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L'INTERPRÉTATION « SUFFISAMMENT BONNE » : JOUER, CRÉER, INTERPRÉTER Bernard Bensidoun Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse » 2012/2 Vol. 76 | pages 487 à 501 ISSN 0035-2942 ISBN 9782130593911 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2012-2-page-487.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 09/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.216.93) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 09/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 91.173.216.93)

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L'INTERPRÉTATION « SUFFISAMMENT BONNE » : JOUER, CRÉER,INTERPRÉTER

Bernard Bensidoun

Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »

2012/2 Vol. 76 | pages 487 à 501 ISSN 0035-2942ISBN 9782130593911

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2012-2-page-487.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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L’interprétation « suffisamment bonne » : jouer, créer, interpréter

Bernard bensIdoun

« […] Tout être humain possède dans son propre inconscient un instrument avec lequel il est en mesure d’interpréter les manifestations de l’inconscient chez l’autre […]. »

Sigmund Freud, La Disposition à la névrose de contrainte, 1913.

Selon Le Littré, « L’interprète » est : « Celui qui explique les mots d’une langue par les mots d’une autre. » Les analystes sont bien ces interprètes qui se font passeurs, porteurs et traducteurs d’une parole, pour leurs jeunes patients, entre conscient et inconscient, entre deux pensées, lors du travail en séance avec eux. Interpréter, c’est permettre au sujet de faire connaissance avec l’inconnu, l’étranger en lui, celui qui ne parle qu’une langue, celle des symptômes…

« Les mères, comme les analystes, disait Winnicott, peuvent être bonnes ou “pas suffisamment” bonnes. Certaines peuvent, les autres ne peuvent pas aider le bébé à passer du mode de relation à l’utilisation de l’objet » (Winnicott, 1975, p. 124). Et R. Diatkine (1991) a décrit deux buts au processus analyti-que : obtenir une transformation psychique, en limitant les effets désobjecta-lisant de l’automatisme de répétition d’une part, et en facilitant l’apparition d’une subjectivation, d’un insight d’autre part. Le jeu précoce qui se déroule entre la mère et l’enfant, jeu décrit par D.W. Winnicott dans l’article consacré aux phénomènes transitionnels, permet au petit humain de se défaire du trau-matisme lié à l’absence maternelle et d’accéder à la subjectivation.

Puisse-t-il se faire qu’existe un analyste « suffisamment bon » qui « place-rait une interprétation suffisamment bonne là où l’enfant serait prêt à la créer ». L’interprétation en psychanalyse d’enfant pourrait-elle avoir, pour ce dernier, la valence d’un phénomène transitionnel ? L’interprétation en analyse d’enfant passe-t-elle forcément par un transfert sur le langage ?

C’est ce que nous tenterons d’explorer, avec Freud et le jeu d’un enfant, avec Winnicott et la créativité de Max, et dans l’interprétation avec… Luna.

L’interprétation « suffisamment bonne »

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JOUER AVEC FREUD ET ERNSTL

Un jeu d’enfant

Il s’agit de la rencontre de S. Freud et de son petit-fils Ernstl (fils aîné de sa fille Sophie), le petit inventeur du « jeu de la bobine », dont il fit la descrip-tion et l’analyse dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920). La description est bien connue, cependant certains aspects, certains « petits détails » méritent d’être soulignés.

Le petit garçon de dix-huit mois est alors accueilli avec ses parents chez ses grands-parents à l’automne 1915 en raison des hostilités liées à la guerre de 1914-1918. La rencontre ne fut pas une simple cohabitation, mais une observation par un grand-père vivement intéressé par le jeu de son petit-fils. Freud commente à propos du jeu d’Ernstl : « Ce fut là plus qu’une observation fugace, car je vécus quelques semaines sous le même toit que l’enfant et ses parents, et il s’écoula un certain temps avant que cette façon de faire énigma-tique et durablement répétée me révélât son sens » (1920).

Freud s’intéresse alors au jeu des enfants, et il associera d’ailleurs directe-ment, dans le chapitre qu’il lui consacrera (1920), sa réflexion sur les névroses traumatiques au jeu des enfants. Le petit garçon joue et attire l’attention de son grand-père au point que celui-ci se met à produire des interprétations de son jeu. Il écrit : « Je remarquais finalement que c’était là un jeu et que l’enfant n’uti-lisait tous ses jouets que pour jouer avec eux à forstein [être parti, les jeter au loin]. Puis un jour, je fis l’observation qui confirma ma conception » (1920).

Un grand-père interprète

Le grand-père interprète le jeu de l’enfant, en suivant le fil de la répéti-tion : « Tel était donc le jeu complet : disparaître et revenir, ce dont la plupart du temps, il ne nous était donné à voir que le premier acte, et celui-ci était inlassablement répété comme jeu à lui tout seul, bien que le plus grand plaisir fut attaché au second acte » (Freud, 1920).

Cette interprétation sera confirmée, un peu plus tard, par une autre obser-vation d’un nouveau jeu de l’enfant.

Freud souligne alors, dans une note de bas de page, la confirmation de son hypothèse, lors d’une absence plus longue de la mère : « […] Il se révéla bien-tôt que l’enfant, pendant ce long moment où il était seul, avait trouvé un moyen de se faire disparaître lui-même. Il avait découvert son image dans le miroir sur pied atteignant presque le sol et s’était accroupi de sorte que son image dans le

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miroir était “fort” [au loin, parti] » (Freud, 1920). L’enfant avait trouvé, dans le jeu, une solution acceptable pour faire face à l’absence maternelle. Le jeu lui permettait de se libérer de la situation passive et traumatique liée à l’ab-sence, en devenant actif, metteur en scène de la situation traumatique. Freud conclut son élaboration : « L’interprétation du jeu était alors à portée de la main. Il était en corrélation avec la grande performance culturelle de l’enfant, ce renoncement pulsionnel qu’il avait effectué (renoncement à la satisfaction pulsionnelle) : permettre sans se rebeller, le départ de la mère. Il s’en dédom-mageait pour ainsi dire en mettant lui-même en scène, avec les objets qui lui étaient accessibles, le même disparaître et revenir » (Freud, 1920).

L’observation du jeu du petit Ernstl par son grand-père semble donc plus complexe encore, si l’on se décentre de ce que Freud veut nous montrer dans son texte et si l’on élargit notre champ de vision à l’ensemble de la scène.

L’interprétation et ses lectures annexes…

La relation de l’enfant et de son grand-père revêt alors toutes les apparences d’une analyse d’enfant. Si nous « oublions » qu’il s’agit « d’un grand-père et de son petit-fils », nous pourrions écrire ainsi : le petit garçon joue de manière répétitive « en présence » de son grand-père qui l’observe (dans son fauteuil ?), et l’écoute en l’absence de sa mère. Il lui adresse sans doute son jeu, car il sait pouvoir être compris de lui. Freud incarne la permanence du cadre : tiers présent et observateur dans l’absence maternelle. M. Aisenstein (2004) pense « qu’il existe chez l’être humain une véritable compulsion à transférer ».

On peut s’interroger sur le fait de savoir si le petit garçon ne s’installe pas dans un transfert maternel vis-à-vis de son grand-père ? Par son jeu, l’enfant se relie à son grand-père et produit sur le vieil analyste une certaine curiosité, sans doute sous l’effet d’une « pulsion d’emprise » (Freud, 1920), mais peut-être lui adresse-t-il, au travers de son jeu, une question : peux-tu m’aider (ou me comprendre) dans ma détresse ?

L’analyste – « grand-père » – va interpréter le jeu de l’enfant, donner du sens à cette situation : celui d’une réaction d’Ernstl à l’absence maternelle. Ainsi, Freud observe Ernstl qui se met en scène avec un tiers : l’enfant-bobine. Le travail de l’interprète relie toujours trois personnes et pas deux : l’enfant (ou le patient quel que soit son âge), l’analyste et l’objet de l’absence. Cette tiercéité est toujours présente à condition que l’interprétation porte sur le transfert, car c’est seulement « sur ce champ de bataille que la victoire doit être remportée » (Freud, 1912 b). On pourrait ajouter à cette scène à trois, un autre personnage, celui de l’enfant dans l’analyste !

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Cette interprétation est à la fois la réponse à la détresse de l’enfant, mais certainement aussi le fruit du contre-transfert freudien. En effet, la solitude de l’enfant vient s’inscrire sur le fond hallucinatoire de son grand-père inquiet. Celui-ci se soucie de la vie de ses fils qui sont sur le front, rêvant (ou plutôt faisant des cauchemars notamment au sujet de Martin), craignant pour eux des blessures ou pire… L. de Urtubey (1999) souligne d’ailleurs combien « l’in-terprétation est l’aboutissement du travail de contre-transfert ».

Le travail d’interprète de Freud concernant le jeu de son petit-fils vient certainement apporter une réponse à l’enfant dans sa détresse, ce dernier savait qu’il était compris par son grand-père. Bien que l’interprétation n’ait proba-blement pas été énoncée par Freud à l’enfant, elle fut « suffisamment bonne », rétablissant une transitionnalité déchirée, pour permettre plusieurs déplacements du jeu : sur le miroir dans un premier temps. Puis, un peu plus tard, lorsque Ernstl eut deux ans et demi, Freud eut, en effet, une nouvelle confirmation de son hypothèse, le transfert s’opéra alors sur le langage, alors que l’on avait raconté à l’enfant que le père était absent parce qu’il était à la guerre, le petit garçon compléta son habitude de jeter des objets par terre par un sonore : « Va-t’en à la guerre ! » Cette évolution du jeu de l’enfant fut comprise par Freud sous un angle œdipien, adresse à la fois à la mère « rejetante » ainsi qu’au rival paternel.

Une remarque historique s’impose : le petit Ernstl, n’en finira pas de jouer au « fort-da », il perdra sa mère à six ans, devenu adulte, il changera de nom prendra celui de sa mère et de son grand-père : Freud (au lieu de Halberstadt), et il sera le seul parmi les petits-enfants de Freud à devenir psychanalyste !

Une question se pose à ce sujet, celle de l’action produite par des inter-prétations « muettes ou tues », mais qui sont simplement pensées… La mère « suffisamment bonne » ne dit, ni ne sait ce qu’elle fait avec son bébé, cepen-dant elle lui permet d’organiser une transitionnalité.

L’interprétation du jeu du petit garçon n’est que l’écho d’une représen-tation ou d’un affect liés à l’absence, représentation ou affect qui se reflètent et se complexifient dans un incessant va-et-vient, entre le petit garçon et son grand-père. Peu importe alors qu’elle soit énoncée ou pas, il suffit qu’elle soit pensée et partagée.

CRÉER AVEC WINNICOTT ET MAX

« La psychanalyse s’est développée comme une forme très spécialisée du jeu mise au service de la communication avec soi-même et avec les autres » (D.W. Winnicott, 1975).

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Créer, détruire, trouver

Max avait onze ans lorsque je le reçus, le motif de la consultation était l’échec scolaire : « c’est un cancre en classe ! », disait de lui sa mère, souli-gnant aussi son « imaginaire débordant ! ». Il avait un frère jumeau brillant, premier de classe… Lorsque je posais à Max la question de ses intérêts, ma surprise fut grande d’apprendre qu’il aimait écrire des romans « fantastiques et policiers du style d’Harry Potter ». J’apprendrai qu’il était un enfant en diffi-culté depuis longtemps, réanimé à la naissance car né prématurément, qu’il avait présenté une tendance à s’isoler à l’âge de trois ans, ainsi qu’une absence de repères dans le temps et l’espace, et un rapport à la réalité perturbée.

La thérapie commença, et fut vite envahie par le « roman » qu’il était en train d’écrire, et dont il parlait dans une logorrhée maniaque sans fin : « Les devoirs me font perdre du temps, je ne peux pas écrire mon roman. » Le roman occupa rapidement chacune des séances, le titre fut trouvé, les chapitres imagi-nés, les personnages se multipliaient, je m’y perdais, et les écrits avançaient aussi : il m’apporta régulièrement, à chaque séance (deux par semaines), les nouvelles pages, chapitre par chapitre, représentant au bout de trois à quatre mois plus de quatre-vingts pages et onze chapitres !

Ce roman était aussi un instrument d’emprise, et Max vérifiait à chaque séance si je me souvenais des idées ou réflexions évoquées lors de séances précédentes. Chaque séance commençait par un, « vous avez lu ? Où en êtes-vous ? Qu’en pensez-vous ? Au fait, vous vous souvenez ? », ou encore « où en étions-nous ? ». Je pensais qu’il vérifiait s’il avait inscrit quelque chose en moi et si je conservais la trace de cela, j’étais peut-être ce frère jumeau qu’il consultait en permanence.

Au fur et à mesure qu’il s’installait dans l’analyse, nous établissions ensemble une aire transitionnelle, mon bureau était devenu le quai 9-3/4, point de rencontre d’où Harry Potter quittait la réalité pour prendre le train qui le conduisait à l’école des sorciers. Il commentait ainsi « ici à 9-3/4, je me sens prêt à reprendre mes idées », il m’arriva de prendre un air complice et de lui dire lorsqu’il paraissait défait à l’arrivée de sa séance : « arrivée 9-3/4, tout le monde descend ! », ce qui produisait chez lui une mimique de grande satisfac-tion (je le comprenais).

Le roman prit une tournure particulière lorsqu’il imagina que certaines scènes se dérouleraient dans la galerie des Glaces. Max m’expliquait : « Ce qui me plaît à Versailles, c’est la galerie des Glaces, il y a des portes dérobées, des passages secrets et puis du temps du Roi Soleil, il y avait des complots, tout ça est bon pour le roman ! » Je pensais, de mon côté, que Max commen-çait à organiser une analité plus contenante, des scènes primitives…

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Mais la galerie des Glaces produisait des doubles à l’infini… ce qui était le cas du roman, les détectives marchaient par paires comme les Dupont(d), ou Sherlock Holmes et Watson, Hercule Poirot et le capitaine Hastings, Tintin et Haddock, mais aussi Chapeau Melon et Bottes de cuir… Je dois d’ailleurs à Max, cette découverte : « Ils sont toujours deux dans les enquêtes… »

Une autre interrogation le saisissait alors : « Watson pourtant, il sert à rien, comme Hastings, c’est Holmes et Poirot qui trouvent tout… si Watson y est, c’est qu’il sert à quelque chose sinon Holmes serait le seul protagoniste… »

Je lui faisais remarquer que nous étions transformés en « Dupond et Dupont » nous aussi et que nous avions « une nouvelle enquête sur les bras… ».

Mais je pensais : « Tu te demandes bien à quoi tu sers à côté de ton jumeau », ce que je ne pouvais lui interpréter sous cette forme blessante tant il me semblait fragile…

J’« oubliais » que cela pouvait également s’adresser au thérapeute dans un transfert maternel agressif.

Les séances reprirent leur rituel et quelque temps plus tard, où, comme à l’accoutumée, il m’interrogeait à sa manière : « Vous vous souvenez ? », je me décidai enfin à interpréter, je lui dis alors : « Tu me demandes souvent si je me souviens de ce que tu écris. » (J’interprétais dans le sens d’un transfert maternel, et d’une mère qui ne garde pas ses objets en mémoire, qui ne sert à rien.) La réponse fut surprenante : Max se mit à bafouiller et surtout à rougir comme une pivoine (ce qui me surprit).

Il m’expliqua : « faut bien que je vous le demande, je ne sais pas où vous êtes », je lui faisais préciser… « il faut que je vous l’imprime le roman ». (Je pensais qu’il confirmait alors mon hypothèse, qu’il fallait me l’imprimer, pas sur du papier, mais dans ma tête !)

Mais comment comprendre le surgissement de cet affect de honte que trahis-sait la réaction éreutophobique lorsque je lui livrais mon interprétation : il ne s’agissait pas uniquement de vérifier sa présence dans la tête de sa mère comme je le pensais mais aussi d’un mouvement d’envie destructrice (un écho de la défense maniaque ?). Peut-être se sentait-il découvert dans son projet mégalomaniaque ?

Max deviendra plus calme et posé, les séances moins maniaques, les ques-tions en rafales disparaissaient pour faire place à une nouvelle forme d’échange, le roman fut quelque peu délaissé, au profit d’une expression plus apaisée. La réalité du quotidien de Max faisait irruption dans la thérapie, il n’était plus ce petit préadolescent perdu dans l’imaginaire, mais un collégien avec des « profs pénibles, des parents “con-traignants” et des copains… ».

Une année s’était écoulée depuis le début de la thérapie, ce fut l’anniver-saire de Max et de son jumeau. Il y assista en spectateur, car c’était son frère qui avait organisé la fête en invitant ses amis, avec la complicité de leur mère.

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La remise des cadeaux par leur mère se fit à la fin de la journée, mais si son frère se vit remettre les cadeaux par celle-ci, Max fut oublié et ne se rendit même pas compte de cela, ce n’est qu’au moment du départ des amis que l’oubli sera découvert par la mère elle-même devant les paquets restants… Je fus bouleversé en l’écoutant me raconter cela, et beaucoup plus ému que lui, qui semblait ne pas avoir remarqué – ou plutôt négativé cet oubli maternel…

Avec Winnicott : l’interprétation dans l’interprétation

M. Aisenstein (2004) souligne la valeur de l’interprétation comme néces-sité contre-transférentielle, création d’un espace commun pour penser et d’une « zone d’ombre » nécessaire à la vie psychique. L’histoire de la thérapie de Max peut-être comprise à partir des mouvements du transfert et de son instal-lation. Il est intéressant de réfléchir à la lecture que l’on peut faire de certains aspects de ce travail avec les concepts que nous propose Winnicott.

Dans un premier temps, Max s’installe dans l’omnipotence et crée (au sens de la création et au sens de la créativité de Winnicott) le roman, le thérapeute et le mode de relation à celui-ci sont des objets subjectifs. Le roman instrument d’emprise sur le thérapeute lui permet de se relier avec ce dernier. La répéti-tion, l’omnipotence sont à l’œuvre, répétition de la scène où Max apporte de nouvelles pages de son roman, répétition des questions « vous vous souve-nez ? », répétition du rituel des séances… Mais cette répétition peut aussi être pensée comme une vérification permanente pour lever un doute : « Tout ceci l’ai-je créé ou trouvé ? »

Comme Freud l’a constaté avec Ernstl, et l’a écrit ensuite, l’automatisme de répétition est une manière pour le trauma de se représenter au psychisme, jusqu’à ce que la solution soit trouvée, c’est-à-dire que l’objet perdu soit « retrouvé »… Il en va de même donc dans le jeu des enfants et dans le rêve répétitif (plutôt le cauchemar) où au fond, le travail du rêve vise à élaborer une situation de détresse, à restituer au rêveur son objet disparu.

Avec Max, une transitionnalité s’installait peu à peu, aidée par le théra-peute qui demeurait un objet « créé », avec les retrouvailles du « quai 9-3/4 », et qui signifiait bien les deux directions à prendre : celle de l’imaginaire, de l’omnipotence, de l’école des sorciers ou celle de la réalité, du trouvé. On le comprend, ce carrefour est aussi celui des symbolisations primaires.

Une première interprétation à propos de Watson « tu ne sers à rien » ou « je ne sers à rien (le thérapeute) » est mise en attente. Il me fallait « désinterpréter » (Sullivan, 1998). Cette interprétation « muette » et retenue parce que « poten-tiellement » trop blessante est cependant une réponse contre-transférentielle

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à la perception de l’impossible restauration d’une transitionnalité déchirée, de la nécessaire suture entre « l’objectivement perçu » et le « subjectivement conçu » (Winnicott, 1971, p. 91).

Or, Winnicott écrit (1971) : « Souhaitons que les psychanalystes puissent montrer, à l’aide de la théorie des phénomènes transitionnels, comment un apport suffisamment bon de l’environnement, qui s’inscrit au tout début de la vie, peut permettre à l’individu de faire face au choc immense que représente la perte de l’omnipotence. » De la même manière, la seconde interprétation : « tu me demandes souvent si je me souviens de ce que tu écris », énoncée celle- là, vient éclairer le transfert maternel. Elle est cependant une nouvelle tentative contre-transférentielle de rétablir une transitionnalité devant la détresse traduite par l’insistante répétition, emprise qui montre combien il était hanté par la perte. Dans le transfert, je lui proposais, par mon interprétation, une mère, mais une mère qui contenait une mère oublieuse. L’intention contre-transférentielle réparatrice se doublait d’une atteinte à son intégrité narcissique si fragile.

Cette interprétation avait un aspect biface ou paradoxal, retrouvant ce que de nombreux auteurs ont souligné à propos de l’opposition Freud-Winnicott (Brusset, 2005, p. 252 ; Roussillon, 2011, p. 40-45) : le sexuel ou la quête de l’objet ? L’interprétation produisit un double effet inattendu et particulièrement intéressant. D’une part, le malaise éreutophobe qui renvoyait au « sexuel » freudien, le désir de posséder la mère. D’autre part, Max relâcha son emprise pour oublier son roman (comme on oublie son enfant !) et s’engagea dans un nouveau rapport à la réalité, ce dont témoignait le contenu des séances. Il était passé du « sujet qui se relie à l’objet » (Winnicott, 1975) au « sujet qui détruit l’objet » (Ibid.). Winnicott insiste sur ce changement qui intervient quand « la destruction joue son rôle en fabriquant la réalité, en plaçant l’objet hors du soi ». La condition essentielle était bien la survie de l’objet, ou plutôt l’ex-périence répétée de la survie de l’objet à sa destruction par Max, créer c’est détruire d’abord ! Il pouvait alors investir créativement l’objet dans la réalité. Un tel mouvement psychique suppose que les objets de l’enfance « survivent » à la destructivité, que les thérapeutes « restent vivants » dans leur activité de pensée pendant l’analyse, en interprétant par exemple…

À propos des « interprétations muettes »

Dès 1934, James Strachey (1934) s’interroge ainsi:« La situation analytique risque à tout moment de dégénérer en situation de réalité […], ceci veut dire que le patient est à tout moment sur le point de transformer l’objet réel exté-rieur (l’analyste) en objet archaïque ; autrement dit, il est sur le point de projeter sur lui

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495 L’interprétation « suffisamment bonne »

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ses imagos primitives introjectées […], le sens de la réalité du patient est très limité […], l’analyste doit éviter tout comportement effectif susceptible de cautionner la représentation que le patient se fait de lui. »

Dans ces cas, le patient croit « entendre parler son objet », écrit L. Danon-Boileau (2004) et il s’interroge : « Faut-il interpréter le transfert ? Ou bien l’interprétation de la répétition et de la défense ou du contenu des rêves… » Autrement dit, la confusion entre l’objet de transfert et l’analyste peut se produire, l’interprétation dans le champ de la sexualité infantile peut induire parfois cette confusion, surtout si l’analyste se montre trop séducteur, ou n’est pas assez attentif au maintien du cadre et à ses mouvements contre- transférentiels. La tiercéité inscrite dans le cadre permet parfois d’éviter cette confusion.

Le narcissisme, toujours à l’œuvre chez les enfants, les adolescents et les états limite en général porte en lui ce pouvoir de confusion par la force de gravitation que représente l’emprise, produisant des situations où l’analyste se trouve confiné à un état de passivité contre-transférentielle dont il n’a pas toujours conscience, incapable parfois même de penser le processus qui se déroule sous ses yeux. C’est la fusion originelle avec le corps de la mère qui « se réinstalle dans le cadre », écrit F. Guignard (1999). Dans ce cas-là, l’ana-lyste n’est rien d’autre que « l’objet créé » par son jeune patient.

Les interprétations « muettes », retenues, mais « pensées » font alors partie de ce travail de contre-transfert qui permet à l’analyste de nouveau de se décaler de l’ombre portée et passivante de l’objet de transfert. Les interpré-tations muettes sont le prélude à ce nouvel écart, que l’enfant perçoit, qu’il s’agisse de la mutation dans la manière de penser de l’analyste ou d’attitudes différentes de sa part lors d’interventions dans la réalité de la séance.

L’analyste se retrouve à nouveau du côté du « trouvé » en « survivant », parfois à son insu, à sa destruction par l’enfant.

Certains auteurs, en effet, rapportent souvent leur étonnement devant l’évolution ou la mutation favorable de processus pathologiques chez leurs petits patients, alors qu’ils se trouvaient en difficulté avec ces derniers. Bien souvent, l’analyste se demande ce qu’il a fait ou dit pour produire de tels chan-gements… On pourrait penser alors qu’une attitude, un affect, une pensée, une parole de leur part, a montré à l’enfant qu’il n’était pas en présence de son objet, et a induit une modification du rapport à la réalité de ce dernier. Ne pas se conduire comme « prévu » par l’enfant peut déjà représenter une acti-vité interprétative (quand bien même les élaborations contre-transférentielles ne sont pas encore là). Le thérapeute, qui ne se met pas en colère lors d’une séance de jets d’objets, indique souvent par son affect qu’il diffère de l’objet de l’enfant qui répondait sans doute autrement. Cette manière d’interpréter « sans rien en dire » est certainement très utile avec des patients régressés ou

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psychotiques. Freud, en quête de compréhension, observant avec curiosité son petit-fils Ernstl en train de jeter des objets, a sans aucun doute modifié l’état psychique du petit garçon…

INTERPRÉTER AVEC LUNA

La rencontre de Luna

Luna avait sept ans lorsque je la rencontrai. Le travail avec elle dura près de quatre années. La consultation était demandée dans une certaine urgence par ses parents très inquiets. En effet, Luna présentait depuis quelques jours des angoisses « de fin du monde » diront les parents, angoisses qui la terrori-saient et l’amenaient chaque nuit à veiller dans l’attente terrible de cet événe-ment. Rien ne semblait la rassurer, les explications savantes de ses parents, scientifiques de métier, n’y faisaient rien.

Une analyse débuta rapidement. Dès nos premiers entretiens, ainsi qu’à chaque séance, Luna m’expliquait ses craintes : « J’ai une peur gigantesque que la terre soit détruite, qu’une météorite tombe sur terre, ou qu’il y ait un tsunami, ou des épidémies qui détruisent la vie et tous les humains. » Luna, petite fille hypermature, nourrissait ses angoisses de tous les événements de la réalité, ce qui enrichissait d’autant plus ses inquiétudes, en même temps, on devait constater que ces peurs ne tenaient pas compte de la réalité objective ! Elle traduisait cette perte du sentiment continu d’exister par des interrogations surprenantes pour une enfant de son âge : « Pourquoi j’ai peur ? Ça m’empê-che de vivre. » Je comprenais vite qu’aucune parole de réassurance ne serait opérante, et qu’il me fallait accepter cette situation d’impuissance. Je devais l’écouter, écouter cette litanie d’angoisses sans fin énoncée au fil des séances et des semaines pendant lesquelles nous nous retrouvions.

Au bout de quelques mois, Luna paraissait toutefois moins inquiète, sans la moindre intervention de ma part ! L’amélioration des angoisses archaïques de Luna ne nécessita de ma part rien d’autre qu’une écoute, pendant laquelle je m’efforçais d’être un miroir qui reflétait son image, une image différente de celle qu’elle voyait dans le regard de ses parents lorsqu’elle parlait de ses peurs… Je n’étais pas médusé. Ce travail se rapprochait de celui décrit auprès de Max avec des interprétations que je qualifie de « tues ou muettes », une élaboration importante des mouvements contre-transférentiels était nécessaire. Luna retrouvait le sens de la réalité.

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Elle continuait à me raconter ses peurs, mais celles-ci semblaient moins « gigantesques », elle craignait surtout la mort de ses parents dans des accidents de voiture ainsi que celle de ses deux sœurs (cadettes), sa mère conduisait vite. L’agressivité orientée dans une rivalité œdipienne vers sa mère et ses sœurs me rassurait. Elle craignait également de mourir elle-même et parlait de sa tristesse à l’idée de ces disparitions, je lui trouvais des accents mélancoliques et me disais qu’il s’agissait d’un de ces effondrements que l’on observe au seuil de la latence, lorsque l’enfant attaque les imagos parentales magnifiées de la petite enfance.

Luna était très bavarde en ce qui concernait ses peurs, cependant la vie restait à la porte de mon bureau, jusqu’au jour où elle sursauta en séance, ayant entendu « un bruit, comme un craquement comme chez elle dans sa maison, le plafond ou le toit ».

Je lui dirais simplement : « Ici aussi, ça craque ! »Luna reprit alors mon interprétation : « Des fois, je crois un peu qu’il y a

quelqu’un sur le toit… mais je ne sais pas si c’est vrai… que c’est pas possible… mais je ne suis pas sûre… tu crois que les loups, ça peut monter sur les toits ? »

Évitant de répondre directement, afin de ne pas bloquer ses associations, je lui dis : « Ça me rappelle une histoire de petits cochons… »

Luna : « Tu la connais l’histoire ? »Je répondais de la même manière : « Tu aimerais être comme naf-naf,

parce que sa maison même quand elle craque, le loup ne peut pas rentrer ? »Luna, qui ne voulait rien d’autre que de parler avec moi, et qui refusait de

dessiner ou de jouer, se décida à construire la fameuse maison avec des legos en me demandant de l’aider. Dans la maison construite, habitait, avec les trois petits cochons, une maman qui était « toujours couchée » parce qu’elle était fatiguée…

L’interprétation transférentielle plus classique sur « la maison qui craque » replaçait nos échanges dans le cadre de l’analyse, et je devenais un objet (la maman toujours couchée ?) vers lequel son psychisme et son excitation pouvaient s’orienter à nouveau.

Le temps des interprétations métaphoriques : à la source des représentations

La maison devenait une sorte de coconstruction entre nous, qui hébergeait aussi nos échanges sur les peurs. Une trame transitionnelle se tissait. Elle fut le point de départ d’une sorte de jeu, où l’humour apparaissait, lorsqu’elle parlait de ses peurs, je parlais de « téléphoner à naf-naf, le bon architecte pour arranger la porte… ». En même temps, je crois qu’elle vérifiait mes réactions à l’énoncé de ses peurs. Peu à peu, Luna oubliait de me parler de ses peurs,

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ce qu’elle rappelait alors parfois en fin de séance : « tu sais, j’ai toujours les peurs », de mon côté, je trouvais qu’elle allait bien mieux.

Au bout d’une année de travail, la vie reprenait ses droits, les copines de l’école, les rivalités de cour de récréation et même les « amoureux » apparais-saient dans les séances…

Les figures du transfert semblaient moins menaçantes, plus accessibles et plus œdipiennes : « Tu as des enfants, toi ? » Il s’agissait entre Luna et moi d’une sorte de jeu de For-da, j’aurais dû devenir « l’enfant effondrée » qu’elle était lorsqu’elle reparlait de ses peurs, et je souriais régulièrement avec naf-naf, celui dont la maison tenait et qui n’avait pas peur du loup. Ces interprétations métaphoriques répétitives que j’adressais à Luna avaient cette double fonction de condenser, à la manière du rêve, un matériel psychique et d’ouvrir ainsi à la polysémie, par le nombre d’associations qu’elles suscitaient. Car comme le soutient Houzel (1993, p. 160) : « L’expression métaphorique est un passage obligé dans tout processus de pensée. »

L’interprétation métaphorique possède donc cette fonction de liaison des représentations mentales et assure une sorte de continuité biface entre l’ana-lyste et l’enfant, elle a un statut d’objet trouvé-créé, celle de « transporter » selon l’étymologie grecque (phéro) d’un lieu à l’autre (méta), et notamment de favoriser les déplacements d’une représentation de mots à une représentation en images, ou d’une représentation de mots ou d’images aux affects associés.

C’est aussi dans ce creuset que l’enfant nourrit ses représentations, et les lie entre elles. Cette langue est sans doute celle que les enfants comprennent le mieux, car ils en sont les premiers créateurs, et l’on peut penser qu’elle est leur première langue, ils sont les premiers poètes de l’humanité par leur capacité à transformer les affects en représentations.

Luna guettait mon visage tout au long des séances. Le visage humain est le principal outil pour faire des métaphores, en envoyant un message condensé associant plusieurs signaux en même temps (mots, mimiques, et donc images, et surtout affects). Roussillon (2011, p. 40-45) insiste à ce sujet : « […] Le visage, miroir privilégié des états d’âme, définit en fait une fonction exercée par l’en-semble du corps de la mère et de son mode de présence. » Pour lui, le visage est à la fois « objet à symboliser, objet pour symboliser » (Winnicott, 1975). La seule manière dont les enfants disposent pour parvenir à s’approcher de l’objet et de sa réalité est d’« interpréter » les signes à sa surface, d’y « lire » les émotions qui s’y expriment, la joie, la colère, la tristesse, et probablement l’ab-sence dans la rêverie maternelle, pour en connaître l’intérieur… La première écriture est le visage maternel, et c’est ainsi que l’enfant apprend à lire, et qu’il y fait sa première lecture. Le visage humain est la façade d’une maison dont les enfants veulent visiter l’intérieur ! Dans le fort-da qui se jouait avec Luna,

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faire apparaître ou disparaître un affect avait valeur d’interprétation de trans-fert, tel que réagir avec angoisse comme un de ses parents à ses peurs.

La fabrique d’altérité

La thérapie se poursuivit, elle le demandait, et je pensais que cet effon-drement nécessitait de prolonger ce travail. Luna avait onze ans, elle allait bien, quand elle me surprit un jour au cours d’une séance : « J’ai cru que tu ne m’écoutais pas, mais j’ai compris que tu voulais savoir autre chose quand je parlais, que tu pensais à autre chose pour me faire comprendre, tu me fais penser à mon père qui a toujours la tête ailleurs… » Je fus stupéfait par ce qu’elle venait d’énoncer : la perception de l’altérité de son objet-analyste associée à un transfert paternel, la référence à une tiercéité, et en miroir la naissance d’un insight, d’un regard sur sa propre altérité. J’ai pensé alors que peut-être notre chemin partagé arrivait près de son terme.

Luna avait sans doute trouvé un « objet à symboliser » à travers son thérapeute. Les angoisses massives présentées avaient pu être utilisées par elle comme un instrument d’emprise sur un psychisme maternel pour lutter contre une absence ancienne (« dans son jeu : une maman souvent couchée car fatiguée »). Cette découverte de l’altérité de son thérapeute se doublait de l’installation d’un transfert paternel (lequel fut précédé dans la thérapie par le loup !). Luna s’installait dans une tiercéité protectrice et l’organisation d’une symbolisation de qualité. Roussillon (1999, p. 169) considère qu’il n’y a « pas de symbolisation sans un mode d’organisation œdipien, pas de symbo-lisation sans un écart entre deux autres sujets qui instaurent une fonction tierce et un processus de métaphorisation de l’un à l’autre ». Cependant, c’est le travail d’élaboration du contre-transfert, le dialogue de l’analyste avec son tiers intime : la théorie psychanalytique, qui doit lui permettre de se présenter comme objet à symboliser à l’enfant. L’élaboration du contre-transfert est au commencement et à la fin du processus d’interprétation, pour faire de l’ana-lyste cet objet transformationnel décrit par Bollas.

IN fINE…

À la question, « existe-t-il un analyste “suffisamment bon” qui “placerait une interprétation suffisamment bonne là où l’enfant serait prêt à la créer” ? », nous serions tenté de répondre par l’affirmative, pourvu que celui-ci soit

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capable de s’adapter suffisamment « mal » à l’enfant afin de creuser en perma-nence l’écart nécessaire à la possibilité de « trouver » la réalité pour l’enfant, en le tirant de l’automatisme de répétition et en lui permettant de percevoir l’altérité de l’objet. Puisse-t-il garder en mémoire ce point de vue de Green (1988, p. 569) afin d’en nourrir son activité contre-transférentielle : « Pour que le psychique se connaisse comme psychique, il lui faut s’adresser à un autre psychique. »

S’il existe un analyste « suffisamment bon », alors l’interprétation sera bien cet objet trouvé-créé à la destinée psychique imprévisible. L’interprétation deviendra ainsi le plus simple et le plus court chemin vers la subjectivation.

« Pluralitas non est ponenda sine necessitate. »1

Principe de parcimonie de G. d’Ockham.Bernard Bensidoun

14, rue des Iris 31400 Toulouse

[email protected]

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Brusset B. (2005), Psychanalyse du lien, Paris, Puf, coll. « Le fil rouge ».Danon-Boileau L. (2004), Des enjeux très divers, Interpréter le transfert, Paris, Puf, coll.

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501 L’interprétation « suffisamment bonne »

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