixoise des droits de l’Homme, au cœur du camp rom de Velaux. Plongée dans la vie d’une communauté en proie à l’aberration de la Loi, à l’indifférence et à l’hostilité de beaucoup.

Ce jeudi matin du 22 novembre, Marc vient nous chercher en voiture à Aix-en-Provence. Il a prévu d’ef-fectuer une petite distribution alimentaire à quelques Roms du camp de Velaux et, à la suite de nos sollici-tations, nous a proposé de l’accompagner lors de sa mission habituelle afin de nous rendre compte de la réalité du terrain. Ce terrain, le militant le connaît bien, lui qui œuvre depuis des années pour la cause des plus démunis auprès de la Ligue aixoise des Droits de l’Homme. Très vite, nous arrivons sur les lieux. Le camp des Roms se trouve en marge de Velaux, sur un vaste terrain vierge au centre duquel trône une belle bâtisse provençale à l’abandon. En parcourant le court sentier qui conduit au camp, un premier détail saute aux yeux : la masse d’ordures disséminées, de manière anarchique, de part et d’autre de l’axe de circulation. Il est surprenant de croiser sur notre chemin plusieurs voitures conduites par des Roms, dont certaines ont fière allure. Témoin de notre éton-nement, Marc explique la raison : les Roms sont des

as de la récupération et de la mécanique. Toutes les voitures que l’on verra dans le camp sont de vieilles carrosseries, rachetées parfois à 100 ou 200 €, mais brillamment retapées. D’emblée, les clichés s’effacent. Oubliée cette idée selon laquelle les immigrés Roms seraient incapables de prendre leur destin en main. S’ils se sont procurés ces moyens de locomotion, c’est pour se donner une autonomie, et avant tout dans le but de travailler et de fournir une subsistance à leurs familles. Le camp est donc un espace très vivant, où défile un ballet de voitures et autres camionnettes. Par un casse-tête poli-tique kafkaïen, les Roms ne peuvent exercer en France qu’une poignée de métiers, pour lesquels l’obtention d’un permis de travail est un véritable chemin de croix. Or au-delà de trois mois de présence en France sans travail déclaré, les Roms deviennent juridique-ment « expulsables », ce qui explique l’angoisse dans laquelle des familles entières sont plongées (voir notre encadré « Quel statut pour les Roms en France ? »).

NovembreLa fourmilière de Velaux

Par Guillaume Compain, Marine Gibert & Vincent Leconte

Il est un autre apport du journaliste au public. Il réside dans le commentaire politique et moral de l’actualitéLe Camusard l 48

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Il est un autre apport du journaliste au public. Il réside dans le commentaire politique et moral de l’actualité

CAPHARNAüM JURiDiqUe

Cette situation exaspère Marc, qui nous livre ses états d’âme. Il dénonce bien entendu le capharnaüm juri-dique qui entoure leur situation en Europe, ainsi que le manque de courage des pouvoirs publics du coin, qui se renvoient perpétuellement la balle concernant l’hébergement des Roms à la faveur d’évacuations suc-cessives, faisant se déplacer les migrants de commune en commune sans aucun point de fixation. De l’avis de notre guide du jour, il faut aussi reconnaître les mérites de certains élus comme les difficultés qu’ils affrontent pour tenter de régler la question Rom. L’absence de fonds structurels alloués par l’Etat rend leur action stérile et finit par les exaspérer ; autant que les entreprises et les particuliers dont les terrains servent de terre d’accueil aux migrants. En septembre, la société immobilière Diamant 78, qui possède les lieux à Velaux, a obtenu gain de cause contre les occupants de son terrain. La justice a fixé au 12 décembre l’ultimatum donné aux Roms pour quitter le camp avant que la police ne procède à une évacuation forcée. L’avenir de ses habitants est donc incertain, d’autant que les négociations entre les associations et la préfecture semblent aller droit dans l’impasse. Les Roms de Velaux sont donc sans alternative institutionnelle en cas d’évacuation. Cette peur est quasiment sur toutes les lèvres lorsque Marc s’attarde dans le camp. Les Roms de Velaux se sont très bien accommodés à leur nouveau gîte et ils l’ont transformé en une véritable communauté de vie, avec ses travailleurs, ses groupes d’affinités et ses chefs. Si

peu et beaucoup à la fois qu’ils craignent de perdre une nouvelle fois.Ne pouvant effectuer de travail légal, les Roms gagnent évidemment leur vie de manière souterraine, en travaillant au noir pour des entreprises françaises, en récupérant ferrailles et automobiles pour les recy-cler, ou encore, et c’est souvent le cas des femmes, en allant faire la manche dans les grandes villes de la région. En réalité, loin de l’image d’Epinal qui laissent penser que les Roms sont des « vagabonds insoucieux », incapables de se sédentariser, on a affaire à une population qui souhaite s’installer durablement là où les opportunités se présentent. Dans leurs pays d’origine, les Roms ont généralement des maisons et vivent dans des régions rurales. Le camp de Velaux atteste parfaitement de ce désir d’ancrage. Si la plu-part des foyers ont jeté leur dévolu sur des caravanes parce que celles-ci restent encore les logements les plus fonctionnels, cet habitat est minutieusement amé-nagé. Les intérieurs, certes exigus et rudimentaires, ont l’apparence de petits salons, et sont agrémentés de leurs lots de souvenirs et d’appareils électroména-gers. Les plus audacieux se sont même emparés des constructions déjà présentes pour s’improviser un toit en dur. Pour ce qui est des ressources énergétiques, les bénévoles se sont activés dès l’installation pour obtenir des citernes à eau, tandis que des groupes électrogènes assurent l’approvisionnement en élec-tricité. Ils servent surtout à alimenter les appareils qu’utilisent les bricoleurs pour leurs travaux (voir encadré « Le rôle essentiel du bénévolat »).

»

Un journaliste est un homme qui, d’abord, est censé avoir des idées ; ensuite un homme chargé de renseigner le public sur les événements de la veille. Un historien au jour le jour dont le premier souci est la vérité.

Albert Camus in Actuelles, écrits politiques

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«

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Dossier les Roms

Le lieu reste néanmoins assez sinistre et désordonné. Tandis que les ordures s’accumulent aux abords du camp, des carcasses de voitures et des outils en tous genres sont abandonnés au beau milieu des instal-lations. Le campement lui-même est un enchevê-trement chaotique de caravanes et de bâtiments, un paysage à la Madmax. L’hiver y est une épreuve. Fin novembre le climat était encore clément ; mais l’absence de chauffage efficace et la forte exposition aux vents, dont le Mistral glacé, rendront la fin et le début d’année très pénibles.

UN SeUL CAMP,qUAtRe MiCRoSoCiÉtÉS

Ce jour-là, Marc a pris le soin de se garer dans un coin à l’écart. Il se justifie: s’il transporte des denrées alimentaires il ne pourra satisfaire tout le monde, alors il prépare ses provisions à l’abri des regards. Le mili-tant de la Ligue des Droits de l’Homme le reconnaît volontiers : il ne connaît pas la situation de toutes les familles du site. Il privilégie les plus indigents et ceux qu’il connaît le mieux. La distribution commence par l’entrée du « village ». La première personne à bénéficier des dons est une jeune femme élevant des enfants en bas âge. Le contenu de la distribution se compose essentiellement de céréales et de pots de bébé. Au fur et à mesure que nous arpentons le camp,

la plupart des habitants vient nous saluer. Les gens sont particulièrement avenants. Ca et là, quelques groupes d’hommes sont réunis. Certains discutent, les plus besogneux travaillent des métaux ou réparent des moteurs. La majorité des hommes présents a la quarantaine passée. On suppose que d’autres, dans la force de l’âge, sont partis travailler pour la jour-née. Nous rencontrons peu de vieilles personnes, les grands-parents sont restés dans leurs pays d’origine. Quant aux enfants en âge d’aller à l’école, ils sont en cours, pour la plupart. Une poignée d’éducateurs et de militants, a en effet mis en place un roulement de transports scolaires bénévoles afin de permettre à quelques enfants de poursuivre les cours dans leur ancienne école des Milles, histoire de leur assurer une continuité dans l’enseignement. Marc y est très attaché, mais il confesse que l’entreprise est rude. Par-fois, comme ce jour-là, c’est un père rrom qui a pu se libérer pour conduire les enfants. Mais tous les jeunes ne sont pas scolarisés. Le maire de Velaux estime que l’école de la ville n’a pas les moyens d’accueillir les petits Roms. Pourtant, Marc nous signale qu’en vertu des exigences de l’Education nationale, l’école du village devrait légalement les prendre en charge. En outre – et cette donnée est davantage culturelle - à mesure qu’ils grandissent, les enfants abandonnent de plus en plus leurs études. Nous croisons quelques instants plus tard deux ou trois jeunes hommes. Ils

Les enfants d’Evelina reçoivent un paquet de friandises sous le regard attendri de leur maman.

Il revient au journaliste, mieux renseigné que le public, de lui présenter, avec le maximum de réserves, des informations dont il connaît bien la précarité.Le Camusard l 50

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Il revient au journaliste, mieux renseigné que le public, de lui présenter, avec le maximum de réserves, des informations dont il connaît bien la précarité.

Qui sont les Roms ?En Français, les substantifs ‘Rrom’ (avec deux -r) et, plus communément, ‘tsigane’, désignent l’ensemble des descendants d’un peuple d’origine indienne venu de la moyenne vallée du Gange et arrivé en Europe au XIVe siècle. Au fil des siècles, ce peuple uniforme à l’origine s’est divisé en une kyrielle d’ethnies différentes, que l’on connaît aujourd’hui sous plusieurs dénominations selon les régions d’Europe : Gitans en Espagne, Gipsys dans les pays anglo-saxons, Tsiganes en Europe de l’Est, et ainsi de suite. En France, on désigne par l’appellation « Roms » les migrants originaires d’Europe de l’Est, principalement de Roumanie et de Bulgarie. Mais il ne faut pas confondre ces populations avec les « gens du voyage », qui sont intégrés depuis des siècles à la société française. On estime la population Rrom d’Europe à environ douze millions de personnes, ce qui en fait une des minorités ethniques les plus importantes du continent. Et au cœur de ces douze millions de personnes, plus d’un million sont des Roms. Alors pourquoi en savons-nous si peu sur eux ? A l’heure où l’information concernant l’histoire des Roms et leurs conditions de vie en Europe est indispensable à la compréhension des termes du débat actuel, la majeure partie des propos qui nous proviennent demeure biaisée et continue d’entretenir les idées reçues. Petite mise au point.

Des boucs-émissaires historiquesBien qu’ils soient peu à être nomades, l’histoire des Roms est rythmée par les migrations ; ce qui explique qu’ils n’aient pas de réel pays d’attache

même si beaucoup ont la nationalité roumaine ou bulgare. Cette dispersion complexifie grandement toute tentative de gestion commune des situations de précarités auxquelles ils sont aujourd’hui soumis partout en Europe. Les Roms, et les populations tsiganes dans leur ensemble, ont régulièrement fait l’objet de persécution par les majorités et les classes dirigeantes. Ils se sont même vus réduits au servage du Moyen-Âge au milieu du XIXe siècle en Roumanie. Plus récemment, l’Allemagne nazie prônait l’extermination du peuple Tsigane dans son entièreté. Bien que les Tsiganes restent considérés comme des victimes secondaires du Troisième Reich, ces « Porajmos » (persécutions envers les populations tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale) sont désignés par les historiens comme un véritable génocide ayant fait entre 200 000 et 500 000 victimes de 1933 à 1945. L’après-guerre n’a pas forcément amélioré le destin des Roms. Effectivement, pendant la Guerre Froide, on a assisté dans plusieurs régimes communistes à la stérilisation forcée de mères roms ainsi qu’à l’enlèvement d’enfants de leurs parents biologiques. A la chute de l’URSS, privés des terres que l’Etat leur avait procurées, et confrontés à la montée soudaine des nationalismes, les Roms sont de nouveau obligés de se déplacer. A l’Ouest, leurs différences culturelles et leur mobilité les rendant très visibles, ils nourrissent rapidement des peurs irrationnelles chez les habitants des pays où ils s’installent et deviennent là encore victimes d’exclusion. En réalité, ils ne sont que très peu nombreux en France (entre 10 et

15 000 personnes) et leur nombre varie peu.

un racisme qui subsiste aujourD’huiAujourd’hui, les Roms disposent de davantage de ressources et d’appuis : la dénonciation de l’attitude discriminatoire de la France à l’égard de ces populations, en 2010, par la commissaire européenne aux Droits fondamentaux, Viviane Reding, le prouve. Le principe de non-discrimination reste un fondement du droit communautaire et les restrictions visant de manière globale une catégorie de population ne sont pas acceptées. Un certain « lobbying » pro-Rom a également pu se développer au Parlement européen grâce à l’action d’experts comme Martin Demirovski. Toutefois, les problèmes ne sont pas terminés : le Commissariat européen au Droit de l’Homme déplore encore aujourd’hui des violations des droits des Roms au sein de l’Union européenne, à commencer par leurs pays d’origine. Il existe deux raisons principales au racisme anti-Rom qui sévit en Europe. La première est le manque d’information et la seconde est le manque de volonté politique de s’attaquer à un problème social complexe et qui divise l’électorat. C’est pourquoi l’expulsion occupe le plus souvent une place importante dans les solutions envisagées par les dirigeants européens. Si l’Union européenne apparaît aujourd’hui comme un acteur pertinent dans la lutte contre la précarité et l’exclusion des Roms partout en Europe, l’évolution des mentalités et donc l’information objective restent un préalable nécessaire à tout changement politique.

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sont effectivement désoeuvrés et engloutissent une bière. Il est 11h30 du matin. Nous nous dirigeons ensuite vers l’habitation de Zoran, qui se dresse 50 mètres plus loin. Sa mai-son est en dur. Elle est petite mais bien aménagée. Au centre de la pièce unique, un poêle surchauffé réconforte les occupants. Plusieurs jeunes enfants y jouent et viennent à notre rencontre. Un homme berce un bébé. Marc dépose la nourriture. Sa date de consommation a légèrement expiré mais il donne des conseils de conservation pour éviter les mala-dies. Puis il se met à discuter avec Zoran. L’homme est un des leaders du campement. Par ses compé-tences en mécanique, il s’est rapidement constitué un pactole à l’échelle de la communauté. Surtout, il prospecte pour de nouveaux terrains d’implantation dont il revendra l’information à d’autres Roms. Car comme nous l’explique notre guide, entre Roms, tout se monnaye. L’entraide n’est que familiale, elle n’est pas communautaire. Dans l’enceinte même du camp de Velaux, il existe trois, quatre microsociétés indépendantes qui interagissent peu entre elles. En fait, ces divisions s’expliquent par les origines diffé-rentes de leurs membres, qui ne résidaient pas tous dans les mêmes villages en Roumanie (voir encadré).

eVeLiNA, BABA et LeS SeRBeS De LA CoLLiNe

Une fois sortis du logement de Zoran, nous nous retrouvons dans une toute autre ambiance. Il s’agit de l’arrière du campement, une grande étendue dé-peuplée et peu attrayante. Ici, clairement, vivent les plus défavorisés. Ce sont de petites caravanes, plutôt sales, dégarnies. Nous y retrouvons une personne pour laquelle Marc a beaucoup d’affection : Evelina, une ancienne enfant des rues de Roumanie. Comme beaucoup, elle a dû se prostituer pour survivre. Mais elle a eu la force de s’enfuir et elle a eu la chance de trouver les Roms sur son passage. Elle vit avec eux depuis des années, et elle a épousé un membre de la communauté qui est sourd et muet. Son mari, justement, est absent. Il est occupé à faire la manche

à Aix-en-Provence. Elle nous raconte qu’il lui arrive de ramener 20 à 30 € par jour, un montant consé-quent pour de la mendicité. Ces gains supérieurs à la moyenne s’expliquent par son handicap, qu’il a su retourner habilement à son avantage. Sourd et muet, personne ne peut deviner son origine, et les gens se montrent globalement plus généreux à son égard. Néanmoins, si les Roms ont accepté de recueillir Evelina, elle est loin de vivre un conte de fées au sein du groupe. En sa condition de « gadji » (non-Rom), elle a toujours souffert d’une certaine exclusion de la part de la communauté. Par ailleurs, malgré les quelques butins de son mari, Evelina et lui vivent dans une grande précarité. Le militant de la Ligue des Droits de l’Homme lui apporte donc quelques vivres, mais d’un geste du doigt, il lui demande de se taire pour ne pas susciter la convoitise. Et pour cause, à peine avons-nous repris notre marche qu’une jeune fille vient nous demander des couches pour son bébé. L’échange est détendu, mais on sent poindre la déception. Cette jeune femme est la petite-fille de la « chouchoute » de Marc, une vieille femme qui se fait appeler Baba (« Baba » veut dire grand-mère en slave). Baba est une grand-mère joviale et charisma-tique qui fait figure d’ancienne du campement. Très dynamique, elle vient nous embrasser chaleureuse-ment. Marc demande des nouvelles de l’un de ses fils, qui, après s’en être bien sorti en France, a décidé, du jour au lendemain, de partir tenter sa chance en Allemagne, où les permis de travail sont bien plus simples à obtenir... Notre tour du campement touche à sa fin. Plus haut, sur une petite butte qui surplombe les habitations, on aperçoit un groupe de caravanes reluisantes installées en cercle à l’écart du reste des gens. On nous explique que cette « citadelle » abrite un groupe de Serbes soupçonnés d’être des trafiquants, dont se méfient les autres habitants. Les Roms aussi ont besoin d’être sécurisés. Devant leur persévérance à vouloir survivre la mauvaise volonté de certains élus semble terrible-ment injuste. Depuis le début du mois de décembre, ces « habitants » de Velaux ont donc vécu avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.

Dossier les Roms

D’une part, le journaliste peut aider à la compréhension des nouvelles par un ensemble de remarques qui donnent leur portée exacte à des informations dont ni la source ni l’intention ne sont toujours évidentesLe Camusard l 52

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D’une part, le journaliste peut aider à la compréhension des nouvelles par un ensemble de remarques qui donnent leur portée exacte à des informations dont ni la source ni l’intention ne sont toujours évidentes

Jeudi 24 janvier 2013, deux mois après notre premier passage, nous retournons avec Marc sur le campement de Velaux. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’endroit s’est métamorphosé. De la double centaine d’habitants qui, jadis, peuplait les lieux, il ne reste plus qu’une quarantaine d’âmes. La majorité des anciens résidents s’est éclipsée au cours du mois de décembre, au moment où l’expulsion paraissait immi-nente. Finalement, les pouvoirs publics ont accordé une trêve et rien ne s’est passé. La préfecture des Bouches-du-Rhône a même donné rendez-vous aux responsables associatifs début janvier afin de discuter de la condition des Roms de la région. Au cours de cet entretien avec un sous-préfet d’Aix plus conci-liant qu’à l’accoutumée, les militants ont obtenu un moratoire sur les expulsions fixé au 15 mars 2013. De quoi accorder un peu de répit. Mais le mal est déjà fait. De toutes les familles qui

ont fui le campement, il est difficile de garder des traces. Tandis qu’elles disposaient à Velaux de repères et d’une certaine continuité dans le rythme de vie, celles-ci sont aujourd’hui disséminées aux quatre coins de la région, dans des situations extrêmement précaires où les enfants sont déscolarisés et les loge-ments vulnérables. Seuls les plus pauvres sont restés, faute de moyens. Les plus pauvres, et donc les plus désœuvrés. Depuis que les lieux se sont désarticulés, l’activité est en chute libre. Le camp de Velaux a l’ap-parence d’une ville fantôme du Far-West américain, dont les vestiges et les derniers occupants permettent d’imaginer l’animation passée. Les perceuses, les scies circulaires et les voitures en réfection ont totalement disparu du paysage. Toutes les habitations en dur ont été désertées, subsistent quelques caravanes. Le plus frappant est la masse de déchets qui s’accumulent en monticules, dressés ça et là en guise de frontières du campement.

JanvierVille fantôme

Le campement de Velaux : no man’s land entre ville et campagne.

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LeS eNfANtS, SeULeS PReUVeS De Vie

Tout le monde descend du véhicule. Cette fois-ci, avec Marc, une éducatrice spécialisée, mandatée par le Conseil Général, nous accompagne. Elle est certaine-ment la personne qui connaît le mieux ces habitants de Velaux. Elle est chargée du suivi personnalisé des Roms depuis des mois, des papiers administratifs aux démarches de santé. Elle-même se perd parfois dans les noms. La mobilité incessante des Roms, hors et à l’intérieur du camp, ne facilite pas les choses. Sans compter que ces derniers ont pour habitude de donner de faux noms aux autorités ; une façon de se protéger tant bien que mal des registres officiels. Le tour du camp commence. Le silence des lieux est troublant quand on se remémore le dynamisme passé. Nous retrouvons quelques têtes connues ; des mères de famille et leurs jeunes enfants. Les enfants sont les seuls à conférer à l’endroit une once de vie. Comme c’est la tradition dans la culture rom, ils sont livrés à eux-mêmes, sans surveillance visible. Dans ce simili-no man’s land, les objets de ferraillerie sont éparpillés sur le sol, et l’on assiste à la scène surréaliste d’un gamin s’amusant avec une hache. Lorsque nous

atteignons la partie reculée du camp, nous sommes accueillis par trois garçons enjoués. L’un taquine un ballon de foot, l’autre s’amuse à escalader une benne à ordures, tandis que le dernier, le plus grand, nous demande de le photographier devant la voiture de son père. Le père végète justement à l’intérieur du véhicule, d’où ressort une musique tzigane mélan-colique. Il n’a rien d’autre à faire, et il préfère rester à l’intérieur de l’automobile, qui a l’avantage d’être chauffée. Deux des trois enfants sont ceux d’Evelina, que nous voyons surgir de sa caravane. Elle est rayon-nante. Elle a l’air heureuse de nous voir. En plus, le bénévole de la LDH lui a apporté de la nourriture. Les enfants se voient distribuer des paquets de M&M’s, ils sont aux anges Nous nous mettons en marche vers la caravane d’en face pour y distribuer quelques vivres. « Baba », la grand-mère fétiche de Marc, est partie, mais des membres de sa famille demeurent. Au fond du gouffre. Quatre des membres de la famille sont entassés dans une minuscule caravane, dans une promiscuité totale. Ils ont l’air fatigués et profondément déprimés. Nous partons enfin à la recherche d’une certaine Voichita, qui élève un bébé en bas âge et fait aussi partie des bénéficiaires de la distribution alimentaire

si la situation Des roms en France est si DiFFicile à saisir, c’est qu’ils sont soumis à un statut socio-juriDique particulièrement ambigu.

Le statutEn tant que population à majorité roumaine ou bulgare, les Roms devraient a priori bénéficier du droit de l’Union européenne sur la libre circulation des populations et des travailleurs, droit fondamental de l’Espace commun. En réalité, la situation n’est pas si simple car les ressortissants des nouveaux membres de l’Union européenne peuvent faire l’objet d’une situation d’« exception » pendant 7 ans.

Or la Roumanie et la Bulgarie sont justement touchées par ces restrictions. C’est pourquoi les Roms, à l’instar de l’ensemble de leurs compatriotes, doivent au bout de trois mois justifier de ressources suffisantes ou de l’exercice d’un emploi fixe pour pouvoir rester sur le territoire français. Ce qui les place dans une situation absurde puisqu’une demande de permis de travail met en moyenne 6 mois à aboutir. Parallèlement, les métiers qui leurs sont autorisés sont limités à 291. A noter qu’une circulaire d’août 2012 a supprimé la taxe dont devait s’acquitter l’employeur d’un travailleur roumain ou bulgare. Malgré des assouplissements récents, la loi demeure

extrêmement rigide et explique en grande partie la situation incertaine des Roms au sein de l’Hexagone. De toute manière, ces restrictions auront disparues au 1er janvier 2014.

Le logementLa problématique du logement des Roms est celle qui suscite le plus de remous. Sur le sujet, une certaine liberté semble être laissée aux Préfets de département quant au mode d’action à adopter, même si la circulaire du 26 août dernier encadre leurs décisions. Lors de la réquisition de la Belle-de-Mai, à Marseille, Caroline Godard,

Dossier les Roms

Quel statut pour les Roms en France ?

Notre désir [...] était de libérer les journaux de l’argent et de leur donner un ton et une vérité qui mettent le public à la hauteur de ce qu’il a de meilleur en lui.Le Camusard l 54

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Notre désir [...] était de libérer les journaux de l’argent et de leur donner un ton et une vérité qui mettent le public à la hauteur de ce qu’il a de meilleur en lui.

la documentaliste – très engagée - de l’association Rencontres Tsiganes, avait montré des documents préfectoraux assez révélateurs. Le premier est un papier expliquant la marche à suivre une fois un « camp » Rom découvert. En cas de délit de flagrance, c’est-à-dire la découverte du camp sous quarante-huit heures, l’expulsion peut être immédiate. Si le délai est passé, un groupe d’évaluation, le GE2I, vient inspecter les lieux pour décider de la dangerosité à l’aide d’une grille d’analyse que les représentants associatifs qualifient de relativement « fantaisiste ».

En cas de dangerosité, la police est autorisée à expulser les familles. Néanmoins, même en cas de salubrité avérée, les militants associatifs expliquent que l’expulsion reste la fin inévitable, sans aucune obligation de relogement. Pourtant, l’Union européenne et le gouvernement français pressent les autorités locales à mettre en place des structures d’accueil. Mais, faute de moyens et d’envie, toutes ces autorités publiques se renvoient la balle.

La santéLes faits montrent que même des maladies a priori surmontées en France font une

réapparition sporadique dans ces camps de fortune. Cela n’a rien d’étonnant au vu des conditions sanitaires parfois calamiteuses auxquelles font face les Rroms et notamment leurs enfants. Extrêmement démunis dans leur majorité, ils peuvent néanmoins bénéficier de l’Aide médicale d’Etat (AME), une prestation sociale réservée aux étrangers en situation irrégulière. Cette couverture médicale prévue par le Code de l’action sociale et des familles, en remplacement de l’aide médicale gratuite, est accordée aux étrangers présents depuis trois mois en France.

de Marc. Elle est introuvable, et, déjà, d’autres fa-milles se proposent de jouer les intermédiaires. Mais nos deux accompagnateurs connaissent la chanson, ces dernières conserveront probablement la nourri-ture. Ils refusent donc, ce qui n’est pas sans susciter quelques tensions. La solidarité ici n’est qu’un a priori fantasmé par les personnes qui n’y ont jamais mis les pieds. C’est souvent la loi de la jungle qui prime.

UN tRAiteMeNt PoLitiqUe iNDÉCeNt

Au moment de quitter Velaux, nous croisons Zoran, le « roi de la débrouille », venu visiter des amis. Il a été l’un des premiers à partir en décembre, et malgré les insistances de Marc, il ne se réinstallera probablement pas à Velaux. C’est bien ce qui inquiète le bénévole de la LDH. Car dans l’état actuel des choses, le camp, qui est pourtant l’un des plus sécurisants de la région et qui pourrait permettre aux enfants de suivre une scolarité continue, est voué à s’éteindre à petit feu. N’est-ce pas cependant le lot de tous les logements de fortune de la région ? A raison d’évacuations succes-sives et par manque de structures d’accueil, les Roms réfugiés dans les Bouches-du-Rhône vivent dans

l’incertitude permanente. Pourtant, la réticence des autorités françaises est vaine, car elle ne dissuadera pas les Européens de l’Est de poursuivre leur migration vers l’hexagone. En France, un immigré rom gagne vingt à trente fois ce qu’il pourrait espérer en Rou-manie ou en Serbie. Il paraît donc plus pertinent de réserver des conditions d’accueil décentes aux Roms, qui, de toute façon, acquerront pour beaucoup un sta-tut légal dès 2014, lorsque les conditions restrictives d’accès au marché du travail qui pèsent sur les citoyens roumains et bulgares seront abolies. En attendant, les militants négocient des terrains d’accueil avec le Conseil Général des Bouches-du-Rhône, qui est de loin la collectivité la plus coopérative sur la question. Mais d’éternelles rigidités administratives font traî-ner le dossier, condamnant les Roms à l’errance. On dénonçait encore il y a peu la situation des migrants de Sangatte, dans le Nord de France, mais que dire de la condition des Roms de la région PACA, nos propres concitoyens européens ? En attendant, les habitants du camp de Velaux se débrouillent comme ils peuvent, avec pour seuls soutiens la communauté de bénévoles, de généreux hommes d’église et… les témoins de Jéhovah, qui y ont trouvé un terreau fertile pour convertir de nouveaux fidèles. ■

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Aux bavardages répond le hurlement solitaire des égorgés, au maniement du dictionnaire celui des armes.

Dossier les Roms

Le rôle essentiel du bénévolat12 novembre 2012. 200 militants investissent les bâtiments d’une ancienne caserne de gendarmerie, située sur le boulevard de Plombières à Marseille. Celle-ci étant à l’abandon depuis maintenant 10 ans, ils entendent y héberger quelques familles roms. Ces bénévoles souhaitent par cette action coup de poing démontrer aux pouvoirs publics que des solutions simples d’hébergement existent. Si l’avenir de cette action volontariste est toujours en suspens, au vu du rachat du terrain à l’Etat par la ville de Marseille, celle-ci aura eu le mérite d’attirer l’attention sur le fort investissement associatif qui entoure le quotidien des Roms. Ils peuvent en effet compter sur un fort réseau de militants déterminés et volontaires. Pour la réquisition citoyenne de Marseille, ceux-ci sont d’origines extrêmement diverses : membres d’associations (Rencontres Tsiganes, Emmaüs, Secours Catholique, etc.), membres de partis politiques (notamment le Front de Gauche et Europe Ecologie-LV), ou encore simples bénévoles non affiliés à une organisation. Parmi ces volontaires, nous en avons rencontré certains qui jouent un rôle pivot tant dans le soutien à la population que dans l’organisation générale : c’est le cas du Père Paul de la paroisse de la Belle-de-Mai, qui a ouvert aux familles les portes de son église pendant près de trois semaines, avant la réquisition. Caroline Godard, la documentaliste de Rencontres Tsiganes, a également su tisser un lien très particulier avec les populations. Citons enfin des intermédiaires comme Rezvan, Roumain d’origine Rom travaillant pour le Secours Catholique, qui joue un rôle essentiel en tant qu’interprète franco-rom.

Le travail de ces militants est complexe. Le suivi de populations condamnées au nomadisme par les expulsions successives, notamment en terme de scolarisation des enfants, est difficile. Mais peu d’entre eux versent dans le misérabilisme à l’égard de ceux qu’ils aident. Au contraire, ils ont pour ambition la responsabilisation, afin de ne pas laisser les Roms dans une situation de dépendance. A la Belle-de-Mai, par exemple, des distributions de nourriture sont organisées dans un premier temps, mais les militants laissent rapidement la place à des solutions de subsistance autonome comme la récupération de ferrailles. Cependant, les problèmes d’organisation ne sont pas absents. Nous nous en sommes rendus compte en observant une Assemblée Générale improvisée sur le site de Plombières en novembre dernier. Cette réunion de crise organisée sans préparation par des bénévoles de tous bords avait donné lieu à un tohu-bohu contre-productif, amère illustration que la bonne volonté ne suffit pas toujours à résoudre certains problèmes. Faute de leadership et d’organisation, l’action solidaire s’enlise parfois dans le désordre. Les ambitions très procédurières de quelques militants tranchent avec les demandes extrêmement matérielles des Roms. Néanmoins dans la création d’une chaîne de solidarité parfois salvatrice, ils jouent, sans angélisme ni cynisme, un rôle incontournable. Face à des pouvoirs publics parfois aveugles, il semble en effet nécessaire, faute de mieux, que la société civile prenne le relais. Tous sont néanmoins conscients que rien ne remplacera une politique publique réellement volontaire.

Qu’ils soient à Marseille, Velaux, Gardanne ou partout encore en Provence les Roms ont souvent fait une longue route pour rejoindre depuis la Roumanie (Notre photo) ce qu’ils croient être un eldorado : la France. Chassés là-bas, chassés ici les Roms, ont-ils un avenir ?

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Aux bavardages répond le hurlement solitaire des égorgés, au maniement du dictionnaire celui des armes.

› Photographie de Jérôme Imbert qui exposera du 8 mars au 5 avril à l’IEP d’Aix-en-Provence ces clichés des Roms en Roumanie et dans la région de Marseille

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Paris se bat aujourd’hui pour que la France puisse parler demain

Dossier Gitans de Perpignan Par Fabien Palem

s’arrête à Saint-JacquesLe voyage des gitans

Il y a plus de soixante-dix ans une communauté gitane posait ses bagages au cœur de la bonne ville de Perpignan. Un quartier sous haute surveillance depuis l’embrasement de cette jeunesse impétueuse en 2005. Le Camusard s’y est engouffré.

ous devez êtres effrayés par ce quartier non ? » La Catalane s’arque-boute aussitôt. « Non pas vraiment, je suis de Perpignan. Pourquoi ?

Je devrais l’être ? », et d’ajouter, « c’est quand même bien particulier ici Monsieur, et il y a tout le temps beaucoup de monde dans la rue ».Décrire le quartier gitan de Saint-Jacques et son mode de vie, c’est d’abord essayer de comprendre si ce point géographique central de la ville de Perpi-gnan est avec ses airs de ghetto, un lieu dangereux. Contrairement à ce que les médias ont voulu faire croire à l’issue des affrontements communautaires

entre Arabes et Gitans de 2005 et en écartant les préjugés racistes qu’ils soient ou non ceux de bon nombre d’habitants de Perpignan, Saint-Jacques n’a rien d’un coupe-gorge. Ce quartier, comme la ville, vit la plupart du temps dans une paix très provinciale. En revanche, au regard de la répartition urbaine des différentes communautés présentes dans la ville, on constate que la mixité sociale n’est pas franchement réussie. Les communautés se regroupent par quartier, et les Gitans catalans, sont sédentarisés ici depuis le XVe siècle. Les tensions inter-communautaires sont donc un phénomène contemporain.

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Paris se bat aujourd’hui pour que la France puisse parler demain

Photos de François Olivet

Perpignan est une ville de taille moyenne de 120 000 habitants, dont 7 000 Gitans (6200 Gitans catalans 800 espagnols). Près de la moitié de ces derniers vivent à Saint-Jacques. Dans le quartier du Haut-Vernet, au nord de la ville, on les retrouve mêlés à des immigrés d’origine portugaise et maghrébine. Là, l’architecture urbaine est apparue dans les années 1960. La « cité Bellus » ressemble ainsi à ces périmètres de logements dits « sociaux » présents dans les villes du Sud de la France. A « cité Bellus », comme à « La Paillade » ou à la « Cité Gely » de Montpellier, et encore dans les quartiers nord marseillais, vivent des Gitans, andalous et catalans. Ce type d’habitat intra-muros ou relégué en périphérie des villes n’est pas emblématique de l’urbanisme perpignanais. Ce qui attire l’attention c’est davantage le logement gitan du centre-ville.Coincée entre Méditerranée et chaîne des Pyrénées, la ville abrite la plus importante communauté de Gitans sédentarisés en cœur de ville d’Europe. Le quartier Saint-Jacques, regroupe quelques 800 immeubles organisés autour de la place du Puig - le sommet en catalan - et de la place Cassanyes. Des espaces qui s’animent et s’ouvrent aux Perpignanais le dimanche, jour de marché. Sans doute le seul moment où blancs, Arabes et Gitans se mélangent. Avec comme prétexte le commerce des fruits et légumes.

Ci-contre à gauche : rue de l’anguille,

quartier saint jacques Perpignan

Ci-contre à droite : rue des quinze degrés

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Lexiquetsiganeterme général que le dictionnaire définit comme l’ensemble des « populations originaires de l’Inde, apparues en Europe au XVIe siècle, qui mènent une vie nomade en exerçant divers petits métiers ».

gens Du voyage, voyageurs, voyageusesce vocable est né pour désigner les artistes de cirque et de rue passant la majorité de l’année sur les routes. L’expression « Gens du voyage » est aujourd’hui employée par l’administration et les médias pour évoquer l’ensemble des populations nomades : Gitans, Tsiganes, Bohémiens...

roms, manouches, gitansLe terme « Gens du voyage » regroupe en son sein diverses communautés, et recouvre ainsi différentes réalités de vie. Selon le lieu de vie des ancêtres on a distingué les Roms (Balkans, Europe de l’est) les Manouches (empreinte germanique) et les Gitans ou Kalé (de la péninsule ibérique). (Lire aussi en page 48, notre dossier sur les Roms de Marseille)

paiole non-Gitan. Le terme donne « paia » décliné au féminin et « paios » (prononcé « payou ») au pluriel.

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Notre XXe siècle est le siècle de la peur

Dossier Gitans de Perpignan

DeS CAtALANS PAS CoMMe LeS AUtReS

Saint-Jacques n’est donc pas le quartier malfamé que l’on raconte mais la saleté apparente n’aide pas à balayer tous les préjugés. Le Paio sera intrigué par les façades lépreuses des immeubles ou les déchets jetés à même la rue. Certains qualifieront le lieu de « pittoresque » quand d’autres crieront au scandale de la saleté. Mais le quartier Saint-Jacques retient l’attention par son aspect hors-normes, ses rues étroites et animées. Les photo-graphes nombreux chaque année en septembre au festival international de Visa pour l’image en ont fait un de leurs sujets favoris de reportage.L’insalubrité du quartier est souvent montrée du doigt d’autant plus que le cliché du Gitan sale est inscrit dans l’imaginaire collectif. Il en va ainsi de la perception des nomades ou des gens du voyage qui ne traînent pas, il est vrai, derrière eux une salle de bain.Pourtant, si les façades semblent avoir été rongées par le temps, l’intérieur des maisons est bien au contraire coquet. « Chez eux, on pourrait manger par terre » confie une élue locale qui connaît bien la communauté des Gitans pour travailler avec eux au quotidien. « Ce que les Gitans n’ont pas, reconnait l’élue, c’est le respect de l’espace public. C’est pour ça que les rues de Saint-Jacques sont sales. Il peut leur arriver de jeter la carcasse du poulet par la fenêtre, sans se rendre compte que ça salit. Par contre, ils passent leur temps à balayer et à frotter dans leur salon ». Les intérieurs des maisons visitées contrastent avec l’apparente insalubrité des immeubles du quartier. À chaque fois, un imposant téléviseur plasma trône dans le salon, et reste allumé toute la journée. L’appareil fait à ce point partie du quotidien qu’il faut demander la

permission de baisser le son pour s’entendre. De larges canapés - souvent en cuir - occupent l’espace laissé par la table à manger, d’une taille toujours imposante, afin de pouvoir accueillir la famille entière lors des repas. La décoration est relativement moderne, épurée, tout comme les murs, immaculés.Malgré cette apparente propreté du logis, les autorités pointent du doigt l’insalubrité du quartier. La statistique laisse sans voix : 70% des logements seraient insalubres. Les nombreux graffitis gravés sur les murs des façades façonnent cet environnement, pittoresque pour les uns, menaçant pour les autres. Ici chaque « nin » -gamin en catalan- avec son nom et prénom marque son petit territoire. Les habitants auront beau essayer de repeindre à neuf, un autre message sera inscrit le soir même. « La plupart du temps, c’est l’œuvre d’enfants pré-pubères qui signent par cet acte leur amitié », assure le médecin qui suit la communauté.

PLoNGÉe PRofoNDe

Pour s’immerger dans ce quartier singulier et aller à la rencontre des Gitans, il est recommandé de se faire accompagner. Non pas que la visite présente un risque majeur, mais plutôt parce que le contact avec les habitants sera facilité et la rencontre plus riche. Les occupants du quartier ne sont pas vraiment habitués à ce que des Paios s’intéressent à eux. Il y a bien quelques journalistes locaux ou nationaux, qui viennent passer une journée ou deux à enquêter sur leur curieux mode de vie, mais les visiteurs intéressés restent rares.(1)

Le docteur Olivet (Voir par ailleurs notre interview), médecin généraliste en charge du quartier depuis plus de 20 ans, fait volontiers office de guide touristique. Il

Avec ce livre-témoignage, regroupant les propos de la jeune Mossa, devenue Madame Poubil, l’écrivain Bernard Leblon part à la découverte des Gitans nomades du Sud-Est de la France, à Arles, mais surtout du quartier Saint-Jacques à

Perpignan. À travers des propos sincères et émouvants, la jeune femme évoque la condition féminine, le voyage comme la sédentarisation, ainsi que la famille et la loi gitanes. En découvrant l’histoire de Mossa, le lecteur est confronté aux difficultés de

la vie en caravane, ainsi qu’aux aléas de la sédentarisation et du mariage, tournant inévitable dans la vie d’une Gitane.

›Mossa la gitane et son destin, Éditions L’Harmattan Paris, 1993.

Mossa, la Gitane et son destin

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Notre XXe siècle est le siècle de la peur

connaît bien la communauté, et celle-ci le reconnaît. Tout au long de cette promenade, les gens le saluent : « Bonjour Docteur », « Comment allez-vous M. Olivier ? ». Les enfants le saluent aussi, « vous allez à ma maison voir mon père ? », lui demande un jeune garçon de neuf ou dix ans, cigarette en coin de bouche, vêtu d’un bermuda troué et d’un sweater Nike « vintage ».En ce lundi de janvier, la place du Puig est calme. Des gamins courent derrière un ballon pendant que les parents conversent. Assis sur des chaises en plastique sorties de la maison et sur les bancs de la place, les hommes échangent tout en fumant leurs cigarettes. Les femmes, regroupées entre elles, s’adressent à leurs enfants et leur crient « hé, tu passeras à la maison aider ta mère pour le ménage ». Peine perdue, les enfants

resteront tout l’après-midi dans la rue à jouer et fumer. Il est 16h. Les uns devraient être au travail et les plus jeunes à l’école. Mais à Saint-Jacques, les règles ne sont pas les mêmes que dans le monde d’à côté celui des Paios. La rue est le lieu de vie privilégié des Gitans. L’absentéisme à l’école est un des deux fléaux majeurs auxquels les pouvoirs locaux n’ont pas encore trouvé de remède. L’autre concerne les adultes et les jeunes : le chômage. Parmi la tranche d’âge des 20-55 ans, la proportion de sans emploi est évaluée à plus de 70%. Quel remède a-t-on apporté à cette situation ? Aucun ou presque. Bien sûr, la mairie a offert aux Gitans quelques postes municipaux de surveillance de parcs ou de nettoyage. Mais pas assez pour donner du travail à tout le quartier.

Enfants jouant dans les rues du quartier

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Il avait le visage du bonheur

Dossier Gitans de Perpignan

iNtÉGRAtioN iMPoSSiBLe

À Saint-Jacques, la langue officielle est le catalan. Si l’en-semble de la population a perdu cette tradition de langue régionale, les Gitans de Perpignan continuent à l’utiliser au quotidien. En dehors des Gitans et d’une faible mino-rité de la population des Pyrénées-Orientales, les gens se disent « catalan » par tradition et pour être nés dans cette région que l’on appelle la Catalogne du Nord. Il y a encore deux générations, la langue officielle d’une grande majorité des foyers perpignanais était bien le catalan. À leur manière, les Gitans intègrent et mélangent à la langue régionale des mots de Caló (langue gitane) et de français. C’est d’ailleurs un problème auquel l’école Républicaine, celle-là même qui a fait oublier aux autochtones la langue du cru, est confrontée en permanence. Le français, langue officielle à l’école mais étrangère à la maison pour les Gitans, rend difficile l’intégration et la réussite scolaire pour les enfants du Puig. Les Gitans de Saint-Jacques, citoyens français installés dans le centre-ville depuis des générations, représentent encore aujourd’hui une altérité

marquée (culturelle et sociale) pour les non-Gitans. Ils la revendiquent et désignent les autochtones non-Gi-tans par des termes visant à se distinguer : « Français », « Gadjos », « Paios ». Le dernier mot est aujourd’hui décalé puisqu’il servait autrefois aux Gitans à désigner ceux qui étaient attachés à la terre, les paysans.Les Gitans sont très attachés à Saint-Jacques et ne s’en éloignent que pour de rares occasions. L’expression « étranger de l’intérieur » de l’ethnologue François La-plantine, désigne le mieux cette population perpigna-naise à part. Ces citoyens désignés comme les Autres par les non-Gitans, au même titre que des étrangers, et qui font pourtant partie du décor depuis si longtemps.La nuit s’installe sur Saint Jacques et les gamins clopes au bec passeront une partie de la soirée dans la rue, à rouler des mécaniques tels les futurs maîtres du quartier. ■

1. Le dernier reportage, « Les Gitanes de Saint-Jacques », est passé dans l’émission Les Pieds sur terre de France culture.

La rue est le lieu de vie privilégié des Gitans.

Le quartier Saint-Jacques est situé au centre-ville de Perpignan, une ville moyenne des Pyrénées-Orientales.

Parmi les 120 000 habitants de la ville, on compte 6% de Gitans, une proportion « significative mais très

minoritaire », selon les sociologues. Pourtant, cette population est au cœur des

préoccupations sociales de la ville. Lamia Missaoui et Alain Tarrius, deux spécialistes du

sujet, présentent Saint-Jacques comme « un village de 800 immeubles étroits construit sur un site collinaire de huit hectares parcouru de ruelles de trois à quatre mètres de large, de structure labyrinthique ». Les non résidents peuvent s’y perdre. Initialement populaire et

mixte, Saint-Jacques a d’abord été déserté, dès les années 80, par les Paios, puis, après 2005, par nombre

de Maghrébins. Le quartier s’est rendu tristement célèbre en 2005 à l’issue d’affrontements entre les

communautés gitane et arabe. Le meurtre d’un Arabe, Driss Ghaib, par un Gitan avait allumé la mèche et

embrasé tout le centre-ville, obligeant les CRS du Sud-Est à se porter en renfort.

Saint-Jacques,quartier labyrinthe

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Il avait le visage du bonheur

Les Gitans en Catalogne et en FranceDans le Sud de la France, on distingue deux grandes familles de Gitans, les Gitans espagnols ou « andalous » et les Gitans catalans. Ces derniers, logiquement majoritaires à Perpignan et à Barcelone, sont également présents quasiment partout dans le Sud de la France. Ils représentent une population depuis longtemps sédentarisée, certains au XVIe, d’autres dans la deuxième moitié du XXe siècle. La grande majorité est constituée de citoyens français. Selon les études sociologiques de Lamia Missaoui, notamment son ouvrage Gitans et santé de Barcelone à Turin, on compte une petite centaine de Gitans catalans à Arles, quelques 350 à Montpellier, ou encore 600 à Marseille.À Barcelone, les Gitans catalans se trouvent essentiellement dans les quartiers de Can Tunis et de La Mina. Aux côtés de ces Gitans catalans, de nombreux « andalous » occupent des quartiers précaires de la ville. La spécificité de Perpignan est d’avoir un quartier historique et géographiquement central occupé, quasi exclusivement, par la communauté gitane.

L’expression « étranger de l’intérieur » de l’ethnologue François Laplantine, désigne le mieux cette population perpignanaise à part.

Assis sur des chaises en plastique sorties de la maison et sur les bancs de la place, les hommes échangent tout en fumant leurs cigarettes.

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Dossier Gitans de Perpignan

interview

fasciné par leur monde

François Olivet, médecin généraliste à Perpignan, est en charge de la population du quartier Saint-Jacques depuis plus de 20 ans. Les consultations, à domicile et à son cabinet, lui ont permis de faire connaissance avec ces Gitans catalans sédentarisés.Il nous livre son impression sur le mode de vie de la communauté, ses liens familiaux et son état de santé...

Décrivez-nous votre perception du mode de vie des Gitans et l’organisation de l’habitat dans le quartier Saint-Jacques ?Ce quartier est un camp gitan qui fonctionne certainement de la même façon ou presque qu’un camp de roulottes itinérant du début du siècle. L’espace, réduit à une ving-taine de rues étroites, peuplé à 98% de gitans est organisé en ghetto. Les accès sont quasiment fermés aux Paios. La communauté y circule quelle que soit l’heure du jour et de la nuit, rappelant ainsi ce mode de vie tsigane. C’est un vieux et beau quartier du centre-ville mais les appartements se délabrent quelque peu. Dans les maisons, prévaut un mode de vie transgénérationnel. Les familles, aux ramifications tentacu-laires, font tout ce qu’elles peuvent pour rester à proximité et la totalité de l’espace habitable est aménagé pour recevoir chaque petite cellule familiale qui se crée (mariage) le plus près possible de la génération immédiatement supérieure (tous les garages et pas de porte sont devenus des petits appartements). L’espace de sommeil n’a pas beau-coup d’importance (comme dans les roulottes) puisque tous le monde vit plus ou moins dehors. La rue est un

lieu de vie majeur, surtout en été. L’intimité d’un couple est toujours volée au quotidien, essentiellement en profitant du sommeil des enfants. Les grands-parents et arrière grands-parents sont la plupart du temps intégrés au foyer.

On parle souvent du poids de la famille en milieu gitan. Pourriez-vous nous décrire comment vous analysez, de l’extérieur, l’influence de la cellule familiale dans les choix personnels, dans les alliances, dans la vie quotidienne ?En règle générale, les mariages ne sont pas arrangés mais restent im-possibles sans le consentement des parents. Les adolescents se séduisent et se « demandent » aux familles, vers 14-15 ans. Les fiançailles qui scellent l’accord familial bilatéral se font 1 à 2 ans avant le mariage. La famille fonctionne comme une tribu dans laquelle aucun secret ne survivra très longtemps. L’avis des plus anciens est déterminant sur les choix difficiles et chaque famille a au moins une personnalité forte parmi les adultes. La filiation, le décès, la naissance, le mariage sont des éléments puissants et fondateurs dans la construction d’un Gitan. La

famille est au centre du quotidien et l’appartenance au monde gitan le ciment de l’évolution des individus.

Comment se développe l’enfant gitan en comparaison avec l’enfant paio ?L’enfant est roi ! Il n’y a pas plus heureux qu’un enfant gitan. Leur terrain de jeu fait deux hectares de rues, et présente une certaine sûreté. Toutes les portes leur sont ouvertes, toutes leurs faims sont rassasiées. L’adolescence est plus dure et l’âge adulte pénible car les contraintes et les frustrations surgissent. Brutale-ment. Les anciens ont perdu beau-coup de leur influence, il n’existe plus de chef des gitans à Perpignan, il en y a bien sûr qui se réclament. Mais plus personne n’a la stature.

Les études parlent d’un taux d’insalubrité de 70% dans le quartier Saint Jacques …Selon moi, c’est faux ! Les appar-tements sont la plupart du temps salubres. Certes, l’électricité n’est pas toujours aux normes et très sou-vent re-bricolée par les utilisateurs. Les canalisations fonctionnent et la plupart des chauffages sont des chauffages d’appoint ou des clima-tisations inversées. À ma connais-

Les journaux sont la voix d’une nationLe Camusard l 64

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Les journaux sont la voix d’une nation

sance, les appartements vraiment insalubres se comptent sur les doigts d’une main. En revanche, l’entretien n’est pas le même que dans notre mode d’habitat : minuterie réparée après deux ans d’obscurité, douche et toilettes fissurées, fuites, placards et portes ne fermant plus. Le tout donne parfois une impression de cabane bricolée mais tout le monde a chaud, les fours fonctionnent, les repas se font et les fenêtres ferment...

Ces imperfections dans l’habitat ont-elles une quelconque incidence sur la santé des Gitans ?Pas vraiment. Les viroses saison-nières sont explosives dans le quar-tier car tout le monde va tousser chez tout le monde. La gale se ré-pand parfois dans une famille. Mais, en 22 ans, de soins je n’ai eu que deux cas de tuberculose familiale à gérer. Les facteurs les plus délétères sur leur santé sont essentiellement liés à leur hygiène de vie et habitudes alimentaires.

Qu’en est-il des fléaux représentés par le Sida et l’héroïne, qui avaient commencé à décimer la population dans les années 1980 ?Dès le début des années 1990, la réaction collective du monde gitan face à ce danger « d’extermination à court terme de la communauté » a été intense et redoutablement effi-cace. Celui qui se piquait est devenu dans l’inconscient collectif celui qui avait le SIDA, et donc celui qu’on ne pouvait pas marier. La grande cohé-sion communautaire face au danger a fonctionné et les dégâts ont été finalement limités. En tout cas, la contamination des Gitans a été bien inférieure à ce que le monde paio pensait à l’époque. D’autre part, les

familles, socle tout-puissant du lien humain, n’ont quasiment jamais renié leurs drogués et malades. Je vois encore aujourd’hui bon nombre de repentis de 40-45 ans qui sont sevrés, toujours mariés, aimés et respectés alors qu’ils reconnaissent eux-mêmes qu’ils en ont fait voir de toutes les couleurs à leurs proches.

Si le problème de l’héroïne s’est dissipé, la drogue n’est pourtant pas tout à fait sortie de Saint-Jacques, qu’elle soit légale ou illégale…

La cocaïne et le cannabis sont pré-sents. Si l’héroïne a disparu, elle a été remplacée par le subutex et les anxiolytiques, qui sont eux, omni-présents, notamment le lexomil, un psychotrope puissant. De plus, le mythe du Gitan fêtard se véri-fie dans la réalité. Ils n’ont aucune limite si ce n’est l’épuisement et les patrons de restaurants de boîtes ou de bars ne viendront pas me démentir.

Dans ce contexte, comment se passe la prescription des médicaments ?

Ah les médicaments… Les pilules qui font maigrir, dormir, rire, ban-der, celles qui calment les enfants ou normalisent le cycle du sommeil en un coup de baguette magique !… Qui enlèvent le diabète ou com-battent le cholestérol... Les gitans sont émerveillés par le pouvoir de la chimie mais sont totalement réfractaires à toute transformation de leurs habitudes, qui serait bien plus efficace sur leur santé. C’est vrai pour la plupart des Français mais davantage marqué chez eux.

Comment vous perçoit la communauté ?C’est difficile de tricher avec les Gi-tans, ils sont très intuitifs et quelques médecins de Perpignan en on fait les frais. Il est impossible de les séduire dans une communication profes-sionnelle tout en les méprisant au fond de soi ou en ayant peur d’eux ; ils le sentent vite ! Pour l’instant ils me respectent parce que je reste collé à mon rôle de médecin. Il m’arrive de râler, parfois même de crier, mais j’ai de l’affection sincère pour eux, sans condescendance. Je suis même un peu fasciné par ce monde. Leur société réunit tous les critères ou presque d’une société du tiers monde, voire du « quart monde »… Mais ne connaît ni jalousie, ni haine, ni honte, ni désespoir. Cela change tout !

Vous parlez catalan, tout comme les Gitans de Saint-Jacques, pourquoi faire les consultations en français ?Ça évite de rentrer dans la familia-rité. Le français reste par ailleurs la langue de l’instruction, du savoir, de l’expertise. Je suis sûr qu’ils pré-fèrent ! Pareil pour le tutoiement. On vouvoie un Gitan, on ne le tu-toie pas, sauf ceux que j’ai vu naître.

La ville et les pouvoirs publics pourraient-ils faire quelque chose pour améliorer leur situation ?Rien ! Déjà, je doute qu’ils aient réellement envie de changer. Leurs valeurs, leur conception de la réus-site sociale ou de la modernité, leur appréhension du couple, leur refus de la culture écrite, leur désintérêt du fonctionnement de notre société et de son histoire me font penser que nous n’y arriverons pas. Je pense que la pire chose qui leur soit arrivée c’est d’arrêter de voyager. ■

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Bientôt l’Algérie ne sera peuplée que de meurtriers et de victimes. Bientôt les morts seuls y seront innocents.

[ Du 12 au 16 mars 2013 ] Camus, l’Art et la révolte, par Abd Al Malik, au Grand Théâtre de Provence à Aix-en-Provence

À la manière d’un Camus qui n’a jamais cessé d’aimer la Méditerranée et l’Algérie de son enfance, Abd Al Malik se nourrit de ses origines congolaises et alsaciennes afin de s’ouvrir, de percevoir la lumière en chaque homme et de réfuter le déterminisme social également haï par Camus. Rappeur, poète et écrivain, quatre fois consacré aux Victoires de la musique, lauréat du Prix littéraire Edgar Faure, cet artiste, élevé dans les quartiers difficiles de la banlieue strasbourgeoise, manie avec génie dans ses textes de rap ou dans ses morceaux de jazz les mots de Camus, les pensées de Spinoza ou les paroles de Verlaine. Un spectacle haut en couleur bien au delà du concert.De 8 à 34 euros

• Renseignements Grand Théâtre de Provence, 380 Avenue Max Juvénal - Aix en Provence 08 2013 2103

Autres liens utiles :>> http://www.lestheatres.net/fr/saison-2013/56/camus-abd-al-malik

>> http://www.tretsvrai.fr/echos_12_01/la_prov_20_etape_capitale_pour_2013.

htm

>> http://www.franceinter.fr/emission-on-n-a-pas-fini-d-en-lire-l-envers-et-l-

endroit-d-albert-camus-par-abd-al-malik

>> http://www.lejsl.com/actualité/2011/10/30/camus-sartre-mes-potes

[ Du 30 mars au 27 avril ]L’Étranger adapté en bande-dessinée, exposition à la Cité du Livre

Jacques Ferrandez, auteur des Carnets d’Orient aux éditions Casterman, a adapté L’étranger en bande-dessinée. Une manière de découvrir comment les mots peuvent se transformer en images sans perdre un instant de leur sens. L’exposition présentera également des documents d’archives choisis par le Fonds Albert Camus. Entrée libre

• Renseignements Cité du Livre, 8-10 Rue des Allumettes -13 098 Aix-en-Provence 04 42 16 11 61 [email protected]

[ Jusqu’au 6 avril 2013 ]Les recueils d’Albert Camus, des essais aux nouvelles, 1937-1957exposition au Centre Albert-Camus d’Aix-en-Provence.

L’occasion de découvrir les nombreux textes courts écrits par Camus pendant vingt ans, d’abord aux éditions Charlot avec la publication de L’Envers et l’Endroit en 1937 puis L’été en 1954 et L’Exil et le royaume en 1957 aux éditions Gallimard.

• Renseignements Centre Albert-Camus, Cité du Livre 8-10 Rue des Allumettes - 13 098 Aix-en-Provence 04 42 16 11 61 [email protected]

Agenda culturel

en Provence,un Camus dans tous ses états

Théâtre, expositions, colloques, découvertes littéraires... En 2013, Camus sera entièrement revisité aux quatre coins de la région Provence-Alpes-d’Azur. De nombreuses journées consacrées à l’œuvre et à la vie de Camus seront organisées afin de satisfaire aussi bien les curieux que les mordus de Camus. A vos agendas !

Pour tout rendez-vous culturel, il est vivement conseillé de réserver vos places quelques jours à l’avance aux adresses e-mail et numéros de téléphones fournis.

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Bientôt l’Algérie ne sera peuplée que de meurtriers et de victimes. Bientôt les morts seuls y seront innocents.

[ 12 et 13 avril 2013 ]Colloque à l’Université Nice-Sophia Antipolis

Ce colloque sera organisé par Jean-François Mattéi sur le thème de l’ « aurore » c’est-à-dire au renouveau de la pensée du Midi, au travers de ses œuvres, de Noces au Premier homme. Un événement à l’occasion de la création à Nice d’un grand parc Albert Camus, du centre de la ville à la Promenade des Anglais et à l’inauguration dans ce parc d’une statue de Camus.

• Renseignements Université de Nice-Sophia Antipolis, 28, Avenue Valombrose - 06 100 Nice 04 92 07 60 60

[ Le 31 mai 2013 ]Nuit de la Philosophie

[ Du 6 au 9 novembre 2013 ]L’Étranger, par Emio Greco, au Théâtre du Jeu de Paume à Aix-en-Provence

Emio Greco dans les mots d’Albert Camus et dans la peau de ses personnages avec la force d’un corps engagé, dans un univers clos et suffoquant, dans la chaleur d’une Algérie lumineuse et bruyante où un homme revendique sa liberté et son droit à la différence.

• Renseignements Théâtre du Jeu-de-Paume, Rue de l’Opéra - 13 100 Aix-en-Provence 04 42 99 12 00 http://www.lestheatres.net/fr/saison-2013/102/letranger

[ Du 10 au 14 décembre 2013 ]Caligula, de Bruno Putzulu, au Théâtre du Gymnase à Marseille

Une vision nouvelle du héros meurtrier et délirant, au plus près des contradictions qui l’animent, hors de tout jugement moral et fidèle au talent d’un Camus homme de théâtre combatif et révolté.

• Renseignements Théâtre du Gymnase, 4 Rue du Théâtre Français - 13 001 Marseille 04 91 24 35 24

[ Jusqu’au 5 janvier 2014 ]Camus citoyen du monde, exposition-parcours à la Cité du Livre à Aix-en-Provence.

Cette exposition qui a le label Marseille-Provence 2013 est encadrée par Marcelle Mahasela, directrice du Centre Albert-Camus avec la participation de quatre grands chercheurs : Sophie Doudet, Pierre-Louis Rey, Agnès Spiquel et Maurice Weyembergh.

• Renseignements Centre Albert-Camus, Cité du Livre, 8-10 Rue des Allumettes 13 098 Aix-en-Provence 04 42 16 11 61 [email protected]

C’est en avril 2000 que Catherine Camus, la fille d’Albert Camus, et Jean-François Picheral, sénateur-maire de la ville d’Aix-en-Provence, signent une convention de dépôt : c’est la naissance du Fonds privé Albert Camus. Depuis, le centre de documentation, hébergé à la Cité du livre d’Aix-en-Provence, rassemble plus

de 220 cartons d’archives et plus de 1500 imprimés de l’auteur. Ses notes de cours de l’université d’Alger, ses premiers articles parus dans la revue Sud au début des années 1930 ou la copie de son manuscrit inachevé du Premier Homme : le trésor gardé là est riche et diversifié. Mais en dehors de cette

gestion de l’héritage, le Fonds Camus se charge aussi de continuer à le mettre en valeur. Organisant de façon fréquente des conférences et des expositions, continuant toujours à avoir des projets pour l’avenir, le Fonds se consacre entièrement à entretenir le flambeau camusien.

Aix-en-Provence le Fonds Camus et l’héritage d’un grand homme.

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Le christianisme dans son essence (et c’est sa paradoxale grandeur) est une doctrine de l’injustice.

Camusienne

Libres propos

Sophie Doudet« Pour Camus, tout est ici et maintenant »

Maître de conférences en littérature française, Sophie Doudet enseigne la culture générale et la littérature à Sciences-Po Aix. Spécialiste d’André Malraux et d’Albert Camus, elle a réalisé les dossiers d’accompagnement de lecture de La Chute et des Justes, de Camus, dans la collection Folio plus classiques chez Gallimard.

Dans une interview donnée en 1960, Camus a dit : « Pour vivre la vérité, jouez la comédie ». Mais de quel théâtre parle-t-il, de la scène à proprement parler, du théâtre de la vie ?Camus parle bien d’art. Comme beaucoup de penseurs et d’écri-vains, Camus adhère à la théma-tique classique du XVIIe siècle du « théâtre du monde », l’idée que se révèle une vérité à travers la repré-sentation et la fiction. Selon lui, on peut atteindre une forme de vérité et de révélation par le biais de la représentation et de la comédie. Par une sorte de contraste, le men-songe et le subterfuge de la repré-sentation permettent d’atteindre quelque chose qui ne peut pas se regarder en face, directement dans le monde réel.De façon plus profonde, il y a chez Camus l’idée que les relations hu-maines sont à la fois quelque chose qui pourrait atteindre l’essentiel, mais qui est souvent teinté d’appa-rat, d’habillage, de comédie. Être dans la société, c’est forcément apprendre à mentir d’une certaine manière, à jouer le jeu. Ce jeu peut être considéré uniquement comme

un mensonge, mais aussi comme une stratégie pour survivre à l’exis-tence (par le rire, par le jeu ou par la séduction, on cherche à se diver-tir de la condition humaine), pour atteindre ce qui est plus profond dans notre existence. Mais Camus ne joue pas toujours la comédie : il est particulièrement intéressé par l’idée de dire une vérité et d’affir-mer des choses qu’il estime justes, indispensables.

Dans votre conférence à Lourmarin, le 13 octobre dernier, vous estimez que Camus est à l’origine d’un renouvellement du Theatrum mundi. Pouvez-vous nous expliquer ?Le Theatrum mundi est une thé-matique qui est développée par Platon dans l’Antiquité, puis qui va ensuite se déployer au XVIIe siècle baroque. Le monde est vu comme un théâtre, où chacun joue la comédie, un rôle, et serait finale-ment une sorte d’acteur, dans une pièce qui est déjà écrite à l’avance par Dieu.Mais au XXe siècle, le Theatrum mundi se heurte à la disparition de

Dieu. Ce motif avait été inventé au XVIIe pour montrer et révéler la grandeur de Dieu : « n’oublie pas que tu joues un rôle et qu’il y a un maître ». Or, pour Camus, il n’y a pas de maître, mais malgré tout, malgré ces apparences, malgré ces habillages, malgré ces masques et ces grimaces, on peut défendre des vérités qui ne sont plus divines mais proprement humaines.

Pour Camus, l’homme est donc devenu le nouveau référent. Mais peut-il se guider lui-même ?Oui, il est obligé de s’écrire un des-tin tout seul et il a une forme de liberté immense, qui est l’obliga-tion d’assumer tous ses choix. Mais l’homme est placé dans un monde où se multiplient les formes d’alié-nation et d’arbitraire politique. Le problème est d’arriver à lutter à chaque instant pour dénoncer les impostures de l’histoire, de la poli-tique totalitaire.Il y a un humanisme immense chez Camus. Dans son discours au Prix Nobel, il dit justement que l’écrivain est « l’avocat perpétuel de la créature vivante », et pas d’une créature hypothétique, idéale,

Propos recueillis par David Nieto

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Le christianisme dans son essence (et c’est sa paradoxale grandeur) est une doctrine de l’injustice.

potentiellement heureuse dans mille ans. Pour Camus, tout est ici et maintenant, comme dans le théâtre. On joue sa vie ici et dans chaque instant.

Essaye-t-il de rendre le monde plus clair ou constate-t-il son opacité ?Camus expose des idées qui sou-vent s’opposent dans ses pièces. Mais en même temps, il y a chez Camus de grandes lignes qu’on peut suivre. C’est même pour cela qu’il séduit encore aujourd’hui : il aide justement à guider, il ne donne pas de solutions. Il donne des lignes d’ouverture, des lignes de compréhension dans un monde qui est précisément opaque et obscur. Il ne simplifie pas le monde, mais il rappelle que tout ne se vaut pas et qu’il y a des moments où il faut faire des choix. Camus sait tracer des limites. Mais ses limites sont toujours comme une sorte d’abou-tissement de tensions.Dans l’œuvre de Camus, il y a tou-jours une dynamique construite sur la tension de concepts contradic-toires : c’est ce qu’on appellera la « pensée de midi ». Il y a la lumière et l’ombre. La plupart des apho-

rismes de Camus présentent cet antagonisme : « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Cette tension nous écartèle et nous permet de faire un choix, ici et maintenant. Et cela n’est jamais confortable, même si c’est indispensable.Sur la ligne du terrorisme, je trouve par exemple qu’il y a une extraor-dinaire cohérence de Camus, alors même que certains pensent qu’il a changé d’avis ! Il dit des choses ex-trêmement complexes, dans des si-tuations complètement différentes. Mais on voit toujours la ligne claire qui va des Justes à sa position sur la guerre d’Algérie.

D’un point de vue personnel, avez-vous une préférence dans l’œuvre de Camus ?Camus nous suit toute une vie. On commence par une œuvre et on fi-nit par une autre. À chaque âge, on a ses découvertes, ses amours. Je suis rentrée dans Camus comme tous les jeunes avec L’Étranger et La Peste. J’ai ensuite beaucoup aimé Noces, que ma mère m’a mis dans les mains. Après, j’ai adoré Les Justes : quand on a vingt ans, Kaliayev, c’est vraiment une vie transformée en destin ! J’avais fait des études

de philosophie, donc Le Mythe de Sisyphe et L’Homme révolté m’ont aussi beaucoup marquée.Puis un jour, on m’a demandé de travailler sur La Chute et c’est un livre de Camus que je n’avais pas aimé, que je n’avais pas bien com-pris. Le fait de travailler dessus, a été une révélation. Je l’ai relu quand j’avais presque quarante ans, l’âge de Camus quand il écrit : il y a toujours des formes de projection. Ce qui est génial dans l’œuvre de Camus, c’est que chaque fois qu’on tombe dedans, dans n’importe quel paragraphe, on est ébloui. C’est l’œuvre entière que je préfère !C’est un homme qui n’a pas été cloisonné. Sans être un « spécialiste » dans un domaine particulier (art, philosophie...), cet écrivain a filé sa réflexion dans des œuvres très différentes, il a cherché à faire le lien avec le monde. Il a essayé de s’inscrire dans l’existence, d’être avec les hommes et de les aider, de vivre avec déchirement et bonheur le rêve d’une unité. Il a cherché à ne pas être dupe et à être, sans illusion mais avec obstination, un homme complet, et c’est cela qui me touche. ■

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Rien n’est donné aux hommes et le peu qu’ils peuvent conquérir se paye de morts injustes

En quoi le journalisme de Camus, notamment à Combat, a-t-il permis de faire de ce dernier « un homme révolté »,

un fervent défenseur de la justice ?

Je crois que la révolte de Camus est bien antérieure à son engagement dans Combat. C’est d’abord la rage

de survivre d’un petit garçon plongé par l’injustice de la guerre de 14 - son père n’y survivra pas - dans la plus profonde misère. C’est la maladie, la tuberculose, qui prive ses poumons de tout cet air libre qu’il devrait par-tager avec les beaux enfants des rues d’Alger. C’est sa première expérience

Regards croisés

ils nous parlent

du journalisteUniversitaires, journaliste, réalisateur, ils évoquent leur Camus journaliste, et racontent comment il a, parfois, guidé, leur vie professionnelle.

JeAN-CHARLeS JAUffRetProfesseur d’Histoire à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et aux écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan.Comment avez-vous découvert « Camus Journa-liste » ? Qu’a-t-il évoqué pour vous à cette époque ? Vous évoque t-il la même chose aujourd’hui ? En 1987, je commençais mes recherches au château de Vincennes en vue de la publication, sous ma direction, du premier tome d’archives militaires sur la guerre d’Algérie (1943-1946 : l’Avertissement, publié en 1990 par le Service historique de l’armée de terre). C’est dans un carton du 2e Bureau (service de renseignement de l’armée) de 1944 que j’ai découvert des coupures de presse des premiers articles de Camus, publiés dans le jeune Alger républicain, à propos de la misère de la Kabylie en 1939, avant la déclaration de guerre. Il était très étonné de cette misère en terre théoriquement française et s’étonnait que les Français d’Algérie en ignorent à peu près tout. Cette lucidité était très rare à l’époque et prenait la forme d’un réquisitoire contre la colonisation et ses insuffisances envers le «bled». Aujourd’hui, je garde la même admiration pour le journaliste que pour l’écrivain.

HeRVÉ NeDeLeCConseiller éditorial, Responsable de la section info-com à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence.

JoëL CALMetteSRéalisateurComment avez-vous découvert Camus ? Comment percevez-vous le journaliste qu’il fut ?J’ai tout d’abord découvert Camus lorsque je n’étais encore qu’un écolier. A l’âge de dix-sept, dix-huit ans, je peux dire que je l’ai « redécouvert » en lisant un grand nombre de ses œuvres puis en organisant un voyage à Alger afin de partir sur ses traces. A mon retour, l’idée m’est alors venue de jouer Caligula avec la troupe de théâtre à laquelle j’appartenais. Concernant le journaliste que fut Camus, je le vois avant tout comme un homme intègre qui a toujours su placer la justice et l’Homme au centre de ses préoccupations et donc de ses écrits, un homme engagé qui n’hésitait jamais à prendre position, non pas au nom d’une idéologie quelconque mais simplement pour que l’Homme retrouve la place qu’il méritait. Un idéal qui, selon moi, n’est plus toujours respecté de nos jours. Enfin, lorsque la guerre cessa, n’oublions pas que Camus fut le seul à employer le terme de « machine monstrueuse » tout en continuant à penser que le bonheur devait être apprécié ici et maintenant, non demain mais aujourd’hui, non pas en asservissant l’homme mais en replaçant ce dernier au centre des préoccupations humanitaires afin de s’approcher le plus tôt possible du bonheur et de la paix.

Propos recueillis par Laëtitia Pèpe

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Rien n’est donné aux hommes et le peu qu’ils peuvent conquérir se paye de morts injustes

MARie-SoPHie DoUDetProfesseure de Culture générale à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence.

Dans quelle mesure peut-on parler d’un homme plei-nement engagé lorsque l’on évoque le journaliste que fut Camus ? On peut évoquer Camus en tant qu’ « homme engagé » parce qu’il a été de tous les combats en tant que journaliste et intellectuel : il a suivi les procès autour des questions coloniales en Algérie lors de ses débuts dans le métier, il a effectué une enquête capitale sur la Kabylie, il a suivi les combats de la Résistance et la Libération de Paris. Il a dénoncé l’explosion de la bombe d’Hiroshima, il a suivi les procès de l’épuration en France, dénoncé l’écra-sement de la révolte à Madagascar, rappelé sans cesse que l’Espagne était sous le joug de Franco, dénoncé le tota-litarisme soviétique, l’écrasement de la Hongrie... Enfin son engagement pour la réalisation d’une communauté algérienne et pour l’arrêt de la violence envers les civils en Algérie sont sans équivalent à l’époque. En somme il a toujours été «l’avocat de la créature vivante» (Discours de Suède) dans ses écrits littéraires comme dans ses articles, n’hésitant pas à manifester aux côtés de ses amis mais aussi d’intellectuels dont il n’était pas ou plus proche au nom de la justice qui, pour lui, méritait tous les efforts.

En quoi certains peuvent-ils voir dans Camus un homme plus engagé que Jean Paul Sartre lors de la Seconde Guerre mondiale ? Le problème est de savoir ce que signifie « plus engagé »... Il est toujours tentant d’appliquer à Sartre l’intransigeance qu’il a manifestée dans le premier numéro de la Revue des Temps modernes (définition de l’intellectuel engagé tant par ses paroles que par ses silences). Les deux auteurs ont été engagés de façon différente (articles, création d’un groupe de résistants, membre de réseau, prise de risque,

discours...) mais ils étaient proches à cette période, ce qui tend à suggérer qu’ils étaient sur la même ligne de conduite et avaient des convictions communes. Ce qui est important, c’est de comprendre ce qui les a séparés au moment de la parution en 1951 de L’homme révolté.

AGNèS SPiqUeLPrésidente de la Société des Études Camusiennes, professeure à l’Université de ValenciennesQuels sont les éléments, les caractéristiques qu’à vos yeux, il serait important de retenir lorsque nous évo-quons aujourd’hui le journaliste que fut Camus ?Camus a aimé le métier de journaliste dont il a dit qu’il est « le plus beau du monde ». Mais il était très conscient de ses pièges et très exigeant sur ses responsabilités. Si nous voulons saisir au mieux quel journaliste il fut, il faut regarder ses articles dans Combat (1944-1947). Il situe ce quotidien dans la droite ligne de la Résistance ; il s’agit pour lui non de soutenir la ligne d’un parti mais de défendre un idéal, à travers l’exposé et le commentaire de l’actualité. Camus prône en effet un « journalisme cri-tique » , c’est-à-dire viser la vérité, permettre aux lecteurs de comprendre l’information, mener un commentaire politique et moral de l’actualité. Très tôt dans sa carrière, il a défini ainsi les « quatre commandements» de la pro-fession : la lucidité, le refus, l’obstination et l’ironie. Il les a appliqués à lui-même : en effet, il est lucide sur la société française et sur le monde ; il est prudent car « la vérité est toujours fuyante » ; il ne cesse de marteler les exigences, mais aussi, pour ne pas tomber dans le moralisme, il préconise l’ironie et, dans les périodes de crise où l’ironie n’est pas forcément possible, il recommande le sens du relatif. Ce qui frappe dans ses textes journalistiques, c’est la force et la netteté de sa pensée et de son langage. Et c’est aussi son style : une belle rhétorique mais qui ne tourne jamais à vide. ■

de reporter en Kabylie où son intel-ligence percute la réalité d’un peuple affamé par un système, l’administra-tion, l’ignorance. Combat, c’est un pas de plus dans la révolte et contrai-rement à ce que Sartre et ses amis lui reprocheront plus tard, dans l’action. Écrire malgré les risques que font

peser les forces occupantes et la col-laboration pour porter haut les mots de «résistance» et de «liberté». Pen-dant que d’autres lettrés sirotent leur café à Saint-Germain à l’ombre des uniformes vert de gris. Mais l’homme révolté trouve aussi sa justification dans sa prise de conscience primale,

cette condamnation à mort qui est promise dès les premières heures de la vie. Du coup, Camus ne peut être qu’un fervent défenseur de la justice, un opposant farouche à la peine de mort, un militant inlassable de la cause humaine.

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Ce magazine, l’exposition et les quatres journées consacrées à « Camus journaliste », n’auraient pas été possibles sans leur partenariat et leurs aides. Nous remercions : Sophie Joissains, sénatrice et adjoint au maire et la ville d’Aix-en-Provence. La Méjane et le précieux fonds Camus. Le groupement uni des galeries independantes (GUDGI) et tout particulièrement Kathleen et Jérôme Imbert, la librairie Vents du Sud, Jean-Jacques Lumbroso et la LICRA, Guilhem Ricavy et L’Hebdo, Paule Constant et ses indispensables « Ecrivains du Sud », Gallimard, Jean Kehayan et le club de la Presse Marseille Provence, ainsi que tous les services de l’IEP d’Aix-en-Provence qui ont participé à cette belle aventure.

Le Camusard les remercie

Institut d’Etudes Politiques • 25 rue Gaston de Saporta • 13625 Aix-en-Provence cedex 1 • 04 42 17 01 66 • www.sciencespo-aix.fr

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