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1 LE CHEMIN DE LA MYSTIQUE ETERNELLE, CHEMIN DE VIE “Devient-on visionnaire ou n'est-ce pas plutôt que jusque là l'on a été aveugle ?” (Alexandra David-Neel) « Où étais-je donc quand je vous cherchais ? Vous étiez présent devant moi, et j’étais éloigné et comme absent de moi-même, et je n’avais garde ainsi de vous trouver, puisque je ne pouvais pas me trouver moi- même. » (Saint Augustin, « Les Confessions ») Le mystique est muet face au mystère (trois mots issus du grec "muistês") de la vie "Tel est notre présupposé : ce qui est vu de l'homme, ce que l'on en connaît, ce qui est pesé, mesuré, diagnostiqué… n'est pas tout" (Jean-Yves Leloup) Pour moi, l'éthique (du grec « ethos » : mœurs) véritable repose sur une expérience mystique, c’est-à-dire sur l’ouverture intime à une Altérité qui nous relie à autrui. Souvent, l'éthique veut nous enseigner à vivre avec nos semblables comme si nous avions eu cette expérience ; que nous ne l'ayons pas ressentie véritablement importe peu. Les dogmes religieux nous obligent alors à adopter une attitude qui implique la compassion pour les autres. Or une religion amputée de l’expérience profonde du mystère est une pierre tombale où sont gravés un ensemble de concepts et d'idées. A 91 ans, l’infatigable Sœur Emmanuelle qui a passé sa vie à œuvrer pour les plus pauvres, déclare : « Moi, je suis du côté de Saint-Exupéry pour dire que ce qui compte, c’est l’invisible » 1 En Occident de nos jours, la vie religieuse est moins subie qu'auparavant. Elle correspond plus à une démarche personnelle. Avec les pièges et les embûches qu’une démarche par tâtonnement peut rencontrer. En empruntant le chemin de la mystique, le chercheur spirituel se départit déjà du dogmatisme bancal de l'opinion personnelle, et peut s’ouvrir à la puissance et à la beauté de l'expérience ésotérique (du grec "esô" : au-dedans ; "esôterikos" : de l'intérieur) . L'acception courante du mot insiste sur la non-vulgarisation d'une doctrine, réservée à quelques initiés. Ce sens découle de l’acception originelle, et se justifie éventuellement par le caractère inexprimable et individuel de l'expérience intime. Or remarquons que le mode originel de transmission des spiritualités n'est jamais descriptif mais comparatif (paraboles, paradoxes, métaphores etc…). Kakuzô rappelle que "Les anciens sages ne livraient jamais leurs enseignements sous une forme systématique. Ils s'exprimaient par paradoxes, de peur d'émettre des demi-vérités. Ceux-la commençaient par parler comme des fous, mais finissaient par rendre sages leurs auditeurs. La composante ésotérique de toute grande tradition religieuse est à la fois la plus fondamentale et la plus difficile à transmettre. Comment transmettre une expérience intime, et qui plus est l’expérience intime d’un mystère ? 1 In « Le Nouvel Observateur », hors-série n°40

Le Chemin de la mystique - oraetlabora.net · Cette formule traduit la prise en compte du temps, de l’histoire de chacun et de l’Histoire universelle. Il y a un cheminement pour

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LE CHEMIN DE LA MYSTIQUE ETERNELLE, CHEMIN DE VIE “Devient-on visionnaire ou n'est-ce pas plutôt que jusque là l'on a été aveugle ?”

(Alexandra David-Neel) « Où étais-je donc quand je vous cherchais ? Vous étiez présent devant moi, et j’étais éloigné et comme absent de moi-même, et je n’avais garde ainsi de vous trouver, puisque je ne pouvais pas me trouver moi-même. » (Saint Augustin, « Les Confessions ») • Le mystique est muet face au mystère (trois mots issus du grec "muistês") de la vie "Tel est notre présupposé : ce qui est vu de l'homme, ce que l'on en connaît, ce qui est pesé, mesuré, diagnostiqué… n'est pas tout" (Jean-Yves Leloup) Pour moi, l'éthique (du grec « ethos » : mœurs) véritable repose sur une expérience mystique, c’est-à-dire sur l’ouverture intime à une Altérité qui nous relie à autrui. Souvent, l'éthique veut nous enseigner à vivre avec nos semblables comme si nous avions eu cette expérience ; que nous ne l'ayons pas ressentie véritablement importe peu. Les dogmes religieux nous obligent alors à adopter une attitude qui implique la compassion pour les autres. Or une religion amputée de l’expérience profonde du mystère est une pierre tombale où sont gravés un ensemble de concepts et d'idées. A 91 ans, l’infatigable Sœur Emmanuelle qui a passé sa vie à œuvrer pour les plus pauvres, déclare : « Moi, je suis du côté de Saint-Exupéry pour dire que ce qui compte, c’est l’invisible »1 En Occident de nos jours, la vie religieuse est moins subie qu'auparavant. Elle correspond plus à une démarche personnelle. Avec les pièges et les embûches qu’une démarche par tâtonnement peut rencontrer. En empruntant le chemin de la mystique, le chercheur spirituel se départit déjà du dogmatisme bancal de l'opinion personnelle, et peut s’ouvrir à la puissance et à la beauté de l'expérience ésotérique (du grec "esô" : au-dedans ; "esôterikos" : de l'intérieur). L'acception courante du mot insiste sur la non-vulgarisation d'une doctrine, réservée à quelques initiés. Ce sens découle de l’acception originelle, et se justifie éventuellement par le caractère inexprimable et individuel de l'expérience intime. Or remarquons que le mode originel de transmission des spiritualités n'est jamais descriptif mais comparatif (paraboles, paradoxes, métaphores etc…). Kakuzô rappelle que "Les anciens sages ne livraient jamais leurs enseignements sous une forme systématique. Ils s'exprimaient par paradoxes, de peur d'émettre des demi-vérités. Ceux-la commençaient par parler comme des fous, mais finissaient par rendre sages leurs auditeurs. La composante ésotérique de toute grande tradition religieuse est à la fois la plus fondamentale et la plus difficile à transmettre. Comment transmettre une expérience intime, et qui plus est l’expérience intime d’un mystère ?

1 In « Le Nouvel Observateur », hors-série n°40

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Dans le "Tao tö king"2, Lao-tseu dit : "Lorsqu'un esprit inférieur entend le Tao, il en rit aux éclats ; s'il n'en riait pas, le Tao ne serait pas le Tao". Et le chapitre final s’ouvre sur cet aphorisme : « Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas. » Comment transmettre l’expérience ésotérique sans en trahir la vérité ? Les grands maîtres spirituels - et le Maître en particulier- adoptent un mode de transmission lui-même ésotérique, laissant à chacun la liberté d’humer ou pas le parfum du signifié mystérieux dans la fleur du signifiant paradoxal : « Entende, qui a des oreilles pour entendre ! »3 Cette formule traduit la prise en compte du temps, de l’histoire de chacun et de l’Histoire universelle. Il y a un cheminement pour accéder à la Source. Pour que la graine de la Parole germe, il faut du temps. Et la liberté (comme le hasard) s’inscrivent dans le temps. Certaines graines donneront des fruits, d’autres pas. La vie est une aventure mystérieuse et non un parcours fléché. Bachelard écrit : "On ne communique aux autres qu'une orientation vers le secret sans jamais pouvoir dire objectivement le secret."4 Mais le secret est protégé par l’obscurité alors que le mystère est protégé par la lumière5, comme le rappelle Zundel : "Le mystère, le mystère chrétien, ce n'est pas une chose obscure. C'est une chose éblouissante de lumière. C'est une lumière qu'on ne peut pas exprimer et qu'on ne peut pas épuiser." "Secretum" désigne ce qui a été trié, passé au crible et mis à l'écart. On retrouve, dans le secret, le travail de l’intelligence qui discrimine. Or le mystère n’est pas créé par l'intelligence. Au contraire, il n’est appréhendé qu’à condition de mettre en veilleuse l’intelligence qui discrimine. L’intuition (de "intueri" : regarder attentivement) peut alors prendre le relais. La perception du vrai devient directe, non discursive. L'intuition est un mélange magique de passivité et d'attention (cf le Bateleur, première carte du Tarot). « A mes enfants qui m’interrogeaient sur Dieu, j’ai répondu en soufflant sur leur visage. Je leur ai demandé s’ils avaient senti quelque chose. Ils ont dit « oui ». Puis je leur ai demandé s’ils avaient vu quelque chose. Ils ont dit « non ». Ainsi est le mystère de Dieu ; une transcendance qu’on ne voit pas avec nos yeux, mais que l’on perçoit à travers ses effets. »6 C’est grâce à cette sorte de "toucher spirituel" qu’il existe dans le monde et l'histoire de l'humanité une relation réelle entre l'âme vivante et le Dieu vivant, c'est-à-dire une religion vécue. Sans l'intuition, la religion et la vie spirituelle entière de l'humanité ne seraient qu'un code de lois régissant l'action et la pensée humaine. Les textes de la Tradition doivent être abordés intuitivement. Ils invitent à une communion de flux, peut-être vibratoire, pas à une dissection. C’est sur ce point qu’insiste le starezt des « Frères Kramazov », lorsqu’à l’approche de sa mort, il donne ses dernières recommandations à son jeune disciple séminariste Aliocha, avant de le renvoyer à son destin dans le monde : « Souviens-toi sans cesse, jeune homme (…) que la science profane, unie en une grande force, a étudié, surtout au cours du siècle dernier, tout l’héritage divin qui 2 VIè siècle avant J.-C. 3 Evangile selon Saint Marc, 4, 9 4 Dans "La poétique de l'espace" (1957) 5 Quant à l’arcane (de "arca" = arche, coffre, caisse), c'est le clair-obscur symbolique qui le protège. C'est le coffret confié par Aphrodite à Psyché lors de sa dernière épreuve, la descente aux Enfers. Elle doit y rapporter un peu de la beauté des dieux. C'est l'arche entreposée dans le Saint des Saints (substitut de la Tente de la rencontre dressée par Moïse dans le désert), le Graal. 6 Shafique Keshavjee, in « Actualités des religions », 12/00

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nous a été légué dans les livres saints et, après une impitoyable analyse à laquelle se sont livrés les savants de ce monde, il n’est rien resté de toutes ces choses autrefois saintes. Or ils les ont démontées pièce par pièce mais l’ensemble leur a échappé, a point que leur aveuglement est digne d’étonnement. Alors que l’ensemble se dresse devant leurs yeux, inébranlable… » Comme l’écrit Taisen Deshimaru, "Les religions doivent toujours être vivantes et ne pas créer de catégories qui rendent le cerveau étroit et compliqué"7 Vers la fin du XIIè siècle, le Rabbi Isaac l’Aveugle, qui vivait en Provence, prend le risque d’exprimer les secrets de la tradition ésotérique du judaïsme, la kabbale (l’hébreu « qabbalah » vient du verbe KBL, « recevoir »). Son enseignement, repris dans le « Livre de la clarté » reconnaît en l’homme un coopérateur de la puissance divine. Ce texte fondamental de la tradition juive -le seul qui ait été initialement formulé en terre chrétienne- a initié un mouvement qui s’est poursuivi en Espagne, avec Moïse de Léon. Né dans la ville de Léon en Castille au début du XIIè siècle, Moïse travaille avec un groupe de kabbalistes castillans. Son disciple préféré est Rabbi Jacob (!). Moïse adhère à la kabbale des lettres (ou « mysticisme linguistique »), qui met l’accent sur l’étude de la signification des lettres de l’alphabet hébreu et des noms divins. Face à une génération séduite par la philosophie aristotélicienne, et à la situation précaire des juifs en exil, il se sent contraint de révéler au plus grand nombre des secrets cachés jusqu’alors (transmis seulement de maître à disciple). C’est pour cette raison qu’il a probablement inventé l’histoire d’un manuscrit ancien d’un rabbin du 1er siècle qu’il aurait trouvé : le Zohar (« Livre de la splendeur »). Ce commentaire ésotérique de la Torah a été probablement écrit par lui. L’objet de cette œuvre lyrique, écrite en araméen : la description des dix sefirot, émanations de Dieu qui représentent la structure du monde et de la destinée humaine. L’arbre sefirotique est un processus d’explicitation et d’avènement du Divin à travers la pensée. Moïse de Léon a ouvert le monde de la kabbale aux Chrétiens de la Renaissance avec l’idée que tout ce qui est sur terre a son correspondant en haut, et que tout possède une signification spirituelle. La kabbale a fortement influencé la tradition du judaïsme hassidique (de l’hébreu “ hessed ”: charité), fondée au XVIIIè siècle en Ukraine par Israël Baal Shem Tov (littéralement le Maître du Bon Nom), dit le “ Becht ”. A cette époque, les rabbins sont repliés sur eux-mêmes et coupés du petit-peuple, réputé dangereux parce que superstitieux et influençable. La grande masse du peuple n’a pas accès à l’étude du Talmud (littéralement « l’étude »), la tradition orale rassemblée et codifiée entre le IIIè et le VIè siècle. Or le Becht souhaite amener les humbles aux plus hautes sphères de la spiritualité, en refusant l’austérité et les privations. Ses outils étaient la joie mystique, le chant et l’attachement à la personne du rabbi. Les rabbins traditionnels, détenteurs de l’autorité du fait de leur érudition, qualifièrent son mouvement de “ secte ” et l’accusèrent à tort de décourager l’étude pour exalter la danse et le chant, l’extase mystique, la piété spontanée. A la mort du “ tsaddiq ” (le juste, le maître), des communautés se formèrent autour d’autres maîtres qui imprimèrent leur marque à leur lignée, chaque lignée prenant le nom de la ville d’origine du maître : Loubavitch etc… Dans la tradition hassidique, Dieu ne peut être l’objet de compréhension. Mais le principal débat entre les lignées porte sur la primauté de l’intellect ou de l’émotion dans la pratique de la religion. On distingue donc deux grands pôles dans ce courant réputé le plus orthodoxe du judaïsme contemporain. Le premier, rassemblant essentiellement les dynasties russes, affirme que l’approche intellectuelle reste nécessaire pour réguler les émotions et atteindre ainsi la plénitude. C’est le hassidisme “ habad ”, acronyme de trois termes hébreux : “ hokmah ” (sagesse), “ binah ” (discernement) et “ daat ” (savoir). Le second pôle de pensée, répandu dans les lignées originaires de Pologne et de Galicie, privilégie le lien émotionnel à

7 Ce maître zen a fondé plusieurs centres importants en France dans les années soixante et a créé l’association Zen internationale qui compte actuellement 80 dojos en France, et quelques centaines en Europe…

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Dieu, celui de la “ pure foi ”. C’est le hassidisme “ hagad ”, acronyme de trois autres mots : “ hessed ” (bonté), “ guevourah ” (rigueur), et “ tiferet ” (miséricorde). Selon moi, il ne devrait pas y avoir conflit de primauté entre ces deux conceptions, mais coexistence synergique. C’est toute la problématique de la sagesse (et de la folie), sur laquelle nous reviendrons dans la dernière partie. Ce n’est pas la théorie en soi qu’il faut éviter, mais celle qui a des fondements doctrinaires ou qui se construit sur les échafaudages des philosophies purement rationalistes. La théorie (du grec : « theoria » : observation, contemplation) part de l’expérience, sans artefact. Les mystiques en quête de vérité étayent leur vertu cardinale -la foi- sur l'amour qui respecte humblement la "liberté" de la Vérité. Car, comme l’écrit Jean Rostand, "Ils savent que la vérité est ardue, ils savent qu'elle est difficile, qu'elle est fragile que (…) on est en risque de la perdre dès qu'on croit la tenir. Ils savent qu'on ne s'approche pas d'elle sans s'être surmonté, sans s'être purifié, qu'elle n'est point ce qui contente ou qui soulage, qu'elle n'est jamais où l'on crie, comme disait Vinci, et presque jamais où l'on parle." Effectivement, nous l’avons vu et nous y reviendrons- l'homme doit réapprendre à se taire8. C’est une condition primordiale. Toute autre forme d’ésotérisme ne correspond pas au mode de communication divin. Si Dieu avait voulu s’imposer à l’intimité des hommes, il ne se serait pas incarné. L’ésotérisme de pacotille est le lieu commun des caractéristiques sectaires ; aujourd’hui plus que jamais, car le monde est en quête de ce que l’Eglise a du mal à lui transmettre. Le souhait populaire d’une plus grande participation à la vie religieuse sous la forme d’une mobilisation subjective est un terreau propice à la culture de mauvaises herbes. Au Brésil, L’Eglise Universelle du Royaume de Dieu utilise l’ésotérisme comme un élément de manipulation mentale à des fins prosaïques. Cette secte, qui emprunte aux pentecôtistes le culte individualisé9, envahit le vécu religieux intime pour le réduire à néant. Par le bruit et de la fureur, le magicien attaque l’intimité de ses adeptes pour, soi-disant en extraire les démons, sources de tous les maux (« Derrière la misère il y a un esprit maléfique… »). Un bon adepte est un bouc émissaire en puissance, une victime prête à expier ses maux en public, et à s’offrir en exemple par le témoignage de sa guérison. Inutile de préciser que les dirigeants de ce « Samu spirituel fondé sur une théologie des résultats » (selon les expressions de journalistes brésiliens) organisent les mises en scène sacrificielles pour déguiser en pouvoirs de Magicien sacré leur piètre talent de prestidigitateurs. Les expériences ésotériques exemplaires sont des supercheries destinées à exciter l’électricité ambiante. Rien à voir avec le recueillement mystique… Surnommée « La Pieuvre », cette « entreglise » détient entre autres 1500 églises10, 3 chaînes de télévision (dont TV Record qui vaut 5 milliards de francs) et une centaine de radios. L’Universal a construit sur le boulevard suburbain de Rio, dans le faubourg Del Castelo, le temple de la Gloire du Nouvel Israël, qui peut accueillir 15 000 personnes ! Elle est financée par « la dîme » arrachée à ses 6 millions de fidèles avec leurs démons. Le théologien de service explique « qu’ils doivent payer. C’est un honneur envers Dieu (…) Si tu ne paies pas Dieu, tu paies le diable. » Il parle avec une charité significative, celle d’une population qui a subi de plein fouet les effets cruels de dix années de libéralisme économique, le grand égrégor actuel. Le « théologien -Serpent » appartient à une église caméléon qui s’adapte à son

8 En Sanskrit, « muni » = le silencieux ; « sakyamuni » (une des appellations de Gautama Bouddha) veut dire « le silencieux ou le sage du clan des Sakya ». 9 Et aux Catholiques, la structure hiérarchisée, bien entendu : perversion du vœu d’Obéissance. 10 En 1990.

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milieu (et qui s’y enferme). Il n’a pas à échafauder des mensonges trop subtil. Il sait à qui il s’adresse : 85% des adeptes n’ont pas fini l’école primaire, 65% sont des femmes et 65% survivent avec moins de 250F par mois. Alors, lorsqu’un singe de pasteur propose à ces malheureux le « Défi » - « Donnez tout ce que vous avez sur vous. »-, il récolte 3 millions de dollars en un jour… Sur une vidéo « privée », on peut voir E. Massedo, le gourou fondateur11, former ses troupes en précisant les fondements de sa théologie : « S’ils donnent c’est bien. Sinon qu’ils crèvent12. » Chez les adeptes-cadres toutes les relations au désir sont contrôlées. Les rapports à l’énergie de vie sont pervertis. Le principe de croissance : les pasteurs doivent grandir… financièrement. Le vœu de chasteté : tout pasteur est vasectomisé… (ça évite le coût d’entretien d’une famille). La Parole salvatrice : leur slogan « Arrêtez de souffrir ! », emblématique du double-lien sémantique, est un icône sur le net qui permet d’accéder à un icône de carte bancaire. Tout, chez ces fous, est orienté vers Mammon ! Sincère ou pas, qu’un responsable puisse dire, en parlant de son empire médiatique, « Nous n’avons pas de politique définie ; nous accumulons des biens » est symptomatique d’une société prise dans un tourbillon babélien absurde. D’ailleurs, les gourous eux-mêmes ne contrôlent plus le cancer de la confusion mimétique. Toutes les barrières ont été levées par la société de marché. Entre le religieux et le séculier (« @lleluia.net ») ; le politique et l’économique (« Nous ne savons pas où est la limite entre le commerce et la religion. Il est très difficile de séparer le commerce de n’importe quelle autre activité humaine »). Et effectivement l’ambition des grands prêtres de l’« Universal » n’a rien à voir avec celle, soumise au vœu de pauvreté, du Pendu : ils ont infiltré le parlement brésilien, avec 14 députés. Leur justification ? La corruption du milieu. Le Skandalon. Le scandale s’est d’ailleurs retourné contre eux : le jour de la fête de la Vierge, sur TV Record, le scandalisé a donné des coups de pieds et de poing à une statue de Notre Mere… « Un coup contre l’idôlatrie », comme le définit le titre du livre que le gourou a publié par la suite ! La plus grande nation catholique du monde a été choquée et a demandé à l’Eglise de réagir. Celle-ci, consciente des dangers du Skandalon, n’a pas voulu attaqué la Pieuvre en direct. Mais elle a voulu se battre sur son terrain populiste. Et le ver sectaire est entré dans le fruit de l’Eglise brésilienne via le renouveau charismatique. En voulant récupérer sa puissance évangélique, l’Eglise est entrée malgré elle dans le mimétisme. C’est un des effets pervers de Vatican II. Au Brésil, l’Eglise catholique s’adapte au monde (en quête d’un vécu religieux plus ésotérique) en utilisant les moyens de masse incompatibles avec l’ésotérisme véritable. Car malgré ce que dit le père Marcello, le prêtre-star, la logique qui sous-tend ce phénomène est une logique de rivalité mimétique. Dans la forme, la différence entre les doubles est ténue… Si l’on suit la logique quantitative adoptée par l’Eglise catholique brésilienne, l’ex-sportif reconverti en spécialiste des médias en est le membre le plus puissant (il réunit régulièrement plus de fidèles que le pape en 1977). Au final, on répond au besoin populaire par quelque chose qui n’a plus rien à voir avec l’ésotérisme mystique. Les individus sont fondus dans la masse. Pour le père Marcello, pour eux « c’est une joie parce qu’ils sentent que l’Eglise catholique grandit ». C’est l’hystérie du groupe, de l’expansion par contagion mimétique. La foule crie, chante, pleure, rit avec le gourou Marcello (et ses émules).

11 Qui a eu travaillé à la Loterie Nationale ! L’exploitation par l’Etat des jeux les plus déraisonnablement mimétique : les jeux de hasard. 12 La divulgation de cette vidéo par un journaliste a entraîné une opération de mobilisation des fidèles à qui l’on a distribué… des épées en plastique. Même la violence mimétique est mise en scène de manière stupide et obscène.

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On est à mille lieux de l’écoute humble et intime de la parole divine. Pour les tenants de cette voie, si Dieu arrivait dans le monde actuel, il devrait passer à la télévision ! Tout se passe aujourd’hui comme si la Parole de Dieu ne suffisait plus, qu’elle devait immanquablement se transformer en image et même en spectacle… Padre Rossi (catholique) a célébré la Nativité 2000 flanqué de la blonde Xuxa au Maracana ; le Père Noël est descendu en hélicoptère sur le gazon… Deux mois plus tôt, au même endroit, il avait animé une « messe aérobic » à la gloire de la sainte Marie de l’apparition, patronne du Brésil et bête noire des Evangélistes. L’Eglise catholique a tort de brader la Magie Sacrée sur l’autel de la productivité évangélique. Elle trompe ses ouailles en les laissant aborder le mystère avec la logique d’efficacité du monde actuel. La dynamique exaltée par le mouvement charismatique est celle du Serpent : l’agitation intérieure d’une volonté ivre. Dans le brouhaha du show-business, il n’y a plus de place pour le Dieu-infans de la crèche. Si Jésus revenait, il prendrait son fouet et renverserait caméras et piles de disques (de diamants13) qui polluent la maison de son Père. L’Afrique est également un terrain de prédilection pour les sectes protestantes qui, en insistant sur la guérison ou la lutte contre les démons, ne détonnent pas par rapport aux religions traditionnelles africaines. Au Kenya, les programmes télévisés religieux américains inondent les foyers. Au Nigéria, 16 fidèles ont été piétinés en octobre 1999 à Benin City lors d’une messe alors qu’ils essayaient de toucher le corps du pasteur évangéliste allemand Reinhard Bonnke. A l’issue d’un de ses prêches à Kano en 1991, des affrontements religieux avaient déjà faits près de 200 morts14. En Ouganda, l’église du Mouvement pour la restauration des dix commandements de Dieu, une secte qui a rompu avec l’Eglise catholique dans les années 80, a été créée par une serveuse et prostituée accompagnée de deux prêtres excommuniés. La secte a organisé un « suicide collectif »qui a fait un millier de victimes15. « On rencontre tellement de pasteurs en Zambie, et notamment à Lusaka, la capitale, qu’il semble difficile de tous les recenser, de même que leurs Eglises (…) le président Frédérik Chiluba, un évangéliste à tous crins, en accédant à la présidence du pays en 1991, a proclamé la Zambie nation chrétienne. Depuis lors, les Eglises ont poussé dans la ville comme des champignons (…) les pasteurs évangéliques (…) portent des costumes Pierre Cardin, conduisent des Mercedes-Benz, habitent dans les plus beaux quartiers résidentiels, et leurs enfants fréquentent des écoles coûteuses à l’étranger. Les traditionnels prêtres catholiques en soutane font de moins en moins recette en tant que modèles d’identification. D’autant plus que le clergé catholique ne se marie pas, alors qu’il n’est pas rare de rencontrer un pasteur évangélique dans un restaurant à la mode, vêtu d’habits resplendissants et accompagnée d’une jeune femme aguichante. »16

Aux scribes et au Pharisiens qui crient au blasphème lorsque Jésus remet les péchés d’un paralytique, le Grand Magicien demande : « Quel est le plus facile de dire : Tes péchés te sont remis, ou de dire : Lève-toi et marche ? »17. Et le Messie (de l’araméen « meschikâ » : « oint (du Seigneur) ; en hébreu : « Machiah ») d’ordonner au paralytique de se lever et de marcher… Comme le fait remarquer Huxley, « Il semblerait résulter de là, implicitement, que les « signes » physiques sont

13 D’ailleurs, Edir Marcedo a contre attaqué les succès de Marcello sur son terrain, avec son CD « Brésil, 500 ans ». 14 In « De Volksrant », journal hollandais. 15 In « The Monitor », mai 2000. 16 Anthony Mukitz, in « Sunday Times », journal sud-africain, 06/00 17 Evangile selon saint Luc, 5, 23

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légitimes, si la personne qui les accomplit est unie d’une façon si complète à la Réalité éternelle, qu’elle puisse, par la qualité même de son être, modifier l’être intérieur de ceux pour qui les « signes » sont effectués. Mais cette réserve immensément importante a généralement été négligée, et ceux qui adhèrent aux formes moins vraies de la religion chrétienne attachent une importance énorme à des phénomènes purement « psychiques » tels que la guérison et l’exaucement de la prière en pétition. » 18 En reprenant, à la suite d’Huxley, la classification du Dr William Sheldon concernant les variétés de tempérament humain, on peut dire que si toute religion risque de privilégier l’un ou l’autre des trois tempéraments, les déviances évoquées ici correspondent à une prépondérance des caractères « viscérotoniques » et « somatotoniques aux dépens des tendances « cérébrotoniques »19. Le viscérotonique en nous craint le désert, lieu de conversion par excellence, lieu de transformation du besoin en Désir. Le jésuite et psychanalyste Denis Vasse écrit : « De requête en requête, poussé par la nécessité du besoin, l’homme formule à l’adresse du monde une demande à laquelle ne correspond, dans le monde, aucune réponse adéquate. Il demande quelque chose comme la persistance d’une présence qui témoignerait de la vérité de son être, ce qu’aucun objet, aucun autre homme ne peut lui assurer : l’objet est voué à la disparition dans la consommation, l’autre à la mort. La sécurité qu’il croit trouver dans le monde le renvoie au désert de sa soif, là où il n’y a rien ni personne. Le désert, l’absence, est ce qui nous ouvre à autre chose que la chose. »20 Toute mystique est une tentative de se mettre en présence d’une "absence". Cette absence, pour le Chrétien, est à relier à la liberté de la relation d'amour. L'amour ne s'impose pas. Dieu ne s'impose pas. Il est discret. Présent quand on l'appelle. Mais tout appel suppose l'élan de la foi humaine. « Prier, ce n’est pas parler à Dieu, c’est écouter Dieu qui te parle », dit Louis Evely. « Tu ne demanderas jamais à Dieu autant qu’il veut te donner. Tu ne demanderas jamais autant qu’il t’a déjà donné ! Hélas, presque toutes nos prières sont païennes sous un vernis chrétien (…) (C’est cela, souvent notre prière, un rampement vers Dieu pour Lui extorquer quelque chose). Mais le christianisme est la religion de ce que Dieu fait pour nous (…) La foi repose sur l’expérience. Sans expérience de Dieu, comment croiriez-vous en Lui »21 Ceci dit, il n'y a pas une voie d'accès à l'Invisible et au Verbe. Et pour chacun, le chemin est aussi long que la vie. L’apôtre Thomas a voulu voir avec ses yeux pour croire… C’est pourtant un saint… Personnellement, ma foi doit tellement à mes expériences intimes que je ne peux qu’approuver la démarche des bouddhistes du Theravada pour qui "C'est toujours une question de connaissance

18 « La religion et le temps » 19 Viscérotonique : amabilité sans distinction, aversion à l’égard de la solitude, orientation vers l’enfance et les relations familiales, etc… ---> idéal d’amour fraternel et universel, culte du Christ-enfant, importance des rituels et de l’ornement des églises… Somatotonique : vigueur physique, amour de l’aventure physique et du risque, besoin d’exercice, avidité de puissance et de domination, esprit de concurrence, etc… ---> conversion soudaine, prosélytisme, recherche du martyre, empressement à persécuter, formes extrêmes d’ascétisme, bonnes œuvres Cérébrotonique : sexualité extrême, amour de l’existence privée, retenue émotive, timidité en public, conscience de processus mentaux intérieurs, etc… ---> méditation, mysticisme, adoration contemplative, importance des sacrements… 20 « Le temps du désir », 1969 21 « La prière d’un homme moderne », 1969

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et de vision, non de croyance. L'enseignement du Bouddha est qualifié "ehi-passika", vous invitant à "venir voir" et non pas à venir croire."22 Certes, nous avons déjà noté que la philosophie bouddhiste, en tant qu’elle ne reconnaît pas d’absolu, peut laisser l’homme en quête de vérité un peu perplexe. Insatisfait, le désir métaphysique risque alors d’errer de secte en secte. Mais dans notre monde occidental matérialiste, l'approche bouddhiste qui insiste sur l'expérience vécue ne permet-elle pas aux sceptiques d'accéder au Mystère ? La dissolution de l'ego dans le flux continu de la vie n’est-elle pas une voie royale pour acquérir la forme concave virginale ? Même s'il n'y a pas de transcendance dans le bouddhisme, il y a tout de même la prédominance de l'acte sur l'acteur, du mouvement sur tout. Certes, face à ce mystère, le sujet bouddhiste et le sujet chrétien ont une conscience d'eux-mêmes différentes. Mais il n'en demeure pas moins qu'ils s'abreuvent à une même source : la vie mystique. Ceci dit, l’argument habituel des gens non religieux, athées ou agnostiques, à savoir qu’ils ne croient pas en l’existence de Dieu parce que Dieu est une élucubration humaine, me semble totalement irrecevable. Chacun ne croit-il pas quantité de choses dans toutes sortes de domaine ? Je crois que Mars existe, je crois que Louis XIV a existé… Alors pourquoi par Dieu ? La question n’est pas croire ou ne pas croire, mais qui croire, que croire, et pourquoi ? « … vous me fîtes considérer combien je croyais des choses que je n’avais jamais vues, et sans que j’eusse été présent lorsqu’elles s’étaient passées, comme tant d’évènements que j’avais lus dans les histoires profanes ; tant de lieux et tant de villes où je n’avais jamais été, tant de choses que j’avais entendu dire à mes amis, à des médecins et à plusieurs autres personnes, auxquelles si l’on n’ajoutait point de foi, il faudrait bannir tout le commerce de la vie humaine. » Et Saint Augustin d’avoir l’humilité, source de toute sagesse, de constater que « nous sommes trop faibles de nous-mêmes pour trouver la vérité par des raisons claires et évidentes, et (que) pour cet effet nous avons besoin de l’autorité des livres divins. »23 Dans le confucianisme24, les éléments de la Nature existent en interdépendance et sont en permanence traversés par les « qi », sortes de souffles, d’énergies, de courants, qui ne cessent de circuler. Les « qi » ne peuvent pas êtres maîtrisés par l’homme : celui-ci peut simplement en favoriser la circulation. En chinois classique, le mot « conformer » s’écrit avec la clef25 de l’eau : est conforme ce qui va dans le sens du courant. Pour le viennois Franz Anton Mesmer26, le fluide « animal » ou « vital » baignerait toute choses dans le cosmos, de l’homme à l’étoile. Hippolyte Rivail27 s’est intéressé à cette thèse du magnétisme. Un esprit (parlant par la bouche d’un médium) lui aurait révélé qu’il était la réincarnation d’un druide gaulois, Allan Kardec. Dans le spiritisme, l’âme est enchaînée dans le corps par l’intermédiaire d’un « corps astral », « corps éthérique ou « périsprit » : une sorte de corps subtil, énergétique, comme un ensemble de vibrations. Pour Djalal Al-Din Al-Rumi28, « La musique, la danse, le mouvement des étoiles et des atomes, la montée de la vie sur l’échelle de la création, de la pierre à la plante, de l’animal à l’être humain et au-delà : tout est dû à l’Amour dans lequel résident tous les mystères. »

22 Walpola Rahula, "L'enseignement du Bouddha d'après les textes les plus anciens", 1961 23 « Les Confessions », IVè siècle 24 Confucius est né au VIème siècle avant J.C. 25 Elément de base de l’écriture chinoise. Ceci dit, le conformisme confucianiste finit, comme tout conformisme par imposer des formes bien concrètes, bien sociales. Le culte du lien familial fait dire à Mencius, philosophe chinois du IVè siècle : « Il y a trois manières d’être un mauvais fils, la pire est d’être sans descendant mâle. » 26 1734-1815 27 1801-1869 28 Poète et mystique persan du XIIIème siècle

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Enfin avec Aldous Huxley, nous retrouvons le lien entre la mystique et l’éthique : « il n’y a point de forme de contemplation, même la plus quiétiste, qui soit dénuée de valeurs éthiques. La moitié au moins de toute morale est négative, et consiste à se garder du mal (…) La somme du mal, a dit Pascal, serait considérablement réduite, si seulement les hommes pouvaient apprendre à rester tranquillement dans leur chambre. Le contemplatif dont la perception a été « nettoyée » n’est pas tenu de rester dans sa chambre. Il peut aller vaquer à ses affaires, si complètement satisfait de voir et d’être une partie de l’Ordre divin des Choses (…) quand « la mer coule en nos veines… et que les astres sont nos joyaux », quand toutes choses sont perçues comme étant infinies et sacrées, quel motif pouvons-nous avoir d’êtres cupides ou d’affirmer notre moi, de poursuivre le pouvoir ou les formes un peu lugubres du plaisir ? » Ainsi, face au flux d’énergie vitale, l’homme peut avoir deux perceptions/réactions différentes : la confrontation mimétique avec le Serpent-désir, ou la coopération mystique avec la Vie. La Vierge est l’âme de la vie, de la Force (arcane XI du Tarot) qui ne contraint rien, mais meut tout. La Vierge est le principe coopérateur dans la réalisation des actes supernaturels du Saint-Esprit, les miracles de la Magie divine… Le miracle passe toujours par la coopération de la nature. « Et de sa bouche, le Serpent lança de l’eau comme un fleuve derrière la Femme, afin de l’entraîner par le fleuve. Et la terre secourut la Femme, et la terre ouvrit sa bouche et engloutit le fleuve que le dragon avait lancé de sa bouche. »29 Il y a les eaux en mouvement, lancées dans un but (entraîner la Femme) ; et il y a les eaux calmes, paisibles, de la contemplation mystique… Le « bios », la vitalité qui passe à l’horizontale, de génération en génération est mêlée à la bestialité (« to thêrion ») perverse, la nature déchue… Et, issu de la même source que le « bios », il y a l’animalité (« to zon » = vivant) sanctifiée par la vivification d’en haut qui comble l’individu en prière, en méditation.

Ainsi, comme l’écrit Oswald Wirth, « L’initié ne méprise rien de ce qui est inférieur ; il envisage comme sacré jusqu’aux instincts les moins nobles, car ils sont le stimulant nécessaire de toute action… Ce qui est vil ne doit pas être détruit mais ennobli par transmutation, à la manière du plomb qu’il faut savoir élever à la dignité de l’or. » 30

29 Apocalypse de St Jean, 12, 15-16 30 « Le Tarot des imagiers du Moyen-Age, 1925

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Dans l’évangile de Thomas, Jésus propose une attitude non duelle à l’égard du mal, le mal étant ce qui sème la zizanie (du grec « zizanion » : l’ivraie) en nous. Il compare le Royaume de Dieu à un homme qui avait une bonne semence… « Son ennemi vint de nuit, sema de l’ivraie parmi la bonne semence, l’homme ne les laissa pas arracher l’ivraie, de peur, dit-il, que vous n’arrachiez le blé avec elle. 31» Ce qui importe c’est l’orientation de nos cœurs qui fera mûrir nos actes du côté du bon grain ou de l’ivraie.

31 Logion 57

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ANNEXE • Le pentecôtisme Le pentecôtisme est né au début du XXè siècle aux Etats-Unis : en 1901, dans une école biblique du Kansas fondée par un pasteur méthodiste, une femme se mit à parler en langues durant le culte. C’est dans la population noire que le pentecôtisme connaît le plus de succès. Pour Christian Seytre32, « le culte pentecôtiste est un culte « événement » où il se passe toujours quelque chose (…) L’ambiance conviviale –avant le début de l’office on se serre la main, on s’embrasse- crée un climat chaleureux (…) Durant la prière comme durant le culte, les fidèles prennent la parole avec une grande liberté : ils peuvent témoigner de leur foi et prêcher la Bonne Nouvelle (…) tous, laïcs et pasteurs, sont à égalité devant le Saint-Esprit, et tous peuvent recevoir des charismes, y compris celui de mener une assemblée. Du coup, si un leader pastoral paraît plus inspiré qu’un autre, il peut arriver qu’il le supplante et constitue une assemblée religieuse concurrente. D’où les nombreux schismes et l’émergence fréquente de nouveaux groupes. Le culte se termine par la Sainte Cène qui n’a qu’une valeur symbolique (…) Le baptême du Saint-Esprit est le plus souvent attesté par la glossolalie (…) considérée comme indispensable pour pouvoir exercer d’autres charismes, dont le don de guérison et le don de prophétie (…) Le mouvement de Pentecôte, qui se veut un retour aux sources de l’Evangile, s’insurge de facto contre le religieux institué. » 33 Et selon Jean-Paul Willaime34: « Dans le pentecôtisme, il y a un rapport expérimental à Dieu où le fidèle ressent l’immédiateté de l’action divine et son efficacité. On constate aussi une prise en charge symbolique du malheur et de la souffrance, d’où le succès du mouvement chez les personnes déstabilisées psychologiquement, mais aussi déstructurées socialement (…) Le pentecôtisme autorise également une démocratie de l’expression. »35

32 Pasteur de l’Eglise apostolique, secrétaire général de la Fédération protestante de France. 33 In « Actualités des Religions », 09/00 34 Directeur d’études à L’Ecole pratique des hautes études en sciences religieuses 35 In « Actualités des Religions », 09/00

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• Recentrer la quête, le désir "… throughout most periods of history the majority of people have not cherished individuality but have rather allowed themselves to be guided by tradition or, as in the present period of rapid technical change when the world is being transformed before their eyes almost from one day to the next, by observing the behaviour of others and doing likewise. The 'inner-directed' man has always been the exception rather than the rule." (J.A.C. Brown, "Techniques of persuasion", 1963) « L’homme du divertissement vit comme expulsé de soi, confondu avec le tumulte extérieur : ainsi l’homme prisonnier de ses appétits, de ses fonctions, de ses habitudes, de ses relations, du monde qui le distrait. Vie immédiate, sans mémoire, sans projet, sans maîtrise, ce qui est la définition même de l’extériorité, et sur un registre humain de la vulgarité. La vie personnelle commence avec la capacité de rompre le contact avec le milieu, de se reprendre, de se ressaisir, en vue de se ramasser sur un centre, de s’unifier. A première apparence, ce mouvement est un mouvement de repli. Mais ce repli n’est qu’un temps d’un mouvement plus complexe. Si certains s’y arrêtent et s’y contorsionnent, une perversion est intervenue. L’important n’est pas en fait le repli, mais la concentration, la conversion des forces. La personne ne recule que pour mieux sauter. C’est sur cette expérience vitale que se fondent les valeurs de silence et de retraite (…) Les distractions de notre civilisation rongent le sens du loisir, le goût du temps qui coule, la patience de l’œuvre qui mûrit, et dispersent les voix intérieures qu’écouteront bientôt, seuls, le poète et l’homme religieux. »

(Emmanuel Mounier, « Le personnalisme », 1949) Bouddhiste en tibétain se dit "nangpa" : "tourné vers l'intérieur". Le Pendu nous a invité à cultiver cette réorientation de l’être à travers l’expérience méditative. Car, comme l’écrit Marie de Hennezel dans « L’art de mourir » : "L'au-delà n'est pas à chercher dans un au-delà du temps, mais dans un au-dedans, dans une transformation, une transmutation du "moi" qui ne peut se vivre que dans une radicale intériorisation". Celui qui a eu un jour l’expérience de son noyau, qui a été véritablement lui-même, traversé par le souffle divin, celui-là sait qu’il est… immortel ? En tout cas sur le chemin de la Vie… Le Dalaï-Lama dit : “ Je pense que ce qui est divin en nous est notre source et notre origine. Nous sommes toujours un avec notre origine. Toute chose qui possède l’existence est toujours une avec son origine. C’est notre sainteté et notre divinité. C’est notre but. Le voyage de notre source à notre but - qui sont un même lieu, un même point- est (...) le voyage de la libération et de l’illumination ”. Et pour Taisen Deshimaru, "Le satori est le retour aux conditions normales, originelles. C'est la conscience du bébé."36 Le Christ est né dans une grotte-étable. Le symbole de la caverne, de la grotte est universel. Les Upanishad mentionnent plusieurs fois "la caverne du cœur", le mot "cœur" signifiant "centre", y compris dans le langage courant : « Au centre même de soi, reconnaître l’univers, et soi-même au cœur de l’univers, dans cet espace du cœur identique aux espaces éternels. » Prééminence du cœur, tabernacle de l’Esprit-Saint ; « le coeur au sens biblique de centre et racine spirituelle de la personne », écrit Pierre-Yves Emery ; « là où convergent, dans une profondeur dont nous n'avons qu'une lointaine intuition, toutes les facultés qui nous composent. »37 Et selon l’évangile apocryphe de Thomas : « Jésus disait : Le vieillard n’hésitera pas à interroger l’enfant de sept jours à propos du Lieu de la Vie, et il vivra. Beaucoup de premiers se feront derniers et ils

36 "Questions à un maître zen", 1981 37 "La prière au cœur de la vie", 1982

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seront Un »38. Pour Leloup, l’enfant de sept jours représente l’initié, celui sur qui reposent les sept dons de l’Esprit, qui a réalisé en lui l’union des contraires… Il symbolise également le retour à l’état de non-conditionnement, car c’est à l’âge de huit jours que le garçon était circoncis, recevant de cette façon le signe de son appartenance à une religion et à une société. L’enfant de sept jours, l« infans » qui n’a pas encore la parole (chez les juifs, le moment de la circoncision est appelé « milah », littéralement la « parole ») représente l’esprit d’enfance des saints. Le but final d'un mystique est d'être uni à Dieu. La racine indo-européenne de "yoga" est "iug" qui veut dire "joindre", "atteler". On retrouve cette base sémantique dans le latin "jugum" qui a donné joindre, joug, conjoint, jugulaire etc… Le yoga est une recherche d'unité interne. Qu'est-ce qui distingue l'ambition (de "ambire" : entourer) spirituelle de l'ambition "terrestre" ? L’expérience contemplative nous confronte à quelque chose qui nous dépasse. Lao-tseu transmet les fruits de son expérience : "Il y avait quelque chose d'indéterminé avant la naissance de l'univers. Ce quelque chose est muet et vide. Il est indépendant et inaltérable. Il circule partout sans se lasser jamais. Il doit être la Mère de l'univers. Ne connaissant pas son nom, je le dénomme "Tao". Je m'efforce de l'appeler "grandeur". La grandeur implique l'extension. L'extension implique l'éloignement. L'éloignement exige le retour39". Il y a donc une différence de "taille" sur l'objet de l'ambition. Dès lors l'ambition spirituelle est humble : elle sait qu'elle n'atteindra jamais son but, qu'elle ne pourra faire le tour de l'objet de sa recherche. "Qui peut mesurer l'orbite de son âme ?"40 De plus, cette ambition obéit à une dynamique inverse de celle de l'ambition terrestre. Dans la contemplation, on cherche à être entouré, plongé, absorbé dans quelque chose. Il y a un désir d’union. Une ambition est positive lorsqu'elle inclut l'autre pour son bien. L’ambitieux qui veut faire le tour de quelque chose et le circonscrire par sa personne ne retient que le sens sinueux, vil et sombre de l'ambition41 : celui de l'intrigant qui piège, cherche des alliances, brigue. Une brigue (de "briga" : lutte, querelle), c’est une manœuvre secrète consistant à engager des personnes dans ses intérêts en vue d’obtenir par faveur quelque avantage ou poste immérité. Au contraire, Gandhi, un modèle du XXè siècle, conseille l’homme en quête : "Choisissez votre but de façon désintéressée, sans la moindre idée de gain personnel, et employez des moyens désintéressés pour atteindre votre but. Ne misez pas sur la violence : même si elle promet le succès au début, elle va à l'encontre de votre but. Misez sur l'amour".

38 Logion 4 39 Cette conception rappelle le « tsimtsoum » de la kabbale juive : au commencement, Dieu-Tout a dû se retirer de lui-même en lui-même pour faire de la place au monde, en créant un lieu fini, un espace vide de Dieu, « athéologique ». « Dieu a créé l’homme comme la mer fait les continents, en se retirant », chante Hölderlin. 40 Oscar Wilde, "De Profundis", 1912 41 Sens qui prévalait jusqu’au XVIIIème siècle.

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« L’amour n’est pas fait pour être aimé, mais pour être aimant (…) Dieu n’est pas l’objet de ton amour : il en est le moteur. Dieu n’est pas le concurrent de l’amour des hommes : il en est la substance. »42

42 Louis Evely, « La prière de l’homme moderne », 1969

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• L’initiation se fait par le développement de l' :

ART VOEU COMBAT PRATIQUE EXPERIENCE DU DIVIN d'oublier obéissance Usurpateur concentration inspiration Souffle de dormir pauvreté Voleur méditation vision Lumière de mourir chasteté Chasseur contemplation intuition Feu

SYMBOLE MANIF. EFFET VERTU REMEDE AU FRUIT Croix Larmes Purification Foi doute connaissance Pentagramme Sueur Illumination Espérance désespoir expérience Hexagramme Sang Union Charité jugement changement

FACULTE MODE JE SUIS Mystique communication Voie Gnostique perception Vérité Magique identification Vie L’oubli, le sommeil, la mort… L'oubli nous rappelle le motif de la chute d'Eve : "Dieu dit à la femme : "Qu'as-tu fait là ? et la femme répondit : C'est le serpent qui m'a fait oublier43 et j'ai mangé44". L'oubli est au commencement du processus de détachement du divin. Il masque la désobéissance. Comme Eve, Psyché est poussée par la curiosité et veut prélever un peu de cette beauté divine qu'elle ramène à Aphrodite. Là aussi, elle veut s'emparer de ce qui lui donnerait l'"entendement". Mais pas plus qu'avec le fruit de la Genèse, « dans la boîte, il n'y avait rien, pas la moindre beauté, rien qu'un sommeil de mort ». « L’être de l’homme est situé derrière le rideau, du côté du surnaturel », écrit Simone Weil45. « Être orgueilleux, c’est oublier qu’on est Dieu… » Les doctrines traditionnelles considèrent comme "endormis" ou même comme "morts" les êtres qui n'ont pas découvert (qui ne se sont pas rappelés) l'essence immuable de leur être. Et en effet, si Bouddha est considéré et vénéré comme « pleinement éveillé » pour les faits de la vie humaine tels que la maladie, la vieillesse et la mort, c’est parce que ceux qui ne sont pas des bouddhas savent qu’ils dorment à l’égard de ces faits. Non pas intellectuellement, mais psychiquement et dans leur volonté. Ils ne « savent » pas vraiment.

Car on sait véritablement lorsqu’on comprend ce que l’on sait, que l’on sent ce que l’on a compris,

et que l’on met en pratique ce que l’on a compris et senti. La main du sage met en pratique ce que sa tête a compris et son cœur senti.

« Je dors, mais mon cœur veille. J’entends mon bien-aimé qui frappe (…)

Car l’amour est fort comme la Mort… »46

43 Traduit parfois par "séduit". Ici, c'est une traduction de l'hébreux. 44 Genèse, 3, 13 45 « La pesanteur et la grâce, 1950 46 Salomon, « Le Cantique des Cantiques », 4ème poème, 2-3, et Epilogue, 8