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Le Christianisme, religion de la Parole ou religion du Livre? P. Alain Bandelier Religion de la Parole, ou religion du Livre ? Nous avons trop laissé dire que le christianisme était l’une des trois religions du Livre, les deux autres étant le judaïsme et l’Islam. Qui dit cela ? D’une part les musulmans, qui citent le Coran. En effet, à plusieurs reprises, Mohammed semble mettre sur un pied d’égalité la Torah, l’Évangile et le Coran, tout en laissant entendre que les Écritures des juifs et des chrétiens ont été falsifiées, et que le Coran est le sommet de la révélation. D’autre part des journalistes, des historiens, des sociologues des religions, qui ont un regard extérieur, et qui le plus souvent n’ont pas une connaissance intérieure de la foi chrétienne. Or nous n’avons pas à entrer dans une problématique qui nous est étrangère, ni à nous définir à partir du regard des autres. Surtout quand c’est un regard superficiel. On parle de religions du Livre à partir d’un constat: les uns et les autres, nous avons un Texte de référence. À première vue, c’est une ressemblance. Mais il peut y avoir des différences profondes dans nos manières respectives de comprendre ce Texte, de l’in- terpréter et de nous y référer. Selon la tradition musulmane, le Coran a été dicté par Dieu lui-même, par le ministère de l’ange Gabriel. Ce livre ne peut être que la plus parfaite littérature du monde. Il est écrit en arabe, et doit être lu en cette langue, qui a par conséquent le statut de langue sacrée. Il serait blasphématoire de soumettre le texte à une critique historique ou littéraire. Ces positions sont et seront de plus en plus difficiles à tenir. En effet, nous sommes dans un monde pluriel, nous sommes marqués par une culture du dialogue, qui non seulement permet mais exige la comparaison, la critique, le débat. Cela peut provoquer deux réactions opposées. La peur de l’autre et la panique devant le changement se traduisent par une crispation identitaire, qui est à la base du fondamentalisme et des inté- grismes. La confiance engage au contraire dans une dynamique d’ouverture et d’adaptation. Des intellectuels musulmans souhai- tent que l’Islam évolue dans ce sens, condition indispensable pour aller plus loin dans le dialogue avec les autres religions et avec la modernité. Mais quoi qu’il en soit, en toute hypothèse, l’Islam est bien une religion du Livre. Pour la Bible, il en va tout autrement. Dieu ne veut pas écrire aux hommes, il veut leur parler. Entre ces deux modes de commu- nication, la différence est profonde. S’il se contente de dicter un texte, Dieu sauvegarde une distance, car le texte lui est extérieur. Alors que s’il parle directement à l’homme, Dieu ne peut être étranger à sa propre Parole, et il s’engage Lui-même dans le monde et dans l’histoire. Le Livre de la Sagesse évoque avec force cette émission de la Parole divine, à propos des événements de l’Exode - « Alors qu’un silence paisible enveloppait toutes choses et que la nuit parvenait au milieu de sa course rapide, du haut des cieux, ta Parole toute-puissante s’élança du trône royal » (1). Concrètement, Dieu confie sa Parole à des hommes, les prophètes, chargés de la retransmettre au Peuple. Avant d’être un parleur, le prophète est un écouteur. Amos en témoigne (2): « Le Seigneur ne fait rien sans en révéler le secret à ses serviteurs les prophètes. Le lion a rugi qui ne craindrait ? Le Seigneur a parlé qui ne prophéti- serait ? » Ici, la prophétie ne peut pas se réduire à un exercice de dictée, ou d’écriture automatique. Le prophète est réellement auteur, et le message divin qu’il communique est nécessairement coloré par le contexte historique, le genre littéraire, la culture ambiante, et sa propre personnalité. Cela explique la grande diversité des textes bibliques. Isaïe n’est pas Jérémie. Il ne faut jamais oublier que la Bible est une bibliothèque. Est-il vrai que Dieu parle, et qu’il n’écrit pas ? Des passages de la Bible pourraient témoigner du contraire. Par exemple, on voit un livre enroulé, écrit recto verso, qui est présenté à Ezéchiel: le prophète reçoit l’ordre de le manger. Mais précisément, s’il doit assimiler la Parole, c’est pour la redire : « Mange ce volume, et va parler à la Maison d’Israël » (3). Une autre exception célèbre, ce sont les tables de la Loi : « Les tables étaient l’œuvre de Dieu et l’écriture était celle de Dieu, gravée sur les tables. » Et ailleurs : « le Seigneur m’avait donné les deux tables de pierre écrites du doigt de Dieu » (4). Mais dans d’autres passages, au contraire, le Seigneur dit à Moïse : « Mets par écrit ces paroles car selon ces clauses, j’ai conclu mon alliance avec toi et avec Israël » (5). Il y a entre ces versets une contradiction apparente, qu’il n’est pas très difficile de résoudre. On peut comprendre que Dieu est réelle- ment l’auteur du Décalogue, on dirait aujourd’hui c’est signé « Dieu » ; mais cela reste vrai même si Moïse en est concrètement le scripteur. Il a parlé par les prophètes Pourquoi Abraham est-il reconnu comme le Père des croyants par les juifs, par les chrétiens et par les musulmans ? Sans doute en raison de sa foi exemplaire : il a eu confiance dans la Parole de Dieu, il a obéi, il a accepté de « partir sans savoir où il allait » (6), il a même accepté de sacrifier son fils si Dieu le lui demandait. Mais la foi biblique ne se réduit pas à une façon d’agir ; elle est foncièrement une façon d’être. L’acte de foi, comme réponse de l’homme à Dieu, n’est pas premier. Ce qui est premier, c’est l’ou- verture à Dieu, qui caractérise le croyant. La foi est d’abord une écoute ; c’est la célèbre affirmation de Paul dans la lettre aux Romains (7): Fides ex auditu. Trois fois par jour, le juif pieux doit réciter le Shema Israël, invitation adressée au Peuple d’être à l’écoute de son Dieu (8). On pourrait dire que l’oreille est la porte par laquelle la foi peut entrer dans un homme. De ce point de vue, la langue allemande est suggestive, car la réponse (antwort) à la parole (wort) est littéralement la parole en retour. Abraham 1

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Le Christianisme, religion de la Parole ou religion du Livre ?

P. Alain Bandelier

Religion de la Parole, ou religion du Livre ?Nous avons trop laissé dire que le christianisme était l’une des trois religions du Livre, les deux autres étant le judaïsme et l’Islam.Qui dit cela ? D’une part les musulmans, qui citent le Coran. En effet, à plusieurs reprises, Mohammed semble mettre sur un piedd’égalité la Torah, l’Évangile et le Coran, tout en laissant entendre que les Écritures des juifs et des chrétiens ont été falsifiées, etque le Coran est le sommet de la révélation. D’autre part des journalistes, des historiens, des sociologues des religions, qui ont unregard extérieur, et qui le plus souvent n’ont pas une connaissance intérieure de la foi chrétienne. Or nous n’avons pas à entrer dansune problématique qui nous est étrangère, ni à nous définir à partir du regard des autres. Surtout quand c’est un regard superficiel.On parle de religions du Livre à partir d’un constat : les uns et les autres, nous avons un Texte de référence. À première vue, c’estune ressemblance. Mais il peut y avoir des différences profondes dans nos manières respectives de comprendre ce Texte, de l’in-terpréter et de nous y référer.

Selon la tradition musulmane, le Coran a été dicté par Dieu lui-même, par le ministère de l’ange Gabriel. Ce livre ne peut être quela plus parfaite littérature du monde. Il est écrit en arabe, et doit être lu en cette langue, qui a par conséquent le statut de languesacrée. Il serait blasphématoire de soumettre le texte à une critique historique ou littéraire. Ces positions sont et seront de plus enplus difficiles à tenir. En effet, nous sommes dans un monde pluriel, nous sommes marqués par une culture du dialogue, qui nonseulement permet mais exige la comparaison, la critique, le débat. Cela peut provoquer deux réactions opposées. La peur de l’autreet la panique devant le changement se traduisent par une crispation identitaire, qui est à la base du fondamentalisme et des inté-grismes. La confiance engage au contraire dans une dynamique d’ouverture et d’adaptation. Des intellectuels musulmans souhai-tent que l’Islam évolue dans ce sens, condition indispensable pour aller plus loin dans le dialogue avec les autres religions et avecla modernité. Mais quoi qu’il en soit, en toute hypothèse, l’Islam est bien une religion du Livre.

Pour la Bible, il en va tout autrement. Dieu ne veut pas écrire aux hommes, il veut leur parler. Entre ces deux modes de commu-nication, la différence est profonde. S’il se contente de dicter un texte, Dieu sauvegarde une distance, car le texte lui est extérieur.Alors que s’il parle directement à l’homme, Dieu ne peut être étranger à sa propre Parole, et il s’engage Lui-même dans le mondeet dans l’histoire. Le Livre de la Sagesse évoque avec force cette émission de la Parole divine, à propos des événements de l’Exode- « Alors qu’un silence paisible enveloppait toutes choses et que la nuit parvenait au milieu de sa course rapide, du haut des cieux,ta Parole toute-puissante s’élança du trône royal » (1). Concrètement, Dieu confie sa Parole à des hommes, les prophètes, chargésde la retransmettre au Peuple. Avant d’être un parleur, le prophète est un écouteur. Amos en témoigne (2) : « Le Seigneur ne faitrien sans en révéler le secret à ses serviteurs les prophètes. Le lion a rugi qui ne craindrait ? Le Seigneur a parlé qui ne prophéti-serait ? » Ici, la prophétie ne peut pas se réduire à un exercice de dictée, ou d’écriture automatique. Le prophète est réellementauteur, et le message divin qu’il communique est nécessairement coloré par le contexte historique, le genre littéraire, la cultureambiante, et sa propre personnalité. Cela explique la grande diversité des textes bibliques. Isaïe n’est pas Jérémie. Il ne faut jamaisoublier que la Bible est une bibliothèque.

Est-il vrai que Dieu parle, et qu’il n’écrit pas ? Des passages de la Bible pourraient témoigner du contraire. Par exemple, on voitun livre enroulé, écrit recto verso, qui est présenté à Ezéchiel : le prophète reçoit l’ordre de le manger. Mais précisément, s’il doitassimiler la Parole, c’est pour la redire : « Mange ce volume, et va parler à la Maison d’Israël » (3). Une autre exception célèbre,ce sont les tables de la Loi : « Les tables étaient l’œuvre de Dieu et l’écriture était celle de Dieu, gravée sur les tables. » Et ailleurs :« le Seigneur m’avait donné les deux tables de pierre écrites du doigt de Dieu » (4). Mais dans d’autres passages, au contraire, leSeigneur dit à Moïse : « Mets par écrit ces paroles car selon ces clauses, j’ai conclu mon alliance avec toi et avec Israël » (5). Il ya entre ces versets une contradiction apparente, qu’il n’est pas très difficile de résoudre. On peut comprendre que Dieu est réelle-ment l’auteur du Décalogue, on dirait aujourd’hui c’est signé « Dieu » ; mais cela reste vrai même si Moïse en est concrètement lescripteur.

Il a parlé par les prophètesPourquoi Abraham est-il reconnu comme le Père des croyants par les juifs, par les chrétiens et par les musulmans ? Sans doute enraison de sa foi exemplaire : il a eu confiance dans la Parole de Dieu, il a obéi, il a accepté de « partir sans savoir où il allait » (6),il a même accepté de sacrifier son fils si Dieu le lui demandait. Mais la foi biblique ne se réduit pas à une façon d’agir ; elle estfoncièrement une façon d’être. L’acte de foi, comme réponse de l’homme à Dieu, n’est pas premier. Ce qui est premier, c’est l’ou-verture à Dieu, qui caractérise le croyant. La foi est d’abord une écoute ; c’est la célèbre affirmation de Paul dans la lettre auxRomains (7) : Fides ex auditu. Trois fois par jour, le juif pieux doit réciter le Shema Israël, invitation adressée au Peuple d’être àl’écoute de son Dieu (8). On pourrait dire que l’oreille est la porte par laquelle la foi peut entrer dans un homme. De ce point devue, la langue allemande est suggestive, car la réponse (antwort) à la parole (wort) est littéralement la parole en retour. Abraham

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est le premier des croyants, parce qu’il est le premier, du moins dans les temps historiques, à avoir entendu la voix de Dieu : « Dieudit à Abraham ». Cela rejoint les interrogations en cascade de l’Apôtre, dans le passage déjà cité : « Comment l’invoquer sansd’abord croire en lui ? Et comment croire sans d’abord l’entendre ? Et comment entendre sans prédicateur ? Et comment prêchersans être d’abord envoyé ? »

Dès les premières lignes de la Genèse, Dieu parle. Il crée par sa Parole. Il dit « Lumière », et la lumière existe. L’univers est commeun poème de Dieu. La Parole créatrice est une première révélation. Les païens ont été incapables de la comprendre (9), mais lescroyants savent l’entendre dans le silence des choses. C’est pourquoi le cantique de Daniel et certains psaumes convoquent pourla louange tous les éléments de la création : « Bénissez le Seigneur ! « Toute chose peut rendre gloire à Dieu, car en toute chose,créée « par le souffle de sa bouche et portée par sa Parole puissante « (10), il y a un écho de la Gloire.

Cependant, la Révélation proprement dite commence lorsque la Parole divine s’adresse à l’homme, à son oreille et à son cœur, ouplutôt, comme diront les spirituels, à l’oreille de son cœur C’est d’abord l’expérience des Patriarches. Des rendez-vous mystérieuxet bouleversants jalonnent leurs routes de nomades, et plus encore leur cheminement intérieur. Comme par bribes, mot à mot, Dieuse fait connaître. Abraham, à chaque rencontre, construit un autel. Jacob renomme ces points de passage : Bersabée, Béthel, Pénouel(11). Cela dessine une sorte de géographie mystique, une carte du Tendre, où les noms de lieu gardent la trace du dialogue encorebalbutiant de Dieu avec les hommes. Moïse fera la même expérience, d’abord au Buisson ardent, puis sur la Montagne, finalementdans une conversation quotidienne : « L’Éternel parlait avec Moise comme un homme parle à un ami, face à face « (12). Le Peuplelui-même, au pied du Sinaï, entendra la voix de Dieu voix si puissante et impressionnante, au milieu du tonnerre et des éclairs,qu’elle est insupportable au commun des mortels ; il faut un médiateur, qui parle au Peuple au nom de Dieu, et qui parle à Dieu aunom du Peuple. Ces théophanies grandioses vont être relativisées par l’expérience du prophète Élie. Lui aussi a rendez-vous sur laMontagne de Dieu. Mais orage et tremblement de terre ne sont que les signes précurseurs de la rencontre. Dieu parle en réalité dansle murmure d’une brise légère (13), dans la musique du silence.

La figure de Moïse symbolise la prophétie fondamentale, qu’on appelle traditionnellement la Loi (la Torah), et qui est bien davan-tage qu’une législation. La figure d’Élie symbolise la prophétie actualisée, au fil des événements de l’histoire d’Israël, et donc toutela lignée des prophètes. Moïse et Élie, c’est la Loi et les prophètes. Ce n’est pas par hasard que, lors de la Transfiguration, Jésusest en dialogue avec eux. Après la Résurrection, c’est également à leur témoignage qu’il renvoie les disciples (14). Pour être com-plet, et recouvrir l’ensemble de la tradition biblique, il faut ajouter les Écrits, c’est-à-dire les livres de sagesse et les Psaumes, quisont la prophétie méditée.

Et le Verbe s’est fait chair

« Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont lesderniers, nous a parlé par le Fils » (15). « Resplendissement de sa Gloire et empreinte de sa substance », Jésus de Nazareth n’estpas simplement un nouveau prophète, ni même le plus grand des prophètes. Tous les autres sont des porte-parole. Lui est la Parole.Paradoxalement, c’est une conviction dont on peut retrouver la trace dans le Coran lui-même, alors que l’enseignement islamiquetraditionnel affirme que Jésus n’est qu’un prophète, inférieur à Mohammed. Dans le Coran, au contraire, Jésus, né de Myriam, mèrevierge, est plus honoré que le Prophète. Il est désigné comme le Verbe du Très-Haut ; à Lui seul on reconnaît ces privilèges : Il areçu la puissance des miracles, Il a été fortifié par l’esprit de sainteté, Dieu l’a élevé à Lui (16).

Avec Abraham s’ouvrait le temps de la prophétie. Avec Jésus Christ s’ouvre le temps de l’Évangile. Or ni la prophétie ni l’Évan-gile ne sont d’abord des livres. Ce sont des messages. La nouveauté évangélique, c’est que le Message s’identifie avec le messa-ger, fait corps avec lui. Autrement dit, la Parole de Dieu n’est plus seulement à écouter, elle est à contempler. « Venez et vous ver-rez… Qui me voit, voit le Père… » Elle demeure cependant une Parole vivante, adressée à des destinataires : « Dieu a tellementaimé le monde qu’il a donné son Fils ». Du coup, chaque page des évangiles peut être parlante : les enseignements du Seigneur etses paraboles, certes, mais aussi ses miracles et ses gestes, et, au plus haut point, les événements de la Passion et les apparitionspascales.

Nous sommes ici au cœur de l’expérience chrétienne. Selon le témoignage du disciple bien aimé, en Jésus Christ nous pouvonsentendre, voir, contempler, toucher le Verbe de Vie, la Parole vivifiante (17). Comme tous ces verbes le manifestent, cette Paroleest plus que des mots ou des idées. Elle est esprit et vie, elle est grâce et paix, elle est rédemption et résurrection. Quand saint Paulévangélise, ce n’est pas « en parole seulement, mais dans la puissance, dans l’Esprit Saint, dans une plénitude plénière » (sic) (18).En effet, « dans le Christ habite corporellement la plénitude de la divinité », et celui qui l’annonce ou qui l’accueille à part à cetteplénitude. Le Père lui-même l’atteste : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le » (19).

Au commencement était le Verbe

À la lumière de ce qui précède, ce premier verset du 4° évangile empêche toute idolâtrie de l’Écriture. On ne peut pas dire : aucommencement était le Livre. L’oralité est essentielle à la Révélation. La raison en est d’abord historique et culturelle. Tout au longdu millénaire qui correspond aux temps bibliques, de la vocation d’Abraham à la Pentecôte, la culture du Moyen-Orient est une

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culture orale. Non que l’on ignore l’écriture. Au contraire, les documents épigraphiques les plus anciens ont été trouvés dans cesrégions. Mais dans la vie courante on ne s’encombre pas de textes. Si nécessaire, quelques lettres gravées sur un tesson, plus tardsur un papyrus, serviront d’aide-mémoire. L’écrit coûte du temps et de l’argent. Seuls les documents particulièrement importantssont enregistrés, écrits à l’encre sur du cuir animal (parchemin), ou même gravés sur un tableau (table) de pierre. Aujourd’hui, nousne pouvons même plus imaginer ce qu’était une culture de l’oralité. La communication humaine a été profondément modifiée parune première révolution, qui est l’invention de l’imprimerie, puis par une seconde, qui est la généralisation de l’audiovisuel. Noussommes formés (ou déformés) de telle sorte que nous n’avons presque plus de mémoire vive. Le savoir n’est plus par cœur, c’est-à-dire gardé dans le cœur pour pouvoir venir sur les lèvres. Il est stocké dans des livres qu’il suffit de consulter, ou alors il est épar-pillé dans les innombrables messages fugitifs et incohérents que nous envoient la radio, la télévision et l’internet.

La Révélation est liée à l’oralité pour une autre raison, originelle et intrinsèque celle-là, et non simplement circonstancielle, Si Dieuparle, ce n’est pas pour constituer une somme de savoirs, une sorte de banque de données auxquelles des spécialistes auraient accès.Dieu parle pour communiquer. Par audition ou par vision intérieures, le prophète reçoit un message. Il le retransmet comme il l’aentendu, en le ponctuant presque toujours de cette expression caractéristique : « Parole du Seigneur ! » Parfois, il le rend sous uneforme gestuelle ; Ezéchiel est un spécialiste du mime prophétique. Exceptionnellement, il le donne sous forme écrite, parce que lesdestinataires sont loin ; Jérémie envoie par exemple une lettre aux déportés de Babylone (21).

L’Évangile lui-même, l’Évangile surtout, a été dit avant d’être écrit. Beaucoup l’ont remarqué : Jésus n’a jamais écrit, sinon sur lesable. Il n’a pas non plus commandé aux Douze d’écrire, mais de proclamer. Toute sa mission en Galilée et à Jérusalem est uneprédication, qui s’adresse alternativement aux foules, au cercle des disciples, au petit groupe des Douze. Il enseigne comme lesrabbis de son temps, c’est-à-dire en utilisant toutes les ressources mnémotechniques de la tradition orale : balancements, parallé-lismes, mots-clefs et agrafes, assonances etc. Auprès de lui, les plus proches disciples sont des répétiteurs, au sens propre, pas seu-lement au sens figuré. Une étude attentive des textes montre qu’une grande part des similitudes comme des écarts entre les évan-giles s’explique par leur arrière-plan oral. Le père Jousse, avec ses études sur « l’Anthropologie du geste et la Manducation de laparole « (éditions Gallimard), a été dans ce domaine un initiateur. D’autres prolongent sa recherche. Dans une ligne différente, desspécialistes des langues orientales, comme le père Carmignac, ont mis en évidence le substrat sémitique des textes évangéliquesédités en grec. C’est une autre façon de donner à entendre la voix du Maître dans les écrits des disciples. Ces travaux sont peureconnus dans le monde de l’exégèse et de la catéchèse officielles, car ils remettent en cause un certain nombre d’idées reçues,comme celle qui veut que les textes du Nouveau Testament aient été écrits longtemps après les événements, moins comme destémoignages ayant valeur historique que comme des créations littéraires à visée théologique. Certes, la prédication puis la rédac-tion de l’Évangile s’adressent à des gens en chair et en os, et reflètent nécessairement quelque chose des situations et des questionscontemporaines. Mais comme le dit le prologue du troisième évangile, à travers tout cela nous avons accès au témoignage oral desserviteurs de la Parole, qui ont été eux-mêmes au départ des témoins oculaires (20).

De la Parole à l’Écriture

Si la parole vivante précède la parole écrite, l’écrit n’en est pas dévalorisé pour autant, il en reçoit au contraire tout son sens et sonprix. Dans la tradition judéo-chrétienne, la sainte Écriture (ou les saintes Écritures, on utilise indifféremment le singulier et le plu-riel) est très précieuse. Comme le nom l’indique, c’est la mise par écrit du témoignage prophétique et évangélique. Elle a une fonc-tion de mémoire, mais plus encore de référence, de règle de la foi. Ce caractère normatif apparaît dans la fixation du Canon desÉcritures. Dans la communauté juive comme dans la communauté chrétienne, il a fallu discerner, parmi tous les écrits qui circu-laient, quels étaient ceux qui appartenaient à la Révélation, autrement dit ceux qui rendaient témoignage à la Parole de Dieu. Oron ne trouvera pas dans la Bible une détermination des livres qui composent la Bible. C’est une tradition non écrite qui juge la tra-dition écrite. En sens inverse, l’Écriture une fois fixée devient un critère d’authentification de tout développement ultérieur de laTradition.

Pourquoi donc mettre par écrit la Parole de Dieu ? C’est évidemment pour la garder, pour empêcher qu’elle tombe dans l’oubli.D’une part la chaîne de la tradition orale risque toujours de s’interrompre, surtout dans les époques de trouble et de dispersion.D’autre part les messages du Seigneur doivent pouvoir circuler de lieu en lieu : là où il n’y a pas de témoin direct de la tradition,de répétiteur, le livre supplée. On a un exemple frappant du passage de l’oral à l’écrit dans l’histoire de Jérémie (22). Sa prédica-tion est très mal reçue, il a vraiment l’impression de parler dans le vide. Un jour, Dieu lui demande de collationner tous les oraclesqu’il a déjà prononcés (et qu’il a probablement enregistrés, non pas dans un carnet de notes, mais dans sa mémoire) et d’en faireun livre. Ainsi il pourra répéter au peuple toutes ces paroles du Seigneur, en espérant que cette fois elles seront écoutées.

C’est dans un souci analogue de pouvoir redire que les quatre livrets que nous appelons les évangiles ont été composés. Avec lesoutils de l’exégèse, on étudie leur structure interne, propre à chacun. On cherche à reconnaître leurs éventuelles interdépendances.On essaie d’identifier leurs sources écrites antérieures (recueils de paraboles, colliers de récits, livrets de la passion, cycles de caté-chèse ... ). Finalement, on remonte au point de départ : la didascalie (l’enseignement) des Apôtres et des premiers missionnaires.Le témoignage d’un auteur de l’antiquité va bien dans ce sens, quand il dit que Marc était l’herméneute (littéralement l’interprète)de Pierre : à Rome, Pierre prêchait dans sa langue (ou en grec), et avait besoin d’un assistant. Les lettres de Paul et des autres ontévidemment un statut différent. Elles sont originellement des écrits. L’oralité n’en est pas totalement absente, cependant. D’unepart, l’écriture est à l’époque un travail fastidieux, et l’autour dicte oralement à un secrétaire. Les changements de secrétaire peu-vent entraîner d’ailleurs des changements de style, d’une lettre à l’autre. Paul ajoute à la fin quelques mots de sa main, pour authen-

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tifier le message, comme dans la lettre aux Galates. Mais pour écrire, il parle. Cela explique son style vivant, ses phrases parfoisdécousues ou abruptes, ses épanchements. Les lettres nous donnent en outre, elles aussi, un écho de la prédication des Apôtres :proclamation de la foi pascale (le kérygme), exhortations morales, et même prières liturgiques.

Ce travail d’écriture ne se réduit pas au travail de l’homme, engageant dans l’oeuvre son intelligence, sa mémoire, sa sensibilité,son art, sa foi. Il y a simultanément un travail de l’Esprit Saint. Cette coopération de l’auteur humain et de l’Auteur divin est à pro-prement parler un charisme. C’est cela qui donne à l’ouvrage d’être une Écriture sainte. La grâce de l’inspiration désigne précisé-ment le statut particulier des auteurs sacrés. Cette grâce garantit que ce qu’ils écrivent est une authentique transcription de ce queDieu veut dire aux hommes. Son corollaire est l’inerrance : le texte ne contient pas d’erreur dans son domaine propre, qui est latransmission de la Révélation. Évidemment, cela ne s’applique pas dans d’autres domaines d’ordre contingent, et qui n’ont pas derapport direct avec la foi ; on ne s’étonnera pas de trouver dans la Bible, y compris dans l’Évangile, le reflet de représentations dumonde ou de façons de penser qui sont aujourd’hui dépassées, mais qui étaient conformes à la culture de l’époque.

De l’Écriture à la Parole

La Bible est certes un livre à lire, à étudier, à expliquer, à commenter, à méditer. On peut la mettre dans les rayons d’une biblio-thèque, la garder sur son bureau, la poser sur sa table de chevet. Mais tout cela n’a finalement qu’un sens : permettre à Dieu de meparler, et de parler à mes frères. Hors de cette perspective, on fait de la Bible un objet culturel, intéressant sans doute, mais guèreplus que décoratif. C’est pourquoi le succès médiatique de la Bible sera toujours ambigu. De la poésie, de l’histoire, de la sages-se, il y a tout cela dans la Bible, et beaucoup d’autres choses. Mais tout cela peut être un alibi pour éviter de se laisser toucher. Iln’est pas sûr que la multiplication des commentaires et des éditions du Livre augmentent son audience véritable. Les paroles peu-vent noyer la Parole, et la littérature éteindre l’Esprit.

La lecture croyante de la Bible est une lecture priante. Ce n’est pas un livre à lire, c’est un livre à écouter. Comme en musique, leplus important est le silence. Après. Quand le chant se prolonge, à l’intérieur. C’est ici qu’intervient l’Esprit Saint. De même qu’ilgarantit par son assistance auprès de l’auteur sacré le passage de la Parole à l’Écriture, il suscite chez le lecteur un passage symé-trique : d’un texte à lire, il faut passer à une parole à entendre. C’est toute la pédagogie de la lectio divina, qui est en honneur dansles monastères et qui se répand aujourd’hui largement chez les fidèles. C’est aussi le secret de la prière contemplative chrétienne.Repartant toujours de l’Évangile et du Visage du Seigneur, elle échappe aussi bien au repliement sur soi-même qu’à la dispersionau-dehors. Fra Angelico, dans les fresques du couvent St Marc à Florence, en donne une très belle image, quand il peint StDominique en prière au pied de la Croix ; le priant a le livre ouvert sur les genoux, mais, les yeux fermés, il écoute…

Une réflexion sur la lecture de la Bible dans la liturgie conduit aux mêmes convictions. L’Écriture joue pleinement son rôle dansl’Église lorsqu’elle est prononcée, proclamée. C’est à ce moment-là que la Parole de Dieu reprend son caractère oral, sa force decommunication, on pourrait dire sa vivacité. De là l’importance du Lecteur. Il ne s’agit pas seulement de lire, le mieux possible,un texte. Bien sûr, il ne faut pas négliger les impératifs techniques : la pose de la voix, l’articulation, l’intelligence du texte, sansoublier le réglage de la sonorisation ! Mais il s’agit de bien davantage : l’enjeu est de faire résonner dans les cœurs la Parole. C’estun ministère. Ce ministère appelle un charisme. Le Lecteur doit demander la grâce d’être un instrument de l’Esprit Saint, afin quece qu’il lit soit suffisamment vivant en lui, pour que ce soit également vivant dans ceux qui écoutent.

Serviteurs de la Parole

Annoncer de façon vivante la Parole vivante : la même exigence, et la même grâce, quoique dans un contexte différent, se retrou-vent dans le ministère de la prédication et dans l’évangélisation. Ici, il ne s’agit pas directement d’une lecture de la Bible.Cependant il s’agit bel et bien d’une annonce de la Parole. Cette annonce n’est juste et féconde que si elle est nourrie, pétrie del’Écriture Sainte. Il est si facile de prêcher des idées à la mode, des opinions personnelles, des banalités ou au contraire des étran-getés… À l’école des Pères de l’Église, sans prétendre atteindre à leur sûreté et à leur liberté, on comprend que la Bible est lalangue maternelle de la foi et de l’annonce de la foi. Dans les éditions modernes de leurs homélies, on est frappé par le nombre dephrases en italiques : c’est un tissu de citations, qui leur viennent spontanément sur les lèvres, et qu’ils intègrent avec une aisanceet une justesse déconcertantes dans leur enseignement.

La prédication courante, dans les communautés chrétiennes, a du mal à être aussi riche et aussi simple en même temps. Il faut direqu’elle se réduit pour l’essentiel à l’homélie du dimanche. Ces dix minutes hebdomadaires ont leur importance ; d’ailleurs lesfidèles y sont attentifs, et ne manquent pas de faire leurs commentaires, positifs ou négatifs. Mais c’est un cadre bien étroit pourque le prédicateur et l’assemblée puissent goûter à la Table de la Parole un véritable festin. Cela arrive, cependant, car c’est moinsune question de durée que d’intensité. On doit se contenter néanmoins, assez souvent, de miettes qui laissent sur sa faim… C’estdire le privilège que nous vivons dans nos Foyers de Lumière, de Charité et d’Amour. Avec les retraitants, nous pouvons parler duSeigneur, et laisser parler le Seigneur, de façon familière et prolongée. Ce que nous avons appris du père Finet et de ses premierscollaborateurs, c’est un style oral caractéristique. La prédication n’est pas un cours et la retraite n’est pas une session. Le prédica-teur n’est pas un conférencier savant, ou solennel, ou séducteur ; c’est un père qui parle, comme en famille. Cela ressemble étran-gement, autant qu’on puisse l’imaginer, à ces cercles à la fois si fervents et si « nature » qui entouraient le rabbi galiléen…

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Page 5: Le Christianisme, religion de la Parole ou religion du Livre?charismata.free.fr/pdf/bible/03_bandelier.pdf · Selon la tradition musulmane, le Coran a été dicté par Dieu lui-même,

En Galilée, des disciples, hommes et femmes (23), accompagnaient le Maître. Ils assuraient divers services nécessaires que l’ondevine entre les lignes : l’accueil des malades, la canalisation des foules, la relation avec les autorités, la préparation du gîte et ducouvert à chaque étape, probablement la retransmission de l’enseignement quand la foule était trop nombreuse… Mais leur rôle,dans une culture orale, est d’abord d’être les premiers auditeurs de la Parole, et ses premiers annonciateurs, d’en être comme lacaisse de résonance. Ainsi se forment les témoins oculaires appelés à devenir serviteurs de la Parole. Communauté vivant de laParole et donnant sa vie au service de la Parole : c’est le mystère même de l’Église, c’est le secret de l’évangélisation. Telle est lalogique ultime de la tradition orale : devenir nous-mêmes Parole vivante du Dieu vivant.

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1) Sagesse 18,14-15.(2) Amos 3,7-8.(3) Ezéchiel 2,9-3,4.(4) Exode 32,16 ; Deutéronome 9,10.(5) Exode 34,25.(6) Lettre aux Hébreux 11,8.(7) Lettre aux Romains 10,17 et 10,14.(8) Deutéronome 6,4 ; voir aussi 27,9.(9) Sagesse 13,1.(10) Psaume 33,6 ; Lettre aux Hébreux 1,3.(11) Abraham: Genèse 12,7 ; 12,8 13,18 etc.Jacob : Genèse 26,33 ; 28,19 32,31 ; 35,15.(12) Exode 33,11.(13) il, livre des Rois 19,12.

(14) Matthieu 17,3 ; Luc 24,27 et 44.(15) Lettre aux Hébreux 1,1-3.(16) Dans le Coran, sourate 4/169 et 156 ; sourate 2/81. Cela a été étudié de prèspar le pasteur Tartar,Centre évangélique du Témoignage, avenue de Bois-l’Evêque, 77380 Combs-la-Ville(17) 1° lettre de Jean 1,1-4.(18) 1° lettre aux Thessaloniciens 1,5.(19) Lettre aux Colossiens 2,9 ; Matthieu 17,5.(20) Luc 1, 1 -4.(21) Jérémie 29.(22) Jérémie 36,2 et 28.(23) Luc 8,1-3.

L’Alouette n° 208, décembre 2001(revue des Foyers de Charité)