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LE CHANGEMENT SOCIAL ET L'INTERPRÉTATION DES FAITS DE CONFLIT Author(s): Paul Mercier Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 23 (Juillet-Décembre 1957), pp. 63-84 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689004 . Accessed: 19/06/2014 15:15 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.58 on Thu, 19 Jun 2014 15:15:55 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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LE CHANGEMENT SOCIAL ET L'INTERPRÉTATION DES FAITS DE CONFLITAuthor(s): Paul MercierSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 23 (Juillet-Décembre1957), pp. 63-84Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689004 .

Accessed: 19/06/2014 15:15

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LE CHANGEMENT SOCIAL ET L'INTERPRÉTATION DES FAITS

DE CONFLIT par Paul Mercier

Pour toute discipline scientifique, le maintien d'une certaine harmonie, d'un certain équilibre, entre les efforts de collecte des faits et des matériaux et les efforts de conceptualisation et d'inter- prétation, est une condition essentielle de vitalité (1). Il est indispensable que ces deux séries d'efforts se développent en se renforçant réciproquement, comme un récent article de G. Gur- vitch le soulignait encore de façon très vigoureuse à propos de la sociologie (2). On sait quelle a été l'abondance et la richesse des travaux réalisés au cours des deux dernières, et surtout de la dernière, décennies, dans les domaines imbriqués de l'ethnologie et de ce que l'on pourrait appeler, par souci de simplification, la sociologie de la colonisation. Qu'il suffise d'envisager, quant à la recherche française et britannique en particulier, l'extension des études entreprises sur le terrain africain ; que celle-ci coïncide essentiellement avec l'après-guerre, les circonstances historiques en rendent compte (3). Il s'agit d'une période féconde pour cette division de la sociologie qui se proposait d'épauler, et dans une certaine mesure de relayer, dans le champ d'action qu'elle s'était délimité, une ethnologie classique d'ailleurs en plein renouvellement - en modifiant de façon plus ou moins consi- dérable ses perspectives. Période féconde, non pas seulement par

(1) C'est aussi, si l'on veut étudier l'histoire de son développement, un critère essentiel à retenir pour la délimitation de ses différentes phases.

(2) Cf. Réflexions sur les rapports entre philosophie et sociologie, Cahiers Jnlerncaionaiix de Sociologie, XXII, 1957 : «... faute de cadres conceptuels épurés et clarifiés, les enquêtes empiriques s'enlisent dans des détails sans grand intérêt et souvent parfaitement inutilisables. Les enquêteurs, insuffi- samment préparés au point de vue théorique, ne savent pas distinguer l'impor- tant de l'accidentel (...). Faute d'une jonction entre théorie et recherche, la sociologie risque de devenir soit aveugle, soit vaine » (p. 6).

(3) Ceci a déjà été maintes fois souligné. Cf. par exemple, P. Mercier, in Französische Ethnologie Heute, Kölner Zeilschrift für Soziologie und Sozial- psychologie, 9, 2, 1957.

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la quantité croissante d'enquêtes entreprises et de données enre- gistrées, mais aussi, et surtout, parce que les études théoriques et les recherches concrètes se sont développées d'un pas à peu près égal (1). Mais un tel équilibre est sans cesse remis en question (2) ; une indispensable vigilance, un effort critique constant, s'imposent pour le maintenir en le renouvelant (3).

Les réflexions qui suivent ne concernent qu'un domaine limité, et il ne peut être question ici de signaler tous les écueils qu'il convient, à cet égard, d'éviter. L'examen de nombre de travaux, qui sont loin d'être sans valeur, montre ce que comporte souvent d'approximatif l'utilisation des cadres conceptuels auxquels ils se réfèrent (4). Qu'il suffise de rappeler quelques aspects généraux de ce manque de rigueur (5). D'abord la ten- dance à employer à n'importe quel niveau de la réalité sociale, dans n'importe quelle situation globale, par rapport à n'importe quelle échelle de phénomènes, des concepts élaborés au cours de recherches concernant l'un de ces niveaux, l'une de ces situations, l'une de ces échelles (6). On constate également que certains concepts, ou plutôt la terminologie qui n'en est parfois qu'un résidu sans vie, se sont en quelque sorte vulgarisés, ont acquis un emploi de sens commun. Ils risquent d'être utilisés avec une insuffisante précision, et dans maintes études concrètes le souci de les reprendre et de les enrichir par un effort critique apparaît moins que le simple souci de les illustrer. Enfin, on peut noter quelque confusion entre des concepts élaborés par des disciplines différentes, mais voisines ; ils sont parfois employés de façon plus ou moins interchangeable, sans que Ton tienne compte

(1) Au moins en envisageant globalement cette discipline ; il en est autre- ment si l'on descend au plan des travaux particuliers, comme nous le ferons plus loin.

(2) Bien entendu, il doit être constamment remis en question quant aux formes qu'il revêt, à mesure que de nouvelles recherches mettent en évidence la nécessité de clarifier ou de diversifier certains concepts.

(3) D'autant plus que s'accroissent actuellement, dans de notables propor- tions le nombre des chercheurs, et le nombre des enquêtes concrètes menées sur le terrain, enquêtes étroitement délimitées dans leurs objectifs, et souvent organisées avec un souci d'application immédiate.

(4) La critique de détail de telles etudes ne peut ngurer dans ce court exposé ; elle prendra place dans un travail plus vaste actuellement en préparation.

(5) Auquel les chercheurs qui se sont consacrés exclusivement, pendant une assez longue période, à la recherche de terrain, ont de grandes difficultés à échapper ; l'expérience personnelle de nombre d'africanistes pourrait en témoigner.

(6) En ce qui concerne les types de situations et de sociétés globales, on peut reprendre par exemple les critiques qui ont été faites de l'emploi du concept de classe sociale. Cf. P. Mercier, Aspects des problèmes de stratifi- cation sociale dans l'Ouest africain, Cahiers Internationaux de Sociologie, XVII, 1054 ; et J.-G. Pauvert, Le problème des classes sociales en Afrique équatoriale, ibid., XIX, 1955.

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suffisamment du point de vue qu'ils expriment et de la méthode à laquelle ils sont liés. Les risques de tels glissements sont peut- être plus grands quand on se tient dans les limites d'une division, ou d'un domaine spécifique, d'une discipline donnée - ce qu'est le champ d'étude qui nous intéresse ici par rapport à la sociologie dans son ensemble. Qu'il soit celui dans lequel œuvrait une ethnologie qui se voulait légitimement étude des totalités - en courant le risque de ne pas faire toujours les nécessaires distinc- tions entre le plan de l'objet étudié et celui des méthodes - y rend ce danger particulièrement évident (1).

C'est dans ce contexte qu'il convient de situer ces remarques, relatives à l'interprétation des phénomènes de caractère conflic- tuel. Nous avons été amenés, au cours de travaux sur le terrain, à étudier des séries variées, et plus ou moins complexes, de tels phénomènes. Des problèmes se sont posés, quant aux fonctions que remplit le conflit, quant aux significations qu'il assume, dans le cadre de réalités sociales partielles - groupements et séries de groupements en rapports plus ou moins étroits et de nature diverse. L'interprétation de tels faits n'était pas sans soulever un certain nombre de difficultés. Le souci de comparaison nous a conduit à examiner la manière dont étaient traités, explici- tement, ou, dans de nombreux cas, implicitement, les phéno- mènes de conflit, dans la description des situations concrètes de changement social. L'insuffisance d'un équipement conceptuel adapté à certains niveaux, à certaines échelles de la réalité sociale, apparaît nettement ; la nécessité d'un effort d'élaboration est ressentie par la plupart des chercheurs. A un tel effort, cet exposé se propose seulement de contribuer par quelques remarques introductives.

* * On sait combien les travaux d'une ethnologie orientée vers

l'étude des phénomènes d'acculturation, puis de changement socio-culturel, ensuite ceux d'une sociologie attentive à la notion de situation - en l'occurrence celle de situation coloniale - ont fourni de riches apports utilisables par toute théorie concernant la dynamique des changements sociaux (2). L'accent ne pouvait qu'être mis, dans de telles études, sur la rapidité et l'ampleur des changements sociaux et culturels observés. A vrai dire, c'est

(1) Cf. P. Mercier, Spécialisation dans l'ethnologie, in Les lâches de lu sociologie, Dakar, 1951.

(2) Certaines recherches sonentaient explicitement vers un eîTort d enri- chissement de ce domaine théorique, comme l'atteste par exemple le sous- titre du livre de G. Balandier, Sociologie actuelle de Γ Afrique noire : Dynamique des changements sociaux en Afrique centrale.

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CAHUSRS INTE'iN. DE SOCIOLOGIE 5

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l'existence même de tels caractères qui est à la base du remar- quable développement de la sociologie africaniste - entre autres - dans la période récente. D'où l'importance accordée, dans la définition de la situation coloniale, au caractère fondamen- talement conflictuel de celle-ci. D'où l'utilisation de la notion de crise qui s'imposa par exemple à G. Balandier dans le contexte centrafricain, et se révéla extrêmement fructueuse. D'où l'emploi, en référence aux deux indications précédentes, du concept de pathologie sociale, par rapport à des populations que l'histoire récente - correspondant à la période pré-coloniale et coloniale - a perturbées de façon particulièrement grave, dont la vie a été le plus profondément bouleversée par les nouvelles conditions économiques, politiques, etc., qui leur étaient imposées ; par rapport également à des ensembles sociaux hétérogènes et relativement peu structurés, et engendrés par la situation nouvelle - tels par exemple les centres urbains. Qu'un tel concept doive être utilisé avec une très grande prudence, c'est ce que les chercheurs qui l'ont employé de façon explicite et précise, sont les premiers à souligner (1). Mais une analyse serrée s'impose des études, et des notions, dans lesquelles un tel concept n'intervient que de façon sous-jacente, ou qu'il ne pénètre qu'implicitement. Il convient de prolonger, sur ce terrain, un effort qui a déjà été partiellement entrepris. Qu'il suffise de citer, à titre d'exemple, la notion de détribalisation, qui a longtemps, en domaine africain, dominé les recherches relatives au changement social. Que ses implications n'aient pas toujours été cernées avec précision, de nombreux travaux le manifestent (2). On en pourrait citer où elle n'apparaissait guère plus précise, dans l'emploi qu'en faisaient les spécialistes, que dans l'emploi de sens commun qu'elle avait fini par acquérir (3). Sur le plan des méthodes, elle peut être située de la façon sui-

(1) Cf. par exemple les réserves posées par G. Balandier quant à l'utilisa- tion comme « indicateurs » des déséquilibres sociaux, de la délinquance et de la criminalité ; encore ne prend-il pas suffisamment soin d'insister sur la néces- sité, pour définir un état pathologique, de distinguer clairement le niveau psychologique et le niveau proprement sociologique des faits envisagés (G. Ba- landier, Déséquilibres socio-culturels et modernisation des pays sous-déve- loppés. Cahiers Internationaux de Sociologie, XX, 1956). On peut se référer à ce propos à la discussion de Merton sur la signification des « comportements déviants » {Social Theory and Social Structure, Glencoe, 1949).

(2) Des efforts valables ont été entrepris pour en préciser et en restreindre l'emploi ; elle a été par exemple utilisée par E. Hellmann, dans un sens limité, comme critère en vue de la détermination d'une échelle des situations de changement social, échelle qui avait d'ailleurs le défaut capital d'être unidi- mensionnelle {Hooiyard, Λ Sociological Study of an Urban Native Slum Yard, Rhodes-Livincstone Institute. PaDer. n° 13. 1948).

(3) Ce problème du « choc en retour »4=ur les sociologues de notions qui ont connu une certaine diffusion et sont entrées en quelque sorte dans le domaine public mériterait d'être étudié.

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vante : les phénomènes n'y sont pas envisagés dans leur signi- fication et leur dynamique propres, mais par rapport à un « état antérieur » - dont la dynamique propre est parfois méconnue également - et dont ils apparaissent comme une transformation de caractère négatif. On a souligné, à plusieurs reprises, que, dans une large mesure cet « état antérieur » (1) ne pouvait être que le résultat d'une reconstruction, qui pouvait difficilement ne pas être « orientée » (2). A la limite, le changement social pouvait apparaître à certains ethnologues comme une véritable maladie du corps social (3) ; et ceux-mêmes qui l'admettaient comme un fait central et se consacraient à son étude gardaient de façon plus ou moins consciente, quelque chose de cette attitude. Dans la mesure où le changement s'exprime - d'ailleurs en toute situation - comme une dialectique de conflits, ce sont les phénomènes conflictuels eux-mêmes qui semblaient devoir être dotés d'un caractère négatif, et interprétés en termes de patho- logie (4). Il n'est guère besoin d'insister sur le caractère stérilisant d'une telle conception, et sur les immenses inconvénients qu'elle comporte lorsqu'elle demeure implicite. D'une part la réalité sociale est envisagée de façon unilatérale ; d'autre part la conti- nuité de la vie sociale dans ses phases historiques successives se trouve négligée et rompue (5).

Un premier effort d'éclaircissement doit être entrepris rela- tivement aux degrés d'intensité et d'amplitude du changement social. Il est nécessaire d'accorder à ceux-ci une grande attention, en vue d'un examen du concept de pathologie sociale, en vue également de l'étude des conflits et de leurs fonctions dans une situation de changement - - ils peuvent fournir des points de repère essentiels pour son interprétation. Nous signalions, dans un précédent article, l'importance de ce point de vue, en rappe- lant, à propos de l'action coloniale, quelle était la diversité des situations concrètes. Nous soulignions que l'emprise extérieure

(1) Ou « point zéro » de l'acculturation et du changement social. (2) Comme le remarquait B. Malinowski après sa conversion à une

ethnologie « actuelle ». Cf. par exemple : The Anthropology of Changing African Cultures, International Institute of African Languages and Cultures, Memo- randum XV, 1938.

(3) Certains se sont même attachés, dans la mesure de leurs moyens, à l'éviter ou à le limiter, dans une population donnée, avec le souci de lui per- mettre de conserver vivantes ses valeurs traditionnelles. On sait combien, à maints leaders africains de type moderne, l'ethnologue est apparu comme facteur de conservatisme.

(4) N'est-ce pas dans un tout autre ordre de faits, une tendance accusée d'une partie de la sociologie américaine récente, par exemple de la sociologie industrielle ?

(5) Alors que justement l'accent doit être mis sur l'interpénétration de deux ordres de faits relevant de situations successives, de cadres de référence différents. Le problème du « retard » présenté par certains phénomènes sociaux et culturels doit être, dans cette perspective, reconsidère.

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s'était exercée sous une forme plus ou moins soudaine, plus ou moins violente, plus ou moins profonde, selon les cas envisagés ; en d'autres termes, les groupements étudiés étaient plus ou moins pénétrés par la nouvelle société globale qui prenait forme (1). On sait les caractères généraux des régions et des populations colonisées qui ont fait l'objet de ce que l'on a pu appeler des « recherches de choc ». D'autres se sont trouvées, par rapport à l'histoire de la colonisation, dans une position plus ou moins marginale ; elles n'étaient dans ces dernières années - et certaines ne sont encore - que faiblement, ou indirectement, impliquées dans les processus de modernisation (2). Longtemps la colonisation ne s'est guère exprimée que par une présence administrative chargée de faire régner l'ordre (3). Cependant les effets d'une implantation même très sommaire du pouvoir colonial étaient loin d'être négligeables, et des processus de changement social et culturel se sont assez rapidement déclenchés. Leur amplitude est encore relativement faible ; lors de recherches effectuées il y a cinq ou six ans dans les régions septentrionales du Dahomey, ils pouvaient encore passer entre les mailles de l'enquête extensive. L'étude de tels cas à l'intérêt de faire saisir en quelque sorte à l'état naissant, et d'une façon privilégiée, les processus de transformation engendrés par le rapport de dépen- dance - au sens le plus large du terme. Certes il n'y a pas, entre ces situations partielles et celles où les conséquences de la colo- nisation apparaissent à la fois de façon plus massive et plus diversifiée, de solution de continuité. Il y a place pour des travaux comparatifs qui se révéleraient sans doute extrêmement fructueux. En particulier, tout emploi précis, et strictement sociologique, du concept de pathologie sociale, exigerait que soit établie une échelle - qui serait nécessairement multidimen- sionnelle - des amplitudes de changement social. Pour un certain nombre de régions, on dispose de données valables étalées dans le temps ; elles pourraient être à la base d'un effort d'élaboration conceptuelle relatif aux rythmes de changement - en fonction d'un jeu de facteurs divers - et aux seuils critiques de changement (à partir desquels sont mises en cause, par exemple, l'organisation, la structuration, etc., d'un groupement donné). Des déterminations de cet ordre sont également indis-

(1) Cf. P. Mercier, L'affaiblissement des processus d'intégration dans des sociétés en changement, Bulletin de Γ Institut français d'Afrique noire, série B, XVI, 1-2, janvier-avril 1954.

(2) Un exemple, représentatif de nombreux cas de cet ordre, sera développé plus loin.

(3) Le facteur économique, dont Faction est sans doute la plus erosive quant aux types traditionnels d'équilibre, n'est, dans de tels cas, entré en jeu que de façon assez faible.

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pensables si l'on se place, plus généralement, au niveau des phénomènes conflictuels (à l'intérieur des groupements et entre les groupements) - en tant que manifestations et signes privi- légiés du changement social. Rappelons, d'autre part, combien a été soulignée récemment la nécessité d'interpréter celui-ci en fonction des couples dialectiques désorganisation-réorganisation, déstructuration-restructuration (1). Cette conception a pour conséquence de rendre plus délicat tout effort en vue de carac- tériser les faits pathologiques, et d'inviter, sur ce terrain, à la plus grande prudence. Elle permet de mettre en évidence les risques de contradiction conceptuelle, auxquels nombre de chercheurs n'ont pas échappé (2).

Cette prudence avec laquelle il faut utiliser le concept de pathologie sociale, et la difficulté de délimiter sans arbitraire déformant le domaine du pathologique, ont été dès longtemps soulignées. L'un des critères que communément l'on retient, en référence à la désorganisation sociale et à l'état pathologique d'une société, est celui de la criminalité et de la délinquance (3). Que l'utilisation d'un tel critère soit délicate, c'est ce que relevait déjà Durkheim, en considérant, d'un certain point de vue, les faits de criminalité comme normaux (4). On se rappelle qu'il envisageait le crime comme un phénomène lié, de façon étroite, aux conditions fondamentales de toute vie sociale ; ainsi chaque société est caractérisée par ses formes propres de criminalité, et ce peut être un des critères à retenir pour l'établissement d'une typologie. Le crime pouvait, d'autre part, être considéré, selon Durkheim, comme jouant, dans toute société, le rôle d'un élément d'intégration ; les deux points de vue sont intimement liés. En brisant avec les normes admises, le crime mobilise les sentiments de tous les membres de la société contre cette rupture menaçant l'ordre qu'elles garantissent ; il a, ainsi, pour consé- quence un resserrement du groupement intéressé, une prise de conscience et en quelque sorte une remise en valeur des normes dont il vit. Du point de vue sociologique, il peut donc être envi- sagé comme un facteur de santé sociale ; bien entendu, reste posé le problème de la définition des seuils critiques. Dans cette

(1) C'est là un aspect essentiel de la sociologie de G. Gurvitch. Ces concepts avaient par ailleurs été expérimentés de façon fructueuse, relati- vement au domaine qui nous intéresse, par G. Balandier.

(2) En relation avec ces difficultés, il faudrait mentionner combien peuvent apparaître dysharmoniques des échelles d'évaluation du changement établies séparément et utilisées simultanément pour l'étude d'une situation donnée (ainsi échelle de détribalisation et échelle de stabilisation établies par référence aux phénomènes urbains).

(à) Ci. li. Balandier, op. cit. (4) Cf. en particulier, Les règles de la méthode sociologique, et La division

du travail social.

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perspective, le caractère pathologique de ces faits doit être recher- ché au niveau de la réalité psychologique, et non de la réalité proprement sociologique. Nous signalerons à plusieurs reprises les confusions qui n'ont pas manqué de se produire entre ces deux niveaux (1), et auxquelles il a déjà été fait allusion plus haut. Ces indications n'ont été rappelées que par référence à la liaison que nombre de travaux établissent, plus ou moins impli- citement, entre phénomènes conflictuels et état pathologique. Dans la mesure ou les phénomènes de conflit sont fréquemment pris comme des signes commodes d'évaluation de la désorga- nisation sociale, on tend donc à les affecter d'un signe négatif - des séries d'exemples sont fournis par des études concernant l'évolution des structures familiales africaines - à les envisager comme une maladie de la société considérée. Aussi n'est-il pas inutile non plus de rappeler que le conflit est partie intégrante de tout processus de changement social, donc un phénomène normal dans ce contexte ; cela devrait être évident. Il en est de même, plus largement, dans toute organisation sociale, ou dans tout ensemble de relations sociales (2). Évidemment, les phénomènes conflictuels apparaissent plus ostensiblement dans de tels proces- sus, dont le rythme est toujours relativement rapide dans le type de situation qui nous intéresse ici (3) : elle engendre de nouveaux types de conflits, et fait se transformer les types de conflits antérieurs à la phase accélérée de changement.

A toute reprise de l'élaboration conceptuelle dans ce domaine il est donc une indispensable introduction : c'est un effort critique se proposant de déceler les confusions entre des niveaux différents de la réalité. Il faudrait repérer les glissements de cet ordre, qui rendent compte des contradictions conceptuelles sous-jacentes à trop d'exposés (4). Dans certains cas, l'influence de la sociologie américaine, coutumière trop souvent de ces confusions de plans, peut en être tenue pour directement responsable (5). On sait

(1) Qu'on se rapporte à la discussion de la spécificité des faits sociologiques conduite par G. Gurvitch, in La vocation actuelle de la sociologie, 2e éd., vol. I, 1957.

(2) Cf. par exemple les vues de G. Simmel, qui, soucieux de poser la société comme réalité dynamique, a insisté sur le caractère positif du conflit et des tendances conflictuelles, et tenté d'interpréter les relations humaines en fonc- tion du couple hostilité-sympathie. Il est inutile de rappeler quelle place donne au conflit la sociologie marxiste.

(3) Au moins dans certaines phases. L'épaisseur historique insuffisante rend d'ailleurs difficiles une interprétation globale des différences de rythme.

(4) Sans doute serait-ce un point de repère significatif pour étudier les problèmes posés par le voisinage, par rapport à un même objet d'étude, de l'ethnologie et de la sociologie, et les difficultés qu'il y a à harmoniser leurs points de vue au niveau de la recherche concrète.

(5) Dans d autres cas il ne s agit sans doute que de convergence d orienta- tions. Il faudrait peut-être eu chercher l'explication au niveau des présupposés

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par exemple quelles confusions elle a entretenues entre d'une part des strates objectivement définies à partir d'un certain nombre de critères d'ordre économique, psychologique, etc., et placées sur une échelle de statuts, et, d'autre part, les classes sociales ; nous rappelions dans une précédent exposé la fréquence des distorsions de cette sorte dans les travaux africanistes (1). Ce n'est point le seul cas où l'on risque de les voir apparaître, faute d'une vigilance conceptuelle suffisante. De façon plus générale, on voit s'opérer des glissements entre les deux plans suivants : d'une part l'étude de la signification des conflits pour la vie des groupes, pour la vitalité des rôles sociaux correspondant à une structure sociale donnée - d'autre part l'étude des tensions internes propres aux individus membres du groupement ou de la société considérés. Elles doivent évidemment être menées en liaison l'une avec l'autre, mais en veillant, au cours de la recherche à conserver les nécessaires distinctions de points de vue et de méthodes. Sinon, on risque de créer des notions dans lesquelles interfèrent plusieurs ordres de préoccupations ; il peut, à la limite, s'en ajouter qui ne soient pas de caractère scientifique. On peut, dans cette perspective, et en raison même de son carac- tère excessif, rappeler l'exemple qui en a été donné par la notion de « parasitisme familial », utilisée un temps dans le contexte des recherches urbaines africaines (2). On éliminait arbitrairement une partie des significations de ce fait ; or, ce qui est évidemment une preuve de la vitalité des structures et des relations fondées sur la parenté ne peut être considéré en totalité comme une maladie sociale, sinon parce qu'une telle façon d'envisager le problème exprimait certaines préoccupations pratiques de l'administration. Le maintien des faits d'entraide dans le cadre du lignage, et même au delà, est sans doute une cause de « frei- nage » de la promotion économique des salariés, et particulière- ment des « classes moyennes », sur laquelle, effectivement, toute une politique pouvait être fondée. Sur le plan économique, cela représente bien sûr des faits de décalage (3). Mais, à ce niveau même, ce ne peut être envisagé comme manifestant un caractère pathologique que grâce à un artifice : celui qui consiste à isoler, dans l'appréciation des faits, des zones en développement et des zones qui bénéficient singulièrement peu des effets des facteurs

propres à certains sociologues - éliminant de façon plus ou moins consciente les considérations qui mettraient en cause un système social donné. Les colo- rations régionales ou nationales que prend la sociologie africaniste pourraient être interprétées dans cette perspective.

(1) Cf. P. Mercier, Aspects des problèmes de stratification sociale dans l'Ouest africain, Cahiers Internationaux de Sociologie, XVII, 1954.

(2) Et en particulier de la recherche belge. (3) Entre un système social et un système économique donnés.

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PAUL MERC I E li

de modernisation - alors qu'ils s'expliquent par cette disparité même (1). De toute façon, au cours des enquêtes que nous avons menées dans les villes du Sénégal . - où le phénomène considéré apparaît avec une grande fréquence - les « victimes », dans leur immense majorité, ou bien le trouvaient parfaitement « naturel », ou bien, si elles le trouvaient pesant, se refusaient à mettre en cause le système social dont il était une manifestation (2). Dans l'exemple choisi, le point de vue du praticien, du colonisateur (3), est intervenu de façon particulièrement nette. Ce peut être, en général, de façon plus subtile ; mais cela suffit à rappeler que dans ce domaine autant, et plus peut-être que dans d'autres, le problème des rapports entre le sociologue et son objet d'étude ne doit jamais être négligé, à quelque niveau de la discussion que ce soit (4). Il ne peut être question de l'envisager ici dans son ensemble ; il a déjà été remarquablement posé, de façon générale, en référence au concept de situation coloniale (5). Qu'il suiïise de souligner que l'enquête sur le terrain peut, elle-même, permettre au chercheur qui la conduit de faire un repérage assez précis de ses présupposés. Notre propre expérience nous a montré comment des séries d'interviews (qu'ils concernent ou non des éléments occidentalisés) relatives à la sociologie que se construisent elles- mêmes les populations étudiées, pouvaient être d'une grande utilité à ce plan (6). Certes la position des chercheurs d'aujour- d'hui n'exprime plus, comme avant-guerre celle des premiers ethnologues soucieux d'être utiles, une sorte d' « optimisme colonial » (7). Cependant, pour beaucoup d'entre eux, la posi- tion même qu'ils occupent par rapport à la société coloniale

(1) On a déjà souligné, d'ailleurs, comment la stabilité - souvent pré- caire - de l'économie d'un territoire donné, pouvait dépendre de cette disparité qu'il peut donc y avoir intérêt, d'un certain point de vue, à maintenir. Cf. des réflexions concernant ces faits, et le coût social de certains types d'économie, par exemple dans G. Wilson, An Essay on the Economies of Detribalization in Northern Rhodesia, Rhodes-Livingstone Institute, Papers, 5-6, 1941-42.

(2) Cf. P. Mercier, L. Massé, A. Hauser, L agglomeration dakaroise : quelques aspects sociologiques et démographiques, Dakar, 1954.

(3) Qui peut éventuellement, dans ce cas et dans d autres, être repris, au moins provisoirement par l'homme d'Etat ou l'administrateur de pays ayant accédé à l'indépendance.

(4) On se souvient que lethnologue a pu être placé en position de « suspect » par les Africains modernistes - ce qui visait d ailleurs surtout, en territoire britannique, le « government anthropologist ».

(5) Cf. G. Balandier, Sociologie actuelle de l Afrique noire, Pans, 1055.

(6) Que ce soient des sociologies liées à des visions du monde traditionnelles, ou, chez les éléments de type moderniste, des sociologies influencées par des conceptions occidentales, marxistes ou autres.

(7) Voir les directives que proposait B. Malinowski à la recherche africaine, et le manifeste de création de l'International Institute of African Languages and Cultures, présentés par exemple dans P. Mercier, Les tâches de la socio- logie, Dakar, 1951.

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LE CHANGEMENT SOCIAL

n'est pas sans influencer subtilement leurs points de vue (1). Même en se limitant, comme nous le faisons ici, à un domaine

particulier, on serait amené à évoquer à peu près toutes les précautions qu'il faut prendre quant à l'emploi, et l'élaboration des concepts. Une dernière remarque générale s'impose, à laquelle s'articuleront de façon plus immédiate les exemples que nous nous proposons d'analyser sommairement. Elle concerne la nécessité de diversifier les significations, les utilisations, d'un concept donné en fonction de l'échelle des phénomènes consi- dérés, et non pas seulement en fonction des niveaux de la réalité sociale (certains concepts pouvant être utilisés, avec évidemment des colorations différentes, à des niveaux différents) (2). Dans le domaine qui nous concerne, la sociologie de la colonisation s'est d'abord attachée à définir le type de situation et de société globale dans lesquelles se plaçaient les faits qu'elle devait étudier. C'était évidemment la tâche la plus pressante, et indispensable. Le caractère foncièrement conflictuel de la situation globale coloniale a été suffisamment mis en relief ; on n'a pas à insister sur la nécessité d'en toujours tenir compte. Mais le fait conflictuel fondamental est un facteur agissant plus ou moins intensément et directement, selon : a) l'échelle des phénomènes considérés - en particulier dimension des groupements, et des sociétés, introduits dans le nouveau système ; b) les conditions dans lesquelles ceux-ci y ont été introduits (3) ; c) les caractères qui les particularisent, spécialement les formes des structures, des dynamismes, des divisions, traditionnels, pesant de tout leur poids sur la situation actuelle. La plupart des recherches concrètes sont conduites dans le cadre, parfois très étroit, d'une région, d'un groupement ou d'une série de groupements particuliers. C'est pour les besoins de tels travaux qu'un renforcement de l'équipement conceptuel apparaît nécessaire : il s'agit d'étu- dier séparément des phénomènes, et séries de phénomènes, gardant un caractère partiel, et s'inscrivant dans le cadre de groupements particuliers. Les analyses de G. Gurvitch peuvent servir de point de départ dans ce domaine, dans la mesure où elles ont fait ressortir : a) comment se justifie « l'étude séparée des déterminismes sociologiques partiels régissant les groupe- ments » ; et b ) comment « les déterminismes sociologiques partiels présupposent des fluctuations entre l'indépendance et la

(1) On sait d'ailleurs quels problèmes se posent aux chercheurs au service d'une administration ou d'une entreprise, quelles limitations peut leur imposer leur situation même.

(2) Ou au moins faut-il établir, entre les concepts utilisés à des niveaux différents, des correspondances précises.

(3) Cf. supra les remarques concernant les degrés d intensité et 1 amplitude du changement social et culturel.

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dépendance à l'égard du déterminisme sociologique global » (1). L'ensemble des réflexions relatives à ce thème ont des incidences considérables au plan de la recherche concrète. En particulier, elles peuvent se révéler très précieuses pour l'interprétation des faits de conflits qui se manifestent dans le cadre de réalités sociales partielles.

* * Gomment l'étude d'un cas concret peut poser directement le

problème de la multiplicité des significations que revêtent les faits de conflit, c'est ce que l'exemple suivant, sur lequel nous nous étendrons longuement, peut illustrer. Il se situe dans une série de travaux menés sur le terrain, dans le Nord du Dahomey et du Togo, et concernant les effets indirects de l'action coloniale. Un trait essentiel est à retenir pour interpréter les problèmes qui se posent dans les sociétés étudiées et les ruptures d'équilibre qui les menacent ou se sont actualisées : ils résultent dans une large mesure d'une modification - ou d'une suppression - des conditions dans lesquelles s'exprimaient et se manifestaient traditionnellement - sous une forme en partie institutiona- lisée - leurs conflits internes. Pour caractériser sommairement la situation considérée, il suffira de rappeler les traits suivants :

1) II s'agit de populations appartenant à cet ensemble de populations « réfugiées », dont les régions accidentées ou mal accessibles de l'Afrique tropicale fournissent maints exemples. Elles sont, pendant des périodes plus ou moins longues, demeurées hors des circuits de grands brassages de peuples (2), hors de portée des foyers où se sont constituées des unités politiques de grande ampleur. Elles ont conservé un degré d'autonomie assez grand pour que l'on puisse les considérer, avant la période coloniale, comme des sociétés fermées (3). Ce sont des sociétés de faible dimension, ethniquement homogènes (4) : alors que dans des régions plus ouvertes, même si l'autonomie ethnique est affirmée, ce qu'il convient d'envisager comme société globale, dans la situation traditionnelle, est de nature interethnique (5).

(1) In Déterminismes sociaux et liberté humaine, Paris, 1955. (2) Des mouvements de populations de grande envergure les ont refoulés

dans leur habitat actuel il y a plusieurs siècles. (3) Un tel terme comporte toujours quelque approximation. (4) Cette homogénéité ethnique est la résultante d'un long processus

historique, et dans certains cas l'on devine, ou l'on constate, la diversité d'origine.

(5) C'est le cas par exemple dans 1 ensemble de la zone soudanaise, même après la décadence ou la destruction des empires qui avaient contribué aux brassages ethniques ; ou, dans une région plus proche, le Borgou, où un équi- libre complexe mettait en cause les Boko, les Bariba, les Foulbé, et des grou- pements composés de captifs d'origines ethniques diverses, et assujettis aux précédents sous des formes variables.

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LE CHANGEMENT SOCIAL

La fermeture de telles sociétés se définit par des oppositions entre sociétés voisines. Ces oppositions ne sont pas nécessairement de nature violente ; elles ne signifient pas, comme ont tendance à l'affirmer les intéressés, absence de liens : elles peuvent s'exprimer institutionnellement, par exemple, sur le plan rituel (1).

2) Le rythme des changements socio-culturels engendrés par l'action coloniale y a été très lent - avant qu'il ne s'accélère sensiblement en ces dernières années ; celle-ci ne s'est en effet manifestée qu'à son minimum d'intensité. Ces groupes ethniques ont longtemps été cités comme exemples de sociétés saines, équilibrées, réfractaires au changement ; certes, leur particula- risme affirmé peut rendre exact ce dernier trait - mais encore faudrait-il souligner simultanément que l'action des facteurs de changement a été relativement faible (2). Jusqu'à présent, il n'y a pas eu de transformation économique de quelque ampleur : point de plantations, un effort minier très limité et qui a d'ailleurs avorté, une économie de traite réduite (3). L'effort missionnaire a été tardivement lancé, et pouvait encore, au moment de l'enquête, être considéré comme un facteur négligeable (4). L'effort de scolarisation était demeuré très faible dans des territoires qui, pris globalement, sont à cet égard parmi les plus favorisés de l'Ouest africain. Enfin, parmi ces populations, certaines n'ont pas même été affectées par le développement de mouvements migratoires saisonniers, et leur implantation terri- toriale ne s'est que légèrement modifiée (5). Cette situation permet donc d'envisager de façon privilégiée le jeu du facteur que représente la perle d' autonomie dans de telles sociétés - l'in- sertion des groupements dans une société globale infiniment plus vaste et plus complexe. Elle se manifeste : a) par l'impo-

(1) En ce qui concerne, en particulier, des rituels appelés par le meurtre, et qui ne pouvaient être exécutés que pour des étrangers, pour ceux avec lesquels on est en principe en état d'hostilité absolue, sans contrepartie.

(2) Les faits de particularisme sont certes à considérer. Mais leur signi- fication peut être évaluée dans un champ d'action intense des facteurs de changement. Cf. par exemple G. Balandier et P. Mercier, Particularisme et évolution : les pêcheurs lebou. Etudes sénéadlaises. 3. 1952.

(3) Une densité de population relativement élevée, la rareté des terres disponibles, et en conséquence la faible élasticité de la production vivrière, en rendent compte - outre des conditions proprement techniques. La cir- culation monétaire dans de telles régions n'excède guère le montant de l'impôt exigible.

(4) Au moins dans le Nord du Dahomey. Une relance pouvait cependant être déjà repérée, due à la compétition entre missions catholiques et protes- tantes, qui commence maintenant à porter ses fruits. Quant à l'action d'isla- misation, elle est extrêmement réduite.

(5) Les phénomènes liés à des « ouvertures de frontières » sont par contre très repérables dans une région proche, et nous en avons analysé en partie les effets dans un article déjà cité (L'affaiblissement des processus d'intégration dans des sociétés en changement, Bulletin de V Institut français d'Afrique noire, B, XVI, 1-2, janvier-avril 1954).

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sition d'un système administratif qui, s'il demeure longtemps formel, étranger, éloigné de ceux qui lui sont assujettis, n'en a pas moins assez vite des effets en profondeur. Ainsi la nomi- nation de chefs administratifs a préparé de lents renversements de prestiges - même s'ils ne sont devenus effectifs que dans un nombre limité de cas ; b) l'introduction d'un nouveau droit, qui offre aux groupements restreints et aux individus intéressés des possibilités de choix en faveur du droit le plus avantageux pour eux. On a observé comment, au niveau des tribunaux dits coutumiers se glissent non seulement le droit européen (à l'origine, par le biais de ses vetos contre les pratiques « contraires à la civilisation ») mais également des droits africains voisins (par le biais des soucis de simplification juridique) (1) ; c) de façon plus générale, l'imposition d'une paix qui ne permet plus le maintien de Γ « ordre » tel que le concevaient et le réalisaient les sociétés en question, et qui brise les frontières dans lesquelles elles s'enfermaient (2).

Ces deux derniers points nous paraissent revêtir une grande importance. Il faut remarquer que, dans ces sociétés : a) la majorité des aspects de la vie traditionnelle ont conservé une grande vitalité. Avec de moindres risques d'erreur, on y pourrait donc situer un point zéro de l'évolution survenue pendant la période coloniale - mais il est bien entendu que cela ne peut rester qu'approximatif ; b) on peut observer de façon privilégiée, et avec un fort grossissement, les équilibres dynamiques carac- téristiques de sociétés « stables ». On peut y repérer le jeu de relations affectées de signes contraires, opérant des rapproche- ments ou des éloignements, ayant une coloration dominante d'amitié ou d'hostilité, mais qui toutes servent la cohésion et la conservation de l'ensemble. Il s'agit de sociétés dont les groupe- ments constitutifs ont une structure ferme et claire, et une organisation relativement développée ; tandis qu'elles-mêmes sont plus ou moins faiblement organisées (3). Leurs limites pouvaient être définies en référence, d'une part au caractère harmonique des structures des groupements qui les compo- saient - d'autre part au caractère homogène et bien intégré de

(1) Cela n'est vrai que du droit civil, les réformes judiciaires de l'après- guerre avant, on le sait, uniformisé le droit pénal en fonction du Code français.

(2) Le seul fait de limiter les possibilités d'expression de l'opposition à l'extérieur, à l'étranger, met en cause certaines des formes de cohésion d'une société donnée.

(3) Elles entrent en particulier, sur le plan politique, dans la catégorie des « sociétés sans état » ; que ceci ne soit pas absence totale d'organisation, mais signe d'une organisation beaucoup plus lâche, et différemment orientée, c'est ce que des travaux africanistes récents se sont attachés à montrer. Encore qu'ils manifestent sans doute quelque confusion entre les notions de structure et d'organisation.

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LE CHANGEMENT SOCIAL

la culture dont elles étaient dépositaires. Elles sont formées d'un ensemble de clans (1) auxquels on attribue une origine commune - bien que l'on sache parfaitement que, dans certains cas, ce n'est nullement une vérité historique (2). Ces clans sont structurés sur le même modèle, et ils affirment en alternance leur intégration à l'ensemble et leur autonomie - exprimée par un certain nombre de symboles qui leur sont propres (3). Mais le champ de relations entre groupements d'échelle différente, correspondant à l'ensemble de la société, n'est pas également dense dans toirte son étendue. Des intensités variables, des dissymétries, des déséquilibres localisés à caractère fonctionnel (4) rendent justement compte de l'existence de celle-ci en tant qu'ensemble vivant. Chacun des clans, et chacun des lignages qui les constituent et forment le cadre des unités territoriales de vie quotidienne, - quasi autonomes sur le plan économique - occupe dans cet ensemble une position originale, en quelque sorte « personnalisée ». Le fait que, dans certains domaines rituels, ils soient hiérarchisés, ou que les uns soient dans la dépendance partielle des autres, le confirme (5). Les réseaux concrets de relations entre groupements se dessinent de la façon suivante : un lignage donné a des allégeances : a ) vis-à-vis du clan dont il est un segment ; b) vis-à-vis d'un groupe de clans traditionnel- lement alliés, à l'intérieur duquel certaines relations sont iden- tifiées à celles qui prévalent à l'intérieur d'un seul clan ; c) vis- à-vis d'un groupe de clans - dans lequel la série précédente peut n'être pas englobée tout entière, et à l'intérieur duquel jouent des relations ambiguës d'alliance et d'hostilité. Ainsi ce que l'on pourrait appeler la monotonie de la structure sociale - et de la terminologie qui l'exprime - ne signifie évidemment pas que les groupements soient en quelque sorte interchangeables, et que les dissymétries vivantes soient exclues. Dans un tel contexte, à quels plans pouvait-on repérer les relations de nature conflictuelle contribuant à l'équilibre de l'ensemble ? Il s'agit essentiellement de faits concernant les mariages - dans des populations où les liens basés sur la double notion parenté-alliance sont les liens- types, et fournissent des modèles pour l'interprétation de toute relation sociale. On observe : a) dans le cadre du clan, ou de la

(1) Employé par commodité, bien qu'il n'implique pas ici, par exemple, la notion d'exogamie.

(2) Les intéressés distinguent fort bien dans leurs interprétations le plan sociologique et le plan historique.

(3) Interdits, légendes, héros, etc. Nous avons abordé ce problème dans : The Social Role of Circumcision among the Bèsorube, The American Anthro- pologist, 53, 3, juill.-sept. 1951.

(4) Dont la description ne peut évidemment trouver place dans ce cadre. (5) Dans les domaines initiatiques, funéraires, etc.

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série de clans alliés, les conflits entre lignages, correspondant aux alliances matrimoniales (1). Les intéressés eux-mêmes les conçoivent comme potentiellement conflictuelles, et elles le sont en effet. A l'aspect conflictuel de ces relations, on laisse libre cours de s'exprimer, en s'exorcisant par la parole même, au cours des cérémonies funéraires, où parents paternels et maternels du défunt s'affrontent en propos aigres, pouvant aller jusqu'à l'injure (2). La tension a des occasions fréquentes de se relâcher rituellement (3) ; b) dans le cadre du groupe de clans dont les relations n'étaient pas d'alliance proprement dite, les conflits entre les clans eux-mêmes ; ils se manifestaient dans l'institution que nous avons appelée mariage par enlèvement consenti (4). Chaque clan a, dans une série limitative d'autres clans, le droit théorique d'enlever les épouses de leurs membres, quitte à s'exposer à des actions de réciprocité, et éventuellement à des représailles de force. La formation du couple repose sur le consentement individuel de l'intéressée ; elle ne revêt d'aspects rituels que dans le cadre du groupement ravisseur. Quand elle se stabilise (5), elle peut être légitimée, quoique cela demande du temps et se heurte à de nombreuses difficultés (6). Il s'agit, entre groupements, d'actes d'hostilité, mais classés, canalisés, institutionalises - donc foncièrement différents de ceux qui peuvent se manifester vis-à-vis des « étrangers ». Dans la mesure où il y a stabilisation des unions - et effet cumulatif - ils sont créateurs de réseaux de parenté (7). En envisageant le champ des relations du point de vue d'un clan donné, on constate que de nouveaux équilibres pouvaient toujours se remodeler - par exemple l'aspect d'alliance l'emportant sur l'aspect d'hostilité dans une relation donnée, et les manifestations conflictuelles se reportant à un autre plan (8). De toute façon, alliance et hostilité remplissaient des fonctions complémentaires d'inté- gration.

Dans quel sens se sont orientées les modifications que, lentement, imposait la situation nouvelle ? On ne peut que

(1) Le groupement exogame est le lignage; l'exogamie était peut-être clanique à l'origine.

(2) La comparaison serait à faire avec les faits de « parenté a plaisanterie », dont l'analyse a été remarquablement renouvelée par M. Griaule.

(3) Dans ce même cadre sont aussi à envisager les conflits entre générations, auxquels il sera fait allusion plus loin.

(4) Cf. P. Mercier, Le consentement au mariage et son évolution chez les Betammadibè, Africa, juillet 1950.

(5) C'est une forme d'union nettement moins stable que le mariage < normal ». (6) Problème du statut des enfants, etc. (7) Concernant la ligne maternelle, qui n'est pas la ligne dominante. (8) Celui des conflits entre parents paternels et maternels, internes au

clan ; cf. supra.

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LE CHANGEMENT SOCIAL

l'indiquer ici sommairement (1). Quant à la conclusion des alliances matrimoniales, on constate en particulier : a) que les mariages à l'extérieur du clan (ou du groupe de clans étroitement alliés) qui autrefois étaient exceptionnels (2), tendent à devenir plus fréquents ; b) que le mariage par enlèvement consenti, dont on a défini les limites traditionnelles, tend à s'introduire dans le groupe de clans alliés, sinon dans le clan lui-même (3) ; c) que les représailles qui, sous différentes formesv répondaient à celui-ci, et se situaient dans un cadre institutionalise, ne jouent plus leur rôle : le nouveau système juridique et administratif les empêche plus ou moins de se manifester. De façon plus générale, on observe la série des modifications suivantes : a) l'imposition d'une nouvelle conception de l'ordre fausse le jeu des réciprocités entre groupements; b) les réajustements d'équilibre entre groupements (par des mécanismes de segmentation, par le passage de l'un à l'autre des types de relations que le système donné admettait) se réalisent plus difficilement (4) ; c) les tensions qui se relâchaient en conflits externes au groupe ethnique, ou au clan, selon les cas - donnent lieu à des conflits internes à ces groupements ; d) les tendances conflictuelles sont moins nettement canalisées par des institutions qui leur permettaient de se manifester tout en réduisant le coût pour l'ensemble de la société (5). D'une certaine manière, elles se diffusent anarchi- quement dans les groupements, mettant en cause leur équilibre et leur cohésion ; e) les conflits peuvent être traités séparément, et non plus obligatoirement comme des ensembles intégrés, et les individus et les groupements restreints se prévalent de cette possibilité au mieux de leurs intérêts. Ainsi l'action extérieure, d'une part de façon directe et volontaire par le souci de supprimer ce qui est envisagé comme désordre, d'autre part en ouvrant à des tensions la possibilité de se relâcher de façon autre que traditionnelle, ne supprime évidemment pas les tensions fonda- mentales de ces sociétés ; elle élimine des formes de conflits qui représentaient pour celles-ci autant de solutions à leurs pro-

(1) Un travail en préparation envisage dans leur ensemble les problèmes du changement social dans la région ici prise pour exemple.

(2) En ce qui concerne la forme « normale » du mariage (cf. l'article déjà cité d1 Africa). La méthode fírénoaloííinue a été ici très fructueuse.

(3) En excluant les enlèvements qui ne font qu'anticiper sur la remise de l'éDouse. et oui sont mentionnés dans ce même article.

(4) La situation coloniale entraîne toujours, en imposant un rythme et des dynamismes nouveaux de changement, un arrêt de développement (selon ses normes propres) de la société colonisée. On a constaté, dans le cas présent, un net freinage des phénomènes de segmentation claniuue.

(δ) Un cas privilégié serait fourni, quant aux sociétés considérées, par les oppositions entre générations, de caractère très accusé, et qui étaient exorcisées au cours de certains rituels.

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blêmes (1). Effort ou action de réduction des conflits remettent en cause l'équilibre social. Les tensions, au lieu de s'exprimer en conflits fonctionnels, consolidant telle relation sociale, se mani- festent en une poussière de conflits ; il apparaît que l'analyse des mutations de ceux-ci exige un effort conceptuel plus intense et précis.

Il est d'ailleurs d'autres phases, d'autres aspects du change- ment social, dans des contextes différents, qui devraient relever d'un traitement semblable. On peut en citer rapidement quelques exemples. Ainsi les transformations et l'usure des systèmes politiques traditionnels (2). Leur étude a remarquablement progressé grâce en particulier à des travaux britanniques, analysant la manière dont ils ont été compris et traités prati- quement par l'administration coloniale. Le fait que celle-ci les ait prises en considération, et se soit appliquée à les utiliser n'a pu empêcher, en de nombreux cas, qu'ils ne deviennent assez vite des formes vidées, au moins en grande partie, de leur contenu. Le souci de dégager les causes de cette usure a permis une reprise très féconde de leur étude. D'une part, on a mis en relief la signification de la perte de leur autonomie, et la rupture d'équi- libre qu'entraînait rapidement leur insertion dans un ensemble plus vaste (même si leur organisation demeurait en apparence intacte) (3). D'autre part, on a rappelé qu'un système politique sous-entend un « équilibre de forces et d'intérêts ». Dans l'ordre pratique, ce fait a été mal compris même des champions de Γ « administration indirecte », qui insistaient sur la nécessité de maintenir les chefferies traditionnelles. Ils tendaient à ne voir que l'aspect « obéissance au chef », alors que la chefferie repose sur «une série complexe de relations quine peuvent être réduites à un seul attribut », et en particulier sur « la notion de réciprocité entre gouvernants et gouvernés » (4). Après avoir écarté la conception simpliste d'un état de fait basé seulement sur la force ou la « sainteté de la tradition » (5), on se trouve donc en présence d'un équilibre entre les facteurs qui consolident l'autorité et ceux qui la limitent, entre les droits et les devoirs, etc. Mais il faudrait plus nettement accorder l'attention aux relations à caractère conflictuel ou à caractère ambigu, qui rendaient

(1) De l'extérieur, elles apparaissaient au colonisateur comme des absences de solution, au mieux des solutions boiteuses.

(2) Ces faits concernent une phase qui est déjà en maintes régions complète- ment dépassée, avec les déplacements radicaux des pôles d'influence politique.

(3) Cf. l'introduction de l'ouvrage collectif African Political Systems, sous la direction de E.-E. Evans-Pritchard et M. Fortes, 3e éd., Londres, 1948.

(4) L.-P. Mair, Chieftainship in Modem Africa, Africa, IX, 3, juillet iy3b. (b) Id., ibid.

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compte d'un équilibre donné - plus ou moins instable, toujours temporaire et renouvelable. La situation nouvelle ne leur per- mettait plus de jouer ; elle reportait les conflits à d'autres niveaux. En s'eiîorçant de les neutraliser, au nom d'une organisation harmonieuse (1), elle détruisait un ordre qui en était pénétré. On retrouve ici l'étude du décalage des points d'application de ces hostilités qui sont inséparables de toute vie sociale (2). Dans une perspective semblable doivent se situer les efforts entrepris pour interpréter les transformations affectant les formes d'oppo- sition et de conflit entre groupes ethniques - en fonction de la perte de leur autonomie, et des nouveaux rapports que la colo- nisation les a conduits à entretenir (3) ; il y sera fait brièvement allusion plus loin. Enfin, dernier exemple, on peut mentionner la nécessité d'étudier (4) ce qu'il est advenu, dans la situation actuelle, des manifestations institutionalisées de conflits dont on peut retenir comme type et modèle l'institution du bouc émissaire. Le groupement se délivre de ses tensions en entrant en conflit violent avec un de ses membres, arbitrairement et rituellement choisi, sur lequel est reportée la responsabilité d'événements défavorables, de malaises temporaires qui risquent d'affecter sa cohésion et sa vie ; ainsi des faits relatifs à la détec- tion et au châtiment des « sorciers » (5). La légalité nouvelle a, bien entendu, pour effet de supprimer, ou de réduire de façon considérable, ou de rendre clandestin, l'exercice d'une telle institution. Les tensions qui se relâchaient de cette manière peuvent être, en quelque sorte, disponibles pour d'autres expres- sions conflictuelles (G). Des recherches comparatives dans ce

(1) Et, au début, de l'efficacité des tâches immédiates qui s'imposaient au nouveau Douvoir conauérant.

(2) Une enquête sur le terrain, relative à la monarchie chabè (Dahomey), a permis d'aborder ce problème ; l'étude des archives faisait ressortir le malen- tendu fondamental qui a présidé à l'utilisation de cette monarchie par le pouvoir colonial. Une part des résultats de cette enquête a été présentée dans une communication à la IVe Conférence internationale des Africanistes de l'Ouest, Fernando-Po, 1951.

(3) Suppression des formes violentes de leurs relations, création de nouveaux ensembles interethniques en fonction de l'évolution économique, renversement des hiérarchies dans des ensembles interethniques anciens, etc. On sait combien le maintien des oppositions ethniques représente, sur le plan du développement politique, un facteur de ralentissement.

(4) A partir de matériaux qui sont déjà relativement abondants. (5) Qui ne sont pas sans créer de nouvelles tensions entre sous-groupe-

ments ; mais tout se passe finalement comme si la société ou le groupement donnés, choisissaient, entre deux mauvaises solutions, la moins mauvaise, celle qui comporte le moindre coût social.

(6) On a constaté, par exemple, que selon les régions, les mêmes malaises engendrés par une mauvaise conjoncture agricole ou une épidémie meurtrière, pouvaient avoir pour conséquence, ou bien un retour des pratiques de chasse aux sorciers (éventuellement sous des formes nouvelles), ou bien une action plus effervescente sur le plan de la revendication politique.

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domaine devraient permettre d'examiner comment des manifes- tations conflictuelles peuvent changer à la fois de formes et d'objectifs.

♦ * ♦

On pourrait multiplier les exemples, et signaler autant d'aspects partiels de ce problème d'ensemble. On constate, en résumé, que : a) des phénomènes conflictuels donnés sont spécifiques de chaque ensemble socio-culturel traditionnel ; ils y signifient équilibre pour la société, et, pour l'individu, adap- tation à celle-ci et aux conditions de vie en fonction desquelles elle est organisée ; b) dans une situation de changement donnée, des modifications plus ou moins profondes, plus ou moins rapides, affectent les formes, les intensités, les niveaux d'expression et les objectifs de ces phénomènes conflictuels ; c) simultanément, la situation nouvelle, si elle engendre de nouvelles tensions et des manifestations conflictuelles qui leur correspondent, permet aussi aux tensions préexistantes de s'exprimer en formes nou- velles de conflit (ou les contraint de le faire). Ainsi ces der- nières pénètrent la nouvelle société globale, avec laquelle elles demeurent en discordance plus ou moins accusée - mais en même temps elles sont pénétrées par elle, et acquièrent par là de nouvelles significations et de nouvelles fonctions. L'examen précis des faits de conflit peut fournir, en vue de l'interprétation de situations particulières de changement, un instrument très précieux. Gomment paraît devoir s'orienter l'effort d'élaboration conceptuelle qui s'est révélé, à ce niveau, indispensable, c'est ce que les remarques suivantes indiqueront brièvement, en guise de conclusion.

Il conviendrait d'abord de déterminer comment les faits conflictuels, les formes qu'ils revêtent et les modifications qui les affectent, peuvent être utilisés en tant que points de repère pour l'étude des rythmes et des amplitudes de changement. Il serait possible, en vue de l'évaluation comparative de ceux-ci, de construire des échelles de développement, d'application restreinte, qui auraient une valeur opératoire certaine. Pour- raient être utilisés dans ce sens, par exemple, les faits de transpo- sition des conflits d'un plan à un autre, d'une signification a une autre, en fonction d'un changement de situation donné. Ainsi des hostilités entre groupes ethniques, qu'elles soient enracinées historiquement, ou qu'elles relèvent, plus généralement, des. comportements d'opposition à Γ «. étranger », peuvent prendre des valeurs entièrement nouvelles. Elles exprimeront alors des tensions économiques, ou des tensions liées au souci de s'assurer la plus grande part possible du pouvoir politique. Elles s'expri-

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LE CHANGEMENT SOCIAL

meront différemment selon que les groupes ethniques intéressés se trouveront en compétition dans l'égalité ou dans la subordi- nation. Les régions rurales d'immigration fournissent dans ce domaine des exemples caractéristiques : les tensions employeurs- employés, riches-pauvres, etc., peuvent y revêtir l'expression plus familière des méfiances et hostilités interethniques (1). Dans la même perspective pourraient être retenues d'autres séries 'de faits : a) les jeux d'alternance entre des formes tradi- tionnelles et des formes nouvelles d'expression d'une tension donnée (dans le domaine par exemple des conflits entre géné- rations) (2) ; b) le passage de conflits dirigés essentiellement vers l'extérieur du groupement à des conflits qui se développent à l'intérieur de celui-ci (ainsi sur le plan de la compétition pour les femmes) (3) ; c) l'alternance d'expressions conflictuelles qui doivent être interprétées par rapport à des systèmes de référence différents (4) ; d) les manifestations conflictuelles « de rempla- cement », exprimant une tension donnée, mais n'en assurant pas de façon directe le relâchement (5), etc.

Il faudrait également, dans chaque cas, s'attacher à préciser la nature des faits de conflit envisagés. Les nécessaires distinctions devront être basées sur des séries de critères, dont on citera ici quelques-uns, à titre d'exemple. On peut distinguer les manifestations conflictuelles : selon qu'elles sont internes ou externes à des groupements d'une échelle donnée - selon la dimension du groupement intéressé et l'intensité des relations à l'intérieur de ce groupement - selon le degré d'autonomie du groupement par rapport à la société globale - selon leur degré d'insertion dans des manifestations conflictuelles plus larges ou s'exprimant à d'autres niveaux - selon qu'elles facilitent ou rendent plus malaisée l'adaptation de l'individu à une situation donnée - selon qu'elles contribuent de façon directe ou indirecte à la solution d'une tension donnée, etc.

Enfin, il faudrait demeurer attentif à deux ordres de faits dont l'étude demanderait une collaboration étroite, et clairement délimitée, entre sociologues et psycho-sociologues. Il s'agirait d'examiner les problèmes liés : a ) à ce que l'on pourrait appeler

(1) Ces problèmes ont été étudiés en particulier par J. Rouen (Migrations en Gold-Coast, 1954, texte ronéotypé) qui a mis en évidence, d'autre part, les fonctions intégratrices du dépaysement de certains groupements, dans lesquels il décèle un processus de « supertribalisation ».

(2) Cf. P. Mercier, L'affaiblissement des processus d'intégration, op. cil. (3) Cf. les analyses de G. Balandier relatives aux Fang du Gabon. (4) Cf. le problème de 1 entrecroisement des castes et des classes sociales

<< en ererme ». (5) Par exemple, la tension fondamentale caractérisant la situation colo-

niale s'exprimant par des pogroms dirigés contre tel groupe ethnique ou national, en fonction du rôle réel ou supposé qu'il y joue.

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PAUL MERCIER

l'aptitude d'un système social donné à absorber, à canaliser, à rendre possible l'expression de tendances conflictuelles déter- minées. Ce peut être par la légalisation des conflits, par le maintien d'un équilibre entre conflits internes et externes, par un jeu de division des conflits en fonction de la multiplicité des appartenances à des groupements, enfin en détournant les expressions conflictuelles de leur objectif réel ; b) à la fonction d'adaptation à une situation globale donnée que peuvent remplir, vis-à-vis des individus, les manifestations conflictuelles. C'est à la solution de tels problèmes généraux que peut contribuer l'effort de recherche que nous nous proposions ici de situer.

École Pratique des Hautes Études, VIe Section.

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