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Le Cubisme Le Cubisme Guillaume Apollinaire & Dorothea Eimert Guillaume Apollinaire & Dorothea Eimert

Le Cubisme - download.e-bookshelf.de · 8 La peinture se purifie, en Occident, avec cette logique idéale que les peintres anciens ont transmise aux nouveaux comme s’ils leur donnaient

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Le CubismeLe Cubisme

Guillaume Apollinaire & Dorothea EimertGuillaume Apollinaire & Dorothea Eimert

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Auteurs : Guillaume Apollinaire, Dorothea Eimert, Anatoli Podoksik

Mise en page :

Baseline Co. Ltd,

61A-63A Vo Van Tan Street

4e étage

District 3, Ho Chi Minh Ville

Vietnam

© Confidential Concepts, Worldwide, USA

© Parkstone Press International, New York, USA

© Alexander Archipenko, Artists Rights Society, New York, USA

© Georges Braque Estate, Artists Rights Society (ARS), New York, USA/ ADAGP, Paris

© L&M Services B.V. Amsterdam 20051203

© Artists Rights Society (ARS), New York, USA/ ADAGP, Paris/ Succession Marcel Duchamp

© Albert Gleizes Estate, Artists Rights Society (ARS), New York, USA/ ADAGP, Paris

© Henri Laurens Estate, Artists Rights Society (ARS), New York, USA/ ADAGP, Paris

© Henri Le Fauconnier

© Fernand Léger Estate, Artists Rights Society (ARS), New York, USA/ ADAGP, Paris

© Jacques Lipschitz

© Jean Metzinger Estate, Artists Rights Society (ARS), New York, USA/ ADAGP, Paris

© Estate of Pablo Picasso/ Artists Rights Society (ARS), New York, USA/ ADAGP, Paris

© Jacques Villon Estate, Artists Rights Society (ARS), New York, USA/ ADAGP, Paris

Tous droits d’adaptation et de reproduction réservés pour tous pays.

Sauf mention contraire, le copyright des œuvres reproduites se trouve chez les photographes qui

en sont les auteurs. En dépit de nos recherches, il nous a été impossible d’établir les droits

d’auteur dans certains cas. En cas de réclamation, nous vous prions de bien vouloir vous adresser

à la maison d’édition.

ISBN : 978-1-78042-777-5

Le Cubisme

Guillaume Apollinaire, Dorothea Eimert, Anatoli Podoksik

Sommaire

I Texte fondateur : Les Peintres cubistes,

méditations esthétiques par Guillaume Apollinaire 7

II Qu’est-ce que le Cubisme ? 29

III Picasso et le cubisme 47

Les Incontournables 127

Notes 194

Bibliographie 195

Index 196

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I Texte fondateur : Les Peintrescubistes, méditations esthétiquespar Guillaume Apollinaire

I

Les vertus plastiques : la pureté, l’unité et la vérité maintiennentsous leurs pieds la nature terrassée. En vain, on bande l’arc-en-ciel, les saisons frémissent, les foules

se ruent vers la mort, la science défait et refait ce qui existe, les mondess’éloignent à jamais de leur conception, nos images mobiles se répètentou ressuscitent leur inconscience et leurs couleurs, les odeurs, les bruitsqu’on mène nous étonnent, puis disparaissent de la nature.

Ce monstre de la beauté n’est pas éternel.Nous savons que notre souffle n’a pas eu de commencement et ne cessera

point, mais nous concevons avant tout la création et la fin du monde.Cependant, trop d’artistes peintres adorent encore les plantes, les

pierres, l’onde ou les hommes.On s’accoutume vite à l’esclavage du mystère. Et, la servitude finit par

créer de doux loisirs.On laisse les ouvriers maîtriser l’univers et les jardiniers ont moins de

respect pour la nature que n’en ont les artistes.Il est temps d’être les maîtres. La bonne volonté ne garantit point

la victoire.En deçà de la vérité dorment les mortelles formes de l’amour et le nom de la nature

résume leur maudite discipline.

La flamme est le symbole de la peinture et les trois vertus plastiques flambenten rayonnant.

La flamme a la pureté qui ne souffre rien d’étranger et transforme cruellement en elle-mêmece qu’elle atteint.

Elle a cette unité magique qui fait que si on la divise, chaque flammèche est semblable àla flamme unique.

Elle a enfin la vérité sublime de sa lumière que nul ne peut nier.

Les artistes peintres vertueux de cette époque occidentale considèrent leur pureté endépit des forces naturelles.

Elle est l’oubli après l’étude. Et, pour qu’un artiste pur mourût, il faudrait que tous ceuxdes siècles écoulés n’eussent pas existé.

Pablo Picasso,

Les Demoiselles d’Avignon, 1907.

Huile sur toile, 243,9 x 233,7 cm.

The Museum of Modern Art, New York.

Pablo Picasso,

Buste de femme (étude pour

Les Demoiselles d’Avignon), 1907.

Huile sur toile, 58,5 x 46 cm.

Musée Picasso, Paris.

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La peinture se purifie, en Occident, avec cette logique idéale que les peintres anciens onttransmise aux nouveaux comme s’ils leur donnaient la vie.

Et c’est tout.L’un vit dans les délices, l’autre dans la douleur, les uns mangent leur héritage, d’autres

deviennent riches et d’autres encore n’ont que la vie.Et c’est tout.On ne peut pas transporter partout avec soi le cadavre de son père. On l’abandonne en

compagnie des autres morts. Et, l’on s’en souvient, on le regrette, on en parle avecadmiration. Et, si l’on devient père, il ne faut pas s’attendre à ce qu’un de nos enfants veuillese doubler pour la vie de notre cadavre.

Mais, nos pieds ne se détachent qu’en vain du sol qui contient les morts.

Considérer la pureté, c’est baptiser l’instinct, c’est humaniser l’art et diviniserla personnalité.

La racine, la tige et la fleur de lis montrent la progression de la pureté jusqu’à safloraison symbolique.

Tous les corps sont égaux devant la lumière et leurs modifications résultent de ce pouvoirlumineux qui construit à son gré.

Nous ne connaissons pas toutes les couleurs et chaque homme en invente de nouvelles.Mais, le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité et les

tableaux qu’il offre à l’admiration des hommes leur conféreront la gloire d’exercer aussi etmomentanément leur propre divinité.

Il faut pour cela embrasser d’un coup d’œil : le passé, le présent et l’avenir.La toile doit présenter cette unité essentielle qui seule provoque l’extase.Alors, rien de fugitif n’entraînera au hasard. Nous ne reviendrons pas brusquement en

arrière. Spectateurs libres nous n’abandonnerons point notre vie à cause de notre curiosité.Les faux sauniers des apparences ne passeront point en fraude nos statues de sel devantl’octroi de la raison.

Nous n’errerons point dans l’avenir inconnu, qui séparé de l’éternité n’est qu’un motdestiné à tenter l’homme.

Nous ne nous épuiserons pas à saisir le présent trop fugace et qui ne peut être pourl’artiste que le masque de la mort : la mode.

Le tableau existera inéluctablement. La vision sera entière, complète et son infini au lieude marquer une imperfection, fera seulement ressortir le rapport d’une nouvelle créature àun nouveau créateur et rien d’autre. Sans quoi, il n’y aura point d’unité, et les rapportsqu’auront les divers points de la toile avec différents génies, avec différents objets, avecdifférentes lumières ne montreront qu’une multiplicité de disparates sans harmonie.

Car, s’il peut y avoir un nombre infini de créatures attestant chacune leur créateur,sans qu’aucune création n’encombre l’étendue de celles qui coexistent, il est impossiblede les concevoir en même temps et la mort provient de leur juxtaposition, de leur mêlée,de leur amour.

Pablo Picasso,

Nu (Buste), 1907.

Huile sur toile, 61 x 46,5 cm.

Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

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Chaque divinité crée à son image ; ainsi des peintres. Et lesphotographes seuls fabriquent la reproduction de la nature.

La pureté et l’unité ne comptent pas sans la vérité qu’on ne peut comparerà la réalité puisqu’elle est la même, hors de toutes les natures qui s’efforcentde nous retenir dans l’ordre fatal où nous ne sommes que des animaux.

Avant tout, les artistes sont des hommes qui veulent devenir inhumains.Ils cherchent péniblement les traces de l’inhumanité, traces que l’on

ne rencontre nulle part dans la nature.Elles sont la vérité et en dehors d’elle nous ne connaissons

aucune réalité.

Mais, on ne découvrira jamais la réalité une fois pour toutes. La véritésera toujours nouvelle.

Autrement, elle n’est qu’un système plus misérable que la nature.En ce cas, la déplorable vérité, plus lointaine, moins distincte, moins

réelle chaque jour réduirait la peinture à l’état d’écriture plastiquesimplement destinée à faciliter les relations entre gens de la même race.

De nos jours, on trouverait vite la machine à reproduire de telssignes, sans entendement.

IIBeaucoup de peintres nouveaux ne peignent que des tableaux où il n’y a pas de sujet

véritable. Et les dénominations que l’on trouve dans les catalogues jouent alors le rôle desnoms qui désignent les hommes sans les caractériser.

De même qu’il existe des Legros qui sont fort maigres et des Leblond qui sont très bruns,j’ai vu des toiles appelées : Solitude, où il y avait plusieurs personnages.

Dans les cas dont il s’agit, on condescend parfois à se servir de mots vaguementexplicatifs comme portrait, paysage, nature morte ; mais beaucoup de jeunes artistes peintresn’emploient que le vocable général de peinture.

Ces peintres, s’ils observent encore la nature, ne l’imitent plus et ils évitent avec soin lareprésentation de scènes naturelles observées et reconstituées par l’étude.

La vraisemblance n’a plus aucune importance, car tout est sacrifié par l’artiste aux vérités,aux nécessités d’une nature supérieure qu’il suppose sans la découvrir. Le sujet ne compteplus ou s’il compte c’est à peine.

L’art moderne repousse, généralement, la plupart des moyens de plaire mis en œuvre parles grands artistes des temps passés.

Si le but de la peinture est toujours comme il fut jadis : le plaisir des yeux, on demandedésormais à l’amateur d’y trouver un autre plaisir que celui que peut lui procurer aussi bienle spectacle des choses naturelles.

On s’achemine ainsi vers un art entièrement nouveau, qui sera à la peinture, telle qu’onl’avait envisagée jusqu’ici, ce que la musique est à la littérature.

Georges Braque,

Le Grand Nu, 1907-1908.

Huile sur toile, 142 x 102 cm.

Collection privée.

Pablo Picasso,

Nu debout, 1908.

Huile sur bois, 27 x 21 cm.

Musée Picasso, Paris.

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Ce sera de la peinture pure, de même que la musique est de la littérature pure.L’amateur de musique éprouve, en entendant un concert, une joie d’un ordre différent de

la joie qu’il éprouve en écoutant les bruits naturels comme le murmure d’un ruisseau, lefracas d’un torrent, le sifflement du vent dans une forêt, ou les harmonies du langage humainfondées sur la raison et non sur l’esthétique.

De même, les peintres nouveaux procureront à leurs admirateurs des sensationsartistiques uniquement dues à l’harmonie des lumières impaires.

On connaît l’anecdote d’Apelle et de Protogène qui est dans Pline.Elle fait bien voir le plaisir esthétique et résultant seulement de cette construction

impaire dont j’ai parlé.Apelle aborde, un jour, dans l’île de Rhodes pour voir les ouvrages de Protogène qui y

demeurait. Celui-ci était absent de son atelier quand Apelle s’y rendit. Une vieille était là quigardait un grand tableau tout prêt à être peint. Apelle, au lieu de laisser son nom, trace surle tableau un trait si délié qu’on ne pouvait rien voir de mieux venu.

De retour, Protogène apercevant le linéament, reconnut la main d’Apelle, et traça sur letrait un trait d’une autre couleur et plus subtil encore, et, de cette façon, il semblait qu’il yeût trois traits.

Apelle revint encore le lendemain sans rencontrer celui qu’il cherchait et la subtilité dutrait qu’il traça ce jour-là désespéra Protogène. Ce tableau causa longtemps l’admiration desconnaisseurs qui le regardaient avec autant de plaisir que si, au lieu d’y représenter des traitspresque invisibles, on y avait figuré des dieux et des déesses.

Les jeunes artistes peintres des écoles extrêmes ont pour but secret de faire de la peinturepure. C’est un art plastique entièrement nouveau. Il n’en est qu’à son commencement et n’estpas encore aussi abstrait qu’il voudrait l’être. La plupart des nouveaux peintres font bien dela mathématique sans le ou la savoir, mais ils n’ont pas encore abandonné la nature qu’ilsinterrogent patiemment à cette fin qu’elle leur enseigne la route de la vie.

Un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre.Cet art de la peinture pure, s’il parvient à se dégager entièrement de l’ancienne peinture,

ne causera pas nécessairement la disparition de celle-ci, pas plus que le développement dela musique n’a causé la disparition des différents genres littéraires, pas plus que l’âcreté dutabac n’a remplacé la saveur des aliments.

IIIOn a vivement reproché aux artistes peintres nouveaux des préoccupations géométriques.

Cependant les figures géométriques sont l’essentiel du dessin. La géométrie, science qui a pourobjet l’étendue, sa mesure et ses rapports, a été de tous temps la règle même de la peinture.

Jusqu’à présent, les trois dimensions de la géométrie euclidienne suffisaient auxinquiétudes que le sentiment de l’infini met dans l’âme des grands artistes.

Les nouveaux peintres, pas plus que leurs anciens, ne se sont proposés d’être des géomètres.Mais on peut dire que la géométrie est aux arts plastiques ce que la grammaire est à l’art del’écrivain. Or, aujourd’hui, les savants ne s’en tiennent plus aux trois dimensions de la géométrieeuclidienne. Les peintres ont été amenés tout naturellement et, pour ainsi dire, par intuition,

Pablo Picasso,

Pain et compotier aux fruits sur une

table, 1908-1909.

Huile sur toile, 164 x 132,5 cm.

Kunstmuseum, Bâle.

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Georges Braque,

Les Usines du Rio-Tinto à l’Estaque,

1910.

Huile sur toile, 65 x 54 cm.

Musée national d’Art moderne,

Centre Georges-Pompidou, Paris.

Georges Braque,

Broc et violon, 1909-1910.

Huile sur toile, 117 x 73,5 cm.

Kunstmuseum, Bâle.

Pablo Picasso,

Femme nue, 1910.

Huile sur toile, 187,3 x 61 cm.

National Gallery of Art,

Washington, D. C.

Sonia Terk-Delaunay,

La Prose du Transsibérien et de la

petite Jehanne de France, 1913.

Livre simultané de Blaise Cendrars.

Exemplaire 139. Aquarelle, texte

imprimé sur papier simili Japon.

Œuvre dépliée : 199 x 36 cm ;

œuvre fermée : 18 x 11 cm.

Musée national d’Art moderne,

Centre Georges-Pompidou, Paris.

Robert Delaunay,

Tour Eiffel, 1911.

Huile sur toile, 202 x 138,4 cm.

Solomon R. Guggenheim Museum,

New York.

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à se préoccuper de nouvelles mesures possibles de l’étendue que dans le langage des ateliersmodernes on désignait toutes ensemble et brièvement par le terme de quatrième dimension.

Telle qu’elle s’offre à l’esprit, du point de vue plastique, la quatrième dimension seraitengendrée par les trois mesures connues : elle figure l’immensité de l’espace s’éternisant danstoutes les directions à un moment déterminé. Elle est l’espace même, la dimension de l’infini ;c’est celle qui doue la plasticité des objets. Elle leur donne les proportions qu’ils méritentdans l’œuvre, tandis que dans l’art grec par exemple, un rythme en quelque sorte mécaniquedétruit sans cesse les proportions.

L’art grec avait de la beauté une conception purement humaine. Il prenait l’homme commemesure de la perfection. L’art des peintres nouveaux prend l’univers infini comme idéal et c’està cet idéal que l’on doit une nouvelle mesure de la perfection qui permet à l’artiste peintre dedonner à l’objet des proportions conformes au degré de plasticité où il souhaite l’amener.

Nietzsche avait deviné la possibilité d’un tel art :

« Ô Dionysos divin, pourquoi me tires-tu les oreilles ? demande Ariane à son philosophiqueamant dans un de ces célèbres dialogues sur l’Île de Naxos. – Je trouve quelque chose d’agréable,de plaisant à tes oreilles, Ariane : pourquoi ne sont-elles pas plus longues encore ? »

Nietzsche, quand il rapporte cette anecdote, fait par la bouche de Dionysos le procès del’art grec.

Ajoutons que cette imagination : la quatrième dimension, n’a été que la manifestation desaspirations, des inquiétudes d’un grand nombre de jeunes artistes regardant les sculptureségyptiennes, nègres et océaniennes, méditant les ouvrages de science, attendant un artsublime, et, qu’on attache plus aujourd’hui à cette expression utopique, qu’il fallait noter etexpliquer, qu’un intérêt en quelque sorte historique.

IVVoulant atteindre aux proportions de l’idéal, ne se bornant pas à l’humanité, les jeunes

peintres nous offrent des œuvres plus cérébrales que sensuelles. Ils s’éloignent de plus enplus de l’ancien art des illusions d’optique et des proportions locales pour exprimer lagrandeur des formes métaphysiques. C’est pourquoi l’art actuel, s’il n’est pas l’émanationdirecte de croyances religieuses déterminées, présente cependant plusieurs caractères dugrand art, c’est-à-dire de l’Art religieux.

VLes grands poètes et les grands artistes ont pour fonction sociale de renouveler sans cesse

l’apparence que revêt la nature aux yeux des hommes.Sans les poètes, sans les artistes, les hommes s’ennuieraient vite de la monotonie naturelle.

L’idée sublime qu’ils ont de l’univers retomberait avec une vitesse vertigineuse. L’ordre quiparaît dans la nature et qui n’est qu’un effet de l’art s’évanouirait aussitôt. Tout se déferaitdans le chaos. Plus de saisons, plus de civilisation, plus de pensée, plus d’humanité, plus devie même et l’impuissante obscurité régnerait à jamais.

Les poètes et les artistes déterminent de concert la figure de leur époque et docilementl’avenir se range à leur avis.

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La structure générale d’une momie est conforme aux figures tracées par les artisteségyptiens et cependant les anciens Égyptiens étaient fort différents les uns des autres. Ils sesont conformés à l’art de leur époque.

C’est le propre de l’Art, son rôle social, de créer cette illusion : le type. Dieu sait que l’ons’est moqué des tableaux de Manet, de Renoir ! Eh bien ! Il suffit de jeter les yeux sur desphotographies de l’époque pour s’apercevoir de la conformité des gens et des choses auxtableaux que ces grands peintres en ont peints.

Cette illusion me paraît toute naturelle, les œuvres d’art étant ce qu’une époque produit deplus énergique au point de vue de la plastique. Cette énergie s’impose aux hommes et elle estpour eux la mesure plastique d’une époque. Ainsi, ceux qui se moquent des nouveaux peintres,se moquent de leur propre figure, car l’humanité de l’avenir se représentera l’humanitéd’aujourd’hui d’après les représentations que les artistes de l’art le plus vivant, c’est-à-dire leplus nouveau en auront laissées. Ne me dites pas qu’il y a aujourd’hui d’autres peintres quipeignent de telle façon que l’humanité puisse s’y reconnaître peinte à son image. Toutes lesœuvres d’art d’une époque finissent par ressembler aux œuvres de l’art le plus énergique,le plus expressif, le plus typique. Les poupées sont issues d’un art populaire ; elles semblenttoujours inspirées par les œuvres du grand art de la même époque. C’est une vérité qu’il estfacile de contrôler. Et cependant qui oserait dire que les poupées que l’on vendait dans lesbazars, vers 1880, ont été fabriquées avec un sentiment analogue à celui de Renoir quand ilpeignait ses portraits ? Personne alors ne s’en apercevait. Cela signifie cependant que l’art deRenoir était assez énergique, assez vivant pour s’imposer à nos sens tandis qu’au grand publicde l’époque où il débutait, ses conceptions apparaissaient comme autant d’absurdités et de folies.

VIOn a parfois, et notamment à propos des artistes peintres les plus récents, envisagé la

possibilité d’une mystification ou d’une erreur collectives.Or, on ne connaît pas dans toute l’histoire des arts une seule mystification collective,

non plus qu’une erreur artistique collective. Il y a des cas isolés, de mystification et d’erreur,mais les éléments conventionnels dont se composent en grande partie les œuvres d’art nousgarantissent que de ces cas il ne saurait en exister de collectifs.

Si la nouvelle école de peinture nous présentait un de ces cas, ce serait un événement siextraordinaire qu’on pourrait l’appeler un miracle. Concevoir un cas de cette sorte, ce seraitconcevoir, que brusquement, dans une nation, tous les enfants naîtraient privés de tête oud’une jambe ou d’un bras, conception évidemment absurde. Il n’y a pas d’erreurs ni demystifications collectives en art, il n’y a que diverses époques et diverses écoles de l’art. Si lebut que poursuit chacune d’elles n’est pas également élevé, également pur, toutes sontégalement respectables, et, selon les idées que l’on se fait de la beauté, chaque école artistiqueest successivement admirée, méprisée et de nouveau admirée.

VIILa nouvelle école de peinture porte le nom de cubisme ; il lui fut donné par dérision en

automne 1908, par Henri Matisse qui venait de voir un tableau représentant des maisonsdont l’apparence cubique le frappa vivement.

Cette esthétique nouvelle s’élabora d’abord dans l’esprit d’André Derain, mais les œuvresles plus importantes et les plus audacieuses qu’elle produisit aussitôt furent celles d’un grand

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