51
1 LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY « Crapahuter » : faire une longue marche en terrain difficile Les personnages (par ordre d’entrée en scène) : OLIVIER, soldat des Forces Françaises Libres JOHNNY / JO, co-pilote d’un bombardier de la Royal Air Force Le père CHARLOT, patron du « Café des Touristes » BEBERT, chat Madame CARTIER (pseudo ECUYER), membre du réseau de résistance CARTE ALBERT : interprète à la GESTAPO de Limoges

LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

1

LE CRAPAHUT

Pièce en un acte de Michel VEY

« Crapahuter » : faire une longue marche en

terrain difficile

Les personnages (par ordre d’entrée en scène) :

OLIVIER, soldat des Forces Françaises Libres

JOHNNY / JO, co-pilote d’un bombardier de la Royal Air Force

Le père CHARLOT, patron du « Café des Touristes »

BEBERT, chat

Madame CARTIER (pseudo ECUYER), membre du réseau de

résistance CARTE

ALBERT : interprète à la GESTAPO de Limoges

Page 2: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

2

Une date certaine a été donnée à ce texte par Huissier de Justice le 26 mars

2018.

Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute

ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé

ne saurait être que fortuite.

Décembre 1943

Quelque part en France…

La scène se déroule d’abord devant, puis à l’intérieur d’un café de

campagne, le CAFE DES TOURISTES, un matin d’hiver. On voit

deux personnages qui s’approchent du café, portant des sacs

volumineux. Les deux hommes sont en sueur, très essoufflés. Il

s’agit d’OLIVIER, vêtu d’un béret et d’une canadienne et de

JOHNNY, qui porte des vêtements très usagés, lesquels ne sont

visiblement pas à sa taille. OLIVIER est de physique râblé et brun.

JOHNNY est grand, mince, avec les cheveux roux. Il parle avec un

fort accent anglais.

A l’intérieur du café, le portrait du Maréchal Pétain trône au

fond de la salle. L’endroit est vide de clients. Un chat dort sur le

comptoir. Le patron, le père CHARLOT, écoute une émission de

radio sur un poste de TSF : un discours de Philippe HENRIOT, le

propagandiste officiel de VICHY.

OLIVIER : Quel crapahut, Bon Dieu…

JOHNNY (avec un accent anglais prononcé) : Crapahout ? Olivier, qu’est- ce que

c’est, crapahout ?

OLIVIER : Crapahuter ? C’est une expression militaire. Un crapahut, dans l’armée

française, c’est un déplacement à pied. Ou à vélo, en l’occurrence…

JOHNNY (il rit) : C’est un truc pour les rampants, ton crapahout. Nous, les aviateurs

de la Royal Air Force, ne sommes pas engagés pour nous balader à pied ou à

vélo…Damn it !

Olivier regarde la devanture du café

OLIVIER : « Le café des touristes » Chez Charlot ! … C’est bien le rade où nous

devons retrouver Ecuyer. C’est le plan B, ici.

Page 3: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

3

JOHNNY : C’est horrible, ici.

OLIVIER : Désolé, chez Maxim, rue Royale, c’aurait été mieux, mais c’est trop loin.

JOHNNY : Qui c’est Ecuyer ?

OLIVIER : Notre contact en France occupée. Ecuyer, du réseau de résistance

« Carte ».

JOHNNY : Oh, I see. J’espère que ton carte, il sera un atout !

OLIVIER : On verra bien. Wait and see, hein.

Un temps

OLIVIER : Maintenant qu’on a planqué les vélos derrière la baraque, on va pouvoir

se reposer un peu.

JOHNNY (il montre les sacs) : Je crois que les choses que tu nous fais trimballer

elles sont vraiment très lourdes. Very heavy !

OLIVIER : Matériel indispensable pour la mission, Johnny.

JOHNNY : Oh, sorry. Je demandais juste, Olivier.

OLIVIER : Je vais fumer une petite clope…Tiens, Johnny, on va s’asseoir un moment

sur cette borne.

Il montre une borne devant le café.

OLIVIER allume une cigarette

Il en propose à JOHNNY

OLIVIER : Tu veux une taffe, Johnny ?

JOHNNY : No, thank you, I do not smoke.

OLIVIER : No smoking ? Bon.

Il s’assoit

OLIVIER : Putain, comme parachutage, il y a mieux.

JOHNNY : Oui, on a carrément loupé la drop zone…

OLIVIER : Et pour cause ! Pas de bol que notre zinc ait été dégommé par la FLAK

juste avant d’y arriver.

JOHNNY : Dommage surtout pour les copains qui ont cramé dans mon avion. Poor

guys.

OLIVIER : Nous, on a eu juste le temps de sauter. Du coup, tu deviens mon équipier

pour la mission, c’était pas prévu…

JOHNNY : Heureusement qu’on a trouvé dans une baraque les vélos et les vieilles

habits des péquenots… On a pu foutre le camp vite fait. Incognito, comme vous

disez…

Page 4: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

4

OLIVIER : Pour que tu sois incognito, heureusement qu’on a trouvé ces fringues. Ça

nous a permis de te déguiser en péquenot, Johnny. Pour crapahuter en France

occupée par les Fritz, c’est plus habile de ne pas se balader dans ton uniforme de la

RAF.

JOHNNY : Tu permets une question, Olivier ?

OLIVIER : Accouche.

JOHNNY : Si on pouvait me trouver d’autres habits ? Le pantalon qui ferme avec une

ficelle, j’aime pas trop, et aussi…

OLIVIER : Quoi encore ?

JOHNNY : Ces habits, elles puent vraiment, Olivier.

OLIVIER : Ne fais pas le difficile. Tu referas ta garde- robe quand tu rentreras à

Piccadilly. Si on arrive à rester vivants, remarque.

JOHNNY : J’espère bien, vieux.

OLIVIER : De toute façon, même déguisé en péquenot, t’es pas couleur locale,

vieux. C’est vrai que ton style c’est plus la relève de la garde à BUCKINGHAM

PALACE que le pince fesses au BALAJO.

JOHNNY (inquiet) : J’ai l’air trop British, tu crois ? Pourtant, je parle français ! I speak

French ! Quand même ! Je peux passer inaperçu ici, je considère ! Tu ne crois pas ?

OLIVIER : Espérons… On va voir si tu fais bien de considérer comme ça.

JOHNNY : Ne t’en fais pas, old boy…

OLIVIER : Bon, maintenant, prudence, mon gars. …Si les Boches nous chopent, ils

ne risquent pas de nous inviter à prendre le five o’clock tea et les petits biscuits qui

vont avec.

JOHNNY (souriant) : Ah oui, Olivier, au fait j’aimerais bien maintenant a nice cup of

tea, après le crapahout, comme tu dis…

OLIVIER : Si on se fait choper, ce ne sera pas le cas.

JOHNNY : You think so ? Tu crois ?

OLIVIER : Non, à mon avis, pas de cup of tea, avec la Gestapo…Si on se fait coffrer,

en guise de festivités, le menu sera limité à de l’eau bouillante. Et pas servi dans une

jolie théière en porcelaine, mais balancé en plein dans la gueule…

JOHNNY : Not very tasty. Very inappropriate.

OLIVIER : Enfin ! C’est pas encore au menu.

JOHNNY : I hope so..

OLIVIER (lui fait signe de se taire) : Bon, on a assez papoté. On va rentrer dans le

bistrot, pour se réchauffer un peu et attendre tranquillement notre rencart avec

Ecuyer. J’espère que les mecs là- dedans vont nous foutre la paix. On verra bien.

Page 5: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

5

La porte du café s’ouvre. Les deux hommes entrent en portant leurs sacoches.

Un bruit assourdissant est émis par la TSF qui diffuse le discours de HENRIOT, le

propagandiste en chef de VICHY.

Le patron, le père CHARLOT, portant un béret et mâchonnant un mégot, essuie des

verres au bar avec un torchon (sale).

Le père CHARLOT (in petto) : Tiens, voilà du monde… (S’adressant à son chat, qui

se réveille à l’arrivée des clients) Tu as vu, BEBERT, des clients !

OLIVIER aperçoit la photo de Philippe PETAIN dans le fond du café.

OLIVIER : Merde alors !

On entend le discours d’HENRIOT à la TSF :

« Vous dites : « je ne veux pas aller travailler pour l’Allemagne ! On vous demande

d’aller travailler en Allemagne, pour la France et pour l’Europe, et ce n’est pas la

même chose ».

OLIVIER esquisse un moment de recul, pour ressortir du café, mais le patron baisse

le son et accroche les nouveaux arrivants du regard. Il est trop tard pour faire

machine arrière.

OLIVIER (en catimini) : Bordel ! On est salement piégés…On baigne dans l’eau de

Vichy, ma parole. C’est un vrai repaire de collabos, ici. Qu’est- ce qu’il a donc

fabriqué, Ecuyer ? Merde alors, son plan B, il peut se le mettre au cul…

Le chat s’étire.

Le père CHARLOT baisse le son de la TSF.

OLIVIER (souriant) : Bonjour mon brave ! « Le Café des touristes », c’est bien ici ?

Le père CHARLOT : Oui, à en croire ce qui est inscrit sur la devanture. Entrez,

entrez. Il y a de la place. Posez vos affaires, ça m’a l’air lourd, ces colis que vous

portez.

Clin d’œil complice

Le père CHARLOT : On en voit des valises et des paquets…Enfin, à c’t’heure, de

nos jours, on se rend compte que tout le monde est toujours en train de trimballer

quelque chose. C’est l’époque.

OLIVIER : Pour ainsi dire.

Le père CHARLOT : Réchauffez -vous un peu, je viens de mettre le poêle en

marche. Je vais m’occuper de vous tout de suite… Je suis paré, comme disait le rôti,

avant de passer à table…

OLIVIER (pas convaincu) : Merci, patron.

Page 6: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

6

Les deux hommes posent leurs sacs et s’assoient à une table. Le patron du bistrot

continue à essuyer les verres, l’oreille collée au poste de TSF. Il remonte le son.

Le père CHARLOT (en extase) : Qu’est- ce qu’il cause bien, ce Monsieur Henriot… Il

sait ce qu’il dit, lui, pas vrai ? « L’Angleterre, comme Carthage, doit être détruite ».

C’est beau, ça. Comme de l’antique !

OLIVIER : Oui, il a la langue bien pendue ce gars-là. (Plus bas) En attendant qu’on

pende la totalité de ce fumier de collabo…

Le père CHARLOT (il tend l’oreille) : Pardon ? Qu’est- ce que vous avez dit ?

OLIVIER (hausse la voix) : Je dis que je regrette de ne pas en avoir entendu la

totalité du discours...

Le père CHARLOT (ravi) : Je vois que vous êtes un vrai patriote, vous aussi, mon

jeune ami…

OLIVIER : Ah oui, certainement. On ne fait pas plus patriote que moi.

Un temps

Le discours est terminé

Charlot coupe la TSF

Le père CHARLOT sort du comptoir et les rejoint

Un temps

Le père CHARLOT (il dévisage ses clients) : Au fait, dites donc, vous n’êtes pas du

coin, vous ? C’est la première fois que je vous vois par ici, pas vrai ? Façon de

parler…

OLIVIER : Ah ? c’est vrai, ça. On n’est pas du coin… On ne peut rien vous cacher.

Le père CHARLOT : Pourtant, vous n’êtes point arrivés en train ? Y a zéro train ce

matin…C’est rapport à l’avion angliche qu’est tombé hier soir sur la voie de chemin

de fer. Encore un exploit de la Royal Air Force...

OLIVIER : Oui, on est au courant…

Le père CHARLOT (colérique) : Moi, je les appelle la « ROYAL AIR FROUSSE ».

(Péremptoire) Je vous pose la question, Messieurs : Est- ce qu’il ne faut pas être

sacrément lâche pour bombarder les gens, bien dissimulé au milieu du ciel, et pour

assassiner de pauvres Français qui n’ont rien fait ? Pas vrai ?

JOHNNY (il réagit brusquement) : Mais…

OLIVIER (chuchotant) : Tais- toi donc…

Le père CHARLOT (soupçonneux) : Pourquoi est-ce que vous ne laissez pas parler

votre ami rouquin ?

OLIVIER : Quand il commence, il ne peut plus s’arrêter. Un vrai moulin à paroles…

Et puis, il a une infirmité.

Page 7: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

7

Le père CHARLOT (curieux) : Ah bon, laquelle ?

OLIVIER : C’est toute une histoire… Euh…C’est dans la tête.

Le père CHARLOT (compatissant) : Je vois cela… C’est bien triste d’être infirme.

Bien triste, allez…Même si c’est que de la tête…

JOHNNY sourit tristement

Le père CHARLOT (réfléchissant) : Quoique la tête, c’est important, hein. Ça

commande tout, pas vrai ?

Un temps

Le père CHARLOT : C’est un pauvre malheureux, pour sûr. C’est sûrement pour ça

qu’il est si mal fagoté, votre copain. Le froc fermé avec de la ficelle, c’est pas bien à

la mode, hein ?

JOHNNY sourit tristement.

OLIVIER : Il est pas trop élégant, c’est vrai, patron. Aujourd’hui, on a du mal à trouver

des habits corrects…

Un temps

Le père CHARLOT (mielleux) : Alors, jeunes gens, nous causions pour savoir

comment vous êtes venus. Dans la mesure où il n’y a pas de train en ce moment…

Eh non…

OLIVIER : Ah oui, c’est vrai. Nous sommes venus à bicyclette. On les avait

emportées dans le train. Par précaution. Quand le train a été coincé, on a pu

continuer avec nos bécanes.

Le père CHARLOT : Ah ! A vélo ? Moi, le vélo, je connais ça. Quand on a foutu le

camp de Paris Quinzième, au moment de l’exode, moi qui vous parle, je me suis tapé

toute la route à vélo…

OLIVIER : Ça vous a fait les mollets, patron.

Le père CHARLOT : Si on veut. Heureusement, j’ai quand même réussi, avant de

partir, à caser bobonne dans la camionnette du bougnat…Elle aurait pas supporté

tout ce trajet à vélo… Et on s’est retrouvés ici. Avec bobonne, on a pris ce café en

gérance. Le bougnat s’est installé à côté. Je ne sais pas si on a bien fait.

OLIVIER : Ah bon, patron ? in petto, entre ses dents : …Il ne va pas finir de nous

casser les pieds avec son bavardage, ce vieux salopard…

Le père CHARLOT : Pour tout vous dire, le mois dernier, bobonne a fichu le camp

avec ce fumier de bougnat.

OLIVIER : Pas possible ?

Le père CHARLOT : Oui, et je vous dirais que mon opinion à c’t’heure, c’est qu’ils

peuvent crever tous les deux.

Page 8: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

8

OLIVIER : Mon pauvre ami, je vous plains.

Le père CHARLOT : Oh, vous savez, Monsieur, c’est plutôt lui qui est à plaindre, de

se retrouver avec cette moins que rien…Il est bien puni, finalement.

OLIVIER : Oh ?

Un temps

Le père CHARLOT : Bon, parlons d’autre chose…

OLIVIER in petto : Mais quand va-t-il s’arrêter de causer ? Quelle plaie…

Le père CHARLOT : Pardon, Monsieur ? Vous dites ?

OLIVIER (flatteur) : Il me plait beaucoup. Votre bel établissement, ce « Café des

Touristes » …

Le père CHARLOT : Je ne vous le fais pas dire…Dites donc, à propos de bécane, où

est-ce que vous avez rangé vos vélos ? Pas devant la maison, j’espère. Il ne faut pas

tenter les voleurs. Il y en a tellement…

OLIVIER : Rassurez-vous, patron…Les vélos, ils ne sont pas garés devant, on les a

rangés près de l’appentis, derrière votre bâtiment.

Le père CHARLOT : C’est plus prudent. Je vois que vous avez pris vos bagages

avec vous ?

CHARLOT désigne les sacoches qui sont posées à côté des deux clients.

OLIVIER : Oui, c’est mieux, non ?

Le père CHARLOT (indiscret) : C’est plus prudent, surtout s’il y a des choses qui ont

une certaine valeur…

OLIVIER : Oh, non… C’est nos outils de travail. On tient à ses affaires. Il y a autre

chose que vous voulez savoir ?

Le père CHARLOT : Vous savez, pour ce que j’en dis, moi… (il réfléchit) Allez

donc… Vous avez l’air de dire que je cause trop, jeune homme ?

OLIVIER (prudent) : Non, je ne dis pas cela, patron.

Le père CHARLOT : C’est vrai qu’il vaut mieux ne pas trop causer, de nos jours. Il y

en a qui s’en sont mordu les doigts avec leurs bavardages inconsidérés. Vous voulez

que je vous dise ? On a retrouvé les macchabées dans la Vézère… En bas d’ici.

OLIVIER : Carrément ?

Le père CHARLOT : C’est comme je vous le dis. On a prétendu que c’étaient les

gars de Guingouin qui avaient fait le coup.

OLIVIER : Pingouin ? Qui est- ce ?

Le père CHARLOT (jovial) : Mais non, pas Pingouin, GUINGOUIN !

OLIVIER : Connais pas.

Page 9: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

9

Le père CHARLOT : Vous ne savez pas qui c’est ? Eh bien alors ? Guingouin, le chef

des maquisards… Vous ne connaissez pas ? Où est ce que vous habitez ? Sur la

lune ? Vous êtes bien les seuls ici à ne pas connaitre le personnage…

OLIVIER : Vous le connaissez, vous ?

Le père CHARLOT : Ah non ! Je ne l’ai jamais vu. Moi, je suis pour le Maréchal, tout

le monde le sait. Le gars GUINGOUIN, c’est pas du tout ses idées. Mais à cette

heure, son maquis me laisse tranquille. De temps en temps, ils viennent chercher

chez moi une douzaine d’œufs et une ou deux poules. Moi, je ne suis pas chargé de

contrôler les gens, alors… Tous les clients, ils sont bons à prendre, moi je dis. C’est

ma devise, pas vrai ? « Tout ça, ça fait d’excellents français », comme dans la

chanson de Momo…

JOHNNY : Qui ça ?

Le père CHARLOT : Mais… Maurice CHEVALIER ! (Il chantonne « Tout ça, ça fait

d’excellents français », – faux) Y faut voir ça comme ça, pas vrai ? Au fait, vous

avez pas vu trop de frisés sur la route ?

OLIVIER : Non, non…

Le père CHARLOT : Répétez surtout pas ça, mes jeunes Messieurs, mais les Frisés,

moi, je ne peux pas les encadrer du tout. Je vous dirais entre parenthèses, c’est pas

faux que les Allemands, ils ont fait beaucoup de mal au commerce. Sauf…

OLIVIER : Sauf ?

Le père CHARLOT : Y a des exceptions.

OLIVIER : Lesquelles ?

Le père CHARLOT : Je peux vous raconter, il y avait un petit boche qui venait

l’année dernière au bistro… …Il était pas bien méchant, c’ui là. Il s’appelait FRITZ. Il

nous aimait bien, figurez- vous… Au bout d’un moment, il m’a même assuré que

bobonne et moi on était sa famille française. Il disait toujours comme cela : « Fous

êdes ma vamille vranzaise ! »

OLIVIER : C’est émouvant, ça.

Le père CHARLOT : Il venait tous les jours pour l’apéro, le gars Fritz. Et si vous

voulez savoir, il adorait la gnôle du pays. Il ne pouvait jamais s’en rassasier, le

bougre… Même, il me demandait comment on appelait ce breuvage, en français.

Alors moi, pour m’amuser un peu, je lui ai dit qu’on nommait ça…

Un temps

Le père CHARLOT (malicieux) : Vous voulez savoir ?

OLIVIER : Pourquoi pas, père Charlot ?

Le père CHARLOT : Je vais vous affranchir. En guise de traduction, j’ai eu l’idée,

d’un coup, de lui sortir une belle connerie… Alors, je lui ai dit qu’on appelait la gnole

qu’il appréciait bien… Qu’on appelait ça…

Page 10: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

10

OLIVIER : Comment ?

La père CHARLOT (il rit) : « LA VEROLE « !

OLIVIER : Carrément ! (il rit)

Le père CHARLOT : C’est comme je vous dis. Qu’est- ce qu’on a pu rigoler. Tous les

clients du café aussi, naturellement. Alors, par exemple, le Fritz, il disait comme ça à

bobonne (il imite l’accent allemand) : « Patronne, fous bouvez me tonner la VEROLE,

z’il fous blait ? »

CHARLOT éclate de rire et s’essuie les yeux avec son torchon.

Le père CHARLOT : « Volontiers, Monsieur FRITZ ! Je vous remplis votre verre »,

qu’elle répondait. Alors, il lui sortait : « Ja ! Chaime beaugoup LA VEROLE ! C’est

pon la VEROLE ! »

CHARLOT s’étouffe presque à force de rire.

Le père CHARLOT : Une autre fois, il n’arrivait pas à atteindre la bouteille sur une

étagère, alors il a sorti : « Che n’arrife bas à adrabber la VEROLE ! ». Alors,

bobonne, elle lui a répondu : « Ne vous en faites pas, FRITZ, je vais vous la

passer ! ». Qu’est- ce qu’on s’est bidonnés… Mon Dieu.

Rires

Le père CHARLOT : Mes aïeux ! Sacré Fritz !

CHARLOT s’essuie les yeux

Le père CHARLOT : « Je vais vous filer la vérole, FRITZ », qu’elle disait…

OLIVIER : Et qu’est- ce qu’il est devenu, votre vérolé ?

Le père CHARLOT : J’ai plus de nouvelles depuis plusieurs mois. Il doit être en

Russie, maintenant, le Fritz. J’espère qu’il n’était pas à Stalingrad…

OLIVIER : Stalingrad ! La plus grande ville du monde !

Le père CHARLOT : Ah bon ?

OLIVIER : Ben oui : les Allemands ont mis un an pour aller de la gare à la

boulangerie…

Rires

Le père CHARLOT : Moi je dis qu’on s’en passerait bien des Allemands. Mais

comme dit le Maréchal, il faut bien collaborer. Il a du bon sens, le Maréchal, pas

vrai ? (Il regarde à nouveau le portrait de Pétain)

OLIVIER : « TRAVAIL, FAMILLE, PATRIE » …

Le père CHARLOT (goguenard) : A propos d’ça, moi, je dirais, sans vouloir du tout

critiquer, pour la Famille et la Patrie, d’accord. Mais en ce qui concerne le Travail,

c’est quand même du boulot… Et le boulot, c’est fatiguant. Hein ? Pas vrai ?

Page 11: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

11

Rires

JOHNNY : Oui, oui…

OLIVIER : C’est pas tout ça, Charlot, mais on aimerait bien boire un coup…Pas

vrai ?

Le père CHARLOT : Vous avez raison, jeune homme, on cause, on cause,

OLIVIER : Ah oui, on cause énormément…

Le père CHARLOT : Finalement, on a le gosier sec. On se dessèche… Sans parler

du ventre vide. Allez, qu’est-ce que je vous apporte ?

OLUIVIER : Qu’est-ce que vous nous proposez ?

Le père CHARLOT (lève les yeux au ciel) : Ah ça ! Je vous préviens qu’il y a les

restrictions, le rationnement, comme on dit. Faut bien avouer que, pour nous autres,

c’est pas toujours fastoche que de servir la clientèle comme on le voudrait. C’est une

vraie pitié… Mes aïeux… (Soupir)

OLIVIER : Le rationnement… On connaît, bien sûr…On ne serait pas contre quelque

chose d’un peu spécial, si vous avez…

Le père CHARLOT : Mais bien sûr que du spécial, j’en ai…Les restrictions, ceci n’est

quand même pas pour tout le monde, mon petit Monsieur. Il ne faudrait pas

restreindre tout le monde pareil.

OLIVIER : On ne va pas s’en plaindre. Parce que dans les villes, il n’y a plus grand-

chose à croûter…

Le père CHARLOT : Nous, à la campagne, on est des fois mieux lotis, c’est sûr…

Un temps

Le père CHARLOT : Comme vous m’êtes des petits gars sympathiques, et puis à

votre âge, faut manger correctement, hein ? Vous êtes jeunes. Les jeunes, cela a

toujours, faim, pas vrai ? Ne parlons plus des restrictions… On va aller sur le spécial,

il n’y a que cela de vrai, finalement !

OLIVIER : On est pas contre…

Le père CHARLOT : Mais si vous voulez avoir du spécial, faut payer, hein. C’est la

vie… Sinon, vous aurez droit qu’au courant, et çà…

OLIVIER : père Charlot, on a peut-être de quoi, comme vous dites. Mais avant de

payer, on veut voir la marchandise. Le spécial. C’est normal, non ?

Le père CHARLOT : Bon, vous inquiétez pas. Le père Charlot, il va vous chercher de

la bonne tortore. Celle que je mets à l’abri dans la cave. A l’abri des malfaisants.

Sourires

Le père CHARLOT : Tiens, mon gars, là, le grand rouquin, t’as l’air costaud, toi ! (à

JOHNNY) Aide moi donc à ouvrir la trappe là-bas, que je descende dans la cave.

Page 12: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

12

JOHNNY l’aide à ouvrir la trappe. Le père CHARLOT descend en soufflant, en

s’appuyant sur une échelle branlante. Il referme la trappe derrière lui.

Un temps

Une voix sortant de la cave du bistrot :

Le père CHARLOT : Vous impatientez pas, les petits gars, j’arrive avec la tortore. J’ai

dû bagarrer pour la récupérer. C’était caché derrière le charbon.

OLIVIER : Vous en faites pas, père Charlot, on est pas pressés. Prenez votre temps.

Le père CHARLOT (il sort de la cave en soufflant, brandissant un jambon et une

miche de pain) : Ouh ! J’ai plus l’âge pour cette gymnastique ! Viens m’aider, mon

grand !

JOHNNY l’aide à sortir de la cave.

Le père CHARLOT : Voilà, les petits gars… Je vais vous servir un frichti, je ne vous

dis que ça, vous allez m’en donner des nouvelles.

Le père CHARLOT pose le jambon et le pain sur la table. Il retourne au bar, chercher

une bouteille de vin et un couteau pour couper le jambon.

Le père CHARLOT (s’approchant avec une bouteille de vin sur un plateau) :

Regardez ce que je vous apporte… Que des merveilles…

(Il pose la bouteille de vin et le couteau sur la table)

Le père CHARLOT : Un beau morceau de jambon… Du vrai pain…Pas de l’ersatz…

C’est pas impeccable tout ça ?

OLIVIER : Ah, père Charlot, c’est formidable, superbe.

Le père CHARLOT : Je veux, mon neveu. Un jambon de la sorte, c’est le p’tit Jésus

en culotte de v’lours ! On se mettrait à genoux devant ! Et c’est pour vous si…

OLIVIER : Si quoi ?

Le père CHARLOT (mielleux) : Si vous faites un p’tit effort. Au prix d’un p’tit sacrifice

financier.

OLIVIER : On a des tickets, père Charlot… (Il sort des cartes)

Le père CHARLOT (dédaigneux) : Faites-moi voir ça ?

Il regarde les tickets de rationnement.

Le père CHARLOT : Ah ils ont l’air tous neufs, ces tickets… J’en ai jamais vu des

aussi beaux. D’où sortent-ils ? De l’imprimerie ?

OLIVIER : D’où ça sort ? D’où ça sort ? Du ravitaillement, parbleu.

Le père CHARLOT (il rit) : Je regarde uniquement par curiosité, les gars… De toute

manière, les tickets, j’les prends pas quand c’est une commande spéciale.

OLIVIER : Comment ?

Page 13: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

13

Il lui rend les tickets

Le père CHARLOT : Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Même pas me

torcher le cul avec, si vous me passez l’expression. Façon de parler… Non, je veux

autre chose, quelque chose qui a de la valeur.

OLIVIER sort de sa veste une liasse de billets.

OLIVIER : Je pense qu’avec ça, ça ira ?

Le père CHARLOT (excité) : Si vous me prenez par les sentiments… Alors là ! Façon

de parler…

CHARLOT attrape deux billets dans la liasse qu’il regarde par transparence.

Le père CHARLOT : C’est tout bon. Je vous prends deux cents francs. Le compte y

est. Je vous sers la tortore.

Il leur coupe un morceau de jambon

Le père CHARLOT : Tenez, régalez-vous… Foi de père Charlot.

Pendant qu’ils mangent, le père CHARLOT regarde par la fenêtre et sursaute.

Le père CHARLOT : Encore un client ! Et quel client ! Ah dis donc ! Ce matin, ça

n’arrête pas de défiler ! Et du beau monde, en plus !

Une femme, portant une veste matelassée et un pantalon, entre dans le café.

Le père CHARLOT (mielleux) : Mais c’est Madame Cartier ! Madame la Maire ! Pour

une surprise, c’est une sacrée surprise.

Madame CARTIER (indifférente) : Bonjour, père Charlot.

Le père CHARLOT (déférent) : Entrez, entrez, Madame Cartier. Vous me faites bien

de l’honneur de venir dans mon modeste établissement.

Madame CARTIER : En venant de temps en temps, il me semble retrouver un peu

mon défunt époux, qui était un habitué chez vous, père Charlot.

Le père CHARLOT : Si on pouvait le ressusciter…Ah ! Un homme impeccable,

l’ancien maire…On en fait plus, des comme ça…Mais évidemment, ressusciter, c’est

pas évident, hein. Il y en a eu qu’un qui y est arrivé, hein ?

Madame CARTIER hoche la tête

Le père CHARLOT : C’est pas tout ça…Qu’est-ce que je vous sers, ma petite

dame ?

Madame CARTIER : Eh bien, comme il ne fait pas bien chaud, je prendrai bien une

petite fine.

Le père CHARLOT : Pour sûr qu’on a besoin de se réchauffer, par un temps pareil.

Madame CARTIER se tourne vers les deux hommes attablés dans le bistrot, en train

de prendre leur repas.

Page 14: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

14

Madame CARTIER : Tiens, vous avez de la visite, ce matin, père Charlot ?

Le père CHARLOT : Des braves garçons, qui étaient bien affamés par une ballade à

vélo.

Madame CARTIER fait un petit signe de la tête à l’intention des deux clients. Ils lui

rendent son salut.

Le père CHARLOT lui sert un verre de fine. Elle lui tend des tickets qu’il empoche

d’un air dégoûté, sans les regarder.

Madame CARTIER : Au fait, en montant ici, j’ai croisé beaucoup d’Allemands sur la

route. Père Charlot, on dirait qu’ils montent sur leurs grands chevaux…

Le père CHARLOT : Vous voudriez du veau ?

Madame CARTIER : Non, pas de veau ! Je dis : « ILS MONTENT SUR LEURS

GRANDS CHEVAUX ».

OLIVIER redresse la tête.

Le père CHARLOT : Du veau ? Ah ! Du veau …C’est que le veau, ça fait bien

longtemps qu’on n’en voit plus ici. Il y en a bien dans les fermes, mais…Tout ça part

directement en Germanie ou en Italie. Mais je peux avoir du jambon. Le cochon, on

sait trouver encore. Ça oui. Il faudra mettre le prix, comme on dit…

Madame CARTIER : Je ne veux pas de veau, père Charlot. Ni de cochon. Je disais

simplement : LES ALLEMANDS, ILS MONTENT SUR LEURS GRANDS CHEVAUX.

Le père CHARLOT : Pardon, Madame la Maire, je n’avais pas bien entendu à cause

de ma surdité. J’ai les portugaises ensablées, pour ainsi dire…C’est terrible d’avoir

ça, je vous dis pas…

OLIVIER (il sursaute) : Bon sang !

JOHNNY : What ?

OLIVIER (chuchotant) : Ils montent sur leurs grands chevaux ! C’est le mot de

passe ! Purée ! Cette bonne femme ! C’est ECUYER !

JOHNNY : Ecuyer ? A woman ?

OLIVIER : T’occupes ! Il faut que j’établisse le contact ! C’est Ecuyer, bordel !

OLIVIER (au père CHARLOT) : Père Charlot, je prendrais bien aussi une petite fine

pour digérer…

Le père CHARLOT : T’as encore de quoi, mon gars ?

OLIVIER : J’ai de quoi, oui…

Le père CHARLOT : Eh ben, viens par ici, que je te serve. Je vais t’en mettre une

bonne rincée, tu peux me faire confiance…

OLIVIER se lève et rejoint le bar.

Page 15: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

15

Il lui sert un verre de fine tout en empochant le billet que OLIVIER lui tend.

Le père CHARLOT (mielleux) : Vous aussi, Madame la Maire ? Je vous ressers ?

C’est offert par la maison, ce coup- là.

Madame CARTIER : Pourquoi pas ?

Il la ressert.

Ils trinquent

Madame CARTIER à OLIVIER : Vous êtes nouveau ici, Monsieur ? Je ne vous ai

encore jamais vu dans les parages.

OLIVIER : Nous venons de LIMOGES avec mon collègue. Comme on a eu des

soucis de train, on a continué à vélo. Il n’y avait pas de CHEVAL disponible !

Madame CARTIER : Pas de CHEVAL ?

OLIVIER : Oui, vous avez bien compris. Pas de CHEVAL. Sinon, nous aurions profité

de cette MONTURE.

Madame CARTIER (elle comprend qu’il s’agit de son contact) : Ah oui, une

MONTURE… D’accord. C’est vous ?

OLIVIER : C’est nous.

Madame CARTIER : C’est vous ! Bien sûr. J’aurais dû m’en douter.

Un temps

Madame CARTIER (à OLIVIER) : Ne seriez-vous pas les techniciens qui doivent

réparer la machine en panne à l’usine ?

OLIVIER : Oui, Madame ! Nous sommes bien le renfort attendu.

Madame CARTIER : Je suis Madame Cartier, la responsable administrative de

l’usine. Mon défunt époux était le Maire de la ville...

Ils se serrent la main.

OLIVIER : Je me prénomme Olivier, et mon collègue, c’est…

JOHNNY : JO !

Madame CARTIER : Ah oui ! Bonjour, Jo.

JOHNNY : Bonjour, Madame…

OLIVIER : Jo va nous aider avec le matériel…Il démarre dans le job, vous voyez…

Madame CARTIER : je comprends…

Le père CHARLOT : Il faut bien commencer un jour. Moi qui vous parle, j’ai pas

toujours été bistrot…

Madame CARTIER : Vous avez pu apporter le matériel ? Pour les réparations…

Page 16: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

16

OLIVIER : Oui, on a eu un petit incident…mais le matériel est intact.

Madame CARTIER : Je sais, cette nuit…Le train…

OLIVIER : Mais, heureusement, tout est bien d’équerre. C’est dans les sacoches, ici.

Le père CHARLOT : A propos, les gars, j’espère que vous avez pas mis vos vélos

contre la rambarde qui est au fond de la cour…

OLIVIER : Non, on les a garés à côté de l’appentis.

Le père CHARLOT : Vous avez bien fait, parce que cette construction- là, elle est

pas bien solide. Si l’ouvrage s’écroulait, vos vélos ils risquaient de tomber dans la

Vézère, à au moins dix mètres plus bas. C’est profond ! Patatras ! Et alors, il aurait

fallu attendre le prochain débordement de la rivière pour les retrouver, vos

bécanes…

OLIVIER : On ne préfère pas, patron.

Un temps

Le père CHARLOT : Au fait, connaissez- vous la différence entre une femme et une

rivière ?

OLIVIER : Non, mais je sens que vous allez nous expliquer ça…

Le père CHARLOT : C’est un peu osé, je ne sais pas si on peut risquer, devant

Madame le Maire…

Madame CARTIER : Vous pouvez y aller, père Charlot, j’ai l’habitude, avec l’usine…

Le père CHARLOT : Eh bien, quand un fleuve a un débordement, il sort de son lit, et

quand une femme a un débordement, elle rentre dans le vôtre…

Rires

Le père CHARLOT : En tous cas, cette partie du mur, qui doit bien avoir dans les

cent années, c’est une drôle de préoccupation. Un jour, il y aura un accident… Si un

particulier se casse la gueule à c’t’endroit, adieu Berthe ! Mais qu’est- ce que j’y

peux, moi ?

Un temps

Madame CARTIER : Olivier, je propose que nous allions discuter à votre table. Nous

risquons d’ennuyer le père Charlot avec nos histoires.

Le père CHARLOT : Vous ne m’ennuyez point. Hélas, je n’entends qu’un mot sur

deux, rapport à mon infirmité…

(il montre ses oreilles)

Madame CARTIER : C’est égal, nous allons continuer la conversation à table avec

Olivier et Jo. J’emporte mon verre de fine.

Le père CHARLOT : A la bonne vôtre. Je viendrai de temps à autre vous le remplir,

n’en doutez point.

Page 17: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

17

Madame CARTIER et OLIVIER rejoignent JOHNNY à la table.

OLIVIER (furieux, à voix basse) : Ah, dites- moi, Ecuyer, votre Plan B, c’est pas la

panacée, ah non ! Ah, vraiment, on est bien accueillis, ici… Le vieux déchet qui ne

jure que par Pétain. … On s’est tapés en hors d’œuvre tout le discours de cette

crevure d’Henriot ! J’vous jure…C’est un vrai guet- apens, votre bobinard !

Madame CARTIER (chuchotant) : Excusez-moi, c’est quand même pas ma faute si le

parachutage ne s’est pas fait à l’endroit prévu, reconnaissez le.

OLIVIER : Oh, désolé. On aurait dû dire à la FLAK de viser ailleurs…

Madame CARTIER : Ne parlez pas trop fort…

Un temps

Le père CHARLOT s’apprête à sortir. Il porte un grand panier qui contient de l’herbe

et des graines.

Le père CHARLOT (à la cantonade) : J’vous laisse la boutique, Madame la Maire,

j’vous fais confiance, faut que j’aille dans la cour, à cette heure, nourrir mes poules et

mes lapins… Je reviens de suite.

Madame CARTIER : Ne vous inquiétez pas, père Charlot. Je vous appellerai s’il vient

un nouveau client…

(Il sort avec son panier)

OLIVIER : Alors, c’est donc vous, Ecuyer ?

Madame CARTIER : Oui, c’est bien moi.

OLIVIER : Vous êtes une femme.

Madame CARTIER : Ça vous gêne, Olivier ?

OLIVIER : Non, excusez-moi, je pensais que pour la mission, il fallait que ce soit, en

quelque sorte, heu, un homme qui…

Madame CARTIER : Eh bien mon jeune ami, sachez que les femmes font aussi leur

part dans la résistance… Je me trompe ?

OLIVIER : Excusez- moi, Madame, je ne voulais surtout pas…

Madame CARTIER : Passons. Vous avez eu le message chiffré au QG ?

OLIVIER : Le Chef a donné le feu vert pour l’opération. Au début, il a hésité.

Madame CARTIER : Pourquoi ?

OLIVIER : A cause de cet agent Allemand infiltré dans votre réseau, heu, le réseau

Carte.

Madame CARTIER : On peut savoir quel agent ?

OLIVIER : Ben, le type, vous savez bien, soi-disant Alsacien qui a donné l’année

dernière à la Gestapo tout le Bureau des Opérations Aériennes. Je sais de quoi je

Page 18: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

18

parle, Madame, parce que j’ai bien failli me faire coffrer à cause de lui. J’ai pu foutre

le camp, en passant par la fenêtre des chiottes.

Madame CARTIER : Tant mieux.

OLIVIER : Oui, mais on a été donnés par votre Boche, je n’en démords pas,

Madame.

Madame CARTIER : Ah, vous êtes au courant ?

OLIVIER : Le Chef m’a mis au parfum.

Madame CARTIER : Je ne vais pas vous mentir. Vous avez entièrement raison,

malheureusement. C’était le commandant Meyer, de l’Abwehr. Dès qu’il a été

démasqué, nous avons agi, et résolument, j’aime mieux vous le dire…

OLIVIER : Je vous crois, Madame.

Un temps

Madame CARTIER : Gardez ça pour vous, mais c’est la faible femme que je suis qui

a dû régler cette malheureuse affaire… On a voté dans le réseau pour savoir qui s’en

chargerait. Finalement, j’ai été choisie.

OLIVIER : Comment avez-vous fait ?

Madame CARTIER : C’est anecdotique…

OLIVIER (pressant) : Dites-le moi. Nous devons être sûrs… Le Chef me l’a

demandé.

Madame CARTIER : Ah, si le Chef le demande…

OLIVIER : Alors ?

Madame CARTIER : Je l’ai estourbi avec mon journal.

OLIVIER : Comment ? Avec votre journal ? C’est en lui faisant lire de mauvaises

nouvelles ?

Madame CARTIER : Très drôle.

OLIVIER : Excusez-moi.

Madame CARTIER : Ils m’avaient fourni un pistolet, mais j’ai préféré utiliser un

journal.

OLIVIER : Un canard ? Première fois que j’entends ça !

Madame CARTIER : C’est plus discret. J’ai appris cette technique particulière à

l’entraînement. Je crois savoir que c’est une recette de l’Intelligence Service.

JOHNNY : Intelligence Service, very good…

OLIVIER : Tais- toi, Jo ! On ne parle pas anglais, ici…

JOHNNY : Sorry, old boy…

Page 19: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

19

OLIVIER : Alors le Boche s’est étouffé avec le canard ?

Madame CARTIER : Ne plaisantez pas ! Vous apprendrez qu’on peut tout à fait tuer

quelqu’un de cette façon. Si on roule les feuilles d’un journal, de façon à serrer le

plus possible (elle fait le geste), la pointe de ce dispositif devient très, très, dure, je

vous le garantis. Il suffit alors de frapper à un point névralgique du corps. Ici par

exemple (elle montre sa poitrine). C’est un peu délicat, mais avec un peu d’adresse,

cela marche.

OLIVIER (il regarde – très intéressé) : On frappe là ?

Madame CARTIER : Oui, là ! C’est ce que j’ai donc pratiqué avec ce commandant de

l’Abwehr.

OLIVIER : Ça fait un salaud de moins.

Madame CARTIER (rêveuse) : Un homme charmant, ce Meyer, au demeurant. Très

bien élevé. Un gentleman. Très bel homme…

OLIVIER : Dites cela aux camarades qui se sont fait cravater à cause de lui,

Madame. Douze balles dans la peau, quand même…

Madame CARTIER : Je sais, c’est la guerre…

OLIVIER : Comment avez-vous procédé ?

Madame CARTIER : C’était après le couvre- feu, alors l’endroit était désert.

OLIVIER : Vous en avez profité, pour ainsi dire.

Madame CARTIER : Oui. J’ai saisi l’occasion. Un coup violent et précis dans la

poitrine.

OLIVIER : Ah bon. C’était quel journal ?

Madame CARTIER : Celui que j’ai pu trouver… « Je Suis Partout », je crois. Le pire

torchon collabo.

OLIVIER (rires) : Votre Boche, il est passé en un éclair de « Je Suis Partout », à « Je

Suis Plus Nulle Part » … Enfin, pour une fois que les torchons de la collaboration

servent à quelque chose… L’avantage aussi, c’est qu’après, on peut emballer le

poisson avec l’arme du crime.

Madame CARTIER : On n’a pas beaucoup de poisson, ces temps-ci. Par contre,

pour les crimes, ce n’est pas ce qui manque…

OLIVIER : je penserai à vous chaque fois que je lirai le journal. En faisant mes mots

fléchés…

Madame CARTIER : Passons à la mission : revoyons le plan prévu par l’état-major.

Un temps

Madame CARTIER : Au fait, et lui, le jeune homme rouquin, là, votre Jo, on peut lui

faire confiance ? Si vous me permettez, il n’est pas trop couleur locale.

Page 20: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

20

OLIVIER : C’est un Anglais.

Madame CARTIER : Un Anglais ? Il n’était pas prévu dans la mission.

OLIVIER : Ah non, j’ai dû improviser, Madame. Johnny est le co-pilote du zinc… Et

comme on a été abattus, je n’avais pas d’autre choix que de le prendre avec moi. Je

ne pouvais pas le laisser sur place, où il se serait fait cravater par les Allemands.

Madame CARTIER: Non, je suppose.

Un temps

Madame CARTIER (À JOHNNY) : Johnny ? You are in the Royal Air Force ?

JOHNNY : Yes, Madam, I am a pilot in the Royal Air Force. With you by accident, I

am afraid. Pour vous servir, jolie Madame…

Madame CARTIER : Vous parlez donc français ?

JOHNNY : Un peu…

Madame CARTIER : Avec un accent, c’est ennuyeux en France en ce moment…

JOHNNY : Vous trouvez que j’ai un accent ? I am so sorry, but…

OLIVIER : De toute façon, on n’a pas le temps pour la méthode Pigier ! On devra se

débrouiller avec ce qu’on a…

Madame CARTIER : Ah bon ? Vous en avez de bonnes, vous ! Vous me ramenez un

pilote de la RAF. Avec les Boches qui vous cherchent partout, maintenant…

OLIVIER : Désolé, Madame…

Madame CARTIER S’adressant à JOHNNY : Je vous explique la mission. Nous

allons faire sauter une usine qui fabrique du matériel pour les Fritz. C’est pour ça que

vous transportez ces explosifs dans ces sacs…

JOHNNY (effrayé) : On a transporté des bombes sur notre vélo ? C’est pas proudent

quand même, Madame…On ne m’a rien dit…

OLIVIER : Pas proudent, pas proudent ? Je ne t’avais pas mis au parfum que c’était

de l’explo ?

JOHNNY : Non, pas du tout.

Madame CARTIER : Ne nous appesantissons pas sur les détails. On n’a pas le

temps. Johnny, êtes- vous bien d’accord pour faire partie du commando ?

JOHNNY : I’ll be glad to, Madam ! I follow you into hell ! Je vous suivrai en enfer !

Madame CARTIER : J’espère que nous n’irons pas si loin. Ce n’est pas prévu en

tous cas…A propos d’enfer, vous avez vérifié que nous avons tout ce qu’il faut,

Olivier ?

OLIVIER : Oui, Madame. L’explosif est bien dans les sacs.

Madame CARTIER : Et les détonateurs ?

Page 21: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

21

OLIVIER : Aussi.

Madame CARTIER : Au fait, vous savez installer un détonateur, Olivier ?

OLIVIER : Ne vous inquiétez pas… J’ai appris le manuel par cœur à la base.

Il réfléchit

OLIVIER : Je vais vous le réciter, vous allez voir…

Madame CARTIER : Je vous écoute.

OLIVIER (récitant machinalement) : « Le crayon-minute est composé d’une ampoule

de fulminate de mercure traversée par un fil d’acier retenu par un ressort bandé qui

commande le détonateur…«

Madame CARTIER (l’interrompant) : Bon, bon. Je vous crois, ce n’est pas la peine

de poursuivre…Bon. J’ai ici les plans de l’usine. Je vous dirai où installer les charges.

OLIVIER : Au fait, je ne me rappelle plus ce que c’est comme fabrication, qu’est -ce

qu’ils font dans cette foutue usine ?

Madame CARTIER : des pièces détachées pour leurs chars sur le front Russe.

OLIVIER : Eh bien, on va tout faire péter, c’est toute l’usine qui va se retrouver en

pièces détachées.

Madame CARTIER : Au fait, on a parlé du gros matériel, et le petit matériel ?

OLIVIER : Je l’ai sur moi.

Madame CARTIER : Je peux voir ?

OLIVIER sort de sa poche deux petites boites en métal et les pose sur la table.

Madame CARTIER ouvre les boites, qui contiennent chacune une pilule.

Madame CARTIER : C’est bien ça. On m’a donné la même boîte.

OLIVIER : A prendre en cas de besoin.

Madame CARTIER : J’espère que cela ne sera pas utile. (elle regarde JOHNNY)

Expliquez lui, Olivier.

OLIVIER : Tu as vu ce bonbon ? (Il ouvre une des boîtes qui contient une grosse

pilule)

JOHNNY : Des bonbons ? Chewing- gum ? Candy ? I like it ! J’adore.

(Il fait mine de prendre la pilule)

OLIVIER referme la boite rapidement.

OLIVIER : Minute papillon, attention, c’est pas du chewing-gum…

JOHNNY : Ce n’est pas du chewing-gum ? C’est un Caramel ?

OLIVIER : Non, pas un caramel.

Page 22: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

22

Johnny / Alors qu’est- ce que c’est ?

OLIVIER : C’est du poison. Du cyanure. Tu l’avales si tu es pris par la Gestapo.

JOHNNY : Mais pourquoi ? Why ?

OLIVIER : C’est comme ça. On ne peut rien faire. Ce sont les ordres. Si on est pris,

on les avale… (il range une boite et donne l’autre à JOHNNY qui la met dans sa

poche d’un air dégoûté).

JOHNNY : It is a pity !

Madame CARTIER : A pity, yes… But this is war.

JOHNNY : Yes, it is a bloody war, Madam.

Madame CARTIER : Au fait, avez-vous vos Ausweis ?

OLIVIER : Les fausses cartes d’identité ? J’ai la mienne et celle du copain qui a

cramé dans le zinc. Du coup, celle-ci, je peux la filer à Johnny. Coup de chance…

Madame CARTIER : Faites-moi voir celle de votre pauvre camarade. On va voir si ça

peut coller avec les mensurations de Johnny.

OLIVIER sort une carte de sa poche.

Madame CARTIER : Voyons ça ! (elle lit) Voyons… « Jacques DUPLESSIS. Né en

1903 à MONTREUIL ».

Elle regarde JOHNNY d’un air dubitatif

JOHNNY : J’ai quel âge sur votre papier ?

OLIVIER : Quarante berges…

JOHNNY : It is an old guy ! Mais c’est un vieux gars ! Moi, je suis twenty five. Je suis

vingt-cinq. Bien plus jeune que sur les papiers du mec…

OLIVIER : Bof ! On dira qu’il est bien conservé pour ses quarante ans…

Madame CARTIER : On a intérêt à avoir de la chance. En cas de contrôle, si le

gendarme ne fait pas attention, ça ira. Enfin, il faut croire à notre bonne étoile.

OLIVIER : Qu’est- ce qui va se passer après la mission ?

Madame CARTIER : Après la mission, vous serez récupérés par un Lysander.

JOHNNY : Un Lysander. Trop petit avion… Je n’aime pas.

OLIVIER : Tu aurais préféré une forteresse volante ? On n’a pas le terrain

d’atterrissage pour, désolé. Ce sera un Lysander.

Madame CARTIER : Ne vous inquiétez pas. Le terrain est balisé et tout. Tout est

organisé par le réseau, rassurez-vous… D’ailleurs, je pars avec vous.

OLIVIER : Vous nous accompagnez ?

Madame CARTIER : Oui. Ce sont les ordres de Londres.

Page 23: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

23

OLIVIER : Je pige… On démarre la mission à quelle heure ?

Madame CARTIER : Il faut attendre la tombée de la nuit.

OLIVIER : La boutique est surveillée comment ?

Madame CARTIER : Il y a deux gardiens. Ils sont là…

Elle fait un dessin sur la nappe pour indiquer la localisation des gardes

OLIVIER : Des Boches ?

Madame CARTIER : Non, des Français. Miliciens tous les deux.

OLIVIER : C’est pire…

Madame CARTIER : En cette saison, les deux se tiennent dans la loge du

concierge.

OLIVIER : Ça va pas être une partie de plaisir, dites donc.

Madame CARTIER : Oui. Ça peut tourner mal… S’ils résistent ?

OLIVIER : Pas de souci, on va s’en occuper. Y a pas que vous, Madame, qu’avez eu

le bon entrainement. On a ce qu’il faut : une mitraillette STEN avec munitions dans la

sacoche et ici… (il montre une dague affutée qu’il porte sous sa chemise).

Madame CARTIER : J’entrerai la première. Ils me connaissent, car je fais souvent

des visites d’inspection « impromptues » dans l’usine. Ils ne seront pas surpris de me

voir. J’en attirerai un à l’extérieur.

OLIVIER : Comment ?

Madame CARTIER : J’inventerai quelque chose. Par exemple, je prétendrai avoir

aperçu des ombres suspectes, en passant devant l’usine à vélo. Lorsque le type sera

sorti, ce sera à vous de jouer.

OLIVIER : Je l’attaquerai au poignard. C’est du tout cuit. Et pour le deuxième ?

Madame CARTIER : Il est pour Johnny.

JOHNNY : Je le dégomme ! Je suis Johnny la rafale ! RA TA TAT ! (il fait le geste)

Madame CARTIER : Très bien, Johnny…Quand les miliciens seront neutralisés, je

vous dirai où placer les charges. (Elle dessine un plan sur la nappe) Vous voyez, les

chaudières sont là !

OLIVIER : où ça ?

Madame CARTIER : Là. (Elle dessine une croix) A côté du mur d’enceinte.

OLIVIER : Et le transfo ?

Madame CARTIER : ici.

OLIVIER : Bon, on va faire péter tout ça.

Page 24: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

24

Madame CARTIER : C’est terrible, vous savez, de faire sauter une usine où j’ai

travaillé toute ma vie, mais…

JOHNNY : This is a bloody war…

OLIVIER (un coup d’œil vers la fenêtre) : attention, le patron revient, j’ai l’impression.

Mais…

Madame CARTIER : Mais ?

OLIVIER va à la fenêtre :

OLIVIER : Il n’est pas seul ! Il y a un autre type avec CHARLOT ! GAFFE !

s’adressant à JOHNNY : FERME BIEN TA GUEULE, MAINTENANT ! NO ENGLISH

SPOKEN !

Madame CARTIER range précipitamment le plan qu’elle vient de dessiner.

JOHNNY : YES ! No problem ! T’inquiètes pas ! Je ferme mon gueule !

Le père CHARLOT entre dans le bistrot accompagné d’un homme : petit, la mine

patibulaire, le cheveu court, vêtu d’un béret basque et d’un long manteau en cuir noir

en cuir noir.

Le père CHARLOT (cordial) : Salut la compagnie… Je vous présente mon ami

Albert.

Salut général

Le père CHARLOT : Albert, je te présente Madame la Maire, Madame Cartier. Et ces

deux Messieurs, ce sont les techniciens venus pour réparer une machine en panne à

l’usine : Jo et Olivier…

ALBERT : Bonjour M’sieurs Dame ! (A CHARLOT ) : Dis donc, j’ai eu un sacré pot de

te rencontrer . Le hasard fait bien les choses, hein. Tu vas me payer l’apéro…

Le père CHARLOT : J’ai un pinard de première… Tu vas voir. (Aux autres) Le gars

Albert est un vieux copain à moi, que je n’avais pas vu depuis fort longtemps…On

habitait ensemble à Paris, dans une pension de famille, dans le Quinzième.

ALBERT : Ben oui, ça remonte à des années. Avant la guerre.

Le père CHARLOT : On a fait les 400 coups ensemble, avec ce vieil Albert. On était

jeunes dans ces temps. Ah, pour sûr, c’est aujourd’hui le jour des miracles. Madame

la Maire qui vient dans mon café… Et ce sacré Albert que je croise par

hasard…Crapule ! Je t’ai bien reconnu quand t’es passé dans la rue… Ça se fête,

pas vrai ? Je paye une tournée générale, façon de parler.

ALBERT : Ah, pour sûr…C’est vraiment le jour des miracles, Charlot. C’est bien la

première fois que je te vois payer la tournée.

Le père CHARLOT (il rit) : Quel menteur, cet escogriffe- là… Qu’est- ce qu’il ne faut

pas entendre… Bien sûr que j’ai souvent payé la tournée…Plus souvent qu’à mon

tout, hein…

Page 25: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

25

ALBERT : Peu importe qui payait. Hein, Charlot, on en a éclusé des godets

ensemble…

Le père CHARLOT : Allez, radinez-vous, je paye le coup. Et cette fois-là, je fais

péter le pinard de première classe.

Il passe derrière le bar et cherche une bouteille dans un casier.

Le père CHARLOT : Pour sûr que j’ai quelques bonnes boutanches… Pour sûr !

Voyons un peu… (il regarde ses bouteilles) Non, ça c’est de l’ordinaire, cela ne

convient pas… Je cherche un Bordeaux…Voilà. On va se le mettre derrière la

cravate, les amis.

Il ouvre religieusement la bouteille.

OLIVIER : Mazette ! Du Bordeaux… Vous avez sorti le grand jeu, père Charlot.

Le père CHARLOT : On va trinquer.

Il pose un verre devant chaque membre du groupe et sert le vin.

Le père CHARLOT : Allez ! On se le boit… (il goûte son Bordeaux) : Il est vraiment

chouette ce pinard, vous trouvez pas ?

Un temps

Le père CHARLOT : Qu’est- ce que tu deviens, Albert ? Tu as roulé ta bosse, toi, on

peut le dire. Je me souviens qu’avant-guerre, tu étais maître d’hôtel, rue du

Commerce. Ensuite, t’es parti à l’étranger, à ce qu’il parait…

ALBERT : C’est bien cela, je suis allé bosser en Allemagne…J’ai passé cinq ans à

Munich.

Le père CHARLOT : T’étais toujours maître d’hôtel ?

ALBERT : Ouais, au début. Mais après, j’ai changé de boulot.

Le père CHARLOT : Ah bon ?

ALBERT (il fait une grimace) : J’en avais marre de servir les gens. J’voulais plus faire

le guignol. Un métier d’hypocrite. « Madame est servie », « s’il vous plait Monsieur »

(il s’incline), faire le loufiat, le larbin, servir les bourgeois, cela ne me plaisait

plus…J’en ai eu ras la casquette de ça.

Le père CHARLOT : tu t’es mis dans quelle partie ?

ALBERT : Comme j’avais appris l’Allemand en turbinant à Munich, je suis devenu

interprète.

Un temps

Madame CARTIER : Et pour qui travaillez-vous maintenant comme interprète,

Albert ? On peut savoir ?

ALBERT : Oh ? C’est tout simple. Je turbine à la Carlingue, maintenant…

Page 26: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

26

Madame CARTIER : La CARLINGUE ? Vous êtes dans l’aviation ?

ALBERT (il rit) : Ah non, la Carlingue, c’est comme cela qu’on appelle la Gestapo,

entre français !

Un temps

Madame CARTIER (saisie par l’angoisse) : La GESTAPO ?

ALBERT : C’est exact. Je bosse à la Gestapo de Limoges.

OLIVIER : Il y a une Gestapo à Limoges, je ne savais pas ?

ALBERT : Nous sommes partout. Pour combattre la vermine, faites- nous confiance !

OLIVIER : Oh là là. On vous fait confiance, soyez en persuadés !

Consternation chez nos trois amis.

OLIVIER (il lève son verre) : Ah, bien est vraiment vernis aujourd’hui, les amis ! On a

vraiment de la chance nous autres, quand le hasard met sur notre chemin deux vrais

Français, des vrais de vrais ! Quelle chance !

ALBERT : Pourquoi vous dites ça. C’est pas si rare, les vrais Français. J’en vois tous

les jours, moi. Pas vous ? Il n’y a pas que la crapule dans notre pays, quand même.

Un temps

OLIVIER : Non, Non, d’ailleurs nous, on a toujours été pour la collaboration, nous,

attention, hein…

Madame CARTIER et JOHNNY (ensemble) : Oh oui, oh oui…

OLIVIER : Alors comme ça, vous faites l’interprète pour nos amis allemands ?

ALBERT : Mais oui ! (fièrement) C’est moi, l’interprète officiel. En Allemand :

« DIENST DOLMETSCHER ». C’est sur ma carte professionnelle (Il sort une carte

de sa veste et la montre à CHARLOT qui essaie de lire)

Le père CHARLOT : DOLMEST… C’est des mots compliqués tout ça. Je n’arrive

même pas à les prononcer… Interprète chez les Boches, c’est pas n’importe qui à

pouvoir faire ça, hein ?

ALBERT : C’est moi qui traduis quand y faut. Quand ils arrêtent des gens. Faut

traduire les questions et les réponses. Fatalement.

OLIVIER : Vous voulez dire, vous traduisez les interrogatoires, quand les gens ont

été arrêtés par la Gestapo ?

ALBERT : Ils attrapent des Juifs ou des terroristes, ou bien des communistes.

Forcément des gens qui ne parlent pas allemand. Alors, il faut un traducteur. C’est

d’ailleurs très dur, les interrogatoires…

Page 27: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

27

Le père CHARLOT (compatissant) : Oui, certainement. C’est dur d’assister à ces

trucs- là, de voir les gars se faire peut- être un petit peu cogner sur les bords, je

comprends ça.

ALBERT : Qu’est- ce que tu racontes, Charlot ? T’as rien compris. Ah non. Attention.

C’est pas de voir les salopards prendre une rouste qui est dur…

Le père CHARLOT : Quand même un peu, non ?

ALBERT : Mais non, pas du tout. On n’a pas à faire de sentiment, nous…

OLIVIER : Alors, on peut savoir, Albert, ce qui est dur, d’après vous, dans les

interrogatoires ?

ALBERT : Hou là là ! Ce qui est dur ? C’est de les entendre mentir ! Ils mentent tous !

Déjà, de voir leurs sales gueules, à ces types qui se sont fait choper, je ne vous

raconte pas les physionomies louches qu’ils ont. C’est écoeurant.

JOHNNY : Oh oui, certainement très écoeurant.

OLIVIER (feignant l’indignation) : En plus, ils mentent… Incroyable !

ALBERT : Oui, ils n’arrêtent pas de dire, » ce n’est pas nous, on n’a rien fait », etc…

Tous ces mensonges qu’il faut entendre …Tout ça est faux, bien entendu… Mais ils

finissent toujours par avouer, avec le bon traitement, je vous le garantis…

OLIVIER (mimant l’enthousiasme) : Ah ! Vous avez la bonne mentalité pour être à la

Gestapo, vous ! Je vous l’accorde…

ALBERT (rassurant) : Vous savez, la Gestapo, la Gestapo, il ne faut pas en faire tout

un plat, hein… C’est vrai, cela impressionne les gens, quand on parle de la Gestapo.

Ça fait peur. Moi, je ne sais pas trop pourquoi. C’est une administration allemande

comme une autre, finalement. Ils obéissent aux ordres, c’est tout.

OLIVIER (avec une cordialité feinte) : Bien sûr, bien sûr…Bon, eh bien, ce n’est pas

tout ça… Nous devons nous rendre le plus rapidement à l’usine pour les travaux

indispensables … (il se redresse) Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte. Et je

parle comme un vrai Français à deux autres vrais Français, des vrais de vrais.

Madame CARTIER : Je peux vous accompagner là-bas, Olivier. J’ai pris mon vélo,

cela fait une petite trotte, mais un peu d’exercice n’a fait de mal à personne…

Albert se lève pour les empêcher de partir.

ALBERT : Allons… Pas si vite. Les amis… Restez donc encore un peu… Ce n’est

pas souvent qu’on rencontre des gens bien tels que vous autres. Alors, laissez-moi

profiter encore un peu de votre compagnie…

Le père CHARLOT : C’est pour sûr qu’ici, la conversation avec les gens du cru, c’est

pas très merveilleux. A part le cul des vaches et – pardonnez-moi petite Madame –

celui d’la voisine, il n’y a pas grand-chose qui les intéresse… C’est des péquenots

pour la plupart. Faut dire ce qu’y est. Façon d’parler.

ALBERT : C’est sûr qu’ici, ils ne doivent pas être trop gâtés, question discussion.

Page 28: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

28

OLIVIER (il prend sa sacoche) : Bon, eh bien, nous allons prendre congé, excusez-

nous, mais…

ALBERT : Allez, Charlot, ressers-nous un peu de ton picrate. Il est de première…

Allez, les amis, ne partez pas comme des voleurs.

Il veut prendre la sacoche des mains d’OLIVIER, qui résiste

OLIVIER : Des voleurs ? Comme vous y allez…

ALBERT : Je rigole, je rigole. Vous m’avez l’air honnêtes, vous autres. Restez donc

un peu.

Madame CARTIER : Ces techniciens sont venus de loin pour la réparation, il faut

maintenant qu’ils se mettent au travail.

ALBERT (soupçonneux) : Ah oui, ils viennent de loin…

Madame CARTIER : Oui, de loin.

ALBERT : D’où exactement ?

OLIVIER : D’où nous venons ?

ALBERT : Oui, je voudrais savoir d’où vous venez…

OLIVIER : Ah bon ?

ALBERT : Oui.

OLIVIER : Pardon… Je vais vous le dire, naturellement. Nous venons de Limoges.

Nous avions pris le train, et puis, suite à cet avion anglais qui est tombé sur la voie,

nous avons été obligés de continuer par nos propres moyens. Heureusement, on

avait emporté nos vélos…

ALBERT : Vous êtes prudents, c’est bien. On vit une drôle d’époque, alors il faut

savoir prendre ses précautions, n’est- ce pas…

OLIVIER : Vous avez bien raison, Albert…Bon, eh bien, au revoir tout le monde !

Il fait signe à JOHNNY de prendre la deuxième sacoche

Le père CHARLOT : Vous êtes passés par La Graulière, pas vrai ?

OLIVIER : Ah oui ! Après avoir quitté le train, nous nous sommes retrouvés à La

Graulière.

ALBERT : C’est une trotte pour venir ici, non ?

OLIVIER : Oui, on a pas mal pédalé…

Un temps

ALBERT (il réfléchit) : J’ai été informé qu’on avait volé des vélos et de vieux

vêtements, cette nuit, dans une ferme près de La Graulière. On a trouvé aussi deux

parachutes.

Page 29: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

29

OLIVIER : Ah bon ? On a volé des vélos ? C’est incroyable, ça.

ALBERT : Oui, à ce qu’il parait…Malheureusement.

OLIVIER : Il y a des gens vraiment malhonnêtes…Des mauvais Français, ça c’est

certain…de la crapule, pour ainsi dire.

ALBERT : Comme vous dites…C’est quelle société à Limoges ?

OLIVIER : Pardon ?

ALBERT : Vous travaillez pour quelle société à Limoges ?

OLIVIER : Pour quelle société ?

Le père CHARLOT : Ben dis donc, il n’y a pas que moi qui suis sourd. M’sieur Olivier.

Mon ami Albert vous demande où vous travaillez à Limoges…

OLIVIER : Ah oui ! Pardon ! On est chez HOTCHKISS !

ALBERT : Ceux qui sont Boulevard des Tilleuls ?

OLIVIER : Ah non, je ne connais pas cette adresse. Nous travaillons dans les ateliers

qui sont place Casimir Périer.

Un temps

ALBERT : Ouais, c’est bien cela. C’est là qu’ils sont, Hotchkiss.

Un temps

ALBERT : J’vais vous dire ! J’ai une idée qu’elle est bonne !

OLIVIER : Une idée ?

ALBERT : Au lieu de vous coltiner la route jusqu’à l’usine en vélo, avec en plus les

contrôles de la Feldgendarmerie qui vont vous faire perdre du temps…Ils vont

demander les Ausweis, et tout ce qui s’ensuit…

Le père CHARLOT : Ça c’est sûr, avec cette histoire de bombardier qu’a été abattu,

et de parachutistes, les Allemands vont être sur les dents.

ALBERT : Au lieu de ça, j’ai pensé à une solution pour vous.

OLIVIER : Une solution ?

ALBERT : Mais oui ! Je vais vous faire gagner beaucoup de temps, éviter tous les

inconvénients des contrôles. Et sans aucune fatigue pour vous. Sans compter qu’il

commence à faire froid, hein ?

Le père CHARLOT (rayonnant) : Il n’est pas gentil, mon ami Albert ? Qu’est-ce que je

vous disais ? Une chance que je l’aie croisé, en retournant de nourrir les poules…

OLIVIER : Et peut-on connaître votre bonne idée ?

ALBERT : Le chauffeur de la Kommandantur.

OLIVIER : Pardon ?

Page 30: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

30

ALBERT : Je peux mettre à disposition le chauffeur de la KOMMANDANTUR.

OLIVIER (catastrophé, il en perd le souffle) : La Kommandantur ? Ah, voilà une

bonne idée. Vous dites le chauffeur de la…

ALBERT : Quand j’en ai besoin, ils me permettent d’utiliser leur voiture.

OLIVIER : Donc ?

ALBERT : Il suffit que je téléphone à la Kommandantur pour qu’ils m’expédient un

chauffeur. Comme ça, vous ne serez pas embêtés. Vous m’êtes sympathiques, je

peux vous rendre ce service. Il faut s’entraider, entre français patriotes… Qu’en

dites- vous ?

Madame CARTIER : Nous apprécions infiniment. Merci pour votre belle solidarité,

Albert, mais…

ALBERT : Allons…Vous allez voyager dans une belle voiture allemande avec tout le

confort. Et comme ça, nous pourrons rester encore un peu ensemble. A bavarder

gentiment. On économise le temps du trajet et les formalités administratives. C’est

pas beau, tout ça ?

OLIVIER : Quelle chance…On est super veinards, aujourd’hui. Il ne manquait plus

que la Kommandantur pour que notre bonheur soit complet.

ALBERT : Ne me remerciez pas. Quand je peux aider les gens, surtout de bons

français comme vous, je les aide…

OLIVIER : Oui, on voit que vous avez un côté bon samaritain.

ALBERT (soupçonneux) : Les Samaritains ? C’étaient pas des juifs, ceux-là ?

Le père CHARLOT : Arrête Albert ! La Samaritaine, c’est un grand magasin à Paris.

C’est pas Juif. Peut- être israélite, j’sais pas ?

ALBERT (colérique) : Parle pas de ce que tu connais pas, Charlot ! C’est pareil !

Israélite et juif ! C’est KIF-KIF ! D’ailleurs, les grands magasins, c’est tout du

capitalisme juif. Y a que les petits commerçants qui sont chrétiens, tout le monde le

sait. Les petits, les gars comme toi, quoi. Pas les gros !

Le père CHARLOT (vexé) : Ah oui, tu as sûrement raison, Albert. Pardon.

ALBERT : Excuse-moi. Je te taquine, Charlot…

Madame CARTIER (gênée) : Oui, écoutez Albert, je ne veux pas vous

déranger…C’est très aimable à vous, mais…On passe un très bon moment

ensemble, c’est certain…Votre proposition nous touche beaucoup, n’est-ce pas,

mais…On ne va pas déranger ces Messieurs de la Kommandantur, vous ne trouvez

pas ? Ces gens-là ont du travail, avec tous ces terroristes, communistes et autres qui

courent la campagne, il faut les laisser travailler. Veiller au grain, quoi…

ALBERT : Madame la Maire, n’en dites pas plus, vous me vexeriez… Je vous

propose cela de bon cœur, je serai heureux de vous aider. N’oublions pas que

l’usine fait du bon travail au service de la victoire finale.

Page 31: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

31

OLIVIER : Ah ! Pour nous, le service au client c’est un impératif…

Le père CHARLOT : C’est beau de voir des jeunes qu’aiment le boulot…

ALBERT : Allez. Ne tergiversons pas. Je vais faire venir la voiture de la

Kommandantur. Comme cela, vous serez rapidement à pied d’œuvre. D’accord, les

gars ?

OLIVIER : Ah, bien sûr. Merci infiniment, Albert.

JOHNNY : Merci beaucoup, Albert.

ALBERT : Ne me remerciez pas. Nous ne sommes pas les méchantes personnes

qu’on dit, nous autres. Il y a de braves gens partout, vous savez…Même à la

Gestapo…

Le père CHARLOT (dubitatif) : Des braves types à la Gestapo, tu dis, Albert ? J’y

avais jamais pensé. Il faut parfois seulement creuser un peu pour trouver des

bonnes choses.

ALBERT (menaçant) : Qu’est- ce que tu racontes, Charlot ? Que veux-tu dire quand

tu parles de creuser un peu ? Tu penserais pas qu’on a enterré des gens, nous

autres ?

Le père CHARLOT (craintif) : Enterré ? Ah non, non, non, Albert, je ne pensais à rien

du tout comme ça, qu’est- ce que tu vas chercher ?

(Rires)

ALBERT : C’est pas tout cela, mais à force de picoler, faudrait que j’aille faire une

petite vidange. Faire pleurer le p’tit Jésus…

OLIVIER : C’est l’heure de la pause technique, comme nous disons ?

ALBERT : Père Charlot, dis-moi donc où qu’y sont, les gogues.

Le père CHARLOT : Eh ben, Albert, c’est facile. Tu sors du bistrot, tu vas derrière,

dans la cour. Tu ne peux pas te tromper, y a une porte avec un escalier et c’est tout

en bas. C’est marqué WC sur la porte.

ALBERT : Merci, Charlot, j’vais faire pleurer le colosse.

Il se dirige vers la sortie du café.

Le Père CHARLOT : Oh, et … ALBERT ! ATTENDS !

Il se retourne

ALBERT : Quoi ?

Le père CHARLOT : Attention à pas toucher la rambarde dans la cour, elle est

branlante. Un jour, y aura un accident et je préfère que ce soit pas avec toi.

ALBERT : Moi aussi.

Page 32: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

32

Le père CHARLOT : Et puis une fois passée la porte, l’escalier est raide et glissant,

fais bien attention à ne pas tomber… Il suffit de bien tenir la rampe. Note que j’ai

installé une ampoule pour que ce soit bien éclairé…

ALBERT : Le mur qui ne tient pas, l’escalier glissant, rien que ça…C’est un vrai

désastre ta baraque, Charlot. Mais t’inquiètes, je ferai gaffe, Charlot. Et vous autres,

vous avez pas intérêt à vous barrer pendant que je vais soulager ma vessie…On

n’échappe pas à la Gestapo, mes gaillards…

OLIVIER : Non, non, Albert, soyez tranquille.

ALBERT sort

Le père CHARLOT : Qu’est ce qui raconte, Albert, un désastre ? Ma baraque, c’est

pas un désastre. La preuve, il y a le courant électrique moderne et tout. C’est

important, la lumière électrique, dame, pour ne pas tomber dans l’escalier des

cabinets. Pour ça, j’ai mis le commutateur à côté du comptoir, parce que les gens

n’éteignent jamais, et ça me coûte une fortune.

Un temps

Le père CHARLOT : Tiens, pour pas qu’Albert se casse la figure, Jo, toi qu’es à côté,

déclenche donc le commutateur !

CHARLOT montre un gros commutateur à côté du bar

JOHNNY : Que dois- je faire ?

OLIVIER : Baisse la manette, là-bas…

JOHNNY : Où c’est ?

Le père CHARLOT : Qu’il est donc empoté, ce gars Jo (il montre)…A ta droite…OUI,

là…Allume donc, que Albert ne tombe pas dans l’escalier ! Dites donc ! Je n’ai pas

envie d’avoir des ennuis avec lui, maintenant que je sais qu’il travaille pour les

Fridolins…

JOHNNY tourne le commutateur. On discerne maintenant à l’extérieur une partie

éclairée.

OLIVIER (à Madame CARTIER, doucement) : Quel salaud cet Albert ! Je vais le

bousiller !

Le père CHARLOT : Vous voulez bouquiner ?

OLIVIER : Merci, Charlot, on n’a pas besoin de lecture.

Le père CHARLOT : Vous voulez de la lecture ? Bobonne lisait un machin. « La

veillée des chaumières » qu’ça s’appelait. J’en ai peut- être un ou deux exemplaires

qui me restent et que j’ai remisés dans un coin.

Madame CARTIER : « La veillée des chaumières » ? Pourquoi pas, si vous pouviez

nous en apporter ?

Page 33: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

33

Le père CHARLOT : Je m’en vais vous le chercher. Ah oui, j’ai dû placer ces

affutiaux dans l’placard là-bas.

Il sort du comptoir pour fouiller dans un placard dans le fond du café.

OLIVIER (à voix basse – il sort à moitié son coutelas) : Alors, je le liquide, oui ou non,

ce salaud d’Albert ?

Madame CARTIER : NON ! Rangez moi ça. Nous n’avons pas de temps à perdre

avec ce type, et je vous dis que ce n’est pas la mission.

OLIVIER : C’est vrai aussi que si on le refroidit tout de suite, on n’aura pas droit à la

petite excursion avec le chauffeur de la Kommandantur. On va se taper à vélo la

route jusqu’à l’usine, et moi, j’en ai marre du vélo. Je ne me suis pas engagé dans

les FFL pour courir dans le Tour de France.

JOHNNY : Moi non plus…Je me permets de vous rappeler que je suis une aviateur.

On n’est pas engagé dans la RAF de sa Majesté Britannique pour pédaler tout le

temps…Le crapahutage, j’en ai ma claque comme vous disez…

Madame CARTIER : Vous êtes deux feignants…Un peu de patriotisme, quand

même, Olivier ! Faites un effort pour votre patrie.

OLIVIER : Le patriotisme, sauf votre respect, il me fait parfois mal aux fesses…Je

parle du vieux clou qui nous sert de vélo.

Madame CARTIER : Vous préféreriez quand même pas la bagnole du Boche ?

OLIVIER (il réfléchit) : Non…Quand même pas. Excusez- moi…

Un temps

Le père CHARLOT (il fouille dans l’armoire à la recherche du journal) : Où est ce que

j’ai mis ce machin…Je ne les trouve pas, ces sacrées « Veillées des chaumières ».

On entend un bruit de chasse.

OLIVIER : Il sort des chiottes…

JOHNNY : Let’s finish the bastard…

Il coupe l’électricité au commutateur qui est derrière le comptoir

OLIVIER (il se précipite vers le commutateur) : JOHNNY ! FAIS PAS DE

CONNERIE ! C’est pas vrai ! Il a éteint…

JOHNNY : I cut the power ! Like that !

OLIVIER veut réenclencher le commutateur, mais JOHNNY, qui est plus fort, l’en

empêche.

OLIVIER : Attention Johnny, le type va se casser la gueule dans l’escalier ! Il va se

tuer ! Pourquoi as-tu éteint la lumière ? RALLUME DE SUITE !

JOHNNY : NON ! J’ai éteint pour qu’il se CASSE LA GUEULE ! C’est mon idée de

crever ce sale bonhomme…

Page 34: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

34

Le père CHARLOT, qui n’a rien perçu des échanges en sourdine qui viennent d’avoir

lieu, arrive en brandissant un vieux journal.

OLIVIER et JOHNNY s’assoient précipitamment, comme si de rien n’était.

Le père CHARLOT : J’ai trouvé l’machin ! Tenez « La Veillée des Chaumières » (il le

donne à Olivier)

OLIVIER : Passionnant, merci père Charlot.

Soudain, un cri à l’extérieur :

ALBERT : « AAAAAAAAAHHHHHHHHHHH »

On entend un bruit de chute, suivi d’une bordée de jurons.

OLIVIER : Qu’est-ce que c’est ?

Madame CARTIER : ALBERT… Pourvu qu’il ne soit pas tombé dans l’escalier…

Le père CHARLOT : Comment ? Quel saladier ?

Un temps

La porte s’ouvre et ALBERT apparait (furieux).

ALBERT : CHARLOT ! CHARLOT !

Le père CHARLOT : Qu’est c’qu’y a, Albert ? Pourquoi qu’tu cries ? Tu m’as fait peur.

Sacré bougre !

ALBERT : Eh bien, Charlot, il y a que je me suis étalé dans ton escalier.

Heureusement que je ne me suis pas brisé le crâne…C’est mon genou qui a trinqué.

ALBERT se frotte le genou en grimaçant

ALBERT : la lumière s’est éteinte d’un coup, lorsque j’étais en train de remonter des

chiottes…Alors évidemment je me suis cassé la gueule. Tu m’avais pourtant juré que

tu avais un bon éclairage… Bougre de salopard, va…

Le père CHARLOT : Ben, si…L’ampoule, elle était allumée, pas vrai ?

ALBERT : Non, ton ampoule, elle ne marchait pas correctement. Je te dis que c’est

devenu subitement tout noir. J’y voyais plus rien. Du coup, j’ai glissé. Heureusement

que j’ai réussi à me retenir, pour ne pas me fracasser en bas…Je me suis quand

même éclaté le genou, ma parole…

Il se frotte le genou

Le père CHARLOT : Mais j’te dis qu’on avait allumé l’ampoule à l’interrupteur…

ALBERT : Quel interrupteur ?

Le père CHARLOT : Mais celui-là, près du grand Jo…

ALBERT (il s’approche de JOHNNY et vérifie) : Mais…Il est coupé ton interrupteur !

Le père CHARLOT : Comment ?

Page 35: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

35

ALBERT : Regarde…

(ALBERT manœuvre le commutateur).

ALBERT : là c’est ouvert et là, c’est FERME ! C’était éteint ! J’aurais pu me briser les

os !

Le père CHARLOT : Et pourtant j’avais dit à Jo…

ALBERT : C’est Jo qu’a coupé la lumière dans le couloir des chiottes ? (A JOHNNY)

C’est TOI qu’as coupé la lumière ?

JOHNNY : Moi ? Eteindre la lumière ? Oh, non, non ! Pourquoi, Monsieur Albert ?

ALBERT sort un revolver de sa veste.

ALBERT : J’ai compris ! C’est bien ce que je pensais ! Crapules ! JE SONNE LA FIN

DE LA RECREATION ! Maintenant les amis, on va changer les règles du jeu ! C’est

moi le patron, maintenant ! ACHTUNG !

OLIVIER : Calmez-vous, Albert. Vous faites vraiment erreur… Croyez-moi. Rangez

cette arme, c’est dangereux. Vous risquez de blesser un innocent qui n’a rien

fait…Je vous en prie. Tout cela pour une histoire d’interrupteur…

ALBERT : NON ! Fini de rigoler ! ACHTUNG !

Il vise JOHNNY

ALBERT (hystérique) : Je vais vous faire des trous dans la paillasse à tous les deux,

si vous ne répondez pas correctement à mes questions ! Bande de TERRORISTES !

Madame CARTIER : Terroriste, terroriste, c’est vite dit. A ce compte là, tout le monde

est terroriste. Calmez-vous, Albert. Il n’y a aucun terroriste ici. Je suis sûre qu’il s’agit

d’un concours malheureux de circonstances. Personne ne voulait que vous vous

cassiez le cou, en sortant des WC…Nous sommes vos amis, Albert.

ALBERT : Mes amis ? Je ne vous connais même pas ! Je ne connais que Charlot

ici !

Le père CHARLOT : Je suis sûr qu’ils ont une explication, Albert… Ce sont de braves

bougres. Des réparateurs. Il en faut. Tu ne vas quand même pas les révolvériser, ces

jeunes… On en a besoin à l’usine…

ALBERT : Votre Jo, là…Le rouquin.

JOHNNY : Oui, Monsieur ?

ALBERT : Y n’cause presque pas et il a un accent.

Madame CARTIER : Un accent, vraiment ? Vous trouvez ?

ALBERT : J’vous l’ai d’jà dit…

Madame CARTIER (conciliante) : C’est vrai, c’est vrai. Vous l’avez dit…

ALBERT : Et si c’était un des parachutistes que recherchent les Fritz ?

Page 36: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

36

OLIVIER : Un quoi ?

ALBERT (il hurle) : UN PARACHUTISTE ! UN COMMANDO ANGLAIS ! ET TOI

AUSSI ! SALOPARD !

OLIVIER : Moi, un parachutiste ? Jamais. J’ai peur en avion.

ALBERT : T’as déjà pris l’avion ?

OLIVIER : Ah, non, au fait… Jamais.

ALBERT : Alors pourquoi tu dis qu’t’as peur en avion, si tu l’as jamais pris ?

OLIVIER : Je sais que j’aurais peur, si je prenais l’avion.

ALBERT : Et le soi-disant Jo, il parle avec l’accent anglais ! T’es anglais ?

Un temps

JOHNNY : Non, je suis Français, Monsieur… Je ne pourrai jamais être anglais. Je

vous le garantis…Je n’aime pas du tout l’Angleterre. Ils ont une mauvaise cuisine,

et…

ALBERT : A d’autres ! Qui plus est, il a une tête d’Angliche, votre Jo.

Madame CARTIER : Une tête d’Anglais ? C’est comment ?

ALBERT : Eh bien oui, les Anglais ils ont la peau blanchâtre et les dents de devant

qui avancent…Et ils sont rouquins.

OLIVIER : Vous croyez ?

ALBERT : J’en suis sûr. J’ai vu un film là-dessus…Un film sur les races de la

PROPAGANDASTAFFEL.

Le père CHARLOT (conciliant) : Ah, la PROBAGAN… C’est du sérieux, cette chose

là … Ils ne devraient pas s’tromper beaucoup…Ils connaissent ce dont ils parlent, la

PROBA…quelque chose.

OLIVIER : Et alors ?

ALBERT : Votre Jo, là, il a aussi les dents qui avancent. C’est un Anglais ! Il est

rouquin !

Madame CARTIER : Non, pour moi, il est plutôt blond.

ALBERT : Ça tire vers le roux…

Madame CARTIER : Vous croyez ?

(elle regarde ses cheveux)

ALBERT : Ouais. Et il a les dents qui avancent.

OLIVIER : Jo a les dents qui avancent, et j’avais jamais remarqué !

ALBERT : Vous payez pas ma tête… Regardez bien !

Page 37: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

37

OLIVIER : Mais non.

ALBERT (à JOHNNY) : Ouvre la bouche…

JOHNNY regarde OLIVIER

OLIVIER : Vas-y, Jo, fais ce qu’il te dit…

JOHNNY ouvre la bouche et montre ses dents

Madame CARTIER : Je trouve que ses dents sont tout à fait normales…

ALBERT : Pas moi. Il a des dents d’Angliche.

Madame CARTIER : Vous savez, le physique ne veut pas dire grand-chose. Eh bien,

euh…Je veux dire que le fait que Jo ait les dents qui avancent n’en fait pas

obligatoirement un Anglais. Ce n’est pas une preuve suffisante. Vous aussi Albert…

ALBERT : Quoi, moi ? Qu’est- ce que j’ai ?

Madame CARTIER : Eh bien, vos dents ne sont pas tout à fait normales, si je peux

me permettre… Je dirais même qu’elles avancent un peu…

ALBERT : Ah bon ? (Il réfléchit en se touchant les dents) Vous croyez ? Comment

expliquez-vous alors sa manière bizarre de parler, hein ? Son accent ? Hein ?

Madame CARTIER : Je suis sûre qu’il y a une explication logique.

ALBERT : C’est cela ! La logique de mes fesses, oui…Fais voir un peu ton Ausweis.

JOHNNY lui tend sa carte d’identité

ALBERT (il lit) : « Jacques DUPLESSIS. Né en 1903 à MONTREUIL ». (Il regarde

Jo) : Tu as quarante ans ?

JOHNNY : Pardon ?

ALBERT : Tu as quarante ans, toi ?

JOHNNY (calme) : Oui. Quarante. A peu près. Quelque chose comme cela…

ALBERT : Comment, à peu près ?

JOHNNY (confus) : Oui, je veux dire, je les ai complètement. Les quarante années.

Oui. Je les ai toutes.

ALBERT : Mais tu es drôlement bien conservé pour ton âge ! Tu es sûr que ce ne

sont pas de faux papiers ?

JOHNNY : Des faux papiers, quelle horreur. Oh non, pas du tout. Ils sont vrais, bien

entendu.

ALBERT: Et ton prénom, c’est JACQUES, Monsieur DUPLESSIS ?

JOHNNY : Mon prénom ?

ALBERT : Oui, c’est bien ce qui est marqué sur cette carte. Ton prénom, c’est

JACQUES, Jo ?

Page 38: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

38

JOHNNY : Ah ! Oui. Jacques !

ALBERT : Et pourtant, on t’appelle Jo ?

JOHNNY : Oui, moi, c’est Jo.

ALBERT (il hurle) : JO n’est pas le diminutif de JACQUES, à mon avis !

OLIVIER : Vous savez, Albert, les surnoms, c’est comme cela ! C’est aléatoire !

Le père CHARLOT : Où est-ce qu’il doit aller ? A Toire ? Et pourquoi donc à

c’t’endroit ?

ALBERT (colérique, il brandit son revolver) : T’occupe pas, Charlot ! Laisse faire les

spécialistes !

OLIVIER : C’est facile à expliquer. Vous voyez, Albert, mon prénom à moi, c’est

OLIVIER ! Et mon surnom c’est RITON…

ALBERT : Et alors ?

OLIVIER : Rien à voir OLIVIER et RITON ! Comme JACQUES et JO !

ALBERT (il rend son Ausweis à JOHNNY) : Ce que je vois surtout, c’est que tu

réponds à sa place…

OLIVIER : Hum ! Là, il faut que je vous dise la vérité, Albert.

ALBERT (rassurant) : C’est le moment ! Tu peux dire ce que t’as sur le cœur, mon

gars. Tu sais, à la Gestapo, contrairement à l’idée répandue, on sait faire la part des

choses nous autres, tu peux me faire confiance.

OLIVIER : Eh bien, mon collègue Jo, son histoire est très touchante…

ALBERT (brandissant son revolver) : Vas - y ! Accouche !

OLIVIER : Le gars Jo, avant de travailler chez Hotchkiss, il bossait chez Renault à

Boulogne Billancourt.

ALBERT : Ah bon ?

OLIVIER : Oui, c’est un Parigot pur jus, comme moi, et…

ALBERT : Et ?

OLIVIER : Et il était au boulot, quand y a eu les bombardements anglo-saxons sur le

site de Renault. Toute l’usine s’est écroulée sur lui.

ALBERT : Toute l’usine ?

OLIVIER : Oui, et même le chien mascotte de l’atelier, BOBBY, a été tué.

ALBERT : Ils ont tué son chien… Les salauds…

OLIVIER : Quand on l’a sorti des décombres, Jo ne parlait plus. C’est comme je vous

le dis. Jo est resté prostré trois heures devant le corps de Bobby.

ALBERT : Bobby ?

Page 39: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

39

OLIVIER : Oui, son chien Bobby. Un JACK RUSSEL…C’est le nom de la race.

ALBERT : Un chien anglais ?

OLIVIER : Justement… Jo a pris dans ses bras son petit corps disloqué…Jo ne

parlait plus pareil. Il est resté un peu dérangé, depuis.

Le père CHARLOT : C’est vrai, ça, Olivier. Vous m’avez dit tout à l’heure que votre

copain, il était un peu bizarre de la tête. Je comprends mieux maintenant.

Madame CARTIER (elle essuie une larme) : Pauvre chien ! C’est triste !

OLIVIER : Et le peu de parole qu’il arrive à sortir, c’est vrai, il le sort avec l’accent

Anglais. C’est à cause du choc.

ALBERT : Je comprends. Jo est une victime des bombardements judéo-

bolchéviques.

OLIVIER : Pour ainsi dire… Le chien aussi… Bobby.

ALBERT : Ça change tout.

JOHNNY : Oui, je suis victime… Et pauvre Bobby…

OLIVIER : Il parle avec l’accent Anglais sans avoir jamais appris cette langue…C’est

totalement inexplicable…

Madame CARTIER (chuchotant) : N’en rajoutez pas.

ALBERT : Mais, c’est intéressant ça…

Madame CARTIER : Je n’en doute pas, mais je vous exhorte à la discrétion devant

lui. Ne ravivons pas ses blessures. Il faut respecter son deuil.

JOHNNY : Mes blessures… Oui… Pauvre Bobby le chien.

ALBERT : Je vous crois…

ALBERT range son arme.

ALBERT : Excusez-moi, les gars. J’ai failli vous allumer pour rien ! Vous trouer la

paillasse !

OLIVIER : Ne vous excusez pas, c’est bien naturel. On aurait fait pareil à votre

place…Et plutôt deux fois qu’une.

JOHNNY : C’est vrai. Plutôt deux fois qu’une !

ALBERT (pleurnichard) : Vous savez, aujourd’hui, avec ces terroristes qui courent les

routes, ces parachutistes…On ne dort pas bien. On veut faire son devoir, alors c’est

difficile. On voit des angliches et des communistes partout.

Il sanglote

ALBERT : Bon ? je crois que nous pouvons célébrer notre amitié retrouvée…Et boire

à la santé de ce pauvre Bobby, victime des bombardements…

Page 40: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

40

JOHNNY : Oui ! Criminels !

ALBERT : Si je comprends bien, Jo a un peu été perturbé dans sa tête par ce

bombardement des usines ?

OLIVIER : Hélas…

ALBERT : Il est siphonné ?

OLIVIER : On peut le dire.

ALBERT : C’est à cause de ça qu’il cause comme un Anglais…

OLIVIER : Hélas…

ALBERT : Dis donc, Charlot, je vois que nos verres sont à moitié vides. Tu n’avais

pas quelques autres grandes bouteilles de côté ? C’est le moment de les ouvrir…

C’est moi qui paye. Pour me faire pardonner le petit énervement que j’ai eu à

l’instant…

OLIVIER (fait mine de se lever) : C’est trop aimable, Albert. On va peut-être y aller.

On a du boulot à l’usine qui nous attend.

ALBERT : Mais non, vous avez le temps. Je vais téléphoner à la Kommandantur,

pour la bagnole…Je tiens mes promesses.

OLIVIER : Si vous insistez…

ALBERT : Charlot, va donc chercher les munitions.

Le père CHARLOT : J’y vais, Albert. Y faut que Jo m’aide à descendre à la cave, pas

vrai Jo ?

JOHNNY : Oui, père Charlot.

ALBERT : Pendant ce temps-là, j’appelle la Kommandantur. T’as toujours ta ligne

téléphonique, Charlot ?

Le père CHARLOT : Oui, le bigophone est à côté du comptoir.

(JOHNNY soulève la trappe et aide CHARLOT à descendre au sous-sol).

ALBERT s’empare du téléphone :

ALBERT : Mademoiselle ?

ALBERT : Oui… Je voudrais la KOMMANDANTUR, s’il vous plait…

ALBERT : Allo, la KOMMANDANTUR ?

ALBERT : Oui, c’est ALBERT…

Page 41: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

41

ALBERT : Passez-moi le major KURT, SVP…Oui, j’attends.

ALBERT : Allo ? KURT ?

ALBERT : Oui, c’est ALBERT ! Dein Freund !

ALBERT (en Allemand) : Ha ! Ha ! Ha ! Jawohl, Jawohl !

ALBERT : Ja, Gut ! Danke, Danke !

ALBERT : Ich habe eine Bitte.

ALBERT (regard oblique) : Ja, Danke ! Du musst ein Wagen schicken mit 4 Mann. Ich habe hier drei Wiederstandkämpfer ! Sofort verhaften, Ja ! Und später in Limoges bringen zum verschiessen ! Die Schweinehunde !

ALBERT : Danke Kurt ! Heil HITLER !

Il fait le salut hitlérien

Il raccroche le téléphone

Il se frotte les mains

OLIVIER : Vous avez l’air bien connu là-bas, Albert ? A la Kommandantur ?

ALBERT : Oui, je suis bien apprécié à la Kommandantur…

OLIVIER : Et puis la cerise sur le gâteau, c’est que, après être entré, vous, on vous

laisse sortir…C’est pas le cas de tout le monde…

ALBERT (rit) : Vous êtes comique, vous !

OLIVIER : C’est ce qui fait mon charme !

Madame CARTIER : Vous aussi, Albert, vous devez avoir votre petit succès avec ces

dames ?

ALBERT : Moi ?

Page 42: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

42

Madame CARTIER : Ne niez pas, Albert, vous représentez l’autorité, cela plait aux

dames.

ALBERT (rougissant) : Oui, oui…On se défend.

Pendant que les autres discutent, JOHNNY, sans être vu, ouvre sa petite boite en

métal et glisse discrètement une pilule de cyanure dans le verre d’ALBERT

ALBERT : Aucun problème pour nous accorder la bagnole avec chauffeur... La

voiture sera là bientôt… Alors Charlot, tu nous la remontes, cette bouteille ?

Le père CHARLOT (de la cave) : C’était planqué, alors y faut fouiller un peu…

Excusez…

ALBERT : Peut-être qu’il en profite pour picoler en juif, ce vieux salaud !

Rires

ALBERT : Bon, on va finir nos verres en attendant. Les mélanges, je n’suis pas

client.

OLIVIER (ironique) : On avait deviné.

JOHNNY : Le verre de l’amitié ! Cul sec comme on dit…

On trinque. ALBERT finit son verre et absorbe le cyanure.

ALBERT : Eh bien, il a sorti trois mots sans accent, la victime de guerre…Y faut

jamais désespérer.

JOHNNY : Jamais. On a toujours ce qu’on mérite, il suffit d’attendre un peu…

Un temps

Les cinq continuent à boire

ALBERT commence à trembler

ALBERT : Je ne sais pas ce qui m’arrive ? J’ai froid, d’un coup…

Madame CARTIER : Qu’est-ce que vous avez, Albert, ça n’a plus l’air de trop gazer ?

ALBERT : Tout à l’heure, j’avais chaud, et maintenant, j’ai froid.

OLIVIER : Cela vous fait un chaud et froid, on dirait ?

ALBERT se tient la poitrine. Il transpire à grosses gouttes.

ALBERT : On dirait que c’est le pinard qui ne me réussit pas. J’ai comme du feu dans

la poitrine…

ALBERT se prend la tête dans les mains

ALBERT : C’est rare, parce que d’habitude, j’encaisse très bien. En plus, celui -là,

c’est du supérieur. Alors, j’y comprends plus rien. Et puis dans mes tempes, cela

tape, on dirait un orchestre…

OLIVIER : C’est quel genre de musique Albert ? De la musique militaire, peut- être ?

Page 43: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

43

ALBERT : J’ai un drôle de bruit dans les oreilles… Quelqu’un qui parle, on dirait.

C’est un discours en Allemand.

OLIVIER : C’est grave, ça…

ALBERT : Je reconnais la voix ! C’est le FUHRER qui m’appelle ! (il tend le bras

dans le salut hitlérien) J’arrive, mon FUHRER !

OLIVIER (surpris) : Le FUHRER qui l’appelle ? Hou la la ! Là, cela devient très grave,

à mon avis !

ALBERT s’écroule sur la table en gardant le bras tendu.

Madame CARTIER : Il n’a pas l’air dans son assiette, le Albert !

OLIVIER : Il ne devrait pas abuser des boissons fortes.

Madame CARTIER : Pourtant…

OLIVIER : J’ai fait des cours de secourisme à la base …Laissez-moi faire…

Il se penche vers ALBERT, qui git inanimé sur la table.

OLIVIER prend son pouls.

Madame CARTIER : Alors ?

OLIVIER : Désolé ! Il est clamsé…

Madame CARTIER : Quoi ? Qu’est- ce que vous dites ?

OLIVIER : Affirmatif, Madame. Il est mort. Tout c’qu’y a de plus défunt.

Madame CARTIER : Vous êtes sûr ?

OLIVIER : Tout à fait… (il se penche vers le corps) C’est curieux, son haleine sent

l’amande amère. C’est bizarre…

Madame CARTIER : l’amande amère ?

OLIVIER : Oui, venez sentir.

Elle se penche à son tour vers le corps d’Albert

Madame CARTIER : Mais, c’est le cyanure…

OLIVIER : Comment ?

Madame CARTIER : Quelqu’un lui a donné un comprimé de cyanure. Il a été

empoisonné.

JOHNNY regarde le plafond

OLIVIER : JOHNNY !

JOHNNY (fait l’innocent) : Comment ?

OLIVIER : JOHNNY, c’est toi qui as fait le coup ?

Page 44: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

44

JOHNNY : What ?

OLIVIER (furieux) : Tu l’as tué ! La pilule ! JOHNNY, tu lui as donné ta pilule ! Bougre

d’abruti ! LE CYANURE qui était dans la boite que je t’ai filée ! Bougre de con !

JOHNNY : Je l’ai fait marron, pas de problème, Olivier. Oui, c’est moi qui a mis la

pilule dans son verre de Bordeaux. Dommage pour le pinard.

OLIVIER : QUOI ?

JOHNNY (il montre la boite en métal vide) : I put the poison in his glass ! When he

was not looking.

Madame CARTIER : Vous êtes en train de nous dire que vous lui avez mis du

cyanure dans son verre…C’est extravagant.

OLIVIER : QU’EST-CE QUE TU AS FAIT ? TU L’AS EMPOISONNE ?

JOHNNY : YES ! HE IS A DISGUSTING BASTARD !

OLIVIER : Bastard, Bastard, je sais bien que c’est un salaud de la pire espèce, mais

on avait dit qu’on le laissait commander la voiture et qu’après on filait à l’usine !

Comment on va faire quand le chauffeur va se pointer ? Avec le gars refroidi ici ?

Cela va devenir compliqué à négocier, je ne te dis pas. En d’autres termes, tu as

bien foutu le bordel, Johnny. J’aurais dû te laisser en pleine cambrousse plutôt que

de te proposer de m’accompagner.

JOHNNY : On ne pouvait pas faire autrement.

OLIVIER : Et pourquoi donc ?

JOHNNY : Il voulait nous faire marron…

OLIVIER : Comment ?

JOHNNY : Attention, les amis, je jure que c’est la vérité : Il n’a jamais voulu

commander le chauffeur pour nous.

Madame CARTIER : Mais si, nous l’avons entendu parler à la Kommandantur.

JOHNNY : Oui, Albert a téléphoné à la Kommandantur. Mais c’était pour que les

Boches, ils viennent nous faire marron… Uniquement ça.

Madame CARTIER : Comment ? Johnny, vous avez compris ce qu’il disait tout à

l’heure en Allemand au téléphone ? Vous comprenez l’Allemand, vous ?

JOHNNY (fièrement) : Yes Madam ! I speak GERMAN perfectly ! Mon daddy a

travaillé des années à la BRITISH EMBASSY in BERLIN ! Ambassade britannique !

Her Majesty’s service ! Alors, j’ai fréquenté une école en Allemagne ! Je parle

couramment le Boche. ICH SPRECHEN SEHR GUT !

Madame CARTIER : JOHNNY, qu’a dit ALBERT en vérité ?

JOHNNY : Il a dit en Boche (hum) : ARRETER PARACHUTISTES -DES

TERRORISTES- ET CONDUIRE A LIMOGES POUR FOUZILLER !

Page 45: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

45

OLIVIER (stupéfait) : POUR FOUZILLER ?

JOHNNY : OUI ! POUR FOUZILLER !

OLIVIER : POUR FOUZILLER ! Le salopard ! Au lieu d’une ballade de santé, il a

commandé une voiture de la Gestapo pour nous emballer ! oui !

JOHNNY : C’est ça, Olivier.

OLIVIER : Il voulait nous liquider…

JOHNNY : Oui.

OLIVIER : Bon, alors, tu as bien fait de le buter.

Madame CARTIER : On va ficher le camp rapidement en souhaitant qu’ils ne nous

rattrapent pas…

OLIVIER : Mais dites donc, quand ils vont voir qu’Albert a avalé son extrait de

naissance, la Gestapo va tout mettre en branle pour nous faire aux pattes…Ils sont

peut- être déjà en route pour nous carotter ici.

Le père CHARLOT (de la cave – il semble éméché) : Hips ! J’arrive les gars !

Patientez un peu, c’est pas facile à trouver les millésimes, ma parole !

OLIVIER : Il ne manquait plus que celui-là…

JOHNNY : Vous inquiétez pas, les gars…J’ai idée. Je vais annuler la voiture.

OLIVIER : Comment ?

JOHNNY : Je vais téléphoner moi - même à la KOMMANDANTUR ! I CAN DO IT ! I

SPEAK GERMAN ! JE PARLE ALLEMAND ! N’OUBLIEZ PAS ! LET’S DO IT FAST !

Madame CARTIER : Mais oui ! Il parle allemand ! On peut essayer ! VITE !

Ils se ruent vers le téléphone. JOHNNY décroche.

JOHNNY : Mademoiselle ! Oui…

JOHNNY : Ici Monsieur Albert ! Passez-moi la Kommandantur, s’il vous plait. J’étais

en ligne à l’instant ! J’ai oublié de dire quelque chose. C’est urgent ! Et important !

JOHNNY : Merci Mademoiselle… J’attends…

JOHNNY : KOMMANDANTUR ?

JOHNNY : Albert am apparat ! Ja, der Dolmetscher ! Ja, in Ordnung.

Page 46: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

46

JOHNNY : Ja, ja, ja !

Il rit

JOHNNY : Ja, ja, ja !

JOHNNY : Kann Ich Bitte mit KURT sprechen ? Ja, Danke…

JOHNNY : KURT ! KURT, mein Freund, Ich bin es nochmal…

JOHNNY : Ja, ALBERT ! ICH BIN ES !

JOHNNY : Ha ! Ha ! Ha ! WUNDERBAR !

JOHNNY : Du brauchst den Wagen nicht mehr schicken. Wegen den TERRORISTEN !

JOHNNY : Die sind KAPUTT ! Die Spione habe Ich selber erledigt !

JOHNNY : Ja, erschossen mit der Dienstpistole ! Alle Drei TOT ! KAPUTT !

JOHNNY : Gut gezielt ! Ja ! Ja, es ist Klar ! Heil HITLER !

JOHNNY : GRATULIERE !

JOHNNY : JA ! JA ! GRATULIERE !

Il raccroche

OLIVIER : Alors ?

JOHNNY : It is good. J’ai décommandé la voiture. J’ai dit pas besoin de la Gestapo.

J’ai raconté que Albert nous avait tous déjà tués. J’ai fait croire qu’on était tous

Page 47: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

47

clamsés ! Inutile de faire venir la voiture ! Le Boche m’a cru et m’a félicité ! Il a dit

Sehr Gut ! Ils ne vont pas se pointer.

Pendant que les trois personnages sont près du téléphone, ALBERT, qui n’était pas

complètement mort en réalité, se lève sans faire de bruit et sort du café.

OLIVIER se retourne et constate qu’ALBERT a disparu.

OLIVIER : Oh ! Le mort !

Madame CARTIER : Quoi, le mort, Olivier ?

OLIVIER : Ben, le mort, quoi ! Regardez, Madame : il n’est plus là !

Ils constatent qu’ALBERT n’est plus là.

JOHNNY : merde ! Excusez moi. Le macchabée est foutu le camp…

Madame CARTIER : le mort s’est barré ? Mais comment est- ce possible ?

OLIVIER (technique) : Faut croire qu’il n’était pas si mort que cela. Le matériel n’est

plus ce qu’il était… Il faudra que j’en parle à la logistique. C’est dingue, ça. On

t’envoie en mission avec des pilules pour la toux à la place du cyanure…

JOHNNY : Ou alors, le type a une bonne constitution.

OLIVIER : Il avait pas l’air si costaud, pourtant.

Madame CARTIER : Dites donc, Olivier, à mon humble avis, c’est pas le moment de

refaire le monde. Au lieu de parler logistique, organisation et rivalités

bureaucratiques, l’heure me parait plutôt au plan de crise et aux mesures d’urgence,

vous ne croyez pas ? Votre mort qui marche, il risque de nous ramener l’armée

allemande au grand complet dans les minutes qui viennent. Il faut le récupérer le

plus vite possible…

JOHNNY (secoue OLIVIER) : Olivier ! Madame a raison ! Au lieu de parler boutique

et procrastination…

OLIVIER : Dis donc, pour un Angliche, tu en connais des mots compliqués,

toi…Procrastination ! Qu’est- ce que ça veut dire ?

JOHNNY : Oui, eh bien, on étudiera le dictionnaire plus tard, quand on sera élus à

l’Académie Française. Pour le moment, il faut agir et le poursuivre tout de suite…

OLIVIER (sort sa dague) : T’as raison, Johnny ! T’en fais pas ! J’y vais ! Je vais le

poinçonner vite fait, comme dans le Metro. Reste là avec Madame Cartier.

JOHNNY : Grouille toi, mon vieux…

Il sort du café en courant.

Madame CARTIER : Espérons qu’il arrive à le rattraper…

Un temps

On entend un bruit énorme, comme si un mur venait de s’écrouler.

Page 48: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

48

Un cri.

OLIVIER revient dans le café. Il retourne s’asseoir à la table.

Madame CARTIER : Alors ?

OLIVIER : C’est fait.

Madame CARTIER : Qu’est- ce que c’était que ce raffut ?

OLIVIER : C’est le garde- corps qui s’est écroulé. Il s’appuyait dessus en me visant

avec son pistolet. Il n’a pas eu le temps de tirer. Il a basculé et il est tombé dans la

flotte.

Madame CARTIER : Comment ?

JOHNNY : Il n’a pas de veine, ce gars-là. Il se casse la gueule tout le temps. Il était

déjà tombé dans les chiottes, et là il a fait carrément le grand saut ?

OLIVIER : Ouais, dans la Vézère, direct. Je suis descendu, vite fait, pour vérifier. En

bas, on voit les débris de la balustrade, et c’est tout. Je n’ai pas vu le type surnager.

A part un truc dégueulasse que j’ai récupéré…

OLIVIER sort de sa poche une carte mouillée.

OLIVIER : Il y avait ça qui flottait…

Madame CARTIER (elle renifle) : Ça ne sent pas très bon. Pouah. Qu’est-ce que

c’est ? (Elle regarde la carte) Ah ! C’est son Ausweis de la Gestapo.

A cet instant, le père CHARLOT remonte en soufflant du sous-sol. Il tient une

bouteille de Bourgogne à la main. Il est pris de boisson.

Le père CHARLOT (ivre) : Je vous ai rapporté de l’excellent…Du Bourgogne, les

enfants. On boit ça une foué dans sa chienne d’esistence ! …Hips ! Euh qu’est-ce

que j’voulais vous dire ?

Il s’assoit avec eux et pose la bouteille sur la table.

Le père CHARLOT : J’ai la tête qui tourne, faut reconnaître. J’sais pas du tout c’que

j’ai…

OLIVIER (ironique) : C’est l’altitude, peut-être ?

Le père CHARLOT : ça s’pourrait bien. C’est l’fait d’monter rapidement c’te foutue

échelle. C’est d’une hauteur ces machins.

JOHNNY : He is drunk.

Le père CHARLOT : Au fait, j’vois pas Albert. Où qu’il est passé, ce salopard

d’Albert ?

Madame CARTIER : Albert ? Il était retourné aux cabinets, je crois.

Page 49: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

49

OLIVIER (rassurant) : A votre place, je ne m’inquiéterais pas pour votre camarade,

père Charlot. Si vous ne le revoyez pas, c’est qu’il est allé passer une soirée bien au

chaud avec une Fraülein de la Gestapo… Je parie. Vous savez, les souris grises ?

Le père CHARLOT (pleurnichard) : Sacré Albert ! Vous avez vu, il voulait révolvériser

tout le monde…A mon avis, il a mal tourné le Albert depuis qu’on était dans le

Quinzième. Il a bien changé, l’animal, depuis le temps où on était copains…

OLIVIER : A mon avis, il a tout du chien, sauf la fidélité.

Le père CHARLOT : Si j’aurais su… Et si on buvait un petit coup ensemble ?

Madame CARTIER : Nous vous remercions, Charlot, mais je crois que nous allons

prendre congé…

Le père CHARLOT : Vous allez pas m’forcer à écluser la boutanche tout seul ! Du

bon Bourgogne comme ça…

Madame CARTIER : Eh si, père Charlot ! Si Albert réapparait, vous pourrez trinquer

avec lui…

OLIVIER (il se lève) : A la revoyure, père Charlot, et merci pour le spécial.

Le père CHARLOT : Quand vous voudrez à nouveau de l’exceptionnel, n’hésitez

pas ! Vous connaissez le chemin !

JOHNNY : A la revoyure.

Le père CHARLOT : A la prochaine. Et réparez nous bien c’te foutue usine.

Ils se serrent la main.

OLIVIER (sur le pas de la porte en aparté) : Une fois le job terminé, dans deux jours,

nous dînons tous ensemble à Londres. Euh… dinner in London, Johnny ?

JOHNNY : I invite you, for a British dinner…La gastronomie britannique…

OLIVIER (grimace) : Chouette !

JOHNNY : In my club at CARLTON Gardens. Finish le crapahout !

OLIVIER : Promis, plus de crapahutage…Merci Johnny. (il lui serre la main).

Madame CARTIER : J’accepte avec plaisir cette invitation.

JOHNNY sort.

Ils restent un moment sur le pas de la porte

OLIVIER : Je peux vous poser une question indiscrète, Madame Cartier ?

Madame CARTIER : Allez-y, ne vous gênez pas, Olivier…

OLIVIER : Cet agent de l’Abwehr…

Madame CARTIER : Meyer ?

Page 50: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

50

OLIVIER : Quand vous en parlez, vous avez un petit quelque chose dans le regard,

je ne sais pas…Vous étiez sortie avec lui…

Madame CARTIER : Il était charmant et savait parler aux femmes. Et je suis veuve…

OLIVIER : Cela n’a pas été trop dur de tourner la page ? Un peu abruptement. Le

coup du journal, je veux dire…

Madame CARTIER : C’était un peu radical, je le reconnais. C’est la guerre. A la

guerre, on devrait toujours tuer les gens avant de les connaître.

Elle soupire

OLIVIER : Je suis sûr que vous allez trouver un nouveau chevalier servant…

Elle regarde OLIVIER

Madame CARTIER : Vous croyez ?

OLIVIER : Avec des yeux comme les vôtres… (Elle sourit) Après vous, Madame…Et

samedi prochain, rendez-vous à PICCADILLY CIRCUS !

Ils sortent du café.

Nuit

Le lendemain matin

Le père CHARLOT est seul dans son bar. Il range les verres sur le comptoir. Il n’est

pas tout à fait seul, puisque son chat lui rend visite.

Le père CHARLOT : Ah te v’là BEBERT ! VILAIN ZIGOTO ! T’as encore été traîner

au bord de la VEZERE !

CHARLOT se penche vers son chat.

Le père CHARLOT : Qu’est-ce que tu as encore ramené comme saloperie ?

Il ramasse une chaussure mouillée

Le père CHARLOT : Mais… C’est une godasse…

Un temps

Le père CHARLOT : Toi, mon vieux Bébert, il n’y a pas à dire, t’es un chat costaud.

Me ramener une grosse chaussure telle que celle-là ! Ce n’est pas donné à tout le

monde. Tiens, pour ta peine…

Il lui donne un morceau de jambon.

Le chat miaule de satisfaction.

Le père CHARLOT : SACREDIEU ! On dirait la grolle d’Albert. C’est trempé…Tu as

dû la repêcher dans la flotte… Ah ben vrai, il a donc dû tomber dans la Vézère, et se

noyer dedans, ce corniaud d’Albert…Quel empaffé. Bon. C’est pas une trop grosse

perte pour l’humanité, à mon avis.

Page 51: LE CRAPAHUT Pièce en un acte de Michel VEY

51

Miaulement

Le père CHARLOT : Au fait, Bébert, j’espère que nos petits jeunes ont pu bien

réparer l’usine. On peut leur faire confiance, pas vrai ? Ils avaient l’air doués pour la

technique, ces gars- là…

Soudain, à l’extérieur un bruit énorme fait vibrer les fenêtres du café et on voit un

éclair aveuglant.

« BRRRRRRRAOUM ! »

Le ciel se teinte de rouge : c’est l’usine qui brûle.

Le père CHARLOT : Tiens ? T’as entendu, Bébert, on dirait qu’il va y avoir de

l’orage ?

Le portrait du Maréchal Pétain se décroche.

Le père CHARLOT le regarde d’un air de reproche.

FIN