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N o 86. 4 e TRIMESTRE 2018 Dossier 33 LE COMMERCE DE CENTRE-VILLE, UN PROBLÈME DE PHYSIQUE GRAVITATIONNELLE Loin d’être sacrifié sur l’autel de la digitalisation et de la dématérialisation, le commerce de centre-ville est soumis à des forces antagonistes capables de (ré)concilier e-commerce et commerce physique. C omme pour tout concept physique, la structuration du commerce de centre-ville peut être analysée comme la résultante de la confrontation de forces antagonistes. Quatre couples de forces dynamiques modèlent aujourd’hui son avenir. MÉTROPOLISATION CONTRE DÉMATÉRIALISATION Le premier couple de forces antagonistes agissant sur le commerce de centre-ville oppose la métropo- lisation et la dématérialisation. Métropolisation. L’urbanisation, avec aujourd’hui plus de 75 % de la population européenne résidant dans les villes, profite du phénomène de métropo- lisation. Ce processus socio-économique fait que, dans le mouvement de globalisation de l’économie et des modes de vie concomitants, de très grandes villes concentrent de nombreuses fonctions de commandement et donc une part croissante de la population d’un pays. En France, il s’agit bien évidemment de Paris, mais aussi de métropoles comme Lyon, Bordeaux, Nantes, Marseille ou Lille. Or, avec ce regroupement de population dans un environnement urbain très dense où il est souvent long et coûteux de se dépla- cer, la notion de « proximité », aussi bien en termes d’offre de produits que de services, devient essen- tielle. Vente en ligne. À l’inverse, la dématérialisation de nos économies, née de la révolution digitale, agit comme une force antagoniste et dessert, via le déve- loppement de l’e-commerce, le commerce physique et donc de centre-ville. En France, où le taux d’équi- pement en smartphone est passé de 17 % en 2011 à 73 % 1 en 2017, 85 % 2 des internautes achètent en ligne, avec une montée en puissance de la fréquence d’achat : 65 % des e-acheteurs ont réalisé des achats au moins une fois par mois. Une tendance encore plus prononcée parmi les 25-34 ans (74 %), les CSP+ (74 %), les Parisiens/Franciliens (68 %). L’e-commerce représente déjà 8,5 % 2 des ventes de détail de l’Hexagone et devrait poursuivre sa péné- tration. Le chiffre d’affaires du e-commerce a pro- gressé de 14 % 2 en 2017 pour atteindre 82 milliards d’euros. Cette tendance est générale. Les ventes de détails dépassent aujourd’hui 10 % dans certains pays d’Europe continentale (Allemagne, Benelux) ainsi qu’au Royaume-Uni où plus de 40 % des achats hors alimentaires sont effectués sur Internet. LIVRAISON CONTRE PROXIMITÉ Cette dualité « métropolisation/dématérialisation » fait apparaître un deuxième couple de forces anta- gonistes qui modèlent le commerce de centre-ville : la livraison contre la proximité avec, pour la première, un effet même parfois bénéfique pour les surfaces de centre-ville. Quoi qu’il en soit, dans la confrontation de ces deux forces livraison contre proximité, la livraison se heurtera toujours au coût incompressible de 20 €. Jean-Marc Peter Directeur Général, SOFIDY 1. Credoc, Le baromètre du numérique 2017 . 2. Fevad, chiffres clés 2018.

LE COMMERCE DE CENTRE-VILLE, UN PROBLÈME DE PHYSIQUE ... · faction des e-acheteurs, la livraison dite « du dernier kilomètre » est devenue un enjeu pour les acteurs du e-commerce

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Page 1: LE COMMERCE DE CENTRE-VILLE, UN PROBLÈME DE PHYSIQUE ... · faction des e-acheteurs, la livraison dite « du dernier kilomètre » est devenue un enjeu pour les acteurs du e-commerce

No 86. 4e TRIMESTRE 2018

Dossier 33

LE COMMERCE DE CENTRE-VILLE, UN PROBLÈME DE PHYSIQUE GRAVITATIONNELLELoin d’être sacrifié sur l’autel de la digitalisation et de la dématérialisation, le commerce de centre-ville est soumis à des forces antagonistes capables de (ré)concilier e-commerce et commerce physique.

Comme pour tout concept physique, la structuration du commerce de centre-ville peut être analysée comme la résultante de la confrontation de forces antagonistes.

Quatre couples de forces dynamiques modèlent aujourd’hui son avenir.

MÉTROPOLISATION CONTRE DÉMATÉRIALISATION

Le premier couple de forces antagonistes agissant sur le commerce de centre-ville oppose la métropo-lisation et la dématérialisation.

Métropolisation. L’urbanisation, avec aujourd’hui plus de 75 % de la population européenne résidant dans les villes, profite du phénomène de métropo-lisation. Ce processus socio-économique fait que, dans le mouvement de globalisation de l’économie et des modes de vie concomitants, de très grandes villes concentrent de nombreuses fonctions de commandement et donc une part croissante de la population d’un pays.

En France, il s’agit bien évidemment de Paris, mais aussi de métropoles comme Lyon, Bordeaux, Nantes, Marseille ou Lille. Or, avec ce regroupement de population dans un environnement urbain très dense où il est souvent long et coûteux de se dépla-cer, la notion de « proximité », aussi bien en termes d’offre de produits que de services, devient essen-tielle.

Vente en ligne. À l’inverse, la dématérialisation de nos économies, née de la révolution digitale, agit comme une force antagoniste et dessert, via le déve-loppement de l’e-commerce, le commerce physique et donc de centre-ville. En France, où le taux d’équi-pement en smartphone est passé de 17 % en 2011 à 73 %1 en 2017, 85 %2 des internautes achètent en ligne, avec une montée en puissance de la fréquence d’achat : 65 % des e-acheteurs ont réalisé des achats au moins une fois par mois. Une tendance encore plus prononcée parmi les 25-34 ans (74 %), les CSP+ (74 %), les Parisiens/Franciliens (68 %).

L’e-commerce représente déjà 8,5 %2 des ventes de détail de l’Hexagone et devrait poursuivre sa péné-tration. Le chiffre d’affaires du e-commerce a pro-gressé de 14 %2 en 2017 pour atteindre 82 milliards d’euros. Cette tendance est générale. Les ventes de détails dépassent aujourd’hui 10 % dans certains pays d’Europe continentale (Allemagne, Benelux) ainsi qu’au Royaume-Uni où plus de 40 % des achats hors alimentaires sont effectués sur Internet.

LIVRAISON CONTRE PROXIMITÉ

Cette dualité « métropolisation/dématérialisation » fait apparaître un deuxième couple de forces anta-gonistes qui modèlent le commerce de centre-ville : la livraison contre la proximité avec, pour la première, un effet même parfois bénéfique pour les surfaces de centre-ville. Quoi qu’il en soit, dans la confrontation de ces deux forces livraison contre proximité, la livraison se heurtera toujours au coût incompressible de 20 €.

Jean-Marc Peter Directeur Général, SOFIDY

1. Credoc, Le baromètre du numérique 2017.2. Fevad, chiffres clés 2018.

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IEIF RÉFLEXIONS IMMOBILIÈRES

Dossier34

Drive piéton. La croissance forte du e-commerce s’accompagne d’un développement tout aussi important de la livraison. Pas moins de 505 millions1 de colis ont été livrés en 2017 en France. Or, avec un délai de livraison 24/48h érigé comme standard et sa qualité devenue le critère numéro un de satis-faction des e-acheteurs, la livraison dite « du dernier kilomètre » est devenue un enjeu pour les acteurs du e-commerce. Et ce d’autant plus que ce dernier maillon de la chaîne de livraison est le plus coûteux puisqu’il représente 25 à 30 % du coût de livraison, et est de plus incompressible.

u Pour répondre à ce challenge, l’emplacement devient le nerf de la guerre avec la recherche de surfaces au plus près des clients à livrer. À tel point qu’apparaît un nouveau concept : le « drive piéton ». À travers cet oxymore, le citadin fait ses courses en ligne mais vient les récupérer à pied dans un point de retrait. Ce local prévu à cet effet vient donc s’ajouter aux autres formes de com-merces de centre-ville déjà existants.

u Ce nouveau concept, déjà déployé par plusieurs grandes enseignes, répond directement aux besoins de populations urbaines (étudiants, retrai-

tés, jeunes actifs) qui n’ont pas toujours le temps, la possibilité ou la volonté de faire leurs courses dans l’hyper ou au drive de l’enseigne, situés en péri-phérie.

Services non « délocalisables ». Issue du e-com-merce, cette nouvelle façon de faire ses courses s’inscrit dans un ensemble de nouvelles valeurs et habitudes de consommation qui concourent à l’attractivité des commerces de centre-ville, au premier rang desquelles la proximité. Dans un pays caractérisé par le vieillissement de la population, les consommateurs âgés acceptent de payer plus cher des biens et des services proches de leur domi-cile. L’augmentation du prix des transports et la conscience écologique incitent aussi les consom-mateurs à utiliser de moins en moins leur voiture dans les grandes agglomérations. Les grandes enseignes alimentaires ont ainsi déployé une stra-tégie de reconquête des centres-villes au travers de formats de proximité aujourd’hui très prisés des citadins.

Sans oublier les biens et services non délocalisables qui auront toujours besoin de surfaces de centre-ville, qu’ils soient traditionnels (coiffeur, boulangerie,

CARTE

Densité commerciale en 2017surfaces de vente cumulées de commerces, services commerciaux et cafés-restaurants (hors hébergement)

Sources : BDCOM 2017.

1. Fevad, chiffres clés 2018.

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No 86. 4e TRIMESTRE 2018

Dossier 35boucherie, pressing, cordonnerie, presse, etc.) ou plus récents comme le développement de l’offre de soins du corps (instituts de beauté, centres de remise en forme). En France, première destination touristique mondiale avec plus de 90 millions de visi-teurs par an, le tourisme contribue aussi à renforcer l’attractivité du commerce de centre-ville dans les grandes agglomérations les plus visitées.

RÉSEAUX SOCIAUX CONTRE CONVIVIALITÉ

Le troisième couple de forces antagonistes sur lequel il convient de s’interroger oppose les réseaux sociaux à la recherche de convivialité.

De l’échange virtuel... Il est indéniable que la révo-lution digitale et le développement concomitant des réseaux sociaux ont transformé la manière de faire des achats mais aussi le lien social. Facebook, Insta-gram, Snapchat, etc. constituent autant d’outils que les Digital Natives1 et les générations suivantes uti-lisent pour découvrir des produits, recueillir de l’in-formation sur un produit, trouver leurs inspirations en matière de mode et de culture.

La communauté et les influenceurs (youtubeurs, blogeurs, vlogeurs…) jouent un rôle fort dans les motivations d’achat. Ces réseaux sociaux sont aussi valorisés comme « lieux » d’expression personnelle, de communication et de partage d’expériences, avec de multiples échanges chacun chez soi.

…au lieu de vie et de partage. Pourtant, parallè-lement, le contact physique reste primordial et le besoin de convivialité toujours bien ancré dans le mode de vie des citadins. Le magasin reste un lieu privilégié pour faire du shopping. Le produit peut être vu, touché, le besoin d’instantanéité ou d’impulsion d’un acte d’achat assouvi. Le magasin physique per-met aussi de conforter immédiatement le consom-mateur dans ses choix. Il devient aussi un lieu de vie propice aux «  expériences  », terme très en vogue auprès des Digital Natives.

Des espaces de détente, de restauration, voire ludiques, aménagés à l’intérieur même du magasin permettent à une marque de créer une atmosphère chaleureuse, propre à son univers. Par ailleurs, sou-vent dans une réaction face à un excès de réseaux sociaux, une autre dimension du besoin de convivia-lité se matérialise dans la croissance du nombre de bars et cafés dans les grandes agglomérations, lieux toujours privilégiés pour se retrouver, échanger. À Paris, pas moins de 652 nouveaux bars-restaurants2 ont vu le jour de 2014 à 2017, soit une hausse de 5 %. Ce besoin de convivialité contribue donc à l’attracti-

vité du commerce de centre-ville malgré la concur-rence des réseaux sociaux.

STATU QUO ET DÉFAITISME CONTRE CRÉATIVITÉ

La mort du commerce de centre-ville n’est donc pas pour demain ! D’autant qu’un quatrième couple de forces antagonistes est à prendre en compte : le défaitisme versus la créativité. Certains sont tentés de conclure que la croissance exponentielle de l’e-commerce et l’influence grandissante des réseaux sociaux ont fait émerger une «  nouvelle donne  » irréversible qui fait que les parts de marché gagnées par l’e-commerce sont définitivement perdues par le commerce physique.

C’est sans compter sur la créativité et le dynamisme du commerce physique qui participent à son main-tien comme canal commercial incontournable. De nouveaux concepts et de nouvelles enseignes, que personne n’avait imaginés il y a quelques années, émergent régulièrement (Le Bar des Coloristes, ciga-rettes électroniques, Nespresso, M&M’s Store, Apple Store, etc.).

C’est également le cas pour des formats innovants comme les pop-up stores de marque ou les bou-tiques «  éphémères  » autour d’une marque. De nouvelles créations/concepts vont invariablement encore apparaître dans les prochaines années. Or seules des surfaces « physiques », notamment sur les artères principales des centres-villes des grandes agglomérations, assurent la visibilité nécessaire au lancement de ces nouvelles offres.

VERS LE MAGASIN CONNECTÉ

Un grand nombre de facteurs concourent donc à asseoir l’attractivité du centre-ville comme outil commercial. L’analyse de différents couples de forces antagonistes fait ainsi émerger un phénomène gra-vitationnel qui fait que l’e-commerce et le com-merce physique s’attirent vers un point d’équilibre qui émerge progressivement : le magasin connecté comme nouvelle vitrine dans les centres-villes.

Avec la montée en puissance des réseaux sociaux, des smartphones et de la géolocalisation, les com-merces physiques de centre-ville s’emparent des outils numériques de fidélisation développés par les acteurs de l’e-commerce, et ce à la lumière des nou-velles habitudes de shopping. Les consommateurs sont de plus en plus nombreux à suivre une marque, un magasin sur les réseaux. Les vidéos postées par les magasins deviennent une source d’information.

1.  Génération des 18-35 ans appelée aussi « Millenials » ou « Génération Y ».2. APUR, L’évolution des commerces à Paris, inventaire des commerces 2017 et évolutions 2014-2017.

La mort du commerce de centre-ville n’est pas pour demain ! D’autant qu’un 4e couple de forces antagonistes est à prendre en compte : le défaitisme vs la créativité

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IEIF RÉFLEXIONS IMMOBILIÈRES

Dossier36

Réenchanter l’acte d’achat. Le smartphone n’est plus uniquement un support pour l’e-commerce. Les consommateurs l’utilisent dans un point de vente pour se renseigner sur un produit, comparer les prix, partager des informations, des photos avec leurs proches. Accessoire devenu essentiel pour le consommateur, il fait progressivement disparaître les frontières entre l’e-commerce et le commerce physique.

Le smartphone, et plus généralement les objets connectés, pourront permettre aux marques/en sei- gnes de communiquer intelligemment avec les clients afin de développer des services numériques très personnalisés transmis en temps réel sur les lieux de shopping afin d’augmenter la fréquentation dans les magasins, améliorer « l’expérience client » et donc accroître leur activité.

À proximité d’une boutique, le client potentiel pourra ainsi se voir proposer par voie électronique une offre commerciale personnalisée. Une fois à l’intérieur du magasin, les nouvelles technologies permettront également de personnaliser le parcours du client, avec, par exemple, des conseils adaptés. Utilisée à bon escient et conformément à la législation, la connaissance du client acquise par sa navigation sur Internet via son smartphone pourra donc réenchan-ter l’acte d’achat.

Le meilleur des deux mondes. Avec cette nou-velle force « phygitale », l’écosystème commercial pourrait connaître une révolution copernicienne où le commerce de centre-ville émergera comme centre de gravité. Faisons le pari qu’il deviendra le canal incontournable proposant le meilleur des deux mondes pour répondre à l’évolution des modes de vie et de consommation.y

Boutique Nespresso, place de la Bourse, Lyon IIe

© Sylvain Barret