LE CHAMP FREUDIEN COLLECTION DIRIGÉE PAR JACQUES LACAN
-
Upload
others
-
View
5
-
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
Le rêve du cosmonauteLE C H A M P F R E U D I E N
COLLECTION DIRIGÉE PAR JACQUES LACAN
DU MÊME AUTEUR
AUX MÊMES ÉDITIONS
ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI
Jean-Luc Giribone a bien voulu m'aider pour la mise au point de ce
texte; je l'en remercie amicalement.
ISBN 2-02-005647-X
© ÉDITIONS DU SEUIL, 1980.
La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions
destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou
reproduction intégrale-ou partielle faite par quelque procédé que
ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause,
est illicite et
constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et
suivants du Code pénal.
Prologue
Mais qui nie que les êtres humains aient un corps ? Ils ont un
corps ; ce corps est vivant ou mort. Au-delà de quoi nous ne
pouvons plus rien en dire, à prendre le corps par cet abrupt. La
science, elle, ne parle que du corps déjà mort. Du corps vivant,
elle ne peut rien dire non plus.
Tout de même que du corps animal. Il est clair que ce corps qu'ils
ont, hommes et animaux, ne peut être que dit ; c'est ainsi qu'on
parle de l'avoir, ce corps, et non de l'être, marquant une distance
décisive d'un sujet éventuel à son objet cru tel : son corps dont
il parle. Dès lors plus rien ne peut être rattrapé; le corps nous
quitte.
Il nous quitte, mais nous l'avons toujours, si nous ne le sommes
plus. L'avoir, cela signifie ne l'avoir que pris dans le
langage.
Ainsi le cœur humain bat-il, tout comme le cœur d'un chien. Mais le
cœur humain, battant, il ne se peut qu'il ne dise lui-même quelque
chose à quelqu'un, soit qu'il ralentisse, soit qu'il se précipite
et s'affole. On dit même qu'il cogne.
Il n'y a pas non plus de fonction qui ne parle. L'être humain ne
peut ni manger, ni déféquer, sans dire quelque chose. C'est là, je
pense, l'invention de Freud. Toute pulsion comporte demande, passe
par une demande.
Passage à la parole, angoissant. Certains préfèrent se taire. Ils
renoncent. Ils voudraient renoncer. Mais en ce point d'angoisse,
le
c r i les force et force le silence. L'histoire qui suit montre que
le cri n'est pas traumatique ni originel ; il se répète tout au
long de la vie; il faut revenir au cri pour retrouver le
langage.
L'auteur de l'Oiseau bariolé, Jersy Kosinski, raconte en effet
qu'il perdit la parole alors que, tout jeune encore, il avait été
invité à servir la messe — insigne honneur pour le « bohémien »
qu'il était et peut-être même ultime espoir de salut ! Or il vit
honneur et salut tourner brutalement en catastrophe. Il ne retrouva
la parole que beaucoup plus tard, après plusieurs années de mutisme
complet, quand, appelé au téléphone après un grave accident de ski,
il dut répondre à une voix d ' h o m m e « Le sang afflua à mon
cerveau, écrit-il, je crus que mes yeux allaient jaillir de leurs
orbites et rouler sur le parquet. J'ouvris la bouche et poussai
l'air de toutes mes forces. Des sons informes montaient le long de
ma gorge... »
De l'angoisse, surgie d'un point de rupture (naissance, jouissance,
mort), est sorti le cri; puis le langage, en réponse à un appel ici
évident : ce sont « les marques de réponse » (l'appel téléphonique
d'un homme, retourné en réponse) « qui transforment le pur cri en
appel... [Elles] sont corrélatives d'un Autre tout-puissant à qui
s'adresse la demande » 4. Le fils devenu muet ne savait pas que
depuis le jour de la catastrophe il adressait pareille demande à
son père. Le coup de téléphone le lui a révélé. Tension, angoisse,
cri, parole.
Dès 1925, A. Artaud écrivait dans le Pèse-nerfs que la langue «
n'est que tension après le manque, la connaissance du détour,
l'acceptation du mal ». Si je me suis référée, aussi, au texte de
Kosinski, c'est précisément en raison de son innocence. A. Artaud,
lui, sait que le langage est détour.
1. Je ne me réfère nullement à la Cry Therapy, ni au cri primal,
ici ; encore qu'il y ait quelque raison au fleurissement de ces
thérapies.
2. Le livre de poche. 3. C'est moi qui souligne. 4. J. Lacan,
Écrits, Le Seuil, 1966, p. 679.
Sans doute n'y a-t-il pas de pur cri. Sans doute tout cri est-il «
toujours déjà encodé » et pré-jouissance de l'Autre.
Et y a-t-il réponse ? Si les signes de réponse étaient certains, le
sujet invoquant serait
précipité dans la psychose : comme l'érotomane il se croirait
indubitablement aimé. Mais en fait, la réponse est toujours sujette
à doute et à interprétation. Toutefois, de la réponse, il y en a. A
ce signe pris comme tel, l'Autre s'engouffre par la faille de la
prématuration et de l'incapacité du sujet invoquant, à s'assurer
vivant, en son corps. Le récit de Kosinski réitère des années plus
tard la catastrophe de la naissance. Il rend compte de la violence
de la rupture et du changement de milieu, de ce dont le sujet pâtit
et de ce dont il a à s'emparer sous forme de signifiants trouvés
sur place, pour ex-sister dans l'Autre, puisqu'il est coupé de
lui-même. Dès lors il est pris dans les voiles de l'imaginaire,
mais aussi, ce que l'on dit moins, dans les réseaux du symbolique.
Ainsi coupé du réel, il aura à déchirer voiles et réseaux dans
l'expérience — dès cette vie — de la mort. La catastrophe toutefois
n'est pas un traumatisme en ce qu'elle n'est pas originaire. Elle
se répète. Ce premier temps d'absence qui est précisément le moment
d'absence du sujet, ce moment où il tombe, il aura à le vivre dans
la répétition, pour faire en sorte qu'il n'y ait pas de trou dans
sa trame. Il pourra dire alors : je suis tombé. Mais le pourra-t-il
dire avant l'instant de sa mort?
« Toute naissance et toute mort, écrit Hegel, loin d'être la
continuation d'un peu à peu, en sont plutôt l'interruption et le
sont de la variation quantitative à la variation qualitative. »
Toute révérence gardée, j'ajouterai la jouissance, à la naissance
et à la mort.
En effet, la mort n'est pas l'arrêt de la vie de la matière, qui,
au contraire, grouille en cette occasion. C'est une rupture
signifiante,
1. J. Derrida, « Ja ou le faux bond », Digraphe, n° 11. 2. Sur le
réel dans sa différence avec la réalité, cf. p. 76. 3. Cité par
Krysztof Possian dans Catastrophes et Déterminisme.
comme la naissance est l'irruption dans le signifiant. L'irruption
signifiante est accentuée à la naissance, du fait que les toutes
premières « marques de réponse » proviennent d'un autre foyer que
le foyer maternel. Les soins sont donnés par une tierce personne
qui se trouve là ; et l'enfant est désormais coupé de sa mère.
Entre le moment de l'expulsion et le moment où il est tenu,
soulevé, touché, regardé, il y a un passage à vide. L'enfant est
mou. La mère elle-même en éprouvera de l'effroi. Un vertige le
précipite de tout son nouveau poids; il crie. Il tombe; il
tomberait s'il n'était rattrapé. Mais quelle mère n'a pas eu peur
de laisser tomber son enfant ? Cette chute est le principe de tous
les vertiges à venir. Le sexe mâle dressé est le mouvement inverse.
Il nie la chute. Aussi fournit-il le symbole, la réalité même, mais
réduite au trait, de ce qui se compte comme un ; le sujet qui
compte n'étant toutefois pas compté, car avec lui, ça ferait deux,
comme la forme pronominale le montre.
Le vide, le manque ne sont donc pas de simples notions, supposées à
seule fin de faciliter la théorie. Ils peuvent être pris sur le
fait, en ce moment privilégié — entre autres moments — qu'est la
naissance.
On y observe trois moments : le passage à vide et le cri ; la
réponse qui transforme après coup le cri en appel et suscite
l'Autre tout- puissant à qui s'adresse, après coup, la demande ;
puis, quand enfin la mère tient sur elle l'enfant et le regarde, le
transfert de l'instance de l'Autre tout-puissant sur la mère.
Les trois personnes du jeu du Fort-Da sont déjà là, en place ; avec
en outre la place vide que chacun vient occuper tour à tour : la
chaîne des signifiants a bien été amorcée. Ce qui recouvre le vide
d'abord n'est repérable pour le sujet que dans la réitération;
c'est-à-dire lors de la seconde métaphore et dans l'après-coup,
tandis que le S, signifiant premier, reste à jamais ouvert en
amont, tel un courant
1. On sait que les signifiants se constituent en chaînes. Mais le
premier reste forcément ouvert sur le vide du commencement,
puisque, au commencement, le sujet que le S1 représentera est
absent. On peut dire que le signifiant premier est posé et ne peut
que se retrouver tandis que le sujet est supposé.
Du même coup se marque l'entrée du sujet dans le temps qui est
l'aller-retour de la demande-réponse, après la rupture signifiante
inaugurale. Mais aucun moment ne peut être fixé comme point
d'origine. Ils remontent tous à une première Bejahung et Vernei-
nung originelles mais mythiques.
Pourquoi le cri ? La vue ne viendra que plus tard apporter ses jeux
de construction.
Parole et vision resteront deux fonctions difficilement
conciliables. Il y a concurrence pulsionnelle dès que cesse
l'indifférenciation primi- tive.
Le cri de naissance est sans doute l'appel même. Mais le corps
humain tout entier ne cesse d'appeler. Rien du corps qui ne parle.
Loin de nier le corps, de privilégier un signifiant qui serait la
mort du corps, le psychanalyste reconnaît le corps pour être déjà
là, criant ou appelant selon le degré de déréliction, d'angoisse ou
de jouissance que le sujet connaît de par son entrée dans le
signifiant2. Le corps est d'autant plus désirant et vivant que le
sujet parvient mieux à passer le point de rupture.
Voici comment Georges Bataille décrit la jouissance : « L'aperce-
vant [l'objet] ma pensée sombre elle-même dans l'anéantissement
comme dans une chute où l'on jette un cri. Quelque chose d'immense,
d'exorbitant, me libère en tous sens avec un bruit de catastrophe;
cela surgit d'un vide irréel, infini, en même temps s'y perd dans
un choc d'un éclat aveuglant » On pourrait penser qu'il s'agit de
l'être qui vient à la vie.
Ce dont s'occupe en effet le psychanalyste, c'est du corps vivant
;
1. Cf. le commentaire d'Hyppolite dans les Écrits de J. Lacan. 2.
Voici une autre façon de définir le Signifiant. C'est le passage
du
désir dans le langage ; c'est-à-dire une distorsion du langage que
le sujet reçoit. De ce fait, le sujet n'est plus maître de ce qu'il
dit : il se trouve divisé.
3. G. Bataille, L'Expérience intérieure, in Œuvres complètes,
Gallimard, t. V. C'est moi qui souligne.
car le corps est vivant tant qu'il désire. Il désire longtemps. La
libido ne baisse pas forcément avec l'âge; la vieillesse est
souvent l'âge des pires passions. Et n'est-ce pas tout à fait
étrange que cet affolement du désir ? Il prouve en tout cas que le
désir est à ne pas confondre avec le besoin instinctuel. Le
vieillard peut devenir avare comme l'Harpagon de Molière, quand son
désir ne circule plus dans le monde des vivants : alors l'avare
amasse. Mais si ce même désir a trouvé la parole qui fait acte,
alors le vieillard devient celui qui parle, et dont la parole peut
avoir valeur d'intervention.
Cette parole, l'analyste ne la « donne » pas à l'analysant. Elle ne
se donne pas. Tout au plus pourrait-il donner des « marques de
réponse ». Mais il s'abstient. Il s'agit, dans l'analyse, de forcer
l'analysant à reconnaître son désir propre de ce que, précisément,
le désir de l'Autre ne se manifeste pas. Encore convient-il de
doser la non-réponse.
Le second acte du drame de la rupture, du cri, de l'Autre et de
l'appel, se joue dans la relation sexuelle. Il consiste en cette
déroute qui rompt deux vies étirées imaginairement comme deux fils,
de la naissance à la mort ; car le rapport sexuel ne les noue pas
d'un nœud plus assuré de ce qui du réel a pu alors faire irruption.
Il y a éclatement ; en ce point d'éclatement aussi surgit le cri ou
le râle. Cri du corps qui jouit jusque dans la gorge où la voix se
fraie un passage; une voix qui n'est pas celle de tous les jours,
plus ou moins commandée. Il surgit à la racine du langage, avant la
parole, à cette limite où le non-reconnu du refoulé primordial, sur
le point de faire irruption, suscite la jouissance
Un homme est venu me voir un jour parce qu'en s'endormant, avant
même de s'endormir, la veille, il s'était entendu pousser un cri de
bête. Pouvait-il s'y reconnaître ?
Aussi étrange le cri de la bête que le chant du corps pour qui
croit connaître sa voix. Et comme j'ai parlé de déroute,
j'ajouterai : sa
1. J. Lacan, Réponse à Marcel Ritter, 26 janvier 1975 (Lettres de
l'École freudienne).
voie, car en la circonstance comme en un petit nombre d'autres,
l'homophonie — usée par la mode, il est vrai — s'impose.
Aussi révélateur le cri de la bête que le chant du corps, aussi
révélateur de l'imminence du sujet ; mais quand la bête crie, c'est
que le sujet est en souffrance, privé qu'il est d'Autre et de son
propre inconscient muré. Il est malade comme une bête, selon la
vigoureuse expression populaire. Quand le corps chante, c'est que
l'irruption de l'autre arrête la roue de l'éternel retour du
fantasme et qu'il y a jouissance au bord du réel.
L'amour a la force toute mécanique du vent. Il arrache le sujet à
la stagnation; mais le fantasme s'engouffre à la suite. Et tout est
à refaire ou à reprendre au commencement : il faut encore aimer
comme la première fois : « Encore ! » supplie la femme.
Pourtant, après, c'est à nouveau le trou. A poser l'orgasme comme
pouvant continuer, la femme méconnaît la valeur du temps et le «
encore » qu'elle prononce provoque l'homme à l'impossible. Si elle
le force c'est le crime qui immédiatement s'ensuit. Il n'y a pas
d'« empire des sens » viable.
Pourquoi ne pas donner alors du coït cette définition que Leibniz
donne de la fonction : « Quelque chose se transforme, soi-même, sua
sponte, de l'intérieur et autre chose fait de même et les deux
transformations correspondent » ? Où alors le continu et le
discontinu ?
Le nom du père est ce qui se transmet dans notre culture, grâce au
nœud du mariage et à la fiche d'état civil. C'est le fil des
générations. Mais elles sont cousues de fil blanc. Et la mère
toujours là avec son corps intouchable ! Du continu, certes.
En voilà deux — deux continus —, le père et la mère, faits de deux
étoffes de nature différente, qui s'entendent admirablement sur le
dos de l'enfant. Car il lui faudra trouver tout seul son
autre
1. Cf. J. Lacan, « Les non-dupes errent », séminaire 1973-1974-
1975, auquel il sera fait souvent référence, même implicite
(Séminaire du 11 juin 1974, p. 15).
« Autre », ni le père ni la mère; mais l'étranger ou l'étrangère
avec qui trouver le réel de la jouissance dans le nœud du continu
et du discontinu, suivant une combinatoire qui ne se résout jamais
en un accord; l'étranger ou l'étrangère : pas d'autre butée. Quel
effroi, aussi, au sortir du berceau !
Le pire, c'est que derrière l'étranger, c'est toujours la mère qui
revient : la même, autrement dit. Entre l'autre et l'Autre, le
désir s'égare. « Maman », s'écrie malencontreusement la femme à
l'acmé de l'orgasme, pour la plus grande exaspération de
l'amant.
Dirons-nous que l'homme, discontinu de par sa structure, cherche le
continu dans la femme ?
Ce serait encore de l'ordre de la révélation. Certes, « il s'agit
d'introduire à l'intérieur d'un monde fondé sur la discontinuité,
toute la continuité dont ce monde est passible », pouvons-nous dire
après G. Bataille. Toutefois le désir n'est pas, pour l'homme, de
consumation dans le continu du corps maternel et de la jouissance
interdite. Il est tout autant dans l'interdit lui-même, qui, alors,
ne sert pas seulement de barrage, mais de principe ; et à ce titre
fonde la jouissance. Le continu et le discontinu ne se résolvent
donc pas en une sorte de dialectique orientée vers la résolution.
C'est que le manque est manque et que la génération n'a pas de fil.
Avant soi-même, il n'y avait pas de plus soi que soi, et après, il
n'y a pas non plus de limite à transgresser, au-delà de laquelle se
trouverait le plein.
La jouissance est dans la transgression elle-même. Le plaisir du
pervers est bien là pour montrer que le pas est bien vite sauté de
la loi aux jeux interdits.
Y a-t-il là morale faisant retour ? Oui, si l'on admet que le tabou
est le principe de la morale ; tabou, interdit, loi : le corps de
la mère est tabou ; la loi de l'inceste interdit le corps de la
mère et l'homme transpose, pour les pires raisons, cet interdit en
interdiction et en loi morales.
A la racine de cette morale-là, outre le plaisir tout égoïste du
père, y a-t-il sans doute conjuration. Les humains ne vivent pas
naturellement leur sexualité. La vivraient-ils naturellement —
ils
peuvent toujours y tendre —, ils s'y perdraient. Ils s'y
ruineraient moralement, en ce sens qu'ils y laisseraient la
possibilité de penser — et physiquement, car le corps humain ne se
règle pas tout seul. D'où une morale, et même une éthique. Mais ce
serait une erreur que d'en tirer des conclusions sur la positivité
de la jouissance de la mère.
En réaction contre morales et tabous, les femmes (surtout, mais
aussi des hommes) ouvrent les vannes de la jouissance du corps
maternel. Mais jouir de la mère n'est pas plus positif que jouir du
père; d'un côté comme de l'autre, il n'y a que des signifiants. Si
tu ne me nommais pas, dit à peu près la Jocaste d'Hélène Cixous, il
nous serait permis de nous aimer. Alors ne m'appelle pas mère, ni
Jocaste ; ne me nomme pas. Ne t'appelle pas toi-même fils, ni
Œdipe. Plus de nom ! de l'amour !
Comme s'il pouvait y avoir de l'amour sans nom ! « L'amour a-t-il
besoin d'un nom?» demande P. de Mandiargues. Sans nom, il est vrai,
plus d'interdit, ni d'inceste. Plus de morale, plus de souffrance.
Mais pas d'amour non plus. Heureusement pour lui, l'homme n'en
finira jamais d'appeler sa mère et nulle autre ne le sera pour lui
sans folie. La femme non plus n'en finit pas; pas davantage.
L'échappatoire qu'est la loi du Père a permis l'édification d'une
société possible. L'homme s'est trouvé une loi ! Mais de cette
société, la jouissance est en principe exclue, puisque le Père y
interdit à la fille aussi bien qu'au fils de jouir de la mère.
Aussi cette société fait-elle périodiquement vertu du refus
d'obéissance.
Mais il n'est pas vrai que les humains pourraient en finir d'
appeler leur père, ce nom d'absence, et leur mère, cette présence
interdite. Jusque dans l'orgasme, ce nom de mère insiste, ridicule-
ment, mal à propos; il interrompt le chant du corps ou l'alourdit
de mots ; de ce mot l'encombre, le recouvre. Le chant est à l'orée
des mots.
1. H. Cixous, Le Nom d'Œdipe, « Chant du corps interdit », Éd. des
femmes.
2. Interviewé par Isaure de Saint-Pierre dans Elle, 8 août
1978.
Il ne s'y dispense pas encore. Dans le chant s'entend ce que R.
Barthes appelle « le grain de la voix », « le corps dans la voix
qui chante, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute
».
Si les mots ne sont déjà plus des signifiants — le sujet étant
déserté —, le grain de la voix et le geste en sont déjà. Et nous
revoilà avec la séquence : art, écriture, sexe, trois coupures; et
le cri qui surgit de la coupure ; non pas de la douleur, mais de
l'angoisse d'un sujet qui doit sauter le pas et se balancer
au-dessus du vide. Que viennent le langage et la loi, pourvu que
cesse l'angoisse!
C'est J. Lacan qui fait observer que l'étymologie du mot temps se
retrouve dans τμνω, je coupe, et que dans tempus, il y a τομ,
coupure; et τπος, lieu. Le temps et l'espace seraient donc liés
originairement dans la langue ; solidaires. Liaison et solidarité
qui renvoient l'impensable du temps linéaire et de l'espace
interrompu à une tout autre science que les sciences
traditionnelles pour sa solution.
Pourquoi résister quand, dans tous les cercles de la recherche
scientifique, mathémathique et logico-philosophique, l'on ne parle
plus que de continu et de discontinu depuis deux bons siècles ?
Toute mode a ses raisons. Le pourquoi de la mode a surgi pour moi
de la plainte répétée d'une analysante : « Pourquoi ne veut-il pas
faire l'amour plus souvent ?... enfin, quand je lui demande, au
moins... oui tous les soirs... » Et si elle avait osé (elle l'a
presque dit), elle aurait ajouté : « ... tout le temps... ». Or, le
jeune mari, très amoureux de sa femme et, comme on dit, porté sur
le sexe, ne la négligeait nullement.
Celles qui viennent en analyse, porteuses de ce que j'ai appris à
considérer comme un symptôme, font vite à l'analyste une demande
analogue : « Je veux venir vous voir tous les jours et tout le jour
», me dit Bérangère. Même demande, faite dans les mêmes termes que
la demande faite à l'amant. Il m'a semblé opportun d'interrompre
immédiatement la séance pour signifier que l'analyse est scansion,
et que l'acte sexuel est sans doute ponctué de même. D'ailleurs, si
Bérangère est venue en analyse, c'est bien parce que le désir de
parler
pouvait interrompre le désir de faire l'amour. Il s'agit en outre
de n'être plus seulement deux.
Dans l'acte sexuel, il est vrai, la détumescence paraît être
spécifiquement masculine. Elle est seulement plus spectaculaire
chez l'homme ; elle peut être aussi angoissante pour lui que pour
la femme. Mais ce désir de parler est tout de même bien là pour
remplir le blanc laissé par la jouissance, chez l'un comme chez
l'autre.
Ce blanc est le lieu du désir. Il est recouvert ordinairement par
le fantasme et le projet qui escamotent le présent trop vide ou
trop plein, en fixant un passé et un futur imaginaires. Passé et
futur sont le produit de la projection du temps en espace, comme si
le temps était déjà là tout au long étalé, avant que le sujet le
vive. Il est clair que le projet continue le fantasme, dont il
n'est, comme le mot l'indique, que la projection. Et le « voyage »
commence. « Ceux qui ne sont pas dupes de l'inconscient, ceux qui
ne font pas tous leurs efforts pour y coller, ne voient la vie que
du point de vue du viator » qui parcourt sa vie du passé vers
l'avenir, de la naissance à la mort, conduit, soi-disant, par deux
pulsions contraires, l'une qui ferait avancer, l'autre qui
retiendrait le voyageur.
L insupportable présent, découvert dans la jouissance, arrache le
sujet à sa toile d'araignée, déchire son filet de sécurité. Quand
surgit l 'autre, qui avec l'un ne fait deux que si le réel vient en
tiers et non en troisième, tresser son nœud, quand surgit l'autre
donc, le présent précipite. C est vrai de la femme comme de
l'homme, mais chez l'homme ce blanc est d'ordinaire occupé par le
battement de l'organe et n'engage pas le sujet (sauf à découvrir
dans l'acte — ou dans l'analyse — sa propre féminité).
A la plainte de Bérangère ont fait écho d'autres propos lus ou
entendus qui, tous, réitéraient absurdement la même demande. Au
point qu' à nouveau la vieille question de la sexualité féminine
est venue à nouveau insister.
1. J. Lacan, « Les non-dupes errent », séminaire du 13 novembre
1973, p. 3.
Elles veulent que ça continue. Il ne s'ensuit pas qu'il convient
d'affubler la femme d'un statut de continuité, tandis que l'homme
se verrait attribuer le discontinu. Ce serait trop simple. Si la
femme dit : « Encore », si elle veut faire durer, si elle exige que
ça ne finisse pas, si elle demande — en un mot — l'impossible, il
n'est pas dit qu'elle le détienne, bien au contraire. Une
analysante, qui par ailleurs a un discours en miettes, effiloché,
asyntaxique, troué et qui ne parle que du trou qu'elle est,
commence toutes les séances par un « Et... » rêveur et prolongé. A
chaque interruption du flux, à chaque suspension, après le silence,
la voix attaque à nouveau sur « Et... », le prolonge; puis la voix
traîne en attendant l'imprévisi- ble suite. Ces « Et... » répétés
sont comme le fil d'un collier de perles. Si j'ôte le « Et... »,
toutes les perles tombent et se dispersent.
Ainsi la femme m'apparaît comme en pointillés et plus générale-
ment comme partagée — je dirais : coupée, si ce mot n'était trop
chargé — et non pas continue; mais précisément, de ce réel de la
coupure, naît une exigence que la femme soutient jusqu'à en mourir.
Tous les écrits des femmes le clament, qu'elles soient les amantes
d'un homme ou d'un Dieu. Laure n'allait-elle pas jusqu'à vouloir
aimer la mort, parce que la mort, c'était encore un moment de la
vie ? « Je veux parler d'aimer la mort, écrit-elle, parce que cela
signifie aimer la vie sans restriction, l'aimer jusqu'à la mort, y
compris. Ne pas être plus terrifiée par la mort que par la vie. »
Laure voulait l'impossible. En quelque sorte, elle en mourut. Tout
est dit là de la pulsion de mort.
Vie, mort : il n'y a de contradiction irréductible que dans les
mots. Les grandes dualités hugoliennes qui culminent dans le
souverain bien ou l'absolu du mal ne trouvent aucune solution dans
aucune dialectique. Le langage vit d'oppositions. Comment la
philosophie les résoudrait-elle ? Il fallait trouver autre chose.
Freud, Bataille, puis Lacan l'ont tenté et — à juger des effets —
trouvé. Il
1. Écrits de Laure, réunis par Jérôme Peignot et le Collectif
Change
(10/18).
s'agissait en effet de débusquer un réel que ne recouvrent ni la
vérité ni la réalité. Cet impossible dénommé « sacré », chez
Bataille, se retrouve décapé de toute appartenance religieuse, dans
le « réel » lacanien. Il est chez l'un comme chez l'autre hors
sens. Et comment alors en parler ? interroge G. Bataille. Comment
trouver paradoxa- lement des mots et donc du sens, pour dire ce qui
échappe à la prise des mots en même temps qu'au sens ?
On sait que J. Lacan a trouvé dans le maniement de certains
modules, et tout spécialement du nœud borroméen, une issue à ce
paradoxe.
C H A P I T R E I
Dans cet instant où naît l'enfant, si quelqu'un ne le tient, il
tombe. Il tombe et il crie. J'ai souvent pensé que ce qu'il
éprouvait alors, chaque dormeur le rééprouve quand, repre- nant
quelque vigilance, il se sent tomber dans un trou, alors qu'il est
bel et bien dans son lit ; tant son poids, redevenu dans le
sommeil, total, il l'ignore.
C'est que l'homme éveillé a appris à se porter. Non seulement il se
tient debout, mais il se tient suspendu au- dessus du sol et, s'il
pouvait, il le lâcherait.
Il oublie donc qu'il tombe. A la naissance, il a tout son poids. Ce
n'est pas la mère qui le recueille. C'est déjà « l'Autre
tout-puissant à qui s'adresse la demande » : accou- cheur ou
accoucheuse. Quelqu'un d'expert, qui le prend, le touche, le lave,
l'enveloppe. On le tient. Il est tenu.
Quel est cet Autre tout-puissant qui déjà par sa présence même
fournit des « marques de réponse 1 » ? N'importe qui, pas la mère
en tout cas, même si aujourd'hui une méthode, soucieuse d'effacer
tout traumatisme, veut qu'on lui redonne immédiatement l'enfant. Il
y a un « on » tout de même. Et ce « on » pour l'enfant n'est même
pas d'abord quelqu'un, mais un ensemble d'impressions et
d'échanges, dans une clé qui n'est plus celle du régime
intra-utérin antérieur. Il y a
1. Cf. le Prologue.
donc passage à vide, puis, à l'issue du passage, tout ce dont
l'enfant s'empare pour ne pas continuer à tomber. Il s'en empare,
non comme d'une bouée qu'il aurait à tenir, mais comme d'une main
qui le tiendrait ; autrement dit, comme d'une réponse à l'angoisse,
laquelle réponse peut se noter au moyen d'une petite lettre
lacanienne, S1. L'enfant, en effet, ne la connaîtra comme réponse
que plus tard, quand l'événement se répétera et deviendra
expérience par la seule vertu de la répétition.
Ainsi n'y a-t-il pas traumatisme originaire à la naissance ; il y
aura surgissement, avec effet rétroactif, de l'angoisse, à la
faveur d'un second événement qui permet au sujet de se
recouvrer.
Le cas d'Agnès est significatif à cet égard puisque, oubliée dans
une chambre d'hôpital dès après sa naissance, survenue lors d'un
bombardement, elle vécut parfaitement calme et heureuse chez ses
grands-parents jusqu'à l'âge de cinq ans. Pourtant elle n'avait été
retrouvée que trois jours plus tard, par hasard. Le cordon était
déjà tellement infecté qu'il fallut procéder à une opération.
L'ombilic s'en trouva complète- ment effacé. Pas de trace
ombilicale, donc. Pas même une cicatrice. Les troubles ne
commencèrent que cinq ans plus tard, au retour de son père retenu
jusque-là prisonnier et à la reprise de la vie familiale. Dès le
premier soir elle ne put trouver le sommeil. Il fallut la ramener
chez ses grands- parents. Puis elle se mit à avoir des cauchemars :
elle entendait des hurlements, des cris, des grondements. Chaque
soir, c'était la fin du monde. Or, cette fin du monde, elle n'avait
pu, enfant, la percevoir telle quelle. Enfin, vingt ans plus tard,
elle éprouva une telle angoisse au débarquement dans une ville
étrangère qu'elle décida d'entreprendre une analyse. Sans doute,
encore, et encore, pour rattraper le premier moment où comme sujet
elle fut absente.
On ne peut appeler traumatisme ce qui fut éprouvé cinq
« L'homme ne peut choir hors de ce monde », disait à Freud l'un de
ses amis. C'est pourtant ce que l'homme veut : sortir de ce monde;
entrer dans un autre; dans l'Autre. Depuis qu'il est sorti du
ventre de sa mère, il ne rêve que de cet au-delà vers où monte le
ravi de Jérôme Bosch, sous la conduite de l'ange.
Nos anges, aujourd'hui, ce sont les cosmonautes, dit Lacan. Nous
les avons vus à la télévision crever notre plafond, traverser nos
murs, mettre le pied sur la Lune et réaliser ainsi notre
rêve.
Mais quoi ? La Lune n'est qu'une planète. Certains sont revenus du
voyage; d'autres pas. Les cosmo- nautes qui ont vraiment franchi le
seuil de l'Autre Monde n'en sont pas revenus. Je veux dire que,
même ceux qui sont revenus, ne sont revenus que du Même.
Cette effraction, ce fut d'abord et primordiale- ment celle de la
naissance : moment de rupture où jaillit le cri; mais il se
répétera en ces autres points de rupture que seront la jouissance
et la mort où, dans le déchirement de l'espace imaginaire et de
l'organisation symbolique comme système clos et leur enclenchement
dans le réel, s'annonce la proximité de ce que Bataille appela le
sacré ; mais là où Bataille parle de « sacré », Lacan, lui, s'en
tient à l'impossible réel.
« Les marques de présence » que l'enfant trouve en naissant, et
qu'il reçoit comme une réponse à son cri, mettent fin à l'angoisse
et instituent, par un malen- tendu, l'espace du langage et de
l'échange, déportant le sujet à venir dans le symbolique. De ce
fait, le sujet manque le réel et se trouve divisé entre jouis-
sance et parole.
Devra-t-il perdre le langage pour retrouver l'an- goisse et le cri?
Est-ce à ce prix que se récupère le sujet? Il y a peut-être une
autre issue possible au tragique dilemme qui nous enferme et dont
témoi- gnent douleureusement les écrivains de notre temps.
E.L.-L.
E u g é n i e L e m o i n e - L u c c i o n i Psychanalyste,
auteur, critique littéraire et traductrice. A publié Partage des
femmes.
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de
savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition
numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors
uniquement
sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er
mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe
siècle.
Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support
physique parfois ancien conservé au sein des collections de la
Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt
légal.
Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments
propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.
Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au
format PDF.
*
La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec
l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive
confiée par la Sofia Société Française des Intérêts des Auteurs de
l’Écrit
dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.
Couverture