Le conflit entre l'elite dirigeante et l'élite culturelle

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  • 8/13/2019 Le conflit entre l'elite dirigeante et l'lite culturelle

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    Aleksander Gella

    Le conflit entre l'lite dirigeante et l'lite culturelle : l'exemple de

    l'Europe de l'EstIn: Revue d'tudes comparatives Est-Ouest. Volume 9, 1978, N3. pp. 155-168.

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    Gella Aleksander. Le conflit entre l'lite dirigeante et l'lite culturelle : l'exemple de l'Europe de l'Est. In: Revue d'tudes

    comparatives Est-Ouest. Volume 9, 1978, N3. pp. 155-168.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/receo_0338-0599_1978_num_9_3_2183

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_receo_293http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/receo_0338-0599_1978_num_9_3_2183http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/receo_0338-0599_1978_num_9_3_2183http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_receo_293
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    Rsum

    Le conflit entre l'lite culturelle et l'lite dirigeante est un lment permanent de l'histoire des nations.

    L'ide platonicienne des rois-philosophes est la seule qui permette de rsoudre ce conflit. Les pres

    du communisme moderne n'auraient pas pu proposer ouvertement cette solution. Cependant, la

    premire lite dirigeante de la Russie post-rvolutionnaire peut tre considre comme une lite

    dirigeante de philosophes . Les rves ont la vie courte mais mme Staline prtendait tre l'interprte

    philosophique du seul systme philosophique authentique : le marxisme- lninisme .

    Le caractre de l'lite culturelle est dtermin par celui de l'lite dirigeante. Plus le systme est

    totalitaire, plus son lite culturelle sert directement l'lite dirigeante et en dpend. Cette obissance

    servile cre cependant une polarisation au sein de l'lite culturelle. Une opposition intellectuelle non

    reconnue et opprime apparat en marge de la vie culturelle. Cette opposition est secrtement soutenue

    par certaines factions de l'lite dirigeante ; ainsi, cette dernire est galement divise, lentement mais

    invitablement. Ce processus a t particulirement vident en Pologne en 1955-1956 et en

    Tchcoslovaquie en 1967-1968.

    La relation entre lite culturelle et dirigeante en Union Sovitique est diffrente de celle des pays est-

    europens, en raison notamment du sort diffrent de leurs intelligentsias respectives. Le processus

    d'apparition d'une lite culturelle non conformiste a dur nettement plus longtemps en U.R.S.S. que

    dans les autres pays.

    Les courtes priodes de coopration enthousiaste des lites culturelle et dirigeante (Pologne en 1956,

    Tchcoslovaquie en 1968) doivent tre analyses dans le cadre des luttes nationales contre l'lite

    dirigeante sovitique.

    Abstract

    The Conflict Between the Power Elite and the Cultural Elite: the Case of Eastern Europe.

    Conflict between the cultural elite and the power elite is a permanent element in the history of nations.

    The Platonic idea of "philosophers-kings" provides the only solution of this conflict. The fathers of

    modern communism could not have openly proposed this solution. However, the earliest power elite in

    post- revolutionary Russia might be seen as a power elite of "philosophers". Dreams are short-lived, but

    yet even Stalin pretended to be a philosophical interpretor of the "only true philosophical system of

    Marxism-Leninism".

    The character of the cultural elite is determined by the character of the power elite. The more totalitarian

    the system, the more its culture elite depends upon direct service to the power elite. This servile

    obedience, however, causes a polarization within the cultural elite. Un-recognized and oppressed

    intellectual opposition arises on the margin of cultural life. This opposition finds secret support from

    some factions of the power elite; thus the latter is also slowly but unavoidably divided. This process was

    most evident in Poland 1955-1956 and in Czechoslovakia 1967-1968.

    The relation of cultural and power elites in the Soviet Union has differed from that of the East European

    countries mostly due to the different fates of their intelligentsias. The process whereby the non-

    conformist cultural elite came into being lasted much longer in Russia than in Eastern Europe.

    The short periods of enthusiastic cooperation between the cultural and power elites (Poland 1956,

    Czechoslovakia 1968) must be seen in the framework of national struggles against the Soviet power

    elite.

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    Le conflit entre l lite dirigeanteet l lite culturelle :

    l exemple de l Europe de l Est

    Aleksander GELLA*

    L histoire de l humanit est partiellement l illustration du conflit entredeux groupes dominants de la socit, ceux qui exercent le pouvoirpolitique et ceux qui reprsentent la ralit culturelle. Le premier groupese compose d hommes d action, d hommes qui doivent avoir le couraged agir ; le second rassemble des hommes d ides, dont le courage estcelui de penser. L ambition des premiers est de dominer le peuple,d organiser et de contrler la sphre matrielle de la vie sociale ; l ambitiones seconds est d influencer les penses et les sentiments des gens,d exercer le gouvernement des mes . Les deux groupes s opposentsouvent de sorte que le second, que nous appellerons P lite culturelle > qui est presque par dfinition la source d ides rebelles et de thoriesnon orthodoxes1 a toujours suscit au moins les soupons et parfoisa t carrment supprime par le premier groupe, 1 lite dirigeante >.En gnral, par lite dirigeante > nous entendons le groupe ou le cerclequi, au sein de 1 lite politique , participe directement aux dcisionsgouvernementales ou qui exerce une influence dcisive sur l organisationpolitique et militaire d un pays ; et par lite culturelle , nous comprenonses intellectuels l avant-garde de la socit, ceux qui constituentle groupe d esprits crateurs et critiques et qui contribuent et influencentle dveloppement des formes les plus leves de la culture nationale.11 est important de comprendre que l lite dirigeante fait partie del lite politique mais ne la recoupe pas ncessairement. L lite politiquese compose non seulement des dtenteurs du pouvoir d un corps

    * State University of New York, Buffalo (Etats-Unis).(1) S.M. Lipset, R.B. Dobson, The Intellectual as Critic and Rebel : With SpecialReferences to the United States and the Soviet Union, Daedalus, t 1972, pp. 137-198.155

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    Aleksander Gellapolitique , selon la dfinition de Harold Lasswell1, mais aussi des dtenteurs potentiels du pouvoir, c est--dire des individus ou des groupesayant suffisamment de savoir, d exprience ou de prestige politiquespour pouvoir influencer les conceptions politiques de parties importantesde la socit tout en tant privs, pendant une priode donne, despossibilits d exercer une telle influence. Donc, en rgle gnrale, on peutdistinguer deux groupes au moins au sein de l lite politique : une liteau pouvoir et une lite dans l opposition. Dans des dmocraties occidentalesomme la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et le Canada, l oppositionprovient essentiellement de la mme classe sociale que l lite dirigeante ;dans d autres socits, l lite oppositionnelle reprsente de manire caractristique une classe sociale ou une idologie concurrentielle.

    L lite culturelle est un groupe peu homogne mais li d individusdont l influence imprime une marque sur les formes suprieures dela culture nationale. En outre, pendant les priodes de transformationssociales rapides ou d agitation, notamment tout de suite avant et aprsune rvolution politique, il devient possible de distinguer deux litesculturelles, celle qui collabore avec l lite dirigeante et celle qui adopteune position idologique inacceptable pour l lite dirigeante. Cependant,si une rvolution instaure un systme totalitaire, aucune polarisation l intrieur de l un ou l autre groupe de l lite ne peut survivre longtemps.L lite dirigeante s oppose l existence mme d un cercle plus larged lite politique . En mme temps, l lite culturelle domine et contrlesi troitement l lite dirigeante qu il n y a plus de place pour des cerclesindpendants au sein de l lite culturelle.L invitabilit du conflit entre l lite dirigeante et l lite culturellede mme que la polarisation interne de l une et l autre ont gnralementt considrs comme donns tout au long de l histoire. Seuls les communistes e sont dlibrment efforcs de combler le foss sparant lesdeux groupes et d liminer ainsi les conflits existants ou potentiels entreeux. Le prdcesseur des communistes modernes dans cette tentativea t Platon, lui-mme communiste ; que son communisme fut aristocratiquet orient vers la consommation des biens, contrairement au caractre mocratique du communisme moderne (en thorie du moins), dontl accent se porte sur la production, ne nous intresse pas ici. Platona t le premier penseur qui ait clairement compris que le conflit entreles deux lites ne pouvait tre surmont que si les philosophes devenaientdirigeants ou les dirigeants philosophes. Le lien entre les conceptionsde Platon et le communisme moderne est, bien sr, complexe et sujet controverse. D une part, des critiques comme Karl Popper voudraientnous faire croire que Platon est le pre inconscient de l Etat totalitaire

    (1) H.D. Lasswell, D. Lerner, CE. Rothwell, The Comparative Study of Elites,tanford University Press, 1952, p. 13.156

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    Le conflit entre l lite dirigeante et l lite culturelle : l exemple de l Europe de l Estmoderne1, un thme dont on continue dbattre trs vivement. D autrepart, un groupe de structuralistes franais, y compris Georges Dumzilet Emile Benveniste, a rcemment dcrit une srie de structures socialestripartites, de caractre indo-europen et remarquables pour n avoirpas du tout t influences par la pense grecque. Sauf dans la Rpublique(livre IV), on trouve cette tradition politique beaucoup plus chez Homreque chez Platon2.Le problme de l antinomie entre le pouvoir politique et les autoritsintellectuelles n a pas t clairement peru par les pres du communismemoderne. Les raisons en sont faciles comprendre : leur vision d un Etatidal s tant dveloppe dans des circonstances politiques particulires,elle tait elle-mme historiquement dtermine. Il se peut galement queMarx et Engels, de mme que Hegel, se soient totalement mpris surla relation entre l idal et le rel dans la tradition classique3. En particulier,ils taient convaincus que dans une socit capitaliste la seule forcecapable d abolir l ordre capitaliste et de construire sa place un mondecommuniste tait le proltariat insuffl d esprit dmocratique ; mais ilsse rendaient compte galement que l appel aux masses serait inefficaces il incluait la promesse de btir un Etat dirig par l lite intellectuelle.De ce fait, le problme n a jamais t pos ouvertement que ce soitpar les fondateurs du mouvement communiste ou par ceux qui difientl empire communiste4. Nanmoins, la prsence non reconnue de l ancienrve dans les principes fondamentaux du communisme moderne doittre prise en considration pour comprendre quel point la naturedes lites dirigeante et culturelle et leurs relations mutuelles diffrentdans un Etat totalitaire et une dmocratie.

    L origine historique relle des Etats communistes ouvre des perspectivessupplmentaires que l on peut clairer en appliquant une thorie dela conqute lgrement modifie. Le cas qui nous occupe est celuid une conqute intrieure, dont les acteurs constituaient un groupe rela-

    (1) Karl Popper, The Open Society and its Ennemies, Routledge, Londres, 1945 (enrimpression).(2) C.S. Littleton, The New Comparative Mythology, Berkeley, 1966, notammentpp. 257 et suivantes pour une synthse des diverses remarques de Dumzil sur le sujet.Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-europennes, Paris, 1969 et Londres1973.(3) Je remercie J. Ketchum pour m avoir fait prendre conscience de ce problme.Dans un manuscrit non publi et au cours de conversations prives, il estimait que Platoncritiquait en fait ironiquement le communisme aristocratique de consommation de sonpoque et, en ralit, de sa propre famille. La relation entre Platon, les traditions idologiques indo-europennes et le communisme moderne mrite des analyses supplmentaireset trs pousses.(4) Si Ketchum a raison, l idal dans la tradition platonicienne ne pourrait jamais sematrialiser totalement dans la ralit socio-politique ; Hegel aussi bien que Marx, lasuite de Platon, ont conu des utopies idalistes et matrialiste (respectivement ralisables)ui refltent une incomprhension totale de Platon lorsqu il insistait sur le fait quela conception de l idal ne peut jamais tre ralise en pratique.

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    Aleksander Gellativement restreint1, bien entran et form selon une philosophie politiqueet une doctrine conomique particulires et un type de sociologie dnommmatrialisme historique. Ils devaient galement tre hautement qualifisen ce qu on nomme par euphmisme ingnieurie sociale , une aptitudeque l on retrouve toujours chez ceux qui s emparent du pouvoir etl exercent. Mais ce qui distingue le plus radicalement les communistesdes autres groupes politiques est leur degr exceptionnel d allgeanceintellectuelle un systme unique, global de pense. Seules des personnesayant une conviction intime toute preuve pouvaient travailler avecautant d acharnement la ralisation du type de rvolution le plusambitieux que l on connaisse dans l histoire, une rvolution promettantd abolir l Etat et d effacer les frontires nationales et de classe de mmeque les barrires religieuses et l influence des autres systmes philosophiques, une rvolution librant l homme de tous les fardeaux dontl avait charg l histoire, assurant simultanment au peuple la libertet l galit et surtout une rvolution permettant aux dirigeants d organiserun systme conomique quitable, fond sur des principes et une planific tion scientifiques. a ralisation de ce rve n est pas la mesuredu politicien traditionnel. Au contraire, les objectifs de la rvolutioncommuniste ncessitaient et ont d ailleurs cr un type nouveau d litepolitique. Le membre idal de l lite communiste, mme s il n a jamaist un intellectuel de mtier, fait preuve d une vritable matrise decette connaissance globale qu est le savoir du parti 2. Que sa formationde base ou sa position et ses fonctions politiques le lient l conomieou la biologie, l administration ou la diplomatie, il doit tre parfaitementiniti aux vrits incontestables incarnes par sa foi politique sans faille,des vrits mises l preuve et dmontres par la pratique rvolutionnaire,es vrits par lesquelles on peut expliquer tous les phnomnesde notre univers social.

    Donc, en un sens, le grand rve que Platon cherchait raliser dansla socit beaucoup moins complexe qu il avait imagine est finalementdevenu ralit au xxe sicle. Lnine et la premire lite dirigeante dela Russie post-rvolutionnaire peuvent figurer une lite dirigeante de philosophes 3. On peut ventuellement les critiquer pour leur troi-

    (1) La rvolution bolchevique russe offre l exemple le plus classique d une conquteintrieure du pays par une organisation politique relativement peu nombreuse, qui atrouv le moment propice pour abuser les masses avec quelques slogans vocateurs telsque le pouvoir au peuple , la terre aux paysans , etc.(2) Le terme savoir du parti est frquemment utilis dans les milieux communistesest-europens. Le membre orthodoxe du parti devrait croire que le seul savoir authentiquest le savoir du parti . C est--dire, selon les besoins du parti, une interprtationchangeante des vnements mondiaux l aide de citations de Lnine, Engels et Marx.(3) Dans l lite dirigeante bolchevique, qui s est forme autour de Lnine pendant larvolution et au cours des quelques annes qui l ont suivie, il se trouvait plusieurs personnes d origine plus intellectuelle mais sans formation classique. Seules quelques unesavaient un diplme universitaire (Lnine, Marchlewski).158

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    Le conflit entre l lite dirigeante et l lite culturelle : l exemple de l Europe de l Esttesse d esprit ou pour le caractre idologique de leur philosophie oupour leur attitude quasi-religieuse son gard ; mais les nombreusesannes de discussions et de polmiques intellectuelles avant la rvolutionont fait indniablement de ces hommes des sortes de philosophes, ausens large du terme.Mais les rves sont phmres. Si l on devait crire une histoiredu rve platonicien du roi philosophe, on serait forc de conclure quel heureuse priode de ralisation de ce rve n a dur que quelquesannes. Platon tait convaincu que les philosophes qui se partageraientla direction de l Etat vivraient et exerceraient ensemble le pouvoir dansune atmosphre d harmonie philosophique. Mais les philosophes marxistes uis les philosophes marxistes-lninistes, ont bris le moule. Mmeles dirigeants philosophiques de l poque de Lnine ne tolraient pasles personnes la tournure d esprit philosophique. Le sort des quelquesbolcheviks russes, philosophes par profession comme Alexander Bogdanovet Anatol Lunacarskij, est l pour le montrer1.Par la suite, la tche de maintenir l unit parmi les philosophes dirigeants chut au grand linguiste , Joseph Staline dont les mthodespour rduire les polmiques ont t des plus efficaces. L histoire humainea peut-tre compt de plus grands assassins mais Staline a le mieux russi crer chez des millions de ses concitoyens et chez de nombreuxintellectuels d autres pays l impression et mme la conviction qu il taitle grand prtre d un systme philosophique mondial, son thoricienle plus avanc et son porte-parole2.Aprs la mort de Staline, une tendance pragmatique a pntr et minle systme sovitique, affaiblissant le caractre philosophique de l literusse au pouvoir. Aucun dirigeant sovitique aprs Staline ne s est prtendu un philosophe contribuant dvelopper le systme philosophique.Aucun n a tent de s imposer comme autorit scientifique l exemple deStaline durant les dernires annes de sa vie lorsqu il crivit un traitde linguistique3. Ce qui ne veut pas dire que l lite dirigeante post-stalinienne ne connaissait rien au marxisme-lninisme. Elle en taitimprgne et continuait lui servir d interprte officiel. Mais les exigencesde la ralit corrodent parfois la fidlit envers les principes idologiquesou philosophiques. Et plus la faille s largit entre la ralit sociale creet les idaux proclams, plus l idologie sert enrober des activits

    (1) Alexander A. Bogdanov (1873-1928) tait mdecin de profession. En tant que philosophe il a formul une thorie de l empiriomonisme et a t l un des premiers rvisionnistes du marxisme. Anatol V. Lunacarskij (1875-1933) a fait ses tudes l Universitde Zurich. En 1909, il publia son Aperu de philosophie collective. LunaSarskij, Bogdanov,Gorki, et quelques autres ont cr Capri en 1909 une cole suprieure pour l lite desouvriers de l industrie russe.(2) En tant qu autorit suprme en la matire, Staline a dgag et interprt les principesfondamentaux de la seconde composante du marxisme-lninisme dans ses Problmes duLninisme (1926).(3) J. Staline, Sur la linguistique, 1951.159

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    A leksander Gellapurement pragmatiques. En mme temps, toute rvision du dogme estextrmement dangereuse.

    Le dclin des aspirations philosophiques et de l thique idologiquede l lite dirigeante en Union Sovitique de mme que dans les autrespays socialistes n a pas affect la seconde caractristique importantede l lite dirigeante communiste, qui la diffrencie considrablement deses homologues dmocratiques. Il s agit de son caractre exclusif, d unesituation o l lite dirigeante est la seule lite politique du pays. Bienentendu, les systmes parti unique des Etats fascistes ont produit lemme rsultat : l limination systmatique de toutes les autres litespolitiques. Cependant, les systmes fascistes ont dur, sauf dans le casde l Espagne, un temps relativement court. L lite oppositionnelle a pusurvivre dans la clandestinit ou en exil. a situation est trs diffrentedans un pays o le parti unique s est maintenu durant plus de deuxgnrations. Quand le pouvoir totalitaire dure aussi longtemps, aucuneautre lite politique n a de chances de survivre. Il est presque invitable,bien sr, que des factions mergent au sein de l lite dirigeante et queceux qui dtiennent le pouvoir rencontrent une semi-opposition interne.Chaque faction tentera de rejeter l autre au-del de la limite dfinissantl unit formelle du parti. Ds que la faction (ou le membre) vaincueest exclue du cercle, elle n appartient plus d aucune manire l litepolitique. Pendant la priode stalinienne, les membres exclus taientliquids physiquement ; aprs 1 humanisation ultrieure du mondecommuniste, ils ont pu survivre mais politiquement on pouvait les considrer comme morts.Le caractre de l lite culturelle dpend de celui de l lite dirigeante.Plus un systme et son lite dirigeante sont devenus totalitaires, plusl lite culturelle est restreinte un cercle idologiquement homogne.Le rle social de ce type d lite culturelle est limit par ce qu on attendd elle, l obissance aux exigences et souhaits de l lite dirigeante. Unedivergence entre le rle attendu et le rle effectivement jou est la preuved un dclin du totalitarisme de l lite dirigeante. A l oppos, l lite culturelle d un pays dmocratique a un caractre htrogne. L lite culturelled un systme totalitaire aussi bien que celle d une dmocratie ont unestructure hirarchise mais les bases de ces hirarchies sont compltementdiffrentes.Plus le systme totalitaire est fort, plus la hirarchie de l lite culturelledpend du soutien qu elle apporte directement aux intrts de l litedirigeante. Selon les termes d un cercle indpendant de l intelligentsiaest-europenne, cette lite culturelle officielle faisait office de cour .Un membre de ce groupe doit possder une srie de qualits trs prochesde celles des anciens courtisans > royaux. Ses talents doivent tre divers(y compris un certain art de la flatterie) et il doit admettre le fait quesa situation dpend de ses services la cour, de son obissanceaveugle et de sa capacit illimite louer les actions et les dcisionsde l lite dirigeante de mme que ses points de vue et opinions changeants.Bien sr, le courtisan devrait tre galement un bon pote, crivain

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    Le conflit entre l lite dirigeante et l lite culturelle : l exemple de l Europe de l Estou homme de science ; mais sa principale proccupation doit tre d viterun conflit entre son service la cour et ses conceptions professionnelles.

    Pour comprendre ce processus, il eut mieux valu que les sociologuesoccidentaux lisent les ouvrages des auteurs migrs plutt que ceux deleurs collgues est-europens. Par exemple, parmi les principaux ouvragesdcrivant le processus d asservissement des membres de l lite culturelleofficielle on peut citer celui du pote et crivain Czeslaw Milosz1.

    Mais cette situation, qui plat l lite dirigeante, ne peut durer trslongtemps. L obissance servile et l adulation contribuent crer unordre hirarchique artificiel au sein de l lite culturelle. Dans ces conditions, les esprits les plus crateurs et indpendants sont obligs de vivreen marge ou au-del du cercle de l lite culturelle. Le dclin gnralde toutes les formes de tentatives spirituelles, qui rsulte de cette situation,commence alarmer mme certains membres de l lite dirigeante totalitaire. Mais ceux qui ragissent le plus fortement au dclin de la vieculturelle de la nation sont videmment les membres se situant lapriphrie de l lite culturelle officielle auxquels les privilges ont trefuss. Ils deviennent d abord critiques et rebelles. Les critiques trouventensuite un cho auprs de toutes les personnes qui sont des consommateursonscients des biens culturels de sorte que ces intellectuels commencent se rendre compte du soutien que leur apportent les massesde gens duqus. Progressivement l lite culturelle d un pays se polarise :d une part, on trouve les intellectuels salaris, les crivains et les artistesde l establishment totalitaire ; de l autre, l lite non reconnue mais deplus en plus influente des arts, des lettres et de la science qui jusqu icivivait sous la chape de la censure et de l importance artificielle desserviteurs culturels de l lite dirigeante.

    L opposition intellectuelle croissante doit combattre sur deux fronts.Elle doit dfendre son existence mme contre les mesures administrativesdont fait usage l aile orthodoxe de l lite dirigeante ; et doit lutter enmme temps contre l lite culturelle officielle. Ce combat, une fois commenc, ne peut tre arrt. Mme lorsque l aile orthodoxe de l litedirigeante tente de retrouver le contrle total de l intelligentsia l aidede diverses mesures administratives, elle ne fait pas disparatre pourautant la cause pour laquelle se bat l lite culturelle opprime. Sa voixa t perue et entendue par la jeune gnration. Le nombre des espritscritiques va se multiplier parmi les milieux intellectuels d avant-gardequi esprent de plus en plus parvenir leurs fins. A titre d illustrationhistorique de ce processus, on peut citer deux priodes libratrices ,>celle de 1 Octobre polonais > de 1956 et celle du Printemps dePrague en 1968. L espoir d chapper au gouvernement totalitaire a valu Gomulka en Pologne et Dubcek en Tchcoslovaquie un soutienconsidrable des intellectuels qui taient rests silencieux pendant la

    (1) Czeslaw Milosz, The Captive Mind, A.A. Knopf, New York, 1953.161

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    Aleksander Gellapriode stalinienne et se sont mis jouer un rle actif ds que leurspays ont commenc perdre leur caractre strictement totalitaire.L lite dirigeante d un Etat totalitaire tente de se prsenter commeun bloc, une unit de pense et de sentiment, de conception et devolont d agir. Cette faade ne peut disparatre sans menacer l existencedu systme parti unique. Mais derrire elle, une lutte permanente entrefactions politiques affaiblit l efficacit du processus de dcision, prparantla voie toutes les sortes de corruption politique. Cependant, aucunefaction de l lite dirigeante des Etats totalitaires du bloc socialiste nepeut chercher s allier avec des groupes politiques extrieurs au particommuniste puisque, d abord il n en existe pas dans un modle classiqued Etat communiste et ensuite, mme si un groupe indpendant de politiciens se crait, toute alliance ou compromis avec ce groupe serait uncas de trahison1.

    Ainsi, les factions de l lite dirigeante pourraient devoir chercher s allier avec l un ou l autre des groupes ascendants de l lite culturelle.Les critiques formules par ces groupes, bien qu elles s adressent gnralement professionnellement et officiellement, au groupe dirigeant >de l lite culturelle, peuvent appuyer indirectement les intrts d unefaction donne de l lite dirigeante. Mais, compte tenu de l unit officiellede l lite dirigeante, toutes ces manuvres des factions politiques doiventtre entreprises secrtement. Un exemple classique de cette lutte a tla campagne contre le ralisme socialiste en Europe de l Est. En ce sens,le soutien politique accord un groupe non privilgi de l lite culturellepeut fortement stimuler le renouveau de la vie culturelle et le processusse transformer en un enchanement d actions et de ractions que seulquelque vnement extrieur peut interrompre : la guerre, la rvolution,une catastrophe naturelle, etc.Le dveloppement de la vie culturelle, mme s il est stimul par etdans l intrt d une des factions de l lite dirigeante, peut avoir d importantes onsquences pour la vie politique du pays. C est ce que montreparfaitement l histoire rcente de la Pologne et de la Tchcoslovaquie.Aussi bien Varsovie en 1955-1956 qu Prague en 1967-1968, leschangements politiques n auraient pu se produire sans la pression d unefaction de l lite culturelle ; rciproquement, ils ont t possibles grceau soutien et aux encouragements secrets de certains groupes de l litepolitique2. Les chercheurs moins analytiques ou moins bien informs desaffaires est-europennes dclarent souvent que le rle dcisif dans cesvnements a t jou par les membres mmes de l lite culturelle offi-

    (1) Dans cette optique, la Rpublique populaire de Pologne, o l Eglise catholique aprserv son indpendance et reste un facteur important de dveloppement interne, doittre considre comme un Etat semi-totalitaire.(2) S.L. Schneiderman, The Warsaw Heresy, New York, Horizon Press, 1959 etJ. Kuron, Revolutionary Marxist Students in Poland Speak Out, 1964-1968, New York,Merit Publishers, 1968 ; cf. aussi G. Mond, in Le vingtime Congrs : Mythes et ralitsde VEurope de l Est en 1956, Institut d Etudes Slaves, Paris, 1977, pp. 79-83 et 114-128.162

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    Le conflit entre l lite dirigeante et l lite culturelle : l exemple de l Europe de l Estcielle, ceux du moins qui avaient l esprit critique. C est un point de vuedform, cr par la propagande des membres purgs de l ancienne liteculturelle officielle qui plaident leur propre cause. Il est vrai que lesmembres les plus privilgis de cette lite, bien entrane des comportements conformistes, ont gonfl leurs voiles aux premires brises dsqu ils ont senti tourner les vents de la destine. Mais ces souffles nouveaux ne venaient pas d eux mais de la corrosion invitable du systmetotalitaire, suivie d une fermentation sociale plus ou moins secrtemeu**appuye par l lite vritable et humilie de la nation.

    Dans les socits occidentales, le conflit entre l lite dirigeante et l liteculturelle est d une nature fondamentalement diffrente de celle de cemme conflit dans les pays communistes puisque les deux lites appartiennent aux classes moyennes (ou du moins la plupart de leurs membresen sont originaires). Mais l origine sociale signifie tout autre chose pourles peuples des pays peu dvelopps du bloc communiste et ceux dessocits occidentales post-industrielles. Les socits russe, est-europenneet, un degr moindre, de l Europe centrale, ont t divises en deuxgroupes trs distincts : les petits groupes de personnes ayant particip des formes leves de culture nationale et les masses vivant soit dansle cadre des cultures ethniques locales soit dans celui d une cultureplbienne, caractre plus international. a rvolution communiste aamlior la situation en ouvrant chacun les chances de participer auxformes nationales et leves de la culture. Mais la ralisation d unetransformation sociale et culturelle de cette ampleur est encore trs loigne ; en Europe occidentale, il a fallu 200 ans pour transformer lespaysans en agriculteurs et pour donner au travailleur enferm dans uneculture plbienne locale le sens d appartenir la culture nationale.Le conflit normal et universel entre les lites dirigeante et culturelle at intensifi en U.R.S.S. et en Europe de l Est par le foss entre lesorigines sociales de ces deux lites.Bien qu en Europe de l Est il y ait eu une forte tendance l homognisation idologique et sociale de l lite culturelle, le parti dut faireabstraction dans une certaine mesure de l origine de classe pour agrmenter les cercles officiels de la nouvelle lite culturelle de quelques nomsclbres. A des fins de propagande, il a t trs utile au parti de mettreen avant sur le plan national ou mme international certains nonmembres , dtenteurs de noms historiques et dcids lui obir servilement. Leurs noms taient ncessaires pour tromper l opinion publiquesurtout l tranger. Les crivains, artistes et scientifiques clbres quin taient pas disposs obir aveuglment ont t purgs ou rendusmuets d une faon ou de l autre, mme s ils jouissaient d une rputationd hommes de gauche ou progressiste1.

    (1) Le sort de Stanislaw et Maria Ossowski, sociologues polonais de rputation internationale peut servir d exemple. Le parti ne les a pas purg mais leur a refus le droitd enseigner. Le professeur Ossowska m a dit un jour, en 1950, avec beaucoup d amertume ils nous payent pour rester silencieux .163

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    Aleksander GellaC est l une des tragdies et des paradoxes de la rvolution communiste,u en dpit de ses immenses ambitions intellectuelles, elle ait presquetotalement exclu de la construction du monde communiste les personnesqui reprsentaient les anciennes classes privilgies, celles qui, dans lesconditions conomiques du pass, seraient devenues les principaux ini

    ti teurs de toutes les formes leves de la culture. Les maraudeurs du capitalisme sont devenus les fondateurs du socialisme , comme l crivait Ludwik Gumplowicz1, conscient de l originebourgeoise des thoriciens du socialisme scientifique . C tait vrai pourl Occident. En Russie, cependant, les pres de la rvolution taient issusde la couche la plus aline de la socit, l inte lligentsia. Il s agissaitd une couche particulire qui n a jamais eu d quivalent en Occident.L intelligentsia classique (de la fin du xixe sicle et des premiresdcennies du xxe sicle) tait absolument prdestine entreprendre larvolution. Elle tait aline au sens politique par rapport l establishmentaristocratique et au sens culturel par rapport aux schmas culturels et la mentalit traditionalistes et gnralement conservateurs des classesmoyennes et infrieures. Malheureusement pour le dveloppement desEtats socialistes, la haine de classe irresponsable des Bolcheviks a provoqu le sacrifice de cette couche sociale d avant-garde, primordiale audpart pour la cause de la rvolution, au profit du mythe d un Etatproltarien et paysan.Pour des raisons idologiques et du fait de l attitude ngative del intelligentsia, l lite dirigeante communiste a d recruter dans sesrangs les personnes sans ducations des classes infrieures dont laformation culturelle n avait rien en commun avec celle des pres ducommunisme moderne. Mais l Etat communiste, plus que tout autre, avaitbesoin des comptences et de l idalisme de l intelligentsia. Les membresde cette couche sociale qui ont survcu la rvolution russe et ceuxqui en Pologne (le seul autre pays o une intelligentsia s est dveloppeau cours de l histoire) ont survcu au programme d extermination naziet aux perscutions staliniennes, taient pour la plupart impermables la propagande communiste.Au cours de la premire priode (les annes vingt en U.R.S.S.), puisau cours des annes quarante en Europe de l Est, de petits groupesd une nouvelle lite culturelle sont apparus, qui comprenaient la fois

    des membres de l ancienne intelligentsia d obdience communiste etd autres intellectuels pour qui servir ou collaborer avec un pouvoir totalitaire ne posait pas de problme moral. Ce furent des priodes d harmoni t d idylle entre les lites dirigeante et culturelle. Cette harmonies est progressivement dtriore aprs la mort de Staline. Des factionslibrales de l lite dirigeante ont commenc appuyer ou encouragerdes lments non-conformistes de l lite culturelle. Cette volution est

    (1) L. Gumplowicz, Sozialphilosophie im Umriss, Insbruck, 1910, p. 134.164

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    Le conflit entre l lite dirigeante et l lite culturelle : l exemple de l Europe de l Estparticulirement nette lorsqu on tudie les documents concernant lapriode du dgel en Pologne (1955-1956)1.L volution historique diffrente du pouvoir communiste en Russied une part et en Pologne ou en Tchcoslovaquie d autre part a faitnatre des relations trs diffrentes entre les lites dirigeante et culturelledans ces pays. a socit sovitique tait si totalement contrle etl ancienne lite culturelle si entirement dtruite que le processus d apparitiond une lite culturelle non-conformiste a t beaucoup plus lentqu en Pologne ou en Tchcoslovaquie. L ancienne tradition intellectuellea t brise en Union Sovitique. Les cercles indpendants, non-conformistes se crant au sein de l lite culturelle ont d inventer denouveaux modes de vie et de dveloppement et de nouvelles voies d influence sociale. L lite culturelle sovitique officielle ne s est pas sparede l lite dirigeante de la mme manire qu en Occident. Nanmoins,sur les marges de la vie culturelle et intellectuelle sovitique on a vuapparatre des esprits indpendants extrmement intressants autour desquels une nouvelle lite culturelle indpendante a commenc se dvelopper. Ces cercles tentent de jouer un rle social important, un rlesi normal en Occident qu on ne l voque mme pas. Elle s est battuepour le droit de critiquer la ralit sociale, ce qu un membre de l liteculturelle occidentale considrerait comme son devoir plutt que commeun privilge. Mais cette nouvelle lite culturelle qui apparat s opposenon seulement l lite dirigeante et son appareil policier mais aussi l lite culturelle officielle. Donc, les esprits indpendants ne peuventinfluencer la socit que par des moyens jugs illgaux ou semi-illgauxpar les autorits (encore qu ils soient absolument lgaux du point devue juridique). Le Samizdat , par exemple, s est avr un moyen trsefficace de propager les conceptions et les ides non-conformistes ainsique des informations indisponibles ailleurs. Un groupe trs restreintd intellectuels russes, critiques et rebelles , est devenu le centre, lenoyau de la nouvelle intelligentsia, non pas en raison de leur ducationmais cause de leur vocation sociale et de leur fidlit aux valeursde la libert et de la dignit humaine pour lesquelles ils sont prts risquer leur propre libert ou leur carrire2.Dans les pays o le communisme a t import , le conflit entreles deux lites a rencontr des conditions plus favorables son dveloppement. Les anciennes lites culturelles n ont pas t supprimes aussiradicalement qu en U.R.S.S. Le niveau gnral de civilisation et d duca-

    (1) Communists on Communism. Readings on the Polish Thaw, Instrumental PressService, New York, 1957 ; cf. G. Mond, 6 lat temu : Kulisy Polskiego Pazdziernika(6 ans aprs : les coulisses de l Octobre polonais), d. Institut Littraire, Paris, 1963.(2) Le Comit moscovite des droits de l homme a t cr en novembre 1970. Lesmembres fondateurs taient les trois physiciens Andrej D. Sakharov, Andrej N. Tver-dokhlebov et Valerij N. Chalidze. Deux experts du Comit sont les scientifiques AlexanderS. Jesenin-Volpin et Boris I. Zuckerman. Alexander I. Solzenitsyn et Alexander A. Galien sont des membres correspondants honoraires.165

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    Aleksander Gellation des masses tait plus lev. Les anciennes lites culturelles, bienque discrdites officiellement, n ont pas perdu leur prestige parmi lesconsommateurs de biens culturels, mme pendant la priode maximalede terreur stalinienne (194SM953). Cette priode a t trop courte pourcouper tous les liens entre la jeune gnration endoctrine et les reprsentants de la pense indpendante. En outre, le parti communiste,particulirement dans le cas de la Pologne, tait trop faible1 pour pouvoirdifier un ordre politique et social nouveau sans une certaine cooprationet un soutien d lments non-communistes. L accord avec l Eglise etles organisations sociales catholiques a par exemple contribu limiterl extension du totalitarisme dans le pays2.Bien sr, les nouvelles lites dirigeantes en Europe de l Est ont faitnatre leurs propres lites culturelles officielles, dotes de nombreux privilges. Celles-ci ont cependant t dfies ds le dbut par des groupesnon privilgis et non-conformistes au sein des lites culturelles. L influence des seconds ne pouvait tre puissante : les professeurs ont tchasss de leurs postes l Universit et les crivains se sont vus retirertout appui et le droit de publier ; on les a punis pour leurs opinionspeu orthodoxes ou critiques (mais non pas liquids physiquement commecela est souvent arriv en Union Sovitique). Nanmoins, l existencemme de ces individus, forcs au silence alors que leur prestige nationaltait lev comme membres de l lite culturelle, en faisait pour les autreset surtout pour les jeunes gnrations le symbole d une autre conceptiondu monde, d une alternative, d un espoir.Par consquent, ds que la terreur stalinienne s est affaiblie, les crit iques et rebelles intellectuels ont rapparu au sein mme de l liteculturelle officielle et privilgie. Il s agissait de ceux qui taient entrsdans le cercle officiel de l lite culturelle soit par opportunisme, soit enpensant pouvoir y jouer un double jeu quitte mme faire les courtisans pendant quelques annes ; ils se mirent examiner les impertinences de la nouvelle cole de pense et manifester leurs propres

    (1) Le parti communiste polonais nouvellement organis sous la dnomination departi ouvrier polonais (1945) n a pu trouver dans tous le pays (totalement occup parl Arme rouge et le N.K.V.D.) plus de 20 000 personnes dcides s y inscrire.(2) Immdiatement aprs la deuxime guerre mondiale, les autorits de l Etat ont duautoriser l Eglise catholique crer plusieurs maisons d ditions d importance mineureet un centre d intellectuels catholiques publiant un hebdomadaire extrmement influentconcernant les affaires sociales et culturelles. Afin de dtruire l influence de l Egliseet de ce groupe d intellectuels catholiques, les autorits communistes ont contribu la cration d un groupe de soi-disant catholiques progressistes qui obtint plus deprivilges que n importe quelle autre organisation polonaise. Il dispose d un quotidien,d un hebdomadaire et d une revue mensuelle. Il a fond une grande maison d ditiondnomme Pax qui a publi un grand nombre d ouvrages trangers. Le groupe Pax est progressivement devenu comme un Etat dans l Etat . Deux autres centres catholiquese sont dvelopps aprs 1956 - Znak et Wiez, tous deux disposant d unemaison d dition. L influence des centres catholiques polonais sur la vie sociale a faitde la Pologne un cas unique parmi les pays communistes ; cf. G. Mond, Les intellectuels des annes soixante-dix en Pologne, Revue de VEst, n 3, 1974, pp. 19-44.

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    Le conflit entre l lite dirigeante et l lite culturelle : l exemple de l Europe de l Estcritiques contre la politique culturelle de l lite dirigeante jusqu au pointde rviser leurs conceptions politiques globales. Leurs voix, videmment,taient en accord avec certaines factions de l lite dirigeante. Ils ontnanmoins jou un rle significatif en tant qu intermdiaires entre lesmilieux culturels authentiquement rvolts et l lite dirigeante.Les conflits entre les lites dirigeante et culturelle en Europe de l Estont parfois t particulirement fructueux. Plusieurs vnements politiques positifs y ont t lis d une faon ou d une autre. On peut dire,cependant, qu il y a galement eu certaines priodes trs prometteusesde coopration entre les deux lites en Pologne aprs 1956 et enTchcoslovaquie en 1967-1968. Mais il faut aussi reconnatre que,d abord ces courtes priodes sont issues des conflits exacerbs qui les ontprcdes et, ensuite, que ces fraternisations sans lendemain des litesdirigeante et culturelle se sont produites des moments o elles luttaientensemble contre le pouvoir sovitique qui dominait toutes les sphresde la vie nationale dans les Etats est-europens. Enfin, ces deux priodessont les seules exceptions d un schma gnral d volution.Conclusions

    L analyse historique et sociale de l volution post-rvolutionnaire desrelations entre les lites culturelles et dirigeantes prsente certaines constantes.Au cours de la premire priode qui a suivi la rvolution, le conflitentre les deux lites n a pas la possibilit de se manifester. Les cerclesde l lite culturelle qui survivent et peuvent s exprimer sont totalementdvous l lite dirigeante et servent en ralit la mme cause.Au cours de la priode suivante, l lite culturelle prend le caractred un corps artificiellement cr qu on peut qualifier juste titre d liteculturelle officielle . Elle provoque l apparition de ses propres groupesd intrt mais acquiert ses privilges aux dpens de sa libert d expression.En mme temps, sur les marges de la vie culturelle, certains espritsindpendants apparaissent mais sont totalement contrls et opprimspar les courtisans de l lite culturelle officielle.

    a priode suivante se caractrise par une intensification du conflitentre les esprits indpendants et l lite culturelle officielle. Cette dernirencessite le soutien des autorits de l Etat (l lite dirigeante) pour parvenir contrler l influence croissante des milieux intellectuels dissidents.Plus un Etat communiste est totalitaire, plus il opprimera cruellementl lite culturelle indpendante et plus lente sera l mancipation de cettedernire.

    Tt ou tard, le conflit d intrts, de conceptions et d attitudes ou,du moins, l antagonisme entre les lites culturelle et dirigeante renatdans ses formes traditionnelles, bien que dans un Etat communiste ilsera toujours tempr et limit par le mythe de l omniscience du parti.L un des pchs philosophiques fondamentaux du marxisme-lninisme167

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    Aleksander Gelaest de ne pas prendre en considration la relation entre pouvoir et vrit.Les socits n ont t capables de se dfendre contre les rves totalitairesque lorsqu elles taient profondment conscientes de ce que la qutede la vrit, qui relve du monde des ides, doit par dfinition trespare des tentatives d organiser et de contrler la ralit politique etsociale.Au Moyen Age, on a conu et appliqu l importante notion de sparation du pouvoir sculier et du pouvoir sacr, notion dveloppe parle pape Gelasius I dans sa Thorie des deux glaives . Au xviii9 sicle,Montesquieu a labor la thorie de la sparation des pouvoirs, thorie quiest devenue l un des principes fondamentaux des dmocraties modernes.L aspect le plus dangereux de la rgression incarne par l idologie communiste est l ide implicite que tous les pouvoirs devraient tre concentrsentre les mains d une lite dirigeante unique. a tentative de contrleret d organiser toute l activit de l lite culturelle n a t qu une face decette rgression.

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