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Le Dodécaèdre: ou Douze cadres à géometrie variable

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Le Dodécaèdre ou Douze cadres

à géométrie variable

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Paul Glennon

Le Dodécaèdre ou Douze cadres

à géométrie variable

Traduit de l’anglais (Canada) sous la direction de Marc Charron et

de Julie Stéphanie Normandin

Les Presses de l’Université d’Ottawa

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Les Presses de l’Université d’Ottawa sont fières d’être la plus ancienne maison d’édition universitaire francophone au Canada et le seul éditeur universitaire bilingue en Amérique du Nord. Fidèles à leur mandat original, qui vise à « favoriser l’épanouissement de la culture supérieure », les Presses de l’Université d’Ottawa s’efforcent de produire des livres de qualité pour le lecteur érudit. Les Presses publient des ouvrages, en français et en anglais, en arts et lettres et en sciences sociales.

Les Presses de l’Université d’Ottawa, Ottawa, Canada

© Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2010, pour la version française

Titre original : The Dodecahedron, or a Frame for FramesÉditeur original : Porcupine’s Quill, 2005

Tous droits réservés

Les Presses de l’Université d’Ottawa reconnaissent avec gratitude l’appui accordé à leur programme d’édition par le ministère du Patrimoine canadien en vertu de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition, le Conseil des arts du Canada et l’Université d’Ottawa. Nous remercions le gouvernement du Canada de son soutien financier pour nos activités de traduction dans le cadre du Programme national de traduction pour l’édition de livre.

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada

Glennon, Paul, 1968-[Dodecahedron. Français]

Le dodécaèdre, ou, Douze cadres à géométrie variable / Paul Glennon ; traduit de l’anglais (canadien) sous la direction de Marc Charron et

de Julie Stéphanie Normandin.

(Traduction littéraire)Nouvelles.

Traduction de: The dodecahedron, or, A frame for frames.ISBN 978-2-7603-0711-7

I. Charron, Marc, 1963- II. Normandin, Julie Stéphanie, 1982- III. Titre. IV. Titre: Douze cadres à géométrie variable.

V. Titre: Dodecahedron.Français. VI. Collection: Traduction littéraire (Ottawa, Ont.)

PS8563.L46D6414 2010 C813’.6 C2010-900844-8

© Paul Glennon, 2005

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À mes parents

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Table des matières I. Dans la bibliothèque de mon père ............................ 1

II. Le complot pour cacher l’Amérique ....................... 37

III. Le Shéhérazade américain ...................................... 68

IV. Les chroniques de Ténébris .................................... 94

V. Le collectionneur ................................................... 115

VI. Pourquoi il n’y a pas de pingouins ? ..................... 144

VII. Kepler en orbite : chapitre premier ...................... 171

VIII. Le polygame .......................................................... 203

IX. Jeu de société ........................................................ 241

X. Quelques coupures de presse pour mon article .... 268

XI. La dernière histoire ............................................... 299

XII. Histoire de plagiat ................................................. 314

Postface de l’auteur ............................................... 360

Postface des traductrices et des traducteurs ........ 364

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Il y a des livres dont il faut seulement goûter, d’autres qu’il faut dévorer, d’autres enfin, mais en petit nombre, qu’il faut, pour ainsi dire, mâcher et digérer.

Francis Bacon, Essais, « Sur l’étude »

Mon père a mis sa grande cape sur ses épaules en par-tant hier soir, mais la pluie n’avait pas encore com-

mencé. J’ai entendu le bruit des premières gouttes sur le toit de la bibliothèque des heures après son départ. Au début, c’était de grosses gouttes lourdes ; on aurait dit que des cailloux tombaient sur du fer-blanc. Ensuite, le rythme est devenu de plus en plus rapide, comme si quelqu’un disait : « ch-chh-chhhh-chhhhut ! » Il pleuvait encore quand les étrangers – les inquisiteurs – sont venus nous voir ce matin.

Le bruit de la petite cloche à côté de la porte de devant m’a fait sursauter. Je ne suis pas censé être dans la bibliothèque sans mon père. Il ne sonnerait pas avant d’entrer, évidemment, mais allez donc dire cela à vos nerfs.

Je me suis caché derrière le poteau, en haut de l’escalier, pendant que ma mère parlait avec les inquisiteurs. Il y en avait

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trois, mais un seul posait des questions. Il était grand, il avait l’air jeune et il parlait comme un maître d’école, prononçant toutes les syllabes des mots avec soin, comme s’il croyait que ma mère ne comprendrait pas. Ma mère bégayait et répondait de manière confuse. J’avais honte parce qu’elle ne répon-dait pas mieux que ça. Le grand enquêteur ne parlait pas la langue de la maison – la langue aux belles notes mélodieuses que parle mon père. Il parlait à ma mère dans sa langue à elle, une langue qui sonne comme des chiens en colère et une mauvaise toux, donc elle aurait dû faire mieux. Elle n’avait aucune excuse.

Pendant que le grand homme posait des questions, les deux autres se tenaient derrière lui et essayaient de rester tran-quilles. Ils n’avaient pas l’air d’aimer ça. Ils n’étaient pas aussi grands que lui, mais ils étaient plus corpulents et ils avaient un regard stupide et des nez aplatis. Ils n’arrê taient pas de regarder partout et de toucher aux choses, mais l’homme qui posait des questions au sujet de mon père se tenait entre eux et la maison, et il n’y a pas grand-chose à voir dans l’entrée. Un des hommes a examiné de très près le baromètre sur le mur, plissant ses petits yeux comme s’il le trouvait très louche. L’autre a agité la poignée de la porte jusqu’à ce que l’homme qui posait des questions se retourne et le regarde d’un air furieux. Le grand jeune homme devait être leur capitaine.

Après son interrogatoire, le capitaine a salué ma mère en portant la main à sa casquette et a regardé vers moi, en haut de l’escalier, comme s’il avait toujours su que j’étais là. J’ai tendu le cou pour voir son visage, puis j’ai repris ma place derrière le poteau. Il avait un beau visage, comme celui de

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Dans la bibliothèque de mon père

Galahad dans mon livre des Légendes de la Table Ronde. Il avait l’air trop jeune pour être le capitaine des deux autres.

Après leur départ, Mère est allée dans le parloir et a défait la broderie qu’elle avait faite ce matin-là. Je suis venu ici, dans la bibliothèque, pour « travailler et réfléchir », comme le faisait Père. Mère devait penser que j’étais dans ma chambre, mais elle ne monte jamais l’escalier pour vérifier. Je ne savais pas exactement ce que voulaient les étrangers, mais je n’aimais pas leur air. Ceux qui ne parlaient pas étaient étranges et rudes. Ils avaient l’air de soldats, et le capitaine posait des questions bizarres. Parfois il avait l’air de savoir où était mon père. Parfois il avait l’air d’essayer de le trouver. Il a dit qu’il voulait aider mon père, mais il n’y avait rien d’altruiste dans sa voix. Il se servait de cette voix trompeuse qu’utilisent les maîtres d’école lorsqu’ils essaient de vous prendre en défaut pendant une interrogation orale. Ce capitaine et ses brutes doivent travailler pour les ennemis de mon père. Je savais qu’ils viendraient un jour. J’ai tou-jours su que Père avait des ennemis. Autrement, pourquoi aurait-il eu tant de secrets ?

À ma connaissance, mon père n’a jamais eu d’amis, seu-lement des visiteurs. Ses visiteurs se présentent à la maison quelques fois par année. Ils ne restent jamais pour dîner, mais ils passent la plupart de leur temps derrière la porte fermée de la bibliothèque, avec mon père. Les visiteurs de mon père ne s’habillent pas comme les gens que vous voyez dans la rue, et parfois ils parlent d’une manière étrange, en utilisant le langage des livres de la bibliothèque.

Je ne sais pas ce que mon père fait dans sa bibliothèque, avec ses livres et ses étranges visiteurs, mais j’ai toujours su

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que c’était une chose importante et secrète. Il me l’expliquera un jour, mais pour l’instant il me protège. De cette façon, je ne pourrai pas être amené à révéler ses secrets par la ruse ou par la torture. Il a l’intention de tout m’expliquer lorsque j’aurai l’âge de raison, comme disent les livres, mais à présent c’est peut-être trop tard. Ses ennemis sont venus ici, et je dois découvrir ses secrets moi-même.

Les ennemis de mon père se sont dévoilés. Cela devrait me dire quelque chose. Les trois visiteurs portaient de longs manteaux noirs avec des ceintures et des emblèmes rouges sur les épaules. L’homme qui posait les questions avait une petite épinglette dorée sur son chapeau. Il doit s’agir d’uni-formes, mais je ne reconnais pas les insignes ou les marques de grades. Les visiteurs peuvent être des inquisiteurs, ou des gendarmes, ou des carabiniers. Je n’arrive pas à me rappeler la sorte d’agents de police qu’il y a ici. Parfois j’oublie quelles choses se trouvent seulement dans les livres. Un jour, Père m’a amené au jardin zoologique, et nous avons vu un éléphant. J’étais étonné. Je croyais que les éléphants étaient inventés – je veux dire mythologiques. J’ai demandé à Père si les dra-gons existaient eux aussi. Il a seulement ri. Je crois que cela voulait dire « non ».

Je n’ai pas trouvé étrange que Père ne rentre pas à la maison hier soir. Père part souvent pour plusieurs jours. Je ne peux jamais prévoir son départ ou son retour. Il ne me dit jamais : « Mon fils, je serai absent pendant trois jours, mais je reviendrai dîner avec vous vendredi. Tu es le maître de la maison jusqu’à mon retour. Prends soin de ta mère. » Ce serait bien qu’il dise une telle chose, mais il ne dit jamais rien de ce genre.

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Dans la bibliothèque de mon père

Quand mon père prend son sac, je sais qu’il sera parti jusqu’au lendemain, ou plus longtemps. J’aimerais pouvoir me rappeler s’il a pris son sac hier soir. Il me semble l’avoir vu tenant son sac dans ses mains, mais ce n’est peut-être que mon imagination. Je ne suis pas absolument certain qu’il l’avait quand il est parti, mais je ne l’ai pas vu dans l’entrée ce matin. C’est un très grand sac de cuir noir avec des poi-gnées et des boucles en argent pour le fermer. Quand j’étais beaucoup plus petit, je croyais que je pouvais entrer dans le sac et que mon père pouvait m’emmener avec lui dans ses tra-versées. Je ne crois plus à des choses aussi stupides. Tout ce que j’ai jamais vu entrer dans ce sac, ou en sortir, ce sont des livres.

Hier soir, longtemps après l’heure à laquelle je suis censé aller au lit, j’ai encore entendu le bruit de la petite cloche près de la porte. Je me suis glissé en haut de l’escalier pour voir qui c’était. Peut-être que quelqu’un venait donner des nouvelles de mon père. J’ai eu la surprise de voir le capitaine des inquisiteurs sur le seuil. Il était seul, il avait enlevé son chapeau et il passait ses doigts dans ses cheveux blonds clair-semés pendant qu’il parlait à ma mère. J’ai pris soin de mieux le regarder et d’écouter ses questions pour pouvoir faire un bon compte rendu à mon père. J’ai remarqué son grand nez et ses yeux gris, mais j’étais trop loin pour voir l’emblème sur sa casquette.

« Madame, a-t-il dit, j’ai promis de vous tenir au courant de l’avancement de notre enquête, mais je dois vous aviser que je n’ai aucune nouvelle importante. »

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Je ne pouvais pas voir le visage de ma mère et elle n’a rien dit. J’ai attendu la prochaine ruse du capitaine.

« Mais vous pouvez peut-être faire quelque chose pour nous aider. »

Ma mère a dit qu’elle était certaine que Père serait bientôt de retour. « Il a peut-être déjà envoyé une lettre expliquant son retard. Peut-être que la lettre s’est perdue à la poste. Les lettres se perdent souvent à la poste. »

« C’est bien possible, madame. Les lettres se perdent. » Je savais, par le timbre de sa voix, qu’il se moquait carrément de ma mère. J’étais furieux contre elle parce qu’elle disait de telles idioties. « Même si c’était le cas, peut-être que nous ne devrions pas nous fier à la lettre, mais plutôt faire des efforts pour le trouver nous-mêmes ? »

Ma mère a seulement répété qu’elle était certaine qu’il serait bientôt de retour.

« Votre mari est un homme prudent, madame. Je suis cer-tain qu’il ne lui est rien arrivé de grave, mais nous dormirions tous mieux s’il était à la maison, en sécurité. »

Ma mère doit avoir acquiescé.« Votre mari est un savant renommé. Il est probable-

ment parti faire des recherches savantes. » Sa façon de dire « savantes » donnait l’impression qu’il s’agissait d’une autre question piège. Il a prononcé le mot en insistant sur les deux syllabes, comme s’il venait juste de l’apprendre. « Je suis certain que si nous jetions un coup d’œil dans ses livres, nous saurions où il est allé. Peut-être qu’il avait besoin de faire des recherches au sujet d’une note de bas de page dans un institut du voisinage. Peut-être qu’il est allé chercher de nouvelles traductions sur la côte. »

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Dans la bibliothèque de mon père

« Ce doit être quelque chose comme ça », a marmonné ma mère. Lorsqu’elle a parlé, j’ai réalisé à quel point la voix du capitaine était forte. Je l’aurais entendu même si j’étais resté dans la bibliothèque. Même si ma mère ne lui était pas utile, le capitaine n’avait pas l’air fâché. Il ne faisait que parler très fort, comme s’il pensait qu’elle était sourde. Après un court silence, il a dit au revoir à ma mère. J’ai entendu la porte s’ouvrir. Puis il a dit, en parlant toujours aussi fort, « Si votre mari n’est pas revenu demain, je vais revenir et jeter un coup d’œil dans ses livres », même si ma mère ne l’avait pas invité à le faire.

Je dois faire tout ce que je peux pour empêcher le capitaine de lire les livres de mon père. Je ne peux pas le laisser décou-vrir leurs secrets. Même s’il parle à ma mère dans la langue des marchands et des serviteurs, la langue que ma mère utilise quand elle se parle à elle-même en faisant sa broderie, je ne peux pas prendre de risque. Peut-être connaît-il d’autres langues. Il a l’air intelligent et il pose des questions sournoises. Il est possible qu’il connaisse d’autres langues.

Pendant longtemps, je n’ai pas compris ce qu’étaient les langages. Il y avait des mots, et des façons de les assembler avec d’autres mots, que je ne voyais que dans les livres. Je croyais qu’il n’y avait peut-être pas de sons pour ces mots-là, ou qu’il était peut-être illégal de les prononcer. J’imaginais beaucoup de choses quand j’étais petit. Puis, j’ai commencé à écouter les visiteurs de mon père. Ils n’utilisaient pas les mêmes mots que nous utilisons, mon père et moi. C’était drôle de les entendre, on aurait dit qu’ils inventaient des sons. Un jour, mon père m’a grondé parce que j’avais ri de la façon de parler des visiteurs ; je ne l’ai jamais refait depuis et, en écoutant mieux, j’ai commencé à croire que je les comprenais,

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d’une certaine façon. Un jour, j’ai compris qu’ils utilisaient les mots des livres.

C’est ainsi que j’ai appris ce qu’étaient les langages, grâce aux livres de mon père et à ses conversations avec ses visiteurs. C’était facile, lorsque j’avais écouté un visiteur pendant un cer-tain temps, de reconnaître les mots des livres que j’avais lus. Je m’exerce encore à faire les sons chaque soir. Ce n’est pas diffi-cile. Parfois je peux deviner quels sons il faut faire rien qu’en regardant les mots dans le livre, mais je crois qu’il m’arrive de les confondre, et je n’ose pas parler devant mon père parce que j’ai trop peur de me tromper. J’ignore si mon père sait que je comprends. Malgré tout, c’était une bonne chose d’apprendre. Maintenant, je comprends qu’il y a des façons de parler qui sont uniquement réservées aux secrets et aux livres. Ce sont les langages des livres les plus précieux de mon père, et les langages de ses visiteurs. Ma mère et toutes les personnes qui n’habitent pas dans la maison ne con naissent que le langage ordinaire. Mon père connaît les langages secrets, et moi, parce que j’ai lu ses livres, je les apprends à mon tour.

S’ils interrogent mon père, ils n’obtiendront pas de réponses facilement. Mon père ne répond pas aux questions. Un des invités de mon père m’a dit, un jour, que j’étais un petit garçon étrange parce que je ne posais pas de questions.

« Des yeux si brillants de curiosité et, pourtant, une bouche qui ne sait pas poser de questions », a-t-il dit. Je ne savais pas comment répondre. Je n’avais jamais appris que je pouvais poser des questions à un adulte et m’attendre à recevoir une réponse. Dans ma tête, j’ai commencé à dresser une liste de

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Dans la bibliothèque de mon père

toutes les questions que je voulais poser. Il y avait tant de choses que je voulais savoir. De quelle couleur est Dieu ? Pourquoi y a-t-il des pays ? À quoi bon écrire ? J’ai mis trop de temps à choisir ma première question. Mon père m’a fait sortir de la pièce avant que je puisse dire quoi que ce soit. S’ils interrogent mon père, il ne pourra pas les faire sortir de la pièce, mais il ne leur donnera tout de même pas de réponses. Il pourrait même leur poser plus de questions qu’ils lui en poseront. Mais j’espère qu’ils ne le tortureront pas. Ce n’est pas le jeune capitaine qui le torturerait. Ce serait les deux petits gros avec des yeux de porc. Le capitaine quitterait probablement la pièce pendant ce temps.

Il y a une autre raison pour laquelle je ne pose pas de questions. Mon père ne répond pas aux questions, c’est vrai, mais en plus, ma mère ne dit que des mensonges. Voilà une autre chose que le capitaine et ses deux hommes ne savent pas et qui joue en notre faveur. Ma mère est une romantique. Mon père dit qu’un romantique est une sorte de menteur très spécial, le meilleur des menteurs. Un romantique est quelqu’un qui pense que ce qu’il ressent est vrai et juste. Un romantique vous raconterait une charmante histoire plutôt que de vous donner la réponse correcte à une question. Quoi que ma mère dise au capitaine, ce ne sera qu’une charmante histoire. Elle lui a probablement dit que mon père est l’envoyé spécial du cardinal parti livrer un message au Grand Khan, ou qu’il est parti pour une traversée d’exploration de l’océan du Nord, ou qu’il est parti au Levant, chercher la stèle qui l’aidera à déchiffrer les textes qui sont dans sa bibliothèque, ou peut-être qu’elle lui a dit que je n’ai pas de père, qu’elle est veuve depuis la guerre et que je n’ai jamais connu mon père.

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Elle ne devrait pas parler de la bibliothèque, si elle peut s’en empêcher. La bibliothèque renferme tous les secrets de mon père. C’est pour cette raison que le capitaine s’y intéresse tellement. Je n’ai même pas le droit d’aller dans la bibliothèque seul, et mon père gronde toujours ma mère si elle essaie d’épousseter ou de replacer les choses. Une fois par semaine, mon père m’invite à entrer dans la bibliothèque pour choisir un livre. Je ne peux choisir qu’un livre par semaine, et si je fais un mauvais choix, je dois m’en accommoder jusqu’à la semaine suivante. Il n’y a qu’une seule section de la bibliothèque où je peux faire mon choix. Père dit que je ne suis pas assez vieux pour lire les autres livres, mais parfois il me laisse rester debout à côté de lui pendant qu’il lit, assis à son bureau. Je ne comprends presque jamais ce qu’il y a dans les livres qu’il lit, mais parfois c’est bien de rester debout à côté de mon père pendant qu’il lit.

Toutefois, il y a une armoire dans laquelle je n’ai jamais regardé. Père ne m’a jamais dit que c’était interdit, ce qui ne fait que confirmer que c’est le cas. Il me dit toujours de ne pas aller dans la bibliothèque et de ne pas lire passé l’heure de dormir, mais il me donne toujours l’impression qu’en fait il me dit le contraire. Il s’attend à ce que je fasse de telles choses parce qu’il les a faites quand il était petit garçon. Si je veux être comme lui, je dois me glisser dans la bibliothèque et lire secrètement dans ma chambre passé l’heure de dormir. Mais il ne m’a jamais dit de ne pas toucher aux livres qui sont dans l’armoire vitrée. C’est parce qu’un bon fils ne devrait pas avoir besoin qu’on lui dise de ne pas espionner son père quand il cache les clés sous le tiroir du bureau, de ne pas prendre le tabouret de la bibliothèque et de ne pas glisser la grosse clé bosselée dans

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la serrure de laiton de l’armoire. Je sais que je ne devrais pas faire ça, mais je crois que cette fois-ci, c’est un cas d’urgence.

Ces livres ont quelque chose de spécial. Je l’ai toujours su. Quand le grand capitaine a demandé à voir les livres de Père, je savais qu’il parlait de ces livres-là. Ils doivent contenir quelque chose qui explique où Père est allé, ou qui l’a enlevé.

J’ai sorti le premier livre de l’armoire très soigneusement et je l’ai apporté sur le bureau. Aucun des livres enfermés dans l’armoire de mon père n’a de titre sur son dos. Celui-là n’avait que des volutes et des motifs argentés sur sa couverture en cuir rouge. Mes doigts piquaient lorsque j’ai soulevé la cou-verture. Je me suis léché les lèvres en lisant le titre, c’était un bon titre – La contrée au-delà de la mer de l’Ouest. Même si j’étais très impatient de lire le livre et de découvrir le secret de mon père, je me suis rappelé qu’il fallait faire attention. J’ai tourné les pages avec le côté émoussé de la lame du coupe-papier, comme j’avais vu mon père le faire, pour que les pages ne deviennent pas graisseuses ou sales. Au début, j’ai trouvé le livre un peu difficile à comprendre. Le langage était très démodé et il y avait des mots que je ne reconnaissais pas, mais je suis resté debout toute la nuit pour lire.

Après avoir lu le livre, j’ai mangé toutes les pages. J’ai déchiré le papier en lanières d’un pouce de large, j’ai mis les lanières dans ma bouche et je les ai mâchées jusqu’à ce qu’elles se transforment en boules fermes et faciles à avaler. Le papier était sucré et il était agréable à mâcher, mais après un bout de temps, ma mâchoire s’est mise à faire mal. Il m’a fallu quatre nuits pour lire le livre et manger toutes ses pages. Je m’endor-mais avec le livre dans mon lit et je rêvais des traversées de mon père. J’ai décidé que mon père était parti en bateau

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Collection TL

La collection TL propose des traductions, vers l’anglais ou le français, d’œuvres appartenant à divers genres litté raires, choisies pour leurs qualités uniques. La collection offre des traductions d’œuvres contemporaines et de classiques sélectionnés parmi le corpus des littératures canadienne et internationale.

Collection dirigée par Marc Charron, Luise von Flotow et Charles Le Blanc

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Correction d’épreuves : Anna Olivier (Athéna Rédaction)

Maquette de la couverture :

Une typographie de 10pt sur 14pt Cochin

Achevé d’imprimer à l’imprimerie Gauvin en avril 2010