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5 Les Sélections de médecine/sciences, n o 18, octobre/novembre 2001 Synthèse Synthèse médecine/sciences 2000 ; 16 : 171-80 Michel Habib Yves Joanette André Roch Lecours Le cerveau humain et les origines du langage ADRESSE M. Habib : Assistance publique, Hôpitaux de Marseille et Laboratoire parole et langage, Cnrs ESA 6057, Marseille et Aix-en-Provence et Ser- vice de neurologie adultes, CHU Timone, bou- levard Jean-Moulin, 13385 Marseille Cedex 5, France. Y. Joanette, André Roch Lecours : Institut universitaire de gériatrie de Montréal et Faculté de médecine, Université de Montréal, 4565, chemin Queen Mary, Montréal, Québec, H3W 1W5, Canada. D epuis l’apparition sur terre de l’homme moderne, homo sapiens sapiens, il y a environ 50 000 ans, le langage est devenu la caractéristique par excellence de l’être humain, à la fois ce qui nous différencie des animaux, même de nos plus proches cousins dans l’ordre des primates, et ce qui nous per- met d’accroître sans cesse cette diffé- rence, en tant qu’instrument indispen- sable de l’évolution sociale et cogni- tive de l’espèce humaine. Pour le neurologue, le psychologue et le linguiste, le langage est un ensemble dis- cret de symboles organisés selon plu- sieurs dimensions, dont la combinatoire permet un nombre suffisamment large d’entités pour fournir une étiquette à cha- cune des notions, concrètes ou abstraites, que l’esprit humain est capable de conce- voir (c’est la fonction lexicale du lan- gage), pour organiser ces entités entre elles selon une logique universelle (fonc- tion syntaxique ou grammaire) aboutis- sant à figurer les liens entre elles, à tis- ser un réseau de relations entre les mots et les concepts qu’ils représentent (fonc- tion sémantique). Ainsi défini, le langage a un but principal, celui de permettre la communication entre les individus, mais il a acquis, sans doute secondairement, des propriétés plus vastes le rendant in- dissociable de l’intelligence humaine et de sa progression à travers les siècles. Toutes ces caractéristiques et propriétés sont généralement mises en relation avec l’évolution du cerveau, l’organe qui a probablement subi les plus grandes mo- difications au cours du temps, modifica- tions dont la plus notable se situe préci- sément lors de l’apparition de l’homme moderne. Que l’apparition du langage ait été la conséquence de cette modifica- tion considérable du cerveau, ou au contraire que des contraintes physiques, en particulier celles liées au développe- ment concomitant de l’appareil phona- toire, aient été déterminantes, est encore l’objet d’un débat de spécialistes que nous ne ferons qu’effleurer ici. En re- vanche, nous voudrions montrer com- ment les connaissances sur les relations entre le cerveau et le langage, acquises au cours du siècle écoulé et tout parti- Pourquoi parlons-nous ? D’où nous vient cette faculté remarquable et unique qui fait de l’homme le « sommet de l’évolution » ? Pourquoi l’enfant acquiert-il en quelques mois des aptitudes linguistiques qui dépassent largement ce que les ordinateurs actuels les plus puissants sont capables de produire ? Autant de questions qui ont fait l’objet de débats parfois acharnés au cours du siècle qui vient de s’écouler mais n’ont pas encore trouvé de réelle réponse. Une certitude toutefois: c’est dans le cerveau humain qu’il faut chercher les clés du mystère, dans ses circonvolutions que la technologie moderne nous permet de mieux en mieux d’explorer et dans la connaissance de ses pathologies que la médecine décrit avec de plus en plus de précision. Cet article présente ainsi des éléments de réflexion autour de ces deux axes de recherche : la neuroanatomie fonctionnelle et la pathologie du développement du langage. Globalement, les données actuelles convergent pour faire du langage une aptitude complexe, profondément ancrée dans notre patrimoine génétique mais susceptible d’évoluer encore radicalement en fonction des modifications de l’environnement auquel notre cerveau sera exposé. Voir glossaire en couverture 2

Le Cerveau Humain Et Les Origines Du Langage

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5Les Sélections de médecine/sciences, no 18, octobre/novembre 2001

SynthèseSynthèsemédecine/sciences 2000 ; 16 : 171-80

Michel HabibYves JoanetteAndré Roch Lecours

Le cerveau humainet les origines du langage

ADRESSEM. Habib : Assistance publique, Hôpitaux deMarseille et Laboratoire parole et langage, CnrsESA 6057, Marseille et Aix-en-Provence et Ser-vice de neurologie adultes, CHU Timone, bou-levard Jean-Moulin, 13385 Marseille Cedex5, France. Y. Joanette, André Roch Lecours :Institut universitaire de gériatrie de Montréal etFaculté de médecine, Université de Montréal,4565, chemin Queen Mary, Montréal, Québec,H3W 1W5, Canada.

Depuis l’apparition sur terre del’homme moderne, homo sapienssapiens, il y a environ 50000 ans,

le langage est devenu la caractéristiquepar excellence de l’être humain, à la foisce qui nous différencie des animaux,même de nos plus proches cousins dansl’ordre des primates, et ce qui nous per-met d’accroître sans cesse cette diffé-rence, en tant qu’instrument indispen-sable de l’évolution sociale et cogni-tive de l’espèce humaine.Pour le neurologue, le psychologue et lelinguiste, le langage est un ensemble dis-cret de symboles organisés selon plu-sieurs dimensions, dont la combinatoirepermet un nombre suffisamment larged’entités pour fournir une étiquette à cha-cune des notions, concrètes ou abstraites,que l’esprit humain est capable de conce-voir (c’est la fonction lexicale du lan-gage), pour organiser ces entités entreelles selon une logique universelle (fonc-tion syntaxique ou grammaire) aboutis-sant à figurer les liens entre elles, à tis-ser un réseau de relations entre les motset les concepts qu’ils représentent (fonc-

tion sémantique). Ainsi défini, le langagea un but principal, celui de permettre lacommunication entre les individus, maisil a acquis, sans doute secondairement,des propriétés plus vastes le rendant in-dissociable de l’intelligence humaine etde sa progression à travers les siècles.Toutes ces caractéristiques et propriétéssont généralement mises en relation avecl’évolution du cerveau, l’organe qui aprobablement subi les plus grandes mo-difications au cours du temps, modifica-tions dont la plus notable se situe préci-sément lors de l’apparition de l’hommemoderne. Que l’apparition du langage aitété la conséquence de cette modifica-tion considérable du cerveau, ou aucontraire que des contraintes physiques,en particulier celles liées au développe-ment concomitant de l’appareil phona-toire, aient été déterminantes, est encorel’objet d’un débat de spécialistes quenous ne ferons qu’effleurer ici. En re-vanche, nous voudrions montrer com-ment les connaissances sur les relationsentre le cerveau et le langage, acquisesau cours du siècle écoulé et tout parti-

Pourquoi parlons-nous ? D’où nous vient cette faculté remarquable etunique qui fait de l’homme le « sommet de l’évolution » ? Pourquoil’enfant acquiert-il en quelques mois des aptitudes linguistiques quidépassent largement ce que les ordinateurs actuels les plus puissantssont capables de produire ? Autant de questions qui ont fait l’objet dedébats parfois acharnés au cours du siècle qui vient de s’écouler maisn’ont pas encore trouvé de réelle réponse. Une certitude toutefois: c’estdans le cerveau humain qu’il faut chercher les clés du mystère, dans sescirconvolutions que la technologie moderne nous permet de mieux enmieux d’explorer et dans la connaissance de ses pathologies que lamédecine décrit avec de plus en plus de précision. Cet article présenteainsi des éléments de réflexion autour de ces deux axes de recherche : laneuroanatomie fonctionnelle et la pathologie du développement dulangage. Globalement, les données actuelles convergent pour faire dulangage une aptitude complexe, profondément ancrée dans notrepatrimoine génétique mais susceptible d’évoluer encore radicalement enfonction des modifications de l’environnement auquel notre cerveausera exposé.

Voir glossaire en couverture 2

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culièrement au cours de ces dernièresannées, peuvent nous permettre de mieuxcomprendre les origines de cette fonctionà la fois si banale et si étrange.

Le langage et le cerveau

Tout autour de la profonde scissure deSylvius, qui coupe d’avant en arrière laface latérale de l’hémisphère gauche,se situe une zone continue de cortexqui possède la particularité d’être spé-cialisée dans différents aspects du lan-gage (figure 1). Deux noms de clinicienssont attachés à la description de cettezone du langage, Broca (1865) et Wer-nicke (1875), chacun des deux ayantdonné son nom à la fois à un syndromeclinique et à la région du cerveau dontla destruction provoque ce syndrome.On pense actuellement que ces deuxaires, de Broca et de Wernicke, formentchacune l’épicentre d’un réseau impli-qué dans le langage, dont le rôle et pro-bablement l’origine sont différents, rôlemoteur ou «pré-moteur» pour l’aire deBroca, zone éminemment récente etnettement moins développée chez lesinge [1], rôle « sensoriel » et/ou sé-

mantique pour l’aire de Wernicke, quielle serait présente chez le singe voirechez les prosimiens [2]. Depuis les travaux initiaux ayant permisde mettre en évidence la contribution deces deux aires cérébrales dans le lan-gage, plusieurs autres structures corti-cales et sous-corticales ont été identifiéesdans le contexte d’un réseau complexetout à la fois intra- et interhémisphé-rique. En particulier, il a été prouvéqu’une vaste zone de l’hémisphèregauche située tout autour de l’aire dulangage est constituée de modules pro-bablement relativement autonomes per-mettant de relier les régions de pro-duction des mots aux différents conceptsqu’ils représentent (zones dites de «mé-diation», [3]) (figure 1). C’est dans cecontexte que la possibilité de visualiserle cerveau en fonctionnement, à l’aidede la TEP (tomographie à émission depositons) ou de l’IRM fonctionnelle(IRMf), s’est avérée un apport précieux,confirmant pour l’essentiel les princi-pales données acquises jusqu’alors.Ainsi, lors de tâches faisant appel à lacompréhension des mots, en particu-lier la compréhension auditive, la zone

de Wernicke est systématiquement miseen action, alors que la zone de Brocasemble très spécifiquement activéelorsque le sujet prononce mentalementun mot (par exemple lorsqu’il doit ju-ger si deux mots comme «argent» et«volcan» riment ou non). En revanche,le processus d’articulation lui-même estplutôt sous la dépendance de la partiebasse de l’aire motrice, et ce de manièrebilatérale, de même que la perceptionauditive des mots est sous la dépen-dance des régions moyennes du cortexauditif, de manière également bilaté-rale.Enfin, le rôle des parties de la zone dulangage autres que les aires de Broca etde Wernicke elles-mêmes a pu être pré-cisé par diverses expériences. La figure2 résume une expérience proposée à desvolontaires sains par l’équipe de J.F.Démonet (Inserm U. 455, Toulouse)[3bis]. Il s’agissait de deux conditions ex-périmentales conçues pour être les pluscomparables possible, l’une explorantles processus phonologiques, l’autre lesprocessus sémantiques. Pour chacune deces conditions, le sujet devait réaliser unjugement sur un mot entendu, soit quantà son contenu sonore («appuyer sur lasouris lorsque vous entendez un motqui contient le son /b/ précédé du son/d/ dans la syllabe précédente») ou sonsens («appuyez lorsque vous entendezle nom d’un animal de petite taille pré-cédé d’un adjectif positif», tel que «gen-tille souris » mais non «aimable élé-phant» ou «affreuse punaise»). Les deuxtypes d’épreuves activaient une vastezone hémisphérique gauche incluantles principales zones périsylviennes.Grâce à un artifice technique (appelé«soustraction cognitive»), les auteursont pu apporter une double informa-tion intéressante : la soustraction «sé-mantique – phonologique», destinée àmettre en évidence les zones plus for-tement activées par la tâche séman-tique, a montré plusieurs foyers situés au-tour de l’aire classique du langage: fron-tal supérieur, pariétal postérieur ettemporal moyen, confirmant le rôle deces zones «de médiation» dans l’accèsau lexique et la recherche en mémoireà long terme des attributs sémantiquesdes mots entendus. A l’opposé, la sous-traction inverse, «phonologique – sé-mantique», a révélé les zones plus fran-chement activées par la tâche phono-logique, située à l’intérieur même de

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Aire de Broca Aire classique du langage

Aire deWernicke

Zonede médiationdes verbes

Zonede médiationdes noms

Conceptsdes couleurs

PersonnesAnimaux

Outils

4039

22

3, 1, 24,6

4445

Figure 1. Schéma de l’hémisphère gauche du cerveau humain. La zone clas-sique du langage a été indiquée (en rouge), entourée par les zones dites demédiation, comportant la représentation de différentes catégories de mots.(D’après [3].)

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l’aire du langage, spécialement la régionprécentrale inférieure (aire motrice, justeen arrière de l’aire de Broca) et parié-tale antérieure (opercule pariétal). Cettedernière zone est considérée commeun lieu de stockage à court terme(quelques secondes) des informations so-nores afférentes aux mots qui doiventêtre maintenus en mémoire immédiatepour réaliser la tâche phonologique.

Asymétrie des airesdu langage :un marqueur anatomiquede l’évolution

Depuis la publication initiale de Ges-chwind et Levitsky [4], démontrant quele planum temporal est plus vaste àgauche chez environ 2/3 des individus(figure 3), de nombreux travaux ont étéréalisés afin de mieux comprendre la si-

gnification et la portée de cette consta-tation, en particulier de déterminer si,comme le suspectaient ces auteurs,l’asymétrie de l’aire du langage était lesubstrat, voire la base, de l’écrasanteprépondérance de l’hémisphère gauchepour le langage. La majorité de cesétudes a consisté à étudier les asymé-tries du cortex sur des examens en IRMdu cerveau de sujets volontaires et àmettre en rapport les résultats de cetteanalyse avec divers indices du degré desupériorité (ou de dominance) de l’hé-misphère gauche pour le langage. Ellesont démontré un lien statistique avec lalatéralité manuelle, prise comme té-moin de la latéralisation du langage*(voir pour des revues récentes : [5-8].Assez curieusement, les asymétries ob-servées dans la partie postérieure del’aire du langage ne se retrouvent pas defaçon aussi nette dans les régions anté-rieures, c’est-à-dire l’aire de Broca [9].En outre, il apparaît que le planum n’estpas la seule partie de la région posté-rieure du langage à posséder une asy-métrie fonctionnellement significative.Sur la berge opposée de la scissure syl-vienne se trouve l’opercule pariétal dontl’asymétrie semble encore plus nette-

ment liée à l’asymétrie de fonction quene l’est celle du planum temporal [10].

Des équivalents animauxde l’aire du langage ?

Dès la fin du siècle dernier, une asy-métrie de la fissure sylvienne avait étédécrite sur les cerveaux des grands pri-mates non humains, le chimpanzé, legorille et l’orang-outang. LeMay [11],entre autres auteurs, a confirmé cette cu-rieuse analogie entre le cerveau humainet celui d’autres primates. De tellesconstatations, jointes à des découvertessimilaires sur des crânes fossiles vieuxde plusieurs dizaines de milliers d’an-nées, semblent témoigner d’une pré-disposition évolutive à l’éclosion de sys-tèmes latéralisés dont le langage hu-main serait l’aboutissement moderne.Récemment, le débat a connu un nou-veau regain d’intérêt avec la publicationde deux travaux dans lesquels des me-sures du planum chez des grands pri-mates ont permis de mettre en évidenceune asymétrie étrangement superpo-sable à celle de l’homme [12, 13]. Sur18 chimpanzés examinés, 17 présen-taient ainsi une nette asymétrie en faveurdu planum gauche. Les auteurs de cestravaux en concluent qu’il s’agit là d’untrès probable précurseur biologique dulangage humain.Les primates non humains sont capables

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AA

BB

2 1

4 5 3

Figure 2. L’imagerie fonctionnelle ducerveau permet d’activer séparé-ment les parties phonologiques (A)et sémantiques (B) de l’aire cérébra-le du langage (superposition dezones activées en tomographie àpositons sur la reconstitution tridi-mensionnelle en IRM d’un hémi-sphère gauche). 1 : opercule pariétal ;2 : cortex sensori-moteur inférieur ; 3 :gyrus supra-marginal ; 4 : cortex fron-to-latéral supérieur ; 5 : cortex tempo-ral latéral. (D’après [3bis].)

Gauche Droit

Planum temporal

Figure 3. Le planum temporal (partie de l’aire de Wernicke) et son asymétrietypique en faveur de l’hémisphère gauche.

* Les liens entre langage et manualité sontcomplexes, et ne seront pas envisagés en détailici. Le lecteur pourra se reporter à une revuerécente de cette question [47].

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de produire et de discriminer des sonsayant une fonction qui peut être consi-dérée comme analogue à la fonction decommunication humaine. Bien que de ré-pertoire réduit, ces vocalisations possè-dent des caractéristiques acoustiques quiles rendent spécifiques à une significationdonnée. Il est connu, par exemple, qu’ilexiste chez le singe vervet, des crisd’alarme différents selon le danger qui seprésente, l’un signalant la proximité d’unléopard, amenant les autres animaux àmonter dans les arbres, un autre avertis-sant de la présence d’un aigle et incitantles congénères à regarder vers le ciel.Chez le macaque, il existe deux cris dif-férents en fonction de la localisation tem-porelle d’un pic de fréquence fonda-mentale, l’un utilisé par les femelles enphase d’œstrus pour solliciter le mâle,l’autre qui est plus généralement un cride recherche du contact. Peterson et al.[14] ont montré, en utilisant un para-digme d’écoute dichotique*, que l’hé-misphère gauche (oreille droite) du ma-caque est supérieur dans la discrimina-tion de ces cris. En revanche, l’oreillegauche est supérieure s’il s’agit seule-ment de discriminer la hauteur de deuxsons sans signification sociale. Reprenantces résultats, Heffner et Heffner [15] ontmontré que seules les lésions du cortextemporal auditif gauche altéraient la ca-pacité de discrimination des singes, etque les lésions bilatérales supprimaientdéfinitivement cette aptitude.Enfin, chez diverses espèces, une laté-ralisation a été démontrée pour la dis-crimination de sons de parole humaine,en particulier dans des épreuves de ca-tégorisation de syllabes s’opposant soitpar leur degré de voisement (/ba/-/pa/)soit par leur place d’articulation (/ba/-/ga/)[16, 17].

La production de la parole :le fossé entre le singe et l’homme

Si les mécanismes perceptifs semblentdonc intervenir chez le singe selon uneanalogie très troublante avec ceux du

langage humain, en particulier de parl’implication de structures corticales la-téralisées, il n’en va pas de même pourla production vocale de ces animaux.Ploog [18] a réalisé une investigationsystématique des corrélats anatomiquesde différents cris produits par le singe-écureuil par le biais de stimulationsélectriques cérébrales. Différents typesde vocalisations ont pu être ainsi pro-voquées par la stimulation de diverssites cérébraux, mais les seuls sites ca-pables de provoquer ces vocalisationsfurent retrouvés dans les régions sous-corticales et limbiques. En d’autrestermes, la communication chez le singeest sous la dépendance exclusive destructures archaïques et en aucun casde structures néocorticales comme chezl’homme. Chez l’homme, le contrôleexercé par l’aire motrice supplémentaire,en connexion avec les structures lim-biques, est essentiellement constitué deproductions émotionnelles et proba-blement une capacité résiduelle des vo-calisations des autres primates. Les ca-pacités étonnantes de compréhensiondu langage chez le singe Bonobo, parexemple, [19] suggèrent à certains spé-cialistes que les capacités de compré-hension du langage auraient précédéde plusieurs millions d’années les ca-pacités d’expression. Leurs capacitésd’apprentissage de règles quasi linguis-tiques prouveraient pour leur part que,bien avant les premières productionsvocales organisées d’homo sapiens, lecerveau des hominidés était prêt à ap-pliquer certaines règles symboliques etdes combinaisons élémentaires. En au-cun cas, cependant, les plus érudits dessinges n’atteignent les capacités de «gé-nérativité» des enfants humains mêmeen tout début d’acquisition de la parole.

De la latéralisation à la parole :plusieurs hypothèses

Toutes ces données obtenues chez l’ani-mal sont un support indéniable à la re-cherche sur la latéralisation cérébralehumaine. En particulier, à chaque foisqu’on identifie une homologie entre uncomportement ou un résultat expéri-mental chez le primate et chez l’homme,on est autorisé à en déduire qu’un an-cêtre commun à l’homme et à ce pri-mate devait posséder la même particu-larité. Par exemple, une caractéristique

commune à l’homme et au chimpanzépeut être datée à environ 10millionsd’années, alors qu’une caractéristiqueprésente aussi chez un babouin peutêtre datée avant 40 millions d’années.L’existence d’une préférence pour lamain droite est attestée par des peinturesrupestres datant de 2 à 4 millions d’an-nées. Donc la caractéristique humained’un biais de population pour la maindroite est déjà présente depuis plusieursmillions d’années. Qu’en est-il alors del’apparition du langage? Plusieurs hy-pothèses ont été avancées. L’une desplus populaires est celle qui fait du lan-gage une conséquence de l’utilisationd’outils et qui stipule que la communi-cation gestuelle préexistait à la com-munication par la parole. Selon Leroi-Gourhan [20], « il y a possibilité de lan-gage à par t i r du moment où lapréhistoire livre des outils, puisque ou-tils et langage sont neurologiquementliés et puisque l’un et l’autre sont in-dissociables de la structure sociale del’humanité». Corballis [21] a proposé unlien entre les propriétés cognitives pré-sidant à la manufacture d’un outil etl’utilisation du langage pour la com-munication. La capacité, par exemple,d’extraire un outil d’un bloc de pierreserait une propriété commune avec cer-tains aspects grammaticaux et syn-taxiques de la langue. Ce système semettant en place avant l’apparition pro-bable de vocalisations, volontiers consi-dérées comme prémices du langage hu-main, laisse penser que la dominancegauche pour les praxies gestuelles estune caractéristique plus ancienne quele langage et a pu être à l’origine de lalocalisation gauche de ce dernier chezl’homme. Selon un autre point de vue,la communication par la parole et parles gestes nécessitent toutes deux une or-ganisation séquentielle et temporelledes mouvements, et l’évolution a pu fa-voriser la latéralisation des deux fonc-tions dans un hémisphère, le gaucheen l’occurrence, sans pour autant fairedériver le langage humain des vocali-sations animales [22].A cet égard, les données issues del’étude de sujets congénitalement sourdspeuvent être d’un apport précieux. Eneffet, le langage des signes utilisé (bienque de manière très variable d’un mi-lieu à un autre) par les sourds-muets estorganisé dans le cerveau de manière

* Le test d’écoute dichotique est une épreuveréalisée de manière courante en neuropsycho-logie clinique qui consiste à présenter par desécouteurs des paires de mots différents, et dedemander au sujet de les répéter. L’avantagede l’oreille droite est considéré comme untémoin indirect de la dominance de l’hémi-sphère gauche pour le langage.

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très similaire à une langue parlée. Poiz-ner et al. [23] ont montré que dans cettepopulation spéciale, l’aphasie pour lalangue des signes survenait égalementaprès une lésion de l’hémisphèregauche. De même, leur aptitude à com-prendre la langue des signes pouvaitêtre perdue alors que la signification degestes non linguistiques était préservée[24]. Enfin, des études en champ visueldivisé chez des sourds au cerveau in-tact ont montré un avantage de l’hémi-sphère droit pour la reconnaissance degestes non signifiants et de l’hémisphèregauche pour les signes à valeur lin-guistique [25]. Ainsi, la spécialisation del’hémisphère gauche pour le langagene serait pas spécifique à la modalité au-ditivo-verbale, mais existerait de ma-nière intrinsèque quel que soit le sup-port utilisé pour la communication. Une

étude récente en imagerie fonctionnelle[26] a cependant montré que des sujetsunilingues pour la langue des signesactivaient leurs aires du langage de ma-nière différente à des sujets bilingues (su-jets normo-entendants nés de parentssourds, donc ayant appris les deux lan-gages). Les unilingues activaient de ma-nière symétrique l’aire de Broca et le cor-tex auditif temporal droit et gauche,alors que les bilingues «anglais/languedes signes» activaient les deux régionstemporales mais seulement l’aire deBroca gauche (figure 4). Ainsi, il sembleque le décodage de la langue des signeschez le sourd congénital implique leszones classiques du langage, mais aussileur contrepartie droite. En revanche, lefait d’avoir également appris un lan-gage parlé fait que les bilingues «an-glais/langue des signes» n’activent que

l’aire de Broca gauche dans la mêmetâche.

Le développement du langageet son substrat cérébral

L‘apparition du langage chez l’enfant estsans doute l’un des phénomènes lesplus fascinants qui puissent être donnésà l’observation scientifique.L’acquisition du langage est un processus«naturel», réalisé sans effort, grâce à l’in-teraction entre l’enfant et son environne-ment, mais à l’évidence selon des étapeslargement précâblées et indépendantesde la nature de ces interactions. Seules degraves insuffisances de cet environne-ment ou des pathologies neuro-cogni-tives et sensori-motrices du développe-ment peuvent entraver l’émergence decette activité.L’acquisition du langage se fait selondes étapes successives, commençantpar le babillage, vers 6-8 mois, pour ar-river progressivement vers 4 ans à uneparole parfaitement intelligible et unegrammaire globalement constituée demanière définitive (pour une revue dé-taillée, voir [27]). Le point importantpour notre propos est que la chronolo-gie de ces étapes est curieusement fixed’un individu à un autre, et même entredes enfants de différentes langues ma-ternelles. Tel est le cas, par exemple,du nombre et du rythme d’acquisitiondes mots du vocabulaire qui ont été re-trouvés de façon très similaires chez desenfants de différentes langues mater-nelles. Il en va de même des erreurs desyntaxe qui prouvent l’universalité del’utilisation, même encore maladroite,d’un système de règles préétablies, ma-nifestation d’un équipement génétiquepuissant qui permettrait et contraindraitle développement linguistique. Finalement, tout laisse à penser que lesétapes de l’acquisition du langage cor-respondent à des étapes du développe-ment des zones cérébrales qui sous-tendent ces fonctions. Diverses ap-proches ont tenté une investigation desbases cérébrales de cette acquisition.L’une des plus célèbres est sans doutel’étude de la myélinogenèse.

Sourds congénitaux

Entendants locuteursde la langue des signes P<0,0005 P<0,005

Figure 4. Résultats d’une étude d’imagerie fonctionnelle (IRMf) comparant lacompréhension du langage des signes chez des sourds congénitaux et desindividus entendants bilingues (ayant appris la langue des signes pendantl’enfance). L’aire de Broca est activée de façon bilatérale chez les premiers,mais seulement de façon unilatérale gauche chez les seconds. Ce résultatmontre (1) que le langage des signes implique les mêmes zones du cerveauque le langage parlé, y compris l’aire de Broca, à laquelle on attribue tradi-tionnellement un rôle d’articulation orale de la parole (2), que des zoneshémisphériques droites sont également impliquées pour cette forme particu-lière de langage, et (3) que le fait d’avoir également appris un langage parlé« latéralise» à l’aire de Broca gauche les mécanismes en jeu dans le décoda-ge de la langue des signes. (D’après [26].)

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Myélinogenèse,un précieux indicateur

La substance blanche qui occupe lamajeure partie du volume des hémi-sphères cérébraux, est constituée demultiples faisceaux d’axones des neu-rones corticaux projetant soit versd’autres régions corticales (faisceauxdits d’association, comme le corps cal-leux) soit vers des régions sous-corti-cales (faisceaux de projection). Au coursde leur croissance, ces axones s’entou-rent d’une gaine protectrice de sub-stance graisseuse, la myéline, dontl’épaisseur est très variable d’une ré-gion à une autre et détermine, entreautres, la vitesse à laquelle s’effectue laprogression de l’influx électrique dansla fibre. L’étude du développement deces gaines, ou myélinogenèse, fournit untémoin du degré de maturation fonc-tionnelle des faisceaux et de leur ré-gion corticale d’origine qui a été proposécomme indicateur temporel de la miseen place des fonctions corticales. En ef-fet, chacun de ces faisceaux possède sonpropre rythme de développement, réa-lisant un cycle myélinogénétique quipeut être apprécié grâce à des colora-tions spéciales effectuées sur des cer-veaux de foetus et d’enfants d’âge dif-férent. On peut ainsi dater avec préci-sion le moment où telle ou telle régiona terminé sa myélinisation, donc com-mence à fonctionner de manière mature.Il est même possible d’apprécier la myé-linogenèse intracorticale, c’est-à-direde définir quand une aire corticale elle-même a terminé sa maturation. Ce type d’études a permis à André RochLecours et Paul Yakovlev de tracer unvéritable « indicateur horaire » du dé-veloppement des différentes zones po-tentiellement impliquées dans le lan-gage et de les mettre en relations avecles étapes du développement du langagechez l’enfant. La figure 5 résume les ré-sultats de ces recherches. Les régionsdont le développement est le plus pré-coce sont sans conteste les régions sous-corticales, c’est-à-dire les noyaux dutronc cérébral et les noyaux gris cen-traux. En ce qui concerne le langage, onremarque la précocité de la maturationdes fibres auditives sous-thalamiques,c’est-à-dire de la portion sous-corticaledes voies cérébrales auditives, qui dé-bute dès avant la naissance, et celle un

peu plus tardive des voies visuelles. Enrevanche, la maturation des fibres au-ditives post-thalamiques, c’est-à-diredes afférences du cortex auditif et del’aire de Wernicke, se prolonge sur unegrande partie de l’enfance, contraire-ment au système perceptif visuel qui aterminé son développement au bout dequelques mois de vie. Cette maturationtardive du système auditif est sans douteà mettre en relation avec le perfection-nement des habiletés linguistiques etpeut-être aussi de l’apprentissage tardifdu langage écrit qui est étroitement dé-pendant du traitement des sons du lan-gage. Enfin, il faut noter le caractèretardif de la maturation d’une part desaires associatives, en particulier du gy-rus angulaire impliqué dans l’acquisitiondu langage écrit, et d’autre part du corpscalleux, dont nous verrons ci-dessousl’importance cruciale dans le dévelop-pement cognitif.

Développementdes asymétries corticales

Un des éléments les plus importantspour la compréhension des phénomènesde latéralisation du langage a été la dé-monstration que l’asymétrie du planum,probablement un des facteurs, on l’a

vu, déterminant l’asymétrie du langage,est déjà présente sur des cerveaux de fœ-tus à peine âgés de 30 semaines, c’est-à-dire dès que sont reconnaissables lessillons qui délimitent les régions fonc-tionnelles du cortex [28, 29]. Cette datecorrespond également, du point de vuede la corticogenèse, à la fin de la périodede migration et au début de la phase desynaptogenèse. Lors de cette période,qui s’étend depuis la deuxième moitiéde la grossesse et se poursuivrait plus oumoins longtemps après la naissance, seproduit une élimination massive, géné-tiquement déterminée, de neurones cor-ticaux, phénomène qui pourrait parailleurs être influencé ou modifié par desfacteurs d’environnement. Parmi ces facteurs, on a beaucoup in-sisté sur le rôle des hormones sexuelles,dont l’importance potentielle a été ini-tialement suggérée par Geschwind et sescollaborateurs [30, 31]. La testostérone,l’hormone mâle, sécrétée en excès lorsd’une période critique soit par le pla-centa maternel, soit par le fœtus lui-même, agirait ainsi comme un véritable« facteur de croissance», inhibant laperte cellulaire et pouvant modifier l’éta-blissement des asymétries corticales.Un tel effet de la testostérone a été misen évidence sur divers modèles ani-

De la cochlée au thalamus, court et largement prénatal

Du thalamus au cortex auditif primaire, long (4 ans)

De la rétine au thalamus, court et périnatal

Du thalamus au cortex visuel primaire, court (4mois)

Voie auditive

5 mois

Naissance

1 an 2 ans 3 ans 4 ans

Voie visuelle

5 mois

Naissance

1 an 2 ans 3 ans 4 ans

Figure 5. Comparaison des cycles myélogénétiques pré- et post-thalamiquesau cours du développement des voies auditive (en haut) et visuelle (en bas).

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maux, mais est beaucoup plus difficileà prouver chez l’homme. Une étude in-téressante à cet égard [32] a analysé lamanualité et la latéralisation du langageen écoute dichotique chez des enfantsdont la mère avait subi une amniocen-tèse pendant la grossesse. Les enfantsdans le liquide amniotique desquels lestaux prénataux de testostérone étaientélevés étaient significativement plus la-téralisés (plus fort avantage de l’oreilledroite) mais seulement chez les filles. Pardes mesures effectuées plus simplementdans la salive [33] il a pu être retrouvéchez l’adulte des taux de testostérone si-gnificativement plus bas chez les gau-chers des deux sexes, avec des taux plusbas chez ceux ayant un avantage del’oreille droite en écoute dichotique. En-fin, les mêmes auteurs [34] ont montréque les taux de testostérone salivaireétaient corrélés à la surface d’une régionpostérieure du corps calleux.

Le corps calleux:une fenêtre ouvertesur le développement du cerveau

L’une des structures les plus souventétudiées dans le cadre de recherches surles facteurs du développement cérébralest le corps calleux, cette masse de mil-lions de fibres qui unissent principale-ment les régions corticales homologuesde chaque hémisphère. La raison de cetintérêt est double : d’une part, c’est unestructure aisément mesurable car toutesses fibres sont rassemblées sur la lignemédiane entre les hémisphères sous laforme d’un arc de cercle caractéristique.D’autre part, il peut être aisément vi-sualisé in vivo chez l’homme, dès leplus jeune âge, grâce à l’IRM qui endonne une image très nette et contras-tée (figure 6).Les travaux réalisés chez l’adulte ontainsi permis de montrer que d’une partla taille du corps calleux est corréléeavec certains indices de latéralisation hé-misphérique fonctionnelle, en particu-lier la manualité, mais aussi et surtoutque cette corrélation est fortement dé-pendante du facteur sexe, puisque l’ef-fet est inversé lorsqu’on croise les deuxfacteurs [35]. En outre, il a été prouvéque les mesures réalisées sur la surfacesagittale du corps calleux reflètent bienle nombre et la densité des fibres qui lecomposent, en particulier les fibres depetit calibre [36].

Le corps calleux est présent à la nais-sance chez la majorité des espèces, bienque non encore myélinisé chez la plu-part d’entre elles, y compris l’homme. Ila été démontré qu’une perte importantede projections calleuses survient au coursde la période post-natale précoce, perteen rapport avec un processus d’«éla-gage» neuronal physiologique ayant pourconséquence l’élimination de projec-tions calleuses transitoires au cours d’unepériode critique précédant la phase demyélinisation. Chez l’homme, cette pé-riode d’élagage des axones calleux s’éten-drait depuis les dernières semaines degestation jusqu’à la fin du 3e mois de lavie extra-utérine. On conçoit ainsi quecet événement, aboutissant à une pertemassive d’axones (jusqu’à 70%), puisseconsidérablement influencer le type deconnectivité intra- et interhémisphé-rique. Des facteurs hormonaux pour-raient également agir au cours de cettephase du développement et donner aucorps calleux sa morphologie définitive.Ainsi, l’injection de testostérone au coursde la période péri-natale chez le rat peutmodifier la morphologie du corps cal-leux. Par la suite, la surface calleusecontinue à croître tout au long de la pé-riode de myélinisation qui se prolongependant toute l’enfance, probablementjusqu’à l’adolescence. Il est probable

que l’environnement et « l’expérience»au sens large interviennent à ce mo-ment de manière prioritaire. Il a ainsi étéprouvé que l’exercice intensif d’une ac-tivité bimanuelle avant l’âge de 7ansétait encore capable de modifier la tailledu corps calleux [37]. De même, l’ab-sence de contact avec le langage écritsemble également modifier la taille ducorps calleux [38]. Les liens entre développement du corpscalleux et acquisition du langage sontmal élucidés, mais il est probable quela mise en place des relations interhé-misphériques joue un rôle fondamentaldans l’établissement de la dominancehémisphérique gauche du langage. Lesrecherches les plus fructueuses à ce pro-pos, comme du reste celles concernantla signification des asymétries morpho-logiques des aires du langage, sont cellesqui portent sur les sujets souffrant detroubles de l’apprentissage du langage,oral et écrit.

Les troublesde l’apprentissagedu langage: un modèled’étude privilégié

Au cours de ces dix dernières années,des progrès considérables ont été réa-lisés dans la compréhension des méca-

CC

Figure 6. Apparence du corps calleux (CC) sur une coupe sagittale médianedu cerveau en IRM. La mesure de la surface calleuse reflète l’intervention desdifférents facteurs capables d’influencer la mise en place des connexionscortico-corticales. Par exemple, il a été démontré que cette surface est plusvaste chez les hommes gauchers, chez les musiciens ayant eu un entraîne-ment intensif pendant la petite enfance et chez les adultes anciens dys-lexiques.

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nismes cérébraux sous-jacents à cer-tains troubles d’apprentissage, naguèreconsidérés comme des troubles « fonc-tionnels», voire pour certains comme desimples conséquences de carences édu-catives. Les progrès réalisés l’ont été surtrois principaux points : (1) la recon-naissance par les deux principales clas-sifications des maladies mentales (cellede l’OMS et le DSM-IV) d’entités sé-méiologiques distinctes à part entière dé-nommées troubles spécifiques d’acqui-sition du langage oral, de la lecture etde l’orthographe, du calcul, etc., au-tant d’entités correspondant à des réa-lités cliniques que les neurologuesavaient de longue date rapprochées depathologies cérébrales* ; (2) l’attribu-tion de ces troubles à un défaut spéci-fique du développement du cerveau[39], dont l’origine génétique, bien quenon encore identifiée de façon certaine,est devenue au fil des années plus queprobable [40] ; et (3) la mise en évi-dence, grâce aux avancées de la neu-ropsychologie, du mécanisme déve-loppemental à l’origine de la plupartde ces troubles, à savoir un déficit dutraitement des sons du langage (troubledit phonologique), qu’il y ait ou nonanomalie évidente du langage oral**.Les progrès récents de l’imagerie céré-brale ont trouvé dans ces troubles un deleurs domaines de prédilection, per-mettant du reste, à travers l’étude desujets ayant ces difficultés, d’accroîtresignificativement notre compréhensiondes mécanismes cérébraux sous-ten-dant la parole et la lecture normale, demême que leurs liens réciproques [41,42]. Ainsi, les sujets adultes ayant souf-

fert de dyslexie de l’enfance ont tout àla fois des particularités morphologiqueset neurofonctionnelles. Du point de vuemorphologique, il a été démontré à plu-sieurs reprises une plus forte incidenced’asymétrie atypique (absente ou in-versée) du planum temporal chez lesdyslexiques. De même, la taille du corpscalleux a été retrouvée plus vaste quechez des témoins appariés [43]. Enfin,une corrélation entre la taille de la ré-gion postérieure du langage et les apti-tudes métaphonologiques a été retrou-vée à plusieurs reprises [44]. Cette der-nière constatation prouve que lesparticularités morphologiques constatéessont bien en relation avec le déficit dulangage. En revanche, il est toujourspossible, comme du reste pour le corpscalleux, que les anomalies décrites ne

soient pas causalement reliées auxtroubles (en étant par exemple la consé-quence d’un mode d’apprentissage par-ticulier ou encore l’effet de la rééduca-tion intensive).L’imagerie fonctionnelle, quant à elle,apporte des informations plus précises,mais à la fois plus complexes. Lorsqu’ondemande à un sujet de lire une série demots, deux régions hémisphériquesgauches s’activent principalement. Lapremière est située dans la zone fron-tale inférieure, donc dans la partie la pluscentrale de la zone instrumentale dulangage et correspond certainement à lanécessité, plus ou moins importante se-lon les mots (et probablement aussi se-lon les lecteurs) de prononcer menta-lement les mots lus. La seconde setrouve dans la zone temporale infé-

Sagittal Coronal

Transverse

0

3

1

4

Val

eur

de Z

Figure 7. Représentation de la différence maximale d’activation en tomogra-phie à positons entre des adultes anciens dyslexiques et des témoins lorsd’une tâche de lecture. C’est au niveau du cortex inféro-temporal, dans lapartie toute inférieure de l’aire 37, que les deux populations diffèrent le plussignificativement l’une de l’autre. Cette région est présumée jouer un rôledéterminant dans les processus d’accès à l’orthographe des mots.

* Par exemple, dès le début du XXe siècle,Hinshelwood, en1917, avait remarqué la simi-litude entre le trouble de la lecture d’un ado-lescent dyslexique et celui de sujets souffrantd’alexie après une lésion du lobe occipitalgauche.** Il est usuel, au moins en France de désignersous le terme de dysphasie les troubles sévèresde l’apprentissage du langage oral, réservant leterme de dyslexie aux sujets présentant des dif-ficultés spécifiques à l’apprentissage de l’écrit.En fait, la fréquence des dyslexies consécutivesaux dysphasies, de même que la mise en évi-dence de troubles métaphonologiques chezpratiquement tous les dyslexiques, incitentactuellement à regrouper les deux typesd’affections sous un même vocable. Celui deSpecific Language Impairment est largementutilisé aux États-Unis. Le terme de dyslexie (dugrec lexis, mot) s’appliquerait tout aussi bienaux troubles de l’oral qu’à ceux de l’écrit.

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rieure, à la partie la plus basse de l’hé-misphère donc dans la partie toute pé-riphérique de la zone de médiation quientoure l’aire centrale du langage (aire37 de Brodmann). Par comparaison auxsujets témoins, les sujets dyslexiquesactivent significativement moins cettezone (figure 7), ce qui suggère qu’unepartie de leur déficit pourrait être liée audysfonctionnement de cette zone. Latopographie de cette zone, une aire decortex associatif stratégiquement pla-cée entre l’aire du langage et les airesauditives et visuelles, en fait un boncandidat pour les fonctions de repré-sentation orthographique des mots***.De là à dire qu’au même titre que lesaires du langage préexistent à l’appari-tion de la parole, cette région de cortexest déjà prête, ontologiquement et phy-logénétiquement, pour l’apparition dela lecture, il n’y a qu’un pas, que les don-nées pour le moment disponibles nepermettent cependant pas encore defranchir.

Conclusions

Cette qualité si proprement humainequ’est le langage n’a pas fini de susciterdébats et controverses. Au sein de cesdébats, aux côtés des linguistes, psycho-logues, paléontologues et philosophes,le neurologue a plus que jamais son motà dire: en décrivant avec de plus en plusde précision les soubassements cérébrauxdes diverses facettes du langage humain;en analysant finement les perturbationsde patients souffrant de difficultés ac-quises ou constitutionnelles du langage;en recherchant les origines phylogéné-tiques et ontogénétiques de ses obser-vations; et enfin en posant les questionsfondamentales telles que celles des liensdu langage avec l’esprit [45] ou encoreplus généralement avec la conscience[46] ■

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*** Grâce à la magnéto-encéphalographie(MEG), une méthode d’imagerie moins préciseanatomiquement, mais ayant une meilleurerésolution temporelle, il a été démontré quecette zone se met en activité lors de la lecturequelques 200 millisecondes après la présenta-tion du mot écrit, ce qui suggère son rôle dansles processus perceptifs précoces inhérents à lareconnaissance du mot par ses éléments visuel-lement saillants [48].

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